Le texte présenté ici est un extrait des Notes de Cours prises dans les années 1983 - 1984,
par le P. Georges Leroy, lorsqu'il était étudiant à L'Institut St. Serge, à Paris.
Le présent Cours d'« Histoire de la Théologie
byzantine » était donné par Mr. Olivier Clément. Nous en présentons ici la première partie.
Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :
1) Introduction à l'étude de la théologie byzantine.- CHAPITRE I -
INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA THÉOLOGIE BYZANTINE
L'Histoire de Byzance s'étend du Ve au XVe siècle - longue période qui a ineffaçablement marqué l'Église orthodoxe.
À Byzance, ce qui nous fait problème, c'est non seulement la symbiose, mais encore la mono-biose, l'inbrication de l'Église et de l'Empire.
L'Église a accepté que l'Empire soit sa demeure. Les moines et les évêques n'ont pas eu à assumer des responsabilités politiques
et sociales, au même degré qu'en Occident. À Byzance, la culture laïque, beaucoup plus autonome qu'en Occident, a toujours vécu.
L'Université impériale, laïque et antique, aristotélicienne, a toujours existé. Un Humanisme païen a souvent connu des Renaissances à
Byzance. Aristote était considéré comme une excellente propédeutique à la théologie.
Le monachisme a garanti la liberté spirituelle
de l'Église, comme tête de pont du Royaume sur la terre. Les moines byzantins furent souvent des « agrammatoi », témoins
de l'Unique Nécessaire et successeurs des martyrs. La liturgie a emprunté ses textes et ses règles à la prière des moines. À partir
du sixième siècle, les évêques furent pris parmi les moines. L'Église n'exigea qu'une chose des Empereurs : que la Foi reste orthodoxe,
pour défendre la possibilité même de la sanctification. Chaque fois que les Empereurs ont essayée de dévier la Foi, pour des
raisons politiques, il y a eu un phénomène d'Église confessante. Les moines sont très liées au peuple, et sont avec lui les défenseurs
de la Foi orthodoxe, jusqu'à prendre part à des schismes très durables (comme celui des Arsénites, au XIIIe siècle). La Foi
est garantie par la souffrance et le martyre, et non par la révolte.
Jusqu'à la crise iconoclaste (au huitième et neuvième siècle),
les Empereurs sont restés dans la ligne du bas-Empire païen, voyant dans la religion une fonction publique : c'était un
césaro-papisme pratique. Les Empereurs iconoclastes voulurent en faire une doctrine : Léon III déclarait : « je suis à la fois
Empereur et prêtre ». Il lui fut répondu qu'il n'appartient pas à l'Empereur de décider en matière de Foi. Le Triomphe
de l'Orthodoxie est à la fois triomphe sur l'hérésie, et sur le césaro-papisme. L'Empereur n'est plus représenté en triomphe
païen, mais prosterné devant le Christ, un sac de poussière à la main. C'est le Christ qui est au centre, désormais.
Entre l'Empire et l'Église établit cette dyarchie / symphonie. Un autre risque est de vouloir arrêter l'Histoire à ce point
d'équilibre. L'Histoire ne s'arrête pas ; l'Empire, de multi-ethnique qu'il était, se réduisit à n'être plus qu'un Empire
hellénique qui offre le phénomène d'un messianisme national - dont hériteront les Slaves, qui auront la tentation de se définir
comme étant la troisième Rome.
À partir du neuvième siècle, avec la grande mission byzantine vers le Nord, l'Église grecque cesse
de coïncider avec les limites de l'Empire. Dès qu'un peuple sera pris d'une démangeaison impériale, il voudra un Patriarche.
En devenant orthodoxes, les princes de ces peuples acceptaient un lien politico-religieux avec Byzance : le « politeuma ». Notons
que Clovis, ayant unifié la Gaule, demanda à l'Empereur de Byzance des titres honorifiques. C'était le même principe. L'Empereur
devint pour le monde l'image du Logos qui ordonne le monde - ce qui n'était pas exactement l'image du Christ : l'Empire est
sous la loi - l'Église est sous la grâce. Le Basileus a David et Salomon comme modèles, ce qui sont des personnages vétéro-testamentaires.
Tout cela tourne aussi autour du thème de la Ville, avec l'ambiguïté Rome - Jérusalem ; Jérusalem terrestre et céleste.
Saint Jean Chrysostome dit que le pouvoir se fonde sur la contrainte, qui serait nécessaire à cause de notre état de péché.
Mais seule l'Église peut guérir le péché. Le pouvoir de l'Empereur a une limite : l'Église, qui a glorifié les évêques qui avaient
dénoncé des méfaits des puissants.
Il n'y a pas eu à Byzance de phénomène inquisitorial - ce qui n'a été connu qu'en Russie,
lors de la persécution des vieux-croyants. Au XIVe siècle, Jean Cantacuzène rappelait qu'il n'y a pas de Foi forcée - parlant aux Légats.
L'Église a maintenu un espace de liberté spirituelle.
Pour ce qui est de la Justice, les Pères Grecs furent d'une extraordinaire
hardiesse : Saint Jean Chrysostome voyait dans le pauvre un autre Christ. L'Église byzantine n'a jamais justifié la propriété privée.
Il y a l'idée que la terre appartient à Dieu. La réforme hésychaste eut des répercussions très profondes au point de vue social.
Des grands monastères urbains existaient, et leur rôle social fut immense.
Byzance a élaboré un divino-humanisme - c'était une
civilisation en tension, et non pas une culture organique totalement unifiée. Il existait une tension entre la culture humaniste
antique, toujours renaissante, et le maximalisme évangélique.
Les chefs-d'œuvres de l'Art grec furent ramenés à Constantinople.
Byzance a maintenu le Grec antique comme langue littéraire. Cette tension est très chalcédonienne : sans mélange ni division. Le sens
de la splendeur du créé, la vision du monde visible comme théophanie, est caractéristique de Byzance. Cet humanisme transfiguré
a donné, dans l'Art, la sauvegarde de la figure humaine - et quelque chose d'unique : un Art de l'Éternel, au-travers du Personnel.
Alors qu'ailleurs, la figure humaine fut réduite à un motif ornemental, Byzance a montré la beauté du visage de l'homme transparent
au Divin.
La liturgie byzantine est un art total, élaborée par des Syriens hellénisés, dans la première Byzance, qui était
alors universelle. Ils ont élaboré cette culture liturgique - non point culture théâtrale - mais une culture de louange.
Même les jeux étaient liturgisés : les quatre couleurs symbolisent les quatre éléments, par exemple. Une culture est grande,
lorsqu'elle intègre la violence. Sous ce point de vue, Byzance était une réussite : les jeux étaient un moyen de gérer la violence.
L'Empereur vivait une manière liturgisée.
À partir du sixième siècle, s'élabora une théologie byzantine originale - où passe
au premier plan le symbole de la Lumière. C'est une théologie du corps de gloire, l'homme étant appelé à participer et à
transmettre cette Lumière. Le dogme de l'icône est le terme des grandes affirmations christologiques des conciles. La matière y
véhicule une présence personnelle. L'icône conclut le cycle christologique, et commence le cycle pneumatologique, plus spécifiquement
byzantin : la vie en Christ dans l'Esprit, dont témoigne Saint Siméon le Nouveau Théologien.
Ce cycle pneumatologique culmine
dans la synthèse palamite, et s'accomplit dans l'humanisme transfiguré de Nicholas Cabasilas. Byzance est le regard de
l'Esprit - achèvement de la figure humaine faite à l'image de Dieu.
- CHAPITRE II -
LA PREMIÈRE BYZANCE : LE SIXIÈME SIÈCLE - L'ÂGE DE JUSTINIEN
La pensée théologique de l'époque est l'intégration de Chalcédoine - avec Léonce de Byzance et Léonce
de Jérusalem. C'est aussi à cet époque qu'est réalisée la systématisation du Droit romain, transmis à l'Occident au-travers du
Code de Justinien et de celui de Théodose. La Byzance de l'époque reste très romaine : Grégoire le Grand fut apocrisiaire à
Constantinople sans avoir eu besoin d'apprendre le Grec. Des poètes aussi différents que Romanos le Mélode et Agathias - d'inspiration
tout-à-fait antique - réalisèrent des œuvres de haute inspiration.
La part faite aux inventions techniques fut très importante.
Le moulin à vent fut inventé à cette époque. En 537, Ste. Sophie fut consacrée - et admirée pour son audace technique. En 548,
St. Vital de Ravenne fut consacrée, et considérée comme extraordinaire pour l'époque. Toutes les formes architecturales furent
expérimentées. Une architecture sphérique s'élabore, sans pour autant éliminer les autres types architecturaux. Les œuvres d'art
faisaient partie intégrante de l'architecture, ou des objets pris en eux-mêmes.
Nous pouvons voir l'avènement d'une nouvelle
esthétique de la couleur, où l'accent est mis sur le jeu de la lumière, plus que sur la couleur elle-même - optique que nous
trouvons dans la Bible, d'ailleurs. Dans l'art byzantin, les choses les plus belles sont vivantes. Dans la « physis », existe
une beauté cachée. Le rôle de la « technê » est de révéler la beauté. Ce fut aussi une civilisation du toucher.
À ce moment,
Byzance bénéficia d'une très grande prospérité, avec un immense territoire comprenant l'Égypte, la Crimée, le Nord de la Mésopotamie.
Justinien reconquit l'Italie, une grande partie de l'Afrique du Nord, et l'Espagne du Sud-Est. La capitale en est Ravenne.
L'Economie est très dirigiste.
À ce moment, l'Empire fut l'État le plus riche du monde, avec une politique systématique de largesses
impériales, selon la « philanthropia » - à l'image de la Sagesse divine. Par la médiation de l'Empereur, la Philanthropie divine
se manifeste visiblement : le « Comte des largesses sacrées » était en fait le Ministre des entreprises nationalisées.
En théorie,
le pouvoir impérial est électif. N'importe qui pouvait devenir Empereur - ou Impératrice. L'histoire de Byzance est marquée par
l'irruption de coups d'Etat. A Byzance, il n'a jamais existé de droit héréditaire. Anastase, premier grand Empereur (en 491) fut
un grand fonctionnaire - à qui succède Justin - qui adopta son neveu Justinien (règne : 527-565).
Justinien était conscient d'être
un Empereur romain. Toute son attitude était gouvernée par la « gravitas ». Il a été cependant typiquement byzantin dans sa conviction
d'être l'incarnation de la Sagesse transcendante. Justinien choisit Théodora, actrice ; il en fit une « Augusta ». Elle était
incapable de lâcheté ou de sottise. Pendant la Révolution Nika, elle soutint de façon déterminée son mari, disant : « l'Empire
fait un noble linceul ».
Dans cette première Byzance, le pouvoir civil est considérablement supérieur au pouvoir militaire : le
grand général Bélisaire, général de Justinien, fut deux fois disgrâcié, et est mort méconnu. Le mathématicien Anthémius de Tralles
fut le seul artiste byzantin dont nous connaissons la vie. Anthémius resta pauvre, mais était connu comme l'homme les plus versé
dans les sciences mécaniques. Il fit les plans de Ste. Sophie. Il fut un ingénieur. Il fit des expériences sur les effets de
la compression de la vapeur. Sa passion était la Géométrie et l'optique. Isidore de Milée travailla avec lui et fut son successeur.
C'était un groupe de techniciens reliés à l'administration civile.
Procope, secrétaire de Bélisaire, dans son « Histoire » exprime
la conviction que l'on ne peut rien connaître de la Nature divine. Une grande liberté d'esprit règne encore - du moins chez les
laïcs cultivés. Un art profane existait parallèlement à Ste. Sophie, avec d'innombrables références à l'Antiquité, dont des
statues antiques, qui se dressaient partout dans Constantinople. Dans le Palais, des peintures à l'encaustique représentent des
courses de chars et d'autres scènes profanes. Ce fut une civilisation pluraliste et complexe.
- CHAPITRE III -
LE CINQUIÈME CONCILE OECUMÉNIQUE (553) : CONVERGENCE DE CHALCÉDOINE ET DE LA CHRISTOLOGIE CYRILLIENNE
§ 1. — Le problème du théopaschisme.
Le scandale a été provoqué par l'usage d'une forme du Trisagion, forme élaborée par Pierre le Foulon,
Patriarche d'Antioche : « Saint Immortel, crucifié pour nous, aie pitié de nous ». C'est devenu le cri de ralliement des Monophysites.
Les partisans de Chalcédoine, les diphysites, ressentaient un grand malaise devant ce texte.
Saint Cyrille, défendant le THEOTOKOS,
avait certes dit que « le Verbe avait souffert dans la chair ». Mais les diphysites stricts, dont les Acémètes de Constantinople,
dénoncèrent le théopaschisme comme hérésie : la Nature divine est impassible. Si la Personne du Fils est simple manifestation
de la Nature, l'hypostase du Fils est aussi impassible. S'Il souffre, Il est radicalement distinct de la Nature divine.
Les élaborations
théologiques du cinquième concile œcuménique ne sont pas artificielles ni arbitraires. La théologie chalcédonienne devait résoudre
les problèmes qu'elle suscitait. Les formules théopaschites s'appuient sur une longue tradition, notamment scripturaires. Saint
Grégoire de Nazianze emploie l'expression d'Hb 11 : « le Sang de Dieu ».
Mais il y avait les résistances des milieux antiochiens,
qui refusaient d'appliquer à Dieu la passibilité. Ils ne distinguaient pas clairement Personne et Nature : c'est « Quelqu'un » qui
souffre.
§ 2. — Jean le grammairien : les deux sens du mot « physis ».
C'est une grande question que nous verrons réapparaître dans les icônes. Autour de 515, en Cilicie
(aux confins de la Syrie, dans la région de Tarse), parut une apologie du concile de Chalcédoine, de Jean le Grammairien.
Nous ne connaissons ce texte que par des citations.
Jean le Grammairien insista sur la double consubstantialité du Christ :
consubstantiel à nous dans son humanité, consubstantiel à Dieu dans sa divinité. Il s'agit d'un Christ en deux Natures -
les deux « phusis » de Chalcédoine - la Nature étant la « ousia » commune aux Personnes.
Chez Cyrille d'Alexandrie, nous
trouvons la notion de « phusis » théandrique - « phusis « étant compris dans ce cas dans le sens d'« existence concrète » du
Christ. Cette compréhension du mot « phusis » était celle des monophysites modérés. Jean le Grammairien préparait ainsi le
cadre terminologique dont se servira Léonce de Byzance.
§ 3. — Léonce de Byzance : l'enhypostaton.
Léonce de Byzance écrivit un traité contre les Nestoriens et contre les Eutychiens, ainsi que des
œuvres contre Sévère d'Antioche. Il veut montrer que Chalcédoine donne la voie juste entre les Nestoriens qui séparent,
et les Monophysites qui confondent les deux Natures du Christ.
Pour lui, une Nature n'existe jamais en soi, par elle-même ; elle
existe toujours à l'intérieur d'une Personne. La Nature est l'en-dedans des Personnes en relation. L'hypostase désigne le « Quelqu'un »
- l'« enhypostaton » désigne l'essence, l'«ousia».
§ 4. — Léonce de Jérusalem : la claire distinction de l'hypostase et de la Nature.
Léonce de Byzance énonça pleinement la distinction-identité entre l'hypostase pré-existante du Logos et
l'hypostase du Christ - où le sujet est l'Un de la sainte Trinité : c'est la Personne divine elle-même qui vit toutes nos agonies.
Le Christ ne possède pas d'hypostase humaine particularisée. L'hypostase du Verbe est commune et inséparable par rapport à sa
Nature humaine et à sa Nature divine qui dépasse son humanité (contre Nestorius V, 29).
Le Christ unit l'humanité entière, et non un
simple individu. C'est l'humanité, la chair en tant que créature, que le Christ unit à la Divinité. Saint Cyrille d'Alexandrie dit
que le Verbe incarné nous possède tous en Lui-même, dans la mesure où Il assuma notre Nature, et fit de nos corps le Corps du Verbe.
Le Christ possède néanmoins une humanité complète : Il possède une âme humaine.
Au cinquième siècle, tout le travail théologique
vise à poser clairement la distinction / identité entre Nature et Hypostase. L'Hypostase n'est donc pas le produit de la Nature,
mais ce « quelqu'un en relation » en qui la Nature existe. Nous avons là une ontologie de la relation. Dieu n'est pas prisonnier
de sa transcendance.
La formule célèbre : « L'Un de la Sainte Trinité a souffert dans la chair » voit son sens se préciser.
Le Verbe est impassible dans sa Nature divine, mais en tant qu'hypostase, Il souffre dans sa Nature humaine - son hypostase
étant distincte de sa Nature divine.
Le Sujet qui assume la Nature humaine pour souffrir et ressusciter est le Verbe de Dieu.
Dieu ne devient pas totalement immanent en la souffrance de l'humanité - car en même temps, Il reste en sa Nature la plénitude
de la Divinité. Le Kénotisme a cette limite - le Christ totalement solidaire de notre souffrance, tout en ne quittant rien de
sa Divinité. L'Occident a conservé une optique très prudente : c'est la charité qui rayonne du Christ. Or l'humanité du Christ
est réellement déifiée - il y a participation réelle au feu de l'Amour divin. L'humanité en-hypostasiée par le logos se trouve
déifiée et déifiante par le rayonnement sacramentel de la Divinité : c'est la « metexis » - participation. Le rayonnement
de cet amour nous pénètre réellement en Christ.
Nous ne devenons pas des hypostases divines ; nous restons des
hypostases créées. L'humanité du Verbe, pénétrée de sa divinité, devient un levain dans la pâte de l'humanité entière. Il y a
participation, et non simplement le don d'une grâce créée.
Ces élaborations vont devenir le bien commun de
toute une pléiade de théologiens du sixième siècle. Un moine scythe, originaire du nord de la Mer Noire, Jean Maxence, de culture
à la fois grecque et latine, fit approuver aussi bien à Rome qu'à Constantinople, les formules théopaschites. Il va entériner,
grâce à Justinien, l'œuvre de Léonce.
§ 5. — La condamnation des Trois Chapitres.
Les Monophysites organisaient un phénomène d'Eglise parallèle, ce qui était une situation politiquement
inquiétante. Les Monophysites reprochaient à Chalcédoine d'avoir reçu en communion deux anciens amis de Nestorius : Théodoret de Cyr
et Hybas d'Edesse - et cela constituait pour eux la preuve que Chalcédoine avait rompu avec la pensée de Cyrille.
Le problème
fut posé par les Monophysites en 553 lors d'une conférence de conciliation : ils reprochaient à Chalcédoine de diviser le Christ
en deux - d'être Nestoriens ! Un évêque de cour suggéra de compléter Chalcédoine - d'autant plus que le Nestorianisme, étant de
l'autre côté de la frontière, ne donnait aucun souci à Justinien.
Les Nestoriens joueront un rôle culturel immense :
ils transmettront aux Arabes toute la Culture antique. Ils s'étendirent jusqu'en Mongolie ! Finalement, toute cette Chrétienté a éclaté
en musulmans - divisant totalement l'humain et le divin - et en bouddhistes, les unissant en une totale intériorité.
Les Trois Chapitres consistent en ceci :
1) Théodore de Mopsueste et l'ensemble de son œuvre ;
2) certains écrits de Théodoret de Cyr, contre Cyrille ;
3) certains écrits d'Ibas d'Edesse, dont une lettre qui désigne l'Union de 433 comme une capitulation de Cyrille.
Ainsi donc, on fit preuve d'un certain discernement envers Théodoret et Ibas. En 544, Justinien publie un Édit qui anathématise les
Trois Chapitres. Théodoret et Ibas ne sont pas touchés personnellement - car ils avaient été acceptés à Chalcédoine. C'est heureux,
car cela permit le fait de ne pas perdre la Tradition d'Antioche. Et ce fut la pensée historique et concrète d'Antioche qui sauva l'icône.
§ 6. — La Confession de Foi impériale de 551.
La Confession de Foi impériale de 551 affirme l'orthodoxie des formules théopaschites, mais le fait
sans s'opposer à Chalcédoine. Justinien insiste sur les deux Natures et l'unité d'Hypostase du Christ, et sur le fait que la
Nature n'existe que dans l'Hypostase - l'hypostase pouvant être sunthetos - englobant synthétiquement les deux
Natures. Le Christ est à la fois Dieu et Homme dans son hypostase synthétique, composée.
