Études sur l'Histoire byzantine - Libr. Armand Colin, 1912. p. 3-62.
Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :
Introduction : l'importance de la civilisation byzantine.INTRODUCTION
L'importance de la civilisation byzantine.
L'Empire byzantin nous apparaît comme un des grands facteurs de l'Histoire universelle, un puissant
et permanent essai d'organisation de ce tumulte barbare de peuples, un foyer de lumière rayonnant jusque sur la Russie
de Novgorod et de Kiev, jusque sur les peuplades pirates de l'Adriatique, jusque sur les États informes du Caucase, de l'Euphrate
et du Jourdain, jusque sur la lointaine Abyssinie, pressée entre l'Égypte musulmane et le Soudan sauvage, mais subsistant
des effluves affaiblis qui lui arrivaient encore du soleil byzantin.
On se rend compte que l'Empire grec, en continuant de son mieux l'Empire romain, a été le bouclier de l'Europe du côté
de l'Orient. À l'abri de ce rempart, notre Occident a pu se rasseoir, s'organiser, se civiliser. Que d'invasions les
armées et les fortifications de cet Empire, ses légions, ses ingénieurs, son feu grégeois, ne nous avaient-ils pas épargnées !
À lui seul, sans le secours d'aucun des États occidentaux, au contraire constamment harcelé par eux, par les Normands comme par
les Teutons, il avait soutenu le choc des hordes asiatiques. Celles-ci, presque à chaque siècle, venaient battre et parfois briser
sa frontière sans cesse reformée : au Ve siècle, les Huns ; au VIe, les Slaves; au VIIe, les Perses, les Avars, les Arabes :
du VIIIe au Xe siècle, les Bulgares, les Russes, les Hongrois; au XIe, les Koumans, les Petchenègues, les Turcs Sedjoukides ; au XIVe,
les Turcs Ottomans.
Les chroniqueurs byzantins se bornent à noter, année par année, pendant cette lutte de dix siècles, une victoire ou une défaite,
la prise et la reprise d'une bicoque ; mais le détail minutieux, quotidien, leur a caché la vue de l'ensemble. Aucun ne semble
avoir compris la grandeur du rôle qui était dévolu à leur État : celui de gardien des frontières de l'Europe et de sentinelle
avancée de la Chrétienté. La lutte a été continue, acharnée, mêlée d'effroyables revers. Combien de fois la frontière a-t-elle
fléchi au point d'amener les barbares jusque sous les murs de la capitale ! Combien de fois, dans les campagnes de Byzance,
parmi les élégantes villas et les monastères crénelés de sa banlieue, se sont dressées les tentes de feutre des nomades !
Combien de fois les coupoles dorées des églises et des palais de Constantinople ont reflété l'incendie des villages, ont tremblé
aux coups du bélier qui battait les remparts !
Ce qui rendait la mission des Byzantins plus pénible à remplir, c'est qu'à cette extrémité de l'Europe où était l'extrême danger
était en même temps l'extrême civilisation. À un moment où l'Europe était encore barbare, où des villes de boue naissaient
à peine dans les clairières des forêts allemandes, où la vie française tenait presque entière dans les guerres de château à château,
Byzance avait des artistes et des poètes, écoutait de savants professeurs et des prédicateurs eu vogue, se passionnait pour
le cirque et pour le théâtre, se plaisait à des raffinements de bien-être, de luxe, de modes, de toilette, de galanterie.
C'était pourtant de ce milieu qu'il fallait sortir pour aller dans la plaine lutter contre ces Slaves qui se servaient de
lassos et de flèches empoisonnées, contre ces Russes qui crucifiaient leurs prisonniers, contre ces Turcs qui les empalaient.
Byzance a vécu, a lutté, et, pendant des siècles, a vaincu. À certains moments, il lui a fallu reconquérir sur les Slaves
toute la moitié occidentale de l'Empire ; sur les Perses, sur les Arabes, sur les Turcs, toute la moitié orientale. Toujours — jusqu'au
moment fatal — la ville de Constantin réussit à dompter ses vainqueurs d'un jour. Elle fit mieux que les vaincre : ceux qui
étaient susceptibles d'être civilisés, elle les civilisa. Tandis qu'elle laissait périr les peuples réfractaires à toute culture,
les grossières tribus de la steppe, Avars, Koumans, Petchenègues, elle transformait les Serbes, les Croates, les Bulgares,
les Russes en nations européennes. Elle leur donna les principes d'organisation qui leur manquaient : sa religion, que
leur portèrent des missionnaires comme Cyrille et Méthode ; ses lois, que de Justinien à Basile le Macédonien ses jurisconsultes
ne cessaient de perfectionner ; son architecture, dont les modèles se retrouvent de Périgueux à Ravenne et de Venise à Kiev et à
Novgorod ; sa littérature, dont on retrouve l'influence dans les premiers essais des Bulgares et les premières chroniques des Russes.
Byzance apprit aux chefs de tribus sauvages à être des rois, à porter le diadème, à siéger sur un trône, à respecter le droit des gens,
à observer les traités, à protéger d'autres industries et un autre commerce que la traite des esclaves et le pillage des caravanes.
Les nations de l'Orient doivent à Byzance jusqu'à leurs caractères d'écriture ; car les Goths reçurent d'elle l'alphabet d'Ulphilas,
les Russes, les Serbes et les Bulgares les alphabets qui procèdent de celui de saint Cyrille. Elles lui doivent presque tout
ce qu'elles savent de leur passé, car c'est dans les chroniqueurs byzantins qu'elles peuvent apprendre les exploits de leurs ancêtres,
même contre Byzance, et le nom des Roumains y est mentionné pour la première fois.
Et nous, les peuples d'Occident, ne lui devons-nous rien ? Combien posséderions-nous aujourd'hui d'écrivains grecs et latins,
si, pendant que chez nous les guerriers brûlaient et que les moines grattaient les parchemins pour écrire des sermons,
il n'y avait pas eu à Byzance tout un monde de gens de lettres occupés à copier les auteurs païens et les Pères de l'Église,
à les commenter, à les compiler ? De quel pas aurait marché la civilisation européenne si, par deux fois, notre prise de
contact avec la civilisation grecque ne nous avait donné nos deux Renaissances : l'une qui suivit les croisades, l'autre
dont l'exode des lettrés grecs après la chute de Constantinople donna le signal.
La première de ces deux Renaissances, celle des croisades, on en fait volontiers honneur aux Arabes. De récents travaux tendent
à réduire singulièrement le rôle des Arabes dans la civilisation et à rehausser celui des Hellènes. Dans « alambic », par exemple,
l'article seul est arabe, mais le mot est grec. Si, du XIe au XIIIe siècle, nous avons appris beaucoup des Arabes en mathématique,
en physique, en chimie, en médecine, en navigation et construction de navires, en tactique, en fortification, en poliorcétique,
n'oublions pas qu'en tout cela ils n'ont été que les élèves des Byzantins. Tel livre, réputé arabe, n'est souvent que
la traduction d'un livre grec. Les Arabes ont d'abord été battus par la tactique des Byzantins, ont échoué devant les
forteresses de leurs ingénieurs, ont fui sous la terreur de leur feu grégeois, avant d'apprendre et de nous apprendre
à nous ces secrets de leurs adversaires.
Notre première Renaissance est, par son origine, grecque plus sûrement qu'arabe ; notre seconde Renaissance est incontestablement grecque.
C'est à Byzance, triomphante ou vaincue, que nous les devons toutes deux.
Il faut se représenter les légions de l'Empire luttant sans relâche contre les invasions du nord et du midi, couvrant l'Europe,
disputant ville par ville le sol de l'Orient aux conquérants barbares ; il faut se représenter les savants de Byzance
copiant, compilant, conservant à l'humanité les chefs-d'œuvre de l'antiquité grecque et romaine, se faisant bénévolement
les bibliothécaires du genre humain ; Constantinople restée seule civilisée pendant que l'Occident était encore barbare,
et repandant autour d'elle la civilisation ; les négociants de Byzance étendant leurs relations commerciales jusqu'aux régions
de l'Extrême-Orient ; ses missionnaires portant le christianisme jusque dans le Caucase comme Grégoire l'Illuminateur,
jusqu'aux Carpathes comme Cyrille et Méthode, jusque dans l'Abyssinie, qui en est restée chrétienne malgré l'Egypte musulmane,
jusqu'en Russie, jusque dans l'Inde ; la Grèce inventant l'alphabet d'Ulphilas pour les Goths et l'alphabet de saint Cyrille
pour les Slaves ; l'art byzantin provoquant partout l'émulation des artistes, depuis Venise jusqu'à Moscou.
CHAPITRE I
Les Verts et les Bleus.
Dans l'Hippodrome, cette fameuse rivalité des verts et des bleus, ces luttes célèbres de l'hippodrome, peuvent nous offrir comme un résumé de la mystérieuse civilisation byzantine. Dans le cirque, nous pouvons trouver tout Constantinople, tout le bas-empire : tel théâtre, tel peuple, a-t-on dit. Le théâtre des Byzantins, c'était l'hippodrome. Si les tournois sont la société féodale française, si notre Longchamp est l'image du Paris moderne, l'hippodrome c'est le miroir de la société grecque au moyen âge.
À l'époque où a été écrite cette Étude, c'étaient les courses de chevaux qui étaient à la mode... Maintenant, ce sont plutôt les immenses rassemblements de foules rassemblées pour les match de soccer (ou de football, selon l'appellation européenne) qui nous permettent de nous faire une idée de l'atmosphère qui régnait en l'Hippodrome de Constantinople !
Ces fameuses factions du cirque se targuaient d'une antiquité qui se perdait dans la nuit des
temps mythologiques. On prétendait que l'enchanteresse Circé avait bâti le premier cirque, et qu'OEnomaüs, le roi du Péloponèse,
avait attelé le premier quadrige, que Romulus avait donné aux factions leurs couleurs traditionnelles. Non seulement elles se
plaisaient, comme les loges maçonniques de notre temps, à chercher leur point de départ presque aux origines du monde,
mais elles voulaient qu'on attachât à toutes les particularités de leur organisation un sens symbolique. Les évolutions
des chars étaient censées rappeler les courses du soleil. De même qu'il y avait quatre éléments, il y avait quatre factions :
les verts, qui représentaient la terre ; les bleus, la mer ; les rouges, le feu ; les blancs, l'air. Aussi avaient-elles pour
dieux tutélaires, à l'époque du paganisme, Cybèle, Neptune, Vesta, Jupiter.
Ce qu'il y a de certain, c'est que, tant que dura la république romaine, il ne fut question ni des verts, ni des bleus,
ni des cochers, ni des factions : le peuple romain avait bien d'autres soucis. C'est seulement avec le pouvoir absolu des césars
qu'apparaissent les frivoles et turbulentes querelles de l'hippodrome ; c'est quand le forum est « pacifié » que le cirque
devient orageux. C'est alors que le fou furieux Caligula se passionne pour la faction des verts et fait charger le peuple
par sa garde, parce qu'on s'est permis de huer l'un de ses cochers favoris ; c'est alors qu'on voit Néron conduire les chars sur
l'arène en casaque de cocher vert, Vitellius en casaque bleue. Héliogabale et Commode, l'indigne fils de Marc-Aurèle,
étaient aussi d'enragés fauteurs de la faction verte.
Quand l'Empire romain se transporta de Rome à Constantinople avec son prince, ses patriciens, son peuple, ses institutions,
ses traditions, presque avec ses monuments, on n'eut garde de laisser sur les bords du Tibre les factions hippodromiques.
Au contraire, l'engouement et les rivalités qu'elles inspiraient s'accrurent dans d'effrayantes proportions, comme ces plantes qui,
transférées du sol natal sur une terre vierge et plus féconde, s'épanouissent aussitôt et se développent d'une façon
tellement luxuriante qu'elles éclipsent leurs congénères de la mère-patrie.
C'est surtout au VIe et au VIIe siècle, sous les règnes de Marcien, d'Anastase, de Théodora et de Justinien, de Maurice,
de Phocas, d'Héraclius, que l'histoire des factions du cirque se confond en quelque sorte avec l'histoire de l'Empire ; que
les verts et les bleus déchaînent, dans leurs querelles hippiques, l'émeute et l'incendie sur Constantinople, la guerre
civile sur l'Empire ; que presque pas une année ne se passe sans que, dans la ville ou ses faubourgs, n'éclate entre les
partis acharnés quelque rixe sanglante ; que les factieux osent livrer au pouvoir des batailles où des milliers d'hommes périssent ;
que les séditions écloses à Constantinople ont des contre-coups formidables dans les turbulentes cités de Tarse, d'Antioche
et d'Alexandrie.
On s'est demandé si ces sanguinaires rivalités du cirque ne cachaient pas de profondes divisions politiques et si, sous
ce frivole prétexte, ce n'étaient pas de sérieuses questions qui se débattaient par les armes. Il est permis d'en douter ;
le peuple byzantin s'inquiétait peu de la politique intérieure ou extérieure de l'Empire ; pourvu que le gouvernement
maintînt le vin et l'huile à bon marché, pourvu que l'on ne touchât pas à ses saintes images, sa grande affaire, c'était le cirque :
il se préoccupait infiniment plus de savoir qui l'emporterait aux courses prochaines, des cochers verts ou des cochers bleus,
que des revers ou des succès de l'armée romaine sur l'Euphrate et le Danube.
