Orthodoxie en Abitibi

Synthèse

Étude XVIII : Synthèse

- P. Georges Leroy -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

La Résurrection différenciée
Le tour d'horizon

Quels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?

Le dernier verset du Cantique du Cantique nous montrait la Sulamite en train de demander au bien-aimé de fuir. Saint Grégoire de Nysse nous a montré que cette apparente fuite désigne l'accélération vers Dieu, qui est à la fois la caractéristique du processus de la vie spirituelle, et la fixation dans un état de stabilité dans le Bien. Tout se comprend par l'évolution : notre évolution personnelle, et celle du monde vers la fin des Temps. Notre évolution ne s'arrête pas à la frontière de la vie biologique que nous connaissons dans l'espace-temps qui nous est familier : elle continue au-delà de la mort physique, se développant dans d'autres conditions. Les étapes de cette évolution étaient bien connues dans l'Église des premiers siècles, mais ces notions furent effacées de la Tradition de l'Église, car elles étaient trop aisément confisquées par des mouvements sectaires. Nous allons retrouver ce canevas évolutif, sous la direction de saint Irénée de Lyon. Ensuite, viendra le moment de faire une synthèse de ce que nous avons étudié jusqu'à présent.


La résurrection différenciée

Les chrétiens des premiers temps attendaient la deuxième Venue du Christ. Ce n'était certes pas une erreur d’appréciation ! Après que le Christ soit venu dans la gloire, ils attendaient aussi le règne de mille ans. Ce qui est intéressant, c’est que l’Église a fait discrètement « passer à la trappe » cette conviction qui est dûment attestée par l’Apocalypse (Apoc. 20 ; 5 - 6), et partagée par saint Irénée de Lyon. Né à Smyrne vers 120 ou 130, Irénée est un témoin de la Tradition la plus ancienne de l’Église :

Les justes doivent d'abord, dans ce monde rénové, après être ressuscités à la suite de l'apparition du Seigneur, recevoir l'héritage promis par Dieu aux Pères et y régner ; ensuite seulement aura lieu le jugement de tous les hommes.

Saint Irénée. Adv. Haer. V. 32, 1. Cerf 1984. p. 662.

Saint Irénée distingue entre la résurrection des justes et le jugement universel. Nous pouvons remarquer que c’est le seul élément que saint Irénée emprunte aux versets de l’Apocalypse, textes qui fondent le millénarisme. Saint Irénée ne dit pas que les Justes règneront mille ans ; il signale l’existence d’un décalage temporel entre la résurrection des Justes et celle des autres êtres humains.

Il est juste – continue-t-il - que dans ce monde même où ils ont peiné et où ils ont été éprouvés de toute manière par la patience, les justes recueillent le fruit de cette patience ; que, dans le monde où ils ont été mis à mort à cause de leur amour pour Dieu, ils retrouvent la vie ; que, dans le monde où ils ont enduré la servitude, ils règnent (Ibid.).

Suite à cette affirmation, saint Irénée interprète littéralement les promesses des Écritures. Saint Irénée n'est donc pas, à proprement parler, millénariste. Il se situe dans la continuité du texte de la première épître aux Corinthiens, où Saint-Paul nous dit (I Co. 15 ; 22 - 24) :

Tous revivront dans le Christ, mais chacun à son rang :
1) en tête le Christ, comme prémices

Il s’agit de la Résurrection du Christ, prémices de ceux qui sont endormis (I Co. 15 ; 20) : « Le Seigneur, au signal donné par la voie de l'archange et la trompette Dieu, descendra du Ciel » (I Thess. 4 ; 16a).

2) ensuite ceux qui seront au Christ, lors de son avènement.

Il s’agit de la résurrection des Justes, lors de la Fin des Temps : « les morts qui sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu » (I Thess. 4 ; 16b). C’est la « première résurrection » de Apoc. 20 ; 5. Ceux qui y participent n’ont pas à craindre la « seconde mort », celle qui est la conséquence d’une condamnation du Jugement, la « première mort » étant la mort physique.

3) Puis ce sera la fin, quand il remettra la royauté à Dieu le Père,
après avoir détruit toute Principauté, Domination et Puissance.

Il s’agit du Jugement du reste de l’humanité, « deuxième résurrection » qui aboutit à la « seconde mort » pour ceux qui sont condamnés : Apoc. 20 ; 13 - 15 et I Co. 15 ; 23 – 24.

Cette doctrine de la « résurrection différenciée » est énoncée dans l'Apocalypse, enseignée par saint Paul et suivie par saint Irénée. Quant aux mille ans, saint Pierre nous dit : « devant le Seigneur, mille ans sont comme un jour » (II Pierre 3 ; 8). La durée est donc de nature symbolique.

Il est certain que cet enseignement apocalyptique a fortement gêné l’Église historique. Posons-nous la question : les chrétiens des premiers temps ainsi que saint Irénée de Lyon, partageaient-ils les lubies des sectaires qui se sont succédés à chaque génération ?

Le Christianisme des premiers temps - et la pensée de saint Irénée qui en est une partie constitutive - se comprennent si l’on s’aperçoit que tout y est considéré sous le point de vue de l’évolution : les « Mains divines », le Fils et l’Esprit façonnent le monde afin de le porter vers son accomplissement ; la Création aspire elle-même à la Révélation du Fils de Dieu ; l’être humain est appelé à être ce qu’il est réellement, c’est-à-dire à réaliser sa ressemblance envers son Créateur ; les morts eux-mêmes sont remis debout, afin de connaître la Vie incorruptible.
- La clef de cette doctrine se trouve dans un passage de l’œuvre de saint Irénée :

C’est réellement que l'homme ressuscitera d'entre les morts (...) Et de même qu'il ressuscitera réellement, c'est réellement aussi qu'il s'exercera à l'incorruptibilité, qu'il croîtra et qu'il parviendra à la plénitude de sa vigueur au temps du Royaume, jusqu'à devenir capable de saisir la gloire du Père. Puis, quand toutes choses auront été renouvelées, c'est réellement qu'il habitera la Cité de Dieu.

Saint Irénée. Adv. Haer. V. 35, 2. Cerf 1984. p. 676.

Saint Irénée dit clairement que l'on est inachevé même après la mort (...). La mort n'est rien d'autre, pour lui, que la suppression des obstacles, surtout le péché, qui nous empêchent de vivre pleinement la vie de Dieu (...). Chez Irénée, la mort ne met pas fin à notre espérance de progresser, d'aller plus loin dans notre connaissance et notre amour de Dieu. Bien au contraire, nous sommes les inachevés de la création, même après la mort. Dieu, dans sa patience, reconnaît que nous avons besoin de temps pour devenir ce que nous sommes, son image est ressemblance.

Dona Singles. L’homme debout – le Credo de saint Irénée. Cerf 2008. p. 84.

Nous avons besoin de temps ; nous, les êtres humains, nous sommes des êtres évolutifs ; contrairement à l’opinion communément reçue, notre évolution continue après la mort, quoique sous une autre forme que celle que revêt notre progression lorsque nous sommes dans ce monde. Pour reprendre les mots de saint Irénée, après notre mort physique, nous croîtrons, nous nous exercerons à l’incorruptibilité, de façon à devenir capables de contempler la gloire du Père. Ce n’est pas en une fois que nous parviendrons à supporter l’éclatante lumière de Dieu. Comme au sortir d’un tunnel, nos yeux spirituels auront besoin de s’adapter au radieux rayonnement des Énergies divines. Notre vie présente ne suffit pas à nous préparer à la Lumière qui nous attend, même si nous avons passé notre existence dans la plus profonde spiritualité.

Les « mille ans » sont la transition – ou pour mieux dire – la pédagogie que Dieu ménage pour nous, afin que nous puissions nous adapter à la plénitude de la Communion avec Dieu.

Les partisans de la métempsychose nous disent ceci : « nous avons nécessairement plusieurs vies, sinon ce serait une injustice: quelle croissance spirituelle pourrait connaître l'enfant qui n'a pu vivre qu'une seule journée, ou l'être humain dont le handicap lui interdit toute communication avec son environnement ? D'abord, ce raisonnement est un peu étrange, car il ne tient pas compte de la dimension qualitative de l'expérience humaine. En un instant, l'être humain peut découvrir bien davantage sur le plan de l'intuition, que ce qui remplirait de nombreux livres de spéculation intellectuelle. Cependant, on pourrait reconnaître une vérité partielle à cet argument, si notre évolution est cantonnée aux limites de notre vie biologique.

La réalité est tout autre : nous sommes des êtres évolutifs, même au-delà de la frontière de la mort. L'enfant mort-né, tout comme le handicapé profond, poursuivent leur découverte de la vie spirituelle après la mort physique, en cheminant avec hâte vers leur Créateur, vers la plénitude de la Lumière, aidés par les Anges et par la multitude des Saints. En cela, ces êtres humains qui ont été - en apparence - moins favorisés que la moyenne des autres hommes, bénéficient de la même possibilité d'évolution que tous les autres.

Tous les êtres humains, qu'ils aient été dans leur vie terrestre handicapés ou en parfaite santé, qu'ils aient vécu une seule journée ou que leurs jours se soient prolongés jusqu'à 90 ans, s'ils se sont ouverts à la présence divine et s'ils n'ont pas renié systématiquement l'amour divin, ceux-ci ressuscitent avec les Justes pour connaître ce millénaire symbolique d'évolution et de perfectionnement spirituel. Après cette transition, ils seront enfin à même de contempler la plénitude de la Lumière divine, lors du Jugement qui séparera ceux qui sont placés à la Droite du Christ, de ceux qui sont placés à sa Gauche.

Cette pédagogie qui exerce les êtres humains à la pratique de l’incorruptibilité, n’a rien à voir avec le « purgatoire » de l’Église romaine : car la transition des « mille ans » n’est pas quantifiable, et surtout, elle se fait dans la joie de la plus grande des découvertes, et nullement dans la souffrance. De même, le « règne des mille ans » n'a rien à voir avec la caricature qu'en font diverses sectes. En réalité, c'est une pédagogie divine qui nous permet d'évoluer après la mort physique, afin de devenir capables de contempler la plénitude divine. Ce n'est nullement un triomphe revanchard qui permettrait d'habiter pendant mille ans un bungalow précédé d'un gazon bien vert, tout en étant servi par ceux qui étaient auparavant les impies...

