Le texte présenté ici est un extrait des Notes de Cours prises lors de l'année académique 1983, par le P. Georges Leroy, lorsqu'il était étudiant à L'Institut St. Serge, à Paris. Le présent Cours d'« Histoire de l'Église occidentale » était donné par Mr. Nicolas Lossky. - Voici donc la quatrième partie de ce Cours :
Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :
45) Innocent III- CHAPITRE XLV -
INNOCENT III
§ 1. — Innocent III et la « plenitudo potestatis ».
Innocent III (1160 – 1216) fait le joint entre le 12e et le XIIIe siècle. Il a suscité et convoqué
le quatrième concile du Latran de 1215, qui toucha la chrétienté tout entière. La prise de Constantinople, en 1204, fut
l'officialisation de l'installation de hiérarchies parallèles en Orient. Innocent est élu pape à 38 ans, très jeune. Son prédécesseur
Célestin III était un pape assez indécis, élu à 85 ans - et mort à plus de 90 ans. Innocent III n'était même pas prêtre, et
le plus jeune du Collège des Cardinaux. Il avait fait des études à Paris, sous Pierre de Corbeil, puis fit du Droit Canon à
Bologne. Tout son pontificat est marqué par l'esprit canoniste, au sens juridique du terme. Homme d'action, il fut
servi politiquement par l'absence d'un Empereur de personnalité marquante.
Innocent III est décidé à établir la « plenitudo potestatis » du Siège de Rome, sur toute l'Église, à tous les niveaux, laïques
et souverains, aussi bien que clercs. La théorie est simple : il est de son devoir en tant que premier évêque, de contrôler
les mœurs des souverains, ce qui lui donne le droit d'intervenir dans les affaires séculières. D'autre part, le pape a la
suzeraineté féodale, en tant que suzerain des territoires de l'Église, ce qui le met au-dessus de tous les rois. Il réussit
à faire coïncider la théorie et la pratique, plus que jamais on ne pourra le faire. Innocent III eut le sens de l'opportunité
politique. Ce fut un homme plus admirable qu'aimable.
Élu en 1198, il sut profiter des dissensions entre les candidats à l'Empire, pour établir le pouvoir papal. C'est l'inverse
de ce qui s'était passé en 800. La nomination de l'Empereur entre dans la sphère des activités du pape « principaliter et finaliter »
(Bulle Venerabilem) - principaliter car « c'est le pape qui a établi Charlemagne » (ce qui est historiquement faux)
et finaliter, car tout l'accent est mis sur l'onction royale, ce qui est un sens tout nouveau - l'onction ayant montré
auparavant que c'est Dieu qui fait les rois, et non l'Église ou le pape. Le pape devient suzerain de l'Empereur Frédéric II
au point de vue temporel pour la Sicile, et au point de vue spirituel, pour la position du pape. Philippe-Auguste a essayé
de divorcer - et l'épiscopat français a reconnu le divorce royal. Innocent a forcé Philippe-Auguste à renoncer à ce divorce - en échange
de l'aide nécessaire pour vaincre Othon, en 1204, à Bouvines. Jean sans Terre (titre lui venant de sa jeunesse, car il n'avait
pas été nanti par son père) remit au pape tout le territoire de la Grande-Bretagne, en 1213, reconnaissant sa suzeraineté.
La Grande Charte de 1215, en limitant les pouvoirs du roi d'Angleterre, fut le premier monument de la future monarchie
constitutionnelle et démocratique. L'Angleterre fut indiscutablement la première démocratie, et eut le premier Parlement. Innocent
intervint jusqu'en Scandinavie et en Arménie ! Il prêcha la quatrième croisade de 1204, qui instaure Thomas Morozini, vénitien,
premier Patriarche latin de Constantinople.
Du point de vue doctrinal, le quatrième concile de Latran fut essentiel : il procéda à la condamnation des Albigeois ; Innocent
lança la croisade contre eux. Le concile fixa à sept le nombre des sacrements, canonisa le terme de transsubstantiation,
et réforma les mœurs du clergé. Pour Innocent III, le pape était à mi-chemin entre Dieu et l'homme. Il fut le premier à utiliser
le titre de Vicaire du Christ, sans lequel aucun roi ne peut régner validement ; Innocent souligne la supériorité de la papauté
sur tout pouvoir. Il se considérait comme Melchisédech, prêtre et roi en même temps. La centralité chrétienne fut, sous Innocent
III, brièvement réalisée. L'erreur majeure d'innocent trois fut sa politique en Orient, qui fut lourde de conséquences.
Mais il a compris et encouragé saint François d'Assise et saint Dominique - ce qui souligne un discernement spirituel certain.
§ 2. — Le quatrième concile du Latran (1215).
Les trois premiers conciles du Latran eurent lieu en 1123,1139 et 1179. Le quatrième concile du Latran
est convoqué par Innocent III « selon la coutume vénérable de nos anciens Pères », et le concile se veut œcuménique : Innocent
convoque les Latins d'Orient et les « Grecs schismatiques » qu'il considère néanmoins comme faisant partie de l'Église.
Pour la première fois dans l'Histoire de l'église apparaissent des pays de l'Est. Les Grecs ne viennent pas. Le canon 4 du concile
interdit que les Latins soient rebaptisés par des Grecs. Le canon 5 confirme la préséance après Rome de Constantinople, nouvelle
Rome (aux mains des latins, jusqu'en 1264). Déjà en 869 – 870,lors du concile de Constantinople qui condamna Photius, la préséance de
Constantinopolitaine fut reconnue, et confirmée par Adrien IV - avant donc que Constantinople ne soit aux mains des Latins.
- Le concile décréta l'obligation de la confession et de la communion au moins une fois l'an.
Le concile confirma la nomination de Frédéric II comme Empereur. Il condamne la Grande Charte anglaise, à la demande de Jean
sans Terre, qui prétend qu'elle lui fut extorquée. L'année suivante, après la mort de Jean, la Charte est rétablie par le
Régent. En 1297, Édouard Ier l'inclut dans la Constitution du pays. Le canon 1 du concile du Latran condamne les cathares,
les albigeois et les vaudois.
Le concile du Latran nous donne la première confirmation ecclésiastique du terme de
transsubstantiation, terme élaboré par les querelles du IXe et du XIe siècle, et doctrine élaborée au cours du XIIe siècle.
En 1079, Grégoire VII Hildebrands a forcé Lanfranc d'accepter la notion de changement substantiel. Pierre Lombard, au XIIe
siècle, est le premier à avoir parlé des substances et des accidents, tout en reconnaissant des difficultés
philosophiques importantes. Il niait que le corps du Christ soit rompu à la fraction du pain, ce que disaient les Paschasiens
- Lanfranc et ses disciples allèrent jusqu'à montrer en le prêtre un « répétiteur » du sacrifice du Christ. La théologie du
Sacrifice est liée à la doctrine de la transsubstantiation. À la 13e session de 1551 du concile de Trente, cette doctrine sera
confirmée, avec toute l' élaboration donnée par saint Thomas d'Aquin qui l'aura définitivement fondée, au point de vue philosophique.
- CHAPITRE XLVI -
L'ARISTOTÉLISME DU XIIIe S.
L'écrasante majorité des penseurs du XIIIe siècle se définit par rapport à Aristote et ses commentateurs
arabes et juifs. Ce fut l'objet de très nombreuses controverses tout au long de ce siècle. Nous pouvons distinguer trois grands
courants :
les Augustiniens, souvent des franciscains, qui restent fidèles à saint Augustin. Ils seront réticents et méfiants
envers Aristote, dont ils reprendront cependant bien souvent les catégories. Le Panthéisme, avec Averroès, était la « bête noire »
de ce siècle. Les catégories aristotéliciennes permettent de distinguer commodément la créature du Créateur. Alexandre de
Halès et saint Bonaventure sont les grands noms de cette tendance.
Les Dominicains intégrèrent Aristote de façon beaucoup plus complète, quoique de façon critique : c'est avec l'Aristotélisme
qu'ils critiqueront Aristote lui-même. Albert le Grand et Thomas d'Aquin en sont les grands noms. Du chaos des idées nouvelles,
Thomas d'Aquin a sorti ce qui permettait de limiter l'Aristotélisme païen.
Les Averroïstes prirent Aristote tel qu'il est présenté par Averroès, sans se préoccuper des dangers que cela présente
pour la foi chrétienne. Siger de Brabant est un représentant de cette tendance.
- Le « Livre des Sentences » (1155 - 1158) de Pierre Lombard servira de base pour toute réflexion théologique.
- La méthode d'Abélard (sic et non) sera la base de la méthodologie théologique.
Notice sur Siger de Brabant, extraite du Cours de Philosophie médiévale donné à l'Institut St. Serge par Mr. Cyrille Eltchaninoff, au cours de l'année académique 1983 - 1984. (Notes de Cours du P. Georges)
La théorie de la « double vérité » est celle qui sépare la foi de la raison raisonnante. Ce terme
de « double vérité » fut employée par l'averroïsme latin. Averroès fut le porte-parole de la philosophie d'Aristote.