Quand nous voyons dans l'Histoire byzantine une certaine faction s'acharner contre un prince, soyons certains que ce n'est
point parce qu'il a suivi une mauvaise politique avec les Arabes, parce qu'il a signé un traité désavantageux avec les Hongrois,
parce qu'il a déclaré injustement la guerre aux Bulgares, parce qu'il a restreint une liberté ou refusé une réforme ; c'est
uniquement parce qu'il a trahi ses sympathies pour la faction adverse.
Quand un nouvel Empereur assistait pour la première fois aux courses de chars, tout le peuple attendait anxieusement
qu'il manifestât son inclination. S'il paraissait à la tribune impériale avec les insignes des bleus, la destinée du règne
tout entier se trouvait engagée ; les bleus se prenaient d'un attachement fanatique pour le prince, les verts lui vouaient
une haine implacable, et dans toutes les émotions de la cité on devait retrouver la trace de ce premier acte politique de
l'Empereur : le peuple ne demandait pas à la couronne d'autre programme politique que celui-là.
On peut s'étonner que ces princes qui, à chaque émeute des factions, risquaient leur couronne et leur vie, n'aient pas eu la
sagesse de cacher leurs sympathies ou leurs antipathies, au lieu de mettre l'Empire en danger pour une casaque de cocher.
Hélas ! l'Empereur byzantin était, lui aussi, un Byzantin. Tous n'avaient pas reçu la haute éducation philosophique de Marc-Aurèle,
qui, dans ses Pensées, remercie son père adoptif de l'avoir élevé de telle façon qu'il n'a jamais été tenté de favoriser
ni les verts ni les rouges. Beaucoup se montraient, au contraire, plus fous que leur peuple, plus passionnés pour le
divertissement national. Justinien eut beau être un grand constructeur, un grand législateur, un conquérant : il
fut de son temps et de son pays.
Quant à penser que les factions du cirque prirent sous l'Empire byzantin une teinte religieuse, et que sous les couleurs
verte et bleue c'étaient les orthodoxes et les hérétiques, les catholiques et les manichéens, les iconolâtres et les iconoclastes,
qui se disputaient la suprématie, pure hypothèse ! Si parfois les factions irritées traitaient l'Empereur d'hétérodoxe
et de chien d'hérétique, l'Empereur se contentait de leur renvoyer ces épithètes banales, sortes d'injures à la disposition
de tous les partis et qui faisaient le fond du vocabulaire des invectives byzantines. Il suffira de faire remarquer que
les temps les plus troublés par les querelles religieuses sont précisément ceux où le rôle des factions tend à s'effacer,
et que dans les factions des villes d'Orient la qualité de Juif n'était pas un motif d'exclusion.
Qu'étaient-ce donc que les factions ? Des sociétés, composées de plusieurs centaines d'adhérents, qui avaient pour objet
d'entretenir des chevaux, des chars, des cochers, de concourir entre elles sur l'arène de l'hippodrome, et de donner au peuple
et au prince le spectacle de leurs luttes équestres : c'étaient des sociétés de courses. Ce qui fait chez nous, surtout
pour le vulgaire, l'intérêt des courses du Derby ou de Longchamp, c'est un peu la rivalité ancienne, transportée sur un
terrain pacifique, des deux nations riveraines de la Manche.
Dans l'Empire grec il ne pouvait être question de courses internationales. D'après les idées byzantines, il n'y avait en effet
qu'un seul peuple, élu de Dieu, choisi du ciel, le peuple grec ; hors de lui, il n'y avait que des « barbares » ; l'Empire byzantin
constituait à lui tout seul « la terre habitée », le reste était le « désert ». Pour donner quelque intérêt à ces courses de chars,
il fallait donc que le peuple lui-même se divisât en groupes rivaux, presque ennemis ; s'enrôler dans telle ou telle faction,
c'était s'initier aux plus âpres jouissances du jeu.
Chez nous, ce qui intéresse aux courses beaucoup de spectateurs, ce sont les paris qu'ils ont engagés, les enjeux de livres
sterling ou de billets de banque ; à Constantinople, le pauvre diable de plébéien, le batelier du Bosphore, le portefaix des
chantiers de la Corne d'Or, n'avait point d'argent à risquer : c'était lui-même, c'était son amour-propre qui formait
l'enjeu. Une fois qu'il s'était assis sur certains gradins de l'hippodrome et qu'il avait arboré l'écharpe verte, il
fallait nécessairement que la défaite des bleus fût un triomphe pour lui, leur victoire un crève-cœur. Son parti était-il vaincu,
son cocher était-il tombé du char au moment d'arriver au but, son chagrin, son humiliation étaient sans bornes.
Comment oserait-il traverser son quartier, passer devant la boutique de ses voisins, rentrer dans sa famille avec ses couleurs
déshonorées ? L'écharpe verte, qui inspirait du respect même à l'Empereur, allait l'exposer aux quolibets, aux injures
de tous les laquais et de tous les polissons de Constantinople. Au contraire, son cocher favori avait-il remporté la palme,
le calife de Bagdad n'était plus son cousin, les conquêtes du grand païen Alexandre n'étaient rien à ses yeux ; le va-nu-pieds
se carrait victorieusement sous les portiques des grandes rues avec ses triomphantes couleurs, et marchait la tête haute
au milieu des murmures flatteurs de la multitude.
Si aujourd'hui, avant d'engager un pari, on tient à consulter la cote des chevaux qui doivent courir, on conçoit que le Byzantin,
qui allait s'engager, pour toute sa vie peut-être, sous la bannière d'une faction, étudiait soigneusement les chances de victoire,
s'informait du personnel et du matériel, de la qualité des chevaux, de l'habileté des cochers, des sympathies manifestées par
le puissant Empereur ; c'est pour ce motif que, suivant les circonstances favorables ou défavorables, telle faction
comptait un bien plus grand nombre d'adhérents que la faction adverse. Au VIIe siècle, celle des verts en avait quinze cents,
celle des bleus neuf cents seulement.
Si l'on songe que ces espérances, ces inquiétudes, ces joies, ces douleurs bouleversaient le cœur, non pas d'un citoyen isolé,
mais d'une immense multitude, on peut juger ce qu'était le public byzantin à une représentation hippodromique. Tous les spectateurs
d'une même faction, assis sur un même côté de l'hippodrome, revêtus des mêmes insignes, suivaient, le corps penché en avant,
la respiration haletante, suspendus entre la crainte et l'espoir, les vicissitudes de la course. L'intensité de chaque sentiment
se trouvait multipliée par le nombre de ceux qui le partageaient. Chez un seul homme, c'était vif intérêt, passion, espoir,
déception ; dans la foule, fureur, frénésie, désespoir extravagant.
Ce qui achevait d'exaspérer les passions, c'est qu'en face de soi, de l'autre côté de l'hippodrome, on voyait siéger la
faction adverse ; à vos craintes répondaient ses espérances, à votre défaite son triomphe, à votre désolation ses insultes.
Alors on ne se contenait plus, et d'un côté à l'autre du cirque on se provoquait, on se défiait, on se bravait du regard,
de la voix, du geste ; on se renvoyait les insultes, les chants, les quolibets, et les plus ardents, montés sur les gradins,
agitaient furieusement leurs bras enveloppés de grandes manches flottantes.
À la longue, à force de se retrouver si souvent en présence, les membres des factions adverses en venaient à se haïr,
à ne plus rêver que rixes sanglantes, incendies, guerre civile. Comprend-on maintenant comment les Byzantins, avec leurs
factions et leurs courses de chars, ne regrettaient plus les égorgements de gladiateurs, les chasses et les combats de bêtes
féroces, les batailles navales sur une mer factice ? Le sang qui autrefois coulait dans l'arène coulait maintenant dans
les entr'actes, à la sortie des jeux. C'était le spectateur lui-même qui, au comble de la rage, tirant la courte épée cachée
sous son manteau, se précipitait sur les gradins de la faction adverse, faisait en personne fonction de gladiateur,
devenait tout à coup acteur d'une sanglante tragédie. Vainement les gardes de l'Empereur intervenaient-ils pour séparer,
à coups de sabre, à coups de fouet, à coups de bâton, les combattants ; sous les coups de la milice, verts et bleus
ne s'en déchiraient qu'avec plus de fureur.
Quel combat de gladiateurs aux plus beaux jours de Rome eût valu cette splendide sédition du règne de Justinien,
lorsque 40.000 cadavres jonchèrent les gradins et l'arène du cirque ? Une chasse de bêtes sauvages ! mais le bleu qui épiait,
le poignard entre les dents, embusqué dans une rue étroite, le passage de quelque vert, éprouvait âne tout autre volupté
qu'à voir poursuivre dans le cirque des girafes ou des antilopes. Une naumachie! mais on avait mieux que cela, et le
soir on voyait de bons compagnons du parti vénète jeter dans les flots du Bosphore quelque prasin, dûment cousu dans un sac de cuir.
Tels étaient les plaisirs que l'établissement des factions avait pour objet de procurer au peuple byzantin. Ces factions, comme on le voit,
étaient de véritables associations, des clubs hippiques. Elles étaient au nombre de quatre ; mais les blancs faisaient toujours cause
commune avec les bleus ou vénètes ; les rouges n'étaient qu'une section annexe des verts ou prasins. La loi reconnaissait à
ces clubs la qualité de personnes morales ; en conséquence, chaque association avait ses présidents, ses dignitaires, ses employés,
son trésor, ses écuries, ses fermes d'élevage, ses chevaux, ses chars, son personnel de montreurs d'ours et de funambules,
pour les intermèdes qu'on devait donner au public pendant la représentation hippique.
Les factions étaient en effet des manières d'impresarii, des entrepreneurs en bloc de tous les plaisirs du peuple.
Chacune des quatre factions se composait donc de trois éléments fort distincts :
1° les membres du club, inscrits sur un registre, payant par année une cotisation et participant à l'élection des
dignitaires de la faction ;
2° les cochers, qu'on a pris trop souvent pour la faction elle-même ;
3° la masse de citoyens byzantins qui, sans être inscrits sur la « charte » et sans payer la cotisation, sans jouir
d'aucun privilège, prenaient parti cependant pour telle ou telle association, et venaient s'asseoir à l'hippodrome sur
certains gradins.
Les autres grandes villes de l'Empire avaient, à l'instar de Constantinople, leurs clubs verts ou bleus qui étaient en correspondance
avec ceux de la capitale, donnaient comme eux des représentations hippiques dans l'hippodrome de la localité, et se mettaient
en insurrection dès qu'ils apprenaient que leurs confrères de Constantinople avaient pris les armes. D'un bout à l'autre de l'Empire,
il y avait une sorte de franc-maçonnerie vénète ou prasine qui dirigeait tous ses efforts vers le même but. L'Empereur qui,
à Constantinople, s'était déclaré pour les vénètes était aussitôt adoré par les bleus, exécré par les verts d'Alexandrie,
d'Antioche, de Nicée, de Thessalonique. Un Comte d'Isaurie avait, dans la ville de Tarse, réprimé cruellement une émeute des bleus ;
leurs collègues de Constantinople demandèrent sa tête à Justinien ; ils ne purent rien obtenir, mais ils le guettèrent à la
sortie du palais, et le laissèrent pour mort sur la place. Quand l'Empereur parvenait, à force de mesures terribles,
à comprimer dans sa capitale l'insolence des factions, « la terreur se propageait dans toutes les villes de l'Empire romain ».
Ce qui rendait la puissance des factions encore plus redoutable, c'est que la tolérance des Empereurs les avait laissées s'organiser
en véritables milices. Elles s'étaient emparées de la garde de la ville, ce qui leur permettait d'y commettre impunément
des désordres. La résistance énergique qu'elles étaient capables d'opposer, en cas de sédition, aux soldats exercés, aux
vétérans goths ou varangiens de la garde impériale, s'expliquerait mal, si on ne supposait les factieux pourvus d'armes
offensives et défensives.
Comme nos gardes nationaux à certaines époques, on les convoquait pour des corvées honorables. Ils faisaient escorte à l'Empereur
dans ses chevauchées à travers la ville ou dans ses pèlerinages aux églises les plus vénérées ; ils formaient la haie sur
le passage des processions ou panégyries, lorsque le prince, entouré de sa cour, de son patriarche, de ses évêques, à grand
renfort de cierges et de chants d'église, se rendait à Sainte-Sophie ou aux Saints-Apôtres, lieu de sépulture des Empereurs byzantins.
Ces soldats citoyens avaient, paraît-il, assez mauvaise mine ; l'évêque de Pavie, l'Italo-Germain Luitprand, belliqueux comme
tout le clergé barbare de son temps, étant allé en ambassade à Byzance vers le milieu du Xe siècle, n'a pas assez de railleries
pour cette piètre milice : il nous représente les factieux formant la haie avec de mauvaises petites piques, des boucliers
brisés, en tuniques toutes rapiécées, et, « pour comble d'édification », les pieds nus.