Justinien fait quelques
concessions terminologiques aux Monophysites modérés : les deux Natures du Christ ne peuvent être distinguées que par la parole ou
la pensée, et non comme des choses distinctes. Justinien canonise la formule de Cyrille : « une seule Nature - mia phusis -
du Dieu incarné, le Logos » - en précisant le fait que saint Cyrille employait le nom «Nature» pour désigner l'« Hypostase ».
§ 7. — Le concile de Constantinople II (553).
Les anathèmes de la Confession impériale sont étoffés et précisés : il s'agit de laver Chalcédoine de
tout soupçon de Nestorianisme. Le Concile interdit de s'opposer en quoique ce soit aux écrits de Cyrille, « une seule Nature »
étant synonyme d'« une seule Hypostase », dans la formule cyrillienne. La différence de Nature en Christ ne peut être affirmée qu'en
pensée : c'est une main tendue par Justinien aux monophysites.
Les Trois Chapitres sont condamnés. Désormais, la regula
fidei passe par le Christologie de Cyrille - cela déterminera tout le développement théologique ultérieur. Le Concile souligne
l'humanité du Christ - et son hypostase est le Verbe préexistant. En particulier, son hypostase ne peut être confondue avec les
plus hautes facultés de l'homme.
La « communication des idiomes » montre l'échange des « vies » en Christ : l'hypostase
garde son caractère ouvert, source et fondement de l'Être. La balance, qui était sur le « 2 » à Chalcédoine, est sur le « 1 » à
Constantinople II.
§ 8. — Le néo-chalcédonisme et le cinquième Concile.
Rappellons les conditions expéditives dans lesquelles s'est déroulé le Concile d'Ephèse, en 431. Ce
concile fut expédié en un jour par Cyrille d'Alexandrie venu avec une cinquantaine d'évêques et une foule de moines - en l'absence
même de Nestorius.
Théodose intervint, puis le concile reprit avec la présence des légats romains. Nestorius et ses partisans sont déposés et excommuniés.
À la séparation radicale des deux Natures du Christ, prônée par Nestorius, Cyrille opposait la formule : « une Nature incarnée du Dieu
Verbe » - formule qu'il croyait être de saint Athanase. Il confondait par là « ousia » et «hupostasis», désignant comme Nature
ce qui est en fait une Hypostase.
Cette confusion sera le nœud du problème. Saint Cyrille décrit une dissymétrie des deux
Natures unies dans le Christ : l'Énergie de la Puissance divine est communiquée à la Nature humaine.
Eutychès combattit
les Nestoriens à Constantinople, s'appuyant sur la « mia phusis » de saint Cyrille, mais concevant l'Union des Natures comme un mélange :
c'est le Monophysisme.
Citons Hybas de l'école d'Edesse, qui présenta l'Acte d'Union entre Cyrille et Jean d'Antioche comme
une victoire du parti nestorien, et Théodoret de Cyr, grand théologien de l'école d'Antioche, vivement opposé aux douze anathématismes
de Cyrille et au Théopaschisme. La position orthodoxe est présentée par le Tome à Flavien, envoyé par le Pape Léon 1er au Patriarche
de Constantinople. Le Tome décrit une symétrie absolue : chacune des Natures opère ce qui lui est propre, en communion avec l'autre.
C'est un parallélisme trop systématique.
En 449, le « Brigandage d'Ephèse » tenta de réhabiliter Eutychès, condamnant
massivement tous les tenants de l'école d'Antioche comme Nestoriens. La mort de Théodose permet de redresser la barre.
En 451, fut convoqué le Concile de Chalcédoine, qui confessa dans son « Horos » : Un même et unique Fils Notre Seigneur Jésus Christ
vrai Dieu et vrai homme - de deux Natures, sans confusion, sans division, sans séparation, sans transformation, union en une seule
Personne et une seule Hypostase ».
Notons que ce Concile éleva Constantinople au deuxième rang après Rome. Après Chalcédoine,
l'Egypte demeura monophysite, et l'opposition se manifesta en Palestine et en Syrie.
Pierre le Foulon, Patriarche d'Antioche, fit
du « Saint Immortel, crucifié pour nous » le slogan du parti monophysite. Il introduit également le chant du Credo à la Liturgie - y
mettant le Symbole de Nicée-Constantinople pour faire pièce au nouveau Symbole de Chalcédoine.
Les diphysites stricts,
comme les Acémètes de Constantinople, refusèrent le Théopaschisme, faute de distinguer clairement Personne et Nature, car c'est « Quelqu'un »
qui souffre. Il faudra les précisions de Jean le Grammairien, dans son Apologie du Concile de Chalcédoine, pour montrer la Nature comme « ousia »
commune aux Personnes. Il faudra l'œuvre de Léonce de Byzance, pour montrer que tout est personnel : il n'existe pas de Nature sans hypostase
(enhypostaton) - et l'œuvre de Léonce de Jérusalem, pour montrer que le Christ n'a pas d'hypostase humaine particularisée, ce qui Lui
permet de s'unir à l'humanité entière.
L'Henotikon de Zénon l'Isaurien, en 432, ne mentionnait plus la Concile de Chalcédoine, honni par les
Monophysites qui y voyaient l'abandon de la pensée cyrillienne, et donnait le Symbole de Nicée comme seule expression licite de la Foi.
Sévère d'Antioche et Philoxène de Mabboug sont les deux grands noms du mouvement monophysite. Rome maintint la doctrine du Tome à Flavien,
condamna l'Hénotikon et fit un schisme de trente-quatre ans avec Constantinople.
En 544 Justinien publia un Édit condamnant
les Trois Chapitres. Ces Trois Chapitres contiennent un assemblage de textes de Théodore de Mopsueste, d'Hybas d'Edesse et de Théodoret de Cyr,
sans effet sur le Monophysisme qu'il s'agissait de réconcilier. Ce fut refusé en 553, lors du cinquième Concile œcuménique, à Constantinople II.
Théodore de Mopsueste est condamné dans son ensemble - Hybas d'Edesse et Théodoret de Cyr, dans certains de leurs écrits. Il s'agissait de laver
Chalcédoine de tout soupçon de Nestorianisme, mais l'Occident le ressentit comme une atteinte à Chalcédoine, notamment lors de l'épisode
de la déportation du Pape Vigile.
Le danger nestorien n'était pas le plus menaçant, et l'approbation trop exclusive de la
tradition cyrillienne reculera jusqu'à saint Maxime la vision plénière de l'humanité du Christ.
Héraclius élimina le danger perse,
par la stratégie du mouvement tournant et un véritable esprit de croisade. Le Patriarche Serge émit l'Ekthèse, imaginant de rapporter
l'Énergie non à la Nature, mais à la Personne, ce qui produisit le Monoénergisme. Contre cela s'élèveront saint Sophrone et saint Maxime.
- CHAPITRE IV -
LA CONDAMNATION DE L'ORIGÉNISME
La condamnation de l'Origénisme fut l'occasion d'une affirmation très nette de la vision biblique, contre l'Hellénisme orientalisé. Le soupçon d'hellénisation de Harnack s'effondre lorsqu'on lit les anathématismes du cinquième Concile. Byzance n'est pas seulement un Orient ; son axe d'intégration est biblique
§ 1. — Le problème du théopaschisme.
Le mouvement origéniste fut surtout un mouvement monastique. L'un de ses pôles fut le monastère de
St. Sabbas. C'est une spiritualité de fuite du créé et d'identification / résorbtion en Dieu, chaque moine devenant un « isochrist ».
Le mouvement origéniste peut-il légitimement se réclamer d'Origène ? Il faut répondre par la négative, car il s'agit plutôt de la systématisation
des aspects saillants de sa pensée, de certaines des positions les plus précaires du « De Principiis ». Evagre, grand intellectuel
et grand moine, a théorisé la pratique des moines, et a écrit les fameux « Chapitres gnostiques » disparus en langue grecque,
et traduits avec diverses transformations, par les Syriaques. Antoine Guillaumont a découvert et restitué ces textes.
Dans le système origéniste, nous pouvons voir un monisme spiritualiste à fortes tendances néo-platoniciennes : à l'origine,
pré-éternellement, Dieu crée les existences personnelles dans un état de transparence. C'est la pré-existence des âmes. Les
créatures spirituelles, libres, vont se détourner par satiété, et le monde sensible apparaît comme la concrétisation de leur
pesanteur et de leur séparation. C'est un processus de refroidissement et de condensation, où apparaissent le psychisme et la
matérialité. Cette condensation est diverse selon l'éloignement des créatures tombées. D'où la multitude des « éons »,
des Univers. Les âmes transmigrent d'éon en éon, selon leur progression. Tous les intellects étaient unis par essence au Logos,
à l'origine. C'était un état divino-humain. Parmi tous ces intellects, un seul est resté inébranlable dans la contemplation
de Dieu : c'est le Christ. Il va volontairement s'abaisser jusqu'aux degrés les plus opacifiés de l'existence déchue des créatures,
pour leur ouvrir la voie du retour. En Christ, l'intellect se dématérialise, et retrouve son état premier de déi-humanité, et
devient lui-même Christ.
Les moines origénistes de Palestine se disaient « isochrists » ou « protoctistes » (créés à l'origine). Evagre, dans les Centuries
gnostiques, écrit : « lorsque l'intellect recevra la science essentielle, alors il sera appelé aussi Dieu et pourra, lui aussi,
fonder des mondes variés ». Tous les êtres personnels sont aimantés par leur divinité originelle, et tous - démons y compris - finiront
par devenir Christ : c'est l'« apocatastase » - le rétablissement ultime de toutes choses.
§ 2. — La condamnation de l'Origénisme et la portée de celle-ci.
Les Anathématismes 1-5 ; 10-11 ; 14-15 condamnent toute une série de conceptions origénistes
(y compris cette idée originale de la sphéricité de toutes les âmes revenues à leur origine) - en refusant d'identifier le « au
commencement » de la Genèse à celui de Jean. Cette identification évoquerait la prééternité du monde, et revient à l'idée d'une création
qui est en fait une émanation. Le Concile affirme nettement la création EX NIHILO avec sa consistance propre ; et le monde est BON/BEAU
dans sa matérialité.
Il est destiné à être illuminé, et non volatilisé. Les Origénistes avaient la certitude d'un Salut inévitable et déterminé.
Le Concile a répondu en désignant dans le mal un élément illimité, qui est la liberté de l'être personnel. L'Église a refusé
l'Apocatastase automatique, et a refusé de considérer l'accomplissement de la Création comme le retour aux origines. L'Église a
condamné la conception cyclique du temps vu comme l'éternel retour. Le Concile a consacré la fécondité du créé, de la chair
et de l'Histoire.
Cette réaction, quoique rugueuse et simpliste, fut néanmoins saine - en sa réaffirmation de la réalité de l'Incarnation.
Les décisions conciliaires furent le diagnostic très sûr de ceux qui distinguent la Révélation biblique du monde de la Gnose.
Ce fut l'affirmation d'une anthropologie unitaire : « un corps sans âme n'est pas un corps, ni une âme sans corps », disait
Justinien dans sa « Lettre à Ménas », et « l'âme est immortelle, non par elle-même, mais par la grâce de Dieu, qui ressuscite
les corps ».
La présence de l'homme dans le monde n'est pas une punition : il est introduit dans la Création comme un Roi. La beauté et la
dignité du Cosmos créé sont affirmés comme le grand argument contre l'Origénisme. La matérialité n'est pas le Mal. Le Mal
naît de la liberté fourvoyée de l'existence personnelle.
Selon saint Maxime, rien n'est plus à craindre que cette opinion selon laquelle « ce chef-d'œuvre unique qu'est le monde visible,
dans lequel Dieu se fait connaître par une Révélation silencieuse, n'ait d'autre cause que le péché ».
- CHAPITRE V -
LA SPIRITUALITÉ DU SIXIÈME SIÈCLE
§ 1. — De la dématérialisation à la transfiguration.
Cette victoire a permis de surmonter une crise grave dans le monachisme byzantin - visant au détachement
plutôt qu'à la métamorphose, visant à dématérialiser l'intellect : pour eux, la prière mentale était le prélude à un état immatériel,
instatique, car l'intellect serait dès lors, divin dans son essence.
La condamnation du Concile permit un discernement dans l'œuvre d'Evagre, et mit en pleine lumière l'œuvre de Macaire, basée sur le
cœur davantage que sur le "noûs". Les œuvres spéculatives d'Evagre ont été écartées, tandis que ses œuvres spirituelles ont
été mises sous le nom de saint Nil - notamment son Traité sur la Prière. Saint Barsanuphe, très anti-origéniste, admet
cependant que l'on peut y trouver des choses utiles. La prière intellectuelle, sous l'influence de Macaire, devient la Prière
de Jésus. La recherche n'est plus celle d'une gnose, mais une progression dans la Foi - ek-stasis - qui aboutit à l'« apatheia »
- qui permet à l'homme d'accéder à l'« agapè » divin, où se reconstitue dans le feu de la grâce, l'unité de l'homme en l'union
de l'intellect et du cœur. Les sens spirituels sont ainsi nos sens pneumatisés, et non plus les modalités d'une gnose intellectuelle
origéniste.
§ 2. — Le Désert de Gaza.
Le pôle spirituel du monde byzantin reste situé, au sixième siècle, près des vieilles terres bibliques,
en Palestine et au Sinaï. Barsanuphe, Jean et Dorothée sont les grandes personnalités de ce temps. Barsanuphe, mort vers 651,
était un reclus du monastère de Séridos, au sud de Gaza : « o megas gerôn ». Il avait une vocation de solitude. Il exerça
une vaste paternité spirituelle, par lettre. Son ascèse est dévoilée par ses lettres. Il avait des charismes de prophétie,
de discernement, et même le don de remettre les péchés, quoiqu'il ne fusse pas prêtre. Son ami Jean était reclus au même monastère.
Saint Nicodème l'Hagiorite publia à Venise leurs écrits (ces textes parurent en 1816, peu après la mort de saint Nicodème l'Hagiorite,
en 1809).
Le Père spirituel est avant tout celui qui intercède, qui prend sur lui les péchés, qui donne son âme pour ses enfants spirituels.
L'accent est mis sur l'absence de souci - ce qui est l'abandon totalement confiant à la Volonté de Dieu - la véritable humilité.
« Le plus solennel de tous les enseignements du Sauveur est : que ta Volonté soit faite » (lettre 46). C'est une obéissance aimante.
L'Hésychia, le silence intérieur, la paix profonde et joyeuse, ne peut être atteinte sans la confiance et l'humilité - elle ne convient
que lorsqu'on a porté la Croix (lettre 311, particulièrement remarquable). L'Hésychia ne dispense jamais de la compassion (lettre 119) :
« que Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils du Dieu béni et Très-Haut nous rende capables de recevoir son Saint-Esprit, pour que par
sa bienheureuse présence, il nous enseigne toutes choses et fortifie notre cœur. Que le Seigneur vous donne de boire la fontaine
de la Connaissance, car tous ceux qui en ont bu se sont oubliés eux-mêmes, sortis qu'ils étaient du vieil homme. De la fontaine de
la Connaissance, ils sont parvenus à une autre fontaine, celle de l'Amour qui ne s'épuise jamais - étant devenus tout yeux,
tout vivants, tout parfaits, tout dieux ». La plénitude de l'Hésychia est très rare, mais tous peuvent la pressentir ; l'essentiel
étant toujours l'humilité - le tout fondé sur la prière, car toute prière est déjà en elle-même Union avec Dieu. « À nous, faibles,
il ne nous reste qu'à nous réfugier dans le Nom de Jésus » (lettre 320). C'est notre misère que nous présentons au divin Médecin -
jusqu'à ce que l'on devienne « un habile nageur dans l'Océan de la Présence de Dieu » (lettre 428). Le signe de la vraie prière
est que l'on ne se trouble plus, même si le monde entier vient à nous attaquer - ce signe est la Paix (lettre 78).
Pour Barsanuphe et Jean, la vie spirituelle culmine dans la compassion. Une pratique de l'obéissance et de la remise de soi
habitue à l'humilité. Un silence extérieur est un moyen pour être dans l'Hésychia. Il serait inutile de prétendre à l'Hésychia tant
que l'on n'a pas vaincu les passions par l'humilité. « Le prétexte de l'Hésychia porte à l'orgueil, tant que l'on ne s'est pas
dompté soi-même ». Il dit aussi : « Que je vous voie comme des palmiers fleurissant dans le Paradis de Dieu ». C'est une image
très orientale qui nous rappelle que tout cela est écrit dans le cadre du désert. On parvient à la « mémoire de Dieu » qui tarit
le fonds d'angoisse et de haine. La prière perpétuelle est une attitude possible en toute occupation.
Dorothée de Gaza fut neuf ans serviteur de Jean le Prophète. Issu d'une riche famille, Dorothée fut un homme cultivé. Il était
très avide d'Hésychia - Barsanuphe et Jean l'ont pacifié et dépouillé - l'ont débarrassé de son avidité d'états spirituels.
Il lui ont enseigné la primauté de la compassion. Ils l'incitèrent à construire un hôpital. Dorothée, à un moment donné, fut
découragé par une pensée passionnelle de « porneia ». Barsanuphe lui a proposé un « contrat » : Barsanuphe prend à son compte
tous les péchés de Dorothée, pourvu qu'il garde sa langue des paroles inutiles, de la gourmandise, qu'il ne se compare plus
aux autres, gardant la charité pour tous - sans oublier au milieu de tout cela, que Dieu l'aime (lettre 267-269). Ce n'est
pas un Christianisme moralisateur - tout ne en prêtant pas le flanc à la facilité. Après la mort de Barsanuphe et Jean, Dorothée
fonda un autre monastère, reprenant les instructions de Barsanuphe et Jean, sur l'humilité et la compassion.
- CHAPITRE VI -
SAINT DENYS L'ARÉOPAGITE
§ 1. — La question dyonysienne.
D'après la tradition, Denys l'Aréopagite aurait été converti par saint Paul, et aurait été le premier évêque d'Athènes (et de Paris, dit la légende...). Saint Photius a déjà émis des doutes. A la fin du dix-neuvième siècle, des travaux d'érudits allemands situèrent le Corpus à la fin du cinquième, début du sixième siècle. Des passages entiers de Denys sont de Proclus (412-485). Le Corpus apparaît pour la première fois en 533, cité lors d'un Concile à Constantinople, par des Monophysites. Ces écrits ont été rejetés comme un faux rédigé par Apollinaire. La doctrine dyonisienne est postérieure à Chalcédoine. La Liturgie (H.E. ch. 3) comporte le chant du Credo, introduit en 476. Tous les passages christologiques évitent les formules diophysites de Chalcédoine, aussi bien que les formules monophysites extrêmes. Vers 510, des citations de Denys figurent dans une lettre de Sévère d'Antioche. Il est donc possible de dater le Corpus d'entre 476 et 510.
§ 2. — Denys serait-il Monophysite ?
À la question de l'Orthodoxie de Denys, on peut répondre que l'auteur ne semble pas être un Monophysite.
Sa préoccupation est surtout de christianiser la pensée néo-platonicienne, qui constitue la plus haute pensée de l'Antiquité.
Denys s'est tenu à l'écart des conflits de l'époque, refusant de prendre parti.
Ce furent les Monophysites de Syrie qui ont évoqué
les œuvres de Denys. Jean de Scytopolis et saint Maxime le Confesseur ont pleinement inséré Denys dans la grande Tradition.
L'opinion commune est que Denys est un platonicien teinté de Christianisme. Or il faut inverser cette position : il est un
penseur chrétien très conscient, qui s'est donné comme tâche de conquérir et de rectifier le néo-platonisme au profit du Christianisme.
Il dit lui-même avoir été accusé de « parricide » - se servant des Hellènes contre les Hellènes. Dans ce sens, Denys se place dans
la ligne des Cappadociens, surtout de Grégoire de Nysse - dans son développement sur la Ténèbre divine : Dieu ne peut pas être
un simple objet de connaissance.
§ 3. — Denys l'Aréopagite et la Déification.
