Orthodoxie en Abitibi

Histoire de l'Église occidentale (3)

Histoire de l'Église occidentale :
douzième et treizième siècle

Le texte présenté ici est un extrait des Notes de Cours prises lors de l'année académique 1983, par le P. Georges Leroy, lorsqu'il était étudiant à L'Institut St. Serge, à Paris. Le présent Cours d'« Histoire de l'Église occidentale » était donné par Mr. Nicolas Lossky. Notons que les chapitres 43 et 44 sont empruntés aux oeuvres du P. Théodore de Régnon, afin de compléter l'exposé de Mr. N. Lossky. - Voici donc la troisième partie de ce Cours :

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

37) Bernard de Clairvaux
38) Les Vaudois
39) Guillaume de Saint-Thierry
40) La philosophie arabe au XIe et XIIe s
41) La philosophie hébraïque au XIe et XIIe s.
42) Rétrospective historique du XIIe s.
43) Rétrospective théologique du XIIe s : le mouvement des études.
44) Rétrospective théologique du XIIe s : la tendance des esprits.

- Histoire de l'Église occidentale -
Douzième et treizième siècle

- CHAPITRE XXXVII -
BERNARD DE CLAIRVAUX


Bernard de Clairvaux (1090 - 1153) est né à Fontaine, près de Dijon. En 1112, il rentre à Cîteaux, avec trente autres jeunes nobles bourguignons - dont ses frères. Il partira de Cîteaux pour fonder Clairvaux, qui devient vite un centre important. En 1128, il est secrétaire du synode de Troyes ; il y fait reconnaître les règles des Templiers - règles dont il est probablement l'auteur. En 1130, le pape Honorius III meurt. Bernard soutient Innocent III contre Anaclet. Innocent III remercie Bernard en donnant des privilèges à l'Ordre cistercien. Le pape Eugème III est cistercien, et ancien élève de Bernard lui-même. Ainsi la puissance de Bernard augmente-t-elle encore. Bernard prêche la deuxième croisade en 1146. Ce sera un échec. Bernard était un homme très austère ; Guillaume de Champeaux lui reproche ses excès de mortifications. D'une orthodoxie très austère, Bernard soupçonne les théologiens-philosophes, attaquant Abélard, Gilbert de la Porrée et d'autres. Grand prédicateur, il fut un théologien pénétrant. Il rayonne l'amour de Dieu. En 1174, il est canonisé, vingt ans après sa mort. Rappelons l'une de ses paroles : dans le « De gratia et libero arbitrio », il affirme : « Ôtez la libre volonté, et il n'y a rien à sauver. Ôtez la grâce, et il n'y a aucun moyen de sauver. L'œuvre de salut ne peut se faire sans la coopération des deux ». Il y a là une idée très nette de la synergie.

Bernard n'est pas adversaire de la science. Mais pour lui, tout est ordonné au service de la science suprême : celle du Salut. Les sciences ne peuvent être un but en soi. La connaissance commence par la considération des choses créées : dans la nature, on peut lire la Vérité divine. Mais il faut arriver à la contemplation de la Sagesse divine. La philosophie est de connaître Jésus, et Jésus crucifié. Bernard n'est pas un précurseur de la pensée scolastique du siècle suivant. Il représente un autre courant. Il a su donner une expression intelligible aux états spirituels de l'âme. Son message s'adresse à tout chrétien qui prend sa foi au sérieux. L'enseignement du Christ est d'abord l'humilité, dont il voit douze degrés, comme pour Saint Benoît. Au sommet de l'humilité, on arrive au premier degré de la Vérité : la contemplation de sa propre misère. Le deuxième degré est la compassion à la misère des autres. Le troisième est le repentir qui purifie le cœur qui, par là, devient capable de contempler.Le point culminant et l'extase, où l'âme se sépare du corps, se vidant de sa substance pour communier à Dieu. En des termes occidentaux, c'est toute l'expérience de la déification, d'une expérience spirituelle complète.


- CHAPITRE XXXVIII -
LES VAUDOIS


Un phénomène intéressant, au XIIe siècle, et celui des Vaudois (Chiesa evangelica Valdese - cette Église compte à peu près 20 000 fidèles au Piémont). Pierre Valdo (+1217) rassembla les « pauvres hommes de Lyon ». Certains prétendent que le groupe date de Saint Paul qui dans une vallée (Vallis) les aurait évangélisés, en chemin vers l'Espagne. C'est purement légendaire. Pierre Valdo, riche marchand lyonnais, prit à la lettre la parole du jeune homme riche (Mt. 19 ; 21). Il partit mendier et prêcher. Les premières communautés se trouvent dans les Alpes françaises. C'est une prémonition des ordres mendiants. Cet appel à la pauvreté débouche sur des appels contre la richesse de l'Église installée - appel non entendu. À Vérone, en 1284, ils sont condamnés. Ils nommèrent leurs propres ministres, qui distribuent l'eucharistie, célébrée une fois par an. Pierre Valdo traduit le Nouveau Testament en provençal. Ils se répandent rapidement, jusqu'en Allemagne et en Espagne. En 1209, une croisade est lancée contre eux. En 1211, 80 vaudois sont brûlés à Strasbourg, et 15 autres en Espagne. Valdo meurt en Bohême. Plus tard, il s'amalgameront aux Hussites, prélude de la Réforme. Au XVe siècle, leur principal centre et le duché de Savoie. En 1522, les Hussites de Bohème font des avances à Luther. En 1532, lors d'un synode, ils adoptent une confession de foi, comprenant la non-reconnaissance de l'Église catholique et la prédestination. En 1848, ils obtiennent la liberté religieuse.


- CHAPITRE XXXIX -
GUILLAUME DE SAINT-THIERRY


Guillaume de Saint-Thierry (1085 +1148) est un cistercien, à la fois théologien et mystique. Né à Liège, il étudia à Laon. En 1113, il devient moine. En 1119, il est abbé de Saint-Thierry, près de Reims. En 1130, il assiste au Chapitre Général, à Saint-Médard. Il se lia d'amitié avec Bernard ce Clervaux. En 1135, Guillaume démissionne et va à Signy, dans les Ardennes, où il mourra en 1148.

Guillaume de Saint-Thierry connaissait les Pères grecs. Il écrivit « De natura corporis et animae ». C'est un essai de synthèse sur les rapports entre l'âme et le corps. Cette réflexion est antérieure à la découverte de la Physique d'Aristote, ouvrage introduit au XIIIe siècle. Guillaume de Saint-Thierry distingue entre corps, âme et esprit : il est trichotomiste. Les étapes de la vie spirituelle sont un passage de l'animal vers le raisonnable, puis vers le spirituel, où la volonté humaine est unie à celle de Dieu - et l'homme y atteint la liberté, car la Vertu, dans cette union, est tout-à-fait spontanée.

Guillaume de Saint-Thierry écrivit deux Commentaires sur le Cantique. Il se penche sur le rapport existant entre connaissance et amour. Il écrivit également : « De Sacramento altaris » - qui traite de la connaissance de Dieu au-travers des sacrements.

Guillaume de Saint-Thierry écrivit la « Lettre aux frères du Mont-Dieu », sur la vie solitaire. La « Lettre d'or » récapitule son enseignement.

Anselme de Havelberg :

Le XIIe siècle présente un effort de réflexion critique, qui tend vers une systématisation. Cette systématisation sera développée au siècle suivant.

Anselme de Havelberg est allé à Constantinople, et a eu un débat théologique avec Nicétas de Nicomédie, débat qui portait sur la procession du Saint Esprit. Il s'agit du « Dialogue d'Anselme » (1135). Les deux protagonistes ont fait un réel effort pour comprendre le point de vue de l'autre. Le débat est rapporté par Anselme (S.C. 118). Ce fut un dialogue dépouillé de procès d'intentions, ce qui donne un texte fort intéressant.


- CHAPITRE XL -
LA PHILOSOPHIE ARABE AU XIe ET XIIe S.


§ 1. — Le « chemin tournant » parcouru par la philosophie.

Au XIIe siècle, les philosophies orientales parvinrent à l'Occident. Il s'agit de la philosophie grecque, revue par les Juifs et les Arabes - par qui elle fut transmise. Cet ensemble de textes philosophiques aura une influence capitale sur la pensée du XIIIe siècle.

L'École d'Édesse en Mésopotamie, fondée en 363, était un centre chrétien syriaque. Il existe une traduction syriaque des philosophes et des Pères. L'école est fermée en 489. Les professeurs partent en Perse et en Syrie. Les Syriens enseignèrent au huitième siècle à la demande des Califes abassides. Aristote est traduit du syriaque en arabe. La pensée grecque passe aux Arabes, puis aux juifs, et en fin de compte en Occident - qui héritera d'un Aristote sous le nom duquel on trouve des traités néoplatoniciens, et notamment le très important « Liber de Causis », qui influencera profondément l'idée que l'on se fait d'Aristote.

Les Arabes créèrent une scolastique (mo'tazilites) qui fut une synthèse d'aristotélisme et de néoplatonisme, du type des Énnéades de Plotin. Ces penseurs étaient considérés comme étant rationalistes, par l'Islam traditionnel. Ils cherchaient à concilier la raison et la révélation. Dans la deuxième moitié du neuvième siècle, on trouve Al-Kindi, aristotélicien fidèle. Alfa Rabi, mort en 950, traduit et commente l'Organon ; il cherche à concilier Platon et Aristote. Il élabore un système cohérent de causalité. Il prépare le chemin à Avicenne.


§ 2. — Avicenne.

Avicenne (980 - 1037) était un philosophe et un médecin de la cour persane. Au XIIIe siècle, il fut considéré en Occident comme un adversaire par rapport auxquels il faudra se déterminer. Avicenne aurait lu quarante fois la Métaphysique d'Aristote. Il a lu un commentaire d'Alfa-Rabi, qui lui permit de comprendre cet ouvrage d'Aristote. C'est par Avicenne que la Métaphysique d'Aristote parvint en Occident. Avicenne écrivit plus de 100 œuvres, dont un exposé - un commentaire en 18 volumes - de l'œuvre d'Aristote : La guérison. Le commentaire se mêle à la pensée d'Avicenne. Le monde est l'émanation de Dieu, émanation qui est répartie hiérarchiquement : tout d'abord, l'intellect actif (les Idées), et ensuite l'intellect passif (l'esprit individuel). Avicenne distingue entre être nécessaire et être contingent : Dieu est nécessaire - l'univers est contingent - mais le monde des Idées est nécessaire, parce que Dieu l'a créé comme tel. Al-Gazali (+1111), qui est anti-aristotélicien, rejette tout ce système, au nom de la révélation divine.

Homme de génie et de grands savoir, Avicenne - dont le nom véritable est Abu Ali-Al-Hussein ibn Abdallah ibn-Sina - a exercé une influence considérable sur la médecine occidentale, et son plus important ouvrage, le « Canon de la médecine », a fait autorité jusqu'au XVIIe siècle. Médecin, mathématicien, théologien, écrivain, poète, politiciens, Avicenne brilla, en effet, dans tous les domaines de l'esprit. Il vint au monde en l'an 382 de l'hégire (980 après J.-C.), à Afchanah, non loin de Boukhara, dans le Turkestan. Son père, collecteur d'impôts, confia très tôt à un précepteur. « À dix ans, j'étais un prodige », confie orgueilleusement Avicenne qui, à cet âge, possédait le Coran et les Belles-Lettres. À 18 ans, il surprenait par l'étendue de ses connaissances médicales, scientifiques et philosophiques. Aussi fut-il appelé pour soigner le sultan de Boukhara, qui était souffrant. Avicenne le guérit. En guise de reconnaissance, le sultan mit à la disposition du jeune thérapeute toutes les richesses de sa bibliothèque. Avicenne y passa la plus grande partie de son temps, lorsqu'il jugea bon de quitter son protecteur et de partir sur les routes, à l'aventure.

Durant sa longue errance, il parcourut le Turkestan, l'Iran, la Mésopotamie, comblé d'honneurs et de présent par certains sultans, pourchassé et jeté en prison par d'autres. Il connut un temps de paix auprès de l'émir de Hamadan. Cham-ed-Doualah, qu'il avait guéri et qui le nomma grand vizir. Puis il reprit son indépendance et ses courses à travers les émirats avant d'échouer à la forteresse de Ferdadjan, où il écrivit son « Guide de la Sagesse » et divers ouvrages médicaux. Libéré, il se réfugia chez l'émir Ala Eddin, à Ispahan. Mais il ne profita pas longtemps de cette vie paisible.

Épuisé par le travail, ses pérégrinations et ses excès ( il avait un goût trop vif pour les plaisirs de l'amour et de la table, nous confie son biographe Al-Djourdjani), Avicenne tomba sérieusement malade. Conscient de la gravité de son état, il se prépara calmement pour le grand départ. Il distribua ses biens aux pauvres, affranchit ses esclaves, fit ses ablutions rituelles, pria, et écouta la lecture du Coran. Il s'éteignit à l'âge de 57 ans, en l'an 428 de l'hégire (1037 après J.-C.), victime d'une affection intestinale. Il laissa, dit-on, 176 ouvrages, dont 16 consacrés à la médecine, qu'il servit si bien.


§ 3. — Averroès.