L'Église prie pendant quarante jours pour les défunts. Quarante jours est le chiffre symbolique du passage : Israël est resté quarante ans dans le désert et Jésus a jeûné dans le désert pendant quarante jours.
Ces quarante jours peuvent-il être confondus avec les « mille ans » que les Justes connaîtront après la « première résurrection », telle qu'elle est décrite dans le livre de l'Apocalypse ? En fait, il s'agit de deux réalités différentes : la transition qui s'effectue immédiatement après notre mort corporelle, précède notre résurrection, et est un passage obligé pour l'ensemble de l'humanité. Par contre, les « mille ans » sont accordés aux Justes, c'est-à-dire à ceux qui se sont ouverts à la Réalité divine pendant leur vie terrestre, afin qu'ils se préparent à la contemplation de la Lumière divine apparaissant en la Personne du Christ Pantokrator, lors du Jugement.

Dès notre vie terrestre, nous avons tout intérêt à nous entraîner - exactement comme le fait un sportif - afin que, le moment venu, nous soyons prêts à vivre ces réalités. Nous pouvons considérer notre vie dans l'Église comme étant tout entière un « entraînement » de ce type. Après avoir été, pendant notre vie terrestre, familiers des Mystères divins, la réalité de l'au-delà ne nous apparaîtra pas comme quelque chose d'exotique ou de vraiment étonnant. Nous nous y attendrons; nous y serons préparés. L'apparition des Anges et des Saints ne sera pas, à proprement parler, une surprise. - Par contre, ceux qui ont vécu toute leur vie en s'appliquant soigneusement à ne jamais considérer l'existence du monde spirituel, ceux qui n'ont jamais eu d'autres préoccupations que strictement matérielles, ceux-ci ressentiront ce processus d'adaptation comme quelque chose d’extrêmement pénible. Dans les cas extrêmes, en cas de mort subite ou de matérialisme invétéré, la personne peut refuser de reconnaître le fait même qu'elle soit décédée. À ce moment-là, elle refuse délibérément de prendre le chemin de Lumière qui lui est proposé. Elle se trouvera réduite à l'état d'esprit errant, incapable de trouver sa voie, et ceci parfois pendant des siècles - jusqu'au moment où quelqu'un priera pour elle, suscitant la force ascensionnelle qui lui est nécessaire pour entamer le trajet, et déliant les liens auxquels elle était restée attachée.

Tout est évolutif. Ceci est exprimé dans ce beau passage de saint Irénée :

Tel est l'ordre,
tel est le rythme,
tel est l'acheminement par lequel l'homme créé et modelé
devient à l'image et à la ressemblance du Dieu incréé :
le Père décide et commande,
le Fils exécute et modèle,
l'Esprit nourrit et fait croître,
et l'homme progresse peu à peu et s'élève vers la perfection,
c'est-à-dire s'approche de l’incréé.

Saint Irénée. Adv. Haer. IV. 38, 3. Cerf 1984. p. 553.

En parlant de l'Incarnation et non plus de la fin des Temps, la pensée de saint Irénée devient d'une remarquable hardiesse : certes, saint Irénée affirme que l'Incarnation s'est faite pour habituer l'homme à la présence de Dieu, mais il va jusqu'à dire que l'incarnation s'est faite également pour habituer Dieu à habiter dans l'homme, en une double pédagogie :

Le Verbe de Dieu a habité dans l'homme
et s'est fait fils de l'homme
pour accoutumer l'homme à saisir Dieu,
et accoutumer Dieu à habiter dans l'homme,
selon le bon plaisir du Père.

Saint Irénée. Adv. Haer. III. 20, 2. Cerf 1984. p. 373.

Un Dieu qui « s’accoutume à habiter dans l’homme », voilà qui nous mène loin du Dieu immuable des philosophes ! Puissions-nous nous accoutumer à contempler Dieu et à Le saisir dans l’exacte mesure où Il se révèle et se donne à nous.


Le tour d'horizon

Il est maintenant possible de faire la synthèse de ce que nous avons découvert, ou plutôt redécouvert - remis au jour - de cet héritage spirituel que nous considérons comme étant le sens premier du christianisme. Ce christianisme fondé sur l’annonce de la Résurrection, fut mis en lumière par ceux que nous appelons les Pères Grecs. Ce furent des grands esprits qui scrutèrent le message du Christ avec les puissants outils conceptuels que donna cette civilisation du langage que fut la civilisation grecque. Avec eux, nous pouvons nous attaquer aux grandes questions de la destinée humaine : nous nous hissons sur ces épaules de géants pour voir plus loin…


Un point de vue panoramique.

Il est nécessaire de nous situer à la fois très haut et très loin, pour avoir quelque chance de jouir d'une vision claire de l’ensemble de questions que pose la destinée humaine. Ce point de vue privilégié, à la fois élevé et panoramique, ne peut être autre que celui de Dieu lui-même. En prenant un point de vue purement humain, la première colline, le premier arbre viendraient nous masquer une partie du paysage.


Les impertinentes questions posées à Dieu.

Avant de parvenir en ces hauteurs, nous n’avons pas hésité à poser des questions brutales à Dieu Lui-même : es-Tu bon ? Peux-Tu Te présenter comme tout-puissant ?
Un Dieu investisseur, qui considère que la création est rentable, car le prix des souffrances, des douleurs, des persécutions, des larmes et des amertumes qu’y éprouvent nécessairement des créatures libres, ce prix est inférieur à la valeur des louanges qu'Il reçoit - ce Dieu ne peut être considéré comme bon. Tournez la question de toutes les façons que vous le voulez, énoncez-la selon toutes les formulations possibles, la conclusion restera la même.

Le Dieu investisseur est tout-à-fait le Dieu du catéchisme. Ce qui est assez remarquable, c'est que la souffrance du monde ne pose apparemment pas trop de problèmes aux yeux des âmes pieuses : « Il n'appartient pas aux êtres humains de juger la Providence divine, mais bien de reconnaître et de louer Dieu pour sa bonté ». Inclinons la tête, et n'émettons pas de paroles imprudentes…

Contrairement aux âmes pieuses, après tous les événements qui se sont passés au XXème siècle - les camps de concentration, les souffrances inhumaines infligées à des peuples entiers par des régimes totalitaires - il n'est plus possible de ne pas poser cette question à Dieu. Ajoutons-y le mal cosmique, qui a existé de tout temps: comment reconnaître à Dieu la bonté, alors qu'Il a voulu un univers où, lors d’un tremblement de terre, une mère regarde la jambe broyée de son enfant dépasser les décombres - un univers où tant de personnes dépérissent lentement sous les affres de maladies dégénératives - et l'on pourrait longuement continuer l'énumération des souffrances humaines… Tout cela devrait passer aux profits et pertes, et valoir bien moins que la fumée des louanges humaines qui monte jusqu'aux narines de Dieu.

Qu'on ne vienne pas noyer tout cela dans l'eau bénite, par des pieuses considérations : la question se pose, et c'est le seul argument véritablement valable de l'athéisme. Dieu est responsable de la création qu'Il a voulue, et à ce titre ne peut pas être déclaré comme étant bon.

Qu'en est-il de la toute-puissance divine ? Certains affirment qu’en créant des êtres conscients dotés de libre arbitre, Dieu a pris le risque qu'ils puissent peut-être utiliser ce don pour se détourner de Lui ; le mal trouverait sa cause dans la liberté humaine, et à ce titre le mal serait une création divine, la condition de la création de Dieu. Si le mal est une condition de la création divine, Dieu ne peut faire autrement que de se plier aux impératifs de la notion même de liberté qu'il a conférée à sa créature consciente.

La liberté est une possibilité de choix entre le bien et le mal ; pour que la liberté s'exerce, il faut qu'à la fois le bien et le mal existent. Le mal est donc l'ombre nécessaire qui est indispensable pour souligner les contrastes de la création. En bref : Dieu est incapable de créer un monde où à la fois existent des créatures conscientes et libres, et où n'existerait pas le mal. Cette incapacité divine ne permet pas de concéder à Dieu l’attribut de la toute-puissance.

Il est vrai qu'aujourd'hui, on se débarrasse très facilement de la notion de toute-puissance, en ce qui concerne la divinité. Et on va jusqu'à dire - si l'on reprend l'exemple du tremblement de terre - que la présence divine se trouve prioritairement dans les larmes de la mère qui contemple son enfant mort.

Là aussi, il s'agit d'une « pensée pieuse » qui enlève à Dieu la notion de toute-puissance, au profit d'une miséricorde infinie. Lorsqu'on vivait sous une monarchie absolue, on avait tendance à imaginer Dieu comme un monarque, portant dans sa main droite le globe terrestre.

Maintenant, nous vivons dans une société démocratique, et nous considérons volontiers Dieu comme une sorte de premier ministre, très attentif aux desiderata de ceux qui l'ont élu… Nous considérons avoir des droits, et uniquement des droits. Il ne vient plus à l'idée à personne de se déclarer serviteur de Dieu. Comme on dit, les gens veulent bien servir Dieu, mais uniquement en tant que conseillers. Un Dieu qui doit se soumettre aux impératifs de la liberté de la créature humaine, et ne pouvant pas créer autre chose qu'un monde où existe le mal depuis ses origines, ce Dieu n'est assurément pas un Dieu tout-puissant.

Un Dieu qui n'est pas bon ; un Dieu qui est impuissant : tel est l'inévitable conséquence de cette timidité de l’esprit, qui consiste en le fait de ne pas tenir compte de la possibilité d'existence d'un monde qui soit radicalement différent du monde matériel qui est celui que nous connaissons.

S'il n’existe pas d'autre monde, à l'heure actuelle, que cet univers qui est tout imprégné de mortalité et des diverses expressions du mal, Dieu ne saurait être bon, et Dieu ne saurait être défini comme étant tout-puissant. Dans ce monde-ci, si l'on se précipite par la fenêtre du haut du cinquième étage et si l’on tombe sur un trottoir en ciment, on est mort. L'aventure se termine là.

Mais justement : n’existe-t-il qu'une seule dimension de l'espace-temps ? L'idée même qu'il puisse exister plusieurs espace-temps est généralement balayée d'un revers de la main, comme étant des théories méta-scientifiques artificielles, des constructions pseudo-scientifiques. Qu'en est-il ?