Pour Denys, la déification comporte trois aspects : purification, illumination et union - en relation
avec les Sacrements : le Baptême est le Sacrement de la Lumière, nous agréant au peuple des illuminés ; le Sacrement du
sacre épiscopal et du monachisme est celui de la Perfection - tout s'achève dans l'ek-stasis, l'entrée dans la ténèbre plus
que lumineuse de l'Union: c'est le mystère ultime atteint dans l'Inconnaissance.
Il existe des parentés d'expression
avec l'extase plotinienne, mais le but de Denys est ce corriger Plotin : les illuminés ne s'identifient pas à Dieu :
ils sont entièrement à Dieu - sans coïncider totalement avec Lui. Dans l'Union, il faut AUSSI dépasser le "noûs" - connaître Dieu
dans l'Inconnaissance - entrer dans la ténèbre. Dieu est au-delà de tout, mais tout est rempli de symboles de Dieu : c'est
le symbolisme du semblable et du dissemblable - le premier est plus accessible, tandis que le second est plus profond et près
de la réalité.
C'est un « oui » qui est dit au monde : Dieu se manifeste au-travers de tous les degrés de l'Etre. Ce qui
fonde la réalité de tout être, c'est l'« extase » du créé vers Dieu, et « extase » de Dieu qui, par amour, sort de Lui-même pour
constituer le monde. La Ténèbre est à la fois manifeste et cachée par la surabondance des symboles. Dieu est au-delà du mot « Dieu » -
Il est supérieur à toute opposition entre l'Etre et le non-Etre. Il n'est pas le « Un » plotinien, car Il est la Cause de l'unité
et la cause de la multiplicité. Denys exalte, au-delà de l'Un, le nom de la Trinité comme sur-Unité : Dieu au-delà de tout nom.
§ 4. — Denys l'Aréopagite et les Processions.
Dieu se fait connaître en des distinctions en-dehors de sa Nature. Il a sa résidence secrète en la
Ténèbre de l'Inconnaissance. Dieu vit en-dehors de Lui-même par des Processions auxquelles participent les êtres créés.
Denys souligne le caractère sacral de toutes choses.
Pour Denys, le mystère de la Création est inséparable de
celui de la participation : Dieu, comme le soleil, communique l'être par son Être. En Dieu le repos et la sortie / manifestation
coïncident. Le mouvement « extatique » de participation de la créature, constitue son Être même. La Théologie s'absorbe dans
l'adoration admiratrice devant l'Être divin (voir les " Noms divins " in fine).
Denys montre que Dieu n'est pas seulement
Source d'Unité, mais aussi d'Altérité - qui est aussi un Nom divin, saisissant chaque être dans son unité irréductible.
Dans chaque créature, il y a à la fois affinité et diversité. En somme, il y a limite, et la limite est positive. Denys garantit
la solidité du Cosmos par la Résurrection du Christ.
Denys répand sur toute réalité les concepts chalcédoniens : sans confusion,
changement, division ni séparation. Chaque créature sera dont sauvée dans son intégrité (cfr. chap. II du " Traité des Noms divins ").
Le verbe - sôzein - acquiert chez Denys un sens très large. Chaque créature est conviée à une union sans confusion.
L'Église
apparaît comme le cœur du monde, le lieu de la réconciliation entre les créatures - et avec Dieu. Cette pensée annonce
l'élaboration palamite. Ces Processions se distinguent de la Substance divine, sans en être séparés. C'est elle,
en tant qu'elle se donne, en tant qu'extatiquement elle se rend participable.
Toujours les unions - dit-il - prévalent sur les
distinctions. Il se distingue tout en restant simple, se multiplie sans quitter sa simplicité. C'est un axe important
dans la pensée de Denys. Faute de comprendre cette doctrine, on l'interprète dans un sens néo-platonicien.
§ 5. — Rayons et Puissances.
Les - dunameis - ne sont pas des émanations dégradées, qui vont en décroissant. Au contraire,
Denys insiste sur l'intégrité des ces Puissances divines, à chaque degré de la Procession.
Denys emploie souvent l'expression : « le Rayon divin » - « le Rayon suressentiel qui jaillit de la Ténèbre divine ». La Divinité
est totalement présente dans chaque Rayon, mais les créatures y participent plus ou moins selon l'analogie qui définit chacune
d'entre elles. De là résulte une disposition hiérarchique, selon la capacité décroissante de participation au Rayonnement divin.
La Hiérarchie dionysienne ne limite pas la plénitude du Don divin, mais ce Don n'est pas uniforme. La liberté de la Créature existe,
en relation avec l'Idée / Volonté divine, qui constitue la vocation de chaque être, son paradigme. Un mouvement double parcourt cet
Univers hiérarchisé : Dieu se multiplie sans quitter son Unité ; Il se manifeste dans toutes les créatures - et les créatures
s'élèvent vers la déification en s'ouvrant à la Divinité, par-delà toute manifestation sensible ou intelligible.
§ 6. — La Christologie de Denys.
La Christologie est partout présente dans les écrits dyonysiens. L'Incarnation du Verbe est une expansion de la Divinité suressentielle dans le multiple, pour le pacifier et le ramener vers Soi. La lettre 4 et la lettre 5 sont consacrées au mystère du Christ qui dévoile - et voile en même temps le mystère imparticipable. Toutes ces manifestations de Dieu se rassemblent dans le Christ - mais dans son apparition même, Il reste voilé. (Lettre 3 : « Au cœur même de cette manifestation, Il n'en garde pas moins tout son mystère » ; et c'est à ce mystère même qu'Il nous convie). Jésus est le mystère dévoilé, qui nous conduit vers un mystère caché, car inépuisable.
§ 6. — Cataphase et Apophase.
Denys distingue entre cataphase et apophase. Les deux voies correspondent aux deux grands courants qui parcourent la Création,
voies qui ont pour fondement une distinction mystérieuse en Dieu même, entre les - dunameis - et la Suressence inaccessible.
Ce qui est mouvement dans les créatures créées est repos en Dieu - à la fois mouvement et repos (Hésychia). Ces deux voies sont
nécessaires, mais la plus parfaite est la voie apophatique. Denys préférait les «symboles dissemblables» plutôt que les « symboles
semblables », comme du vin vieux au vin de l'année. Pour l'Incarnation, moment ultime de la cataphase, la voie négative garde tous
ses droits. L'Union se fait dans une démarche ultime d'Inconnaissabilité (Noms LI §4 : « Fils de la Résurrection »).
C'est une synthèse très remarquable de ce qu'ont exprimé les Pères des cinq premiers siècles. C'est l'homme tout entier qui entre
en communion avec Dieu. La Vision de Dieu est celle du Fils incarné. Denys nous donne toute une doctrine des sens spirituels - nos sens
transfigurés par la Théophanie visible du Christ transfiguré - les sens et l'intelligence étant transfigurés par une même Lumière.
§ 7. — L'Épectase.
Nous trouvons la notion d'« épectase » dans l'œuvre de saint Grégoire de Nysse. Il s'agit de la notion
de progrès infini dans la connaissance et la communion avec Dieu, qui ne cesse inépuisablement de se donner, en une Lumière
qui jaillit toujours en une perpétuelle splendeur. Cette « épectase » est une notion qui nous évite de substantialiser la doctrine
palamite : ce ne sont pas deux « morceaux » de Dieu, mais deux moments d'existence de cet Océan d'Amour. La Ténèbre devient Lumière,
tout en restant Ténèbres. L'Énergie est toujours personnelle, et faute d'en avoir conscience, on risque de tomber dans un
émanatisme néo-platonicien.
À la fin de la période byzantine, on avait commis l'erreur de vouloir substantialiser l'Énergie divine - comme si Dieu était
captable ! L'Islam est venu faire tout sauter, affirmant la Transcendance divine. Avec Denys, nous entrons dans la monde de la
théologie proprement byzantine. La distinction dionysienne servira de base aux élaborations du quatorzième siècle. Les « Idées » divines,
Idées / Volontés de son activité créatrice et re-créatrice, furent les bases des Énergies palamites.
Denys eut une grande influence en Occident : Thomas d'Aquin commenta le Traité des Noms divins. Cependant, même Jean Scot Erigène,
qui aimait tant Denys et saint Maxime, eut tendance à placer les Idées divines, tantôt dans l'Essence divine, tantôt dans le monde créé,
ne comprenant pas le caractère dynamique de l'union à Dieu. En Orient, la pensée néo-platonicienne fut assumée et vaincue par Denys.
§ 8. — L'Ecclésiologie dyonysienne.
Le rôle de Denys dans l'ecclésiologie est plus contestable. Denys pose Dieu au-dessus de l'Un, et se
différencie en cela de Proclus. Mais sa parenté avec Proclus est grande dans son système des intermédiaires, qu'il classe en
ordres ternaires : neuf ordres angéliques, regroupés en trois Triades. Cela n'a guère de fondement dans les Écritures.
La Hiérarchie ecclésiastique est placée dans la dépendance de la Hiérarchie céleste, avec seulement deux Triades : celle des
Initiateurs, et c'est le Clergé - et celle des Initiés, et ce sont les laïcs. - La Triade initiatrice est celle des évêques /
prêtres / diacres, correspondant aux stades d'Union / illumination / purification.
La Triade Hiérarques / Hiéreis / Liturges est celle qui initie :
- le Hiérarque consacre et parfait ;
- le prêtre illumine ;
- tandis que le Liturge purifie ;
- et la Triade des Initiés est celle des Moines / peuple / catéchumènes et pénitents, en voie de purification.
Chez Denys, le charisme ecclésial devient initiation personnelle : le sacerdoce et l'épiscopat ne sont pas conçus comme une fonction
de l'Église, mais comme une illumination personnelle : Le Hiérarque est un Gnostique, un myste qui reçoit une illumination supérieure
qu'il transmet par voie sacramentelle. Nous trouvons là la tentation d'un certain cléricalisme magique : dans ce cadre, il n'y a
pas de distinction possible entre le charisme du service dans l'Église, et la sainteté personnelle. Les plus grands saints ne
furent pas seulement des Patriarches ! Cette conception des choses tend à transformer la Liturgie en un spectacle sacré
effectué devant le peuple, et célébré par de Grands Initiés. Nicétas Stétathos déclare que le véritable évêque est celui qui a
la connaissance. Le monde byzantin fut très fortement marqué, dans sa Liturgie, par cette vision. La Liturgie devient un drame
symbolique accompli devant un peuple, dont la participation est très limitée. Cette conception est stérilisante : la Liturgie est
l'œuvre du peuple concélébrant, et c'est bien ce que signifie étymologiquement ce terme : « œuvre commune ».
- CHAPITRE VII -
LE CONTEXTE HISTORIQUE DU SEPTIÈME SIÈCLE
§ 1. — Héraclius.
Le septième siècle fut l'époque d'une succession de cataclysmes : les invasions perses et arabes
déferlèrent, chaque fois facilitées par l'intolérance de l'Empire : Héraclius avait émis un décret obligeant tous les Juifs
à être baptisés... Les abus d'autorité ont ainsi ouvert les portes aux Perses. Ceux-ci furent repoussés par Héraclius. Par contre,
les Arabes vont mutiler l'Empire de façon irréversible. En 635, les Byzantins sont vaincus à Yarmouk, et Jérusalem tombe en 637.
Les tribus slaves s'avancent jusque dans le Péloponèse. L'invasion bulgare fut plus redoutable : ils vont constituer une partie
des slaves vivant dans les Balkans. Le déchirement entre Bulgares et Grecs affaiblit l'Empire. Les Arabes mirent le siège
devant Constantinople en 674-678. Ils furent repoussés par la supériorité technique du feu grégeois. Des milliers de réfugiés
allèrent dans les provinces byzantines d'Italie et d'Afrique du Nord. La Palestine, la Mésopotamie, l'Egypte et l'Espagne
furent perdus pour l'Empire.
Un tel recul fut accompagné d'un affaiblissement culturel. Cependant, le rétrécissement même de l'Empire le renforça. Il sortit
renouvelé de cette crise. Il n'est désormais plus multinational : il est centré sur la grécité : Constantinople, avec
d'une part la Grèce et la Thrace, et d'autre part, la péninsule anatolienne. La dynastie héraclide sut réformer l'Empire,
le répartissant en Thèmes, ce qui était une division plus réduite que les anciennes Provinces. Les armées de mercenaires
furent supprimées en les remplaçant par des soldats-paysans : les « stratiotes ». L'influence des grands propriétaires fut réduite,
et une classe moyenne naquit, tandis qu'à la même époque l'Occident se ruralise. Les grands courants d'échange passent par l'Empire.
La chute de l'Asie Mineure, prise par les Turcs, et la prise en charge des réseaux économiques par les Italiens, furent
deux phénomènes fatals pour Byzance.
Au sixième siècle, la Mission en Orient fut dynamique : nous voyons la christianisation du Caucase, des peuples de Crimée, des
peuples arabes, aux confins du Yémen. Au septième siècle, la lourdeur de l'administration byzantine favorisa le développement
de nationalismes locaux, s'appuyant sur des mouvements hérétiques : en Syrie s'établissent les hiérarchies parallèles des Monophysites
modérés (Sévère d'Antioche). Les Coptes convertissent la Nubie et atteignent l'Éthiopie. Les Nestoriens, sous les Perses, prêchent
jusqu'à Ceylan et en Mongolie. Au septième siècle, apparaît un phénomène nouveau : les guerres de religion. Le Roi de Perse,
Chosroès (adepte du dualisme zoroastrien) pénètre dans les provinces orientales de l'Empire, profane systématiquement les églises
et emporte la relique de la Croix. La guerre d'Héraclius est déjà une Croisade. Héraclius remporta la victoire en 628 et ramena
la Croix à Jérusalem. Ce fut le fruit d'une immense manoeuvre d'encerclement qui transplanta la guerre en Perse.
§ 2. — L'Islam.
L'Islam se dresse, et mit en question l'adéquation du sacré et de la puissance, opérée dans l'Empire - alors que le Christianisme reconnaît la sainteté de la kénose. L'Islam est la seule religion majeure qui soit née après le Christianisme. Elle charrie beaucoup d'aspects seconds du Christianisme et du Judaïsme. L'Islam caricature Byzance, en sa symbiose entre le temporel et le spirituel. Dans un premier mouvement, l'Islam fut relativement tolérant : il accorda aux « gens du Livre » la « Dimma » - condition de vie contrôlée, diminuée, mais existante. Saint Jean Damascène considère l'Islam comme une hérésie chrétienne. Pour l'Islam, le Coran est incréé ; on ne peut ni le traduire, ni en faire l'herméneutique. Mohammed attire l'attention sur son ignorance, et par opposition, sur le caractère divin du Coran.
§ 3. — Le Monophysisme et le Monothélisme.
Du point de vue théologique, tout va tourner autour du Monophysisme. Les Monophysites sont dans l'Empire, ou aux marges de
celui-ci. Les Arméniens se sont détachés de Byzance. En 596, les évêques arméniens ont condamné Chalcédoine. A la fin du sixième siècle,
les Monophysites sacrent Jacob, chef des futurs Jacobites, qui vont prétendre au siège d'Antioche. Les Coptes de détachent de
l'Église d'Empire. Les Empereurs cherchèrent des compromis, qui furent promis à l'échec. La Foi orthodoxe fut « melkite », celle des
partisans du « Mélek », de l'Empereur.
Denys parlait d'une seule Énergie théandrique ; les Empereurs poussèrent à confesser une seule Énergie divino-humaine,
dans une seule hypostase. Juste avant la séparation, Cyrille d'Alexandrie parvint à un accord précaire avec les Monophysites.
Tout va se préciser dans le Monothélisme : selon cette doctrine, il y aurait une seule Volonté en Christ, et cette Volonté,
ou pour mieux dire, cet « agir », serait divin. La volonté humaine est absorbée dans la Volonté divine. Selon les Monothélites,
en Christ, l'« agir » de la Personne, son dynamisme personnel est uniquement divin - en Christ, l'humain serait passif.
Saint Sophrone de Jérusalem fut le héros de la lutte contre cette doctrine : il exprima la dualité des Natures dans la dualité
des opérations, des Volontés. Si en Christ la Personne est uniquement divine, car il est question d'assumer chaque Personne humaine
en mettant en contact la Nature humaine avec la Nature divine - ce qui ne serait pas possible si, dans son Incarnation, le Christ
se limitait à n'être qu'un individu humain, l'« agir » du Christ est pleinement humain et pleinement divin : dans la déification
l'humain est en synergie avec le divin : il n'est pas question d'une « passivité » de l'humain en présence du Divin. Ce sont deux
problématiques différentes : dans le premier cas, nous parlons de l'assumation de la Nature humaine en Christ ; dans le deuxième,
de la synergie de l'humain et du divin dans la déification.
Les Empereurs voulurent imposer le Monothélisme, comme un compromis acceptable entre les parties en cause. En 639, parut l'« Ekthèse »
d'Héraclius, et en 638, le « Typos » de Constance II, interdisant les controverses. Les esprits sont troublés. Après saint Sophrone,
saint Maxime le Confesseur va se dresser pour défendre l'Orthodoxie. Le Monothélisme tend à fondre l'humain dans le divin :
l'humanité du Christ n'étant vue que comme le verre dans lequel resplendit la Divinité ; c'est afférent à toute une mentalité d'Asie.
- CHAPITRE VIII -
SAINT MAXIME LE CONFESSEUR
§ 1. — L'intégration de la tradition dyonysienne.
Le successeur de saint Sophrone fut saint Maxime le Confesseur. Sans doute était-il d'origine populaire.
Il écrit en un Grec difficile et laborieux ; c'était une langue apprise plutôt qu'innée, qui est bien celle d'un Arabe du Golan.
Après la prise de Jérusalem, il fuit à Carthage, puis alla à Rome. Il excellait dans les débats publics (il brilla notamment
lors du débat contre Pyrrhus). Il montra que si la Volonté relève de l'Hypostase plutôt que de la Nature, il y aurait
trois Hypostases dans la Trinité. Son raisonnement est basé sur la distinction entre Hypostase et Ousie. Il montre que
la Volonté est une opération de la Nature. Le Monothélisme est contraint de nier ainsi l'une des Natures en Christ - et c'est
la Nature humaine en Christ qui en fait les frais. Nous avons une unité de Volonté dans la Trinité, et une dualité de Volontés en Christ.
Il y a libre acceptation par la Volonté humaine de Jésus, de la Volonté divine. L'humain n'est pas un simple instrument du divin -
sa libre acceptation est indispensable. Dieu incarné vit toutes nos agonies ; en Lui se trouve une épaisseur humaine bien réelle.
Saint Maxime achève d'intégrer les œuvres de Denys dans la Tradition, complétant les scholies de Jean de Scythopolis. Maxime dramatisa
la vision dyonisienne, car il fit l'expérience tragique de l'Histoire : les choses ne sont pas aussi harmonieuses que Denys ne veut
bien le considérer. Les Pères ne pouvaient penser à une « Volonté autre » qu'en pensant à une « Volonté contraire ». Toute Volonté du
Christ s'accordant au Père était ressentie comme Volonté divine. Le refus de la Coupe était compris comme l'expression de la Volonté humaine,
et l'acceptation comme celle de la Volonté divine. Or saint Maxime vit dans le suprême consentement, l'action de la Volonté
humaine du Christ. L'Accord réside dans le fait de l'acceptation humaine par une Personne divine de la Rédemption. C'est là que
s'achève la divinisation de la Volonté humaine.
Martin Ier, Pape de Rome, s'accorda avec Maxime, et réunit le Concile du Latran en 649. Il rejeta les édits impériaux
et condamna le Monothélisme. Le « Typos » de Constance interdisait les débats. Le Concile affirma : « De même que nous confessons les
deux Natures du Christ, nous affirmons deux Volontés, la divine et l'humaine, ainsi que deux opérations naturelles ». Le Christ voulait
opérer en même temps divinement et humainement notre Salut. Les définitions ont été scellées par le double martyre de Martin et Maxime.
Martin fut jugé à Constantinople et exilé en Crimée (Chersonèse) en 654. Maxime fut aussi arrêté, exilé en Phrygie puis
ramené à Constantinople, pour lui faire signer l'« Ekthèse » monothélite, ce qu'il refusa : « même si l'Univers entier communie avec
vous, je ne communierais pas ». On lui coupa la langue et la main droite. Envoyé sur les bords de la Mer Noire, il est mort en 662.
Ce fut la pensée de Maxime qui permit de rassembler le Concile de Constantinople.