La philosophie arabe émigra en Espagne. Averroès (1126 - 1198) est né à Cordoue. Il fit ses études dans cette même ville - recevant une éducation très poussée et très large. Il devint médecin du Calife. En 1195, il est exilé pour hérésie, mais il sera rappelé et réhabilité. C'est lui que le Moyen Âge latin appellera « le Commentateur ». Il cherche à déterminer les rapports entre philosophie et religion. Il établit des catégories d'esprit chez les hommes : chacun est capable de comprendre dans ses propres limites. Ainsi donc, il faut interdire de dépasser les limites. C'est pousser l'Aristotélisme très loin, selon lequel une Nature ne peut jamais se dépasser. Le Coran étant l'Absolu émanant de Dieu, il s'adresse à trois catégories d'hommes :
— Les philosophes : ce sont les « hommes de démonstration » qui exige des preuves à toute étape du raisonnement ;
— Les théologiens : ce sont les « hommes dialectiques » qui se contentent d'arguments probables et d'approximations ;
— Les religieux : ce sont les « hommes d'exhortation » qui sont sensibles aux arguments oratoires. Il s'agit de la masse, qui ne voit que le sens extérieur et symbolique du Coran.

Il faut noter que la « double vérité » est une mauvaise interprétation de sa doctrine.

Chaque esprit doit aller à la perfection de sa capacité. Le sens le plus haut du Coran et le sens philosophique, qui ne doit pas être divulgué aux esprits inférieurs. Il ne faut pas non plus mélanger les interprétations d'une même vérité. Pour Averroès, la philosophie est le point culminant.

Averroès soutient quatre points de doctrine :
— Dieu a créé le monde de toute éternité, par émanation.
— La matière est éternelle, et contient implicitement toutes les formes.
— L'intelligence humaine est la plus humble des intelligences sorties de Dieu : il n'y a qu'un seul intellect pour toute l'espèce humaine.
— Il n'existe pas d'éternité personnelle.


- CHAPITRE XLI -
LA PHILOSOPHIE HÉBRAÏQUE AU XIe ET XIIe S.


§ 1. — Isaac Israeli.

Isaac Israeli (855 - 955) fut médecin à la cour de Kairouan, en Tunisie. Compilateur, influencé par le néoplatonisme, il s'intéressait essentiellement à la philosophie.


§ 2. — Judas Halevy (11e s.).

Il réagit contre la philosophie, au nom d'Abraham. Il vivant en Espagne ; il revint à pied en palestine et fut tué aux portes de Jérusalem.


§ 3. — Gabirol.

Gabirolou Gabriel - connu sous le nom de « Avicebron ». Il vécut en Espagne (1020 - 1070). Il écrivit la « Fons Vitae ». Il sera pris pour un musulman ou un chrétien. Il a l'idée de l'universalité de la matière (potentialité) et de la forme, Dieu excepté.


§ 4. — Moïse Maïmonide.

Moïse Maïmonide (1135 - 1204) Naquit à Cordoue, d'un père talmudiste. En 1149, survint la persécution des juifs. Il se réfugie à Fez. Il écrit une épître contre l'apostasie. En 1165, il s'installe au Caire et prend la tête de la communauté juive de ce lieu. En 1180 il écrit en hébreu un code talmudique classé par sujet. Son influence ne s'étendit pas seulement sur la scolastique : il influença toute l'exégèse chrétienne, qui par lui, put connaît l'exégèse juive.

En 1190, il produit son « Guide des égarés », en trois parties : l'idée de Dieu ; l'existence de Dieu ; l'interprétation de la vision d'Ézéchiel, etc. Il s'inspire notamment d'Averroès. Il s'inspire d'Aristote. Moïse Maïmonide eut une grande influence sur Albert le Grand et Thomas d'Aquin. Moïse Maïmonide révèle deux modes de connaissance : la Philosophie, qui confirme rationnellement la Loi - et la Révélation. Il introduisit le raisonnement aristotélicien pour contredire Aristote lui-même : il affirma qu'on peut garder la Bible, parce qu'elle n'est pas contredite par Aristote… Il n'admet pas comme Gabirol, que les formes pures soient faites de matière. Il distingue dix sphères d'intelligence hiérarchisées. Moïse Maïmonide prouve l'existence de Dieu non pas par la finitude de la création, mais par la nécessité de la création, ce qui est un point de vue aristotélicien. Moïse Maïmonide dit que toute affirmation à propos de Dieu ne peut être que négative - ce qui est à la foie très juif et très biblique.


Suite du Cours de Mr. Nicolas Lossky - Notes de Cours du P. Georges - Année 1984 :


- CHAPITRE XLII -
RÉTROSPECTIVE HISTORIQUE DU XIIe S.


§ 1. — Un siècle de renaissance.

Le XIIe siècle, dans l'ensemble des siècles occidentaux, est un siècle de renaissance, c'est-à-dire une étape où l'on voit un renouveau dans la réflexion et l'enseignement, et une redécouverte des philosophes et philosophies antiques. Le problème éternel des rapports entre doctrine et pensée de l'homme, se pose à nouveau. Chartres et Cantorbéry sont des monuments-synthèses de cette époque. Les villes croissent en importance, les corporations prennent leur essor : ce sont les guildes, les hanses - ce qui est aussi un phénomène religieux : nous assistons à la fondation d'églises corporatives, qui auront leur importance au moment de la Réforme. À cette époque, la société ne pouvait se concevoir autrement que religieuses.


§ 2. — Les écoles monastiques, diocésaines et urbaines.

Au départ, il n'y avait que des écoles monastiques et des écoles cathédrales. À la fin du XIIe siècle, on aura trois sortes d'écoles : les écoles traditionnelles, c'est-à-dire monastiques, les écoles diocésaines et, phénomène nouveau, les écoles urbaines rassemblées autour d'une ou de plusieurs personnalités marquantes. L'enseignement est fondé sur les sept arts libéraux, distinction que l'on doit à Varon (IIe siècle avant J.-C.), reprise par Cassiodore (Ve siècle). On enseigne le Trivium : la grammaire, la dialectique et la rhétorique - et le Quadrivium : l'arithmétique, la géométrie, astronomie, et la dialectique. Alcuin a classifié ces matières : le Trivium est une étude de l'expression ; le Quadrivium forme l'esprit. La Logique d'Aristote prend une influence grandissante (la Métaphysique d'Aristote ne sera connue qu'à l'extrême fin du XIIe siècle). La Dialectique porte sur la matière de la pensée et est de plus en plus exploitée. Progressivement, la théologie va développer ses méthodes propres, c'est-à-dire la scolastique. Auparavant, il n'y avait pas de distinction entre philosophie et théologie.


§ 3. — La question des Universaux.

La question des Universaux se pose, et se résoudra par la mise au point de la notion de « concept » qui mettra plus ou moins d'accord les Nominalistes absolus et les Nominalistes modérés. À chaque siècle de l'histoire de la théologie, la question de réconcilier la tri-unité de Dieu avec la pensée humaine se pose à nouveau. La querelle des Universaux n'est donc pas aussi secondaire qu'elle n'y paraît. Le reproche fait à l'Occident d'être essentialiste simplifie la réalité. Abélard a fait beaucoup pour dépasser ce type de contradictions. Les méthodes de pensée évoluent, et permettent à Thomas d'Aquin d'avoir les instruments de pensée nécessaires.


§ 4. — Les Écoles de Chartres et de Saint-Victor.

L'école de Chartres et la plus prestigieuse du XIIe siècle : nous y voyons Bernard de Chartres et Gilbert de la Porrée, ainsi que Thierry de Chartres. Il tâtonna vers l'expérience, et non point vers un simple système de pensée. Nous connaissons la pensée du XIIe siècle en grande partie grâce aux descriptions de Jean de Salisbury. Abélard fut le grand nom - représentant par excellence du mouvement des écoles urbaines. Les écoles monastiques ne cessent pas pour autant d'exister. L'école de Saint-Victor est la continuation du courant « mystique », avec Hugues et Richard de Saint-Victor. Bernard de Clairvaux incarne la même tradition, avec l'expérience de Dieu avant tout. Il est très discuté. Mais il est déformé par ses disciples du XXe siècle. Guillaume de Saint-Thierry connaît bien les Pères grecs. À propos de la question de la grâce du libre arbitre, il a une position tout à fait équilibré sur la coopération de ces deux facteurs.


§ 5. — L'apport des philosophies orientales.

La philosophie grecque vint en Occident par un « mouvement tournant », via l'Afrique et l'Espagne, par l'intermédiaire des Arabes et des Juifs. À Édesse (fondée en 363) on enseignait Aristote, Hippocrate, Galien, en même temps que la théologie. L'école fut fermée en 489, et les personnalités qui y enseignaient sont parties en Perse et en Syrie. Les Syriens enseignent à la demande des Califes, au huitième siècle : nous avons la traduction des œuvres philosophiques aristotéliciennes en Arabe. La pensée grecque passera des Arabes aux Juifs, et en fin de compte, aux Chrétiens d'Occident. Le nom d'Aristote recouvre de nombreuses œuvres, authentiques et attribuées - et même des œuvres de Platon ainsi que des écrits platoniciens. C'est en fait, une synthèse de l'aristotélisme et des néoplatonisme qui développe le « kalâm », sorte de scolastique arabe. Comme dans l'Occident chrétien, s'affrontent les partisans du « Kalâm » et les traditionalistes, qui rejettent tout recours à la raison humaine en matière de foi. Petit à petit, la pensée est intégrée harmonieusement. Avicenne (Xe – XIe siècle) et Averroès (XIIe siècle) sont les deux grands noms de cette pensée. Parmi les juifs, notons Gabirol (ou Avicebron) qui est un Espagnol, et Moïse Maïmonide. Tout du long, en Occident, on se servira de son exégèse, celle du « Rabbin Moïse ». Au milieu du XIIe siècle, les œuvres sont traduites en Latin à Tolède, reconquise en 1085 - point de contact entre chrétiens et musulmans. L'archevêque Raymond de Tolède (1126 – 1151) encourage les traductions. Alfarabi et Avicenne sont traduits. Dominique Gundisalvi est un grand traducteur et commentateur. La pensée est transmise par des truchements qui sont souvent peu fidèles. L'aristotélisme arrive en Occident teinté de néoplatonisme. Sous le nom d'Aristote on reçoit le « Liber de Causis » de Proclus et le « Theologia Aristotelis » de Plotin. Les théologiens, au XIIIe siècle, vont être confrontés avec l'ensemble de la pensée d'Aristote, qui les inquiétera par son empirisme. Aristote s'impose à la pensée occidentale. Même si on le critique, on prend ses catégories. Vers la fin du XIIe siècle, il y a en Italie quelques traductions directes du grec en latin.


§ 6. — Naissance et développement des Universités.

C'est un phénomène socio-culturel, lié au mouvement corporatif de la société occidentale : on se groupe en communautés. Le mouvement du XIIe siècle est celui d'un corporatisme laïque, mais toujours avec une connotation religieuse. Au tournant du XIIe-XIIIe siècle, le mouvement va gagner l'univers culturel, et c'est ce qui donnera les Universités. Les écoles se groupèrent pour obtenir une charte : c'était un « trust » d'intérêts. Les Universités sont nées du mouvement ambiant. L'Université est liée par le serment de ses membres, et par l'élaboration des statuts. Des chartes et incorporation officialisèrent cela. Bologne, en tant qu'école de droit, est la plus ancienne Université d'Europe. On y trouve des «Nations» : regroupements d'étudiants de même origine. Bologne reçoit beaucoup d'étrangers. « Universitas » signifie un « ensemble » - terme générique beaucoup plus large qu'aujourd'hui. Les Lombards, ultramontains, Romains et Polonais sont des « Nations » de Bologne. Au XIIIe siècle, on trouvera les Italiens - citramontains, et les étrangers ou ultramontains. Les Nations élisent un « recteur » que l'on trouve déjà à Bologne en 1180. « Universitas magistrorum et scholarium » c'était le « Studium » (terme générique de l'époque, pour un groupement de type scolaire), nom de l'Université de l'époque.


§ 7. — L'Université de Paris.

Paris fut l'une des plus importantes universités médiévales d'Occident. Les diverses Écoles du lieu s'unirent en une Université. Les Écoles étaient régies par le Chancelier du chapitre cathédral. La juridiction épiscopale s'étendait sur l'île de la Cité. Pour échapper à cette autorité, beaucoup de maîtres et d'écolâtres s'établirent sur la Rive Gauche, sous l'autorité du Monastère de Sainte Geneviève. Cela a beaucoup contribué à l'urbanisation de la Rive Gauche. Un double conflit survint : avec les bourgeois, et avec l'autorité épiscopale ou abbatiale. En 1200, les écoliers reçoivent de Philippe-Auguste le privilège d'être jugés par l'autorité ecclésiastique plutôt que par le Prévôt de Paris. Les maîtres et étudiants, en 1200, se groupent en une association reconnue en 1215 par Robert de Courson, légat du pape Innocent III et professeur de théologie à Paris. En 1220, l'autorité pontificale se substitue à l'autorité épiscopale. Une lutte incessante se déroulera, pour défendre les « libertés » acquises. En 1219, apparaissent les quatre « Facultés » : Théologie -Art - Droit - Médecine. Dès le début du XIIIe siècle, les étudiants s'organisent en « Nations », après les graves troubles de 1212 - 1213. La « Nation » française regroupe l'Italie, l'Espagne et l'« Orient ». Il y a également la « Picardie », les « Normands » et l'Angleterre qui prend aussi l'Écosse. En 1217, arrivent les Dominicains, et 1219, c'est le tour des Franciscains. Les Frères Prêcheurs s'installent à Saint-Jacques (dans le Couvent des Jacobins). Prêcheurs et Mineurs vont occuper progressivement toutes les chaires de théologie.


§ 7. — L'Université d'Oxford.