Il affirmait que l'intelligence, universelle et impersonnelle, qui est présente en chacun de nous, est créée par l'Être suprême.
Siger de Brabant (1235 - 1281) fut le représentant latin de ce mouvement. Albert le Grand et Thomas d'Aquin avaient nettement
séparé philosophie et théologie. La philosophie est donc enseignée comme une chose autonome. Les questions de la raison trouvent
une réponse philosophique aristotélicienne. En fait, nous voyons naître le sécularisme, œuvre de la raison utilisée en soi.
Siger de Brabant affirme ne pas s'occuper de la Révélation divine, se consacrant exclusivement à la philosophie. Ils ne cherche pas
d'accord entre les deux méthodes de recherche.
Siger fut chanoine. Il enseigna la physique et la dialectique à Paris. En 1277, son enseignement fut condamné. Il est mort,
poignardé par son secrétaire devenu subitement fou. En philosophie, il tirait ses arguments de deux autorités : Aristote et Averroès.
Il ne se préoccupa pas de la coïncidence avec les Vérités révélées - estimant qu'elle n'appartenait pas à son domaine.
Il adhéra à la Révélation par la foi, mais avança les conclusions de son raisonnement comme des « opinions ». Siger
s'avança moins qu'Averroès, qui disait que la vérité EST la raison. Les disciples de Siger s'aventurèrent plus loin que leur
maître, contestant la Révélation par les fruits du raisonnement.
Siger fut assez prudent pour ne pas parler de la « vérité » de la raison. Cette manière de penser en philosophie - et de
croire en Chrétien, affirmant des points de vue incompatibles - et un dédoublement qui deviendra courant à la Renaissance.
Jetons un coup d'œil sur les thèses aristotéliciennes incompatibles avec le donné de la Révélation :
1) Le monde et l'âme sont éternels - ce qui entraîne la négation de la Création.
2) Les événements sont cycliques - ce qui entraîne la négation de la Providence.
3) L'âme est la forme du corps - ce qui entraîne la conviction que, lorsque le corps meurt, l'âme se perd.
L'Église a condamné à plusieurs reprises l'Averroïsme, et en particulier la thèse de la double vérité : cette thèse consiste
en l'affirmation que le christianisme serait incompatible avec l'instruction, et inclut le fait que l'on puisse découvrir
des «erreurs» dans la doctrine, comme c'est le cas pour n'importe quelle doctrine.
Après cet aperçu, revenons au Cours de Mr. Nicolas Lossky :
- CHAPITRE XLVII -
ALEXANDRE DE HALÈS, LE DOCTOR IRREFRAGABILIS (1186 - 1245).
Né dans Worcester, à Halès. Il étudia à Paris ; il y devint docteur en 1220 – 1221. Il fut le premier à prendre pour base de son enseignement le « Livre des Sentences », plutôt que les Saintes Écritures. La grave crise de 1229 fit qu'Alexandre revint à Rome. Il retourna en Angleterre, et devint Archidiacre de Coventry. La situation s'étant améliorée, il reprend sa chaire à Paris. Il devient franciscain en 1236. Désormais la chaire de théologie sera toujours occupée par un franciscain. Alexandre de Halès croit en l'universalité de la matière : même les Anges ont une matière et une forme.
Italien, Saint Bonaventure étudia lui aussi à Paris. En 1243, il entre dans l'Ordre franciscain
et enseigne à partir de 1248. En 1257, il reçoit sa maîtrise, le même jour que Thomas d'Aquin. Il devient Ministre général
de l'ordre franciscain. Il écrivit la « Vie » officielle de saint François. En 1273, il devient cardinal. Il prend part
au concile de Lyon (1274) et y meurt.
Il usera de l'Aristotélisme de façon très prudente. Selon lui, on peut établir la Création naturelle du monde par la raison - tout en
reconnaissant la valeur de la vie mystique. La foi, pour lui, et une connaissance imparfaite de la Béatitude future. Il tendit
toujours vers l'Union avec Dieu. La foi est source de philosophie, qui permet de comprendre ce qui est aimé. Philosophie
et Théologie conduisent tous deux à Dieu. La foi est une voie illuminative ; Dieu se révèle dans toutes choses. Bonaventure appelle
l'Univers un livre où se lit la Trinité. Il incorpore dans sa doctrine l'argument ontologique de saint Anselme, à une
grande différence près : l'idée de Dieu est une réalité, est Dieu lui-même - et non pas seulement une idée : Dieu est plus
intérieur à nous que nous-mêmes. Saint Bonaventure se situe dans une tradition augustinienne très élargie. Il fait preuve de
davantage de certitude de l'existence de Dieu - que de volonté de compréhension de l'Essence divine. Il fit une tentative
de synthèse entre l'épistémologie platonicienne et aristotélicienne. L'être humain est placé dans une situation intermédiaire
entre la Création et Dieu.
Notice sur saint Bonaventure, extraite du Cours de Philosophie médiévale donné à l'Institut St. Serge par Mr. Cyrille Eltchaninoff, au cours de l'année académique 1983 - 1984. (Notes de Cours du P. Georges)
§ 1. — Saint Bonaventure : caractères généraux de sa pensée.
Saint Bonaventure (Jean Fidenza) commenta les quatre livres des Sentences. Il écrivit l'« Itinerarium
mentis in Deum ». À l'inverse de Thomas d'Aquin, Saint Bonaventure ne fut pas un novateur. Il est plutôt un spirituel,
mais il a su systématiser et donner une théologie qui s'oppose par bien des points à celle de Thomas d'Aquin.
Bonaventure ne reconnaît pas une autonomie du monde en dehors de Dieu. Tout est « sub specie Dei ». Il emploie ce mot :
les « signes de Dieu » dans le monde. Dieu lui-même s'est engagé dans le monde, et y a apposé sa Marque. La raison humaine elle
aussi est marquée par Dieu, quoique amoindrie dans ses facultés par le Péché Originel. Bonaventure n'oublie pas le caractère
créé de l'homme et du monde. Il ne reconnaît pas de Nature en dehors de Dieu.
§ 2. — La théologie de saint Bonaventure.
Le but de l'homme est d'acquérir la connaissance de Dieu. Dans le monde, tout nous parle de Dieu,
et nous aide à remonter vers Lui - en nous aidant de toutes nos facultés, raison comprise. L'âme humaine est créée pour vivre
avec Dieu. La foi nous révèle ce qui est caché à la raison, qui est elle-même seconde : elle est incapable de connaissance
plénière, sans être illuminée par la foi. La philosophie n'est de l'exigence du cœur - ce qui est tout différent de la
position de Thomas d'Aquin. Selon Bonaventure, on peut connaître mieux et approfondir, ce que l'on aime. Toute notre vie est
un pèlerinage de l'homme entier vers Dieu. Le chemin est long et difficile, mais Dieu en est l'aboutissement. Si l'homme est
ouvert à la recherche, tout est signe, et nous aide à monter vers Dieu. Le monde est transparent à son Créateur. C'est
l'âme de l'homme qui est obscurcie, et non pas les Traces laissées par le Dieu créateur. Le monde est un livre sur Dieu.
Il faut la conversion, un effort de volonté et l'aide de Dieu, pour reprendre le chemin.
Saint Bonaventure nous dit : « le monde est un livre qui nous parle de la Trinité ; il n'a pas d'autre raison d'être que de nous montrer le Créateur ».
Nous voyons l'influence de saint François, très sensible à la beauté de la Création, louant Dieu. Si en l'homme il y a l'Image de Dieu,
l'ombre, l'empreinte de Dieu se profile dans la Création.
§ 3. — Le monde comme Signe de la Présence divine.
Pour Saint Bonaventure, toute la vie de l'homme est un pèlerinage vers Dieu - tout dans le monde
en est un signe : les événements, le cosmos, l'âme : tout est expression de Dieu. Il parle des objets comme des Signes de
la Présence divine. Le monde est transparent à Dieu. La difficulté vient du Péché Originel, qui empêche le face-à-face, et qui
nous le voile. Ainsi le Péché Originel n'est-il pas un problème moral, mais une impossibilité de connaître.
Pour voir Dieu, il est nécessaire que l'homme se tourne vers Dieu et soit aidé par Lui ; il s'agit d'un effort mutuel des deux
parties en présence. C'est le chemin du retour, qui se fait par la prière et la recherche de la Vérité. L'intelligence a été
affectée par le Péché Originel. Le seul effort intellectuel n'est pas suffisant pour connaître Dieu - la philosophie ne peut
rien sans Dieu. Une philosophie sécularisée est impossible, car il faut que l'intelligence soit purifiée et illuminée.
Au fond de cela, il y a une ressemblance entre le créé et son Créateur. Le monde n'a d'autre raison d'être que de nous
aider dans ce cheminement - le monde est un « livre » où l'on peut lire Dieu. Il faut remonter du livre vers son Auteur, et apprendre
à L'aimer. Le retour vers Dieu commence dans la contemplation de la présence de Dieu dans sa Création, continue par la contemplation
divine dans sa propre âme, et aboutit au face-à-face.