§ 2. — Le sixième Concile œcuménique : Constantinople II - 681.
Constantin IV organisa impartialement ce Concile. les positions monothélites furent discutées pendant une année entière. Rome était représentée par trois légats du Pape Agathon. Macaire, Patriarche d'Antioche, affirmait avec Denys une unique Énergie théandrique en Christ. Il fut déposé et excommunié. D'autres monothélites refusaient toute spéculation. Finalement, ils acceptèrent les décisions du Concile. On donna une définition conciliaire des deux Volontés, sur base de l'épître du Pape Agathon. Cela mit fin à tout un siècle de troubles profonds, en liaison avec cette mentalité d'absorption de l'humain dans le divin, qui est la tendance de l'Asie profonde.
§ 3. — Le dépassement de la tradition origéniste.
Saint Maxime le Confesseur est le premier Père byzantin. Par lui, tout le patrimoine patristique sera
synthétisé dans un Christocentrisme illuminant. C'est une avancée de la pensée chrétienne. Contemporaine de celle de saint Jean Damascène,
sa pensée est beaucoup plus difficile.
Il a inversé l'ancienne triade origéniste :
1) stasis / état immobile initial
2) kinésis / mouvement
3) genesis genèse / irruption en ce monde.
devenant :
3) genèse / Dieu est le principe et le but de toute genèse et de tout mouvement des êtres. De Lui, ils proviennent ;
2) mouvement / vers Lui, ils se meuvent ;
1) stasis / repos en plénitude - en Lui, ils trouveront le repos, et l'infinitude.
Saint Maxime dépassa et intégra l'Origénisme. D'une coexistence prééternelle des âmes en Dieu, que suppose la philosophie grecque,
Maxime affirme le Dieu Créateur, et Créateur même des Essences des êtres créés ; le temps est créé « en même temps », pour ainsi dire,
que l'ensemble de la création. Maxime reprend une sensibilité biblique qui se situe en une polarité Créateur / créature. Maxime
développe la doctrine origéno-alexandrine du Logos en Qui et pour Qui tout est créé ; l'horizon de la création est l'Incarnation du Verbe.
L'Incarnation n'est conditionnée par le péché humain que dans sa dimension tragique, car tout est fait en vue de l'Incarnation.
Le Logos contient en Lui les Logoi des créatures : la multitude trouve son unité dans un retour au Christ. Il n'y a pas de
préexistence des êtres, mais dans l'unique Logos il y a préexistence de leurs Idées. Tout objet tire son existence de son Logos,
mesure de sa participation à Dieu. Le Verbe récapitule toutes choses en Lui. Toutes choses participent à Dieu par analogie, du fait
qu'elles viennent de Lui. Toute chose est une Parole subsistante.
§ 4. — La doctrine des trois Incarnations.
1) Le logos s'incarne dans l'existence même du monde. Cette Présence est voilée par le péché de l'homme,
dans l'espace ;
2) le logos s'incarne dans la Loi, en les paroles révélées dans l'Histoire, dans le temps. La Bible est aussi le corps du Logos ;
la Parole est un moment de l'Incarnation ;
3) le logos s'incarne dans le Christ, qui nous donne, dans sa Récapitulation, la clé de l'espace et du temps, ce qui nous rend capables
d'offrir à Dieu les Logoi des choses, de sorte que Dieu soit participé par toutes choses - en même temps qu'Il reste imparticipable.
§ 5. — Les cinq Attributs.
Le logos d'une chose est son dynamisme, la mesure de sa puissance naturelle, qui la pousse de la puissance à l'acte.
- Dieu est le Principe, comme Créateur ;
- le Centre, comme Providence,
- et la Fin, comme Accomplissement.
Il n'y a pas que l'Alpha et l'Oméga; il y a aussi le Centre. Analogiquement, l'homme est le microcosme et le médiateur,
et il a reçu de Dieu quatre attributs, qui sont des participations à des attributs divins :
1) l'être étant toujours - aei einai, dépendant de l'essence humaine : c'est l'Image ;
2) le toujours-être,
3) la bonté - eu einai, le bien-être, dépendant du libre choix de l'homme : c'est la ressemblance ;
4) la sagesse, l'être-bien.
Toute la destinée de l'homme est inscrite entre l'image et la ressemblance - où se joue sa liberté.
§ 6. — De l'Image vers la ressemblance.
Saint Maxime a réfléchi sur le mouvement de l'homme vers Dieu, le mouvement de l'Image vers la ressemblance, c'est-à-dire l'élan profond de la créature. C'est la perspective qu'il a suivie dans la première partie de sa vie, dans la paix, à l'écart des tragédies de l'Histoire. L'Image de Dieu tend vers son Modèle, de tout son élan. Cette liberté de notre Nature trouve sa réalité dans le Bien. C'est l'homme dans sa vocation première, qui n'avait qu'à suivre la normes de sa Nature pour arriver à l'« être-bien ». La vraie destinée de l'homme est d'être conforme à sa Nature - qui est d'être uni à Dieu (Ambigüa PG 91 col. 1248A-1249C). L'homme est créé comme un laboratoire d'unification ; il est destiné à opérer des synthèses. Dieu créa en séparant ; l'homme, quant à lui, doit réaliser des synthèses - entre le corps et le Cosmos, entre le Cosmos et l'âme, entre l'âme et Dieu - entre la terre et le Paradis, entre le masculin et le féminin - entre la terre et le Ciel, le sensible et l'intelligible - entre le créé et l'Incréé, afin que Dieu soit tout en tous. Le Christ a réalisé ces synthèses, et en Lui nous pouvons les réaliser.
§ 7. — Les sens et les vertus.
Selon Maxime, il existe une correspondance entre les facultés de l'âme et les sens corporels :
1) l'intelligence / la vue
2) l'intuition du sens, du logos / l'ouïe
3) la force de la volonté / l'odorat ( ?)
4) le désir / le goût
5) la force vitale / le toucher
Pour Maxime les sens sont donc des images des forces de l'âme, elles-mêmes des images des Noms divins. C'est une « âme » intermédiaire
entre le sensible et le cosmique. Les raisons des êtres ont pour sujet le Logos humain, lui-même image du Logos divin. L'homme est
le sujet créé personnel - c'est à lui de rassembler toutes les réalités créées et de les offrir au Logos divin. Selon sa
liberté véritable, l'homme opère dans le monde son Sacerdoce unifiant. Ce faisant, il réalise quatre grandes vertus :
la prudence (1) et la justice (2) ; ces deux vertus sont afférentes à l'intellect.
Les deux premières vertus sunissent dans la Sagesse (3).
Les deux autres vertus constituent la douceur des forts, qui n'est autre que l'impassibilité :
la vaillance (4) - est afférente à la force vitale ;
l'intégrité (5) - qui est en rapport avec le désir.
La Sagesse et la Douceur (6) s'unissent enfin dans l'Amour (7), vertu unifiante et déifiante par excellence.
L'ensemble de ces Vertus nous mène au Christ, en un dynamisme unifiant. Ces Vertus sont des réalités divino-humaines.
Leur mise en action est l'éveil et le déploiement d'une Énergie humaine, par l'Énergie divine dont elle est l'Image. Par ces Vertus,
la Vie divine assimile l'homme tout entier, et par lui, l'Univers. Mais ce mouvement naturel est constamment interrompu par la
révolte et le doute de l'homme. Et ce mouvement s'est inversé : l'homme est devenu corps et poussière, plutôt que de devenir Esprit.
§ 8. — La question du mal.
Dans la deuxième partie de la vie de saint Maxime - son existence errante et ballottée - il a mis l'accent sur le mal, l'échec et l'ensemble des défauts qui empêchent les puissances naturelles d'agir conformément à cette même Nature. L'Arbre interdit était le monde, défendu en attendant que l'homme ait la capacité de l'assumer en Dieu. Or Adam assuma ce qui appartient à Dieu, en-dehors de Dieu - à la place de Dieu - plutôt qu'en Dieu. Originellement, la Nature humaine ne devait pas être jouissante et souffrante - mais trouvant sa joie fixe en Dieu, sans cette alternance de plaisir et de douleur. Paradoxalement, la mort est une grâce, car elle impose une limite au dégâts commis par l'inconscience de l'homme. Nous sommes dans le monde de la corruption et de la mort. Il y a une causalité circulaire entre la corruption et la mort et la course toujours accélérée du jeu : jouissance-souffrance. Maxime disqualifie le plaisir, chose que nous trouvons beaucoup moins dans la grande Tradition patristique, sinon dans les écrits ascétiques. Avant Maxime, la question de la jouissance et de la souffrance ne s'était pas si intensément posée.
§ 9. — La question du péché.
Le péché a fractionné la Nature humaine, faite pour être Une - cette Nature s'est cassée en une multitude d'individualités qui s'entre-dévorent. L'ignorance de Dieu entraîne l'enfermement en soi-même, la philautia - le fait de recourber l'espace de l'être créé autour de soi, le narcissisme métaphysique - l'ipséité qui s'applique dans la notion de pouvoir. L'Incarnation du Verbe peut seule récapituler l'œuvre de la Création, restaurant ce qui avait été mutilé dans la catastrophe cosmique de la Chute. En s'incarnant, le Logos réalise toutes les synthèses.
§ 10. — Logos et Tropos.
Toute synthèse sera désormais christique : les Vertus des Saints dessinent le Visage du Christ qui vient.
Le mouvement réciproque Dieu-homme, enseveli dans l'idolâtrie, est rétabli dans les deux Natures et dans les deux Volontés du Christ.
Le thème de l'Énergie se trouve dès les Cappadociens. Pour Grégoire de Nysse, les Énergies désignent Dieu en tant qu'Il se rend participable.
Chez Maxime, la relation Essence / Énergie est liée à la relation Logos - tropos. Le Logos est la norme d'existence de la Nature d'un être -
mais il n'existe que dans un certain mode d'existence, le « tropos ». Ce qui a changé au moment de la Chute, fut son tropos.
Le vrai mode d'existence humaine nous est restitué dans le Christ, qui nous révèle le véritable « tropos » de notre existence.
Maxime réalisa la synthèse de deux conceptions : en Orient, la participation de l'homme à la Vie divine est mise en évidence.
En Occident, on mettra l'accent sur le tropos : le mode d'existence de l'homme doit être l'imitation du Christ, le tropos
même du Christ. Chez Maxime, nous trouvons les deux en équilibre : il échappe aux controverses.
§ 11. — Les deux libertés.
Maxime a aussi traité de la question des deux libertés. L'homme ayant fait le choix négatif, il se trouve désormais
en train de tâtonner. Le fait qu'il ait accompli ce choix montre qu'il a pu déroger à sa Nature profonde.
Il y a autre chose : la « gnômè ». L'élan spontané de réintégration est la liberté naturelle de l'homme. Mais l'expérience tragique de
l'Histoire montre l'application de la liberté gnomique, liée à la destinée personnelle de l'homme : son libre-arbitre. Quand
Dieu s'est incarné, Il a restauré notre liberté naturelle. Mais il ne pouvait prendre sur Lui la liberté gnomique de chacun de nous :
il pouvait seulement tenter de séduire cette liberté gnomique par sa kénose, par son «amour fou» pour nous. C'est tout Cabasilas,
et tout Dostoïevsky que nous trouvons là, en une grande beauté.
- CHAPITRE IX -
LA SYNTHÈSE ASCÉTICO-MYSTIQUE DU VIIe SIÈCLE
Le septième siècle fut analogue pour l'Orient, de ce que furent pour l'Occident les deux siècles précédents : la Chute de l'Empire romain. L'hérésie nestorienne s'organise en Églises séparées, et facilite l'invasion. L'Islam déferle, et l'Empereur tente d'imposer le Monothélisme par la force. C'est aussi la fin de la grande époque patristique - et la transition vers une pensée purement byzantine. C'est une époque de bilan et de synthèse. Le malheur des temps incite au détachement monastique. L'apaisement arrive à la fin du septième siècle : l'Empire, dont l'étendue s'est réduite, est restructuré. Le sixième Concile œcuménique met à peu près fin aux controverses monothélites. Ce sont les grands « équilibrages » et l'écclésialisation des déviances ; les intuitions positives sont reprises par l'Église.
§ 1. — L'équilibrage théologique.
L'équilibrage théologique passe d'une théologie essentiellement négative, à une théologie davantage antinomique, celle du Dieu souffrant et mourant humainement sur la Croix. Cette antinomie s'inscrit dans une époque de grande création liturgique : de très nombreux Canons furent composés par des « sémites hellénisés ». Le post-chalcédonisme réintégra la Christologie alexandrine de Cyrille en la vision de l'humanité du Christ déifiée par le feu de la Nature divine. Ainsi le thème de l'Union des deux Natures dans le Christ est-il approfondi dans une perspective sacramentelle : la déification est considérée avec réalisme, par opposition à la tentation du Monophysisme, qui ne voyait en le Christ-homme qu'un flambeau de verre dont la seule propriété est sa totale transparence à la Divinité. Maxime y fit contrepoids, en développant le thème du « Dieu kénotique », et affirma les deux Énergies et Volontés en Christ, rendant par là impossible tout effacement de l'humain dans l'Incarnation.
§ 2. — L'équilibrage anthropologique.
L'équilibrage anthropologique passe par la réalisation d'une synthèse entre la pensée hellénique et la vision
biblique. La pensée hellénique était basée sur l'intellect, le « noûs » et le « trimeres » - tripartition de l'homme, composé :
1) d'un intellect ;
2) du « thymos » : la vigueur, le cœur, la partie irascible ;
3) et de l'« épithymia » : les entrailles, le « concupiscible ».
Tout ceci laisse très peu de place au cœur.
Cette conception hellénique fut bousculée et remodelée par la vision biblique où le cœur est le centre d'intégration de la
Personne tout entière : l'homme y rassemble tout son être ; il s'y dépasse et s'y ouvre par la Grâce. C'est un apport majeur des homélies
macariennes. Le « Noûs » apparaît comme une manifestation du cœur. La tension entre le « Noûs » évagrien et le cœur macarien
est donc résolue dans la synthèse du septième siècle. Cette synthèse surmonta une anthropologie dualiste héritée de l'Antiquité, et renforcée
par le Manichéisme et les Pauliciens.
§ 3. — L'ecclésialisation du Messalianisme et de l'Origénisme.
Les Messaliens furent des hommes de Dieu, errants et refusant toute ecclésialité (les « Euchites » - « priants »), qui mettaient l'accent sur la prière perpétuelle, sur la sensation physique du divin, sur un prophétisme qui refuse les sacrements - ce qui débouche sur un quiétisme amoral. L'auteur inconnu des homélies macariennes intégra toute cette tendance, mettant l'accent sur le combat intérieur, sur les fondements sacramentels de la prière et sur la Sensation de Dieu. Diadoque de Photicé (en Épire) fut l'un des Maîtres de cette école spirituelle. La Sensation de Dieu n'est ni une volupté sensible (comme l'affirmaient les Messaliens), ni un sentiment intelligible (comme le décrivait Evagre), mais un embrasement du cœur purifié.
§ 4. — La reprise de la systématisation ascétique d'Evagre.
Quant à l'Origénisme, un certain nombre de thèses attribuées à ce courant de pensée a été condamné par le
cinquième Concile œcuménique (préexistence des âmes, absence de réalité propre du monde matériel, double création, déterminisme
du Salut universel, etc...), à la suite d'une très forte réaction issue du désert de Gaza et des moines syriens. Mais le thème
de l'intégration du Christ, de l'homme/image de Dieu et Roi pacifié de la Création, l'alternance des amertumes et du rafraîchissement,
les Noces du Logos et de l'âme, intériorisant celles du Christ et de l'Eglise, l'approche typologique des Écritures, tout cela fut
repris par l'Église.
Sous le nom de Nil, l'Église reprit toute la systématisation ascétique d'Evagre, la distinction entre vie pratique, vie gnostique
et connaissance de Dieu. Evagre insistait sur la résorbtion de l'homme dans « l'intellect nu », le Ciel intérieur, rempli de
lumière sans forme, « couleur de saphir »... - en fait, le cœur intérieur. La prière pour le Salut universel et l'espérance sans
limites (Isaac le Syrien) intégrèrent l'apocatastase origéniste. Le septième siècle fit aussi la synthèse des différents courants
monastiques. La vie cénobitique apparaît comme une école possible de la vie érémitique. Le prophétisme érémitique donne les pères
spirituels pour le monastère. L'ermite le plus retiré et le plus détaché peut recevoir l'ordre spirituel de revenir vers les hommes.
C'est une circularité : le moine s'enfonce dans l'abîme divin, et retourne vers les hommes pour leur communiquer sa lumière.
- CHAPITRE X -
LA PRAXIS ASCÉTIQUE
Maxime (580-662), Jean Climaque, son contemporain et St. Isaac le Syrien (7ème siècle) furent les
trois grands auteurs de ce temps.
La vie spirituelle comporte deux plans : la praxis et la contemplation. La phase « pratique » doit libérer l'homme de la passion,
non point pour arriver à l'insensibilité, mais pour participer à cet « amour fou » dont nous parle saint Maxime le Confesseur -
« amour fou » de Dieu pour sa créature. L'impassibilité est cette liberté intérieure qui permet à l'homme d'accéder à l'Agapê divine -
qui est le nom ultime de Dieu - et non pas à l'Être. L'ontologie orthodoxe est trinitaire, donc relationnelle. Cette liberté intérieure,
qui permet l'Amour, est dès cette vie, anticipation de la Résurrection. Là, nous rejoignons la Contemplation. La pureté du cœur permet
la contemplation. Evagre nous dit que l'impassibilité précède l'amour, et l'amour permet la Vision. Le cœur pur est le « Noûs » nu - l'intellect
qui est uni au cœur. La contemplation est tout d'abord la connaissance spirituelle des êtres et des choses, et enfin la contemplation de Dieu,
qui porte alors le beau nom de Théologie.
On peut donc distinguer trois phases : La Pratique, la Contemplation de la Nature, et la Vision de Dieu. Nous sommes toujours des commençants -
et cette première étape est celle des Vertus, commençant par la Foi. La seconde étape est celle de la vision des Logoi des choses. Ce sont
les Idées-Volontés de Dieu, qui est le « poète » de la Création - le monde devient un pédagogue qui mène à Dieu, en une liturgie cosmique :
il s'agit de la vision verticale de la communication du céleste au terrestre. La troisième étape est la théologie mystique, au-delà de
tout concept et de toute image, Vision de la Lumière incréée, totalement inaccessible et participable. La purification, l'illumination et la
perfection sont les trois degrés de Denys l'Aréopagite, seuls retenus par l'Occident. Or la vision de la gloire de Dieu dans les choses y
est ignorée. L'Exil de la Schekinah (la « Sophia » des systèmes sophiologiques russes) de la Création a été résolu par la venue du Christ.
La Sophia réintroduit le féminin dans la théologie. Dieu serait-il, bibliquement, masculin par rapport à une création féminine ? L'ascèse
occidentale a quelque peu négligé l'aspect cosmique de l'Économie divine.
§ 1. — La Foi.
La première vertu est la Foi. C'est à la fois le premier et le dernier pas. La Foi est le « Bien concentré ».
Fondamentalement, la Foi n'est pas la croyance, c'est une adhésion aimante au Dieu qui vient nous chercher là où nous sommes, parfois très loin
de Lui. C'est la seule réponse au problème du mal. Nous avons de la toute-puissance de Dieu une idée cosmomorphique : ce serait une
toute-puissance intra-mondaine. Or la toute-puissance de Dieu est cet influx d'amour et de lumière qui ne peut en aucune manière nous
contraindre. Car il y a une épaisseur des ténèbres. Dieu vient prendre sur Lui le mal. La Foi est d'adhérer, moins au Pantocrator,
qu'au Dieu « désarmé », crucifié, en Lequel nous faisons confiance. En Christ, nous retrouvons la liberté de notre Nature. Et d'autre part,
Dieu ne peut pas assumer notre liberté gnomique, sous peine de réduire l'homme à n'être plus qu'une marionnette.
Saint Maxime le Confesseur distinguait là deux libertés. Dieu ne peut que fléchir notre liberté gnomique, en inventant la Kénose,
la mort sur la Croix. La Foi est donc confiance et adhésion aimante au Dieu qui assume notre Enfer, nous ouvrant les portes de la Vie.