Les Empereurs avaient à la fin réussi à apprivoiser, à domestiquer ces bandes turbulentes, à s'en faire une espèce de milice
d'apparat, fort inoffensive. Chaque fois que l'Empereur paraissait en public, des détachements de verts et de bleus, apostés
sur son chemin, étaient chargés de pousser en mesure des acclamations et de lui offrir des pièces de vers. Quand l'Empereur
se mariait, les factions étaient tenues de composer les épithalames, et le troisième jour des noces elles accompagnaient
processionnellement l'Impératrice, entourée des sénateurs, de ses eunuques, de ses femmes, de ses porteuses de parfums,
au bain traditionnel qu'elle devait prendre au palais de la Magnaure.
Quand il naissait « un porphyrogénète », les factions étaient invitées à lui donner un nom et à le proclamer par la ville ;
elles devaient aussi offrir à l'Impératrice, le neuvième jour de ses couches, une sorte de breuvage épicé, le lochozema,
le vin de l'accouchée.
Dans cette cour singulière de Byzance, le cérémonial prescrivait au souverain de se divertir à certains jours. Alors on
invitait au palais des délégués des factions ; ils accompagnaient de leurs chants et de leurs tambourins les danses gothiques,
où figuraient des géants au costume barbare, au masque effrayant, au jargon inintelligible, qui étaient censés représenter
les soldats d'Alaric. Parfois ils se livraient eux-mêmes, en présence de l'Empereur et de toute sa cour, à des danses
d'un caractère fort grave, presque religieux, et d'où les femmes étaient bannies. Chacun des danseurs était vêtu
d'un pourpoint à crevés, comme en eurent plus tard les Vénitiens, de haut-de-chausses mi-partis, comme les Français du XIVe siècle,
avec des rubans aux poignets et aux jambes ; ils tenaient à la main un bâton surmonté d'un croissant.
Pour suffire à tant de tâches, organiser les plaisirs du peuple, maintenir le bon ordre dans la cité, animer et embellir la
cour du prince, ces associations avaient une organisation assez compliquée. À la tête de chacune des factions ou dèmes se
trouvaient deux chefs, le démocrate et le démarque. Le démocrate avait fini par n'être plus nommé que
par l'Empereur ; celui-ci avait même soin de conférer cette charge à l'un de ses généraux commandant de la garde impériale
ou de ses amiraux qui pût lui répondre de la tranquillité de ses subordonnés ; mais le vrai chef de la faction, le chef élu,
aimé et populaire, qui inspirait la confiance et non la crainte, c'était le démarque. Il payait quelquefois de sa tête
les méfaits de sa troupe, l'un fut brûlé vif sous Phocas.
Sous les ordres de ces hauts dignitaires, il y avait encore des lieutenants, des commandants de quartiers, des inspecteurs
des postes militaires. Il fallait aussi dans chaque faction des notaires pour rédiger les actes et tenir les comptes,
des chartulaires pour garder les archives, des mandatores pour porter les ordres du démarque, des poètes en
titre pour composer les vers en l'honneur du prince, des mélistes pour les mettre en musique, des chefs d'orchestre
pour les faire chanter, des organistes pour l'accompagnement des chœurs, des peintres et des sculpteurs pour fabriquer
ces images de l'Empereur et de l'Impératrice qui ornaient l'hippodrome, la couronne de lauriers sur sa tête ; il fallait
des tchaous pour maintenir l'ordre dans le cirque, des officiers de l'urne, pour veiller sur les opérations
du tirage au sort des places que devaient occuper les chars, des gardes de barrières chargés de les abaisser lorsqu'on donnait
le signal de la course, des préposés au vestiaire qui veillaient à la conservation des couronnes et des casaques d'or des cochers,
une infinité d'employés pour les écuries, pour l'entretien de l'arène, pour la police des jeux, sans compter les danseurs,
mimes, acrobates, saltimbanques, etc. Il leur fallait surtout des cochers et des chevaux ; les uns et les autres méritent une mention à part.
CHAPITRE II
Les cochers et les chevaux.
Nos sociétés de courses se proposent l'amélioration de la race chevaline ; nos courses plates ou nos
steeple-chases ont pour objet de mettre dans tout leur jour les qualités de vitesse, d'énergie, de résistance,
d'un cheval destiné à faire un reproducteur célèbre et à procréer une race de victorieux. À Byzance, on ne paraît pas avoir
eu cette préoccupation. Sans doute les Grecs du Moyen-Âge recherchaient dans tout l'Orient les belles races de chevaux ;
leurs officiers de remonte parcouraient les marchés de l'Arménie, de la Syrie arabe, de la Bulgarie ; les sultans d'Égypte
et les califes de Bagdad envoyaient à l'Empereur leurs plus fiers étalons, à l'œil de feu, aux jarrets d'acier ; mais on
vantait surtout le luxe des écuries et des haras impériaux.
Les chevaux étaient de la part des riches patriciens et
des Empereurs hippomanes l'objet des soins les plus délicats. À Rome, on avait vu Incitatus, le cheval de Caligula,
devenir consul ; Héliogabale faisait servir à ses coursiers des raisins secs d'Apamée ; Commode des dattes et des pistaches.
Ce dernier eEpereur portait sur ses vêtements royaux la figure de Volucris, son cheval favori, comme nos turfistes portent
à leur cravate des têtes de cheval montées en épingle ; dans leurs écuries de marbre blanc, on parait ces nobles animaux
de colliers de perles, on leur dorait la corne des pieds, on leur apportait, en récompense de leurs victoires, des bassins
remplis de pièces d'or. Quand on voulait les préparer pour la course prochaine, on les entraînait au son des hautbois,
au bruit des chants, à la lumière des flambeaux. Le sage Empereur Hadrien n'était pas exempt de cette folie ; quand son bon cheval
Borysthène mourut, il lui fit élever un magnifique tombeau avec une inscription élogieuse comme pour un combattant de Marathon.
La Grèce antique elle-même avait cette coutume d'ériger des mausolées aux grands vainqueurs de ses courses olympiques.
L'Empire byzantin suivit la double tradition romaine et grecque dans ce qu'elle pouvait avoir de plus extravagant. Parmi les
amateurs les plus célèbres, on cite un patriarche, un chef de l'Église orthodoxe universelle, un souverain-pontife de l'Orient,
Théophylacte, prélat de race impériale, qui vivait au x" siècle et qui ne le cédait pas en débauches et en scandales aux papes
romains de la même époque. Jean XI et Jean XII. Cet étrange pontife, oubliant les modestes traditions de ses prédécesseurs,
qui ne chevauchaient que sur des ânes, en mémoire du fils de David à son entrée dans Jérusalem, nourrissait plus de mille chevaux ;
ses écuries étaient de véritables palais ; dans les boxes dorées, il n'était pas question d'avoine ou de foin, mais de blé,
de pistaches, de dattes, de figues, de raisins secs ; on abreuvait, on lavait les coursiers avec les vins les plus précieux,
on les parfumait avec le safran et le cinnamome.
Un jour, comme il officiait à l'Autel de Sainte-Sophie, en présence de l'Empereur et de toute sa cour, en présence des
patriarches de l'Orient, des métropolites, des évêques, d'un clergé et d'un peuple innombrable accouru de toutes les villes voisines,
on vint lui dire à l'oreille que sa jument favorite venait de mettre bas. Aussitôt de dépêcher à la hâte la grandiose et
interminable liturgie de l'Église orthodoxe, de laisser là tout ce monde, les princes, les pontifes, les moines thaumaturges,
et de courir à son écurie.
Un autre de ses contemporains, l'Empereur Michel III, se livrait à de semblables excentricités ; il descendait lui-même
sur la piste et conduisait les chars en casaque de cocher bleu. On vint l'interrompre dans une course pour lui apprendre
qu'on avait reçu un télégramme sinistre : des feux allumés de montagne en montagne depuis le fond de l'Asie jusqu'aux portes
de Constantinople annonçaient que les armées byzantines étaient battues sur les bords de l'Euphrate. Il ordonna d'éteindre
ces fanaux importuns, et continua à disputer le prix ; le peuple l'approuva. Qu'étaient les défaites à la frontière, si l'on
avait des victoires dans le cirque ? Au reste, ce patriarche et cet Empereur eurent une mort digne de leur vie : l'un mourut
d'une chute de cheval, l'autre, assassiné dans l'hippodrome, eut pour linceul une couverture d'écurie.
Mais, quelle que fût la passion des Byzantins pour les coursiers, ceux-ci n'occupaient que le second rang dans leurs affections.
Chez nous, on décerne les prix au cheval, on n'accorde au jockey que des encouragements, qu'en bonne justice il doit encore partager
avec l'entraîneur ; à Constantinople, c'était le cocher que l'on adulait, que l'on fêtait, à qui l'on attribuait les victoires.
Cette haute fonction de cocher du cirque, héniochos, ne s'obtenait pas de primesaut; il y avait là toute une hiérarchie
avec ses grades, ses classes distinctes, son surnumérariat. C'était l'Empereur lui-même qui conférait cette dignité et qui ordonnait
à ses chambellans d'en délivrer les insignes au candidat ; on lui remettait son brevet signé de l'encre rouge impériale, on
lui passait une ceinture autour des reins, on lui posait sur la tête une toque brodée d'argent.
Les édits des Empereurs accordaient
au cocher de nombreux privilèges, l'immunité de certains impôts, l'exemption du fouet et de tous les autres châtiments corporels.
De même que la peinture s'est ingéniée chez nous à conserver à la postérité les belles formes de Monarque, de Fille-de-l'air,
de Gladiateur [moms de chevaux de l'époque...], de même des statues érigées dans l'hippodrome consacraient à l'immortalité
les traits des plus illustres automédons. L'engouement allait même si loin que le code théodosien dut interdire l'installation
sur les places publiques des statues de cochers à côté des statues des Empereurs. Celles de l'hippodrome avaient sur leurs piédestaux
des inscriptions en vers où les beaux esprits de Byzance s'épuisaient à inventer d'ingénieuses flatteries. Jamais chez nous cantatrice
célèbre, actrice en renom n'a été gâtée du public comme l'ont été, à Byzance, les Calliopes, les Uranius, les Icarius, les Anatellons,
les Olympius, les Épaphrodites. « Anchise fut l'amant de Vénus, Endymion le chéri de Diane ; Porphyrius est le favori de la
Victoire ! » Ou bien encore ce quatrain qu'aurait envié Benserade : « Quand la Nature eut à la fin des temps enfanté Porphyrius,
elle fit un serment et, de sa bouche qui ne sait pas mentir, elle dit : C'est fini, je n'enfanterai plus ; tout ce que j'avais de
grâce, j'en ai doté Porphyrius ».
Comment les adulations du peuple et du prince n'auraient-elles pas tourné la tête à ces pauvres diables ? Pour gagner ces victoires
qui donnaient une si glorieuse notoriété, tous les moyens leur étaient bons : ils eussent fait un pacte avec le diable ; plusieurs
furent convaincus de pratiques de sorcellerie (c'était là encore un héritage de Rome antique. On connaît les tabellas devotionis,
retrouvées en grand nombre en Afrique, lamelles de plomb couvertes d'inscriptions cabalistiques, et qui, suspendues au cou des chevaux,
devaient leur assurer la victoire et causer la perte de leurs concurrents). Le cocher Hilarion fut condamné à mort pour avoir
livré son fils à un nécromancien « qui devait lui apprendre l'art mystérieux, défendu par les lois, d'appeler à son aide les
esprits méchants ». Tout cocher vaincu avait une tendance naturelle à soupçonner son heureux rival de sorcellerie.
Avant la course, on avait soin de fouiller les concurrents, comme dans nos tournois du Moyen-Âge on fouillait les chevaliers
pour s'assurer qu'ils n'avaient point de talismans.
La « race irritable » des cochers du cirque en venait parfois, sur des soupçons de ce genre, aux coups de couteau ; le concurrent
malheureux attendait son vainqueur au coin d'une rue. Le code théodosien fut obligé de réprimer ces violences : « Quiconque
tuera un de ses rivaux, fût-il convaincu de pratiques magiques, sera puni de mort ». En général pourtant les cochers étaient
des gens craignant Dieu ; leur carrière hippodromique était aussi féconde en « naufrages » que la vie du marin, à laquelle
l'hippodrome aimait à emprunter beaucoup de ses expressions familières. Ils étaient pieux comme lui : après chaque journée
de course, on les voyait se diriger vers l'église la plus voisine, où les appelait non pas le son de la cloche d'airain,
mais, suivant la coutume orthodoxe, un marteau qu'on frappait sur une planche.
CHAPITRE III
L'hippodrome : le bâtiment, ses ornements et dépendances.