La mise en question du caractère unique de l'espace-temps.

S'il n’existe qu'un seul et unique univers qui est le nôtre, avec quatre dimensions : les trois dimensions de l'espace et celle du temps, et s'il existe quelque part un Paradis, celui-ci ne peut exister qu'à deux endroits : soit au tout début de cet univers - soit à la fin, à l'aboutissement de celui-ci. Si l'état de notre univers est le fruit de la décision d'un être premier - ce qui offre l'avantage d’enlever à Dieu toute responsabilité en ce qui concerne les conséquences funestes de la décision négative et fondamentale de cet être premier - il est difficile de faire l'économie d'un Paradis à l'aube des temps. D'où ces hypothèses assez pittoresques d'un Paradis qui aurait été situé géographiquement quelque part, non loin du Tigre et de l'Euphrate, mais dans une contrée aujourd'hui engloutie par les eaux, car le niveau des océans à l'époque était nettement moins élevé qu'aujourd'hui…


Quel est l'apport du Christ ?

S'il n’existe qu'un seul et unique univers, qui est le nôtre, qu'est-ce que le Christ est venu nous apporter ? La réponse classique et celle-ci : la délivrance du péché.

Cela paraît évident aux âmes pieuses. Mais cette évidence est beaucoup moins transparente aux yeux des impies, qui rétorquent : « le beau pardon que voilà ! Dieu se comporte comme quelqu'un qui construit un tribunal, assemble son mobilier, engage le personnel et les avocats, puis fait comparaître sa créature à la barre des accusés. Et très solennellement, après toute la procédure, Il lui annonce : tu es acquitté. N’est-ce pas absurde ? N'aurait-il pas été à la fois plus simple et moins stressant de ne pas construire un tribunal, et de ne pas faire jouer cette pièce de théâtre de fort mauvais goût ? »

À cela, on répondra : la créature est libre, et a donc inévitablement bien des choses à se faire pardonner… D'une façon assez remarquable, l’Évangile a prévu cette objection : lors de la guérison du paralytique, le Christ lui dit « tes péchés te sont pardonnés » sans aucunement lui avoir demandé son avis. C'est très exceptionnel : généralement, le Christ demande un mouvement de Foi, ou au moins l’assentiment, à ceux à qui Il accorde ses bienfaits. Cela signifie que Dieu est parfaitement libre de pardonner les péchés à chacune de ses créatures, s'Il le veut. La justice divine ne constitue à aucun point un carcan pour Dieu.

Nous sommes convaincus que Dieu peut accorder librement son pardon à qui Il veut, de la même façon que nous sommes convaincus que Dieu est parfaitement capable de créer un univers qui soit totalement parfait, tout en contenant une créature entièrement libre. Reconnaissons la liberté de Dieu, à tout point de vue. Il n'est pas faux de dire que le Christ est venu nous délivrer de nos péchés, mais ce pardon des péchés ne constitue pas le point focal de la mission du Christ parmi nous.

Reprenons donc notre question : qu'est-ce que le Christ est venu nous apporter ?

Il ne s'agit pas de conduire les gens à Dieu, au Christ, etc., mais de les engendrer dans cet espace infini où la rencontre est possible.

Maurice Zundel. Beyrouth 1957.

La réponse est répétée mille fois dans les textes liturgiques et dans les écrits des Pères : le Christ est venu nous apporter la victoire sur la mort ; Il nous apporte, de la part du Père, une Vie totalement étrangère à toute mortalité et à toute corruption.

Si nous considérons qu'il n'existe qu'un seul univers, et que cet univers est la proie de la mort depuis les origines, l'affirmation que le Christ nous apporte la victoire sur la mort est absurde, ou simplement allégorique. Si l'affirmation de la victoire sur la mort par le Christ est simplement allégorique, il est bien sûr inutile de se réjouir de la Résurrection, car celle-ci est accordée à tous : Hitler ressuscite; Lénine et Staline ressuscitent également.

Si la résurrection du Christ ne signifie rien d'autre et rien de plus que notre passage dans une vie éternelle, nous n'avons aucun besoin du christianisme : de nombreuses philosophies disent la même chose, sans avoir besoin de faire référence à des Écritures compliquées et difficilement compréhensibles, sans devoir entretenir des bâtiments de culte et du clergé, et sans l'image sinistre d'une immolation sur la croix, supplice qui fut d'une immonde cruauté.

Un Dieu impuissant, un Dieu qui n'est pas bon, un christianisme qui est largement inférieur à nombre de philosophies, tel est le prix exorbitant qu'il faut payer pour maintenir ce dogme de l'unicité de l'espace-temps.


La multiplicité des espace-temps.

Aujourd'hui, la théorie des cordes, qui semble être la matrice de réflexion qui permettrait l'unification de la théorie des quanta - l'infiniment petit - avec la relativité générale - l'infiniment grand - postule l'existence de pas moins de onze dimensions, et donc d'autant d'espace-temps distincts. Reconnaître le fait qu'il existe d'autres espace-temps que le nôtre est donc la moindre des choses ! Ce qui est vraiment extraordinaire, c'est qu'aujourd'hui la science nous permet de nous rendre compte du contenu du christianisme beaucoup plus aisément que ne le faisait le positivisme du XIXème siècle, qui ne reconnaissait l'existence que d'un seul et unique espace-temps. Nous avons la chance remarquable de vivre à une époque où la description du monde qui nous entoure qu’élabore la science, peut nous aider à comprendre le christianisme infiniment mieux qu’on ne pouvait le faire auparavant.

Si nous avons suivi des cours de géométrie dans notre jeunesse, il est bien certain que nous ne nous sommes pas aperçus que nous passions d'un espace-temps à l'autre… Lorsque nous analysions les propriétés d'un point, il s'agissait de la description d'un univers à une seule dimension. Les figures planes, les triangles, rectangles, polygones dont on étudiait laborieusement les propriétés, appartenaient à un univers à deux dimensions de l'espace : la longueur et la largeur. Lorsque nous arrivions à la « géométrie dans l'espace », il s'agissait de la description d'un univers à trois dimensions de l'espace. Mais à tout cela manquait encore la dimension du temps. Avec les trois dimensions de l'espace et la dimension du temps, nous aboutissons à l'univers dans lequel nous vivons.

Si nous ajoutons une dimension supplémentaire à cette géométrie, le monde concerné devient instantanément inconcevable pour notre esprit : il s'est réduit à n’être pour nous qu’une abstraction mathématique. Car les mots que nous utilisons sont étroitement apparentés à l'univers qui nous entoure. Nous ne disposons pas des mots nécessaires pour décrire les univers qui ont davantage de dimensions que le nôtre, ou qui en ont d'autres.

Pourtant, certains indices dans les Écritures permettent de nous faire soupçonner l'existence de tels univers. En premier lieu le Royaume : visiblement, l'espace et le temps y sont très différents que ceux que nous connaissons. La lumière y règne universellement, sans ombre. Les matériaux sont resplendissants, voire transparents. Il n'existe pas d'entropie, de dégradation de la matière. Il n’existe pas davantage de distance, puisqu'on ne prend ni le train ni le taxi pour se rendre d'un point à l'autre du Royaume… Les citoyens du Royaume semblent jouir d'une vue panoramique sur le temps. L'espace-temps du Royaume est donc un espace-temps distinct de celui de notre univers. L'espace-temps de l'univers angélique est tout aussi différent du nôtre : il s'agit d'un univers sans matière.

Il est vrai que Saint Jean Damascène a octroyé aux Anges une sorte de « matérialité diffuse », mais il l'a fait pour distinguer les Anges de la Divinité, car à ses yeux, Dieu seul est Pur Esprit.

L’immatérialité de cet univers a des conséquences sur l'intelligence angélique. N'étant pas ralentie par des échanges neuronaux, l'intelligence angélique est considérablement plus rapide et plus efficace que la nôtre. Le temps étant la mesure du déplacement d'un objet matériel, la nature de cette temporalité sera bien évidemment différente dans l'univers angélique, où la matérialité d'un tel objet n’existe pas. Il en est de même pour l'espace. L'espace-temps de l'univers Angélique est donc spécifique à cet univers.

Cela fait déjà trois univers, avec chacun un espace-temps spécifique : le Royaume, notre monde, et l'univers angélique. Contester l’existence de ceux-ci revient à contester le donné de la Révélation.


La question fondamentale.

Rien ne permet de dire que Dieu s'est borné à créer un seul et unique univers, un seul et unique espace-temps. Il est infiniment plus probable qu'Il en ait créé une multitude. Ce que l'on peut dire, c'est que l’un de ces univers, celui des Anges, a croisé le nôtre, comme un astéroïde croise parfois notre terre. L’univers angélique est à la fois étrangement semblable et étrangement différent du nôtre. Différent par son espace-temps, mais semblable par la Question que le Créateur a posée aux êtres conscients qui y vivaient.

Car nous pouvons dire que le Créateur pose toujours la même question, partout, sur toutes les terres habitées, lorsque s'y trouvent des créatures libres et conscientes. La découverte d’exoplanètes, et même de vie organisée sur certaines d'entre elles, ne saurait être un réel problème pour la théologie. Il est est tout-à-fait certain que le Créateur a posé la Question Fondamentale au sein de chacun de ces mondes - du moins à ceux d'entre eux où l'évolution a produit un être suffisamment complexe que pour qu’il ait conscience de soi et soit capable de faire l'exercice de sa liberté.

Quelle est cette Question ? La voici, toute simple : « veux-tu collaborer à mon œuvre et évoluer jusqu'à participer à ma divinité, ou le refuses-tu, te considérant comme étant toi-même le centre de l'univers et le but de celui-ci ? »


L'antériorité du monde angélique.

Il existe un certain consensus pour affirmer que le monde angélique est antérieur au nôtre, bien qu'à ce niveau, parler de temporalité n'a guère de sens. Le temps n'est pas comparable d'un espace-temps à l'autre. Lorsque Dieu a posé à l'univers angélique la Question Fondamentale, la rapidité instantanée de l'intelligence angélique - due à l'absence de matérialité - a permis à ceux-ci de répondre instantanément à la question divine. Instantanément et immédiatement, les Anges se sont scindés en deux groupes : ceux qui ont répondu positivement à la Question divine Fondamentale - à la proposition de collaborer à l'oeuvre divine en vue de la divinisation - et ceux qui ont refusé, devenant les « Anges déchus », avec Lucifer à leur tête. Nous pouvons deviner que les choses se sont passées très différemment chez nous !