Oxford (Auxoniensis) était déjà réputée comme centre d'études au XIIe siècle. Sainte Frideswide (+735), pour échapper à un mariage, est partie à Oxford, fonder un Monastère. Le récit de sa vie a été fortement amplifié et embelli au XIIe siècle. Elle est la sainte patronne de l'Université. Son monastère a existé jusqu'au XVIe siècle. Son église est devenue la cathédrale d'Oxford, aussi au XVIe siècle. C'est important, car donc au Moyen Âge, le pouvoir épiscopal était à Lincoln, c'est-à-dire à l'extérieur. En 1214, nous trouvons une référence à un Chancelier de l'Université. Entre 1220 et 1270, s'installent les Frères Prêcheurs et Mineurs, à côté des Bénédictins et des Augustins. Les conflits entre étudiants et bourgeois surviennent fréquemment. L'année 1209 se signale par des troubles graves ; un groupe s'en va Cambridge, où se trouvaient déjà deux fondations monastiques. Des parisiens viennent rejoindre les Auxoniens, et l'université de Cambridge possède un recteur en 1226. Les étudiants habitaient dans des hôtelleries, fondations d'origines diverses - qui sont à l'origine des Collèges. Murton College date de 1264, à Oxford - bâtiment qui existe toujours aujourd'hui. À Cambridge, nous avons la « Pieterhouse », fondée en 1274. Le légat pontifical accorde en 1274 une charte à Oxford ; ce document règle les rapports entre l'Université et la ville. À Oxford, le Chancelier et la ville font front commun, à l'inverse de ce qui se passe à Paris. Oxford est moins spécialisée que Paris, pour ce qui est de la théologie (avec Albert le Grand et Thomas d'Aquin). Dès le début du XIIIe siècle, les traductions d'Aristote apparaissent - et cela correspond à la naissance de fait des Universités. À Oxford, St. Edmond (fin XIIe s. et début du XIIIe s.) commente Aristote. La plupart des philosophes et théologiens du XIIIe siècle vont se situer par rapport à Aristote.


§ 8. — La piété laïque médiévale.

À la fin du XIIe siècle, de nombreuses relations commerciales sont inaugurées par les incursions des Croisades en Orient. En fait, l'idée des Croisades nées de la contemplation des aspects concrets de la vie du Christ : point de vue qui se développa au XIe siècle. Le sens des « Lieux saints » apparaît, ainsi que la piété eucharistique (monstrances), le sens du pèlerinage, l'esprit de pauvreté et les Tiers-Ordres. C'est l'apogée, de 1250 à 1350, de la piété laïque médiévale. Ce besoin de concrétiser, de placer géographiquement, est typique de l'époque. La mentalité religieuse de l'époque modela le comportement - c'est un matérialisme d'un autre ordre. Notons, d'autre part, l'apparition de l'amour courtois - de la notion de l'amour qui engendre nécessairement l'adultère. L'« immoralité » se répand dans toutes les classes de la société, avec un goût pour la grivoiserie et même l'obscénité. L'usure se développe, pratiqué par les seigneurs et les Juifs. Le clergé n'est pas épargné. Tout cela mènera, petit à petit, à la Réforme. Innocent III voudra réformer ces abus. Il sera, dans la pratique, le plus absolutiste des papes. Innocent rappelle à l'ordre les évêques, ces « chiens muets qui ne savent pas aboyer ». Il les ramènera sous l'autorité romaine.

Pour compléter la présentation de Nicolas Lossky et en faciliter la compréhension, nous proposons ci-dessous une Rétrospective théologique du XIIe s. de la plume du P. Théodore de Régnon. Ce texte est extrait des « Études de Théologie positive sur la Sainte Trinité » - Deuxième série : Théories scolastiques. éd. Victor Retaux, Paris 1892. Vol. II. p. 4 - 53.


- CHAPITRE XLIII -
RÉTROSPECTIVE THÉOLOGIQUE DU XIIe S.

LE MOUVEMENT DES ÉTUDES
- P. Théodore de Régnon -


§ 1. — De la philosophie au XIIe siècle.

Lorsque Charlemagne eut fondé ses fameuses écoles, un nouvel horizon se découvrit à l'esprit humain, et l'on commença à étudier les sciences profanes dans les auteurs de l'Antiquité. Mais les bibliothèques étaient pauvres. En fait de philosophie, on ne connaissait guère que Boèce, dans ses commentaires sur Porphyre et Aristote. Les écoles s'appliquèrent donc à l'étude du philosophe romain, qui devint le maître en philosophie, pendant que saint Augustin demeurait l'oracle en théologie.

Or, par ses traités de Grammaire et de Dialectique, Boèce répondait parfaitement aux besoins du temps. Il fallait la Grammaire, pour comprendre les auteurs grecs et latins dont les manuscrits commençaient à sortir de leur poussière. Il fallait la Dialectique, pour donner à la raison, prenant conscience de sa force, une souplesse et une rectitude indispensables à son développement. Aussi les efforts de la jeune École, qui montait en sève comme une vigne au printemps, se portèrent-ils sur la Grammaire et la Dialectique.

Cette dernière étude, surtout, était de nature à charmer des esprits, tout à la fois avides de penser et pauvres en matériaux intellectuels. Sorte d'escrime, dans laquelle la subtilité naturelle fait plus que l'érudition acquise, où la témérité juvénile peut l'emporter sur la prudence du sage, la Dialectique fut vite à la mode. Les écoles devinrent des tournois, où il s'agissait surtout de plaire à la galerie par la dextérité des parades et la rapidité des attaques. Rien d'instructif sur cet état de choses, comme l'autobiographie d'Abélard ; où ce fils de soldat raconte, avec une naïve vanité, ses précoces succès sur son vieux maître Guillaume de Champeaux. Ce ne sont qu'expressions militaires : bataillons en présence, approches habiles, investissement de places, sièges en règle...

Abélard nous apprend lui-même que la querelle portait sur la question des « Universaux », et que les deux factions rivales étaient le Nominalisme et le Réalisme. Je n'en disconviens pas : c'est là une question qui domine toute la philosophie. Mais elle relève de la « métaphysique » et le malheur était qu'on la traitât alors comme un sujet de pure « dialectique ». Or, si l'intelligence devient Réaliste, lorsqu'elle se recueille dans ces calmes profondeurs où elle contemple en silence la vérité, il faut avouer, d'un autre côté, que la dispute, avec son verbiage et son arsenal de distinctions verbales, est favorable au Nominalisme. Et d'ailleurs, l'importance considérable de la Grammaire à cette époque ne devait-elle pas incliner les esprits à considérer les « mots » plus que les « choses », et à y voir les objets propres de l'activité intellectuelle ?

La vogue était donc aux disputes sur les Universaux ; et tout écolier, qui se sentait du talent et le désir de percer vite, agitait ces redoutables questions. Il faut lire dans Jean de Salisbury, l'homme le plus docte et peut-être le plus sage de son temps, quelle confusion résulta au XIIe siècle de ce conflit d'opinions : chacun profitant de l'obscurité de la question, pour en présenter une nouvelle solution qui le posât en chef d'école et lui apportât, avec l'affluence des élèves, la gloire et l'argent (Jean de Salisbury, Polycraticus, lib. VII, cap. 12. — M. 199, col. 662.

Cette mêlée n'est point pour déshonorer le XIIe siècle ; on en observe de semblables à toutes les époques de renaissance. C'est le tourbillon vital dans l'œuf récemment fécondé, avec ses agrégations et désagrégations, ses polarisations et dépolarisations, que le physiologiste constate sans pouvoir en saisir le plan ou l'utilité.


§ 2. — Intrusion de la philosophie dans la théologie.

Le réveil de l'activité intellectuelle avait toutefois son danger. À une époque où la théologie ne formait avec les sciences profanes qu'un seul et même enseignement, les luttes philosophiques se transportaient sans tarder sur le terrain du dogme catholique. La Foi elle-même, si vive alors, poussait la raison à appliquer aux mystères ses nouvelles forces, suivant la belle expression de saint Augustin : fides quaerens intellectu - la Foi qui cherche à comprendre. Que sont les beaux traités de saint Anselme, sinon l'expression de ce besoin d'une raison fidèle ?

Merci, ô mon doux Seigneur - s'écrie ce Docteur - merci ! Car ce que je croyais déjà par ta grâce, je le comprends maintenant par ton illumination, à ce point que si je refusais de le croire, mon intelligence me forcerait de le reconnaître.

S.Anselme, Proslogium, cap. 4.

La jeune philosophie essaya donc sur les dogmes les instruments rationnels qu'elle venait de se forger. Il y eut des tentatives malheureuses ; et il ne pouvait en être autrement, soit à cause de l'inexpérience, soit à cause d'une présomptueuse confiance. Mais on doit se garder de confondre avec Arius ou Pélage les écolâtres dont l'Église dut réprimer les erreurs.

Le nominaliste Roscelin, que saint Anselme combattit, prétendait faire une bonne œuvre.

Les païens - disait-il - défendent leur loi ; les juifs défendent leur loi ; nous, chrétiens, nous devons aussi défendre notre foi.

Cité par S. Anselme, De fide Trinitatis, cap. 3.

Roscelin avait donc un certain zèle, mais non suivant la science ; et il fut justement condamné dans un concile de Soissons (1092). Le même zèle, avec la même intempérance, l'entraîna plus tard à des diatribes exagérées contre les désordres des mœurs ecclésiastiques, et ces attaques indiscrètes furent, plus encore que les écarts de doctrine, la cause de ses infortunes.

Un autre exemple plus célèbre nous est fourni par Abélard. Nature pleine de fougue et de passions, ses premières aspirations furent vers la gloire profane, et bientôt sa précoce renommée le rendit présomptueux à l'excès. Lui-même nous raconte avec son habituelle vanité comment, encore sur les bancs, sans aucune préparation théologique, il entreprit, du jour au lendemain, l'exposition publique de la prophétie d'Ézéchiel, uniquement pour tenir un pari contre des camarades de son âge ( Abélard, Historia calamitatum, cap. 3). Était-il possible qu'un homme si léger s'aventurât à expliquer nos mystères sans tomber dans quelque erreur grossière ? Cependant, lorsque plus tard, mûri par ses malheurs et dans la plénitude de sa science, il écrivit ses plus célèbres traités, son intention vraiment religieuse partait d'un esprit de foi ; car il déclare qu'il prend la plume pour réfuter les nombreuses erreurs qu'on colportait alors au sujet de l'adorable mystère de la Trinité. Lui aussi, il fit naufrage pour n'avoir pas assez lesté son navire ; mais les beaux sentiments qu'on trouve dans ses écrits, l'amitié et l'estime que lui gardèrent toujours de saints personnages, l'édification de ses dernières années, rendent témoignage en faveur de son esprit chrétien.

Jugeons de la même manière Guillaume de Conches, ami d'Abélard, et Gilbert de la Porrée son adversaire. Ils subirent des condamnations doctrinales, mais au fond ils étaient sincèrement attachés à la foi catholique. Leurs excès, dans un sens ou dans l'autre, sont excusables dans un siècle de renouveau intellectuel, et ces crises annonçaient l'enfantement des chefs-d'œuvre qui ont fait la gloire du siècle suivant.


§ 3. — Attitude du public.

Notre siècle a quelque ressemblance avec le Douzième par son inquiétude intellectuelle ; il est donc instructif de rechercher quelle était, dans ce passé lointain, l'attitude du public chrétien vis-à-vis de la nouvelle activité. Je crois inutile de rappeler comment une jeunesse avide de savoir se pressait, en nombre incroyable, autour des écoles qui avaient la renommée ; comment cette renommée se déplaçait brusquement, entraînant la foule vers les chaires les plus bruyantes, les plus batailleuses, les plus téméraires. Mais il faut nous arrêter davantage aux réactions moins connues, et cependant bien intéressantes.

Signalons d'abord la classe, si nombreuse dans tous les temps, de ceux qui, une fois pour toutes, ont garni leur esprit d'idées reçues comme on meuble un appartement, et qui déplorent la fécondité de l'intelligence humaine. Le pieux et savant Rupert entendait murmurer autour de lui :

En voici encore un qui écrit sans nécessité. Les saints ont écrit ; les écrits des saints suffisent et surabondent. Nous ne suffisons pas à lire ce que les Saints ont écrit. Faudra-t-il encore lire ce que des inconnus sans autorité écrivent de leur propre fond ?

Rupert, De divinis officiis, epist. dedicat. — M. 17O, p. 10.

À vrai dire, ces braves gens ne lisaient guère les Saints eux-mêmes, et ne se nourrissaient que des vulgarités acclimatées autour d'eux. Aussi ne faisait-il pas toujours bon de toucher à leur ordinaire. Leur zèle s'irritant, ils se jetaient sur l'indiscret, comme sur un ennemi de la foi.

Abélard, dans son autobiographie, raconte une anecdote qu'il ne convient d'accepter, bien entendu, que sous bénéfice d'inventaire, mais que je rapporte comme une peinture de mœurs qui n'a rien d'absolument invraisemblable. Après sa condamnation à Soissons et un internement temporaire, notre philosophe avait fini par rentrer dans son monastère de Saint-Denis, où il charmait ses chagrins dans la bibliothèque.

Un jour - dit-il - pendant ma lecture, le hasard me fît tomber sur un passage de Bède dans son exposition des Actes des Apôtres, où il est dit que Denis l'Aréopagite fut évêque, non des Athéniens, mais des Corinthiens. Cette opinion allait contre les nôtres qui se vantent que leur saint Denis est l'Aréopagite évêque d'Athènes, comme ils le prouvent par ses Histoires. Ayant donc trouvé ce passage de Bède contraire à notre opinion, je le montrai comme en plaisantant (« Quasi jocando ». Connaissant Abélard, on est tenté de traduire : « d'un air narquois »...) à quelques frères qui se trouvaient là.

Ils furent saisis d'indignation, et répondirent que Bède était le plus menteur des écrivains. Ils ajoutèrent qu'on possédait un témoignage bien autrement véridique : celui de leur abbé Hildouin, qui s'était transporté lui-même en Grèce pour élucider la question, et avait consigné dans ses Mémoires le résultat d'une enquête décisive.