L'Ascèse est une relation nouvelle avec le Christ et le prochain. Le Péché Originel est, en quelque sorte, une « grève des moyens de transport » :
tout le problème est de rétablir les voies de communication ; faisons de nous de bons cantonniers des chemins qui mènent vers Dieu ! La Foi n'a
d'autre moteur qu'elle-même. L'homme est un être qui ne sait pas se « re-poser » ; nous sommes en errance, chassés en tous lieux, chassés vers la
mort, sans feu ni lieu. Ce lieu, nous le trouvons dans la Foi. Le Christ est le lieu où l'homme et Dieu se reposent ensemble, dans la
consolation - car il s'agit de la présence du Consolateur, l'Esprit-Saint. La Foi est une rencontre étrange, puisqu'elle est rencontre d'un
Dieu qui se cache, jusque dans son dévoilement. On ne Le voit pas parce qu'Il est tellement là, qu'on ne peut Le voir. Le mot « Foi » contient
la même racine que « Fiançailles » - donner sa « fiance » - confiance.
Le Christ est le « lieu » de notre Foi. Nous pouvons participer à la Foi du Christ - Foi qui n'est plus une croyance, mais adhésion plénière
de l'humain et du divin dans sa Personne. Cela n'est pas si simple, car au jardin de Gethsémani, entre Dieu et l'homme, s'interpose toute
l'angoisse humaine. C'est l'adhésion qui l'emporte : Que ta Volonté soit faite. L'adhésion à la Foi du Christ assume tous nos doutes et toutes
nos révoltes. Dans le livre de Job, nous ne trouvons pas de réponse à la souffrance humaine - il n'en saurait être en-dehors de l'Incarnation
et de la Croix : Dieu s'est fait Job (Dieu a posé sa main sur la bouche de Job, et cette main est percée).
En Dieu, chaque âme est un Univers
en expansion - non pas dans un mouvement d'éloignement, mais visant à contenir toujours plus de richesse divine. Deux attitudes sont possibles :
soit tout est absurde - soit tout est grâce. On ne peut jamais se mettre en-dehors du Christ pour l'analyser ou le démontrer spéculativement.
Cabasilas disait que tout homme, si occupé soit-il, peut se rappeler. Il s'agit d'un instant de gratitude et de méditation, en une anamnèse
qui rend présent. Ce n'est pas une mémoire simplement psychologique, mais le déchiffrement d'une présence immanente : le rappel que
Dieu existe et qu'Il m'aime - une prière d'émerveillement gratuit.
Cabasilas emploie un mot très curieux : Philtron - déversement de Dieu -
gratuité aimante du salut en Christ - par le prix dérisoire auquel Il a été vendu - Il est devenu pour ses bourreaux source de prière. Il a pour
commensal le meurtrier et pour confident le traître. Les êtres les plus bas furent élevés jusqu'aux cieux. Le rôle essentiel quoique minime
de l'homme est notre « oui ». En échange de notre amour, Dieu nous acquitte de notre dette.
Nous lisons dans l'épître aux Romains : le
juste vivra par la Foi. Augustin, dans son évolution personnelle, a été tenté par la gnose du salut - puis comme plotinien, a vécu cette
sorte d'instase d'introspection aboutissant à cette sorte de désert que serait l'absolu - finalement, il vécut l'adhésion au Christ.
Comme Luther, lorsqu'il veut faire un système de la grâce, il va à l'échec : selon le système augustinien, tout homme à sa naissance
recevrait une « lettre cachetée » ouverte au Jugement - qui détermine son salut ou sa damnation. Nous voyons là les errements
d'un système.
§ 2. — Nicolas Cabasilas.
Cabasilas compare Dieu à un vrai amant qui comble son aimé d'abondance, sortant de son impassibilité -
inventant l'Incarnation pour pouvoir mourir d'amour pour l'homme et lui donner la vie - tout en étant d'une discrétion absolue.
Le plus grand péché est la haine de soi, et de croire être haï de Dieu. Le Christ, dit Cabasilas, se fait notre Père, notre Mère
et notre Frère. Il s'est fait notre « alter ego », en son Corps et son Sang. Nous ne pouvons être pleinement conscients de nous-mêmes,
que dans la Personne du Christ. Entre nous-mêmes et la haine que nous portons en nous, le Christ est passé. Une éthique extérieure
ne nous transforme pas. Il faut partir du centre - de la metanoia - il s'agit de transformer notre entière vision du monde.
Le Christ n'est pas seulement tête de l'Eglise, mais notre cœur véritable, cœur que nous trouverons dans la Communion.
Nous sommes en présence d'une transposition christo-sacramentelle de la notion monastique du cœur. Il faut s'insérer dans le
cœur christique. Dans ce sens, il recommande la communion fréquente. Notre cœur sera gardé par le sang du Médecin. Cabasilas
n'a pas du tout une vision terroriste de Dieu, bien au contraire : rien ne défie le pardon - rien n'excède la miséricorde divine.
Le véritable péché de Judas ne fut pas la trahison, mais de désespérer du pardon divin. Il faut transformer son désespoir en confiance,
s'émerveiller des divines abondances, et enflammer son cœur au feu de l'amour divin.
La prière de Jésus est l'expression d'une humilité confiante et d'une attention fidèle. Il ne faut pas prétendre « tenir » la Prière
de façon perpétuelle - mais l'user humblement comme un rappel de toute heure, en tout lieu. Le Christianisme n'est pas une religion de
l'ex-carnation ; il ne faut pas se sauver DU monde, mais sauver LE monde.
§ 3. — Les Centuries de Calliste et Ignace Xanthopouloi.
Il faut invoquer le nom de Jésus dès le début de la vie spirituelle. À ce point de vue, les spirituels
byzantins bousculent la progression traditionnelle de la prière. Nous sommes appelés à invoquer avec Foi le Nom sauveur du Christ,
à faire coïncider sa propre faiblesse avec la kénose du Christ : sans Moi - dit-Il - vous ne pouvez rien faire. Il s'agit de tout
faire en Lui et avec Lui. Dès le commencement, nous nous rappelons Dieu, au moyen d'une formule brève - la même que nous trouvons
chez Cabasilas. La Foi doit intervenir pour éviter que la rationalité vienne justifier les passions. La Nom propre de Dieu n'est pas
l'Être, mais bien l'Amour, qui couvre une multitude de péchés, comme il est écrit dans la première Épître aux Corinthiens.
L'intelligence est toujours tentée de passer du côté de la passion. Il ne s'agit pas de la convaincre intellectuellement, ce qui
ne sert à rien - car l'infléchissement de la rationalité concerne toute notre manière d'être. Celle-ci sera corrigée par une
action globale, celle de la Foi, qui réveillera la spontanéité de notre Nature, le mouvement profond de notre Être. La Foi n'est
pas un ajout, mais le révélateur de notre Nature réelle.
La Foi suscite, provoque, engendre en nous la Connaissance. L'intelligence
peut aussi être l'instrument de la Contemplation - une « épignose » - connaissance en relation. En celle-ci, nous participons
ontologiquement à l'intelligence de Jésus. L'être naît dans l'Amour. C'est une ontologie de la Personne, qui elle-même est méta-ontologique.
Petit à petit, la Foi deviendra vision. Mais dès le commencement, la Foi donne à l'intelligence des éclairs d'évidence. L'intelligence
procédant du cœur pressent le dessein de Dieu envers l'humanité. La Foi libère notre race de l'erreur, et établit la Vérité en nos cœurs,
dit Palamas, car par la Foi véritable nous sommes sortis du raisonnement : elle nous unit au Verbe, qui dépasse l'univers ; elle nous
donne la sainteté déifiante. Cette sainteté donne de voir avec les yeux méta-historiques de la Foi.
§ 4. — La crainte de Dieu et la mémoire de la mort.
Après la Foi, vient la crainte, disent Calliste et Ignace. La Foi, en se développant, devient en nous
crainte de Dieu, qui nous libère de la crainte du monde - ce réseau d'illusions et de ténèbres qui parasite l'âme des créatures.
L'homme a peur devant les souffrances et les vicissitudes de la vie, ce qui le fait courir vers la sécurité ou les plaisirs.
Cette peur nous ferme à Dieu et nous ferme à la réalité véritable des choses.
La raison ultime des passions, c'est la peur.
Cette peur du monde doit être neutralisée par une force plus grande, la crainte aimante de Dieu. Dieu donne la joie - mais le plus
souvent, nous ne la connaissons pas d'une façon stable. Cet arrachement au monde, qui veut nous réduire à lui, exige, à un moment
donné, une « épouvante métaphysique » qui nous ramène à Dieu, et qui nous réveillera à notre véritable vocation. L'homme prend
conscience qu'il ne peut coïncider à ce monde, qu'il ne peut oublier l'enjeu ultime de son existence en ce monde. La paresse
passive est une volonté d'oublier.
L'oubli est le géant du péché : c'est l'oubli de Dieu, l'oubli de sa vocation. Ce qui nous angoisse,
c'est d'être jeté dans le monde, à la fois illimité et frappé du sceau de la mort. Nous ne pouvons pas nous comprendre à partir
du monde. L'angoisse nous saisit devant le néant, le vide global du monde. Nous fuyons cela dans le souci et les fausses peurs.
La Toussaint (ou de plus en plus, sous l'influence du monde anglo-saxon, l'« Halloween ») apparaît comme un rituel, un exorcisme
de la mort, une fuite de la question ultime. Cette angoisse nous protège contre une absorption complète par ce monde. Nous
parvenons très souvent à oublier - et la peur ultime sera d'être séparé du monde, d'être obligé de prendre la décision de la Foi.
La crainte de Dieu est un rappel à la fois de son angoisse et de sa signification. Nous ne voulons pas tomber dans le jeu mortel
de ce monde, dans le somnambulisme de cette existence : nous prenons conscience de notre responsabilité spirituelle, et la crainte de
Dieu nous ouvre vers la transcendance qui dépasse ce monde, dans lequel nous ne sommes donc pas abandonnés. L'angoisse, devenue
crainte de Dieu, devient une force capable de rompre avec les idoles.
Nous comprenons que le fait de nous laisser absorber par le
monde équivaut à nous manquer à nous-mêmes. Nous ne pouvons plus nous enfoncer aveuglément dans les ténèbres. Nous sentons que la
platitude du monde est contraire à notre destinée éternelle. La crainte de Dieu transforme le recul animal devant notre destruction
en une prise de conscience de l'infinité du risque de notre aventure terrestre. Quand la lumière arrive en nous, elle suscite une
« crisis », un jugement - la constatation de notre dissimilitude. Ceux qui subissent dès ici-bas un tel jugement, n'ont plus à craindre le
Jugement.
La crainte ne disparaît pas avec la croissance des vertus ; elle transforme une crainte pure qui persiste même quand disparaît le
souvenir du péché. Elle reflète le saisissement de l'homme devant la gloire de Dieu : c'est une forme d'émerveillement qui naît de la
Foi, qui ne saurait exister dans le cœur de ceux qui « s'enflent ». La passion est une enflure, car nous croyons qu'elle est exaltation
de l'être, alors qu'elle n'est qu'enflure de néant dans le monde créé. Le Christ a vécu nos passions par leur revers de néant.
La mémoire de la mort n'est pas seulement le sentiment de notre finitude physique. C'est aussi la conscience de notre état de mort,
conscience qui nous jette aux pieds du Christ vainqueur de la mort (cfr. le chapitre 6 de l'Échelle). La parfaite conscience
de la mort nous libère de la mort et de toute frayeur. La mémoire de la mort nous donne de savoir de quoi nous sommes sauvés.
La descente aux Enfers et donc la mémoire de la mort est l'un des thèmes de fond de toute la littérature contemporaine. La pensée de la
mort est un don de Dieu, un charisme. Les païens eux-mêmes définissent la philosophie comme mémoire de la mort. C'est une attitude d'esprit
que de considérer chaque jour que nous vivons comme une grâce, un don gratuit. La mémoire de la mort devient mémoire de Dieu. le mot « mémoire »
ne signifie pas seulement mémoire psychologique, mais bien anamnèse : le rappel d'une réalité présente.
§ 5. — L'abstinence.
L'abstinence est très liée à la mémoire de la mort : l'abstinence permet à l'homme de ne pas être
totalement submergé par le monde, et de le voir comme création de Dieu. C'est le refus de détruire, pour pouvoir contempler : « et
Dieu vit que cela était bon / beau : kalon. « Je crois en Dieu tout-puissant, poète du ciel et de la terre » : chaque
chose, saisie dans sa signification, dans son secret et son évidence, est une facette de la Présence divine. La personne du
prochain ne peut jamais être réduite, objectivée ; elle peut nous offrir une image de Dieu. Ainsi le monde est-il une échelle vers Dieu,
plutôt que d'être un mur d'opacité qui nous séparerait de Lui si l'on ne retient des choses et des êtres que ce qui tombe sous
les sens, ce que nous pouvons nous « mettre sous la dent ».
En fait, il faut ouvrir la terre aux Énergies divines, plutôt que
d'exploiter seulement les énergies terrestres, ce qui ne saurait faire autre chose que de les épuiser et d'augmenter l'opacité
du monde, de l'alourdir. La science n'est vivante que si elle respecte le mystère des êtres et des choses. Elle consiste en
une cascade de questions posées aux créatures, plutôt que de se figer en un scientisme acharné à limiter et à définir.
L'abstinence nous délivrera du monde en tant que réseau d'illusions ; chaque chose respectée dans l'abstinence pourra devenir
objet de contemplation, suggérer l'infini. C'est infiniment plus vrai en ce qui concerne le prochain, dont on ne pourra jamais
épuiser le mystère. Le péché contre Dieu et l'Esprit est aussi un péché contre la vraie réalité du monde. L'absorption de l'homme
dans le monde et du monde dans l'homme est empêchée par l'abstinence, qui remet en évidence la grandeur, la beauté et la vérité
du monde. Le monde tout entier est une Bible, et chaque chose est un Logos, une parole de Dieu, qui trouve son sens dans le Logos
incarné. L'abstinence prépare l'homme à communiquer la grâce au monde, et d'autre part, prépare l'homme à déchiffrer la véritable
réalité du monde, qui gémit dans les douleurs de l'enfantement.
L'homme vit au bord d'un abîme de lumière, et c'est à lui
de communiquer cette lumière à tout ce qui dépend de lui. La vraie mesure de l'homme est de faire sienne l'intériorité des
êtres et des choses. La voie monastique brûle les médiations, en éliminant les situations qui pourraient susciter les passions. Cela
témoigne d'une impatience eschatologique - le refus d'engendrer des enfants charnels comme aspiration à la cessation du temps,
en aidant les autres, ses enfants spirituels, à entrer dans l'éternité. La voie monastique est totalement personnelle - l'espèce n'a
plus de place en elle. Le moine est un prophète eschatologique, consumant toute médiation. La vie dans le monde est un passage
par l'humilité des médiations. La personne est eschatologique ; l'espèce suppose la temporalité.
Dieu n'est pas seulement la réponse à un besoin de l'homme. Dieu nous interpelle, et cette interpellation peut court-circuiter
l'éros humain. L'homme apostolique n'est pas seulement celui qui prêche sur les places, mais surtout celui qui peut parler de
Dieu, parce qu'il le connaît. L'abstinence est l'apophatisme réalisé dans la chair. Une des racines de l'athéisme est la destruction
de la Paternité, qui a dégénéré de Paternité kénotique et sacrificielle, en rapport maître / esclaves. L'homme moderne est un
orphelin. La Paternité spirituelle est renonciation au Pouvoir. Celui-ci est intériorisé comme le pouvoir sur soi-même,
afin d'être capable d'être Serviteur, à l'image du Christ.
Le chemin des médiations est plus long et moins sûr,
certes, mais il n'exclut absolument pas le combat spirituel et la recherche du détachement. Si les efforts volontaires font
défaut, Dieu compensera cela par des épreuves, vicissitudes et adversités qui éduqueront à la patience, vertu majeure du chrétien
dans le monde. Le vœu de pauvreté est la renonciation à toute passion de la possession. La continence monastique et la consumation
de l'éros dans l'anticipation du Royaume. L'obéissance libère l'homme du désir d'afficher son opinion, et d'attenter à la liberté
d'autrui. À propos de la nourriture du corps, la « réplétion » colmate toute issue vers la transcendance. Le jeûne permettra
à l'homme de voir dans sa nourriture autre chose qu'une matière à consommer, lui permettra de mettre quelque chose de spirituel dans
l'acte même de manger. L'abstinence présente ces deux aspects : le détachement, et une conscience nouvelle de ce que l'on fait.
L'abstinence est étroitement liée à un monde de bénédictions. Le jeûne est un obstacle à l'égocentrisme, et doit être lié au partage.
L'ipséité est l'hypertrophie du MOI, l'extension pathologique de l'Ego, qui nous empêche de nous voir comme créature.
L'âme et le corps sont interdépendants. Les Pères lient le jeûne corporel au jeûne général des passions. Par contre, l'idolâtrie
ultime est celle de l'ascèse, prise comme but en soi. Saint Maxime distingue :
- une première impassibilité, dont l'exercice
permet que les passions ne s'inscrivent plus dans des actes ;
- une deuxième impassibilité, qui concerne la délivrance de l'obsession,
délivrance des pensées relatives aux passions ;
- une troisième impassibilité, qui consiste en ce que le désir de la nature ne
soit plus capté par les passions ;
- et enfin une quatrième impassibilité, qui est l'anéantissement de toute représentation relative
aux passions, et l'aboutissement dans la joie d'être non-passionnel : c'est la liberté du cœur et des pensées.
L'abstinence
corporelle doit être placée dans sa globalité, notamment dans le cadre de l'abstention de toute médisance, qui corrompt à la fois
le cœur et l'âme.
L'abstinence de nourriture carnée facilite une approche différente du monde, et tend symboliquement à rétablir sur de nouvelles
bases nos relations avec le monde. En fait, il faut jeûner du pouvoir et de la gloire humaine. Les tentations fondamentales sont
celles qui furent suggérées au Christ dans le désert : la troisième et la plus forte est celle du pouvoir.
§ 6. — La garde de l'intellect.
Une certaine discipline de l'intellect et la fermeture des sens vont aider l'intellect à se concentrer.
Le discernement et la purification des pensées nous permettront d'accéder à cette liberté, ce détachement intérieur qui
permettra l'amour désintéressé, cette circoncision du cœur dont parle saint Paul. Les pensées passionnées ne sont pas l'expression
de notre vraie Nature, mais suscitées le plus souvent par l'intervention des puissances des ténèbres (cfr.Mt. 15 ; 19). C'est du
cœur que viennent nos pensées mauvaises. Les impulsions de notre Nature sont détournées par les Esprits mauvais. L'esprit contracte
ainsi l'« habitus » du souvenir du mal. En fait, les puissances des ténèbres nous sont intérieures.
Le mot « cœur » comporte deux significations :
Le cœur peut être compris comme notre centre vital et caché. La conceptualité hellénique mettait l'accent sur l'intellect,
tandis que la conceptualité biblique met l'accent sur le cœur. On a dit que le cœur est « l'essence de l'intellect », tous deux
dissociés par le péché. Le cœur est notre visage secret tourné vers Dieu. Ce cœur, qui est notre « surconscient », nous est fermé
tant que nous vivons une existence renfermée dans le seul horizon de ce monde. Marc l'Ermite a comparé l'homme à une église.
Son cœur en est le sanctuaire. Là, le Christ habite, depuis le Baptême. C'est du temple sacré du cœur où le Christ habite que
l'intellect reçoit les bonnes et belles impulsions qui vont transformer toute notre vie.
Le deuxième sens est celui où le cœur nous apparaît comme notre « subconscient » au sens freudien et en fait dans tous les
sens possibles : subconscient individuel, pan-humain et cosmique. L'homme dans son cœur est ouvert vers le haut et vers le bas -
il porte en lui son propre destin. Il faut que tout devienne conscient, qu'il ne soit plus simplement une mélodie, mais bien
une symphonie. Il est ouvert sur tout le destin de l'humanité. En fait, l'homme dévitalisé des grandes villes doit être d'abord
réinstallé dans l'Être, avant que d'être capable de redresser et de réduire les passions. Le grand drame de notre siècle est
l'absence de courage, l'absence de vie.
Les pensées bonnes viennent du surconscient, et les pensées passionnelles viennent de l'immensité du subconscient.