Le privilège de la matérialité.

Notre univers, quant à lui, est composée de matière : une matière lourde, remplie d'inertie, qui nous paraît bien encombrante. Peut-être souhaiterions nous être immatériels ? Pourtant, cette matière est un énorme privilège. C'est parce que nous sommes faits de matière que c’est chez nous que Dieu s'est incarné, à la stupéfaction des Anges, dont l'univers n'a pas été choisi pour cet acte d'une importance inimaginable. C'est par la matière que nous sommes sauvés, non pas par cette matière lourde et remplie d'inertie dont nous venons de parler, mais bien par une matière transformée, transparentisée, luminisée, car elle a reçu un nouveau donné, qui en modifie toutes les caractéristiques : l'Esprit.

La matière est le prisme de l'Esprit. Elle révèle dans son réseau un rayon de l'Esprit. Il n'y a pas de matière pure.
Le corps est le visage de l'âme. La personnalité est la lumière de l'être.
Pour être une personne, il faut laisser résonner à-travers soi la Lumière divine.

Maurice Zundel. Beyrouth 1957.

Matière et Esprit.

Du fait que nous vivons dans un univers de matière, nous avons besoin de temps. Ici, s'applique pleinement la définition du temps, qui est la mesure du déplacement d'un objet fait de matière concrète, dans l'espace. Notre monde est celui de la temporalité, au fur des milliards d'années. Nous avons besoin de temps, nous-mêmes, pour évoluer, contrairement aux Anges qui ont été fixés définitivement dans leur option ontologique. Le temps nous permet, à nous êtres humains, d'évoluer, de changer d'avis, de rester fidèle, de trahir, bref de vivre toutes les aventures de notre existence terrestre. Le Christ, en s'incarnant, a choisi un point de notre Histoire humaine pour venir partager notre sort.


La Théophanie.

Le Christ est apparu aux hommes lors de son baptême au Jourdain, appelé « Théophanie » - apparition de Dieu, dans la Tradition de l'Église. En se faisant baptiser par saint Jean-Baptiste, le Christ a fait exactement le contraire de ce que faisaient les pénitents qui affluaient vers le Précurseur, cet homme du désert qui prêchait le repentir. Alors que les gens venaient se laver de leurs péchés - littéralement les laissaient dans les eaux du Jourdain - le Christ, quant à Lui, se chargeait de tous les péchés des êtres humains en plongeant dans l'eau baptismale.

Ce n'est pas seulement de l'eau d'un obscure rivière d’un coin perdu de notre globe terrestre qu’Il émergeait ; après avoir été baptisé par Jean-Baptiste, le Christ sortit des eaux originelles de la Création, comme Homme nouveau. Il fut confirmé dans cet état, par la voix du Père, surgie du ciel. Ce que le Christ apporte, ce n'est pas une réparation, un raccommodage de notre univers. C'est une recréation, au sens le plus littéral du terme : un recommencement depuis le début.

Saint Irénée nous fait remarquer que, si l'on ne veut pas détruire un nœud en le tranchant en deux avec une hache ou une épée, il faut le défaire patiemment, opérant à l'inverse l'ensemble des gestes qui ont abouti à la confection de ce nœud. C'est ce qu'il appelle la « récapitulation » : le Christ, dans son œuvre terrestre, ayant parcouru dans sa Personne l'ensemble des étapes de l'évolution humaine.


La Recréation.

En ce qui concerne l'univers, plus qu'une récapitulation, c'est d'une recréation qu'il s'agit. Dieu ne veut pas détruire un univers qui n'est pas conforme à sa volonté : c'est tout le sens du récit du déluge. Le déluge ne figure dans les Écritures que pour nous montrer que Dieu est fermement décidé à s'abstenir de détruire le monde, quel que soit la stupidité ou l'aveuglement humains. Si Dieu ne veut pas détruire notre univers déviant, Il va le recréer. C'est bien ce qu'Il dit dans l'image des vieilles outres : le vin nouveau ne peut pas être contenu dans des vieilles outres ; il en faut des nouvelles. L’œuvre du Christ crée un nouvel espace-temps, qui s'appelle le Royaume.

Il s'agit de créer un monde qui n'est pas encore, qui sera un monde de lumière et d'amour - un monde de liberté, où Dieu pourra enfin Se situer.

Le monde n'est pas encore - la vraie création est en sursis : elle est en avant de nous. Par conséquent, le Vrai Dieu ne sera connaissable qu'au moment où cette véritable création sera accomplie.

C'est donc en avant de nous qu'il s'agit de regarder, et de mettre en œuvre tous les dons de l'esprit.

Maurice Zundel. Ton Visage, ma Lumière. Ch. 1. § 11. Naître de nouveau pour accomplir l'Univers. - éd. Mame 2015. p. 69.

Le Christ ne parle pratiquement pas de l'Église, mais il parle abondamment du Royaume ! Lui-même est la Porte qui y mène ; il veut nous y greffer, il veut nous en rendre participants dès maintenant. Le Christ souligne son rôle de Nouveau Créateur en façonnant de la boue pour les yeux de l'aveugle, reprenant le geste que Lui-même avait accompli en façonnant la matière pour susciter l'Être Originel. Le Christ souffle l'Esprit sur ses disciples, précisément comme Il avait soufflé l'Esprit de vie dans les lèvres de l'Être Originel, afin que sa matière soit animée par l'Esprit.


Le mécanisme des religions.

On s'étonne de voir que tout cela est ignoré par les chrétiens, dès que l'on s'éloigne des premiers siècles du christianisme, alors qu'une telle vérité est écrite explicitement dans les Évangiles. En fait, dans les « religions » que l'être humain a élaborées au fur des siècles, pour trouver un sens à son existence, nous avons le concept d'un Dieu qui est revêtu de toutes les qualités et de toutes les facultés qui sont cruellement limitées dans l'être humain. Ce Dieu émet des commandements, souvent totalement arbitraires, et demande à l'être humain de s'y soumettre. S'il s'y soumet, il obtiendra d’énormes récompenses dans un au-delà paradisiaque, qui contraste absolument avec la médiocrité et la pénurie qui règne dans l'existence humaine concrète. Comme ces « religions » constituent l'immense majorité du patrimoine religieux humain, le christianisme s’y est laissé influencer. Il est devenu à son tour une religion des commandements et de la soumission inconditionnelle à un Dieu souverainement arbitraire.

Les adversaires les plus acharnés de Jésus étaient des spécialistes de la religion, enfermés dans un univers de notions, qui n'avaient pas de racines dans les régions profondes où la communion des hommes se réalise en l'échange de Dieu.

Non sans humour, Jésus leur propose comme modèle le Samaritain hérétique, qui n'en sait pas si long, mais qui a tout de suite reconnu son prochain dans le blessé qui gît au bord de la route.

Connaître Dieu authentiquement, en effet, c'est nécessairement Le connaître comme l'Amour en Personne, que le don de soi peut seul révéler comme le Don qu'Il est.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 291 - 292.


Exil et traversée de la mer.

Le Christ est venu créer un monde nouveau, qui est le Royaume ; le Salut que le Christ est venu nous apporter s’exprime en termes de changement de lieu : de notre monde soumis à la mort et à la corruption - au Royaume où la Vie divine et la Lumière règnent sans partage. Le changement de lieu était figuré, dans l'Ancienne Alliance, par la migration du peuple d'Israël, sous la conduite de Moïse, de l'Égypte - figure de notre monde - vers la Terre Promise - figure du Royaume. Cette symbolique nous est devenue étrangère, car nous avons quitté la compréhension du Salut en tant que changement de lieu, au profit d'une « religion » de l'accomplissement des commandements, dans l'espérance de récompenses fructueuses dans l'au-delà.

Dans l'Évangile de Jean, nous voyons très clairement s'appliquer cette symbolique du Christ, nouveau Moïse - ou plus exactement, de Moïse, figure prophétique du Christ : les disciples naviguent sur les eaux du lac de Galilée, et le Christ les rejoint par son Incarnation ; ils accèdent à « l'autre rive », figure du Royaume, et à l'instant même, la barque accoste, car il n'est pas question pour Jean que le Christ montre dans l’esquif, car Il est Lui-même le Vaisseau du Salut. Le Christ est donc LE véritable Moïse qui fait passer son peuple du rivage de la mortalité à « l'autre rive » où règne sans partage la Vie divine. Là aussi, nous avons complètement perdu de vue cette notion du Salut comme changement de lieu, et nous n'accordons plus aucune importance à ces passages qui sont pourtant tout-à-fait fondamentaux.

En créant le Royaume, le Christ s'affiche comme Nouveau Créateur et le Salut qu’Il apporte doit être compris comme une Création nouvelle, un recommencement depuis le début. Nous abordons là un point très important : celui de la récapitulation qui s'effectue suite à un Acte Absolu. Nous émettons cette règle : tout Acte Absolu récapitule l'univers dans son entièreté. En fait, il n'existe pas beaucoup d'Actes Absolus : il n’en existe que quatre :

- le premier Acte Absolu est la Création de l'ensemble des mondes qui constituent l'univers. La question de la récapitulation ne s’y pose pas, car rien n’est antérieur à cette Création ;

- le deuxième Acte Absolu est la Résurrection : en ressuscitant, le Christ récapitule l'univers entier, et cette authentique Nouvelle Création n'est autre que le Royaume ;

- le troisième acte absolu est la Fin des Temps : en déclenchant la Fin des Temps, le Christ récapitule notre univers, et la Nouvelle Création qui surgit à cette occasion est la Jérusalem céleste.

Quel est le quatrième Acte Absolu ? Nous avons vu que ce que le Christ apporte, ce n'est pas une réparation, un raccommodage de notre univers. C'est une recréation. Qu'est-ce que le Christ vient annuler, redresser ? Cela tient en un mot: la mort. Et pas seulement la mort physique ; celle-ci comprend en son empire la souffrance, le vieillement, le déclin physique et mental, la maladie, la solitude. La mort elle-même en est le terme final, et comprend toute espèce de mal, personnel et cosmique.


L'être global.