Alors l'un d'eux me demanda indiscrètement quel était mon avis sur Hildouin et Bède. Je répondis que j'inclinais pour l'autorité de Bède, dont les écrits sont étudiés avec estime dans toute l'Église latine. Aussitôt leur colère s'allume. On crie que je me démasque enfin, que j'ai toujours cherché à nuire à notre Monastère, et que maintenant j'attente à l'honneur de tout le Royaume, dans une de ses gloires les plus chères, puisque je nie que leur patron soit l'Aréopagite.

Je réponds que je n'ai point nié cela, et que d'ailleurs peu importe à saint Denis de venir de l'Aréopage ou d'ailleurs, pourvu qu'il jouisse près de Dieu de son immense gloire.
Mais les voilà qui courent ensemble vers l'abbé, et lui portent leur dénonciation. On réunit les frères ; on convoque le chapitre...

Abélard, Historia calamitatum, c. 10.

Après Abélard, on continua à débattre la question de savoir si l'Aréopagite était mort en Grèce ou s'il avait été martyrisé à Paris.
En I215, Innocent III calma les disputes de la façon suivante. Il écrivit aux moines de Saint-Denis, que ne voulant point trancher le débat, et cependant désirant leur être agréable, il leur envoyait le corps du saint Denis mort en Grèce, qu'un légat avait apporté à Rome. « Ainsi, dit-il, lorsque vous aurez les deux reliques, il ne pourra plus rester de doute que vous ne possédiez dans votre monastère les reliques de saint Denis l'Aréopagite ». (Supplementum ad Innocentii III regesta. — M. 217, col. 241).


§ 4. — Parti conservateur.

Ce serait bien à tort qu'on jugerait du Douzième siècle par cette anecdote un peu suspecte ; car l'Église favorisait l'instruction et en particulier les travaux théologiques. Cependant beaucoup d'esprits cultivés s'efforçaient de maintenir les études dans le sillon tracé par saint Augustin. Il semble que ces conservateurs ne vissent pas sans quelque regret sortir de la poussière les œuvres des Pères grecs. Un auteur dont j'ai perdu le nom écrivait à cette époque : « On cite un Jean de Damas, je ne l'ai point lu, abeat quo libuerit - qu'il aille où il veut ».

Plus tard, on rencontre encore quelques esprits chagrins - témoin celui qui, après avoir rapporté certains textes de saint Jérôme et de saint Augustin, s'écriait : « Quoi de plus évident ? Que sont un Pierre Lombard ou je ne sais quel Jean de Damas, simples écoliers, auprès de ces autorités de l'orthodoxie ? » (Gaultier de S. Victor, Contr. quat. labyrinthos. — M. 199, col. 1156).

Ce ne sont là, si vous le voulez, que des boutades d'écrivains sans valeur, et l'on ne trouve rien de semblable dans les graves auteurs de cette époque. Cependant tous les hommes sages s'inquiétaient à bon droit de l'intrusion de la science profane dans la théologie, et blâmaient une critique fiévreuse qui ne respectait aucune tradition. Trop souvent, en effet, c'est par là que s'introduit l'esprit de doute, lorsque l'humilité ne garde pas la porte du cœur.

Le puissant adversaire d'Abélard, Guillaume de Saint-Thierry décrit, dans son Speculum fidei, les tentations contre la foi, en homme qui les avait éprouvées lui-même, ou qui savait, du moins, combien elles tourmentent parfois les esprits les plus pieux.

Souvent - dit-il - des âmes pleines d'une religieuse ferveur, mais encore trop tendres dans la foi, sont assaillies par les tentations contre la foi. Ces tentations n'attaquent point en face et à découvert ; elles cachent leurs embûches, elles se présentent de côté. Elles tiraillent par derrière le vêtement de la foi. Elles ne disent pas : est, est, non, non ; mais elles murmurent : forsitan et forsitan - peut-être et peut-être. Peut-être, disent-elles, il en est ainsi, peut-être n'est-ce point vrai ; peut-être en fut-il autrement, peut-être le vrai texte est-il autre, ou ce qui est écrit l'a-t-il été pour autre chose qui n'a point été écrite.

Lorsque la raison regarde en face et juge, tous ces doutes disparaissent. Mais, si l'on retrouve encore intact le vêtement de sa foi, on sent pourtant qu'il demeure froissé et comme chiffonné.

Ne semble-t-il pas que cette description soit faite pour notre siècle envahi par la contagion du Peut-être ?

Après avoir enseigné qu'il faut repousser ces sournoises attaques par des actes de foi prompts et énergiques, notre auteur ajoute :

Et cependant il reste encore, dans je ne sais quel coin de la conscience, comme un aiguillon de mort qu'on ne peut arracher complètement : aiguillon qui ne transperce point, mais qui perce ; qui ne pique même point toujours, mais qui cependant reste en place... Hélas! il n'y a, pour bien sentir ces choses, que celui qui combat.

Guillaume de Saint-Thierry, Speculum fidei. — M. 18O, col. 374.

Il ne suffisait pas de gémir sur le mal ; il fallait raffermir la foi des faibles et combattre l'erreur des novateurs. Le XIIe siècle vit donc surgir un grand nombre de traités dogmatiques destinés à maintenir la pureté de la doctrine. Dans ces oeuvres dont quelques-unes sont véritablement belles, toutes les questions sont résolues par des textes de Pères latins, et surtout par des textes de saint Augustin. Il en résulte que les traités de cette école tournent à peu près dans le même cercle. Qui en a lu un, les a lus tous ; qui a lu saint Augustin, peut se dispenser d'en lire aucun. Voilà pourquoi ces ouvrages, malgré de réelles beautés , ne sont plus guère connus que des érudits. — Toujours il en sera ainsi, lorsqu'on voudra inféoder la science à un homme, même de génie. Toujours l'expansion de la raison finira par briser les liens autres que ceux de la Foi divine.

Si l'école conservatrice du Douzième siècle contribua peu au progrès de la science théologique, cependant elle rendit un éminent service, en s'opposant aux écarts des esprits plus entreprenants. Les amis du temps passé, à qui déplaisaient tout ce développement d'études profanes et cet enthousiasme pour Porphyre et Aristote, avaient nécessairement l'œil ouvert sur la Dialectique, lorsqu'elle s'aventurait sur le domaine de la théologie. Dès qu'ils découvraient quelque erreur dogmatique, ils la dénonçaient impitoyablement, et réclamaient une condamnation sévère. Quelquefois leur zèle semble empreint d'une certaine amertume ; les qualifications dont ils usent sont injustes. Gaultier de Saint-Victor n'épargne pas Pierre Lombard :

Quoi ! - dit-il - tu es maître en Israël, tu es évèque, bien que simoniaquement intrus dans ton église, et tu blasphèmes ainsi !

Libr. contr. quat. labyrinthos. — M. 199, col. 1140.

Leurs diatribes se ressentent de préjugés un peu étroits : Guillaume de Saint-Thierry reproche à Abélard des opinions très soutenables, et il est lui-même très dur au sujet de la prédestination. Ils abusent quelquefois d'un mot échappé à leurs adversaires. Cependant on ne doit pas contester les services que ces gardiens ombrageux ont rendus à la Foi et à la science : à la Foi, en la maintenant pure ; à la science, en la défendant contre ses propres témérités !


§ 5. — Conduite de l'Église.

D'ailleurs, au-dessus des accusateurs étaient les juges, c'est-à-dire les évêques, les conciles, les papes. Or l'Église est toujours une mère tendre ; dans les accusés, elle voit plus volontiers des fils à ramener que des coupables à châtier. Par essence, elle aime la lumière, et la faveur spéciale dont elle a toujours entouré la science n'a jamais été niée que par la haine aveugle. De là, ses lenteurs à condamner et ses égards pour les savants.

En même temps, donc, qu'on doit louer l'ardente insistance d'un saint Bernard à presser la condamnation d'un Abélard ou d'un Gilbert de la Porrée ; on doit également admirer la sage hésitation des conciles et des papes à prononcer des sentences déshonorantes. Il est vrai de dire que la plupart des juges, évêques ou cardinaux, avaient fréquenté les écoles dans le beau temps de leur jeunesse, et que beaucoup d'entre eux avaient connu l'ivresse du vin nouveau. Ils en avaient conservé l'amour de la science et ils la favorisaient dans leurs villes épiscopales. Ces juges finissaient bien toujours par condamner les propositions fausses. Ils exigeaient des rétractations, mais ils évitaient autant que possible d'écraser les personnes. Après sa condamnation, Gilbert de la Porrée retourne dans son diocèse de Poitiers, sans que son autorité ait à souffrir. Abélard, que son caractère versatile rend suspect, est frappé plus sévèrement par le Pape ; mais, aussitôt, recueilli avec affection par Pierre le Vénérable, il est calmé, converti, et même employé par le saint abbé de Cluny à enseigner les jeunes moines du monastère.


§ 6. — Les écoles épiscopales.

Je viens de rappeler la sollicitude de l'Église pour la science. Il ne faudrait pas croire, en effet, que l'enseignement de la jeunesse fût livré tout entier aux aventures des chercheurs de nouveautés. Dans tous les centres d'études, existaient des chaires entretenues par les évêques et occupées par des maîtres sérieux. Ces hommes graves, parfaitement au courant du mouvement qui se produisait autour d'eux, savaient distinguer entre les tendances légitimes de la raison et ses entreprises téméraires. Ils dirigeaient prudemment la théologie, en unissant le respect de la tradition avec l'estime que mérite le progrès, et leurs sages conseils dictaient aux évêques les jugements doctrinaux.

La célébrité ne s'est pas attachée à ces hommes, pourtant bien méritants, comme si la curiosité ne remarquait dans le torrent des âges que l'écume et les tourbillons de surface. Leurs oeuvres mêmes, ou bien se sont perdues, ou gisent encore dans les dépôts de manuscrits. Cependant on peut juger de leur valeur par les traités de Robert Pullus, mort en 1150. Dans ses Sentences, on admire une sagesse et une science que le saint-siège récompensa par la pourpre romaine. La véritable gloire du premier cardinal anglais est d'avoir été le précurseur de Pierre Lombard, et probablement son maître, si l'on en juge par la conformité de doctrine et même de rédaction dans certains passages de leurs œuvres respectives.

Il est inutile de parler longuement du « Maître des Sentences », car son influence sur l'enseignement théologique est connue de tous. Pierre Lombard fut de l'école conservatrice. Effrayé de voir l'enseignement de la théologie s'égarer dans une vaine dialectique et une philosophie raisonneuse, il voulut la ramener dans sa voie légitime, en l'endiguant par des Sentences patristiques. Comme ses prédécesseurs, Pierre Lombard est le disciple fidèle de saint Augustin, à qui il emprunte le plus grand nombre de ses témoignages. Cependant il n'est pas exclusif, et ses citations permettent de juger quels étaient les Pères grecs ou latins que l'on commençait à connaître.

En outre, c'est un esprit trop supérieur pour qu'il lui vienne en pensée de ramener la science en arrière. Tout en rejetant les questions bonnes uniquement pour la dispute, il connaît son siècle, se préoccupe de ses erreurs théologiques, tient compte de ses conquêtes philosophiques, et sait opérer, un triage dans les opinions nouvelles. De son vivant, il fut violemment attaqué par les esprits chagrins qui grondaient contre le progrès ; plus tard, les modernes lui reprocheront de s'attarder à de vaines subtilités. De telles critiques forment, par leur contradiction même, le plus bel éloge de Pierre Lombard, en prouvant à la fois et sa largeur d'esprit et la connaissance qu'il avait des besoins de son temps.


§ 7. — L'École de Saint-Victor.

Cet aperçu rapide sur les études théologiques du XIIe siècle resterait incomplet, si je ne signalais un autre mouvement parallèle au mouvement des écoles publiques.

Un théologien, qui d'abord avait puisé dans ces écoles quelques opinions peu sûres, comme il le confesse lui-même, et qui plus tard voulut en rendre responsable son maître Pierre Lombard, exprime dans la page suivante la lassitude que la dispute avait produite dans certaines âmes :

Il convient de s'abstenir des distinctions propres à la logique, lorsqu'il s'agit du Christ, ou d'une personne de la Trinité, ou de la divine essence, ou des sacrements et en général des articles de foi. Si pourtant on admet quelquefois la Dialectique dans ces questions, pour qu'elle ne soit pas complètement absente, il faut se hâter, dès qu'elle veut faire tapage, de la mettre à la porte ; soit parce qu'à la majesté de nos mystères ne peuvent convenir des mots et des règles qui ne sont que le vêtement de la raison naturelle, soit surtout parce que la plupart des professeurs de logique ne sont que des fâcheux, tout occupés à l'interprétation des mots et à la chasse des syllogismes. Or, les eaux de Siloë coulent en silence, et dans la construction du temple ni le marteau ni la hache ne se firent entendre.

Jean de Cornouailles, Eulogium. — M. 199, col. 1065.

On a fait une heureuse application de cette dernière phrase à la célèbre abbaye de Saint-Victor, où des religieux se livraient aux méditations les plus hautes dans le calme d'une même observance, savants d'autant plus libres dans leurs conceptions qu'ils étaient plus soumis à l'Église. Aussi ce cloître fut-il moins une école attachée à quelque système qu'un cénacle de penseurs. Deux noms surtout, Hugues et Richard, en ont rendu impérissable la célébrité.

Hugues de Saint-Victor, contemporain d'Abélard, est un disciple de saint Augustin, mais à la manière de saint Anselme, c'est-à-dire qu'il demande au docteur d'Hippone, moins des solutions toutes faites que la méthode pour penser par soi-même. Comme Augustin et comme Anselme, il s'élève sur les deux ailes de la contemplation intellectuelle et de l'amour divin, cherchant plus à connaître qu'à prouver, plus à jouir de la vérité qu'à combattre l'erreur. Mais, s'il prend saint Augustin pour modèle et pour guide, il profite des lumières modernes, examine certaines questions débattues de son temps, les traite avec indépendance, et sait éviter, chose assez rare dans tous les temps, de se prononcer sans raison suffisante.