L'hippodrome de Constantinople, comme le Circus Maximus de Rome, comme tous les hippodromes
de l'Antiquité gréco-romaine, se composait essentiellement d'une vaste surface plane, fermée à l'une de ses extrémités par
une ligne droite, à l'autre extrémité par un hémicycle, sur ses deux grands côtés par deux lignes droites. À l'hémicycle
et sur les deux lignes latérales s'élevaient les gradins où venait s'entasser la multitude. Vis-à-vis de l'hémicycle, sur
le petit côté rectiligne, se dressaient des constructions, loges pour les grands personnages, écuries, vestibules pour le
stationnement des chars et des attelages ; là se trouvait ce qu'on appellerait chez nous l'enceinte de pesage. Sur l'axe de
l'hippodrome, on voyait une terrasse longue, étroite, haute de quelques pieds, terminée à ses deux extrémités par une triple borne :
c'était ce qu'on appelait la spina, l'épine dorsale de l'hippodrome ; elle partageait l'arène en deux pistes :
la piste de droite que parcouraient les chars en sortant des places de départ - la piste de gauche, qu'ils parcouraient
après avoir tourné la borne de la spina, en revenant aux places de départ.
Telles étaient les dispositions générales, communes à tous les hippodromes. Ajoutons, pour en finir avec toute cette géométrie,
que celui de Constantinople avait environ 370 mètres de longueur et 60 ou 70 de largeur. Nous pouvons passer maintenant
à la description des diverses parties du grand monument que nous venons d'esquisser.
L'hippodrome de Constantinople fut fondé par l'empereur Septime-Sévère. Ce prince avait presque entièrement détruit
l'antique cité de Byzance pour la punir d'une révolte ; puis, frappé des avantages qu'offrait la position de cette ville,
située sur deux mers, à la rencontre de deux continents, il s'était mis à la reconstruire sur de plus vastes proportions.
Cent vingt-quatre ans avant Constantin, Septime-Sévère avait inventé Constantinople. Naturellement, dans ce siècle du
panem et circenses, il commença par l'hippodrome ; il déploya dans cette fondation, comme pour faire oublier aux Byzantins
ses premières rigueurs, une telle magnificence que cet hippodrome, destiné à une petite cité de la Thrace, ne se trouva pas indigne de
Constantinople quand elle fut devenue l'héritière de l'Empire romain, la capitale du monde civilisé et la Rome de l'Orient.
On peut dire aussi de Septime-Sévère, que déjà il commençait à bâtir la ville éternelle.
Comme il ne pouvait trouver une surface plane assez vaste pour y établir son hippodrome, il créa un sol factice ; là où le
terrain s'abaissait en un escarpement, il éleva des piliers, arrondit des voûtes immenses ; dans la nuit de ces souterrains
s'étendirent les eaux glacées de la Citerne froide. Au-dessus, comme les jardins suspendus de Sémiramis, l'hippodrome
développait sa vaste plaine de sable, son arène de 370 mètres de longueur ; les prodigieux amphithéâtres de trente ou
quarante gradins, les portiques, les obélisques de granit, surchargeaient, sans les fatiguer, les voûtes indestructibles.
Les bâtiments situés à l'extrémité rectiligne de l'hippodrome comprenaient à la fois les carceres et la tribune impériale.
Les carceres étaient des espèces de loges, de vestibules, où, en attendant le signal du départ, les cochers debout sur
leurs chars, le fouet entre les dents, retenaient à grand'peine de leurs rênes tendues leurs quatre coursiers à la bouche écumante.
Ces loges étaient fermées par des barrières ou par des portes grillées qu'un gardien ouvrait au signal convenu, et qui étaient
ornées de statues ou de cariatides.
Quant à la tribune impériale, elle formait tout un palais, se rattachant au Grand Palais impérial et compris dans son enceinte.
On sait en effet que le Grand Palais impérial, espèce de Kremlin byzantin, amas d'églises et de palais, était en môme temps une
forteresse ; les murailles crénelées laissaient apercevoir au loin non seulement les dômes dorés, les coupoles étincelantes de quinze
ou vingt sanctuaires, non seulement les jets d'eau retombant dans les bassins de marbre, les arbres des parcs et de voluptueux bosquets,
mais aussi les tours massives où les Varangiens aux cuirasses dorées montaient la garde avec leur double hache sur l'épaule.
Un souverain qui se gardait si bien dans son sérail ne pouvait guère se hasarder sans précautions au milieu de son peuple, surtout
dans ces bruyantes solennités de l'hippodrome où un tumulte dégénérait si facilement en émeute. Aussi l'Empereur s'était-il arrangé
pour assister aux jeux sans sortir de chez lui ; de son triclinium d'or, aux parquets de mosaïques, aux murailles couvertes
des images de saints et des portraits de ses ancêtres se détachant sur les fonds d'or, « l'Autocrator des Romains », par une série
de jardins réservés, de cours intérieures dallées de marbre, de galeries, d'escaliers « en escargot », se rendait à son
palais de la tribune, à son cathisma. Ce palais de la tribune, comme on le voit, était une espèce de bastion du grand palais,
une position avancée, mais non hasardée ; élevé de plusieurs étages au-dessus du niveau de l'arène, l'Empereur se trouvait
au milieu de son peuple, mais non à sa merci. Sa loge impériale, portée sur de hautes colonnes comme sur des pilotis,
bravait les flots et les tempêtes populaires ; de l'hippodrome, on ne pouvait y monter ; le prudent architecte avait supprimé
de ce côté tout escalier. Quand le peuple ameuté commençait à lancer des pierres, le prince n'avait qu'à rentrer dans sa
grande enceinte fortifiée, et la rage populaire venait se briser contre les remparts crénelés et les portes d'airain.
Le palais de la tribune se composait d'un triclinium où l'Empereur, dans l'intervalle des jeux, invitait parfois à dîner
ses grands dignitaires, d'un cubiculum où, loin des regards profanes, assisté de ses seuls eunuques, il procédait aux nombreux
changements de costume que lui prescrivait le cérémonial compliqué de Byzance, enfin de la loge proprement dite où il siégeait sur son trône,
comme autrefois les consuls et les édiles romains sur leurs chaises curules. Debout autour de lui, on voyait une nuée d'eunuques,
les uns avec l'éventail, les autres avec le glaive d'or à la main ; à droite et à gauche, dans d'autres loges, les grands
dignitaires de l'Empire. De ces loges, on descendait sur une terrasse en saillie sur l'arène et fort élevée au-dessus du sol ; elle
avait la forme et portait le nom de la lettre grecque pi. C'est là que stationnaient les gardes impériaux avec les
étendards de leurs corps.
Tandis qu'au palais de la tribune « l'autocrate des Romains » recevait les compliments, les génuflexions,
les prosternations de ses dignitaires, et que le grand-maître des cérémonies les introduisait tour à tour, suivant
leurs grades de noblesse — espacés comme les grades du tchin moscovite, — l'Impératrice tenait sa cour d'un autre côté.
C'était exclusivement une cour de dames, car la pruderie des orthodoxes byzantins n'admettait pas cette fréquentation des deux sexes
qui a valu aux cours de François 1er et de Louis XIV un si grand renom de galanterie. L'impératrice était assise sur un trône d'or,
revêtue d'étoffes brochées d'or et d'une raideur métallique, parée d'une sorte de manteau pontifical qui rappelait la chasuble
des prêtres grecs, la tête ceinte d'une couronne enrichie de pierreries et garnie de pendeloques, qui venaient battre ses deux joues,
tombaient sur son sein, et, se rejoignant sous son menton, faisaient à son visage un encadrement d'or et de diamants.
Elle était immobile, muette, impassible, parée et enchâssée d'or comme une idole de l'Hindoustan ou comme une madone byzantine ;
on ne pouvait introduire auprès d'elle, au moins dans les cérémonies publiques, que des femmes, celles des grands fonctionnaires
de l'Empire. Dans cette étrange cour de femmes, sorte de harem chrétien, des eunuques faisaient l'office de duègnes
ou de chaperons ; mais dans cette solennelle pruderie il y avait une forte dose d'hypocrisie. Au fond, le diable n'y perdait rien,
et quand les chroniqueurs byzantins veulent bien se relâcher de leur sèche et ennuyeuse réserve, ils nous laissent entrevoir
de piquantes intrigues dont le récit n'eût point déparé le Décaméron. Toutefois cet appareil presque pontifical et monacal en
imposait au vulgaire, obligeait l'Augusta elle-même à se bien tenir en public.
Ce n'était point là une précaution inutile : beaucoup de ces Impératrices n'étaient point issues de la fine fleur de la société grecque ;
les hasards des révolutions, qui amenaient tour à tour sur le trône éphémère tantôt un paysan comme Justin Ier, tantôt
un grossier centurion comme Phocas, tantôt un palefrenier comme Michel Ier ou Basile le Grand, mettaient également d'étranges
Impératrices à la tête de l'aristocratie féminine de Byzance. La femme de Justin Ier était, comme la première Catherine de Russie,
une vivandière, celle de Léon Ier une bouchère, celle de Justinien, Théodora, une pantomime, celle de Romain II la fille d'un cabaretier.
Parfois des traités d'alliance et de mariage avec les nations étrangères donnaient pour compagne au « maître du monde » quelque
femme barbare, une Franque, une Khazare au nez kalmouck et aux yeux bridés, une Bulgare qui faisait son entrée dans la ville
éternelle vêtue de peaux mal tannées et traînée sur un lourd et grossier chariot scythique.
On vous prenait pourtant cette cabaretière, cette comédienne ou cette barbare, on vous la revêtait de ces draperies presque
sacerdotales, on lui posait sur la tête ce vénérable diadème où des reliques et des pierreries se trouvaient enchâssées, on l'asseyait
sur un trône d'or gardé dans les trésors du grand Constantin, on l'entourait de matrones et d'eunuques, on l'enfermait dans un
rigoureux cérémonial conservé religieusement par cent générations d'impératrices : comment n'en eût-on pas fait une Augusta,
une chose sainte et sacrée devant laquelle les fronts s'inclinaient dans la poussière ?
Dans les idées byzantines, les femmes pouvaient assister aux jeux de l'hippodrome. Elles se passionnaient encore plus que
les hommes pour les bleus ou pour les verts. L'impératrice Théodora, femme du législateur Justinien, qui, dans sa jeunesse
de pantomime et de comédienne, dans la maison de son père, le montreur d'ours Aeacius, avait contracté d'ardentes sympathies
ou des rancunes de coulisses et de théâtre, poussa la haine contre les verts jusqu'à la cruauté. Toutefois, si on ne pouvait
refuser ce divertissement à l'Augusta, il fallait qu'elle y assistât « invisible et présente ». Les matrones de la Rome byzantine,
sous l'influence chaque jour plus décisive des idées orientales, n'avaient plus la liberté d'allure des matrones romaines
d'Occident. Le gynécée de l'ancienne Grèce, plus fermé déjà et plus jaloux que la maison du pater familias latin,
tournait alors au harem asiatique.
Or il y avait entre le Grand Palais impérial et le palais de la tribune une église dont les catéchuménies donnaient sur l'hippodrome :
c'était celle de Saint-Etienne, bâtie par Constantin. Les galeries et les fenêtres du sanctuaire servaient donc à l'Impératrice
de baignoires ou de loges grillées, et l'église devenait une dépendance du théâtre (il existe à Sainte-Sophie de Kiev de très
curieuses fresques du XIe siècle, où l'on trouve la vivante image de l'hippodrome byzantin. On y voit les carceres,
l'Empereur dans sa loge, l'Impératrice dans sa tribune, les courses et les jeux de toute sorte qui amusaient le peuple byzantin).
Nous avons vu les places privilégiées où s'asseyaient les grands de l'Empire, l'Autocrator et l'Augusta, les membres de la sacro-sainte
hiérarchie, les fonctionnaires et les généraux slaves ou turcs, bulgares ou khazars, arabes ou perses, qui formaient l'aristocratie
du monde néo-hellénique ; passons aux places réservées à cette multitude presque cosmopolite qui s'intitulait encore « le peuple romain ».
Comme rien n'était trop beau pour lui, les gradins où il s'asseyait étaient de marbre blanc ; dans la décadence et la ruine de l'hippodrome,
la masse énorme de ces gradins devint une sorte de carrière d'où les architectes ottomans tiraient les blocs de marbre pour la construction
des sérails et des mosquées.
La partie en hémicycle de ces gradins, la partie curviligne opposée au palais de la tribune impériale, s'appelait d'un nom assez
pittoresque, la fronde ou la coupe. Des gradins, on pouvait descendre dans l'arène au moyen de couloirs ; mais ces
couloirs se terminaient à l'extrémité inférieure par des balustrades ou des portes grillées ; on ne pouvait permettre, en effet,
à des spectateurs aussi impressionnables, aussi irritables que ces méridionaux de l'Orient, de descendre à volonté sur l'arène.
Un partisan enragé des verts était capable de tout pour empêcher un cocher bleu d'arriver le premier.
Primitivement, il y avait eu le long de ces balustrades un assez large fossé rempli d'eau - une espèce de petit fleuve circulant
tout autour de l'hippodrome, qu'on appelait l'Euripe, et qui, dans les idées de la Rome païenne, était consacré
au dieu Océan. En effet, comme l'Océan, il entourait complètement la terre sèche. Il servait à protéger les spectateurs contre
les bonds des animaux féroces qu'on exposait parfois dans l'arène ; il servait aussi à préserver la piste des envahissements
de la multitude ; enfin, de temps à autre, on y faisait au peuple romain des exhibitions de phoques, de crocodiles ou
d'hippopotames. Quand l'Empire appauvri n'eut plus le moyen de faire venir des lions d'Afrique et des amphibies d'Égypte,
l'Euripe disparut ; le nom seul en subsista, et ne fit plus que désigner la portion de l'arène la plus rapprochée
des gradins, celle où se tenaient, un bâton à la main, les cursores, sortes de tchaous ou de policemen chargés
de contenir les spectateurs.