Il est essentiel que nous prenions conscience de notre grandeur - que nous prenions conscience de l'immensité du don de Dieu qui a fait de nous ses fils, fils égaux, pour créer avec Lui un univers de lumière, de joie et de beauté.

Maurice Zundel. Dans le silence de Dieu. éd. Anne Sigier, 2001. p. 141.


À l'aube des temps, Dieu créa un monde parfait et y plaça un être global.

La notion d’un être global, en ce sens qu’Adam et Ève ne formaient qu’un seul être, représentant l’humanité dans son ensemble - se retrouve notamment dans la théologie de saint Grégoire de Nysse.

Cet être global est fait à l'Image de son Créateur : unique en sa Nature, et multiple selon les hypostases. Au simple énoncé de la notion d’être global, plusieurs personnes réagissent en s’exclamant : « c’est de la gnose ! » Signalons simplement que la Trinité est Elle-même un être global : les Trois Personnes ne sont pas parcellisées en trois individus. Nul ne peut constater de divergence de comportement ou d’opinion entre les Trois Personnes divines. Contrairement à des individus, les hypostases trinitaires vivent en une complète unité de volonté et de désir. Tel n’est pas le cas des individus qui existent en notre monde, qui sont non pas distincts, mais divisés. Les individus diffèrent selon leurs opinions et leurs pulsions. Les êtres humains créés par l’intervention directe de Dieu dans l’univers paradisiaque sont un être global comme l’est la Trinité, car ils sont faits à sa ressemblance.

- L’être global adamique est à l’Image de la Trinité, car il est constitué d’une Nature humaine et créée, vivant en plusieurs hypostases.

- L’être global adamique est à la ressemblance de la Trinité, car il est un être global, jouissant d’une parfaite harmonie de volonté et de désir.

Cette harmonie de volonté et de désir est recréée par le Christ, au Jardin des Oliviers, lorsque sa Volonté humaine proteste devant la perspective de la mort, mais finit par s’accorder avec la Volonté divine.

Pour figurer cette multiplicité des personnes, la Genèse n'avait besoin que de deux identités : Adam et Ève - deux suffisent. Il est essentiel d'affirmer que la liberté dont jouit l'être global originel est une liberté de croissance, totalement différente de la liberté de choix entre le bien et le mal, qui est notre lot dans l'univers que nous connaissons.

Pour apercevoir clairement la différence qui existe entre ces deux formes de liberté, il suffit de constater notre état actuel, où à chaque instant nous pouvons choisir entre le bien et le mal - et notre future situation dans le Royaume, où il n'est pas question d'effectuer un meurtre par exemple, pour montrer que notre liberté est effective… Notre liberté dans le Royaume est une liberté de croissance, tout comme la liberté d'un arbre est de devenir le plus beau possible, abritant sous son ombre les êtres humains en quête de fraîcheur, et portant en ses branches les nids d'innombrables oiseaux. L'arbre n'accomplit pas sa liberté en tombant sous l'attaque d'un champignon : pour lui, le champignon fatal est la pire des servitudes, celle qui l’arrache à sa destinée naturelle.

Plus l'être global avançait dans son évolution en accomplissant sa liberté de croissance, plus il progressait par la même occasion, dans la stabilité pour le bien. Nous constatons cela dans le processus de la vie spirituelle : bien que nous soyons toujours tentés - après un certain stade d'évolution, nous sommes établis fermement dans la Lumière de la Présence divine. C'est notre évolution personnelle qui nous a mené à une distance de plus en plus grande de toute idée ou possibilité d'une éventuelle trahison envers Dieu - trahison qui devient pour nous, toujours plus inconcevable. En progressant dans la vie spirituelle, nous approfondissons notre stabilité dans le bien. Le fait de ne pas accomplir le mal n’est désormais pour nous, en aucune façon, une limitation de notre liberté. Bien au contraire, notre liberté s'accomplit dans notre croissance volontaire vers la Lumière divine. Nous sommes établis dans le bien, d'une façon réellement stable.


La stabilité dans le bien.

De la même façon, l'évolution de l'être global n'était pas confrontée, à tous les instants, au choix entre le bien et le mal. Si tel avait été le cas, la chute aurait été réellement inévitable : à tout moment, le mal aurait pu être choisi. Pour dégager Dieu de toute responsabilité envers le mal, il ne suffit pas de dire qu'Il ait créé une créature libre et que Dieu aurait assumé volontairement, en toute connaissance de cause, les conséquences ravageantes d'un éventuel choix malencontreux du mal, exercé à un moment donné par sa créature.

Nous entendons certains théologiens affirmer glorieusement que Dieu a « assumé le risque » que la créature puisse être susceptible d'utiliser sa liberté à de mauvaises fins. Nous pouvons remarquer que dans ce cas, la créature en question ferait inévitablement le mauvais choix, à un moment donné de son évolution. Ce serait un véritable miracle que la créature choisisse le bien toujours et inévitablement, à tout moment de son existence ! Dès lors, nous pouvons poser à Dieu la question de sa responsabilité : comment peut-on appeler Dieu « bon », s'Il a mis sa créature dans une situation où nécessairement cette dernière choisirait le mal, à un moment donné, et en subirait les redoutables conséquences ?

Nous pouvons comparer cette situation à celle d’un parent qui mettrait son enfant dans une pièce à l’extrémité de laquelle serait cloué au mur un câble électrique dénudé, chargé de 6000 Volts. Ce parent quitterait la pièce, en donnant à son enfant ce commandement : « je t'interdis de toucher à ce fil ». Au début, l’enfant, en jouant, respectera sans doute ce précepte. Mais, à un moment donné, inévitablement - ne fût-ce que par curiosité - l'enfant touchera au fil, et mourra. Le parent entrera dans la pièce, en affirmant : « je ne suis pas responsable de ce qui s'est passé, car il a désobéi à mon commandement ». Peut-on appeler ce parent « bon » ?

L'écrasante responsabilité de ce parent consiste dans le fait qu'il a délibérément placé son enfant dans une situation potentiellement dangereuse. De plus, ce parent aggrave encore son cas, par sa bonne conscience affichée, masquant sa responsabilité derrière le fait qu'il ait émis un commandement. C’est bien le cas de Dieu, s’Il a laissé sa créature se débrouiller avec sa liberté de choix entre le bien et le mal.


La fiabilité du plan de la création.

Progressivement établi dans la stabilité dans le bien, le scénario proposé à l’être global des origines était donc parfaitement fiable : en gérant la création, l'être global des origines aurait progressivement illuminé des Energies divines passant par lui, le cosmos tout entier. À un moment donné, ce cosmos aurait été entièrement assimilé dans la Lumière divine, et aurait rejoint l'orbite divine - si l'on peut dire - sous la conduite libre et entièrement assumée de l'être global. Lui-même serait devenu totalement divinisé par cette Pâques - et méritant de l'être, car son cheminement s'est accompli en toute liberté. Tel était le plan divin des origines.


La réponse de Marie.

Comme partout et toujours, le Créateur pose la Question Fondamentale : « veux-tu collaborer à mon œuvre et évoluer jusqu'à participer à ma divinité, ou le refuses-tu, te considérant comme étant toi-même le centre de l'univers et le but de celui-ci ? » Il est important de savoir que l’être global pouvait parfaitement répondre « oui » à cette question. Dans ce cas, il aurait progressivement acquis la stabilité dans le bien, et aurait accompli sa destinée divinisante et cosmique, selon le plan divin. Lors de son Incarnation, Dieu a posé la Question Fondamentale à Marie, et elle a répondu « oui ». Si elle avait répondu « non », toute la pédagogie divine qui s’étend au long de l’Ancienne Alliance, toute cette pédagogie aurait été à recommencer. L’exemple de Marie montre donc qu’il est parfaitement possible à une créature humaine libre de répondre « oui » et de demeurer dans le Bien. Malheureusement, il se fit que l’être global répondit « non » à la Question fondamentale.

L'homme a refusé d'être origine ; il a refusé de s'engager avec toute sa générosité dans un acte vraiment créateur. Car justement, tout l'avenir du l'humanité, comme tout l'avenir du monde et sans doute de son passé, reposait sur ce consentement, sur ce don originel qui devait promouvoir la création tout entière au plan de la liberté. Car c'est cela qu'il faut retenir de la tradition biblique du péché originel : une vocation immense, infinie, illimitée - et la faute elle-même, non pas comme l'usurpation de l'homme qui tente de se faire Dieu, c'est-à-dire une sorte d'ambition démesurée, mais au contraire, la faute originelle comme un manque d'ambition ; une avarice repliée sur elle-même, comme une limitation apportée à Dieu et au don de Dieu.

Et dans le récit biblique, ce qui est le plus frappant, c'est précisément ce doute sur la bonté de Dieu, cette transformation de Dieu, en un Dieu propriétaire et jaloux, qui interdirait à ses créatures l'usage des dons qu'il leur a faits.

C'est à travers la créature intelligente et libre que se communique l'élan créateur - et si la créature intelligente et libre fait défaut, si elle s'absente, si elle se refuse, c'est la création tout entière qui avarie, qui échoue, qui devient une décréation.

C'est ce que saint Paul nous donne à entendre dans le texte magnifique de l'épître aux Romains, où il nous montre toute la création qui gémit jusqu'à présent dans les douleurs de l'enfantement (Rm. 8 ; 22). La création gémit, elle est déchirée parce qu'elle n'est pas accomplie. Elle attend, dans l'espérance, la révélation des fils de Dieu ; elle attend que l'homme se redresse ; elle attend que l'homme consente, qu'il devienne à son tour un créateur. Spirituellement, l'univers ne peut se réaliser sans notre consentement.

Maurice Zundel. Dans le silence de Dieu. éd. Anne Sigier 2001. p. 195-197.


Les cinq Actes Absolus.

Ce fut le quatrième Acte Absolu. Celui-ci eut comme conséquence immédiate la récapitulation de la Création, c’est-à-dire sa recréation, son recommencement depuis le début. Le monde fut recréé selon le mode du refus opposé à Dieu ; le Paradis se dissipa autour de l’être global, et il se retrouva au milieu de notre univers, marqué par la mort, la souffrance et toutes les formes de finitude. L’être global éprouva en lui-même la parcellisation que son refus introduisit dans la création : il perdit sa globalité, son unité intérieure ; il perdit son statut de personne et devint divisé en nombreux individus distincts, bien souvent mutuellement hostiles.