Richard de Saint-Victor eut, dit-on, Hugues pour maître. Du moins, il s'inspira de sa méthode, et poursuivit la même voie malgré les embarras considérables qu'il rencontra dans sa charge de sous-prieur et de prieur. C'est un mystique comme Hugues, cherchant la vérité autant par le cœur que par la raison. C'est même un mystique plus déclaré que son maître, et par là-même un philosophe plus indépendant. Non seulement, il évite de s'appuyer ostensiblement sur l'autorité et il fait converser l'âme avec Dieu même, à la manière de saint Anselme et de saint Augustin ; mais ce qui constitue son originalité et le distingue d'Hugues et d'Anselme, c'est qu'il rompt avec la tradition augustinienne au sujet de la Trinité, et se fraie des voies toutes nouvelles dans l'interprétation logique de ce mystère.

Après avoir déclaré qu'il faut commencer par croire : Je sais, dit-il, ce qu'enseigne la foi ; j'ai appris et je crois qu'il n'y a qu'un seul Dieu en trois personnes, que le Fils est engendré, que le Saint-Esprit procède. J'entends souvent, je lis souvent ces choses ; mais - ajoute-t-il comme s'il n'avait connu les traités ni d'Augustin ni d'Anselme ni d'Hugues :

Je ne me souviens pas d'avoir lu comment toutes ces choses se prouvent. Dans toutes ces questions, les autorités abondent, mais les raisonnements sont moins nombreux. Dans toutes ces choses, l'expérience fait défaut, les arguments sont rares. Je pense donc que je n'aurai pas rien fait, si je puis aider un peu les esprits qui s'intéressent à ces questions, quand bien même il ne me sera pas donné de les satisfaire.

Richard de Saint-Victor, de Trinitate, lib.I, cap. 5.

Ce n'est point ici le lieu d'exposer la théorie de Richard sur la Trinité ; car elle exige une longue étude [cfr. supra], soit en elle-même, soit dans les disciples de ce penseur. Il fallait seulement constater l'origine de cette nouvelle théorie. Car, à partir de Richard, nous rencontrons, au sujet de l'exposition de ce mystère, deux courants théologiques. À la vérité, on peut découvrir dans l'Antiquité leur source commune; mais au XIIe siècle, ces courants se séparent. L'un passe par Pierre Lombard et Albert le Grand pour parvenir à saint Thomas ; l'autre passe par Richard de Saint-Victor et Alexandre de Halès pour aboutir à saint Bonaventure. De là, entre le Docteur séraphique et le Docteur angélique, une différence de langage qui pourrait étonner le lecteur non prévenu.


- CHAPITRE XLIV -
RÉTROSPECTIVE THÉOLOGIQUE DU XIIe S.

LA TENDANCE DES ESPRITS
- P. Théodore de Régnon -


§ 1. — Tendance à exagérer la puissance de la raison.

Après cet aperçu historique sur le mouvement des études au XIIe siècle, il importe que nous pénétrions davantage dans l'esprit qui régnait à cette époque. Je l'ai déjà dit : le souffle qui emportait toutes les intelligences était un souffle de raisonnement. Il semble que la raison, réveillée d'un long sommeil, secouât ses ailes, et se sentit capable de voler par elle-même jusque dans les cieux. Confiante en ses forces, elle était attirée vers les mystères pour les scruter et les comprendre.

Et remarquez-le bien, cet essor ne fut pas inspiré par un rationalisme incrédule, mais par une foi devenue, pour ainsi dire, une seconde nature. Sans doute, l'orgueil entraîna certains sophistes à l'erreur, ou même à l'hérésie. Saint Anselme gourmande sévèrement les dialecticiens, qui prétendent disputer sur les mystères en faisant table rase de l'autorité de l'Église. Il faut, dit-il, croire d'abord humblement, et conformer ses mœurs à sa foi. Il faut croire, quand bien même la raison ne peut comprendre.

Aucun chrétien ne doit disputer contre ce que l'Église catholique croit et professe. Mais s'il garde sans hésitation cette même foi, croyant ce qu'elle dit, l'aimant, la pratiquant, il peut avec humilité chercher la raison de ce qu'il croit. S'il parvient à comprendre, qu'il rende grâces à Dieu ; s'il ne le peut point, qu'il ne secoue pas les cornes pour disperser, mais qu'il courbe la tête pour adorer.

S. Anselme, De fide Trinitatis, cap. 2.

D'ailleurs, ce besoin d'inquisition n'agitait pas seulement les esprits vains et profanes. Chez les âmes vraiment fidèles, la foi cherchait à comprendre. Le désir de faire pénétrer le plus possible la raison dans le sein des mystères tourmentait, non seulement les écoliers légers ou les maîtres vaniteux, mais aussi les graves moines et les pieux contemplatifs. C'est à la requête de ses religieux que saint Anselme se décidait à écrire son Monologium, où il traite de l'essence de la divinité et de la Trinité des personnes. Or, il nous apprend qu'on lui a tracé son plan et sa méthode :

Discourir comme si l'autorité de l'Écriture ne déterminait à cet égard aucune croyance ; expliquer dans un style simple, et par des arguments à la portée de tous, ce que la nécessité du raisonnement contraint à admettre et ce que la clarté de la vérité montre évidemment.

Id., Monologium, praefatio.

Peut-on regretter dans ces bons religieux l'indiscrétion d'un zèle qui nous a valu des chefs-d'œuvre ?


§ 2. — Saint Anselme cède un peu à cette tendance.

S. Anselme se mit donc en devoir de satisfaire à cette pieuse curiosité. Or, dans son Monologium, il ne se contente pas de démontrer d'une façon magistrale l'unité, la simplicité, la perfection de l'Être Infini. Il prétend encore prouver par la raison la pluralité des personnes divines. Cette pluralité, dit-il, est ineffable :

Oui, ineffable ; car, bien que la nécessité oblige d'admettre qu'ils sont deux, on ne peut nullement exprimer ce que sont ces deux..... Il s'ensuit donc qu'on ne peut exprimer ce que sont ces deux, savoir l'Esprit suprême et son Verbe, bien que certaines propriétés de chacun exigent qu'ils soient deux.

Monologium, cap. 38. (al. 37).

Le mystère de la sainte Trinité consisterait donc, d'après Anselme, non pas en ce qu'il ne peut être démontré par la raison, mais en ce qu'il ne peut être compris par l'intelligence, ni plus ni moins que le mystère des attributs essentiels.

Je pense donc qu'il doit suffire à celui qui cherche une chose incompréhensible, que par le raisonnement il soit parvenu à connaître qu'elle existe très certainement, bien qu'il ne puisse par l'intelligence en pénétrer le comment. Il ne faut pas croire moins fermement aux choses qui sont établies par des preuves nécessaires, probationibus necessariis, sans qu'aucune raison n'y répugne, si l'incompréhensibilité de leur sublime Nature ne supporte pas d'explications.

Monologium, cap. 64. (al. 62).

Saint Anselme est tellement persuadé qu'il a trouvé une démonstration apodictique de la Trinité, que dans son beau traité De fide Trinitatis, où il combat l'ingérence téméraire de la dialectique dans les choses de la foi, il affirme cependant, et la possibilité d'une démonstration rationnelle, et la valeur de sa propre argumentation.

Que Dieu - dit-il - soit une Nature unique, singulière, individuelle, simple, et en même temps trois personnes : c'est ce qui a été établi, après les apôtres et les évangélistes, par les inexpugnables raisons des saints Pères et surtout de saint Augustin. De plus, si quelqu'un daigne lire mes deux petits opuscules, savoir le Monologium et le Proslogium, écrits surtout en but de prouver, par des raisons nécessaires et sans s'appuyer sur l'autorité de l'Écriture, ce que nous croyons par la foi, au sujet de la Nature divine et de ses personnes, sauf ce qui regarde l'Incarnation ; si, dis-je, quelqu'un veut lire ces traités, il y trouvera, je pense, des choses qu'il ne pourra pas improuver et qu'il ne voudra pas mépriser.

S. Anselme, De fide Trinitatis, cap. 4.

Vraiment on ne sait ce qu'on doit le plus admirer dans saint Anselme, ou de la force de sa foi guidant et poussant sa raison vers les régions sublimes, ou de la subtilité de son intelligence perçant toutes les profondeurs de la métaphysique. Mais l'alliance de cette foi et de cette raison était si intime, que le pieux penseur n'a pas songé à distinguer dans sa méditation la part de chacune d'elles. On dirait d'un aigle qui, ouvrant ses ailes à un vent puissant, se laisse emporter pour planer au plus haut et qui, dans la joie de son vol, ne sait plus discerner entre ses battements d'ailes et le souffle qui le soulève.

Sans doute, la mémoire d'un si grand docteur demande qu'on interprète ses expressions dans le sens le plus favorable. On pourrait dire qu'il s'est uniquement proposé de fournir pour les dogmes des raisons « probables », et de montrer que les objections ne concluent pas « nécessairement ». Ainsi, après le dernier passage que j'ai rapporté de son livre contre Roscelin, il poursuit :

Cependant je ne veux pas imposer, à ceux qui liront la lettre présente, le nouveau labeur de se procurer d'autres ouvrages pour connaître, non seulement par la foi, mais encore par une raison évidente, que les trois personnes ne sont pas trois dieux mais un seul Dieu, et que cependant l'Incarnation de Dieu suivant une personne n'entraîne pas nécessairement l'Incarnation du même Dieu suivant les autres personnes. Je vais donc ajouter ici quelque chose qui suffise à réfuter ce prétendu défenseur de notre foi.

S. Anselme, De fide Trinitatis, cap. 4.

Force est pourtant d'avouer qu'un tel langage se prêtait à l'abus. Bientôt, les orgueilleuses prétentions de la philosophie contraignirent à mieux distinguer entre le rôle de la foi et le rôle de la raison. Nous constatons qu'au XIIIe siècle, la théologie est définitivement fixée à cet égard. Saint Thomas consacre un article de sa Somme à déclarer :

- Qu'il est impossible que la raison naturelle parvienne à la connaissance de la Trinité de personnes... et qu'apporter, pour prouver la foi, des raisons qui ne sont pas convaincantes, c'est provoquer les moqueries des incrédules.

S. Thom., I, q. 32, a. 1.

Mais entre saint Anselme et saint Thomas, il s'est écoulé près de deux siècles, et cet intervalle a été rempli par des luttes entre les témérités de la raison et l'humilité de la foi.


§ 3. — Abélard est emporté par le courant.

Malgré sa présomption et ses fautes, Abélard était un croyant sincère ; et lorqu'il se fut consacré à la vie monastique, un zèle véritable lui inspira de défendre la religion contre les sophistes qui pullulaient dans l'École. À la vérité, sa condamnation à Soissons amoindrit son autorité. Mais il crut regagner son crédit, en attaquant vigoureusement les excès de la dialectique à la mode.

Il faut lire, dans sa Théologie chrétienne, comment il gourmande :

- Ces jongleurs, circatores, effrénés et indomptés, qui dressent leur corne orgueilleuse, et se ruent sur le Créateur.

Abélard, Theolog. christiana, lib., III. — M. 178, col. 1219.

Il leur reproche :

- De commettre la plus grande des impiétés, en avilissant par leur improbité le don si grand de la science que Dieu leur a accordé, et en faisant participer à leur faute l'art très innocent de la dialectique.

Col. 1216.

Il leur rappelle que :

- Les professeurs de dialectique sont facilement entraînés à l'hérésie, lorsque se croyant bien armés de raisons, ils se jugent libres d'attaquer ou de défendre n'importe quoi. Leur arrogance est telle qu'ils n'admettent rien qui dépasse leurs petits raisonnements et que, méprisant toutes les autorités, ils se vantent de ne croire qu'à eux-mêmes.

Col. 1218.

Il connaît bien cette race de sophistes :

Plus que les ennemis du Christ, plus que les hérétiques et que les juifs ou les gentils, ces professeurs de dialectique fouillent subtilement le mystère de la sainte Trinité, se permettent toutes les arguties et les disputes : sophistes importuns que rendent heureux le tumulte des mots et l'inondation des discours.

Col. 1212.

Avant tout, il faut croire et garder la foi, dit-il et répète-t-il sans cesse.

La foi en la sainte Trinité est le fondement. Celui qui ébranle ce fondement ne laisse rien de l'édifice.

Col. 1211.

Aussi aime-t-il, au milieu de ses méditations philosophiques sur ce mystère, à reprendre de temps en temps force et haleine par une profession du dogme ; et cette profession est toujours parfaitement exacte dans le fond, correcte dans les termes, empruntée mot pour mot aux définitions de l'Église et au langage des Pères.

Après avoir ainsi rappelé les savants du jour à la foi humble, au respect des choses sacrées, et à la vie pure qui produit la limpidité de l'intelligence, le Maître se retourne contre les esprits chagrins qui jettent l'anathème sur le progrès scientifique.

Nous approuvons - dit-il - l'usage des sciences, tout en résistant à l'abus fallacieux ; car, suivant Cicéron, c'est une grande erreur d'accuser la science à cause des vices des hommes.

Col. 1213.

Les Saints ont été d'autant plus utiles à l'Église après leur conversion, s'ils avaient acquis auparavant une plus grande science profane.

Comme apôtre, Paul ne semble pas être plus grand en mérite que Pierre, ni comme confesseur, Augustin plus grand que Martin. Pourtant l'un a reçu après sa conversion plus de grâce pour enseigner, comme il possédait d'avance plus de science littéraire.

Col. 1214.