En haut des gradins régnait un vaste promenoir orné de portiques sous lesquels se dressait un peuple de statues ; c'était là que
les oisifs ou les curieux de Byzance allaient, en attendant les jeux, jouir de l'aspect de l'hippodrome dans son ensemble
ou du panorama de la capitale. Il faut ajouter que tout un côté de l'hippodrome, avec ses degrés, son promenoir, ses portiques
et ses statues appartenait exclusivement aux bleus, tandis que leurs adversaires allaient s'asseoir ou se promener sur le côté opposé.
Reportons maintenant nos regards sur le centre de l'hippodrome, sur cette spina autour de laquelle doivent courir les quadriges.
À chaque extrémité de cette plate-forme se trouvait une borne composée de trois colonnes ou de trois cônes réunis ; chacune d'elles formait
une sorte de promontoire ou de cap. Il fallait pour le doubler la plus grande dextérité de la part du cocher ; les « naufrages » étaient fréquents,
et ce n'était pas une vaine précaution qui avait placé près de l'une de ces bornes un bassin de marbre dont l'eau devait aider à rappeler
à la vie plus d'un cocher étourdi ou meurtri de sa chute.
La borne la plus rapprochée de la tribune impériale s'appelait la meta des bleus; l'autre était celle des verts. Chacune des
factions avait installé auprès de sa borne un orgue d'argent qui servait à accompagner ses chants ou ses acclamations.
Au centre même du cirque, au milieu de la spina, s'élevait et s'élève encore un obélisque de granit, que Théodose le Grand
avait fait amener de la Haute-Egypte pour embellir sa capitale. Sur la base étaient sculptés des bas-reliefs byzantins. Les uns représentaient
l'Empereur assis sur son trône, présidant aux courses de l'hippodrome ou rendant la justice ; les autres expliquaient - comme les dessins
gravés sur le piédestal de notre obélisque de Louqsor - par quels procédés l'énorme aiguille de granit avait été amenée du désert, chargée
sur les vaisseaux romains, érigée sur la spina : ici on voyait des ouvriers occupés à faire tourner un cabestan, là-bas une grue
gigantesque semblait gémir sous le poids du monument qu'elle était chargée de soulever de terre ; mais ce qui intriguait le plus les Byzantins,
c'étaient ces hiéroglyphes gravés dans le granit, ces bizarres figures de divinités animales et de signes sidéraux. Absolument incapables
de les déchiffrer, ils avaient fini par y voir des caractères cabalistiques, et d'impudents magiciens y lisaient couramment les plus
étranges prédictions.
Au sud et sur la même ligne que l'obélisque d'Égypte, on voyait une sorte de pyramide ou d'obélisque en maçonnerie. Cet obélisque était
autrefois revêtu de plaques de bronze, et l'on pouvait y lire une inscription annonçant que l'Empereur Constantin Porphyrogénète avait
fait restaurer cette « merveille rivale du colosse de Rhodes, ce prodige au quadruple flanc ». Inscriptions et plaques de bronze doré
ont disparu ; ce sont sans doute les Francs de la quatrième croisade - les compagnons de Dandolo et de Villehardouin, les fondateurs
de l'Empire latin, qui les ont prises pour des lingots d'or ; la solidité de l'édifice en est singulièrement affectée, tous les voyageurs
lui prédisent un écroulement prochain, et suivant l'expression d'un Byzantin de nos jours, le patriarche Constantios, « ce n'est plus
qu'un squelette nu et désolé ».
Entre les deux obélisques s'élève la fameuse colonne serpentine, formée de trois serpents enroulant ensemble leurs spirales
et écartant ensuite leurs trois têtes de manière à supporter un trépied. Aujourd'hui il n'y a plus de têtes sur la colonne ; depuis
les travaux qu'on a faits pour le déblayer, le monument de bronze compte 5 m. 55 de hauteur, et l'on a pu vérifier un fait
sur lequel les rapports des écrivains de l'Antiquité avaient pu laisser planer quelque doute, c'est que nous avons bien sous
les yeux le monument historique le plus respectable de toute l'Antiquité grecque, ce fameux « dragon » que le Lacédémonien Pausanias,
généralissime des Grecs, consacra dans le temple d'Apollon à Delphes, en mémoire de la grande victoire de Platée, avec le produit
des dépouilles enlevées à l'armée de Xerxès. On peut lire encore sur les spirales du triple serpent une antique inscription
énumérant les noms des trente-six peuples grecs qui avaient fourni leur contingent pour la grande bataille, depuis la petite
ville de Mycènes, qui n'a pu amener que 80 hoplites, jusqu'à la puissante cité de Sparte, qui a su mettre en ligne 40000 guerriers.
L'orgueilleux Pausanias y avait gravé son nom ; mais un décret du sénat de Lacédémone y a substitué ceux des trente-six villes héroïques.
Byzance, par la suite des temps, hérita de Delphes - et le glorieux trophée passa, de l'ombre du sanctuaire où la pythie rendait
ses oracles, sur la spina de l'hippodrome, et toujours le dragon de sa triple tête soutenait le trépied.
Aujourd'hui il n'y a plus ni trépied, ni têtes. Les mutilations remontent à longtemps déjà ; l'appréhension byzantine avait pris
les devants sur la rapacité franque et sur le fanatisme ottoman. Évidemment ce dragon devait avoir d'étranges communications
avec les démons, dieux déchus, héros damnés. Vainement ce commensal d'Apollon pythien, ce contemporain des Pausanias et des Thémistocle,
ce triomphateur de Platée se montrait-il d'une complaisance à toute épreuve ; vainement, dans les solennités byzantines,
grâce à un ingénieux système hydraulique, poussait-il la condescendance jusqu'à verser de sa triple gueule d'airain le vin,
le lait et l'hydromel : on restait persuadé qu'il y avait de la diablerie dans son fait. Sous l'Empereur Théophile, le patriarche
de Constantinople, qui se piquait de sorcellerie, avait trouvé un moyen ingénieux de débarrasser son maître de trois ennemis
redoutables. À minuit il se rendit à l'hippodrome avec trois hommes armés de marteaux, chacun d'eux leva son marteau sur une
des trois têtes du dragon ; le patriarche prononça des foi-mules cabalistiques, les bras retombèrent, mais deux têtes seulement
furent brisées du coup. L'Autocrator n'était débarrassé que de deux de ses ennemis !
Plus tard un autre acte de superstition en sens contraire fit réparer cette mutilation. Un sultan des Turcs, Mahomet II,
Mourad IV ou Soliman le Magnifique, — on ne sait pas bien, la chose a dû aussi se produire plusieurs fois, — ne put contenir
son zèle pieux à la vue de ce monument de l'idolâtrie, et d'un coup de sa masse d'armes abattit une tête du serpent, mais,
au récit des historiens, un phénomène étrange se produisit. Ce serpent d'airain, comme celui de Moïse, avait la vertu d'éloigner
les serpents de Constantinople : lui brisé, ils recommencèrent à pulluler dans la ville. Après les superstitieux, les voleurs
se mirent de la partie et réduisirent le trophée des guerres médiques à l'état où l'on peut le voir aujourd'hui. Même de nos jours,
raconte M. Byzantios, les Turcs ont la manie, lorsqu'ils voient le malheureux serpent pour la première fois, de lui jeter des pierres.
L'hippodrome de la Rome chrétienne d'Orient avait été construit, comme le Circus Maximus et tous les hippodromes de l'Antiquité,
sous l'influence de certaines idées païennes. Aussi avait-il nécessairement deux obélisques, dédiés l'un à la lune, l'autre au soleil. À Byzance
comme à Rome, il y avait un Euripe, primitivement consacré à Neptune. Jusqu'au IXe siècle on put voir sur la spina le monument
des dauphins et les œufs des Dioscures, qui rappelaient le souvenir de Castor et Pollux, dieux des gymnastes et des sportifs.
Ces monuments tombèrent, non sous les anathèmes de l'Église grecque, mais par un tremblement de terre : on se contenta de ne pas les relever.
C'est la persistance de ce symbolisme païen - bien plus encore que la frivolité de ces amusements - qui valut aux théâtres et aux cirques
de l'Empire, depuis le De spectaculis de Tertullien, tant de diatribes des Pères de l'Église.
CHAPITRE IV
L'hippodrome : foyer de la vie publique.
L'hippodrome, c'était le véritable foyer de la vie publique, telle qu'elle pouvait exister dans l'Empire
byzantin.
C'est là que se sont passés les plus grands faits de l'Histoire byzantine ; c'est là que Justinien, à propos d'une question
de cochers, vit s'élever la tempête qui aurait renversé son trône et sa dynastie sans le courage de cette pantomime dont il avait fait
une Impératrice. Elle l'arrêta au moment où il mettait déjà le pied sur le vaisseau qui devait l'emporter loin de sa capitale
et, avec un geste de reine de théâtre, lui rappela que « le plus beau tombeau pour un Empereur, c'est son trône ».
C'est là que
Maurice, à l'approche du centurion Phocas, son assassin futur et son successeur, sentit que le peuple lui échappait,
se vit lancer à la face ces épithètes meurtrières d'hérétique et de marcianite, et entendit les cris de mort contre ses amis.
C'est là que le tyran Justinien II, fait prisonnier par des révoltés, eut le nez et les oreilles coupés, et c'est là que plus tard,
rentré victorieux de l'exil dans sa capitale, il put fouler de son brodequin de pourpre, avant de les envoyer à la mort, la tête de
ses ennemis vaincus, tandis que le peuple inconstant chantait : « Tu marcheras sur l'aspic et le basilic ! »
C'est là que Michel
le Calfat, ayant osé envoyer en exil sa mère adoptive et sa bienfaitrice, celle qui l'avait ramassé pauvre diable sur les chantiers
de la Corne-d'Or pour en faire un Empereur, fut assailli à coups de flèches et à coups de pierres dans sa tribune impériale.
C'est là enfin qu'un autre tyran, Andronic Comnène, fut promené en triomphe sur un chameau galeux, le visage ignominieusement
tourné vers la queue de l'animal, tandis que les parents de ses victimes lui arrachaient avec les ongles des lambeaux de chair ;
c'est entre deux colonnes du cirque qu'on le pendit, la tête en bas, les yeux crevés, pendant qu'il murmurait lamentablement
des miserere mei, Domine, et qu'on lui ouvrit le ventre avec un couteau de boucher.
Si l'hippodrome rappelait au peuple de nombreuses victoires sur l'autorité impériale, il lui remettait aussi en mémoire de
terribles représailles. Une des portes s'appelait la Nekra, la Porte des morts. Après la grande victoire de Justinien
sur les factieux, lorsque les soldats barbares de Mundus et de Bélisaire eurent cerné l'hippodrome et fait une boucherie
du peuple sur les gradins - vingt-cinq mille cadavres, pour lesquels on ne savait plus quelle sépulture trouver,
furent ensevelis près de cette porte funèbre !
Pour les Byzantins du VIe et du Xe siècle, l'hippodrome était l'asile de leurs dernières libertés, le lieu d'exercice de
leurs derniers droits. S'ils n'élisaient plus ni consuls, ni tribuns, ni censeurs, ils choisissaient du moins les cochers dont
ils voulaient favoriser le triomphe. Là, ils jouissaient vraiment de la liberté de penser, au moins sur les casaques des
henioques ; ils avaient là le droit de réunion le plus étendu, la liberté d'acclamer, d'invectiver, d'applaudir,
de huer, la liberté du cirque enfin ; cette liberté avait remplacé toutes les libertés de la Grèce et de Rome.
Quel prince eût été assez insensé pour attenter à ces droits inaliénables du peuple romain ? L'Empire se fût brisé contre
l'hippodrome. D'autre part, quelles précautions ne fallait-il pas pour en prévenir les abus ! Que sont nos meetings modernes
à côté de cette formidable réunion du peuple byzantin ? Ils étaient là 100.000 hommes que l'orgueil de leur nombre enivrait,
que la passion du jeu excitait, qu'un incident pouvait mettre hors d'eux-mêmes ; d'une querelle de cochers pouvait à tout moment
jaillir une révolution. De là ce soin particulier que prenait l'Empereur de tout ce qui touchait à l'hippodrome ; de là le droit
qu'il s'était réservé de nommer les chefs des factions, les meneurs de cette multitude, de même que, dans certaines constitutions
européennes, le souverain s'est réservé la nomination des présidents et vice-présidents dans les assemblées ; de là son privilège
de convoquer seul les réunions hippiques, comme nos princes constitutionnels ont celui de convoquer seuls leurs parlements.