Nous confondons le plus souvent l'individu et la personne :
- l'individu est constitué des particularités qui nous différencient matériellement, à l'intersection des lignes d'univers où se situe notre origine temporelle ;
- la personne est animée par l'autonomie spirituelle qui nous soustrait à ce déterminisme, en nous rendant capable de Dieu, et en nous investissant d'une mission universelle.

Maurice Zundel. Revue AMZ # 106, avril 2019, p. 9 - 10.

Le monde qui fut recréé selon les conséquences du Refus Originel, ne pourra sortir de sa logique du refus et de la corruption, que par une Création Nouvelle que seul l’Homme-Dieu peut apporter. Aucun être humain, si éminent soit-il, ne peut faire sortir l’humanité de son impasse ontologique. Désormais, les justes s’engouffrent dans l’Hadès, et ne peuvent avoir accès au Royaume.

Nous pouvons maintenant modifier le classement des Actes Absolus, afin de les mettre en ordre chronologique :

- le premier Acte Absolu est la Création de l'ensemble des mondes qui constituent l'univers. La question de la récapitulation ne s’y pose pas, car rien n’est antérieur à cette Création ;

- le deuxième Acte Absolu fut la réponse négative rétorquée à la Question Fondamentale par une partie de la population angélique – tandis que l’autre partie des rangs angéliques apportaient leur réponse positive. Les Incorporels qui ont répondu positivement continuent leur service auprès de Dieu, tandis que ceux qui ont opposé une réponse négative à la proposition divine ont vu leur univers se récapituler autour d’eux, car ils ont commis un Acte Absolu. Le nouvel espace-temps ainsi constitué est connu dans la Tradition de l’Église sour le nom d’« Enfer ».

- le troisième Acte Absolu fut la réponse négative rétorquée à la Question Fondamentale par l’être global vivant dans l’espace-temps paradisiaque. Cet être global a vu son univers se récapituler autour de lui, car ils a commis un Acte Absolu. Il s’est emparé du fruit de la création, a introduit la division en l’arrachant de l’Arbre, puis l’a détruit en le consommant, plutôt que de l’illuminer par les Énergies divines, ce qui était sa mission. Par là, il a renversé l’ordre des choses : il s’est nourri de la matière, plutôt que de l’illuminer, et il s’est détourné de Dieu, il s’en est caché, au lieu de trouver sa force et sa nourriture dans les Énergies divines (nous pouvons noter que dans la récapitulation de toutes choses en Christ, nous retrouvons et redressons l’ordre cosmique en nous nourrissant de l’aliment divin qu’est l’Eucharistie). Par la même occasion, il a vu son identité même se métamorphoser : il perdit sa globalité, l’harmonie interne de son unité dans la diversité, et éclata en les fragments que sont les individus.

Il est donc raisonnable de soupçonner que l'homme, dans sa constitution primitive, ressemblait au reste de la création, et que cette constitution se formait du parfait accord du sentiment et de la pensée, de l'imagination et de l'entendement. On en sera peut-être convaincu si l'on observe que cette réunion est encore nécessaire aujourd'hui pour goûter une ombre de cette félicité que nous avons perdue. Ainsi, par la seule chaîne du raisonnement et les probabilités de l'analogie, le péché originel est retrouvé, puisque l'homme tel que nous le voyons n'est vraisemblablement pas l'homme primitif. Il contredit la Nature : déréglé quand tout est réglé, double quand tout est simple, mystérieux, changeant, inexplicable, il est visiblement dans l'état d'une chose qu'un accident a bouleversée : c'est un palais écroulé et rebâti avec ses ruines : on y voit des parties sublimes et des parties hideuses, de magnifiques pérystiles qui n'aboutissent à rien, de hauts portiques et des voûtes abaissées, de fortes lumières et de profondes ténèbres : en un mot, la confusion, le désordre de toutes parts, surtout au sanctuaire.

À l'instant, l'équilibre se rompt, la confusion s'empare de l'homme. Au lieu de la clarté qu'il s'est promise, d'épaisses ténèbres couvrent sa vue : son péché s'étend comme un voile entre lui et l'univers. Toute son âme se trouble et se soulève ; les passions combattent le jugement, le jugement cherche à anéantir les passions ; et dans cette tempête effrayante, l'écueil de la mort vit avec joie le premier naufrage.

François-René de Chateaubriand. Le Génie du Christianisme Livre III Vérités des Écritures - Chute de l'homme Ch. III Constitution primitive de l'homme.

Chateaubriand est un grand romantique : aussi voit-il dans le péché originel, le fait d'avoir fait triompher la raison sur le sentiment :

« si la constitution primitive de l'homme consistait dans les accords – ainsi qu'ils sont établis dans les autres êtres – pour détruire un état dont la nature est l'harmonie, il suffit d'en altérer les contrepoids. La partie aimante et la partie pensante formaient en nous cette balance précieuse. Adam était à la fois le plus éclairé et le meilleur des hommes, le plus puissant pensée et le plus puissant en amour. Mais tout ce qui est créé à nécessairement une marche progressive. Au lieu d'attendre de la révolution des siècles des connaissances nouvelles, qu'il n'aurait reçues qu'avec des sentiments nouveaux, Adam voulut tout connaître à la fois. Et remarquez une chose importante : l'homme pouvait détruire l'harmonie de son être de deux manières - ou en voulant trop aimer - ou en voulant trop savoir. Il pêcha seulement par la seconde : c'est qu'en effet nous avons beaucoup plus l'orgueil des sciences que l'orgueil de l'amour : celui-ci aurait été plus digne de pitié que de châtiment ; et si Adam s'était rendu coupable pour avoir voulu trop sentir, plutôt que de trop concevoir, l'homme peut-être eût pu se racheter lui-même, et le Fils de l'Éternel n'eût pas été obligé de s'immoler. Mais il en fut autrement : Adam chercha comprendre l'univers, non avec le sentiment, mais avec la pensée ; et touchant à l'Arbre de Science, il admit dans son entendement un rayon trop fort de lumière. (...) Tel fut l'incident qui changea l'harmonieuse et immortelle constitution de l'homme. Depuis ce jour, les éléments de son être sont restés épars, et n'ont pu se réunir. L'habitude – nous dirions presque l'amour du tombeau – que la matière a contractée, détruit tout projet de réhabilitation dans ce monde, parce que nos années ne sont pas assez longues pour que nos efforts vers la perfection première puissent jamais nous y faire remonter.

Même s'il s'agit d'une pensée intéressante, nous ne pouvons suivre Chateaubriand sur ce point. Si l'on affirme que le « péché originel » consiste en l'excès de la raison sur le sentiment, on néglige le fait qu'il existe une raison illuminée par l'Esprit Saint, qui nous permet de scruter légitimement les Mystères divins. Comme toutes les facultés humaines, la raison est ambivalente : illuminée par l'Esprit Saint, elle concourt à notre sainteté et nous permet de « croire avec notre intelligence»; par elle-même, se définissant elle-même comme but, régnant de façon totalitaire, la raison peut devenir un miroir aux illusions qui nous détourne efficacement du divin.

On peut dire la même chose du sentiment : lui aussi, illuminé par l'Esprit Saint, nous permet de percevoir intuitivement la Présence divine ; mais le sentiment à lui seul n'a ni la constance ni la stabilité nécessaires à une authentique recherche de la vie intérieure. Chateaubriand réagissait à la pensée rationaliste et sèche du XVIIIe siècle. C'était une pensée de salon, qui ne voyait en la Nature qu'une « horrible solitude » – tellement il était inconcevable de concevoir l'existence hors des palais et des châteaux.

Voltaire faisait renaître la persécution de Julien. Il eut l'art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l'incrédulité à la mode. Il enrôla tout les amour-propres dans cette ligue insensée ; la religion fut attaquée avec toutes les armes, depuis le pamphlet jusqu'à l'in-folio, depuis l'épigramme jusqu'au sophisme. Un livre religieux paraissait-il, l'auteur en était à l'instant couvert de ridicule, tandis qu'on portait aux nues des ouvrages dans Voltaire était le premier à se moquer avec ses amis : il était si supérieur à ses disciples, qu'ili ne pouvait s'empêcher de rire quelquefois de leur enthousiasme irréligieux. Cependant le système destructeur allait s'étendant sur la France. Il s'établissait dans ses académies de province, qui ont été autant de foyers de mauvais goût et de faction. Les femmes de la société, de grands philosophes, avaient leur chaires d'incrédulité. Enfin, il fut reconnu que le christianisme n'était qu'un système barbare, dont la chute ne pouvait arriver trop tôt pour la liberté des hommes, le progrès des Lumières, les douceurs de la vie et l'élégance des arts.

François-René de Chateaubriand. Le Génie du Christianisme Introduction.

Chateaubriand, ainsi que tous les romantiques, eu le mérite de faire goûter à nouveau la Nature, même s'il s'agissait d'une Nature disciplinée, soigneusement revue et corrigée. Sous l'impulsion des romantiques, on se mit à restaurer les cathédrales dont on appréciait l'ombre majestueuse et les échos profonds – sans se douter aucunement que les murs ternis étaient polychromes à l'origine, que les vitraux qui ne tamisaient plus qu'une faible lueur, étaient resplendissants de couleurs éclatantes, à l'époque de leur installation – et que la nostalgie avec laquelle les romantiques considéraient ces monuments anciens, était une caractéristique typique de leur époque. Mais au moins, les romantiques ont « désamorcé » le scepticisme railleur des voltairiens. Il ne nous offre cependant qu'une vision superficielle de la rédemption, prônant le primat du sentiment sur la raison. Or le nœud de la question se trouve ailleurs : il s'agit de la « question fondamentale » qui est posée par le Créateur à toute créature consciente : « acceptes-tu de collaborer à mon œuvre créatrice, ou te poses-tu toi-même comme étant le centre et le terme de la création, n'excluant de ta vue ? »


Le nouvel espace-temps ainsi constitué n’est autre que l’espace-temps qui nous est familier, celui de l’entropie, de la finitude, de la souffrance et ultimement, de la mort.

- le quatrième Acte Absolu est la Résurrection : en ressuscitant, le Christ récapitule l'univers entier, et cette authentique Nouvelle Création n'est autre que le Royaume ;

- le cinquième Acte Absolu est la Fin des Temps : en déclenchant la Fin des Temps, le Christ récapitule notre univers, et la Nouvelle Création qui surgit à cette occasion est la Jérusalem céleste.