Je sais, continue-t-il, que l'orgueil est le danger de la science :

- Mais, parce qu'un homme prend orgueil de sa philosophie ou de son savoir, nous ne devons pas accuser la science elle-même à cause d'un vice accidentel. Voici à quoi nous devons bien réfléchir de peur que, par un zèle indiscret, nous n'encourrions la malédiction du prophète : Malheur à ceux qui disent que le mal est bien, et que le bien est mal - mettant les ténèbres en la lumière et la lumière en les ténèbres. Que cela suffise à ceux qui, cherchant une consolation de leur ignorance, et nous voyant tirer des sciences philosophiques exemples et comparaisons pour éclaircir notre pensée, murmurent aussitôt, comme si les natures des choses créées par Dieu étaient les ennemies de la sainte foi et des raisons divines.

Col. 1214.

Vraiment on ne peut mieux parler qu'Abélard, et de nos jours, en présence des mêmes tiraillements, le concile du Vatican a rappelé que le Dieu de la foi est le Dieu des sciences. Notre Théologien annonce donc qu'il se propose d'employer les sciences pour repousser les adversaires de la foi avec leurs propres armes.

Nous ne promettons pas de démontrer le dogme, et nous croyons que ce n'est possible à personne. Mais nous voulons proposer quelque chose qui soit, pour le moins, vraisemblable, conforme à l'humaine raison, et non contraire à la foi sacrée ; afin de combattre ces orgueilleux qui se vantent de combattre la foi par les raisons humaines, qui n'ont cure que des sciences humaines qu'ils connaissent, et qui rencontrent facilement un grand nombre de partisans, car les hommes sont presque tous charnels et peu sont spirituels. Il nous suffit donc d'énerver la force de nos adversaires, puisque nous ne pouvons les combattre sinon par des raisons tirées des arts qui leur sont familiers. Gardons-nous de croire que Dieu, qui use bien du mal lui-même, n'a pas bien ordonné tous les arts qui sont ses dons, de sorte qu'ils servent à sa majesté, quelque soit l'abus qu'en fasse la perversité.

Col. 1227.

Abélard va se mettre à l'œuvre. Mais auparavant, comme dernière précaution, il fait une déclaration de foi soumise, qui le protège contre tout reproche d'opiniâtreté dans l'erreur.

Avant de commencer, rappelons et déclarons que, si notre raison voit trouble dans une telle obscurité, si dans ces choses où la piété juge mieux que le génie, si dans tant et de telles recherches très subtiles, notre faiblesse ne peut suffire, ou même succombe ; que personne - dis-je - n'en tire motif d'accuser ou de condamner notre foi, qui n'en vaut pas moins par elle-même, lorsqu'elle a été mal défendue. Que personne, non plus, ne me taxe de présomption, si je ne viens point à bout de mon entreprise ; mais qu'on pardonne plutôt à un pieux vouloir qui suffit près de Dieu, quand même le pouvoir manque. C'est pourquoi, de toute notre explication sur cette très haute philosophie, nous déclarons d'avance que c'est une ombre et non la réalité. Quel est le Vrai, Dieu le sait. Mais quel est le vraisemblable, et le conforme à cette philosophie qu'on oppose, je pense le dire. Et si en cela même, pour mes péchés, je m'écarte, à Dieu ne plaise ! de la doctrine ou du langage catholique ; daigne me pardonner Celui qui juge des actions par l'intention. Car je suis prêt à donner satisfaction, à corriger, à détruire, tout ce qu'un chrétien corrigera ou par la force de la raison, ou par l'autorité de l'Écriture.

Col. 1228.

Ces citations ont paru longues au lecteur. Mais l'impartialité obligeait à faire connaître les protestations anticipées d'Abailard contre des accusations qu'il pressentait, et ses garanties contre des gens qui ne lui portaient pas sympathie.

En effet, Guillaume de Saint-Thierry mit en suspicion la foi d'Abélard. C'est même le premier reproche qu'il fait à l'auteur de la Théologie. Il a - dit-il - altéré le texte dans lequel saint Paul définit la foi : substantia rerum non apparentium [« la foi est la certitude des choses que l'on espère » Hb. 11 ; 1], en substituant au mot substantia « réalité », le mot aestimatio, «opinion» :

Opinant peut-être - ajoute Guillaume - que notre foi commune est une opinion, et que dans les choses de la foi, il est permis à chacun d'opiner sur chaque dogme à son gré.

Guill. de Saint-Thierry, Disp. adv. Abael., c. 1. — M. 18O, col. 250.

Cette accusation de Guillaume est fausse, si elle vise les dispositions personnelles d'Abélard ; mais elle porte juste si elle s'applique à son œuvre, où règne une véritable confusion entre la foi surnaturelle et la conviction rationnelle.

En effet, le but de notre apologiste est de montrer que les philosophes païens eux-mêmes ont connu la Trinité et l'ont professée sous une forme qui ne différait du dogme chrétien que par les expressions. C'est donc une réhabilitation des philosophes païens qu'entreprend notre novateur, afin de ramener avec eux à la foi chrétienne ceux qui n'ont confiance que dans ces païens.

Les philosophes - dit-il - furent des gentils par la patrie, mais peut-être ne le furent-ils pas tous par la foi, semblables en cela à Job et à ses amis. Comment, en effet, les vouer tous à l'infidélité et à la damnation, eux auxquels, suivant le témoignage de l'Apôtre, Dieu lui-même a révélé les secrets de la foi divine et les profonds mystères de la Trinité, eux dont les saints docteurs ont exalté les vertus et les œuvres ? (Col. 1172)... Je ne vois donc pas quelle raison peut contraindre à douter du salut de tels gentils qui, avant le Rédempteur n'ayant pas de loi écrite, suivaient selon l'Apôtre la loi naturelle... (Col. 1173).

Sans doute, on peut admettre quelque chose de cette doctrine pourvu que, par cette révélation primitive, on entende une grâce de foi surnaturelle. Ainsi comprise, cette opinion est plus probable, et j'ajoute, plus conforme à l'ensemble de la tradition patristique, que la doctrine étroite, dure, que Guillaume lui oppose au sujet de la prédestination, et qu'il appuie sur ces mêmes textes de saint Augustin dont plus tard ont abusé les jansénistes (Guill. de Saint-Thierry, Disput. altera. — M. 180, col. 322 et seq.). Mais Abélard confond partout la grâce surnaturelle avec le don naturel de la raison, et Guillaume a beau jeu pour lui reprocher de tomber dans le Pélagianisme après l'avoir vaillamment combattu (Ibid., col. 325).

Cette confusion de la foi et de la raison corrompt toutes les plus belles conceptions du célèbre Maître. Et remarquez-le : cette confusion est le fond même de sa théologie. Constamment il joint ensemble les mots : « autorités et raisons », auctoritates et rationes, comme si c'étaient là deux critères égaux pour les mystères divins : première erreur. — Partout il met sur le même rang l'autorité des Pères de l'Église et l'autorité des philosophes du paganisme : erreur plus grave. Il faut lire comment, en vrai humaniste, il consacre tout un Livre de sa Théologie à l'éloge des sages de la Grèce ; comment il recueille dans l'histoire profane ou dans la patristique des textes qui soient favorables à leur science ou à leurs mœurs ; comment il réduit autant que possible les reproches qu'adresse saint Paul à ces superbes impurs. Après en avoir fait presque des Saints, il en fait presque des prophètes.

Les Docteurs - dit-il - leur ont emprunté la description des vertus,... comme s'ils ne doutaient pas qu'ils n'eussent parlé suivant le Saint-Esprit lui-même.

Abélard, Theologia christiana, lib. II. — M. col. 1175.

Il y a plus. Comparant le langage de Platon à celui de Moïse au sujet du Créateur, il donne la palme au païen. Aussi bien, se complaît-il à trouver dans Platon la doctrine de la Trinité tout entière, s'épuisant à prouver que par « le NOUS du monde » le philosophe entend le Saint-Esprit. Après de tels excès, on comprend l'indignation de saint Bernard contre Abélard : « Là où il sue sang et eau, dit-il, pour faire de Platon un chrétien, il prouve que lui-même n'est plus qu'un païen » (S. Bernard, Tract, de error. Abaelardi, c. 4).

Avez-vous rencontré quelquefois un artiste qui chante avec goût, méthode, chaleur ; mais qui, par malheur, a l'oreille fausse, et n'a pas le sentiment exact des intervalles musicaux ? L'écouter est un déchirement ; car, si la beauté de la mélodie attire, la fausseté du chant repousse ; et pendant que certains auditeurs applaudissent, d'autres grincent des dents. — Voilà Abélard. D'où la difficulté de juger sa doctrine. D'où ses apologistes ardents et ses accusateurs sévères. D'où les conclusions héréiiques qui ont été condamnées sous son nom, et la sincère bonne foi avec laquelle il se révolte contre de telles imputations. D'où enfin, ce fait plus curieux que tout le reste, à savoir, que certains des exemples et des aperçus de cet homme singulier, après avoir excité la légitime horreur de ses accusateurs, ont été accueillis, purifiés et approuvés par de grands docteurs venus plus tard.

Il est utile de donner encore un exemple de ce langage indécis et flottant. Je l'emprunte naturellement à la doctrine sur l'accord de la foi et de la raison, puisque c'est précisément cette doctrine que nous avons à étudier en ce moment. J'ai déjà montré avec quelle verve et quel bon sens Abélard répondait aux détracteurs des sciences et de la philosophie profane. Mais voici que, dans son impétuosité, il dépasse le but.

Pour se consoler de leur impéritie, dit-il, beaucoup recommandent cette ferveur de foi qui croit avant d'avoir compris ce qu'on dit, et qui admet avant de voir ce qui est en question, sans même se demander s'il faut l'admettre ou discuter suivant son pouvoir.

Introductio ad theolog, lib. II — M. col. 1051.

Là-dessus, il accumule les textes des Pères et les explications, pour démontrer qu'il est d'un sot d'affirmer une proposition avant de l'avoir comprise. — Mais il ne s'aperçoit pas de l'amphibologie du mot « comprendre », intelligere. Sans doute, il est déraisonnable d'admettre une proposition sans en comprendre le sens ; mais la foi comprend « le sens » des dogmes sans en comprendre la « raison ». Sans doute, il est imprudent de croire avant de savoir quelle autorité affirme ; mais s'assurer que Dieu a parlé n'est pas discuter pro captu suo - de son propre chef les dogmes qu'il enseigne. Et cependant ce qu'Abélard se propose, c'est de légitimer la discussion rationnelle des dogmes eux-mêmes. Il confond partout les motifs de crédibilité avec les raisons intrinsèques ; il chante un très bel air, mais il le chante faux, et cela tient à la confusion qui règne toujours dans son esprit entre la raison et la foi.

Confusion telle, qu'il semble mettre sur le même pied le mérite de la foi et le mérite de la raison. On lui oppose ce texte de saint Grégoire : « la foi n'a pas de mérite, lorsque la raison prouve ». Il répond d'abord par l'exemple du même saint Grégoire, qui a établi la résurrection des morts « en raisonnant par des exemples bien choisis et par des comparaisons ». Puis il ajoute :

Saint Grégoire n'a pas dit d'ailleurs qu'il ne faut pas raisonner sur la foi, et qu'on ne mérite plus devant Dieu, lorsqu'on s'appuie moins sur le témoignage de la divine autorité, et plus sur le critérium de la raison humaine. On ne croit pas alors parce que Dieu l'a dit ; on accepte parce qu'on a acquis la conviction qu'il en est ainsi.

lbid., col. 1050.

C'est encore une véritable foi - ajoute-t-il - quoique ce ne soit point la foi d'Abraham. Puis, se reprenant comme s'il sentait qu'il s'est aventuré : et quand bien même, dit-il, ces commencements n'auraient pas de mérite ; plus tard, informée par la charité, notre croyance regagne tout ce qui lui manquait. Elle est même ensuite d'autant plus ferme qu'elle a été plus nécessitée, comme on le constate dans saint Thomas et dans saint Paul.

Croire vite ou facilement, c'est acquiescer indiscrètement et étourdiment à ce qui est dit et présenté sans raison apparente, avant d'avoir discuté ce que cela vaut, et s'il convient d'y ajouter foi.

lbid., col. 1051.

Quel mélange de vrai et de faux !
La plus extrême indulgence ne doit-elle pas souscrire au jugement d'un ancien partisan d'Abélard qui, après l'avoir violemment défendu contre saint Bernard, se rétractait en ces termes :

Avec l'âge ma sagesse a cru, et je suis revenu pieds nus, comme on dit, à la doctrine de l'abbé de Clairvaux. Je ne veux plus être le patron des propositions reprochées à Abélard ; car bien que leur sens fût juste, elles sonnaient mal.

Bérenger, epist. ad episc. Mimatensem. — M. 178, col. 1873.

Cette censure, qui suffirait pour légitimer la condamnation, est insuffisante pour exprimer toute l'erreur d'Abélard. Il faut en renverser les termes et dire : Le langage d'Abélard, même quand il sonne juste, répond à un sens faux et contient une erreur formelle au sujet de la foi divine. — Je le répète : toute l'œuvre du Maître est de rattacher la foi chrétienne à la philosophie ancienne, et, par conséquent, d'expliquer les mystères de la révélation par un déisme rationaliste. Platon - dit-il - et tous les sages de l'Antiquité, ont distingué trois aspects dans la divinité. Pourquoi donc, conclut-il en s'adressant aux anti-trinitaires, vous qui êtes contraints d'admettre cette triple distinction sur l'autorité de la raison et des philosophes que vous cultivez, pourquoi n'admettez-vous pas avec les chrétiens le Père, le Fils, et le Saint-Esprit ? Il n'y a à nous séparer qu'une question de noms (Abélard, Introd. ad theolog., lib. II.c. 18. — M. col. 1085 ; et Theolog. christ., lib. IV. — M. col. 1313).