Au camp, l'Empereur n'était entouré que de ses mercenaires étrangers, dans son palais fortifié que de ses courtisans, de ses chambellans
et de ses gardes ; mais à l'hippodrome il se trouvait vraiment en face du peuple, qui un jour, à haute voix, lui demandait le vin et
le lard à meilleur marché, un autre jour lui dictait le nom que devait porter son fils nouveau-né, ou encore, avec des cris furieux,
lui dénonçait les exactions de ce « voleur de préfet ».
C'est là que ce peuple, qui était l'héritier du vieux peuple romain, apparaissait à son maître, à l'usurpateur de ses droits souverains,
dans sa redoutable puissance numérique, dans sa vive et changeante passion méridionale, terrible en sa gaîté comme en sa colère.
On retrouvait la religion dans tous les actes de la vie byzantine. Aussi l'hippodrome n'était point une chose profane ; les patriarches,
les évêques, les higoumènes du VIe et du Xe siècle avaient renoncé aux violents anathèmes des Pères du IVe siècle. L'Orthodoxie byzantine
consacrait même les solennités hippodromiques comme le polythéisme hellénique inspirait les jeux olympiques, qui devenaient des solennités
religieuses. Au commencement des jeux, l'Empereur se levait dans sa tribune et, prenant dans sa main droite un pan du manteau impérial,
faisait le signe de croix sur son peuple, bénissant d'abord les gradins de droite, puis ceux de gauche, enfin ceux de l'hémicycle.
Le patriarche et son clergé avaient leur place marquée dans l'hippodrome, comme les flamines et les vestales au Circus Maximus.
Les chantres de Sainte-Sophie et des Saints-Apôtres mêlaient leurs voix à celles des chanteurs des factions et au son de leurs orgues d'argent.
Les hymnes qui retentissaient dans l'enceinte de l'hippodrome étaient des chants d'église où les Byzantins trouvaient moyen de glorifier
à la fois la sainte Trinité et la sainte Vierge, les vertus de leur souverain et l'habileté de leurs cochers favoris.
Aux réjouissances hippiques se mêlaient aussi, sans perdre de leur majesté, les solennités les plus graves de la vie nationale.
Entre deux triomphes de cochers, on triomphait des ennemis de l'Empire. C'est là que Gélimer, roi des Vandales, après la perte de ses États,
après la lettre qu'il écrivit à Bélisaire pour lui demander un morceau de pain, une cithare pour chanter ses malheurs et une
éponge pour essuyer ses larmes, fut amené par le général vainqueur aux pieds de l'heureux Justinien. À l'aspect de ce peuple immense,
de ces monuments, de cette splendeur impériale, le prince philosophe laissa tomber la célèbre parole : Vanitas vanilatum et
omnia vanitas !
C'est encore dans l'hippodrome qu'au Xe siècle on célébrait les triomphes sur les Sarrasins ; dans l'arène immense, en présence de
tout le peuple siégeant sur ses gradins, défilait l'interminable cortège des émirs prisonniers, des chariots chargés de dépouilles,
des enseignes, des queues de cheval surmontées du croissant, des machines enlevées à l'ennemi. À un signal donné, les prisonniers
étaient forcés de se prosterner dans le sable ; les soldats byzantins renversaient dans la poussière les étendards musulmans,
le prince foulait de son brodequin de pourpre brodé d'aigles d'or la tête rasée des émirs captifs. Alors sur les gradins des factions,
au son des orgues d'argent, éclataient les hosannas et les chants de victoire : « Gloire à Dieu qui a triomphé des Agarènes !
gloire à Dieu qui a détruit les villes des Arabes ! gloire à Dieu qui a confondu les détracteurs de la Vierge, Mère du Christ ! »
Cependant l'implacable cruauté n'était guère dans le caractère byzantin. On traitait humainement ceux qu'on humiliait et, après
cet abaissement de l'islamisme dans la personne des prisonniers, l'Empereur les autorisait à s'asseoir aussi sur les gradins
pour contempler les courses de chars. Ce n'étaient pas les Romains chrétiens d'Orient qui auraient jeté le Vercingétorix gaulois
dans le Tullianum pour le livrer, après six ans de captivité, à la hache du licteur. Ils n'avaient plus la froide cruauté
du premier des césars, ni son génie.
Dans l'hippodrome byzantin, il y avait encore des tribunaux où se pressaient les plaideurs, et la fronde ou la coupe du cirque
était le lieu marqué pour l'exécution des sentences criminelles, la Place de Grève de Constantinople ; c'était dans ce lieu,
qui semblait consacré exclusivement à la joie, que le bourreau imprimait le fer rouge sur la chair des condamnés, qu'il brûlait
les yeux, coupait les nez ou les oreilles, abattait les têtes. Quand la querelle des iconoclastes eut amené les Empereurs
à recourir contre les Orthodoxes aux persécutions et aux supplices, on vit des patriarches promenés, aux applaudissements de la
populace, sur un âne dont on les forçait de tenir la queue en guise de bride, en butte aux plus ignominieux traitements, exposés
aux plus cruels supplices en punition de leur attachement au culte des images.
L'Empereur Constantin Copronyme avait trouvé mieux que tout cela : pour tourner en ridicule les moines, ses ennemis, ou pour
leur inculquer de vive force le goût du mariage, il les forçait à se promener dans le cirque en procession, revêtus de leur froc,
ayant chacun une femme à leur bras. La plèbe les couvrait de huées et de sifflets ; elle montrait autant de passion contre
les sectateurs des images qu'elle en montra plus tard contre les iconoclastes, lorsque peu d'années après, dans ce même hippodrome,
la réaction orthodoxe fit traîner sur la claie les ossements de Constantin Copronyme, arrachés à leur cercueil.
Le fanatisme religieux fit aussi dans ce temple du plaisir, ses autodafés ; sous l'Empereur Alexis Comnène, un illustre docteur
manichéen, ayant eu l'imprudence de discuter théologie avec le prince, et le mauvais goût de ne pas se laisser convaincre par ses
arguments, fut brûlé vif à la fronde de l'hippodrome.
Byzance eut, parmi ses princes, des Empereurs qui se glorifiaient du titre de justiciers, c'est-à-dire qui aimaient à rendre
la justice à la turque. L'un d'eux, qui composait des chants d'église comme le bon roi Robert, mais qui dépêchait les coupables
à la façon de Louis XI, l'autocrator Théophile donna un jour à ses sujets, au milieu des solennités de l'hippodrome, l'intermède
le plus inattendu et le plus tragique. Un préfet du palais avait volé à une veuve une galère avec tout son chargement. La matrone
avait adressé plusieurs requêtes au justicier ; mais l'habile courtisan les avait toujours arrêtées au passage. À la fin, elle
s'adressa aux pantomimes chargés de divertir le public dans l'intervalle des courses. Ceux-ci imaginèrent de fabriquer un
petit navire en miniature, et, s'étant placés au pied de la tribune impériale, ils se mirent à débiter le dialogue suivant :
« Allons! avale-moi ce petit navire ! — Impossible ! — Impossible ? Comment ! le préfet du palais a pu engloutir une grande
galère avec tout son chargement, et tu ne peux avaler cette coquille de noix ? » L'Empereur, intrigué, envoie aux informations,
apprend l'injustice commise, et, séance tenante, dans la fronde de l'hippodrome, en présence de la population terrifiée,
le coupable est placé sur un bûcher en grand costume de fonctionnaire et brûlé vif.
Le cirque offrait heureusement au peuple d'autres délassements. Si l'on se promenait sous les portiques supérieurs de l'hippodrome,
on avait sous les yeux un splendide panorama. Au midi, c'étaient la mer, le Bosphore, des milliers de voiles enflées par la brise,
— les bâtiments marchands de toutes les nations, les vaisseaux de l'Italie, de la Syrie, de l'Egypte, apportant à Constantinople
les trésors et les denrées précieuses du monde entier, — les barques légères des Dalmates et des Croates, moitié négociants,
moitié pirates, — les esquifs aventureux des Russes, qui avaient descendu le Dnieper malgré ses cataractes, malgré les
flèches des Petchenègues, et venaient échanger leurs fourrures contre les étoffes byzantines. Ces barbares jetaient à la
dérobée des regards investigateurs sur les hautes tours et les puissants remparts de la cité, car beaucoup venaient en marchands,
qui se proposaient de revenir en conquérants.
C'étaient les cyprès, les sycomores, les lointaines montagnes, les châteaux de plaisance de la côte d'Asie ; c'étaient les
flots resplendissants sous les rayons du soleil, c'était un ciel si pur qu'au témoignage d'un voyageur on distinguait du promenoir
de l'hippodrome, non seulement les vaisseaux, mais jusqu'aux dauphins qui se jouaient à la surface des eaux. Au nord, c'étaient
les toits argentés, les coupoles dorées, les grands arbres, les portes d'airain du Grand-Palais ; c'était la grande place de
l'Augustéon, toute peuplée de statues, au milieu desquelles se dressait un Justinien à cheval, couronne en tête, le globe
du monde dans la main, arrêtant brusquement son coursier, étendant la main vers l'Orient, comme pour repousser les hordes
barbares au-delà de l'Euphrate ; c'était surtout cette merveille de Sainte-Sophie avec sa coupole étincelante d'or,
portée sur d'autres dômes de bronze doré, et élevant à une hauteur prodigieuse dans les airs la croix byzantine.
Puis la vue s'étendait sur cette immense capitale, héritière du monde grec et du monde romain, métropole du commerce
et de la civilisation européenne et asiatique, la seule ville policée des deux continents. Sans doute, bien des masures, de
fétides et ténébreux quartiers populaires la déparaient ; mais du haut de l'hippodrome le regard plongeait dans de vastes voies
bordées de portiques, s'éblouissait du miroitement de tant de centaines de coupoles, s'étonnait à la vue des arcs de triomphe,
de ces colonnes de bronze, sur les flancs desquelles montaient en spirale des processions de légionnaires romains, de captifs
barbares, de sacrificateurs conduisant les grands bœufs.
De cette splendide Constantinople du VIe et du Xe siècle,
de ces palais, de ces temples, de ces obélisques, rien ne reste aujourd'hui ; les incendies, les révolutions et les
tremblements de terre ont détruit jusqu'aux ruines, supprimé jusqu'aux vestiges des ruines.
Sur la spina de l'hippodrome, sous les portiques, sur le promenoir élevé, partout des statues. La Grèce de Phidias
et de Périclès, Athènes, — la Grèce d'Asie, Cyzique, Tralles, Chios, Iconium, — la Grèce des Hiéron et des Denys, Syracuse, — la Grèce
des Ptolémées, Alexandrie, voyaient rassemblé dans Constantinople tout ce qu'elles avaient possédé de rare et de précieux.
Rome même s'était vu dépouiller en faveur de cette favorite de Constantin : Rome vieillissante avait vu sa parure passer
à cette jeune Rome du Bosphore, brillante improvisation du conquérant ; elle avait dû restituer à cette Grèce ressuscitée
ce que les Mummius et les Verrès avaient jadis dérobé au monde hellénique en décadence. Sans scrupule, on avait enlevé aux
temples païens, aux églises chrétiennes, aux places publiques des villes de province, tout ce qui faisait leur joie et leur orgueil,
des statues vénérables par leur antiquité, entourées de glorieux souvenirs ou de merveilleuses légendes.
Il y avait là des
palladiums par centaines, des génies protecteurs, des âmes de villes enfermées dans le bronze, exilées sur le promenoir,
employées toutes vivantes à l'ornement de cette grande et indifférente cité; il y avait là des statues de divinités
qui avaient vu autrefois, lorsqu'elles étaient dans l'ombre de leurs sanctuaires, des provinces entières accourir en pèlerinage,
qui avaient fait des miracles, qui avaient vu les offrandes des peuples s'entasser à leurs pieds et des troupes de prêtres
les envelopper dans les nuages d'encens, qui avaient été teintes du sang des victimes humaines ou éclaboussées de celui
des jeunes Laconiens flagellés sur l'autel, qui avaient fait enfin gronder la foudre sur la tête des Gaulois de Brennus.
Elles étaient pourtant là, alignées comme de vulgaires statues, et la foule indifférente n'avait pas l'air de se douter
qu'elle coudoyait des dieux !
Plusieurs de ces monuments ont toute une odyssée. Au-dessus de la tribune impériale s'élevaient quatre chevaux en bronze doré.
Le caprice d'un Autocrator les avait amenés de Chios à Constantinople, la quatrième croisade les envoya à Venise ; les victoires
de Bonaparte les ont installés sur l'arc de triomphe du Carrousel, et nos revers de 1814 les ont restitués à la patrie de Dandolo.
— On remarquait une statue de l'Impératrice Irène debout sur une colonne au milieu d'un bassin ; ailleurs Auguste, apporté
de Rome; Dioclétien, de Nicomédie ; les statues équestres de Gratien, de Valentinien, de Théodose, bref toute une galerie
des souverains. À côté de la louve qui allaitait Romulus et Rémus, l'âne et l'ânier qui avaient présagé à Auguste la
victoire d'Actium ; toute l'Histoire du monde romain se trouvait là, écrite avec des chefs-d'œuvre de marbre et d'airain.