§ 4. — La présence de Dieu dans le monde et dans l'âme humaine.
La présence de Dieu dans le monde se manifeste dans sa bonté, ses lois et son ordre. La vision de
ces trois caractères présente autant de chemins de remonter vers Dieu par ces « vestiges » dans sa création. Pour que cette
ombre, cette trace de Dieu devienne évidente, une purification est nécessaire.
La présence de Dieu dans l'âme humaine
est la présence de l'Image divine, bien plus que les vestiges présents dans la nature. Dieu est bien davantage présent dans l'homme
que dans tout être créé. L'âme humaine a la faculté de remonter du particulier au général - c'est l'embryon de la connaissance
du « général absolu » qui mène à Dieu. Dans notre raison est inscrite l'idée de Dieu. Le cheminement mystique fait reconnaître
cette idée comme évidente. Il est impossible de reconnaître la présence divine dans son âme, sans une aide, une illumination divine.
Dieu lui-même vient à la rencontre de Dieu, présent dans l'âme. C'est une ascension infinie.
§ 5. — La finitude du monde.
Pour la philosophie aristotélicienne, le monde est éternel. Pour Bonaventure, le problème ne se pose pas. Bonaventure se base sur la conception biblique. Il prend comme argument de la finitude du monde, le temps linéaire. L'infini ne peut augmenter - or l'expérience quotidienne nous montre que le temps s'ajoute au temps déjà écoulé. Un monde infini est nécessairement intemporel. Il ne peut y avoir qu'un seul infini - on ne peut concevoir deux infinis concurrents : celui du monde et celui de Dieu. L'infinitude du monde revient à l'absolutiser. Le temps est un vecteur essentiel deu christianisme, qui est une religion fondée sur des événements historiques.
Notice sur la tradition scientifique au XIIIe s., extraite du Cours de Philosophie médiévale donné à l'Institut St. Serge par Mr. Cyrille Eltchaninoff, au cours de l'année académique 1983 - 1984. (Notes de Cours du P. Georges)
§ 1. — Robert Grosseteste (1175 - 1253).
Robert Grosseteste termina sa vie comme évêque de Lincoln. Il fut l'un des très rares érudits qui connaissaient l'Arabe. Il écrivit des Commentaires sur l'Hexaemeron et sur les œuvres mystiques de Denys. Sa philosophie et celle de la lumière - entité matérielle infiniment petite : point lumineux qui est à l'origine de l'Univers. Cette lumière s'engendre elle-même et se propage. Il étudia les lois de sa propagation, et eut l'idée d'un monde immense et sphérique. La lumière est arrêtée par l'obscurité qui l'entoure, et s'épuise à mesure qu'elle s'éloigne de son centre. L'étoffe même du Cosmos est la lumière, à partir de laquelle le monde entier s'est élaboré. Robert Grosseteste passe de la physique à la métaphysique : nous avons un macrocosme - Dieu - Lumière / et un microcosme - l'homme, dont l'âme comme lumière agit sur le corps (et non le contraire : le spirituel détermine le matériel). Le corps est lui-même tissé de lumière, mais cette fois il s'agit d'une Lumière matérielle. En bon néoplatonicien, Robert Grosseteste met trop l'accent sur la « libération » de l'âme du corps. Le dualisme platonicien est en fait aux antipodes de la foi chrétienne, pour laquelle le mal vient de l'Esprit, et non point du corps.
§ 2. — Roger Bacon - DOCTOR MIRABILIS (1210 - 1292).
Il ne faut pas le confondre avec Francis Bacon, qui vécut au XVIe siècle ! Le nom de Roger Bacon est entré dans la légende. Philosophe, mystique, scientifique, astrologue, il fut un homme de science et d'observation, de tempérament combatif. Il étudia à Oxford, et il fut élève de Grosseteste. Il vint à Paris, soit Albert le Grand, retourna à Oxford, puis enseigna à Paris. Étienne Templier - le premier Inquisiteur - l'emprisonna pour erreur de doctrine (217 thèses furent dénoncées !). Rober Bacon écrivit de nombreuses œuvres, et notamment une « Histoire de la recherche humaine ». Il nous montre une première période, d'Adam aux Patriarches, qui vécurent longtemps pour pouvoir acquérir la Sagesse - puis le flambeau passe en Grèce, dont il nous décrit la mythologie - puis cette connaissance revint en Israël, sous Salomon, pour être transmise en Grèce, de Thalès à Aristote. Pour lui, les deux grands philosophes sont Salomon et Aristote. Roger Bacon se sent le porteur de cet héritage philosophique et scientifique. Il s'intéresse beaucoup aux sciences, où les mathématiques jouent le rôle central. Il inventa le terme « science expérimentale ». Son vrai domaine est l'Astronomie. Il distingua deux sciences : l'expérience intérieure et intuitive - et l'expérience extérieure et scientifique.
Nous revenons au Cours de Mr. Nicolas Lossky :
- CHAPITRE XLIX -
ALBERT LE GRAND (1200 - 1280).
Albert le Grand est né à Laningen, près d'Ulm, sur le Danube - d'une famille noble. Il étudia à Bologne,
puis à Padoue, où il devint Dominicain. Il retourne en Allemagne. Il y écrivit son « Tractatus de Natura Boni ». Il est envoyé à
Paris, où il occupe une chaire de théologie. Il connaît les sources grecques ou arabes, et il a comme élève Thomas d'Aquin.
Appelé à Cologne, il y établit un studium generale dominicain. De 1253 à 1256, il est Provincial pour l'Allemagne.
Il se rend la Curie romaine, pour défendre les Frères prêcheurs. Il écrivit « De unitate intellectus contra Averroes ». Il
devient évêque de Cologne. En Allemagne et en Bohème, il prêche une croisade, dans les années 1263 - 1264. Il assiste au concile
de Lyon. Il vient à Paris défendre son enseignement aristotélicien. Mais lui-même et Thomas d'Aquin sont condamnés par la Sorbonne.
Il écrivit des commentaires scripturaires. Son œuvre la plus importante est sa série de Commentaires sur Aristote, où il intègre
sa théorie de la connaissance : le conceptualisme. Ceci mène à une synthèse foi - raison, qui reste, chez Albert, dans le domaine
intellectuel : ce que la révélation nous impose de croire et distinguer de ce que la raison nous permet de comprendre.
Albert est le premier à avoir vu tout ce que la philosophie d'Aristote pouvait apporter à l'expression du dogme. Il essaya de faire
connaître la pensée aristotélicienne, avec ses Commentaires. Il établit la distinction nette et définitive entre philosophie et
théologie. Il marqua l'indépendance de la pensée et les droits de la raison en soi. Il fut attaqué à l'intérieur même de l'Ordre dominicain :
« bêtes brutes qui blasphèment ce qu'ils ne comprennent pas » dit-il à leur propos…
Albert le Grand distingua clairement ce qui est démontrable de ce qui ne l'est pas. La philosophie, en se limitant elle-même,
prend conscience de ses droits. Avec Albert le Grand, la philosophie moderne commence son chemin. C'est initialement une humilité
de la pensée humaine qui ne s'attaque pas à l'indémontrable. Dans un autre sens, la pensée philosophique s'affranchit de la
théologie. Dans le domaine de la pensée, c'est une révolution. Albert le Grand a fait une œuvre de défrichage. Thomas d'Aquin
sera l'ordonnateur de tout cela ; il doit énormément à Albert le Grand.
- CHAPITRE L -
THOMAS D'AQUIN, LE DOCTOR ANGELICUS (1225 - 1274).
§ 1. — Thomas d'Aquin : sa vie.
Le père de Thomas d'Aquin fut le Comte Landulf d'Aquino. Thomas est son plus jeune fils, au sein d'une famille prestigieuse. À cinq ans, il est envoyé à l'école bénédictine de Monte Cassino - sans doute afin d'en devenir l'abbé. En 1240, il est envoyé étudier à Naples. En 1244, il entre chez les Dominicains - contre l'avis de sa famille : ses frères le kidnappent et l'enferment pendant quinze mois, dans sa famille. Thomas refuse de changer d'avis. Il finit par être libéré. Il va à Paris, où il étudie avec Albert le Grand, qui l'initie à Aristote. Thomas accompagne Albert à Cologne. Thomas, revenu à Paris, commence à enseigner. Thomas devient Maître en Théologie en 1257, en même temps que saint Bonaventure. En 1259, il est envoyé en Italie. Il enseigne de 1265 à 1267, au Studium Generale de Rome. Il revient à Paris en 1259. Il y combat Siger de Brabant (un Averroïste), John Peckham (futur archevêque de Canterbury) et Étienne Tempier (évêque de Paris). Il retourne à Naples en 1272 pour établir une école dominicaine. En 1274, il est convoqué par Grégoire X au Concile de Lyon. Il mourut en chemin.
§ 2. — Thomas d'Aquin : la destinée de ses œuvres.