Ces cinq Actes Absolus sont les cinq Livres de l’Histoire de la Création.


La mort extérieure à nous.

D’où vient la mort, qui est une composante essentielle du monde déchu ? La mort nous est extérieure. C’est une intuition fondamentale du Christianisme : nous ne sommes pas faits pour la mort, et éprouvons envers celle-ci une répulsion instinctive. La mort n’existe pas dans l’espace-temps paradisiaque. Clairement, nous pouvons affirmer que « la mort n’existe pas dans le premier monde créé ». L’ensemble des éléments de cet univers – minéraux, végétaux, animaux - était destiné à croître progressivement, à la Lumière des Énergies divines. La tâche assignée à l’être humain global était de faire passer par lui ces Énergies, pour les faire rayonner sur l’ensemble de la création. Une fois que cette croissance - exprimant la liberté de chaque créature - eût été effectuée, l’ensemble de cet univers serait passé à la plénitude de la Communion avec Dieu, par une Pâques ineffable.

Par contre, la mort et toutes les dimensions de l’insuffisance ontologique sont présentes de façon incontournable, dans l’espace-temps suscité par le Refus Originel. Car il existe une hiérarchie de la création, nous dit Denys l’Aréopagite : nous recevons les Énergies divines via le Ministère des Anges. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il existe un ou des intermédiaires entre Dieu et nous : comme on le sait, Dieu est intégralement présent dans ses Énergies. On peut comparer cela au pli postal que nous recevons des mains du facteur : nous ne pouvons affirmer que l’information nous soit communiquée par un intermédiaire, du fait que nous recevons le pli des mains d’une tierce personne : nous recevons directement l’information, même si elle est transmise par un autre intervenant que l’auteur qui est à l’origine de cette information. Comme toutes les comparaisons, celle-ci vaut ce qu’elle vaut : bien sûr, nous ne pouvons pas « chosifier » les Énergies divines, qui ne sont autres que le Rayonnement divin, où Dieu est tout entier présent.


La mission de la créature humaine.

Quant à nous, notre mission est de faire passer par nous ces Énergies, et de les faire rayonner sur l’ensemble de l’univers. Pour cela, il faut que notre âme ait un caractère de transparence. Si nous sommes obscurs, rien ne passe… Le fait de rendre transparent aux Énergies divines notre être spirituel, est l’œuvre de l’Esprit-Saint. Si nous accomplissons ce pourquoi nous sommes établis sur cette terre, les créatures qui sont en aval de nous-mêmes, reçoivent selon leur mesure propre, ces Énergies divines ; par là, elles participent progressivement à la Vie divine.

Notre nature est de dépasser la nature en la rendant transparente au Soleil intérieur caché en nous, et dont chaque fibre de notre être a mission de communiquer la Lumière en devenant, pour autrui, l'espace illimité où sa liberté respire.

Maurice Zundel. Dans le silence de Dieu. éd. Anne Sigier 2001. 173.

Par contre, si notre égoïsme, notre orgueil ou notre vanité nous rendent opaques et obscurs, presque rien ne passe par nous. Nous privons l’univers qui nous entoure des Énergies dont il a besoin. Comme une plante qui est privée de soleil, cet univers commence à dépérir, et la corruption étend de plus en plus son emprise, comme un mycélium envahit invisiblement une poutre pourrie.

L'état du cosmos dépend de l'état de l'humanité, de la relation de chaque homme avec Dieu et avec ses frères. En Christ, homme parfait, et dans la vie mystérique de l’Église par laquelle le Christ ne cesse d'être avec nous jusqu'à la fin du monde, l'univers redevient miracle et louange.
Mais dans la mesure où les hommes – et d'abord les chrétiens – restent opaques à « l'éclat du Corps adoré », ils figent l'univers dans une opacité qui n'est que le reflet de la leur.

Olivier Clément (1921-2009)

Nous avons une responsabilité cosmique, en ce qui concerne la divinisation ou le dépérissement de l’univers qui nous entoure. À ce titre, la prière est d’une importance fondamentale.

Le Mal n'est pas un interdit, ni le Bien un commandement. Il y a là simplement Quelqu'un à qui l'on fait l'hommage de soi, dans la Lumière qui émane de Lui. Toute la vie est changée, à partir de cet instant où le mur devient vitrail, dans le chant du soleil.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? éd. Saint-Augustin, 2008. p. 241.


Division et mort biologique.

Nous avons vu que l’être humain global a introduit la division dans la création, en séparant le fruit de l’Arbre. Cette division engendre la mort : il a détruit le fruit, en le consommant pour son profit exclusif. Nous pouvons ajouter un troisième point, et non le moindre : il a semé la confusion dans l’ordre voulu par le Créateur. Car la mort biologique peut être comparée à un virus qui fait un travail nécessaire, parmi les espèces d’être vivants qui n’ont pas accédé à la conscience. Les êtres non-conscients ne peuvent se multiplier à l’infini, en notre monde marqué par le Refus Originel. Comme ils ne sont pas faits à l’Image divine, la perte d’un exemplaire n’est pas significative dans l’Économie de la création ; seule l’espèce compte dans la richesse du monde. La perte d’une espèce appauvrit la diversité du monde ; la perte d’un exemplaire de cette espèce fait partie du mécanisme de ce monde de proies et de prédateurs. La mort biologique, en tant que mécanisme régulateur des espèces non-faites à l’Image, devait être cantonnée aux êtres non-conscients. Par son Refus Originel, l’être humain a brouillé l’ordre de la création, et le « virus » de la mort s’est échappé des limites qui lui étaient imparties. Il s’est répandu parmi les êtres humains, avec les résultats que l’on sait. La diffusion de la mort parmi les êtres humains qui ne sont pas faits pour la mort, n’est nullement du ressort de la responsabilité divine.

« Se complaire dans » ou « s'enivrer de ce que l'on est » - sans y être pour rien, demeurer au niveau de l'espèce et s'immerger en elle en se laissant porter par elle, au lieu d'en émerger et de la promouvoir - en se levant soi-même - à la dignité de la personne, pour assumer, finalement, tout l'univers visible dans le sursaut d'une liberté créatrice : ce sont là les déficiences que l'on retrouve assez semblables dans le Premier Refus et dans ceux d'aujourd'hui.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 279.


La responsabilité de l'être humain.

Nous voyons maintenant comment la finitude et la mort relèvent entièrement de la responsabilité de la créature humaine. Dans ce monde-ci, récapitulé après le Refus Originel, la mort, la souffrance et l’entre-dévorement règnent depuis les origines. C’est le fruit d’une décision fondamentale prise par l’Être global, dans l’espace-temps paradisiaque. C’est ainsi que la mort et la finitude sont le fruit de la responsabilité humaine, avant même que l’être humain n’apparaisse sur cette terre. C’est paradoxal, mais c’est ainsi. Dieu est entièrement étranger à cette décision fondamentale, et aux conséquences qui en découlent. Il veille sur cet univers, et peu Lui importe le nombre de milliards d’années que cela prend.

À un moment de l’évolution, apparaît un être complexe, conscient et libre, qui a la capacité de se tourner vers son Créateur. À ce moment-là, il s’agit d’un être humain, et non plus d’un hominidé. Pour Dieu, le défi est de Se faire connaître à l’être humain, sans influencer ni écraser sa liberté. Il le fera par la révélation progressive des prophètes, et finalement en venant Lui-même parmi nous, avec une infinie discrétion, dans le coin le moins reluisant de notre planète, au milieu d’un peuple occupé et asservi par une formidable puissance politique dominante.

Rien n'est plus cher à Dieu que notre liberté : elle ne trouve qu'en Lui son sens et sa plénitude. Devenir libre et Le rencontrer, c'est une seule et même chose, car notre « moi » authentique ne surgit que dans cette relation avec Lui, qui nous fait passer du dehors au-dedans, des ténèbres à la Lumière et de la mort à la Vie.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 345.

La liberté, qui est un privilège divin - cette liberté qui fait de nous des hommes, cette liberté qui nous associe à l'œuvre de Dieu - cette liberté peut se refuser à l'appel de sa tendresse, se mettre en-travers de son dessin créateur et faire de l'univers, au lieu d'une création où se joue l'éternelle Sagesse, où se révèle l'éternel Amour, une décréation où l'être se défait, où il est livré à tous les désordres, où l'organisme disloqué s'offre lui-même en proie à la mort.

Maurice Zundel. Ta Parole comme une source. éd. Anne Sigier. p. 218.


L'œuvre du Christ.

Il y aurait bien sûr encore beaucoup à dire sur la mission et l’œuvre du Christ parmi nous. Disons un seul mot à cet égard : essentiellement, le Christ est venu nous faire connaître le Père. Le Père est la Source de tout être, de toute Vie, de cette Vie qui est parfaitement au-delà de toute mortalité et de toute finitude. Lorsque nous sommes enfants et que nous avons un père - en fait nous sommes là, parce que notre père l’a voulu et le veut toujours. Nous parlons d’un père qui aime ses enfants et en assume la responsabilité, et pas seulement d’un géniteur. En tant qu’enfants, nous existons, parce que notre père l’a voulu et le veut toujours. Et c’est bien pour cela que Dieu est Père : les créatures que nous sommes existent uniquement sous l’effet de la Volonté persistante du Père. Le Père engendre son Fils ; du Père procède l’Esprit ; les deux hypostases du Fils et de l’Esprit sont les hypostases manifestatrices, par lesquelles nous pouvons accéder à la connaissance du Père. La Trinité est pour nous une structure de participation ; notre Dieu n’est pas l’unité stérile des philosophes.

C'est au niveau de la personne que le « spirituel » est éprouvé comme une réalité, pour la raison que la personne s'actualisant nous dans une libération de soi, qui implique quelqu'un à qui se donner, au plus intime de soi. C'est par là, semble-t-il, que se constitue normalement le noyau originel de la vie de l'esprit.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 290.


La Fin des Temps.