Le peuple se servait aussi du promenoir pour y mettre ses ennemis au pilori : c'est ainsi qu'une sorte de monstre informe
qui dévorait des hommes et engendrait des bêtes, pour tout citoyen de Byzance, représentait le tyran Justinien II.
L'Olympe biblique et l'Olympe homérique étaient également représentés dans ce musée du genre humain : à côté d'Hercule et d'Hélène,
Adam et Ève. Il y avait des statues qu'on avait mises là « pour faire rire »; — des statues de nains, celle du bossu Firmilianus.
D'autres inspiraient au peuple une véritable terreur. Sur la poitrine d'un eunuque, on lisait cette menaçante inscription : « Celui qui
me changera de place mourra étranglé ! » Une statue, celle de Phidalie, était comme le dieu Terme de la nouvelle Rome ;
un Empereur s'étant avisé de la déplacer, un tremblement de terre effroyable se produisit et ces secousses terribles ne purent
être arrêtées que par les prières de saint Sabas.
Près de l'hippodrome, au midi, il y avait un grand bœuf d'airain ; une fois par an, il faisait entendre un mugissement, et
chaque fois il arrivait à la ville quelque grand malheur. Le grand philosophe et thaumaturge Apollonius de Tyane (Apollonius
vivait au premier siècle de notre ère. Des anachronismes de ce genre sont fréquents dans les traditions populaires), le Merlin
de l'Antiquité gréco-latine, avait passé par là ; sur une des portes de l'hippodrome, il avait placé un aigle de bronze enchanté
qui étreignait de ses serres triomphantes un serpent : c'était pour éloigner les reptiles, qui auparavant fourmillaient
dans la ville. Sur une autre porte, il avait écrit « toutes les histoires des derniers jours. »
Une autre statue, non loin de là, dans une pose attristée, tenait sa tête dans ses mains. Le philosophe Asclépiodore,
après avoir lu une inscription mystérieuse gravée sur le socle, tomba dans un profond accablement ; l'Empereur Anastase
lui demanda ce que signifiaient ces caractères : « Non, prince, répondit-il, il vaut mieux ne pas vous l'apprendre, et je
serais bien heureux de ne pas savoir ce que je sais » !
Ce qui distinguait les Romains d'Orient des contemporains d'Auguste, c'est qu'ils ne croyaient pas à l'immobilité de leur
Capitule et n'avaient pas foi dans l'immortalité de l'Empire. Un temps viendrait - tous le savaient - où l'Empereur des Romains,
au milieu des pleurs et des gémissements, s'en irait seul à Jérusalem ; si l'on voulait savoir quel était le barbare
qui renverserait la Monarchie, on n'avait qu'à dévisser le sabot d'un cheval d'airain debout sur une des places publiques.
Plusieurs des statues de l'hippodrome étaient colossales. Un certain Hercule avait le pouce aussi gros que la taille d'un homme ;
mais tandis que le vulgaire était surtout attiré par les vertus magiques ou les proportions gigantesques de ces monuments,
les amants des arts admiraient des chefs-d'œuvre d'élégance et de délicatesse. Quelques courts inventaires qui nous
sont parvenus prouvent qu'il y avait alors à Constantinople des statues sculptées par Lysippe et par Phidias.
Il faut voir
avec quelle douleur vraie le savant Nicétas parle d'une Hélène que les compagnons de Villehardouin jetèrent à la fournaise.
« Elle captivait tous les regards : son beau corps d'airain offrait aux yeux une chair vivante et palpitante ; son front
était ceint du diadème, ses beaux cheveux s'échappaient de sa couronne d'or, flottaient au vent et tombaient jusqu'à ses pieds ;
sa bouche, entr'ouverte comme le calice d'une fleur, semblait parler, son sourire enchanteur ravissait l'âme du spectateur ; mais
qui pourrait peindre ses yeux profonds, l'arc de ses sourcils, la grâce de ce corps charmant ? »
Il pleurait aussi le grand Hercule, « tristement assis, accoudé sur son genou, mélancolique et rêveur sous la peau de lion ;
il semblait fléchir sous le poids du destin et se décourager au souvenir de tant de labeurs et d'infortunes ». Hélas! nos
ancêtres les Francs prirent ces beaux bronzes et en firent des gros sous, ou, comme on disait à cette époque, « de la noire monnaie ».
Ainsi l'hippodrome était tout pour le peuple de Byzance. C'était là qu'on faisait et défaisait les Empereurs, qu'on rendait la justice
et qu'on exécutait les coupables, qu'on triomphait des barbares et des rebelles, qu'on admirait les merveilles de la nature et de l'art,
qu'on s'abandonnait à la superstition et à la religion, à l'amour de la gloire et au goût du beau. Les vertus comme les vices
de ce peuple, encore païen dans son christianisme, encore orgueilleux dans son abaissement, trouvaient également à se satisfaire.
L'hippodrome, ce n'était pas seulement le cirque, c'était le théâtre, le seul théâtre que tolérât l'Église grecque ; c'était à la
fois le Capitule et le mont Aventin, le Pœcile et le stade olympique, le forum de Rome et l'agora d'Athènes. À Constantinople, il y
avait trois merveilles : Dieu avait Sainte-Sophie, l'Empereur avait son triclinium d'or, le peuple avait l'hippodrome.
L'hippodrome fut le premier monument élevé à Byzance ; il existait avant Constantinople, il lui a survécu. Quand Sévère voulut
reconstruire Byzance, il fit d'abord l'hippodrome ; c'est sur l'orientation de l'hippodrome que Constantin bâtit le Grand Palais
impérial, que Justinien éleva Sainte-Sophie ; l'inflexible Église orthodoxe consentit à ce que la métropole de Constantinople
inclinât légèrement au sud-est. L'hippodrome fit donc la loi au Palais, à l'église, à la cité : à tout il imposa son orientation.
L'axe de l'hippodrome, déterminé aujourd'hui par la position des deux obélisques, fut en quelque sorte le pivot autour duquel
gravita le monde byzantin.
Deux anecdotes peuvent nous montrer jusqu'où allait la passion du citadin de la nouvelle Rome pour les jeux du cirque. Quand
Justinien commença ses immenses constructions, le propriétaire d'une maison refusa de se laisser exproprier. On lui offrit
des monceaux d'or - il persista dans son refus ; on l'emprisonna - sa constance ne se démentit pas ; on lui coupa les vivres - il souffrit
en silence. Alors le préfet du palais de Justinien eut une idée lumineuse : l'Empereur annonça qu'il allait donner au peuple
des courses de char. À cette nouvelle, le courage abandonna le pauvre prisonnier, et, plutôt que ne pas avoir sa place
au spectacle, il abandonna son patrimoine à vil prix.
Un autre propriétaire ne se fit pas prier autant ; du premier coup, il déclara qu'il était prêt à faire la concession de
son terrain, pourvu qu'on lui accordât, pour lui et ses héritiers, une place d'honneur à l'hippodrome, et qu'on lui rendît,
à l'ouverture de la séance hippique, les mêmes honneurs qu'à l'Autocrator. C'était un cordonnier. Justinien consentit en souriant
à cette demande, toutefois avec cette réserve que les honneurs impériaux lui seraient rendus par derrière. Voilà pourquoi, durant
plusieurs siècles, le peuple de Byzance poussait des exclamations ironiques et se livrait à de grotesques génuflexions
devant le descendant du cordonnier de Justinien, tandis que l'Autocrator, dans sa loge impériale, s'abandonnait à la mesure
de gaîté que pouvaient lui permettre les lois de l'inflexible cérémonial.
CHAPITRE V
Le déroulement des courses.
Lorsque le jour marqué pour une solennité hippodromique approche, tout Constantinople est en émoi.
Les factions complètent leur organisation, passent la revue de leur matériel. Les étrangers affluent dans la capitale.
La veille du grand jour, un messager impérial, le tesséraire, se rend à l'hippodrome, ordonne de « suspendre le vélum »
au-dessus de la tribune impériale : c'est une manière d'annoncer la solennité ; l'heureux messager est salué par les
acclamations d'une multitude qui a déjà envahi le cirque, et qui se propose bien d'y passer la nuit pour avoir une
meilleure place le lendemain.
Tout le personnel de l'hippodrome est sur pied ; on éprouve si les barrières sont assez solides pour arrêter les chevaux
jusqu'au signal donné, on fait sortir de l'écurie les coursiers avec leurs harnais dorés, on compare la légèreté et la solidité
des chars ; on prépare les urnes pour tirer au sort la place des concurrents et déterminer qui aura le bonheur de tenir la corde,
c'est-à-dire d'être le plus rapproché de la spina ; on nivelle l'arène, on y remet du beau sable jaune mêlé de la
poussière odorante du cèdre ; demain on y jettera des fleurs. Enfin la nuit passe, le jour désiré paraît.
Tout Constantinople est là : une montagne de peuple couvre de haut en bas les gradins ; ateliers, magasins, chantiers du port,
tout est fermé, tout chôme ; on ne travaille pas ce jour-là, et le plus pauvre artisan a revêtu sa plus blanche tunique.
Examinez ce peuple : vous verrez jusqu'à quel point le mélange du sang étranger, du sang slave, turc, arabe, tartare, a déjà altéré,
dans cette grande capitale cosmopolite, la pureté primitive du type grec et du type romain. D'ailleurs, à côté des citadins
il y a place pour les provinciaux ; le paysan slavo-grec de la Thrace, courbé sous son rude labeur et sous les âpres exigences du fisc,
vient voir comment le Byzantin s'entend à dévorer les sueurs des provinciaux ; le hardi montagnard du Rhodope, qui ne paie
l'impôt que lorsque bon lui semble, est venu avec ses armes ; l'audacieux pirate de l'Archipel, au profil tranchant, étale
le luxe que lui ont valu ses rapines impunies. Sur des gradins réservés, on peut voir les ambassadeurs des nations étrangères,
depuis les missi dominici de Charlemagne jusqu'aux députés d'Haroun-al-Raschid.
Les marchands des peuples étrangers qui ont fait un traité de commerce avec l'Empire et qui sont « sur le pied de la nation
la plus favorisée » sont aussi des spectateurs privilégiés. Les Hongrois au bonnet évasé par en haut avec des grelots
d'or au bas de leur robe, le Varègue de Russie qui mêle au luxe de fourrures du nord le luxe de soieries du midi,
le Bulgare, récemment baptisé, avec son crâne rasé à la tartare, ses vêtements de peaux et sa massive chaîne de cuivre
autour du corps, le Franc d'Occident, qui est venu du Rhin sur le Bosphore, conduisant les caravanes le long du Danube
et la lance au poing, l'Arabe d'Égypte, de Syrie ou de Sicile, à la flottante tunique, le Khazar, le Croate, l'Arménien,
tous ces barbares que la vieille Rome aurait menés à la corvée pour la reconstruction de son Capitule, Byzance était
forcée de les traiter en hôtes de distinction.
Les gradins les plus rapprochés de l'arène sont occupés par les membres des factions, en tunique blanche bordée de larges
bandes de pourpre, avec leurs écharpes aux couleurs rivales, ayant à la main leur bâton surmonté du croissant. Le grand vélum
de soie, sur cet océan, sur ces escarpements de têtes humaines, flotte au gré de la brise du Bosphore ou des zéphyrs de la
côte d'Asie. Aux deux extrémités de la spina, des Slaves s'occupent à enfler les orgues. Tout à coup un grand
mouvement se manifeste du côté de la tribune impériale. Les gardes aux cuirasses dorées, avec les drapeaux, les étendards,
les labara, les viclorioles, sont descendus sur le Pi ; derrière les galeries de Saint-Etienne,
on soupçonne la présence de l'Augusta ; les loges à droite et à gauche du trône s'emplissent de généraux, de sénateurs
et de patriées. Enfin l'Empereur paraît à sa tribune, sceptre en main, couronne en tête, et du coin de son manteau impérial
qu'un eunuque lui a rassemblé dans la main, il fait sur son peuple le signe de la croix. Les applaudissements, les hymnes,
les chants des factions, éclatent. On attend le signal.
Il est donné. Aussitôt au rez-de-chaussée de la tribune impériale quatre portes s'ouvrent, quatre barrières s'abaissent,
quatre chars attelés de quatre coursiers rapides s'élancent dans l'arène. On distingue nettement les casaques verte et
bleue, rouge et blanche, et les cochers, debout sur la conque fragile de leur char, penchés sur leurs coursiers, les
animant du geste, de la voix, se dépassant, se rattrapant, faisant voler les flots de sable et les flocons d'écume.
Cent mille poitrines sont haletantes d'émotion, et quand les chars contournent l'extrémité, le dangereux promontoire
de la spina, il se fait un tel silence que, dans cette immense arène, on entend le galop des chevaux ; mais
bientôt des cris, des chants s'élèvent pour animer les coursiers, pour encourager le cocher favori :
Ô Dieu, protège l'Empereur, protège les magistrats ! — Protège nos maîtres, protège nos Impératrices, — protège leurs
enfants porphyrogénètes, — protège le préfet de la ville. — Protège Olympios, protège Anatellons. — Puissance de la croix,
donne-lui la victoire, donne la victoire aux vénètes. — Mère de Dieu, qu'ils soient victorieux, que leur triomphe remplisse
de joie l'Empire ; — fais que nous puissions danser la danse triomphale ! — Nous avons Jésus pour protecteur. — Victoire aux bleus !