En 1277, plusieurs doctrines tirées de ses œuvres sont condamnées à Paris par Étienne Tempier. À Oxford, un Dominicain : Robert Kilwordy, fit également condamner ses œuvres. En 1284, John Peckham le condamne aussi - du moins certains aspects de sa thèse. Les Franciscains ne peuvent lire ses œuvres, interdites par les autorités. En 1278, le Chapitre Général des Dominicains impose l'étude de ses œuvres à tout l'Ordre. En 1323, Thomas d'Aquin est canonisé par Jean XXII. Thomas d'Aquin est enterré dans l'église des Jacobins, à Toulouse.
§ 3. — La distinction entre la raison et la foi.
Un aspect fondamental du Thomisme est la nette distinction entre la raison et la foi : les vérités chrétiennes fondamentales échappent totalement à la raison, par laquelle elles ne peuvent être ni fondées ni établies. Mais elles ne doivent pas être considérées comme contraire à la raison : celle-ci peut et doit combattre les arguments opposés à la Révélation. La Révélation nous vient par les Écritures et les Pères, dans la mesure où ils s'accordent entre eux. La foi est un acte de la volonté - c'est pour Thomas une décision morale, et non pas une décision qui vient de l'intelligence. Mais les notions de Bien, de Justice, etc. peuvent être atteintes par la raison. Cette distinction entre foi et raison implique le fait que la philosophie ne doit rien admettre d'autre que ce qui peut être fondé sur la raison et démontré par elle. Si la philosophie contredit la théologie, les prémices de la philosophie sont nécessairement fausses. C'est une critique de l'Aristotélisme : la théologie prime. L'épistémologie de Thomas est fondée sur Aristote : toute connaissance présuppose une ressemblance essentielle entre le sujet connaissant et l'objet connu. L'homme et d'une essence intellectuelle et corporelle : sa perception est conditionnée par l'essence : « nihil intellectu quod fuerit in sensu » - il n'y a rien dans l'intellect, qui n'ait été préalablement dans les sens.
§ 4. — Position de Thomas d'Aquin, vis-à-vis de l'argument ontologique d'Anselme.
Du coup, l'argument ontologique d'Anselme est invalide : pour percevoir l'essence divine, il faut être d'essence divine soi-même. L'essence divine, selon Thomas d'Aquin, n'est perceptible qu'aux purs esprits. L'homme ne peut avoir de perception claire de l'essence de Dieu - qui est impliquée dans l'argument ontologique. Les arguments de Thomas d'Aquin sont basés sur de tout autre base : ce sont des preuves a posteriori, à partir des effets de l'existence divine, effets perceptibles à nos sens.
§ 5. — Les cinq Voies.
Il y a cinq « effets » qui sont cinq Voies qui mènent à la connaissance de l'essence divine :
1) la notion de mouvement (motion) implique un Premier Moteur.
2) la notion de causes et d'effets - implique une Cause première.
3) les phénomènes qui ne s'expliquent pas - et qui donc logiquement pourrait ne pas exister, impliquent un Être nécessaire
par soi, Cause de tous les êtres.
4) la notion de comparaison implique un étalon parfait de toutes les qualités.
5) les objets inanimés ou inintelligents œuvrent pour un but inscrit dans leur constitution - ce qui implique une intelligence
qui les a créés et qui les dirige. C'est l'argument physico-téléologique.
§ 5. — Syllogisme et analogie.
Si l'on se base sur le fait du primat de la théologie sur la philosophie, le raisonnement seul peut cerner l'erreur de la philosophie, la définir et la réfuter. La raison est également la base de la théologie naturelle, partie supérieure de la théologie. La raison peut procéder par syllogismes et par analogie. L'analogie se base sur le fait d'une certaine ressemblance entre les causes et les effets. Par exemple, Dieu est infini, et les effets sont finis. À partir de la constatation de degré de perfection dans les êtres, par analogie, on peut comprendre le fait qu'il existe une perfection infinie, et ses rapports avec les imperfections finies. Dieu est l'Acte pur, contenant en Lui l'Être de toutes les choses existantes.
§ 6. — Une Création du monde indémontrable.
La création est le mode selon lequel tout émane de la Cause Première. Averroès avait dit que Dieu étant la Cause Première éternelle, elle produit son effet - la Création - éternellement. Donc la Création et éternelle. Pour Thomas d'Aquin, la raison de peut fournir de preuve irréfragable trouver ou réfuter la doctrine d'Averroès. Du point de vue philosophique, nous ne savons pas si la Création est éternelle ou pas. Nous ne pouvons pas raisonner philosophiquement sur ce point qui est affaire de foi : le monde commence - on peut le croire, mais on ne peut pas le démontrer ni le savoir.
§ 7. — La matière, principe d'individuation.
Dans l'ordre de la Création, les êtres supérieurs sont les Anges, qui, pour Thomas d'Aquin, sont incorporels.
Thomas d'Aquin voit dans la matière un principe d'individuation - à ce moment-là, les Anges sont des espèces, dans cette
perspective. Avec l'apparition de la matière dans la hiérarchie des êtres, apparaît l'homme, au dernier degré des créatures
intelligentes. L'union de l'âme et du corps fait que tout le perceptible passe par les sens. L'abstraction est le processus
de la pensée - le dépouillement des traces de matière - pour arriver à l'Universel.
Thomas d'Aquin distingue entre puissance et acte - les êtres créés sont des mélanges d'acte et de potentialité, Dieu étant le seul
Acte pur. Thomas d'Aquin distingue aussi entre substance et forme.
§ 8. — La distinction entre raison et foi.
La raison distinguée de la foi n'est plus cette étincelle divine dans l'homme, qui permet de connaître Dieu.
En enfermant la raison dans l'homme - la raison de celui-ci ne peut plus atteindre Dieu ; l'homme est en quelque sorte coupé de
Dieu, sur le plan de la connaissance.
Thomas d'Aquin enseignait que l'Incarnation du Verbe n'aurait pas eu lieu si la Chute n'était pas intervenue. Les Franciscains lui
reprocheront cette opinion, comme ils lui reprocheront de nier la doctrine de l'Immaculée Conception.
Thomas d'Aquin apporta un grand soin à l'exactitude des textes d'Aristote utilisés. À la demande d'Alexandre IV (1254 – 1261),
Thomas d'Aquin chercha à établir le texte véritable d'Aristote. De 1259 à 1268, Thomas d'Aquin travailla avec Guillaume de
Moerbeke - helléniste distingué qui traduisit directement du grec les œuvres d'Aristote et les Commentaires. Il révisa les
traductions existantes. Thomas d'Aquin s'aperçut ainsi que le « Liber de Causis » attribué à Aristote, est en fait
un ouvrage de Proclus.
Il est utile de donner quelques informations complémentaires sur la théologie de Thomas d'Aquin :
§ 1. — Réaction contre les excès de la Dialectique.
Le rationalisme des Dialecticiens n'était pas sans faire courir un grave danger à la foi. En effet,
dit saint Grégoire : « La foi perd son mérite, dont la raison humaine porte caution ». Quel mérite y a-t-il à croire en un dogme,
si la raison le démontre, ou même si elle le démontre a posteriori, sitôt que la Révélation l'a rendue attentive à ce dogme ?
Non seulement l'application de la Dialectique en matière religieuse tend logiquement à supprimer les mérites de la foi ; mais elle
risque de la compromettre, en versant dans l'hérésie, comme Bérenger, Roscelin, Abélard, et bien d'autres l'ont expérimenté.
Contre les Dialecticiens, qui prônent par-dessus tout l'usage de la raison, contre les humanistes médiévaux, qui veulent sauvegarder
ce qui reste de la culture païenne, un parti d'opposition se précise, qui manifeste à l'égard des lettres et de la philosophie séculières
la défiance des Simpliciores du Christianisme primitif. Ce parti veut revenir, en matière de théologie, à la méthode des premiers
Scolastiques, basée sur la Révélation scripturaire et l'autorité des Pères, dont l'œuvre de saint Augustin synthétise tous les résultats.
Au milieu du XIe siècle, Pierre Damien fulmine contre les Dialecticiens et la philosophie. Celle-là est cette sagesse dont il est dit :
« Elle ne descend pas d'en haut, mais elle est terrestre, animale, diabolique». Délaisser les disciplines ecclésiastiques pour les sciences
séculières, c'est proprement abandonner les épouses de Laban pour des prostituées de théâtre ».
La philosophie ne doit être ni la maîtresse, comme chez Béranger, ni la servante-maîtresse, comme chez saint Anselme et Abélard, mais
la captive de la théologie. Tel est le sens de la célèbre formule Philosophia ancilla theologiae - la Philosophie est l'Épouse
de la Théologie dont s'inspirent les Papes qui font de l'Université de Paris, devenu le centre des études scolastiques au début
du XIIIe siècle, « la citadelle de la foi catholique ». Au-dessus des Facultés des Arts, les dominant et les régentant de très haut,
se dresse la Faculté de Théologie.