À mesure de notre ascension, notre cœur vrai va se révéler, et nous comprendrons notre vrai destin. Tout le problème est l'ouverture
du cœur sur-conscient, afin d'ouvrir tout notre être, jusqu'au subconscient, à la Lumière divine, afin que tout soit ramené au conscient.
Le dualisme du Christianisme ancien est anthropologique : tout homme a deux anges - l'homme est pris entre ces deux réalités qui
ne nous sont pas extérieures. Ce dualisme est existentiel - en aucun cas ontologique. On parle des profondeurs du cœur ;
c'est une notion beaucoup utilisée par la mystique allemande, qui a presque tendance à identifier le cœur surconscient au divin.
Mais l'ouverture du cœur donne effectivement sur l'infini. C'est une transparence.
Il n'y a qu'un infini : Dieu.
L'Enfer est plutôt un indéfini. Ce que nous pouvons dire et penser sur l'Enfer se perd dans l'indéfini des ténèbres. Le Christ
habite notre cœur ; Il est le rayonnement de la lumière de l'Esprit et nous ouvre l'abîme du Père. Il nous faut prendre conscience
de ce cœur et de la présence du Christ. Le monde créé « vampirisé » par les Puissances des ténèbres, doit être illuminé afin que soit
libérée l'énergie usurpée par ces Puissances. Notre conscience devient un lieu de combat, où s'affrontent ces deux modalités
du cœur, modalités qui chacune cherche à attirer notre conscient. Le vrai cœur est ce creuset où il faut faire descendre notre
conscience, et en remonter les énergies auparavant englouties par les passions - énergies auparavant parasitaires, et désormais
purifiantes et pacifiantes.
Marc l'Ermite, dans son Traité sur le Baptême, dit que nos pensées doivent être offertes en sacrifice au Christ qui habite
le sanctuaire de notre cœur. Sacrifier n'est pas mettre à mort, mais habiller de sainteté : sacri-fier - signifie en fait : rendre
sacré. Nous sacrifions sur la Table de l'espérance. Les pensées premières-nées, comme l'animal premier-né de l'Ancienne Alliance,
seront offertes dans leur réalité originelle, offertes dès leur jaillissement spontané - et non pas interprétées par l'intellect,
auquel cas le sacrifice ne sera pas accepté. Il faut offrir notre pensée au Christ dès le premier instant, car toute pensée
qui apparaît en nous est guettée par la « bête des roseaux ». Une pensée simple qui apparaît dans l'intellect est immédiatement
attaquée par les Puissances des ténèbres, si elle n'est pas offerte au Christ. Il nous faut garder ce troupeau, afin qu'aucune
brebis ne soit emportée par les loups.
Le Christ nous offre notre propre cœur, Il nous révèle à nous-mêmes. Diadoque de
Photicé nous parle même de « sensation » du cœur. Le cœur a un « sentir » qui a l'immédiateté de la sensation. Il y a
beaucoup de « demeures du cœur ». La présence du Christ va revêtir des profondeurs extrêmement diverses. L'entrée du cœur est très
petite, comme le « chas de l'aiguille » de l'Évangile, et ensuite viennent les « palais du cœur ». En gardant les portes du cœur,
l'intellect découvre sa propre profondeur. L'intellect doit veiller sur le cœur et s'efforcer d'y entrer toujours plus profondément.
L'intellect doit être comme un « roi très calme », capable de discerner, et comme « un prêtre » pour offrir les pensées au Christ.
Le processus de la garde de l'intellect commence par l'apparition d'une pensée simple. Une pensée négative se jette sur la pensée simple.
Il faut aussitôt offrir celle-ci à Dieu, l'associer à la pensée du Christ, immédiatement, sinon cette pensée n'est plus neutre. Une
attitude visant à supprimer toute pensée serait mortifère, et tragique pour la vie tant psychologique que spirituelle.
§ 7. — La beauté.
Le Christianisme ancien ignore l'« esthétique » autonome. Pour les Pères, le Beau est indissolublement
uni au Vrai. Plotin disait que le Beau est la splendeur du Vrai. Lorsque la beauté est indépendante dans un sens hédoniste,
les Pères en dénoncent l'aspect trompeur. Mais tous soulignent la beauté de la Création de Dieu, tout en soulignant le caractère
ambigu de la beauté culturelle, car il existe une beauté des démons, un miel mêlé de venin, comme disait Tertullien. Quoique
très sensible à la beauté, Tertullien eut une pensée déformée par le combat, qui l'amena à un refus radical et même passionnel.
Ce qui est mis en cause par les Pères anté-nicéens, C'est le sujet et non l'objet - ce sont les réactions du sujet lorsqu'il rentre
en contact avec la beauté. Saint Jean Chrysostome dit que l'émotion créée par la beauté est légitime, alors qu'auparavant
elle était nécessairement considérée comme dangereuse - l'amour possessif n'étant pas forcément lié à l'admiration.
1) La véritable beauté des choses est inconditionnée et objective.
2) La perception de cette beauté des choses est bonne, universelle et nécessaire. La beauté peut être un lieu d'évangélisation.
3) La perception spirituelle du beau est possible, mais il faut qu'elle soit désintéressée.
4) Il existe donc nécessairement une ascèse de la perception de la beauté, afin que notre contemplation ne devienne pas
perception idolâtrique.
Il ne peut y avoir d'esthétique autonome, car le monde lui-même n'existe que dans sa relation avec le Créateur. Dieu est
appelé « source de la Beauté », ce qui est l'un des Noms divins. Au troisième siècle, Clément d'Alexandrie développe
une doctrine du Beau, qui est foncièrement théocentrique ; « Dieu est la Beauté incréée », dit Saint Méthode d'Olympe - Lumière
en soi et pour soi. Saint Grégoire de Nysse nous dit que Dieu est la principale, la première et l'unique Beauté.
Le rôle de l'artiste n'est pas celui d'un démiurge ; comme un sculpteur, il dégage la beauté sise dans la matière en attente.
L'homme est appelé à se soumettre aux matières que Dieu lui propose, pour en faire jaillir la beauté. Pour Plotin, le Beau
n'était que l'enveloppe du Bien, tandis que les Pères identifièrent ces ceux aspects. Selon Denys l'Aréopagite, le Beau et le
Bien sont la même chose.
Il existe une Révélation de la Beauté : Dieu donne à l'homme de pressentir la Splendeur.
À propos de l'expérience de la beauté spirituelle, les Pères parlent de l'Océan de divine beauté - ce sont des mots qu'il ne
faut pas entendre au-travers de l'irrationalisme moderne, car la beauté est « logique » ou « logicielle », pourrait-on dire.
Ce sera sur la Croix que la Beauté se joindra à l'Amour. L'être créé est beau dans sa perfection. Nous sommes appelés à
regarder le monde comme le regarde Dieu, dans se beauté profonde, au-travers même de sa corruption, dans son intégralité en
le Christ. C'est l'harmonie de toutes choses qui en fait leur beauté, leur liaison structurelle dans l'intégralité de l'Univers,
cette « Sophia » qui fait de tant de choses diverses un mélodieux accord.
Dans la conception patristique, le monde
platonicien des Idées
est totalement renversé : les Idées sont des Pensées-Volontés; il s'agit de la Parole créatrice du Dieu vivant, et non
un archétype figé selon lequel un Démiurge façonnerait le monde. C'est l'entéléchie transcendante du Dieu vivant, qui appelle
les choses à leur vocation, leur cohérence, leur Logos, leur Destin préétabli. Dans la pensée des Pères, nous retrouvons
bien davantage une circulation du vocabulaire, qu'un véritable platonisme. La Vérité de Dieu sur chaque chose correspond donc à
sa Beauté. Il n'y a aucun spiritualisme séparateur du monde. Saint Athanase nous dit que le monde ressemble à un
livre qui désigne son Créateur par sa structure et son harmonie. Saint Jean Chrysostome dit même : » le Ciel est pour toi
comme une grande et belle statue... » - C'est une vision très surréaliste ! Méthode d'Olympe va dans le même sens : « l'homme
est une très belle statue d'un Temple merveilleux ».
§ 8. — La simplicité.
La simplicité est le Logos de la chose saisie par l'intellect, sa clarté et sa pureté. Cette simplicité claire se manifeste dans sa blancheur ; les choses belles sont lumineuses. Il n'existe pas de beauté extérieure à son support. L'intégrité des choses se manifeste dans leur simplicité. La vraie beauté est chaste. Chaque chose dans sa beauté est un témoin trinitaire. L'ordre est le principe de l'intégration qui, au moyen de la mesure, unit la diversité à l'Unité divine. La mesure seule permet l'harmonie. Certains Pères comparent l'ordre à une proportion, qui est le secret de la fluidité.
§ 9. — La Lumière.
La lumière est à la fois inaccessible profondeur divine et théophanie. C'est une lumière que est un feu,
tout autre qu'une abstraction ou une froide clarté.
Saint Grégoire de Nysse parla de la ténèbre - liée à la Nuée - nuit plus que lumineuse. Mais le vocabulaire patristique s'est
fixé sur le terme de lumière, incréée, finalement guère différente de cette nuit trans-lumineuse des mystique occidentaux. Cette nuit
n'a rien à voir avec la nuit des romantiques allemands, opposée à la « lumière » des encyclopédistes. Or en 1784, est publiée
à Venise la grande encyclopédie de la Lumière incréée qu'est la Philocalie.
Cette thématique de la Lumière incréée est souvent
identifiée par les Pères à la Beauté - la révélation de Dieu dans une Théophanie de cette Lumière qui embrase avec une infinie douceur,
Lumière ignée qu'est le « feu » de l'Ancien Testament. Dieu est une douceur qui embrase nos entrailles, disait saint Séraphin de Sarov.
L'art byzantin, dans ses mosaïques, ses émaux et ses icônes, est bien un art de la lumière.
La distinction Essence-Energies
est une antinomie / identité ; il faut éviter une vision substantifiante qui mènerait à une sorte d' « entomologie divine ». L'extase
mène à l'instase, et Dieu manifeste son inaccessibilité dans son Épiphanie même. Cette Lumière est Quelqu'un, et non pas une énergie
impersonnelle. C'est une Personne qui se donne, et l'on ne saurait placer des « godets » pour s'emparer de cette Lumière, en substantifiant
la notion de sacrement et d'icône. Nous ne saurions parler d'un « bout » de Dieu qui serait inaccessible, et un autre « bout » qui serait
participable - ce type de caricature est source de nombreux faux problèmes.
Dans la Pâques, c'est l'Enfer qui devient Église ;
la lumière jaillit dans les profondeurs les plus ténébreuses. Chez les Pères, l'intérêt pour la lumière est beaucoup plus grand que
l'intérêt pour les couleurs. Nous pouvons distinguer entre deux types d'artistes : ceux qui sont dessinateurs - comme l'hiver qui
découpe la silhouette des arbres dans le ciel, et ceux qui sont coloristes, comme l'automne, où la végétation dégage tout le
soleil qu'elle avait reçu l'été. Or l'artiste chrétien ne s'intéresse particulièrement ni au dessin, ni à la couleur, mais à la lumière.
La couleur garde toujours son attache aux sens.
Dans la Bible, l'intérêt pour les couleurs est presque complètement supplanté par
la splendeur lumineuse de l'Être. La Bible voit la théophanie suprême dans le feu sans forme et transformant. La lumière est engendrement
de vie. Elle est la catégorie centrale de l'« esthétique biblique "» pour peu qu'il y en ait une. La lumière est le réalisme mystique.
Tout le Christianisme est tendu vers l'avènement du jour sans déclin, ce jour qui est déjà présent dans les sacrements et la
sanctification.
Le premier jour de la création n'est pas le premier d'une série, mais le jour UN. Cette lumière du premier jour
est déjà la lumière d'un monde rétabli en Christ. Il n'est question que de nourrir le Cosmos de lumière jusqu'à ce que, parvenu
au point plérômatique, vienne la Parousie. Quelle ne devrait pas être notre prière et notre sainteté pour hâter l'avènement de la deuxième
venue du Christ ! Déjà chez saint Grégoire de Nazianze, on trouve une doctrine sur la hiérarchie de la lumière (cfr. homélie 40 sur le Baptême).
La tentation existe de se fermer sur sa propre lumière - la conscience de l'existence réelle des êtres et des choses. La sortie
de notre auto-centrisme ne peut s'obtenir sans un long combat, un long cheminement intérieur. Le Serpent insinua que Dieu est l'ennemi
de la liberté de l'homme, alors que Dieu mit sa créature à l'épreuve afin que celle-ci vînt à Lui consciemment et librement.
Saint Maxime le Confesseur a dit que le Christ a assumé la liberté naturelle de l'homme, mais qu'Il n'a pas voulu assumer la liberté
gnomique, proprement personnelle de l'homme. Le Christ, dans sa kénose et son effacement, ne voulut qu'humblement solliciter
cette liberté gnomique.
Nous trouvons là une sorte de voilement de la Lumière divine. Comme celui qui aime vraiment, Dieu ne s'impose pas à l'homme ; il
se fait « mendiant d'amour », qui se tient à la porte et frappe. Le retrait de Dieu crée la possibilité de la ténèbre. La liberté est
constitutive à l'homme. Quand cette liberté se détourne de Dieu, elle devient partiellement esclave du monde - quoique l'image
de Dieu ne soit jamais totalement effacée. Les sciences humaines ne font que démonter le mécanisme de l'esclavage. Or l'homme a
toujours la possibilité de dire la parole du bon Larron sur la Croix, de redevenir le ministre de la Lumière et de sauver le monde, alors
que le Gnostique ne fait que se sauver du monde. Le Christianisme s'étant enclos sur sa propre sphère, toutes les autres activités humaines
ont évolué dans leur autonomie - alors que la Foi chrétienne doit apporter la lumière au cœur de toutes choses, même et surtout dans les
plus enténébrées.
- La première Lumière, la source ultime de celle-ci est la Trinité, qui ne se révèle qu'à la mesure de notre capacité à la recevoir.
- La deuxième lumière n'est autre que les mondes angéliques. ce sont des « jets » de cette lumière première. Les sphères angéliques sont « crevées »
par l'Incarnation. Les Anges sont les serviteurs de la lumière. Le monde dans sa transparence est sous-tendu par les Anges,
dispensateurs de cette circulation entre la terre et le Ciel.
- La troisième lumière est l'homme, créé lumineux et resplendissant de la splendeur de son Prototype, mais portant en lui
la nécessité de l'épreuve.
Comme nous le lisons dans la première épître de saint Jean, si nous vivons dans la lumière, nous sommes en communion les uns
avec les autres. La flamme de la Pentecôte a ouvert en nous un abîme de lumière. Le nouveau baptisé est l'« illuminé ». Il est
revêtu de blanc et porte un cierge : il est entièrement revêtu de lumière.
§ 10. — La théorie de la vision.
L'Apocalypse est tout entier un texte de vision, ce qui ne l'empêche pas d'être également un genre
littéraire. Saint Jean est celui qui a VU le Mystère. Le Christ a des paroles mystérieuses sur l'œil qui est la lampe,
la lumière de l'âme. La lumière, la vision intelligible des philosophes anciens est l'aspiration de trouver derrière les vivants
les fermes principes qui ab aeterno régissent l'univers. Pour eux, il y a un lien étroit entre vision et connaissance,
et c'est pourquoi ils ne se fient pas à la vision corporelle. Ils recherchent l'essence du monde et des choses, saisissable par
la vision de l'intellect - qui s'appelle philosophie. Platon est le passage du monde du mythe au monde du Logos, et Plotin
opère la re-mythologisation volontaire. Homère était aveugle : pour voir correctement, il ne faut plus voir. Dans le même sens,
la légende nous dit que Démocrite s'est aveuglé pour s'adonner entièrement à la vision intelligible, et être libéré de
l'esclavage du sensible.
Au contraire, la vision biblique insiste sur l'intégralité de la vision de l'homme. La Bible ne cherche pas à dépasser la
vision sensible, mais à la re-structurer : il s'agit d'illuminer, d'ouvrir les yeux. Ilne s'agit pas de " voir au-delà ", même chez
Philon, où la référence à la vie reste biblique : la Parole de Dieu est son action, et on la voit - optiquement, et non intelligiblement.
Il ne faut pas céder au schéma simplificateur de la vue grecque et de l'ouïe hébraïque. La Bible est non seulement le
livre de la Parole, mais des Images : la parole est dite à Noé, et il peut contempler l'arc-en-ciel ; Dieu «écrase» Job par une
série d'images cosmiques, et il répond : « mon ouïe avait entendu parler de toi, mais maintenant mon œil t'a vu ». Dieu s'est
fait Job, et la main qui ferma sa bouche est percée dans la Passion du Christ.
Dans les textes messianiques, l'apostrophe « Écoute, Israël ! » est remplacée par « Lève les yeux et vois ! » Dans la perspective
biblique, retrouver la vue est un don de Dieu. Chez Jean, nous trouvons la question : « le Diable peut-il ouvrir les yeux de
l'aveugle ? » - la réponse est de toute évidence, négative. Les formes abstraites de piété sont inconnues dans la Bible.
L'Incarnation est le pont visible entre Dieu et la créature. Selon saint Athanase, le corps (et non pas l'esprit) a des yeux
pour voir la créature et reconnaître le Créateur. La vue unit très profondément l'homme à ce qu'il contemple, en une fascination
particulièrement liée aux couleurs.
Si notre regard est idolâtrique, c'est à dire qu'il pétrifie les êtres et les choses,
il va m'entraîner moi-même qui deviendrai pierre. Par contre, si notre regard voir les êtres et les choses dans la
gloire de Dieu, cette Gloire pénétrera l'âme. D'où l'importance de l'ascèse de l'œil, d'une discipline de juste contemplation.
La profondeur de notre vision dépend directement de la qualité de notre Foi. Des personnes différentes voient les mêmes choses
de divers points de vue, selon la capacité de compréhension de chacun. La société antique était une société du spectacle - et
le Christianisme a bâti un monde liturgique.
Dans une optique chrétienne, la Nature est le symbole de la Sagesse divine. Axiologiquement et non chronologiquement, l'Incarnation
est antérieure à la Création. Le but de l'homme est de déceler par le regard les Logoi au-travers de la densité
sensible des choses. Saint Grégoire de Nysse nous dit qu'« il faut apprendre à voir avec un œil unique » qui unit la vue, les
forces de l'esprit et l'intelligence : un œil capable de saisir la « logicité » du monde. Le monde est un livre qu'il nous
faut apprendre à lire, pour en arriver à la « Theoria » - contemplation. « Thea » - aspect, spectacle ; « oro » - vue, avec
intérêt et formulation de ce que l'on voit. La « Theoria », pour les Anciens, était une vision associée à une formulation.
La « Theoria » au sens de contemplation mystique est la profondeur ultime de la vision, plus haut que le visible et que l'intelligible.
La Personne est méta-ontologique, et elle s'élance vers Dieu, en une union du cœur et de l'intelligence. Pour l'esthétique
patristique, la « Theoria » est donc très différente de la vision platonicienne ; elle est plongée dans la transcendance, elle
est une vie dans le mystère de l'amour.
§ 11. — La patience.
La voie de la Providence est celle de notre libre réponse à l'appel divin, alors que la voie du Jugement
est contraignante. Diadoque de Photicé appelle les nuits mystiques des « abandons pédagogiques ». La patience devant les adversités
a pour but d'affaiblir les diverses formes de colère - comme l'abstinence a pour but d'affaiblir les formes de la convoitise.
Dans l'Échelle, la patience vient après l'abstinence. Les peines et adversités peuvent culminer en un sentiment d'abandon
de Dieu, de délaissement. Cet abandon pédagogique englobe les adversités intérieures, telles l'acédie ou sécheresse intérieure,
et le découragement. Les arborescences de passions étant coupées, il faut en extirper les racines, qui ne se consument qu'à cet abandon.
C'est un désespoir dont Dieu a la mesure, la « décréation » de Simone Weil, afin que Dieu puisse nous re-créer : il s'agit
d'une mise à l'épreuve de notre Être, afin de provoquer une réaction auto-révélatrice : la mise à jour de notre être profond.