Saint Augustin avait comparé l'éloquence de certains prédicateurs à une clef d'or qui n'ouvrait rien, et recommandé aux catéchistes la simplicité, clef de bois qui ouvre le sens des articles de foi (S. August. De doctrina christiana, lib. IV, c. 11). Pour Abélard, la précieuse clef de bois dont parle le docteur d'Hippone, c'est la Raison ouvrant les mystères eux-mêmes pour en donner la démonstration (Intr. ad theol., lib. II, cap. 3. — M. col. 1046). Non seulement la Trinité est réduite à des concepts rationnels ; mais le Sauveur n'est plus guère qu'un modèle descendu sur la terre pour apporter des lois et des exemples ; la tache du péché n'est qu'un mot ; dire que l'humanité fut esclave de Satan n'est qu'une hyperbole ; la rédemption elle-même a perdu, avec son mystère, son caractère de victoire rudement achetée.

Bref, tous les mystères sont réduits à des proportions rationnelles. Saint Bernard n'a pas exagéré, lorsqu'il a dit :

Cet incomparable docteur ouvre les profondeurs mêmes de Dieu, les rend à qui bon lui plaît claires et d'un facile accès. Il s'en prend au très haut mystère de la rédemption, mystère caché dans l'éternité, et par son mensonge, il nous le fait si simple, si ouvert, que chacun peut le traverser d'un pied léger, fût-il incirconcis, fùt-il immonde.

S. Bernard, De error. Abael, cap. 7.

Abélard fut donc un pur déiste, bien qu'inconsciemment (voir sa profession de foi parfaitement orthodoxe. — M. 178, col. 105). Il conduisit une raison envahissante sur le territoire de la foi, et l'y établit comme dans un pays conquis. Or, si l'on réfléchit à ce que l'Histoire nous apprend sur l'immense popularité de Maître Abélard «t sur la puissance fascinante de son génie ; — si l'on compulse sa Théologie, pour en admirer la facture neuve et savante, le style clair et entraînant, les aperçus véritablement séduisants, et surtout le luxe d'érudition profane et sacrée, aussi rare qu'estimé au XIIe siècle ; — si l'on déchiffre l'épitaphe que l'émule de saint Bernard en sainteté et en autorité, Pierre le Vénérable, a composée en l'honneur du célèbre écolâtre :

Le Socrate des Gaules, le très grand Platon de l'Occident, notre Aristote, de tous les logiciens passés ou l'égal ou le maître ; prince sans conteste dans le monde des études ; génie varié, subtil, pénétrant, triomphant de tout par la force de la raison et de l'éloquence : tel fut Abélard ! Mais il a surtout triomphé, lorsque faisant profession sous la règle de Cluny, il a passé à la vraie philosophie du Christ.

Int. opp. Abaelardi. — M. 178, col. 103.

Si l'on considère toutes ces choses, on ne s'étonne pas qu'il ait fallu un saint Bernard pour résister à un tel homme.


§ 4. — Saint Bernard s'oppose à l'abus.

Pour comprendre mieux encore combien l'influence d'Abélard était néfaste, et à quel point le mouvement rationaliste avait pénétré dans la masse des étudiants, il suffit de lire une lettre dans laquelle saint Bernard, au nom de plusieurs évêques, exposait au pape l'état déplorable de la France. Cette lettre, écrite après le concile de Sens, avait pour but de prévenir un appel d'Abélard.

Dans la Gaule presque entière, dans les villes, dans les bourgs et dans les hameaux, les écoliers, non seulement dans les écoles mais encore dans les carrefours ; tous, non pas uniquement les lettrés et les gradués, mais les enfants, les simples et les sots, tous disputent sur la sainte Trinité. On débite mille absurdités contraires à la foi catholique et à l'autorité des Pères. Et lorsque des gens de bon sens veulent avertir de rejeter ces inepties, on crie plus fort, on en appelle à l'autorité de Maître Pierre Abélard ; on invoque le livre qu'il a intitulé Théologie, et s'appuyant sur ce livre et les autres opuscules du môme auteur, on s'arme de plus en plus pour soutenir ces profanes nouveautés, non sans détriment pour beaucoup d'âmes.

S. Bernard, Ad Innocentium pontificem, epist. 337.

Mais Dieu veillait sur son Église, et pour briser l'orgueil d'une philosophie qui de servante voulait passer maîtresse de la théologie, il avait préparé dans le cloître deux amis, Bernard abbé de Clairvaux, et Guillaume abbé de Saint-Thierry. Chacun d'eux reçut du ciel une mission spéciale. Retiré au fond de son monastère, Guillaume fut la sentinelle vigilante. Mêlé à toutes les grandes affaires de son siècle, Bernard fut le soldat portant glaive.

Guillaume se tenait donc au courant de toute l'agitation des écoles. Il découvrait l'erreur, rassemblait les griefs pour l'accusation, réunissait les témoignages ecclésiastiques pour la réfutation, préparait la procédure pour la condamnation, et transmettait à son ami tout ce travail de bureau. Bernard dépouillait ce dossier, en extrayait la partie vive, y mettait sa clarté et son éloquence (comparez l'œuvre de Guillaume : Disput. adv. Abaelardum, avec l'œuvre de saint Bernard : Tract, de error. Abaelardi), portait et soutenait l'accusation devant les tribunaux canoniques, et si les juges hésitaient, il jetait au besoin dans la balance le poids de son nom.

Saint Bernard et l'abbé de Saint-Thierry étaient unis par l'estime réciproque d'une commune sainteté. Mais de plus, ils étaient faits pour s'entendre sur les questions de doctrine. Tous les deux, en effet, par suite de leur vie monastique, ils appartenaient à cette école conservatrice qui se nourrissait presque uniquement de saint Augustin. Pour Guillaume, esprit froid et didactique, c'était surtout affaire d'éducation. Ses fortes études lui avaient fait acquérir une connaissance complète des œuvres de saint Augustin. Ce fut son auteur, son docteur; il ne connut que lui. Il en adopta toute la doctrine et toutes les sentences; celles surtout qui, dirigées contre les pélagiens, sont les plus dures pour la nature et pour la raison.

Saint Bernard, lui aussi, est le disciple de saint Augustin, non seulement par éducation, mais encore et surtout par une singulière conformité d'âme. Bernard et Augustin ont cette pure et chaude intelligence qui monte d'elle-même, comme la flamme, vers les sphères divines. Ils ont cette même devise : « Connaître pour aimer, aimer pour connaître ». Ils se nourrissent avec la même insatiabilité des Écritures ; car pour eux cette manne a tous les goûts et répond à tous les besoins. Aussi leurs sermons, leurs lettres, leurs ouvrages : tout est citation, paraphrase, allusion, accommodation scripturale. Il semble qu'ils n'aient appris à penser, à parler et à lire, que dans les Livres écrits dans la langue céleste.

Entre ces deux illustres docteurs, non seulement conformité de l'âme, mais conformité de l'homme tout entier. Même brillant dans l'esprit, d'où même style avec son éclat d'antithèse ; comme si Bernard, à force de lire Augustin, lui eût pris ses qualités et ses défauts. Même caractère nerveux et impressionnable : lyre tendue et facilement vibrante, aux notes moelleuses quand la charité la caresse, aux sonores frissonnements quand le zèle la fouette.

On comprend que saint Bernard ne fut point favorable à l'érudition païenne des humanistes, ni au rationalisme pédantesque des dialecticiens. Il s'inquiétait médiocrement du mouvement profane qui se produisait dans les écoles. Mais, si des plaintes au sujet de la foi compromise venaient troubler son repos contemplatif ou son application aux grandes affaires de l'Église, alors il se levait et déployait le zèle d'un Phinées. Ce zèle a donné lieu à des récriminations, les unes violentes et injustes, les autres modérées et comme voilées. C'est ainsi qu'un chroniqueur contemporain, grand et saint évêque en même temps qu'humaniste distingué, favorable à Abélard tout en avouant ses inexactitudes de langage, nous trace le portrait suivant, où l'éloge est littérairement saupoudré de blâme :

Bernard, abbé de Clairvaux, poussait jusqu'à l'excès son zèle ardent pour la foi chrétienne, et jusqu'à une sorte de crédulité son habituelle mansuétude. Aussi, d'une part, il avait en horreur les Maîtres qui, se fiant à la sagesse profane, s'attachaient outre mesure à des raisons humaines ; et d'autre part, il prêtait facilement l'oreille, lorsqu'on accusait ces philosophes d'opinions contraires à la foi chrétienne.

Othon de Frisingue, de Gestis Friderici, lib. I, cap. 47.

En lisant ce jugement si habilement libellé, je songe à ces savants critiques de batailles, qui ont tout le loisir de lever leur plume pour soupeser chacune de leurs expressions. Quoiqu'il en soit, j'excuserais l'appréciation du chroniqueur, pourvu qu'on la complétât par cette déclaration plus franche d'un autre contemporain qui, lui du moins, avait été mêlé à la lutte ; car c'est Guillaume de Saint-Thierry. Après avoir raconté, dans la vie de son illustre ami, les excès de mortification et les grandes actions pour la paix de l'Église :

Si l'on a blâmé - dit-il - l'exagération de sa sainte ferveur, les âmes pieuses honorent cet excès même. Car tous ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu craignent beaucoup de trop reprendre, dans le serviteur de Dieu, même une exagération. Les hommes doivent l'excuser ; car personne n'osera condamner celui que Dieu a justifié en opérant par lui et en lui tant de choses et des choses si sublimes.

Guill. de Saint Thierry, Vit. S. Bernardi, § 41. — M. 185, col. 251. Cette pensée se présenta à l'âme d'Othon prêt de paraître devant Dieu. Sur son lit de mort, il laissa libre de retrancher de ses œuvres ce qui ne paraîtrait pas assez respectueux pour la mémoire de saint Bernard.

L'abbé de Clairvaux reçut donc la mission de s'opposer au torrent du rationalisme ; et pour montrer quelle vue claire du fléau Dieu lui avait donnée, il est bon de citer encore sa correspondance, lorsqu'après le concile de Sens Abélard en appela à Rome. Saint Bernard s'inquiète moins des erreurs particulières de ce philosophe que de l'esprit général de son école : esprit qui a pénétré partout, même dans le sacré collège, et qui menace d'étouffer la vertu de foi divine sous les étreintes de la raison humaine.

Il écrit au Pape au nom de quelques évêques :

Pierre Abélard s'efforce de détruire le mérite de la foi chrétienne, lorsqu'il juge qu'il peut par sa seule raison humaine comprendre tout ce qu'est Dieu. Il monte jusqu'aux deux, et il descend jusqu'aux abîmes. Il n'est rien de caché pour lui, ni dans les profondeurs de l'enfer ni dans les sublimités d'en haut. Homme grand à ses propres yeux, disputant sur la foi contre la foi, marchant avec une orgueilleuse ostentation, scrutant la majesté, fabricateur d'hérésies. Autrefois il avait fait un livre sur la Trinité, mais sous un légat de l'Église romaine, ce livre fut brûlé parce qu'on y trouva l'iniquité. Maudit soit celui qui a relevé les ruines de Jéricho ! Ce même livre est ressuscité des morts, et avec lui de nombreuses hérésies qui dormaient ont ressuscité et ont apparu à plusieurs. Déjà il étend ses branches jusqu'à la mer et ses pousses jusqu'à Rome. Oui, cet homme se vante que son livre a trouvé dans la Curie romaine où reposer sa tête ; c'est ce qui confirme et fortifie sa fureur.

S. Bernard, ad Innocentium, epist. 191.

Abélard, en effet, était surtout dangereux, parce qu'il personnifiait la témérité philosophique de son époque. Citons une dernière fois saint Bernard, qui nous dépeint dans son style scriptural ce fatal entraînement.

On se moque - dit-il - de la foi des simples, on éventre les secrets de Dieu, on agite des disputes téméraires sur les choses les plus hautes, on insulte les Pères, parce qu'ils ont jugé, au sujet de certaines questions, qu'il valait mieux les assoupir que les résoudre. De là vient que l'agneau pascal, contrairement à la loi de Dieu, ou bien est cuit à l'eau, ou bien est dévoré cru par une bouche bestiale ; et ce qui en reste n'est pas brûlé mais foulé aux pieds. Ainsi l'esprit humain s'arroge le droit sur tout et ne réserve rien à la foi. Il s'attaque à plus haut que soi, il scrute ce qui est plus fort que soi, il se rue sur les choses divines, il viole les choses saintes plutôt qu'il ne les ouvre ; les mystères scellés et fermés il ne les ouvre pas, mais les déchire. Enfin tout ce qu'il ne peut expliquer, il le déclare néant et dédaigne de le croire.

Id., ad Cardinales, epist. 188.

Personne ne sera tenté de trouver ces invectives trop violentes, s'il s'est rendu compte du rationalisme d'Abélard. Parmi toutes les œuvres de saint Bernard, la plus grande, à mon avis, est d'avoir sauvé la foi qui sombrait dans le torrent du philosophisme.


§ 5. — Hugues de Saint-Victor cherche à régler cette tendance.

Dieu divise ses dons entre ses Saints, et leur distribue les rôles pour le bien de son Église. Pendant que l'abbé de Clairvaux foudroyait dans Abélard les témérités de la philosophie, l'abbé de Cluny pansait les plaies du blessé, et rendait en sa personne hommage à la science. Pendant que Guillaume de Saint-Thierry prétendait renfermer la théologie dans les œuvres de saint Augustin, combattait les idées nouvelles, et méprisait les témoignages patristiques récemment découverts (Guill. de Saint-Thierry, Disput. alt. adv. Abael., lib. I. — M. 18O, col. 288), un autre ami de saint Bernard admirait la renaissance des études philosophiques, et cherchait à en faire bénéficier la théologie.