Dans les statuts de l'Université de Paris, sanctionnés par le légat du pape Innocent III en 1215,
l'étude de l'Organon d'Aristote demeure autorisée, mais la Métaphysique et tous les livres dé physique et de science
naturelle du Stagirite, qui se diffusent alors par une série de traductions venues d'Espagne, de Sicile, d'Italie, demeurent interdits.
Le Pape Grégoire IX déclare que les théologiens du nouveau genre, qui prétendent plier les Écritures à la philosophie et à la
dialectique d'Aristote, sont « gonflés d'esprit de vanité comme des outres » et dénonce, dans leur tentative, un véritable modernisme.
§ 2. — Le problème de l'accord entre la raison et la foi.
Pour conjurer le péril que les Dialecticiens faisaient courir à la foi, il eût fallu revenir à la
théologie positive, fondée uniquement sur l'autorité scripturaire et la tradition scolastique. Mais ce retour devint impossible,
lorsque, dans les premières années du XIIIe siècle, se diffusa, dans la Chrétienté latine, l'œuvre complète d'Aristote, dont on
n'avait connu, dans le haut Moyen-Âge, que ce que Boèce en avait révélé, la Logica vetus. L'Encyclopédie aristotélicienne
apparut comme la somme de connaissances humaines auxquelles l'esprit humain peut accéder par ses propres forces.
Pour les Docteurs qui assistèrent à cette diffusion, le problème de l'accord de la raison et de la foi fut ramené à celui de
l'accord d'Aristote avec le donné révélé. Il en avait été de même pour les systèmes scolastiques arabes et juifs. À cette tentative
d'accorder le fondateur du Lycée avec les Écritures interprétées par les Conciles, allaient s'efforcer Albert le Grand et Thomas
d'Aquin qui donnèrent du problème scolastique une solution moyenne, à égale distance du rationalisme intempérant des Dialecticiens
et du fidéisme des Simpliciores.
§ 3. — Le rôle de la Métaphysique d'Aristote.
Toute la métaphysique d'Aristote est conditionnée par la nécessité d'échapper au monisme de Parménide, le Père des
Métaphysiciens, de Parménide. Le philosophe d'Élée substantialise le verbe être (eivai) en lui appliquant l'article
(to einai).
Il pose alors cet axiome « Hors de l'Être, il n'y a absolument que le non-être ; il en résulte nécessairement que l'Être est unique ;
et n'est rien d'autre.» Parménide et ses disciples en tirent la négation de tout pluralisme, de toute diversité, de tout devenir.
Pour échapper au monisme de Parménide, Aristote eût pu faire remarquer que l'expression « L'Être est » est vide de sens, car
aucune expérience vécue ne correspond à la saisie de l'être en soi : nous n'appréhendons que des « étants ». Mais, dupé par la
langue grecque qui, grâce à l'article, permet de transformer des verbes en substantifs, il n'échappe à l'aporie de Parménide
« L'Être est, le non-être n'est pas, on ne sortira pas de cette pensée » que par cinq théories qui fixent son ontologie :
1) la théorie des catégories ;
2) la théorie des transcendantaux ;
3) la théorie de l'acte et de la puissance ;
4) la théorie de la matière et de la forme ;
5) la théorie de la substance et des accidents.
1) La théorie des catégories consiste à nier que la notion d'« Être » soit le genre suprême sous lequel s'énumèrent toutes
les déterminations qui affectent les individus. Ces déterminations se rangent sous dix chefs principaux, ou genres suprêmes,
irréductibles entre eux, appelés catégories par Aristote et prédicaments par les Scolastiques, parce qu'ils sont
censés représenter la totalité des prédicats que l'on peut affirmer d'un sujet. Ces catégories sont :
A) la substance,
B) la quantité,
C) la qualité,
D) la relation,
E) le lieu,
F) le temps,
G) la situation,
H) la manière d'être,
I) l'action,
J) la passion.
2) La théorie des transcendantaux affirme que certaines déterminations ne se rangent sous aucune de ces catégories,
mais s'attribuent analogiquement à chacune d'elles à des titres variés : telles sont les notions d'être, d'unité,
de vrai et de bien. « L'Être se dit suivant une multiplicité d'acceptions », déclare Aristote. Saint Thomas commente : « L'erreur
de Parménide fut de croire que l'Être est univoque comme un genre. En réalité l'Être n'est pas un genre ; il se dit des différents
êtres en des sens différents ». Au surplus, les transcendantaux sont réciprocables : l'Être, l'Un, le Vrai, le bien sont convertibles.
Dans la mesure où un être est, il est unique. Dans la mesure où une chose est, elle est vraie.
3) La théorie de l'acte et de la puissance : L'analogicité de l'Être ne suffit pas pour se libérer de l'aporie de Parménide.
Celle-ci exclut la possibilité du devenir, car du non-être ne peut provenir l'Être, puisque le non-être n'existe pas, pas plus que
de l'Être ne peut provenir l'Être, puisque l'Être est déjà.
Pour échapper aux conséquences ruineuses de ce monisme ontologique, Aristote et les Scolastiques à sa suite insèrent entre le non-être
ou privation d'être, et l'être actuel, un état intermédiaire, l'être en puissance, qui contient à l'état virtuel tout
ce qu'un même sujet peut devenir.
4) La théorie de la matière et de la forme : à la distinction de l'être en acte et de l'être en puissance [être réel et
être virtuel]se rattache la quatrième théorie : la distinction de la forme et de la matière. La FORME, appelée aussi forme substantielle,
est ce par quoi une substance individuelle est ce qu'elle est : par exemple, ce qui fait qu'un bloc de pierre est actuellement
[c'est-à-dire réellement] un bloc de marbre. Mais un bloc de marbre peut devenir, sous le ciseau d'un sculpteur, une statue ou une
cuvette : dans la mesure où il n'a pas épuisé toutes ses virtualités, il est matière. Un être qui aurait épuisé toutes ses virtualités
serait acte pur, FORME pure sans matière : tel est le Dieu d'Aristote, le Premier Moteur immobile.
[la « forme » est l'ensemble des caractéristiques essentielles d'un être : pour un être matériel, seule une partie des potentialités est
en acte, le reste restant potentiel]
5) La théorie de la substance et des accidents : les substances sont les êtres qui se suffisent à eux-mêmes et subsistent
par eux-mêmes : grammaticalement, les noms qui les désignent sont toujours sujets et jamais attributs. Seuls
répondent à cette définition les êtres individuels : tel objet, telle plante, tel animal, Socrate ou Callias.
Les notions de genres et d'espèces ne sont pas de simples abstractions : ce sont des essences indivisibles, identiques chez tous
les individus d'une même espèce, ou chez toutes les espèces d'un même genre, mais qui n'existent pas à l'état séparé comme les
Idées platoniciennes, ni simplement à titre de purs concepts dans notre esprit, mais concrètement dans les substances individuelles.
Les déterminations qui affectent une substance individuelle n'existent pas par elles-mêmes, mais par inhérence à cette substance :
grammaticalement, elles, sont toujours prédicats [attributs], jamais sujets. Mais, parmi les attributs, il en est de deux sortes :
les uns sont tels que, s'ils disparaissent, la substance cesse d'exister ; on les dit attributs essentiels. Ces attributs
sont caractérisés par le fait de n'être pas susceptibles de plus ou de moins.
D'autres attributs peuvent changer d'intensité, disparaître, faire place à leurs contraires sans que la substance individuelle
disparaisse : on les dit accidentels et susceptibles de latitude. Un homme ne peut subsister sans sa tête ou sa raison :
ce sont des caractères essentiels. Il peut changer sa coiffure, perdre ses cheveux, varier ses occupations, porter d'autres
habits : ce sont caractères accidentels.
L'ensemble des caractères essentiels et accidentels caractérise une substance individuelle ou substance première,
composé concret de matière et de forme. Saisissable par la perception sensible, cet ensemble de déterminations n'est pas définissable
par la pensée, en raison de sa complexité et de ce qu'il n'y a de science que du général. Mais la lumière de l'intellect
actif extrait de cette représentation sensible la substance seconde ou essence spécifique, qui se définit par le
genre le plus prochain et la différence spécifique.
§ 4. — Le Réalisme de la pensée scolastique.
La théorie de la substance et des accidents repose sur le Réalisme des idées abstraites qui consiste à tenir le morcellement conceptuel
que notre pensée abstraite fait subir aux choses comme l'expression de la structure ontologique des êtres, si bien qu'à toute notion
distincte dans notre esprit correspond, en-dehors de lui, une entité qui possède formellement tout ce qui est contenu dans sa définition.
Ces entités, les Scolastiques discuteront pour savoir si elles comportent entre elles une distinction réelle - d'intention ou formelle ;
mais, Norninalistes mis à part, ils ne douteront pas qu'elles n'aient quelque fondement dans la réalité des choses, in natura rei,
indépendamment de notre esprit, conformément à la définition classique de la vérité donnée dans l'École : adaequatio rei et intellectus.