On ne peut surmonter que ce qui se manifeste. Seule l'épreuve envoyée de Dieu pour cela, peut nous révéler notre être réel - afin
de nous montrer à quelle phase du combat spirituel nous sommes parvenus. Les tentations de la Colère - et de cette colère
retournée contre soi-même qu'est la tristesse - sont plus difficiles à combattre que les simples élans pour le plaisir. Il ne
nous est pas demandé de rechercher les épreuves. Le Christ a été soumis à ces deux sortes de tentations : la convoitise au désert,
et la douleur à Gethsémani. L'homme fort est un homme humblement libre dans la Grâce. Cet homme devient une personne en plénitude :
la victoire sur les passions établit le raffermissement de notre Nature.
La tragédie de la douleur est le fait qu'elle nous
obsède, nous coupant des autres et même de Dieu. Avec le Christ, cette déchirure nous ouvre à Dieu en une disponibilité aimante.
Il en est de même pour le plaisir : nous pouvons le vivre d'une façon non-passionnelle, sans en être obsédé, en gardant une distance,
le considérant comme le don de Dieu. Pour un homme un peu avancé spirituellement, il est plus difficile de ne pas être obsédé par
la souffrance : il s'agit de vaincre l'inertie biologique, de la rendre à sa transparence au divin. L'impassibilité est le
premier pas, la patience en est le second, plus important.
« Vertu » vient du latin « Vir » : un homme dans sa force virile.
L'impassibilité est la concentration de l'esprit qui s'ouvre à la Grâce ; c'est le contraire de l'agitation et de la dispersion - c'est
une unification toute contraire à la passivité. Marc l'Ermite précise que les épreuves peuvent arriver même aux parfaits, pour
les péchés des autres. Il dit aussi que la patience nous assimile à l'amour divin. Celui qui traverse les épreuves avec patience
est dispensé des épreuves de l'Au-Delà. De même que les nuits suivent les jours, de même les souffrances succèdent aux plaisirs.
Le monde et le temps sont à la fois grâce et Jugement.
§ 12. — L'espérance.
L'Espérance accompagne la patience et la fortifie. C'est la paradoxale certitude que Dieu vient.
L'espérance est une maturation de la Foi ; l'espérance est pour le temps ce que la Foi est pour l'espace. Il y a dans
l'espérance une sorte de condensation de la Foi : ce que nous espérons est déjà mystérieusement présent. Dans l'espérance,
nous trouvons un élément de Parousie. L'Espérance est orientée au-travers du temps, vers un avenir déjà advenu. L'Espérance,
comme l'angoisse, pousse l'homme vers l'avant. L'Espérance engage un avenir qui lui-même dévoile la Présence de ce qui sous-tend
le présent. Heidegger lui a donné la notion d'« existential » - structure du Présent. Il dit que l'angoisse est un « existential ».
Or l'Espérance est un « existential », pour lequel le Christ est l'à-venir. L'Espérance se nourrit d'une sorte d'évidence joyeuse,
ce qui est tout le contraire de l'incertitude rongeante de l'angoisse. L'inquiétude de l'Espérance est la crainte de l'oubli.
L'Espérance élargit le cœur : l'ouverture du cœur signifie en nous la victoire de l'Espérance. Si l'angoisse est un «existential» lié
à notre structure même, comment la transformer en l'« existential » de l'Espérance - certitude qui ne dépend pas de notre volonté ?
L'Espérance nous envahit en retour de notre imploration, quand notre désespoir ne se referme pas sur nous-mêmes, mais est cette ouverture
déchirante sur l'Autre : nous espérons avec toute l'intensité de notre Foi l'avènement de Dieu en nous, c'est-à-dire l'avènement de l'Autre.
§ 13. — L'Incarnation.
Nous avons tendance à oublier son caractère scandaleux, triplement incompréhensible :
- du point de vue extrême-oriental, il ne s'agit pas d'incarnation, mais d'ex-carnation d'un monde illusoire, vers un divin sans visage.
- du point de vue hellénique, nous sommes en présence d'un homme athée, jusqu'en la multiplicité de ses dieux.
- du point de vue matérialiste, nous avons deux caricatures : soit une conception de la Raison universelle se déployant dans l'Histoire,
soit la conception du Christianisme libéral, qui y voit un signe mettant l'homme en mouvement - la Parole ne serait-elle pas plus pure
lorsqu'elle n'est pas incarnée ?
À cette triple négation correspondent trois attentes :
- l'avatar des divinités hindoues ;
- la parole conceptuelle des Grecs, qui est une dimension d'Incarnation ;
- l'irréductibilité de l'homme devant tous les totalitarismes, ce qui pose la question : en quel roc s'enracine-t-il ?
L'Incarnation renouvelle tous les niveaux du réel. Le temps est l'apprentissage de l'Incarnation, qui se place dans le
dynamisme global de la Création. L'errance de l'homme a transformé l'Incarnation en une Rédemption tragique. En fait, l'Incarnation
pose un dessein divin antérieur à la Création - seules ses modalités furent conditionnées par la chute de l'homme.
L'Incarnation reprend par l'intérieur ce qui n'avait pas cessé d'être à Dieu ; elle est une nécessité axiologique de la Création.
La théologie n'a pas à envisager de cas irréel (si Adam n'avait pas péché...). L'abîme établi entre Dieu et l'homme est franchi
par l'Incarnation ; l'abîme du péché est franchi par la Croix ; l'abîme de la mort est franchi par la Résurrection.
Comment
Dieu qui est Transcendance et Plénitude peut-Il s'incarner ? Comment peut-Il souffrir la Passion dans la chair ?
Le mystère de l'Incarnation prolonge un éternel mouvement d'amour qui respire dans l'Être même de Dieu. Notre Dieu n'est
pas d'abord l'Être - mais est d'abord l'amour. L'Abîme originel est un abîme d'amour.
C'est ce moment qui va s'inscrire dans la Création,
par l'Incarnation et la kénose. Dieu se « vide » pour que l'homme déchu, sans feu ni lieu, ait un lieu pour reposer. L'homme en
Christ est désormais plus fort que la mort, et peut reprendre sa vocation de créateur créé. Le Corps qui est victorieux
de l'espace extériorisant, qui traverse la chair de la Mère de Dieu sans l'altérer, qui se trouve au milieu des Disciples
toutes portes closes, ce Corps est le Paradis retrouvé, repoussé par l'homme qui repousse sa propre métamorphose. L'Incarnation
est la première Parousie. L'Apocalypse est la grille qui, à chaque génération, permet de décrypter les Chemins de Parousie
qui sous-tendent les voies de l'Histoire : la divino-humanité offerte aux hommes attire tout dans la puissance de la Croix.
§ 14. — Douceur et humilité.
Ce sont les fruits de la patience et de l'espérance. La patience tend à pacifier notre Nature, à
en enlever les élans de la colère. La douceur est de prier sincèrement pour le prochain lorsque nous en sommes tourmentés.
C'est dans les cœurs pleins de douceur que le Christ se repose ; l'âme des doux possède la connaissance, comme le dit saint
Jean Climaque. C'est l'image du roc de douceur qui domine tout l'océan de la colère. La douceur nous empêche de tomber
dans la tristesse et dans l'amertume. Les doux reçoivent la terre en héritage : ils sont capables d'avoir ce regard qui
voit la véritable réalité de la Création.
La douceur est la clef de la simplicité, cette absence d'arrière-plan
qui chasse les illusions et ne suscite pas la méfiance. Cette simplicité est l'unification de l'être, ce qui est la
véritable signification du nom de " moine ".
La simplicité est cet état joyeux de l'âme exempte d'arrière-pensées ; c'est le fait de retrouver l'état d'enfance, ne
pas avoir de double discours - ni rechercher un double discours dans ce que dit autrui. L'ultime attitude de douceur
et de simplicité est celle du Christ. Cette vertu de douceur est vertu de force, il s'agit de l'irrépressible force du Christ.
L'homme doux est celui qui surmonte en lui toutes les causes de séparation. Lorsqu'une querelle éclate, on l'a portée longtemps
en soi - et c'est pourquoi une violence éclate souvent sur des prétextes dérisoires. Dans la parabole du bon Samaritain, celui-ci
a été le « prochain » du blessé. Souvent, nous sommes « le séparé » d'autrui. L'homme doux est celui qui, intérieurement,
s'est détaché de toute hostilité intérieure qui est le fruit de notre division intérieure. L'homme doux est celui qui com-prend
l'unité de la Nature humaine par l'unité de sa propre personne. La douceur est une véritable force - celle qui guérit,
qui réconcilie. En héritant de la terre, l'homme doux la pacifie.
Le premier type de connaissance, la naïveté, se laisse ballotter par le mal existant dans le monde. À l'inverse, la lucidité
amène à mépriser les hommes : c'est l'effet de la seconde connaissance de l'inévitable médiocrité de l'humanité. La troisième
connaissance est celle du « doux », celui qui aime l'autre au-travers même de sa mesquinerie. La simplicité lucide de l'homme
doux élève ceux qui l'entourent. C'est une sagesse qui permet de ressentir l'autre par l'intérieur. Cette sagesse est la conséquence
de la maîtrise intérieure dont fait preuve celui qui n'a rien à cacher, et qui ne veut se vanter de rien. L'homme rusé se
trouve toujours en état de duplicité, affectant d'être « très intelligent », prétendant décrypter l'autre, ignorant les réalités
différentes de son « Ego ». L'homme de douceur, quant à lui, s'abreuve aux sources mêmes de la Vérité. Toute chose, dès lors
qu'elle est considérée en Dieu, devient intéressante, du fait qu'elle s'ouvre sur l'illimité. L'orgueil fragmente la nature humaine,
qui est à la fois pétrifiée, et paradoxalement, en cours de division.
Les Vertus nourrissent en nous le vouloir, tandis que l'humilité renforce la connaissance. Par l'humilité vient la grâce,
qui ouvre l'œil de l'âme. On ne peut pas « vouloir » être humble ; on ne peut que le devenir par la connaissance. Il faut
des « montagnes », il faut des efforts spirituels - c'est sur le sommet des montagnes que se condense la rosée du ciel - mais
la montagne elle-même est inféconde ; la récolte de fait dans les vallées - mais ne pourrait se faire sans la rosée descendue
des sommets. L'humilité est la conscience vivante de l'infinité divine et la conscience personnelle de son état de créature tirée
du néant. Sainte Catherine de Sienne avait demandé à Dieu ce qu'elle était pour Lui - et vint cette parole : « Je suis Celui qui suis -
et tu es celle qui n'est pas ; et si tu es, c'est que Je t'ai voulue ». Cette toute la joie de tirer son être de Dieu, et de
savoir être voulu par Dieu. L'humilité est en réalité un accroissement infini de connaissance, le dévoilement de la vraie réalité,
la vie dans les profondeurs infinies et secrètes.
Les actes de l'homme humble sont remplis de sens, sans qu'il ait besoin de l'imposer. L'humilité est la connaissance la plus
vaste et la plus ouverte : c'est la vallée des récoltes abondantes nourries d'infini - tandis que l'orgueil est un roc battu
par le vent du néant. L'humilité est un miroir au tain ne renvoyant que la Vérité. C'est une réflexion qui rétablit la
communication de l'homme avec lui-même. Les passions sont des tumeurs du Moi qui empêchent l'homme de se mettre devant
son Moi véritable. Ce Moi véritable est affirmé par l'humilité qui nous montre comme une coupe offerte à la Lumière divine,
coupe ouverte sur l'Infini. Ni la fenêtre, ni la coupe n'existent pour elles-mêmes. Par l'humilité, l'homme comprend
sa vocation, qui est de communier à la Lumière divine, et de la dispenser autour de soi.
§ 15. — Impassibilité et amour.
Le mot impassibilité est culturellement lourd de sens stoïcien, peu compatible avec le Christianisme.
Dieu a voulu souffrir Passion, et la souffre toujours. L'impassibilité ne nous paraît être un état négatif que devant notre
état déchu, tissé de passions. On ne peut séparer l'impassibilité de l'amour, car le mal connote la souffrance humaine, en face
de laquelle on peut difficilement rester en paix. L'impassibilité n'est pas passée dans l'ascèse occidentale.
Pour les Pères orientaux, les passions ne sont pas devenues une impossibilité ontologique pour l'être impassible :
il continue toujours à se repentir. Il n'est jamais le « délivré vivant » du Bouddhisme. Mais, pour l'homme impassible, les passions
sont presque devenues une impossibilité morale : il reste invaincu dans le combat. Cet état peut devenir un habitus, c'est-à-dire
une manière d'être - qui n'est cependant jamais une caractéristique inalinéable de la Nature : on connaît des moments ou
l'on est visité par l'impassibilité, ce qui est un état de paix - un ciel dans le cœur spirituel - état qui tend à se
généraliser dans la mesure de la victoire contre les passions. Cet état implique une grande vertu de force et de fermeté.
L'impassibilité est la tunique tissée de toutes les Vertus, le vêtement de l'intégrité de l'âme. Ainsi la force de la vie n'est-elle
pas détruite, mais intégrée.
L'impassibilité est l'état de l'âme qui lui permet, dans la grâce du Christ, de laisser de côté le jeu des passions, et de
devenir un habitus, un " Exis " qui n'est cependant pas inaliénable. On ne s'établit pas dans l'impassibilité ; il n'existe
pas un « bourgeoisisme » de l'impassibilité... Il n'y a que des moments de paix qui, petit à petit, nous pénètre. La pensée
de saint Jean Climaque est toujours errante et nomade ; il évoque le ciel dans le cœur, qui considère le jeu des diables comme un
simple jeu, précisément. Si l'impassibilité est la tunique de toutes les Vertus, qui revêt l'intégrité de l'âme, l'âme est
intègre parce qu'elle intègre toutes choses : c'est la chasteté de l'âme pour qui tout est personnel.
Dans l'impassibilité, nous
trouvons le concept d'hésychia, de " Pax ". C'est le contraire de l'âme en proie à l'agitation des passions. Le combat
rétrécit le cœur, tandis que la paix unifie l'homme. En fait, nous croyons avoir des ennemis tant que nous ne sommes pas certains
que le Christ est ressuscité. Cette divine certitude nous donne cette indulgence pour autrui et cette unification de soi
qui est la Clef de la Paix. L'impassibilité est l'écrin de la Contemplation ; c'est la grâce plus haute où Dieu se révèle, à présent
que les yeux de l'âme sont ouverts, et ne sont plus brouillés par les passions. Les yeux de l'âme voient les Idées simples et
divines dans les choses, ces Idées qui sont souvent perçues par les plus grands artistes et poètes.
L'impassibilité permet l'Amour, qui augmente à mesure que progresse l'impassibilité - c'est ce qui différencie l'impassibilité
chrétienne des efforts de détachement des autres religions et philosophies. L'impassibilité tend à éliminer les obstacles à la
connaissance de l'Autre, tend à découvrir l'Autre tel qu'il est. Elle engendre l'Amour, en ne percevant plus autrui au-travers
du prisme de soi-même. Les êtres et les choses ne gravitent plus autour de soi. Tout peut ainsi devenir un chemin vers Dieu, pour peu
que l'on s'aperçoive que tout ne gravite pas autour de son « Ego ». Cet amour désintéressé ne suscite plus l'inquiétude et
l'angoisse de l'attente d'une réponse - qui en fait ne peut venir que de Dieu, dans son amour infini de chacun. Celui qui sait que
le Christ est ressuscité, n'a plus besoin d'ennemis pour y projeter son angoisse. L'homme y reçoit la libération de son inquiétude,
en devenant l'homme de paix et de joie.
- CHAPITRE XI -
LA CONTEMPLATION DE LA NATURE
L'homme libéré de l'idolâtrie peut contempler les choses dans leur Vérité. Pour saint Maxime le
Confesseur, la contemplation de Dieu dans la nature est un préalable à la Contemplation directe. Comme la Loi est le pédagogue
de la Grâce, le monde comme Création de Dieu guidera l'intellect humain dans sa progression. Maxime parle des " Logoi " - les
essences spirituelles des choses, dont la vision persistera même lors de la vision de Dieu face à face, car la vision
de Dieu n'est pas abolissante, mais infiniment révélatrice. Avec l'apparition de l'Archétype divin, c'est la forme idéale du
monde qui apparaîtra. (cfr. le chap. 15 de la 2ème Centurie gnostique de Maxime).
Pour saint Maxime, Moïse et Elie sur le Thabor représentent les essences spirituelles de la Loi et du Cosmos. Il faut
distinguer « le monde » en tant que Création de Dieu - de « ce monde » dans le sens de réseau de passions, un monde vampirisé
par les forces des ténèbres. Dans l'Écriture, le monde a aussi un sens positif comme Création. Cette création englobe également
l'Histoire et les cultures humaines.
Pour saint Grégoire de Nysse - l'homme spirituel, quand il s'avance, découvre que le monde est à la fois illusion et symbole ;
le monde est le lieu de nos phantasmes projetés sur les choses, mais par contre, les choses elles-mêmes révèlent l'invisible
à qui sait voir. Il faut arracher le voile d'illusions que nous projetons sur le monde. Ce dernier est à la fois bon et beau,
tel qu'il est créé.
Maxime voit dans la tente recouvrant le Tabernacle, la contemplation du monde intelligible - non point les idées platoniciennes, mais
celui des Anges, le « troisième Ciel » où fut envoyé saint Paul. Maxime corrige Origène, pour qui Moïse et Elie furent absorbés
dans l'Océan de Lumière au Thabor. Or Maxime dit justement que l'apparition de Dieu permet au monde de briller dans la
plénitude de sa lumière, et ne l'abolit pas, bien au contraire : elle montre la grandeur de sa beauté.
Même la réclusion aboutit toujours à retrouver le monde en Dieu. Les « logoi » des choses nous aideront à comprendre la
fécondité de la Sagesse divine. Le dogme de l'icône et la réflexion sur la Déification permirent le dépassement de la «logocratie» -
de passer du discours à l'icône. Le langage dégouline partout, sur les murs, dans toutes les pièces - et ce foisonnement ne peut
être tranché que par le dépassement qu'est l'icône. Nous constatons actuellement une sorte de « mort du langage », usé pour avoir été
pressuré à tort et à travers.
§ 1. — Les Logoi des créatures comme déchiffrement du monde.
Dans la Torah, les animaux impurs sont ceux qui, dans leur élément, ne font pas ce qu'ils sont
sensés faire : par exemple, les crustacés marchent dans l'eau, alors qu'on est sensé y nager... Les anguilles ou
les serpents « nagent » sur terre en rampant, alors qu'on est sensé y marcher.
Lorsque Pierre vit, dans les Actes, la nappe contenant les animaux impurs, le monde visible lui fut donné par Dieu comme
une nourriture spirituelle. Ce monde spirituel est compris par ses « logoi » à-travers le monde visible, ou à l'inverse, les formes
du monde sensible manifestent le monde invisible par la médiation des « logoi ».
Quand on regarde les « logoi » des choses visibles, le monde apparaît comme le Corps du Seigneur dont le Sang est constitué
des réalités invisibles : nous y contemplons une sacramentalité globale du monde créé. Les choses recèlent dans leur évidence
autant qu'en leurs profondeurs les « logoi » divins, comme autant de rayons de la Sagesse divine. Une mystique qui laisserait
de côté le Cosmos est étrangère à saint Maxime. Chaque homme a une vocation, une mission envers le monde créé. Une attitude
négative envers le monde rend impossible notre Salut, qui passe par l'assomption du monde en Dieu.
Le monde est l'Arbre de l'épreuve - de la Connaissance du Bien et du Mal. Si nous savons louer avec lui le Créateur, alors nous
serons sauvés. Si nous nous jetons sur le fruit de cet Arbre pour le déchirer, alors nous serons perdus. Le Salut implique un
déchiffrement, une assomption du monde.
Rosanov disait que la prière est l'essence du monde. L'homme EST prière ; la louange du monde ne peut être exprimée que par l'homme.
L'homme est appelé à faire circuler la Gloire, en l'empêchant de rester prisonnière dans le monde. La Présence de Dieu est en
exil dans le monde, et l'homme doit la libérer, paradoxalement. Le monde est entre l'homme et Dieu comme le lieu d'un dialogue,
un langage possible : Dieu demande à Adam de nommer les êtres du monde. Le monde est là pour aiguiser les facultés spirituelles
de l'homme. Le monde, par ses structures, apparaît comme le symbole de la transcendance - comme cet anneau brisé,
dont les deux moitiés se rejoignant donnent à l'homme de reconnaître son Dieu, après une trop longue séparation.