— Quand cette faction est victorieuse, l'Empereur, à la tête de son armée, remporte des victoires, l'abondance s'accroît
dans la ville des Romains. — Que la Divinité accorde aux bleus éternellement les triomphes et la gloire ! — Que triomphe
donc la fortune de l'Autocrator, de l'Augusta, que triomphe la fortune de l'Empire et des vénètes !
Jamais Croisés francs n'ont prié plus ardemment pour qu'il leur fût donné de conquérir le Tombeau du Christ, jamais
compagnons de Mahomet n'ont élevé au ciel des prières plus ardentes pour qu'il leur fût accordé de propager l'Islam,
que les Byzantins pour obtenir un succès d'hippodrome.
Quand la course est finie et le vainqueur déclaré, l'on nivelle l'arène et l'on recommence jusqu'à quatre fois. La première
partie du programme est alors remplie. C'est le moment des intermèdes, exhibitions de bêtes curieuses ou exercices d'acrobates.
Un historien grec se rappelle avoir vu un de ces gymnastes qui était parvenu jusqu'au sommet du grand obélisque : là, le vertige
le prit; il sauta en avant, tomba d'une telle hauteur qu'il mourut en touchant terre et s'enfonça profondément dans le sable.
Ces audacieux artistes ne s'épargnaient guère. On raconte l'histoire d'une troupe de ces funambules qui allait de cité en cité ;
mais avant d'arriver à Constantinople, moitié d'entre eux avaient succombé à ce terrible jeu. Un aventurier italien avait aussi
montré à Constantinople un chien savant que les Byzantins croyaient sorcier ; en effet, ce merveilleux animal savait désigner
dans un cercle de spectateurs la personne la plus avare, la plus généreuse, la plus vicieuse ; il rangeait par ordre les
médailles des Empereurs, rapportait des anneaux à leur propriétaire, etc. En même temps, des comédiens organisaient
des scènes de pantomime, des clowns se livraient à des contorsions bizarres, des cavaliers faisaient la voltige
sur deux ou plusieurs chevaux.
Après les courses de chars, il y avait des courses à pied. Quelquefois, pour rendre le jeu plus piquant, des coureurs prenaient
un mors dans la bouche, d'autres tenaient les rênes et faisaient claquer le fouet. Il paraît que cette facétie avait un effet
irrésistible sur le public byzantin, car l'auteur du Livre des Cérémonies l'a consignée gravement par écrit pour la
plus grande délectation des générations futures. Parfois le peuple lui-même était acteur ; à certaines fêtes, en mémoire
des licences fescennines des vieux Latins ou des insultes sacrées qu'on échangeait au pèlerinage d'Eleusis, les chefs des
factions se prenaient à partie et s'accablaient d'invectives convenues, de quolibets graveleux, d'un débordement de
verve carnavalesque.
Cependant il fallait bien dîner pour se préparer au renouvellement des courses, qui toujours avait lieu dans l'après-midi. L'Empereur
se retirait avec les grands dignitaires dans son triclinium, l'Impératrice avec ses dames dans un salon attenant à son église ;
le peuple étalait ses provisions, viandes sèches, poissons salés, pois frits, melons d'eau, limons, oranges, pastèques, et
de cette ruche immense s'élevait un prodigieux bourdonnement. Très souvent c'était le prince qui offrait ce repas à son peuple ;
on entassait au pied de la spina des monceaux de légumes, de fruits, de jambons, et le peuple, descendant des gradins,
mettait au pillage cette architecture de cocagne ; puis arrivait, porté sur un char, un grand vaisseau rempli de poissons
secs qui répandait tout d'un coup sa cargaison sur l'arène. Ce maigre festin ne rappelait guère les fabuleux congiaires que César,
après ses triomphes, offrait au peuple romain couché autour de quarante mille tables, où rien ne semblait assez exquis pour
le palais du peuple-roi, où l'on versait aux manœuvres et aux lazzaroni romains le vin de Grèce et de Sicile à pleines coupes.
Les Byzantins n'avaient point la voracité ni la sensualité romaine ; leur sobriété orthodoxe allait bien à la médiocrité
de fortune du nouvel Empire ; leur idéal, ce n'était plus le gourmand Vitellius, mais le patriarche Jean, dit le Jeûneur.
Ce qu'on jetait au Tibre de viandes rares le lendemain d'une de ces orgies auxquelles les césars conviaient toute une nation
eût suffi pour mettre en débauche ces sobres buveurs de pastèques.
D'ailleurs on n'est pas à l'hippodrome pour manger - et le peuple, qui a terminé lestement cette légère collation, commence
à trouver qu'on est bien long à la table du triclinium impérial. Des chants s'élèvent, de moins en moins respectueux,
et il est temps que l'Empereur vienne donner le signal de nouvelles courses. Le grossier Phocas, en sa qualité de vieux routier,
avait le don surtout d'impatienter le peuple souverain par ses libations prolongées. Un jour, les factions commencèrent
d'abord par une invocation respectueuse : « Lève-toi, ô soleil impérial ; lève-toi, apparais. » Le biberon ne prit aucun
souci de cette touchante invocation. Alors les verts perdirent patience et se mirent à crier : « Voilà que tu as encore
trop fêté la bouteille ! voilà que tu vois trouble ! » Le tyran furieux lâcha sa garde sur le peuple, fit trancher des têtes,
couper des nez et des oreilles, coudre des mutins dans des sacs de cuir, pour qu'on les jetât à la mer. Il est vrai que
peu d'années après ce même peuple eut la consolation de voir Phocas brûlé vif dans le taureau d'airain par son vainqueur Héraclius.
Tel était l'hippodrome à Byzance. Voilà ce qui, pour les Grecs du Moyen-Âge, avait remplacé Eschyle et Sophocle, la mort d'Ajax
et le sacrifice d'Iphigénie. Térence, s'il fût revenu des Champs Élysées, eût vu les Néo-Romains lui tourner le dos pour regarder
des cochers, comme autrefois les Romains de la République, pour des combats d'ours.
CHAPITRE VI
Le déclin et la fin de l'hippodrome de Constantinople.
Nous avons vu l'hippodrome au temps de sa splendeur ; il déclina avec l'Empire. Dès le Xe siècle,
ses magnificences ont quelque chose de mesquin et de fripé. On n'a de chevaux que le nombre strictement nécessaire pour
fournir les huit courses de la journée ; si l'un d'eux tombe malade, il y en a un qui est forcé de courir deux fois.
Les cochers ont des vêtements brodés d'or et d'argent, mais qui ont déjà été portés par plusieurs générations de cochers.
Autrefois, au temps des Césars de Rome, au temps encore de Justinien, les vainqueurs étaient magnifiquement récompensés ;
« on leur donnait non des prix, mais des fortunes ». Au Xe siècle, le cocher vainqueur reçoit 3 écus, environ 45 francs de
notre monnaie ; de plus on lui pose sur la tête une couronne de bronze doré qui, après la cérémonie, fait retour au
vestiaire de la faction, pour récompenser les vainqueurs des générations suivantes.
Pourtant l'hippodrome n'avait encore rien perdu de sa splendeur monumentale. L'Empire de Byzance était comme un noble
de bonne maison qui vit d'économie, mais qui ne peut se décider à congédier ses cochers, à mettre à l'encan le mobilier
qui lui reste de son ancienne opulence. La magnificence de l'hippodrome faisait encore passer sur la mesquinerie
qui présidait à ses solennités.
En 1204, les Latins s'emparèrent de Constantinople. Parmi les pèlerins militaires qui mirent cette cité chrétienne au
pillage, se rencontra un pauvre gentilhomme amiénois, Robert de Clari. Comme Villehardouin, il nous a laissé en langue
française le récit de cette brillante et déplorable expédition ; son manuscrit, retrouvé dans une bibliothèque du nord,
a été publié par le comte Riant. Inconnu jusqu'ici, Robert de Clari prend dignement sa place à côté du maréchal de Champagne ; ils
sont les deux premiers qui aient écrit l'Histoire des Français en langue française.
Or, tandis que Villehardouin, tout occupé de mener à bien l'expédition dont il a la responsabilité, ne peut que
nous assurer d'une manière générale, et en jurant sa parole de maréchal, que Constantinople est la plus splendide
cité qu'on vit jamais, Robert de Clari, simple chevalier banneret, s'est donné le plaisir de visiter en détail sa conquête.
Il a parcouru Constantinople, admiré les hautes colonnes triomphales au sommet desquelles des moines excentriques avaient
élu domicile ; il a demandé des renseignements sur leurs bas-reliefs aux Grécules ignorants, qui lui répondaient invariablement
que c'étaient les signes de ce qui devait arriver un jour ; enfin le hasard de ses investigations l'a conduit à l'hippodrome,
et il ne peut contenir son admiration à la vue de tant de chefs-d'œuvre de bronze et de marbre, de ces tribunes « moult cointes
et moult nobles, où l'Empereur et l'Impératrice se séaient quand on jouait, » de ces « ymages d'hommes et de femmes, et
de chevaux et de bœufs, et de chameaux et de ours, et de lions et de moult manières de bestes jectées en cuivre qui estaient
si bien faictes et si naturellement formées, qu'il n'y a si bon maistre en païenisme ne en crestienté qui sût faire aussi bien ».
Ses compagnons d'armes, après la seconde prise de Constantinople, ne se laissèrent point attarder par ces nobles considérations ; ils brûlèrent,
démolirent, renversèrent, jetèrent à la fournaise, firent des sols avec l'admirable Hélène dont Nicétas était amoureux. L'hippodrome,
déshonoré par l'invasion et le pillage, cessa d'être pour les Grecs, même après la chute de l'Empire latin, le théâtre de leurs
plaisirs et de leurs rivalités. Il semble qu'ils aient commencé à fuir ce monument, qui ne faisait que leur rappeler le triomphe
abhorré des hérétiques et des barbares.
Cent ans avant la conquête de Constantinople par les Ottomans, l'hippodrome était en ruines : une estampe du XIVe siècle en fait foi.
Ce dessin, inexact dans les détails, assez vrai dans l'ensemble, nous montre encore debout les colonnes de la spina et le
palais de la tribune; mais les gradins se sont en partie écroulés, les portiques sont à moitié détruits, d'informes décombres
occupent l'arène, et de hideuses petites masures se sont bâties au milieu et aux dépens de ces ruines grandioses. Constantinople,
encore vivante et libre, sentait déjà l'ombre de la mort s'étendre sur elle ; elle avait renoncé à tout ce qui l'avait ornée,
réjouie, passionnée, elle laissait tomber cette parure de statues et de colonnes triomphales, et, sentant que le Turc approchait,
elle portait déjà son propre deuil.
C'était bien pis encore à l'époque où le voyageur français Pierre Gilles, en 1529, visita la capitale de l'Orient. Les
Ottomans étaient là depuis soixante-seize ans. Ces « âpres ennemis de l'art vitruvien, ces Turcs plus forts qu'Hercule lui-même »,
continuaient à loisir l'œuvre de destruction. Les Grecs, courbés sous le joug depuis près d'un siècle, redevenus barbares
au contact de leurs maîtres barbares, ne savaient plus l'histoire de leurs ancêtres ; ils impatientaient le curieux
voyageur de leurs niaises explications sur les colonnes et sur les serpents. Les Vénitiens, riches et vandales comme des
Anglais de 1826, achetaient les obélisques renversés pour en orner leurs églises de l'Adriatique.
Le sensible archéologue
pouvait à peine retenir ses larmes. Ce n'était pas de voir l'hippodrome en ruines qui l'affligeait le plus, c'était de voir
« les ruines insultées ». Il y avait là, étendues à terre, des colonnes de 22 pieds de long, la base jetée d'un côté,
le chapiteau de l'autre. On les sciait par le travers comme des bûches de bois ; on en faisait des dalles à paver les bains,
des boulets de marbre pour l'artillerie de Soliman. Ces beaux chapiteaux antiques, les barbares les retravaillaient à leur goût :
on les creusait pour en faire des pétrins de boulanger ! « Ce qui mettait le comble à ma douleur, c'était la vue d'une médaille
que je venais de ramasser : on voyait d'un côté Bélisaire triomphant dans l'hippodrome du roi des Vandales et Justinien
qui accueillait le triomphateur, de l'autre l'effigie de Bélisaire avec cette légende, à laquelle la vue de cette désolation
donnait un sens cruellement ironique : GLORIA ROMANORUM ! »
Aujourd'hui on voit, sur une des places de Stamboul, deux grands obélisques qui sont là on ne sait-pas bien pourquoi, et un
petit monument de bronze à demi engagé dans des décombres. Le sol est grossièrement nivelé; mais on se prend à songer
aux Hercules de bronze, aux Hélènes de marbre blanc, dont les débris sont peut-être enfouis là. C'est tout ce qui reste
de l'hippodrome, c'est tout ce qui reste des grandes luttes des verts et des bleus, de ce qui, pendant six cents ans,
passionna jusqu'à la démence la plus grande et la plus civilisée des sociétés du Moyen-Âge.