Je veux parler du célèbre Hugues de Saint-Victor, avec lequel nous avons déjà fait quelque connaissance. Vivant au plus fort des luttes suscitées par le génie inquiet d'Abélard, il n'y prit pas une part ostensible. Il ne le nomma ni pour le louer ni pour le blâmer ; il se contenta de réfuter ses erreurs et de lui emprunter ses belles considérations. Ce n'est pas que ce saint homme ignorât le danger de l'esprit nouveau ; mais il se proposa, non d'arrêter par une barrière le flot montant de la raison, mais d'endiguer ce courant pour diriger ses eaux fertilisantes.

Lui aussi, il applique son intelligence à méditer sur le mystère de la Trinité, mais avec quelle prudente réserve ! Après avoir prouvé par la seule « raison » les vérités « rationnelles » qui ont rapport à l'unité divine, il établit la Trinité des personnes par des témoignages de l'Écriture, puis il ajoute :

La raison trouve dans les créatures des images pour méditer studieusement sur ce mystère, car Dieu qui est invisible s'est manifesté dans ses œuvres.

Hugues de Saint-Victor, Summ. Sententiarum, Tract. I, cap. 6.

Alors il expose la théorie augustinienne de la trinité humaine consistant dans l'âme, la sagesse et l'amour. Mais la mesure calculée de son langage montre qu'il présente cette théorie comme une simple comparaison, non comme une démonstration.

Dans un autre traité, Hugues développe davantage cette même théorie ; mais là encore, quelle prudence ! quel choix attentif d'expressions ! On peut en juger par cette seule phrase :

Nous venons de dire comment la raison vraie prouve, probat, que Dieu est un, et reconnaît la vérité de ce qui concerne l'unité de la divinité. Ensuite, par ses arguments, elle presse d'admettre, arguit et commendat, que Dieu est non seulement un, mais en trois personnes.

Id., De Sacramentis, lib. I, part. III, cap. 19.

Et c'est - ajoute-t-il - en étudiant les vestiges de Dieu qui reluisent dans toutes ses œuvres et surtout dans l'âme humaine.

Je ne suivrai point notre pieux chanoine dans les beaux développements qu'il donne à cette théorie, en s'inspirant de saint Augustin. Mais je tiens à reproduire ici sa remarque finale ; car elle renferme, sur le rôle de la raison en théologie, un enseignement d'une netteté si grande et d'une exactitude si parfaite, qu'on peut l'offrir comme règle pour tous les temps et toutes les questions.

Autres - dit-il - sont les affirmations qui procèdent de la raison, autres celles qui sont selon la raison, autres celles qui sont au-dessus de la raison, autres enfin celles qui sont contre la raison :

— procédant de la raison, elles sont nécessaires ;
— selon la raison, elles sont probables ;
— au-dessus de la raison, elles sont admirables ;
— contre la raison, elles sont incroyables.

— Les deux extrêmes sont entièrement incompatibles avec la foi. Car ce qui procède de la raison est clairement connu, et ne peut être cru, puisque on le voit.
— D'autre part, ce qui est contre la raison ne peut non plus être cru par aucune raison, puisque la raison y répugne et n'y peut aucunement acquiescer.
Donc il n'y a à comporter la foi que les affirmations selon la raison et les affirmations au-dessus de la raison.

— Relativement aux premières, la raison aide la foi et la foi perfectionne la raison, parce que ce que l'on croit est conforme à la raison ; et si la raison ne comprend pas la vérité de l'affirmation, du moins elle ne s'oppose pas à ce qu'on y ajoute foi.
— Relativement aux affirmations qui sont au-dessus de la raison, la foi n'est aidée par aucune raison, car la raison ne saisit pas ce qu'affirme la foi ; et cependant il y a quelque chose qui avertit la raison de vénérer la foi qu'elle ne comprend pas.

Tout ce que nous avons dit sur Dieu de conforme à la raison, a été soutenu par des arguments probables, et la raison y a acquiescé de bon gré.

Mais tout ce qui au-dessus de la raison nous a été enseigné par la divine révélation, la raison n'y a eu aucune part ; bien plus, elle a été châtiée pour avoir osé y toucher.

Id., De Sacramentis, lib. I, part. III, cap. 30.

Je ne connais pas d'analyse aussi belle, ni de distinction aussi exacte entre les attributions de la foi et de la raison. Hugues est un de ces rares esprits, assez fermes pour résister aux entraînements d'écoles, assez larges pour accueillir la vérité de tous les côtés à la fois. D'une part, il n'a pas contre la raison la native antipathie des cerveaux inertes, qui se renferment dans des formules convenues, et qui abritent sous le palladium de la Foi les systèmes qu'on leur a enseignés. D'autre part, il veille à ce que cette raison qu'il aime ne cède pas à son impétueuse présomption, et ne se perde point par ses écarts.


§ 6. — Richard de Saint-Victor subit l'entraînement.

L'humanité est ainsi faite, que dans ses fièvres elle repousse le remède, et qu'elle ne revient à l'équilibre de la modération qu'après s'être épuisée par ses crises. Les sages avertissements d'Hugues n'arrêtèrent pas les tentatives rationalistes, et il fallut que l'autorité ecclésiastique frappât plusieurs coups de foudre sans même épargner un respectable évêque. Mais il est remarquable que longtemps l'Église se contenta de condamner les propositions directement contraires à la foi, sans définir d'une manière formelle où s'arrêtent les forces de la raison humaine. Cette indulgence peut seule expliquer ce fait étrange, qu'après tant de condamnations qui devaient rappeler la philosophie à l'humilité, un pieux penseur attaché à la foi par le fond des entrailles, un religieux de cette même abbaye de Saint-Victor d'où étaient sorties des leçons si sages, un homme qui a peut-être eu des relations personnelles avec Hugues, mais qui certainement a étudié ses œuvres comme un trésor de famille, l'illustre Richard de Saint-Victor, prétendit de nouveau démontrer la Trinité par des arguments rationnels. Oui, la démontrer! il l'annonce et il se flatte d'avoir réussi.

Richard, en effet, est vraiment de son siècle; c'est dire qu'il aime ardemment la raison. Il ne déplore que davantage les tristes écarts de cette noble faculté. Il attribue tant de chutes à l'orgueil qui a prétendu affranchir la raison du joug de la foi ; mais il compte que, redeveime humble servante de la théologie, cette raison pourra entrer à la suite de sa maîtresse, jusque dans le sanctuaire des mystères. Laissons ce pieux philosophe nous expliquer lui-même sa doctrine, au commencement de ses beaux Livres sur la Trinité.

Il faut - dit-il - commencer par croire ; justus meus ex fide vivit - l'homme juste vit de la foi. La foi conduit à l'espérance, l'espérance à la charité, et la charité est la vie du chrétien. Mais au ciel nous connaîtrons ce que nous croyons sur la terre ; le chrétien, vit de foi, le bienheureux vit de connaissance.

Dans ]a foi est le commencement de tout bien, dans la connaissance la consommation et la perfection de tout bien. Portons-nous donc vers la perfection, hâtons-nous de passer, par tous les degrés possibles, de la foi à la connaissance. Tâchons autant que nous le pouvons de comprendre ce que nous croyons.

Richard de Saint-Victor, De Trinitate, prologue. — M. 196, col. 889.

En homme qui participe à l'enthousiasme de son temps pour la philosophie antique, et à qui Abélard ne déplaît pas tout entier, il poursuit :

Pensons combien les philosophes de ce monde se sont appliqués à cette connaissance, jusqu'où ils ont pénétré, et rougissons qu'en cela on nous trouve inférieurs à ces païens. (...) Ils ont donc connu Dieu. Et nous, qui dès le berceau avons reçu la foi, que faisons-nous ? En nous, l'amour de la vérité ne doit-il pas être plus fort qu'en eux l'amour de la vanité ? Ne pouvons-nous pas, plus qu'eux, pénétrer dans cette connaissance, nous que la foi dirige, que l'espoir attire, que la charité pousse ? Il doit donc être peu pour nous de croire les dogmes vrais au sujet de Dieu. Tâchons, comme je l'ai dit, de comprendre ce que nous croyons. Efforçons-nous toujours, en tant que cela est permis ou possible, de comprendre par la raison ce que nous tenons de la foi.

Richard de Saint-Victor, De Trinitate, prologue.

J'ai tenu à citer cet ardent appel à la philosophie catholique ; car il me semble garder son opportunité dans notre siècle qui ressemble au Douzième par l'inquiétude de la raison. Prenons garde de nous endormir, pendant que les gens de ce monde agitent toutes les questions philosophiques. Il ne suffit pas de nous reposer dans notre foi, ou de nous assoupir la tête appuyée sur les vieux systèmes ; il faut que nulle part, autant que chez nous, la raison ne soit agissante, travaillante, progressante.

Qu'on ne vienne pas opposer à cette confiance de Richard les objurgations de saint Bernard. L'abbé de Clairvaux gourmandait la raison indépendante ; le prieur de Saint-Victor encourage la raison fidèle. Il la vivifie par la foi, il l'anime par l'espérance, il l'échauffe par la charité, puis il la darde vers les mystères, confiant dans le pouvoir pénétrant de l'amour. — Il a raison ; dans la méditation des choses divines et même des choses humaines, le cœur voit souvent mieux que l'esprit.

Mais quelquefois le cœur emporte, et Richard ne s'est pas assez délié de cet élan. Il n'a pas suffisamment compris la différence entre la voie de l'épreuve et le terme de la récompense. La charité est la même sur la terre et au ciel ; mais au ciel on voit, et sur la terre nous pouvons seulement croire. Sans doute, Richard prend soin de rappeler qu'il faut commencer par croire, suivant cet oracle du prophète : Nisi credideritis, non intelligetis - à défaut de foi, point de compréhension ; mais, ajoute-t-il, il faut bien remarquer la forme même de l'oracle. Nisi... Il ne s'agit donc pas d'une impossibilité absolue de comprendre, mais simplement d'une condition sine qua non.

Par conséquent, les esprits cultivés ne doivent pas désespérer d'acquérir l'intelligence des choses éternelles, pourvu qu'ils se sentent fermes dans leur foi, et qu'ils soient d'une constance à toute épreuve dans la confession de leur croyance.

Richard de Saint-Victor, De Trinitate, Liv. I, ch. 1.

Avant notre mystique, Hugues de Saint-Victor avait déjà célébré les joies de ces sublimes contemplations, et conseillé cette pieuse application d'une raison qui découvre les convenances des mystères, et les appuie sur des raisons « probables », arguit et commendat. Mais Richard prétend davantage.

Le but de cet ouvrage - dit-il - est d'apporter au sujet des choses que nous croyons, des raisons non seulement probables mais vraiment nécessaires, et d'assaisonner les enseignements de notre foi par le sel de l'explication rationnelle.

Richard de Saint-Victor, De Trinitate, Liv. I, ch. 4.

Il tient tant à la « nécessité » des arguments, qu'il exclut de ses méditations le mystère de l'Incarnation, « parce qu'il aurait pu ne pas être, et qu'il a eu lieu dans le temps ». — Il concentre ses études sur les choses éternelles et nécessaires.

Car - dit-il - je crois sans aucune hésitation que, par rapport à l'explication des choses nécessaires, il n'y a point manque d'arguments, non seulement probables mais vraiment nécessaires, bien que souvent ces arguments échappent à notre recherche... Il semble absolument impossible que ce qui existe nécessairement manque de raisons nécessaires ; mais il n'est pas donné à tout esprit d'extraire ces raisons des profondeurs obscures de la Nature, et de les tirer des caches de la sagesse pour les produire au grand jour.

Cette pensée est belle et juste, si l'on restreint ces raisons nécessaires aux vérités de l'ordre naturel ; car la nécessité de Dieu pénètre en quelque manière notre Nature et notre raison. L'esprit de l'homme, en se connaissant soi-même et les créatures, connaît donc certaines nécessités de la Création, et les connaît par une raison nécessaire. Mais Richard a oublié cette parole de l'apôtre : Quae Dei sunt nemo cognovit nisi spiritus Dei - ce qu'est Dieu, personne ne le connaît, si ce n'est l'Esprit de Dieu. Oui, les nécessités de la vie intime de Dieu ont aussi leurs raisons nécessaires ; mais il n'est donné qu'à la Raison divine de les comprendre et de les faire connaître.

Voilà ce qu'un zèle trop ardent a dérobé à l'attention de Richard. Il raisonne d'égale confiance sur l'unité de substance divine et sur la trinité de subsistences, sur l'éternité divine et sur les processions personnelles. Il prétend tout démontrer par des raisons nécessaires, et il a la naïveté de croire au succès de ses arguments.

Voyez - dit-il - comme la raison peut facilement convaincre que, dans la véritable divinité, la pluralité de personnes ne peut manquer.

Richard de Saint-Victor, De Trinitate, Liv. III, ch. 2.

Et un peu plus loin :

Ainsi, nous avons prouvé la pluralité des personnes divines par une raison si claire, qu'il semble vraiment qu'il faut être insensé pour contredire à une démonstration si évidente.

Richard de Saint-Victor, De Trinitate, Liv. III, ch. 5.

Il est inutile d'accumuler les textes. La prétention de notre théologien est si manifeste que saint Thomas, dans l'Article où il enseigne que la raison ne peut découvrir le mystère de la Trinité, apporte parmi les objections le nom et l'autorité de Richard. Et ce nom est si respecté, que saint Thomas évite à son égard toute expression sévère, et se contente de rejeter parmi les raisons de convenance toutes ces démonstrations prétendues.

Étant donnée la Trinité - dit-il - on trouve des raisons de convenance ; mais ces raisons ne suffisent pas par elles-mêmes à démontrer la trinité de personnes.

S. Thomas, I, q. 32, a. 1, ad. 2um.


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