Berdiaev, dans « Esprit et liberté », nous dit qu'un symbole rend présent la réalité invisible ; c'est un pont entre deux mondes.
En soi et par soi, le monde empirique n'a aucune importance et aucun sens - il reçoit son sens du monde de l'Esprit. Le monde empirique,
fermé sur lui-même, n'a aucun sens. Il en va de même pour l'homme. L'homme comme symbole de la Divinité, est plein d'un sens et d'une
importance infinis.
Le déchiffrement du monde pressent le Divin. L'état de la matière est conditionné par l'état des rapports existant entre l'homme
et Dieu. À la lumière d'un homme qui s'ouvre à Dieu, le monde est allégé et éclairé ; à l'inverse, la matière se refroidit et
se pétrifie. Dans le miracle, le monde retrouve son dynamisme, son état AUTRE que celui que nous connaissons dans la Chute.
Nous pouvons remarquer à ce propos le mythe des OVNI - où au lieu de la Transcendance, on a la prescience d'un autre monde :
on attend une chose qui « vient de loin ». C'est le mythe d'un « autre monde » qui serait quand même «de ce monde» !
Pour Berdiaev, à la structure symbolique du monde correspond une connaissance symbolique, différente de la connaissance rationnelle. Il reste
à savoir quels sont les rapports entre les deux. La démarche de la raison n'a de sens que pour les réalités objectivées, alors
que tout ce qui concerne le Transcendant ne peut être chosifié, étant le fait de la Personne. Le monde spirituel ne peut être « saisi » : il
ne peut être que « saisissant ». Tous les concepts positifs sont déchirés par l'irruption de la Personne. La logique n'est pas le Logos.
On ne peut enfermer le divin dans le naturel. Nous connaissons Dieu en les Symboles, comme par un miroir.
§ 2. — Le monde comme Symbole.
Le monde est Symbole, car pénétré des « logoi » divins. Il s'agit d'une Parole, dans le sens de Communication
de la Personne. Ce n'est pas par la connaissance rationnelle que nous pouvons connaître le Symbole. La raison est un mode de connaissance
adapté à un monde déchu, une démarche qui sépare et qui oppose, nous opposant à l'objet de la connaissance. La raison ne s'applique
qu'au monde de l'extériorité. Tout ce qui est pénétré de la Présence de Dieu échappe à toute détermination. La raison est presque
toujours un mouvement de possession. Dieu est au-delà de toute saisie, et c'est justement ce que le Symbole veut montrer.
Le concept exige toujours une clôture, une limite. La logique n'est pas le Logos - aujourd'hui, dit saint Paul, nous voyons
Dieu comme dans un miroir, c'est-à-dire symboliquement.
Le Symbole rend le fini transparent et permet à celui qui contemple dans l'esprit, d'y discerner l'Infini.
Le sens ne peut être découvert qu'en le vivant, dans l'expérience spirituelle, en une vie réunifiée et purifiée par l'ascèse.
Scheler distingue deux types de connaissances : une connaissance discursive qui progresse par un cheminement causal, et un type
proprement religieux de connaissance, qui voit toutes choses dans leur relation avec Dieu : il s'agit d'une vision des choses
à la verticale, les considérant comme des symboles. Il s'agit d'une connaissance du monde qui est déjà - en quelque sorte - connaissance
et découverte de Dieu. C'est une connaissance symbolique et intuitive. La Nature entière vue comme reflet du Créateur paraît comme
son domaine d'expression, tout comme le visage exprime l'âme de l'homme. L'irruption du symbole au milieu des relations causales
apparaît souvent comme une saisie intuitive, un saisissement devant la manifestation du sens révélateur du divin.
§ 3. — La sur-rationalité.
Saint Maxime le Confesseur est parmi les Pères celui qui est allé le plus loin dans la voie de la saisie intuitive
du Divin. La conception patristique est celle d'une sur-rationalité, et non d'irrationalité. En Occident, en s'efforçant de démontrer des preuves
rationnelles de l'existence de Dieu, on est allé jusqu'à dire que la branche rationnelle du réel montre Dieu. La Theoria - contemplation -
peut être comprise comme un acte où les puissances discursives trouvent leur repos, en une saisie intuitive. Or Maxime considère
qu'il s'agit d'une connaissance dans l'Esprit - une connaissance de Grâce, inséparable de toute la Praxis des Vertus : la
purification, l'unification et la métamorphose de l'homme tout entier - la délivrance de la «Philautia» - le fait de recourber
toutes choses autour de soi. La connaissance scientifique ne serait-elle pas un jeu de la «Philautia» - l'incurvation de
l'observation, dans le sens d'une volonté de puissance ? La Recherche est-elle réellement neutre, n'est-elle pas secrètement incurvée ?
Maxime affirme que nous comprenons par les Logoi qu'il y a un Créateur. Le mot Logos a aussi une certaine saveur rationnelle : les
« raisons » des choses. L'homme qui veut se parfaire, doit restaurer toutes les facultés de son âme, y compris la Raison, purifiée
et non pas rejetée. Le monde est le champ d'un dialogue, et a comme fonction d'exercer toutes les facultés de notre âme. Dans
la connaissance du monde, il y a une démarche supra-rationnelle. Il s'agit d'illuminer la Raison, d'en manifester pleinement
toutes ses capacités et toutes ses puissances. La Connaissance dépasse la Raison, non pas par manque, mais par excès de lumière.
L'approche du mystère n'est donc pas une destruction de la Raison naturelle, mais une illumination, une transfiguration de la
rationalité.
Il existe une vérité objective du Don de Dieu dans la Grâce, le Logos. Chaque action a son Logos qui est la garde
des commandements. Tout ce qui survient conformément à la Volonté divine est Logikos, selon Maxime, « logique » dans le sens de
la destinée eschatologique. Dans cette perspective, la passion au sens d'une idolâtrie, est irrationnelle, quoiqu'elle se
donne toujours une justification logique. La Lumière véritable est le Verbe de Dieu, la Raison ultime qui contredit par le
mystère trinitaire, notre rationalité déchue. En face du Verbe, la Raison déchue glisse, submergée dans sa volonté d'inventer
des justifications pour l'injustifiable, qui est son opposition à Dieu.
§ 4. — L'objectivation du monde.
L'homme cherche à détruire, car dans la destruction, il y a un acte de souveraineté - le fait de donner la mort. Le pouvoir est
une auto-déification de l'homme, dans la négation. La logique du pouvoir mène à la mort-violence rationnellement justifiée.
Il faut faire la critique de la rationalité qui justifie l'injustifiable. En Occident, la Raison neutralise : elle découpe dans le
réel une zone claire où l'on peut vivre, comme un sentier dans la jungle : c'est la banalisation d'un secteur du réel, un moyen
d'échapper à l'angoisse en « donnant des explications », dans le désir de construire un « palais de cristal ». Les raisons profondes
et spirituelles des choses sont recouvertes par le fait que l'on n'y voit que le consommable et l'utilisable.
Ainsi les propriétés matérielles des choses opacifient le monde, dans cette perspective. Lorsque nous voyons réellement, nous
voyons l'invisible - sinon nous ne voyons qu'un mur, celui d'un monde exclusivement conçu comme un objet d'utilisation, un monde
totalement objectivé. L'homme « passionné » s'efforce de justifier dette raison, et ainsi chacun voit le monde différemment. La
vérité des choses existe, mais elle est au-delà du jugement faussé de chacun, qui voit la réalité en des perspectives diverses,
qui ne sont bonnes qu'en fonction des différences de cultures et de personnes. Certes, cette diversité des personnes et des cultures
est foncièrement bonne : chacun reçoit la mesure de connaissance selon sa capacité, comme nous le dit Denys. De même que l'art
de l'icône n'a pas à être classé dans le figuratif ou le non-figuratif, car il est trans-figuratif, la Raison ne doit être ni
acceptée, ni rejetée comme telle, mais bien illuminée.
§ 5. — Une rationalité illuminée.
Pour saint Maxime, il n'est pas question de négation, mais bien d'illumination de la rationalité,
qui fait partie des facultés qui sont appelées à être rassemblées par l'ascèse unificatrice. La démarche de connaissance de
Dieu n'est pas de nature irrationnelle, chez les Pères, mais est plutôt supra-rationnelle : elle dépasse la Raison par excès
de lumière, et non par une sorte d'amputation.
Il s'agit de métamorphoser la Raison de façon quasi-baptismale, avec une longue et profonde préparation de ce creuset qu'est le cœur.
Les Pères vont bien plus loin qu'un intuitionnisme du type de la « connaissance symbolique » de Berdiaev. La préparation
ascétique a pour but - aussi bien de dépasser le « philautia » qui affaiblit la Raison et la rend esclave de juges objectifs - que
le subjectivisme d'un certain art abstrait. La Raison est souvent la proie de la volonté de puissance, de possession ou de
sécurisation, de neutralisation ; toutes choses enlisées dans le subjectif. Fréquemment, la Raison se présente faussement comme
objective, alors que les bases de sa démarche sont passionnelles. En fait, l'état de la matière dépend énormément de l'état spirituel
de celui qui la considère.
Pour l'homme aveugle, le monde est comme une muraille ; pour l'homme spirituel, le monde devient transparent à l'incandescence
de la transcendance divine. L'Arbre est l'image du monde - pouvant devenir arbre de vie ou de condamnation, selon l'optique
de l'homme. Le monde n'est plus le même pour tous. Les perspectives différentes mais bonnes ne sont pas exclusives - alors
que dans l'aveuglement spirituel, il n'existe que des conflits entre des univers fermés, au lieu d'angles de vue divers,
dépendants des expériences personnelles.
Les œuvres poétiques, qui percent jusqu'au centre qui nous est commun à tous, multiplient notre expérience du réel,
tandis que l'amitié et les contacts inter-personnels nous multiplient l'un par l'autre. Il s'agit de la Sagesse « bariolée » de Dieu,
d'approches du monde, à la fois multiples et unes. L'approche de la Vérité n'est ni pauvrement subjective, ni froidement objective :
tout est personnel, créé par un Dieu personnel, et façonné par la personne humaine.
Le Royaume est un monde de visages, où tout
est pénétré par la Personne. La Vérité est trans-subjective ; c'est là où la lumière qui est en nous, rejoint la lumière qui est
dans les choses. Cela n'exclut nullement le rôle de la Raison.
La science peut être un instrument de « saisissement ». C'est une
quête qui doit être complétée par le spirituel, pour ne pas se figer en un scientisme mort. On connaît en se dépassant par l'intérieur.
La structure même de la Connaissance est la Communion. Les Arts ne sont pas seulement fils de Caïn (cfr. les artisans et fondeurs du Temple...).
Les Arts sont ambigus selon leur direction, leur orientation.
Au point de départ, il y a la Foi, le fait de situer toutes choses en relation avec Dieu. C'est corrélatif à l'ascèse, qui est le refus
de voir en les choses de simples objets de satisfaction. L'art véritable, qui n'est jamais profane, peut beaucoup nous aider. La raison
s'affermit et se purifie également : ce fut le cas de la révolution scientifique du dix-neuvième siècle, qui dépouilla l'approche
scientifique de toute « philosophie de contrebande ». La purification de la Raison est une ascèse devant le mystère des choses et des
êtres qui, loin de s'opposer à la science, l'affine et la pousse à se nuancer.
Ensuite, la raison se métamorphose par une expérience spirituelle, qui est toujours une expérience de relation. Nous
pressentons que les Énergies divines façonnent les choses, afin de les conformer aux Logoi. On pressent
l'Idée-Volonté divine, comme le résultat d'un long exercice de nos facultés, et d'un affinement de celles-ci. Ce pressentiment
nous mène au saisissement et à la contemplation immédiate et foudroyante de Dieu dans les êtres et les choses. La Raison
en est fécondée, et non point niée ou contrecarrée. Tout homme porte en lui la capacité de connaître Dieu, capacité rétablie par
la Grâce du Saint-Esprit. Il faut comprendre non seulement avec son intuition pneumatique, mais aussi avec son intelligence.
Discerner le mystère des choses consiste en le fait de situer ces choses dans la totalité du créé qui, en tant que tel, est en
rapport avec le Créateur. La Volonté aimante de Dieu relie toutes choses, fait tenir toutes choses ensemble : c'est bien ce que
nous dit l'icône du Christ Pantocrator. Pour saint Maxime, il existe une double symbolisation : les sensibles et les intelligibles -
pénétrés et unifiés par les rayons de la Divinité. Cela aboutit à la contemplation unitaire et diverse du foisonnement des « Logoi »
dans les êtres et les choses - et cette contemplation échappe à toute conceptualisation.
- CHAPITRE XII -
LA SAGESSE
§ 1. — Sagesse et Cosmologie.
Toute la Sophiologie est centrée sur la cosmologie : la Sagesse fonde tout dans le Père, structure
tout dans le Fils et sanctifie tout dans l'Esprit. On ne peut regarder avec amour une chose sans une vision trinitaire,
humble mais réelle.
Qu'est-ce que le don de Sagesse ? Au quatrième siècle, on a éprouvé le besoin d'insister sur la notion de plénitude du Saint-Esprit
accordée dans le Baptême : l'importance de la Chrismation a été soulignée, onction qui à l'origine était sans doute destinée
à la réintégration des « lapsi », alors que l'imposition des mains est incontestablement une institution apostolique, qui
subsiste d'ailleurs dans le rite actuel du Baptême.
- Le don du conseil est la possibilité de déceler la Voie qui mène à la vie.
- Le don de science nous enseigne comment réaliser cette manière d'être.
- Le don de connaissance nous révèle la réalité divine des Vertus.
- Le don d'intelligence transforme cette vision en identification.
- Le don de sagesse nous élève jusqu'à la racine des Logoi, nous rassemblant dans l'Unité divine.
Dans chaque Vertu brille déjà un rayon de la Sagesse - et la synthèse de ces rayons est la Contemplation indirecte qui
voit toutes choses dans l'Unité : le Pantocrator n'est pas une figuration sociologique d'un Empereur céleste,
mais bien plutôt le « Panto-dynamos », Celui qui tient dans sa Main miséricordieuse toutes choses, et qui leur donne l'Être.
Dans la Sagesse, tout s'ordonne, tout trouve sa raison d'être - c'est une connaissance indirecte de Dieu qui est déjà contemplation.
§ 2. — Sujet et Objet.
L'Esprit-Saint ouvre notre esprit, nous donne une vision, un œil de feu. Le « Pneuma » désigne une ouverture globale de l'homme par
rapport à la chair - et non point la distinction de deux substances en l'homme. Pour voir la lumière au fond des choses, il est nécessaire
d'être rempli de cette Lumière unique qui rayonne de Dieu, Lumière qui franchit la séparation sujet/objet. Les réalités « objectives » ou
« subjectives » sont secondaires et symboliques.
Le visage est un sujet qui n'est jamais objet. Un visage-objet est sans doute une vision policière ou fanatique. Par contre,
il n'y a pas un caillou ou un brin d'herbe qui n'ait son Ange. Le monde est plein d'Anges ; ce sont des présences mystérieuses qui
dépassent ces conceptions objectivantes et possessives qui sont comme autant de griffes par lesquelles nous tentons de capturer
les éléments de l'Univers.
Le don de Sagesse nous dévoile l'Unité ontologique des choses - et par là, c'est bien Dieu Lui-même qui se manifeste à nous.
L'interprétation de l'Écriture et de l'Histoire est très liée à cette manifestation. Les « Logoi » sont inscrits à la fois dans
l'espace et dans le temps. Le monde est une première Bible ; le monde est comme le corps, et l'Ecriture est comparable à l'âme, comparable
aux vêtements immaculés du Christ sur le Thabor. L'Écriture est comparable à la Nature - un Symbole tantôt spatial, c'est-à-dire cosmique,
tantôt temporel, c'est-à-dire typologique.
§ 3. — L'interprétation des Écritures.
Une interprétation littérale de l'Écriture est en fait une opacification. Or l'Écriture contient les pensers de Dieu - et par là, elle
est inépuisable, elle est apte à être sans cesse actualisée dans l'Aujourd'hui de l'Église. L'hymnologie est aussi un commentaire herméneutique
de l'Ecriture. C'est une création qui s'est pratiquement arrêtée au Moyen-Age byzantin. On en arrive maintenant à commenter le commentaire...
L'Écriture doit être perpétuellement traduite par l'Esprit-Saint, qui rend contemporains les événements du Salut. La même ascèse
est nécessaire pour comprendre les Écritures, que pour comprendre les êtres et les choses, pour traverser la muraille de la contingence
historique, pour dévoiler la lumière de l'Écriture, qui nous est donnée comme nourriture.
La « lectio divina » de l'Écriture est une lecture méditative, dans l'Oraison. C'est une lecture orante, prête à laisser place à la
prière dès qu'une sentence nous interpelle. La Pensée divine se dévoile dans sa Parole qui suscite la relation. C'est une lecture
toujours reprise de l'Écriture. Nous ne lisons plus assez l'Ancien Testament dans l'église. L'Ecriture est une histoire de l'homme
avec Dieu - c'est notre Histoire. Le Canon de saint André de Crète est ainsi une relecture de l'Ancien Testament, par ses renvois constants
à l'Ecriture comme « mon Histoire » - le cheminement de l'homme pécheur vers le Christ, Homme unique. Tout dans l'Écriture est figure
de notre historicité personnelle. L'historique est une manifestation du Personnel et du spirituel.
§ 4. — La critique historique.
Ne se révèle à moi que ce qui se révèle en moi. Le Christ ressuscite en moi, et maintenant, chaque fois que l'homme parvient à cette contemplation indirecte, dans la Sagesse, le Royaume affleure. Les travaux des exégètes replacent ces textes dans leur contexte historique, et restaurent les textes corrompus ; on ne peut ignorer leurs travaux. Nous ne devons éprouver aucune peur devant les résultats de la critique, bien au contraire. L'Écriture est divino-humaine, et il faut savoir déceler le divin au milieu des contingences humaines : c'est l'histoire même de Dieu dans ses relations avec nous. Le Christ se reflète dans d'innombrables intériorités humaines, adaptant sa révélation à la Foi de chacun, d'où les approches diverses de l'Écriture. Le message évangélique ne sera pleinement dévoilé que lorsqu'il se sera réfracté dans toutes les cultures humaines.
§ 5. — Une prétendue culture chrétienne.
Nous devons évacuer toute idée de « culture chrétienne ». Il n'y a pas de culture chrétienne, ni au Moyen-Age, ni à Byzance, ni dans
la Russie pré-révolutionnaire : toutes les cultures et toutes les générations humaines doivent être engrangées dans l'Église. L'Écriture
est pour nous un éclairage de l'Histoire. Nous vivons au sein d'une apocalypse intra-historique, et tout situation historique peut
ressusciter de par la Résurrection du Christ, Résurrection historique, ou finale - la Parousie - nous n'en savons rien.
Au fur de l'Histoire
se passent des fins de mondes, et à chaque fois existe la possibilité de remonter vers la Vie. L'Histoire n'est pas un couloir vide qu'il
faille traverser sans rien voir. Nous lisons autrement aujourd'hui le récit de Gethsémani ; nous avons une compréhension renouvelée
du mystère du Dieu-souffrant, qui est la seule réponse au questionnement de l'Histoire. Nous comprenons intensément l'affirmation
du Cinquième Concile : « Dieu a souffert dans la chair ». Nous ne pouvons pas ne pas entendre les appels à la justice des prophètes,
appels à l'ascèse collective, qui ne peuvent pas être ignorés dans la lecture actuelle de la Bible.
§ 6. — L'Apocalypse historique.
Le mot « Apocalypse » signifie « Révélation » : nous sommes dans l'« Apocalypse » depuis l'Incarnation. L'Histoire est une Apocalypse, est Révélation, sous l'impact des événements historiques. Les « Logoi » de la Providence sont le côté lumineux de l'Histoire, et les « Logoi » de jugement en sont le côté sombre. La faim des corps dans le Sud est le reflet de la faim des âmes dans le Nord. Dieu est crucifié sur toutes les horreurs de l'Histoire. Le jugement de Dieu sur l'Histoire est la prière de Celui qui est le Martyr par excellence, sur ses bourreaux. L'Histoire est symbole, et non malédiction.