En refusant de faire transiter par nous les Énergies divines, en restant opaques à l’action divine, nous obscurcissons l’univers où nous demeurons. Nous forons un trou dans la coque de ce vaisseau. Au fur et à mesure que passent les siècles, les voies d’eau se multiplient, et le monde divin devient de plus en plus difficile d’accès. Le vaisseau s’enfonce. L’obscurité s’étend sur l’océan agité de cette vie. Si, finalement, le vaisseau sombre, il faut bien se rendre compte qu’il s’agit d’un naufrage ontologique : le vaisseau emporte avec lui son espace-temps. Désormais, non seulement il n’existe plus, mais il n’a jamais existé. C’est ce que Dieu ne permettra pas. Il ne permettra pas que sombre dans le néant le magnifique capital de sainteté et d’exploits spirituels dont ce monde fut le théâtre. C’est pourquoi il nous est révélé que le Créateur « abrègera » ce moment : Dieu provoquera la Fin des Temps avant que le vaisseau ne sombre définitivement - sinon, nul ne serait sauvé.


La destinée du monde.

Le christianisme n’est pas optimiste dans ses perspectives concernant ce monde. Nous ne pouvons guère nous servir du christianisme pour faire advenir ici-bas une organisation politique ou économique parfaite, ce qui est d’ailleurs, la chambre d’incubation de tous les totalitarismes. Nous savons que le monde va là où va le monde : vers la corruption, le règne de la mort et l’obscurité toujours plus généralisée.

Un monde désacralisé est un monde qu'aucune présence authentique n'éclaire plus ; j'entends une présence qui soit vraiment un présent, un cadeau, un don qui appelle le Don. Alors pèsent, de toutes leurs forces, les nécessités internes et externes qui disposent de nous, quand notre humanité s'endort.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 287.

Le Titanic prend de la gîte, et va sombrer… Mais Dieu fait venir à proximité le vaisseau de l’Église, en tant que réalité spirituelle. Ce vaisseau nous mènera au Royaume. Il est entendu que l’Église dont nous parlons est autre chose et davantage qu’une institution : elle est constituée par l’ensemble de ceux qui croient que Dieu est Père, Fils et Saint-Esprit, qui croient que le Christ est authentiquement Homme et Dieu, et qu’Il est venu s’incarner pour nous et est ressuscité selon la chair.


L'embarquement dans l'Arche.

C’est à nous de sauter à l’eau et de rejoindre le vaisseau, si nous n’y sommes pas encore. Il faut de toute urgence quitter le navire qui sombre, et rejoindre le vaisseau salvateur. Il ne faut pas rester dans notre cabine… Et il est difficile de persuader les passagers du Titanic de la nécessité de quitter le navire, alors que toutes les apparences affirment le contraire. Noé, en construisant l’Arche, passait certainement pour fou parmi ses voisins. Ces derniers se demandaient : pourquoi construit-il cette chose qui n’est absolument pas rentable ? Pour nous qui vivons à l’ère de la post-chrétienté, notre démarche paraît paradoxale - à la limite de l’incompréhensible - pour ceux qui considèrent que rien n’existe que le matériel. Quant à nous, nous quittons en esprit cette terre qui s’enfonce, gagnée par les eaux :

Nous passons d’île en île,
c’est-à-dire de connaissance en connaissance.
Au fur et à mesure que changent les îles,
et donc les connaissances,
nous avançons jusqu’à ce que nous ayons quitté la mer
et soyons parvenus au bout de notre voyage,
à cette vraie ville où les habitants n’ont plus à marchander,
mais où chacun repose dans sa richesse.
Bienheureux celui dont les marchandises
n’ont pas été englouties dans ce monde vain,
dans les profondeurs de la grande mer.
Bienheureux celui dont le navire ne s’est pas brisé
et qui en joie est parvenu au port.

Saint Isaac le Syrien, 73e discours ascétique. DDB 1981. p. 370 - 371.


Un univers admirable.

Tout au long de ces pages, nous avons progressé « de connaissance en connaissance ». De l’île noétique où nous sommes maintenant parvenus, nous voyons déjà se profiler, au loin, le rivage du Royaume. Mais cela ne nous permet pas pour autant de dédaigner l’environnement où nous trouvons : la splendeur de sa faune et de sa flore, l’harmonie de ses lever et coucher de soleil, l’intelligence et l’aspiration au Divin de nous les êtres humains qui y vivons - tout cela manifeste le fait que notre espace-temps est, lui aussi, l’expression de la Sagesse divine.


Sainte Marie-Madeleine.

Notre Univers est semblable au jardin où se trouvait sainte Marie-Madeleine, à proximité du Tombeau du Christ. Elle pleure parce qu’on a enlevé son Seigneur, et qu’elle ne sait où on L’a mis ( Jn. 20 ; 15): elle partage nos perplexités, nos doutes, nos interrogations, à nous qui vivons dans un monde où la Présence divine est loin d’être évidente. Mais Marie-Madeleine n’en reste pas là : elle approfondit sa vie intérieure, elle explore son âme, et elle y découvre la suggestion de son surconscient : c’est le Christ qui l’appelle doucement par son nom.

Il n'y a pas de plus grand amour de l'humanité que celui qui vise à la personnalisation de chacun, en mettant tout en œuvre pour que chacun devienne un Bien universel, en réalisant la capacité d'infini qui est l'apanage de son esprit.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 219 - 237.

Marie-Madeleine se retourne, nous précise l’Évangéliste Jean ; de même, nous aussi, en explorant les voies de la vie spirituelle, nous nous retournons - ce qui est le vrai sens du terme « repentir », comme nous l’avons vu - et nous orientons les racines de notre âme vers le Ciel spirituel, plutôt que d’imaginer pouvoir nous épanouir en comptant exclusivement sur ce monde.

Le repentir est la décision d'« être quelqu'un » plutôt que de se résigner à « être quelque chose » :

Pourquoi vouloir être quelque chose, quand on peut être quelqu'un ?

Être quelqu'un, c'est entrer en nous-mêmes en résonance avec la Présence ; nous sentons qu'il y a là Quelqu'un dont la rencontre nous révèle à nous-mêmes, en nous délivrant de nous-mêmes. Être pour Quelqu'un que l'on découvre au fond de soi. Revivre cette expérience dans toute la vie, en une continuelle libération de soi, grâce à une perpétuelle rencontre avec la Présence « plus intime à nous-mêmes que le plus intime de nous-mêmes » qui la suscite, voilà, en somme, toute la morale. Elle apparaît ainsi comme l'actualisation de notre dignité, qui suppose un « moi » originel, dont l'inviolabilité est fondée sur une Valeur infinie en laquelle il s'efface pour en diffuser le rayonnement.

Être quelque chose, par contraste, c'est subir un Moi préfabriqué, esclave de son inconscient, et qui cherche dans l'approbation d'autrui - dont il courtise des suffrages - un témoignage à la grandeur qu'il n'est pas. C'est renoncer, en un mot, à se faire « origine », tout en prétendant au respect dû à une autonomie authentique.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 254 - 255.

- Puis Marie-Madeleine s’écrie « Rabbouni » - Maître très-doux, Maître bien-aimé - tout comme la Sulamite, dans le Cantique des Cantiques, disait au Berger : « Ô Toi qui demeures dans les jardins, mes compagnes écoutent ta voix ; fais-la-moi entendre »(Cant. 8 ; 13).

Quelle merveille quand le courant ascendant triomphe, quand un être humain se révèle tout entier dans la lumière d'un regard où se concentre tout le don de sa présence !

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 280.

Tout naturellement, Marie-Madeleine veut étreindre le Seigneur. Mais Il l’en empêche, lui disant : « ne Me retiens pas » (Jn. 20 ; 17). Car Il ne saurait être contenu par notre connaissance humaine, Lui qui «bondit sur les monts, franchit les collines» (Cant. 2 ; 8) des apparences de ce monde.


Les témoins de la résurrection.

Si nous ne pouvons refermer nos mains sur la Présence divine, nous sommes néanmoins appelés à être les témoins de la Résurrection. Nous pouvons affirmer haut et fort qu’il existe une Vie qui est donnée par le Père, une Vie qui n’est pas affectée par la mort, une Vie qui est au-delà de la finitude, une Vie qui nous est révélée et donnée par le Christ, et que nous sommes appelés à goûter en l’Esprit-Saint. Bien sûr, on ne nous croira pas. Nous n’avons pas de preuves autres que la trace de notre « frère bien-aimé, qui, rapide comme le chevreuil ou comme le faon de la biche, fuit dans la montagne des parfums» (Cant. 8 ; 13). Nous n’avons d’autre preuve que son Message, ce Parfum qui emplit toute la création. Les gens ne nous croient pas, tout comme même les Apôtres n’ont pas cru, dans les premiers temps, au témoignage de sainte Marie-Madeleine. Sur les traces de la sainte Myrophore, nous sommes appelés à être nous-mêmes, à notre tour, les apôtres de la Résurrection, et à dire à notre Créateur :

Donne-nous, Seigneur, de Te voir dans la Lumière ineffable,
au jour inextinguible de ton Royaume.


L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?

Nous parvenons ici au terme de notre Étude sur la Rédemption. Cela ne veut pas dire que la recherche se termine ici - bien au contraire ! Si Dieu nous prête vie, nous espérons donner - en d'autres Études - des précisions supplémentaires sur des points ponctuels.
Nous espérons avoir contribué - si peu que ce soit - à donner une lumière nouvelle sur le sens de notre vie sur cette terre, sur le projet divin qui nous concerne, et sur la finalité du monde qui nous entoure. Ce sont des questions fondamentales, sur lesquelles on ne saurait trop méditer et réfléchir. Il nous a paru nécessaire d'exprimer en termes contemporains l'antique Tradition de l'Église, dont la richesse est trop souvent méconnue.
Maintenant, il reste à chacun de mettre tout cela en pratique en approfondissant sa propre vie spirituelle, et en s'engageant hardiment sur les voies de la prière. Nous escaladerons les pentes du Mont Thabor, puis nous nous retrouverons en compagnie de Moïse et d'Élie. Comme les Apôtres, nous nous voilerons la face devant la Lumière incréée émanant du Christ. Comme le firent les saintes Femmes myrophores, nous baisserons les yeux devant l'Ange qui, auprès du Tombeau, leur annonçait la résurrection de leur Seigneur. Car ce ne sera que dans le Royaume, que nous pourrons contempler en plénitude la splendeur divine.


ligne ornementale


T. des Matières

Page précédente

Retour haut de page

Page suivante