Ainsi, aux idées abstraites de genres et d'espèces dans notre esprit, que les Scolastiques appellent Universaux, correspondent
distributivement dans chaque individu d'une même espèce, ou dans chaque espèce d'un même genre, une essence, une QUIDDITÉ, une espèce
intelligible invariable que l'intellect actif dégage des accidents sensibles où elle est engagée.
La théorie de la substance et des accidents repose, en second lieu, sur la conviction que tout jugement, fût-il d'existence ou de
relation, tel que Pierre existe et Pierre est le frère de Paul, peut se mettre sous la forme d'un jugement prédicatif,
tel que ; Pierre est sage. Toute démonstration revient alors à établir que tel prédicat, tel attribut, ou bien appartient
en propre à tel sujet en vertu de sa définition qui est l'expression de son essence, ou bien lui est communiqué accidentellement
par autrui, jusqu'à ce que, remontant de cause en cause, on arrive à un sujet qui possède ce prédicat par essence. C'est l'expression
du principe de raison suffisante imposée par le réalisme ontologique : « Ce qui n'est pas par soi est par un autre qui est
par soi : quod non est per se, est ab alio, quod est per se ».
Dès lors, il est facile de comprendre comment la métaphysique d'Aristote, inféodée à sa logique, semblait prédestinée à la
justification rationnelle du dogme. En offrant la possibilité de se soustraire au monisme des Éléates par la théorie des catégories -
celle des transcendantaux - la distinction de l'acte et de la puissance, elle permettait d'échapper aux multiples formes du
panthéisme qui demeurait l'hérésie la plus redoutée du Moyen-Âge puisqu'elle supprimait la distinction du Créateur et de la Créature.
La distinction de la substance et des accidents permettait de justifier le mystère de la transsubstantiation des espèces eucharistiques
sous la permanence des accidents sensibles du pain et du vin.
La distinction de la Nature, autre nom de l'essence seconde, et de la personne définie par Boèce comme la substance individuelle
d'une nature rationnelle, permettait de donner un sens au dogme de l'Incarnation, à l'union hypostatique de deux Natures en Jésus-Christ.
Réciproquement, la même distinction permettait de réfuter les objections contre le dogme trinitaire des trois Personnes
en un seul Dieu.
Trois dogmes fondamentaux du Christianisme impliquaient l'ontologie aristotélicienne, en fonction de laquelle ils avaient été
élaborés par les Pères et par les Conciles.
§ 5. — La compatibilité de la philosophie aristotélicienne avec le christianisme.
Par ailleurs, le Péripatétisme apparaissait comme la philosophie antique la plus incompatible avec le Christianisme.
Faute d'avoir accepté l'exemplarisme platonicien identifié par les Pères avec l'Intellect divin, le dieu d'Aristote, Premier Moteur immobile
qui meut la sphère des fixes par son contact et suscite la procession ordonnée des formes à partir de la matière première par son attrait,
ignore le Monde qui existe éternellement et dont les événements se reproduisent cycliquement, au terme de chaque Grande Année. C'est la
négation de la création, de la providence, de l'ordre du miracle et de la grâce, à quoi se joignent la négation de l'immortalité
individuelle des âmes et l'inexistence des sanctions d'outre-tombe.
Lorsque l'œuvre entière d'Aristote fut connue, on comprend que la première réaction des autorités ecclésiastiques fut d'interdire la
lecture et le commentaire de ses écrits de métaphysique, de physique et de sciences naturelles, dans les Universités de Paris,
de Toulouse, puis d'Oxford. Mais l'attrait d'Aristote fut irrésistible. Sagement l'Église pensa que mieux valait chercher la
conciliation. Thomas d'Aquin, encouragé par Urbain IV, se chargea de christianiser Aristote.
§ 5. — La distinction entre l'Être nécessaire et l'Être contingent.
Thomas d'Aquin crut parvenir à christianiser Aristote d'une façon presque indolore, en interprétant
une distinction logique posée par Aristote, en une distinction ontologique fondée en réalité.
Logiquement, une chose est d demander ce qu'est un être : Quid sit ?, autre chose est de demander s'il
existe : An sit ?
La réponse que réclame la première question et qui constitue, dans la logique d'Aristote, la définition de l'essence de
la chose, de sa QUIDDITÉ, disent les Scolastiques, ne préjuge pas la réponse à donner à la seconde question, qui pose le problème
de son existence actuelle [réelle] ; plus brièvement, une définition n'implique jamais l'existence actuelle du défini [définir
un être ne permet pas pour autant de savoir s'il existe réellement : définir un être est une chose - savoir si cet être existe, c'est une
autre chose...].
Or, en vertu de la mentalité Réaliste, ce qui appartient à une chose en vertu de sa définition lui appartient par essence, et
ce qui ne lui appartient pas en vertu de sa définition, ni ne peut s'en déduire en qualité de propre, ni ne lui appartient par autrui.
Thomas d'Aquin, à la suite des philosophes arabes, Al Farabi, Avicenne, Al Gazali, en transformant la distinction purement logique
posée par Aristote en une distinction ontologique, va en tirer celle de l'Être nécessaire dont l'essence implique par définition
l'existence et, par suite, qui existe a se - de soi-même, et celle de l'Être contingent dont la définition n'implique pas
l'existence actuelle [réelle], mais simplement la possibilité d'être, et, par suite, qui ne possède l'existence actuelle que
ab alio - d'un autre que soi, par participation à l'Être nécessaire.
§ 6. — La distinction entre l'essence et l'existence.
C'est ce qu'il expose dans cette œuvre de jeunesse, le De Ente et Essentia, qui est son Discours de la Méthode :
Tout ce qui ne rentre pas dans le concept d'une quiddité ne se joint à l'essence que par juxtaposition
et addition, car la compréhension d'une essence ne comporte que ses éléments constitutifs. Or, n'importe quelle essence ou
quiddité (d'une créature) est compréhensible, sans qu'on y découvre la moindre idée de son existence effective ; car je
puis savoir ce qu'est l'homme ou le phénix, et pourtant ignorer s'ils existent dans la nature des choses.
D'où il résulte que l'existence est autre chose que l'essence ou quiddité, à moins qu'il n'y ait un être dont la quiddité
soit son existence.
Tout ce qui appartient à un être, a sa raison d'être dans les principes de sa propre Nature, comme le rire chez l'homme, ou
lui advient par quelque principe extrinsèque, comme la lumière qui remplit l'air provient de l'influence du soleil.
Or, il est impossible que, dans un être (créé), l'existence vienne de sa propre forme ou quiddité - j'entends comme de sa
Cause efficiente - puisqu'un tel être serait sa propre Cause et se produirait soi-même, ce qui ne peut pas être.
Il faut donc que tout être, dont l'existence diffère de la Nature, tienne son existence d'autrui (habeat esse ab alio).
Or, ce qui tient son existence d'un autre être, se ramène à ce qui existe par soi (per se) comme à sa Cause première, d'où il
résulte qu'il doit y avoir un être qui soit la Cause de l'existence de toutes choses, et dont l'essence même soit d'exister : autrement,
on remonterait à l'infini dans la série hiérarchisée des Causes, puisque tout être qui n'est pas son existence pure a une Cause (extrinsèque)
de son existence, comme il a été dit.
Ainsi, il existe deux sortes d'êtres : l'Être nécessaire par Lui-même dont l'essence implique logiquement l'existence ; l'Être contingent ou créé, dont l'essence n'implique pas logiquement l'existence, mais une simple possibilité d'exister.
§ 7. — Essence et d'existence dans les créatures et chez le Créateur.
Chez les créatures, il y a donc composition réelle d'essence et d'existence. L'essence [« puissance », potentialité] limite et
circonscrit l'existence [réalité] qu'elle reçoit de Dieu. Elle est, par rapport à l'existence, ce que la puissance est à l'acte, car « tout
être qui reçoit quelque chose d'un autre est en puissance par rapport à cet autre ». Il en résulte que les créatures,
étant composées d'essence et d'existence, le sont de puissance et d'acte.
Le principe thomiste de la distinction réelle de l'essence et de l'existence chez la créature a pour corollaire celui de
l'identité de l'essence et de l'existence chez le Créateur, puisque Dieu s'est défini à Moïse, sur le Mont Horeb : Je suis
celui qui suis. L'existence étant incluse dans sa définition, Dieu est l'être en soi, qui existe a se - de soi-même par essence.
Partant de là, on en peut déduire les notes caractéristiques de la créature et du Créateur : ce qui caractérise la créature,
c'est le fait d'exister par autrui, ab alio, c'est son ABALIÉTÉ ; ce qui caractérise le Créateur, c'est le fait d'exister
par lui-même, a se, c'est son ASÉITÉ.
Une créature existe d'abord « potentiellement » dans l'intellect du Créateur en tant qu'« essence ».
Ensuite,
s'il survient une décision de création de la part de l'Être absolu, la créature vient à l'existence « réellement » - en acte, en tant
qu'« existence ».
- La créature est donc un être complexe, formé d'essence et d'existence, alors que, en ce qui concerne le Créateur,
« la potentialité est réelle » : l'unité parfaite de l'essence et de l'existence y est réalisée.
- En tant qu'être complexe,
la créature existe « par un autre », car son essence préexiste dans l'intellect du Créateur. Par contre, la Cause Première
existe par elle-même, car elle est elle-même la source de la totalité de son être.
§ 8. — La distinction entre essence et existence par rapport aux dogmes fondamentaux.
À cela ne se mesure pas la vertu explicative du principe thomiste de la distinction réelle
de l'essence et de l'existence. Lui seul permet de donner une signification ontologique aux dogmes fondamentaux de l'Incarnation
et de la Trinité et de réfuter - victorieusement pensent les Thomistes - les objections des hérétiques.
Le dogme de l'Incarnation implique l'existence, en Jésus-Christ, de deux Natures et d'une seule personne ;
le dogme de la
Trinité implique en Dieu l'existence de trois personnes et d'une seule Nature.
Appliquées à des êtres raisonnables, les notions
d'essence et d'existence se ramènent, dans le langage de l'École, à celles de Nature et de personne.
Comment comprendre le fait que cette pensée thomiste identifie l'essence à la Nature, et l'existence à la personne ?
Pour cela, il nous faut perdre de vue la définition de la Nature comme étant le « commun » des êtres, et la personne - ce qu'il
leur est « particulier ».
Pour la pensée scolastique, la personne est le « terme » de la Nature ; elle est en quelque sorte, le « bout » de son évolution.
Initialement, une créature existe en tant que potentialité dans l'intellect du Créateur : il s'agit de l'essence.
Ensuite, elle vient à la réalité par le processus de la création, qui la fait exister en acte, en tant que créature
réelle et concrète. Il s'agit de l'existence.
En gardant dans l'esprit cette manière d'envisager les choses, nous pouvons maintenant
comprendre pourquoi les caractéristiques spécifiques d'une personne se trouvent dans sa Nature : la Nature ou essence
est le « réservoir » où sont puisées les caractéristiques de la personne.
Si l'on pose alors l'identité ontologique de l'essence et de l'existence et, par suite, de la Nature et de la personne, il faudra,
en matière de christologie, ou bien conclure de la présence de deux Natures à celle de deux personnes, et ce sera l'hérésie nestorienne,
ou bien conclure de la présence d'une seule personne à la présence d'une seule Nature, et ce sera l'hérésie d'Eutychès.
Il faudra, en matière trinitaire, ou bien conclure de la présence de trois personnes à celle de trois Natures, et ce sera l'hérésie
trithéiste, ou bien conclure de la présence d'une seule Nature à celle d'une seule personne, et ce sera l'hérésie modaliste ou
sabellienne.
Entre ces hérésies opposées, le principe thomiste permet seul de trouver la voie orthodoxe. On peut dire que ce principe est,
par réduction à l'absurde, imposé par la Révélation.
§ 9. — La distinction entre essence et existence par rapport aux Anges.
La Révélation conduit à considérer les Anges et les âmes désincarnées comme de purs esprits, c'est-à-dire,
dans la métaphysique d'Aristote, comme des formes pures subsistant en dehors de toute matière. Mais le même Aristote
enseigne que de la forme vient l'existence : Forma dat esse - la forme donne l'être, diront les Scolastiques. Si les Anges
et les âmes désincarnées sont des formes pures, celles-ci subsistent par elles-mêmes, puisque de la forme vient l'existence ; rien
ne pourra venir leur soustraire l'existence puisque la forme n'est pas corruptible comme la matière ; par suite, étant nécessaires,
éternelles, elles seront des dieux, en vertu de la synonymie posée par le Stagirite entre ces trois termes : nécessaire,
éternel, divin.
Pour se soustraire à cette disgrâce suprême qui consisterait à choir dans le polythéisme, il faut, ou bien recourir à l'expédient
des Augustiniens, de Duns Scot et de Suarez : soutenir l'hylémorphisme [toute réalité existante est un composé de matière et de forme]
des Anges et des âmes désincarnées, et se mettre en contradiction avec la lettre des Écritures ; ou bien substituer à la
composition métaphysique de la forme et de la matière que les Augustiniens introduisent dans les substances spirituelles,
la composition de l'essence et de l'existence.
Le principe aristotélicien : Forma dat esse devra s'entendre en ce sens
que c'est par l'intermédiaire de la forme que Dieu procure l'existence à l'être contingent.
Ainsi se trouveront conciliées
ces deux propositions qui semblaient tout d'abord contradictoires : « Les Anges et les âmes désincarnées sont de purs esprits» - « Les
Anges et les âmes désincarnées, ne sont pas des dieux ».
§ 10. — L'adoption de la doctrine thomiste dans l'Église romaine.
En transposant une distinction logique posée par Aristote entre l'essence et l'existence d'une créature
en une distinction ontologique fondée en réalité, l'Aquinate a pu :
— sauvegarder la distinction radicale entre le monde et son Créateur,
— démontrer l'existence de Dieu en partant de la contingence de la créature,
— justifier l'existence de formes pures telles que les Anges et les âmes désincarnées,
— établir la possibilité ontologique de l'union hypostatique de deux Natures en Jésus-Christ,
— établir la possibilité ontologique de la présence de trois personnes en un seul Dieu.
On voit par ces conséquences que la distinction réelle de l'essence et de l'existence chez les créatures et leur identité en Dieu
est la clé de voûte qui soutient toute la merveilleuse cathédrale d'idées dont l'Aquinate fut le constructeur. Dès lors que
le Magistère ecclésiastique a déclaré solennellement que le Thomisme est la philosophie officielle de l'Église romaine, on ne
trouve pas exagérée la formule déclarant que la distinction thomiste est la vérité fondamentale de la philosophie chrétienne.
C'est le discernement par l'Ange de l'École du rôle organique de la distinction réelle qui permet de répondre à la fameuse
question : Cur divus Thomas - pourquoi appelle-t-on Thomas « divin » ?
C'est cette distinction qui a permis de faire
d'un philosophe païen - intronisé dans la Scolastique latine par un hérétique à turban, Averroès - un Docteur de l'Église, grâce
au Doctor evangelicus.
Au Concile de Trente (1545-63), la Somme théologique fut placée sur l'Autel au même titre que la Bible et les Décrétales. En 1879,
Léon XIII, dans son Encyclique AEterni Patris ; en 1914, Pie X dans son Motu proprio intitulé Doctoris Angelici ;
la même année, Benoît XV dans son Motu proprio intitulé Non multo post ; enfin le Code de Droit canonique en 1917
firent du Thomisme la doctrine officielle de l'Église : Thomae doctrinam Ecclesia suam propriam edixit esse.
§ 11. — Les difficultés de la distinction entre essence et existence.
La distinction réelle de l'essence et de l'existence est la clé de voûte de la prodigieuse cathédrale
d'idées que l'Aquinate a édifiée. L'ébranler, c'est ébranler tout l'édifice. Or, il apparut bien vite que cette distinction
soulève d'inextricables difficultés.
Qui dit distinction réelle dit distinction de deux réalités, dont chacune ne peut être redevable à l'autre de la réalité qui la
constitue, mais qui, en se réunissant, constitue le composé réel qu'est la créature. On se demande alors qu'est-ce qui peut
bien constituer la réalité de l'essence dans l'être concret existant, indépendamment de l'existence qui l'actualise ? Thomas
d'Aquin répond qu'elle est une puissance réelle SOUS l'acte d'exister.
Quand une « existence potentielle » change de nature et devient une « existence réelle », l'« existence potentielle » disparaît automatiquement… Elle ne sert plus à rien. Pour continuer à exister, elle devrait pouvoir apporter quelque chose à l'être réellement existant. Et quel est ce quelque chose ?
Mais comment l'essence peut-elle demeurer à l'état de puissance sous l'existence qui l'actualise, ce qui est en acte cessant par
cela même d'être en puissance [ce qui est réalisé, par le fait même, n'existe plus à l'état de potentialité], car selon
la doctrine d'Aristote, reprise en divers passages par l'Aquinate, une même chose ne peut être, en même temps et sous le même rapport,
acte et puissance ?
Si l'essence est réelle ante existentiam - avant l'existence, au moins d'une priorité de Nature dans l'acte créateur,
quelle perfection ultime l'acte d'exister peut bien lui apporter positivement ?
Si elle est réelle extra causas ante existentiam -
en-dehors des Causes précédant l'existence, elle est nécessairement en acte, car entre le pur néant - l'être possible dans
l'entendement divin - et l'être en acte, de l'aveu même de l'Aquinate, il n'y a pas de milieu :
Par le fait même que l'existence est attribuée à la quiddité, ce n'est pas seulement l'existence, mais la quiddité même qui est dite être créée ; en effet, avant qu'elle reçût l'existence, elle n'était rien, si ce n'est dans l'intellect du Créateur, où elle n'est pas créature, mais essence créatrice.
D'autres difficultés furent soulevées en particulier par Suarez. Si l'essence diffère réellement de
l'existence, Dieu peut séparer l'essence de l'existence et conserver l'une sans l'autre. En effet, lorsque deux choses sont
réellement distinctes l'une de l'autre, rien n'empêche que Dieu puisse conserver l'une sans l'autre.
L'irrecevabilité de cette conséquence apparaît aussitôt. En effet si l'essence est conservée, elle existe et possède, de ce fait,
l'existence ; si, d'autre part, nous supposons que Dieu sépare l'existence de l'essence, ces deux propositions contradictoires
seront également vraies : l'essence possède l'existence et elle ne la possède pas.
Si une « existence potentielle » existe indépendamment de sa réalisation concrète (on pourrait penser à
la Sagesse divine, si Dieu n'avait rien créé…), cette « existence potentielle » fait elle-même preuve d'existence ! Ce
qui est assurément une contradiction dans les termes.
De même, dans le système d'essence et d'existence, on ne peut imaginer
un être existant en acte sans qu'il soit ontologiquement précédé par son essence (le Créateur excepté, bien sûr, car Il
est le seul lieu où essence et existence coïncident totalement).
C'est le même argument que fait valoir saint Thomas lorsqu'il dit que la matière ne peut exister sans la forme, sans quoi la matière existerait en acte, sans être en acte, ce qui est contradictoire.
§ 12. — La contestation par les Averroïstes de la théorie de Thomas d'Aquin.
La distinction réelle de l'essence et de l'existence allait d'abord être attaquée par ceux qui se
réclamaient d'un Péripatétisme authentique, tel que l'avait exposé le Commentateur, et que l'on désignait pour cela
sous le nom d'Averroïstes.
À s'en tenir à la pure doctrine d'Aristote, il n'était pas malaisé d'établir que la transformation apparemment légère
d'une distinction logique en une distinction réelle viciait tout le système du Fondateur du Lycée :
1) Le Stagirite n'admet d'autre dualité dans les substances que celle de la matière et de la forme ;
- l'Aquinate y joint celle de l'essence et de l'existence.
2) Le Stagirite rive les couples de concepts matière et puissance / forme et acte, car toute substance, pour autant qu'elle contient de
la puissance, emporte de la matière en proportion ;
- l'Aquinate brise cet accouplement de concepts et prétend qu'une substance peut être composée de puissance sans l'être de matière.
3) Le Stagirite enseigne que la forme est la Cause efficiente de l'existence actuelle des êtres concrets, corporels ou incorporels ;
- pour l'Aquinate, c'est l'acte créateur, par l'intermédiaire de la forme, qui confère l'existence à la créature.
4) Le Stagirite déclare que l'essence et l'individu, que la Nature et son suppôt ne diffèrent que d'une distinction de raison ;
- l'Aquinate, pour justifier les dogmes de l'Incarnation et de la Trinité, proclame leur différence objective.
Toutes ces nouveautés s'accumulent en contradictions dès qu'on veut penser la distinction réelle de l'essence et de l'existence.
Siger de Brabant et Jean de Jandun critiquent impitoyablement, au nom d'Aristote, la distinction de l'Aquinate.
Leur réfutation peut se résumer ainsi :
- l'essence ne peut être qu'en puissance ou en acte ;
- l'essence en puissance ne diffère pas de l'existence en puissance, car toutes deux sont identiques à la matière ;
- l'essence en acte ne diffère pas de l'existence en acte, car toutes deux sont identiques à la forme.
Mais, dès lors qu'ils renoncent à la distinction thomiste pour se rallier à une fidèle interprétation d'Aristote, ils demeurent
impuissants à justifier les fondements de la foi et, a fortiori, les dogmes révélés.
Cité par l'Inquisiteur de France à son tribunal pour y répondre de l'accusation d'hérésie en octobre 1277, et ayant interjeté appel
à la Cour de Rome, Siger de Brabant fut condamné à l'internement dans la Curie. Pour échapper aux condamnations ecclésiastiques,
une seule échappatoire s'offrait, celle à laquelle recoururent Jean de Jandun et nombre d'Averroïstes à sa suite : celle connue
sous le nom de la théorie de la double vérité.
Il y a deux ordres de vérités, les vérités selon la raison et les vérités selon la foi.
Aristote, en se fondant sur le témoignage
des sens, nous révèle comment les choses se passent ou devraient se passer suivant l'ordre naturel : c'est le domaine de la raison.
Mais le domaine de la foi correspond à celui du surnaturel et du miracle. Dieu, en vertu de sa toute-puissance qui est infinie,
peut réaliser ce qui apparaît à la raison comme naturellement impossible. Il est donc légitime, lorsque la foi et la raison
semblent en désaccord, de tenir pour vraies les affirmations de la foi, puisque le miracle est chose toujours réalisable pour
un Dieu tout-puissant. Si, du reste, on pouvait démontrer par des raisons nécessaires les vérités de la foi, où serait
le mérite de croire ? « En effet, le mérite cesse là où la raison fournit une preuve convaincante ».
Louis Rougier, Op. cit. p. 80 - 119.
Revenons au Cours de Mr. Nicolas Lossky :
- CHAPITRE LI -
LE SECOND CONCILE DE LYON (1274).
§ 1. — Le contexte historique.
Le premier concile de Lyon fut celui de 1245. Le second concile de Lyon est considéré par l'Église romaine en tant que 14e concile œcuménique. Entre Innocent IV et l'Empereur Frédéric II - dernier représentant des Hohenstaufen, dynastie qui sera suivie par celle des Habsbourg - se déroule une lutte d'influence. Frédéric II fut couronné en 1215, couronnement confirmé par le concile de Latran de cette même année. Une longue vacance du Siège de Rome se déroula du 29 novembre 1268, date de la mort de Clément IV, jusqu'en septembre 1271, date de l'élection de Grégoire X. Ce dernier, ayant résidé au Moyen-Orient, est sensible à sa situation, qui est celle de la reconquête par l'Empire byzantin. En effet, Constantinople fut reprise par Michel VIII Paléontologue, en 1261. Charles d'Anjou, roi de Sicile, frère de saint Louis, a des vues sur le Siège impérial de Constantinople. Michel VIII négocie avec Rome pour limiter les ambitions de Charles d'Anjou. Michel VIII fait des promesses de réunion des Églises, et promet d'envoyer une délégation au concile que le pape convoque à Lyon. Environ mille personnes furent présentes à ce concile : des Arméniens et même le Khan mongol furent présents.
§ 2. — Le déroulement du concile.
Le 7 mai 1274, le concile est ouvert par Grégoire X. Les débats sont menés par saint Bonaventure,
jusqu'à sa mort, le 15 juillet 1274. Les débats traitent de l'organisation d'une croisade, et du « problème des Grecs ».
Lors de la fête des saints Pierre et Paul, a lieu une grande célébration, ou le Credo avec filioque est chanté. Il n'y a
pas de discussion en profondeur : l'Union est proclamée le 6 juillet. La primauté du pape, le filioque, le purgatoire et
les sept sacrements sont reconnus. Ce dossier du concile fut donc très vite réglé, et de façon peu satisfaisante pour les deux
parties.
Le dossier suivant fut celui de la Réforme de l'Église, dont la réforme des élections pontificales. On décida de canoniser
ce qui avait été pratiqué en 1271 : dans les 10 jours suivant la mort du pape, les cardinaux doivent se réunir « cum clave »
sous clef - en un lieu isolé du monde : si les dans les trois jours l'élection n'est pas faite, on réduit la nourriture,
et après cinq jours, les conclavistes sont au pain et à l'eau ! Pendant ce temps, il leur était interdit de percevoir
le moindre revenu de leurs bénéfices. Le concept est d'ordre répressif, disciplinaire.
§ 3. — Les décisions politiques du concile.
Le pape se déclare pour Rudolf de Habsbourg - et s'arroge ainsi en tant qu'autorité spirituelle,
des jugements purement politiques. Le pape refuse de couronner le roi d'Aragon, qui avait lui-même refusé de reconnaître sa suzeraineté.
La croisade échoue. Michel VIII, avec Beccos, nouveau patriarche, cherche à imposer l'Union par la violence. Grégoire X meurt en 1276.
Ses successeurs abandonnent sa position modérée : Martin IV (1281 – 1285) prend le côté de Charles d'Anjou, et l'encourage à
reconquérir Byzance. Il rompt avec Michel VIII, et le déclare schismatique. Michel VIII poussa Pierre III d'Aragon à envahir la Sicile.
Celui-ci organisa une révolte : les « Vêpres siciliennes », révolte qui aboutit à un grand massacre. Le 30 mars 1282, à l'heure des
vêpres, les partisans de Pierre III massacrent ceux de Charles d'Anjou. Cela fit de 3000 à 4000 morts, chiffre énorme pour l'époque.
Grégoire de Chypre, successeur de Beccos, préside en 1285 le concile qui rejeta officiellement l'Union. Andronic II, successeur
de Michel VIII est anti-latin. La situation se retourne donc entièrement.