Orthodoxie en Abitibi

Dans les profondeurs de l'esprit humain

Étude VIII : Dans les profondeurs de l'esprit humain

- P. Georges Leroy -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

Un récit symbolique
Le cœur
La route des hommes pervers
La rétribution
La traversée de la Mer
Les Noms divins

Quels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?

Après avoir cherché à savoir quelle est l'humanité qui est assumée en Christ, nous nous sommes interrogés sur les composantes de la personne humaine. Nous poursuivons plus avant cette quête personnaliste, en méditant sur ce thème : comment, moi, puis-je établir la communication avec la Présence divine, et qu'est-ce que cela signifie ? Cela nous incite à poser les questions suivantes :

- avons-nous besoin d'un guide pour cette recherche personnelle ?
- existe-t-il un épisode évangélique qui puisse nous éclairer sur le thème de la rencontre de l'Humanité existant dans toute sa perfection en Christ, et notre humanité telle qu'elle existe ici et maintenant ?
- quel est le terme biblique qui exprime l'univers intérieur de l'être humain ?
- quel livre biblique nous donne-t-il une doctrine qui puisse nous aider à gérer les influences du monde extérieur ?
- quel fil conducteur suivrons-nous, pour cheminer avec notre guide évangélique, dans notre recherche de la vie intérieure ?


Un récit symbolique

Nous avons découvert que le Christ nous révèle la Nature humaine, telle que nous sommes appelés à la posséder, après avoir répondu positivement à l'appel de collaboration à l'oeuvre divine.
Nous avons vu également que les quatre niveaux d'existence qui nous constituent sont appelés à vivre dans l'unité, plutôt que de se borner à être ensemble, dans une coexistence potentiellement conflictuelle.
Il reste à réaliser tout cela... Comment faire ? C'est le saint Évangéliste Jean qui va nous le montrer. Il va nous mener par la main, en nous faisant découvrir les Noms divins. - Tout d'abord, retenons ce grand principe :

Je deviens ce que je contemple. La connaissance que je puis avoir de moi-même procède immédiatement de celle que j’ai de Dieu. Et je ne peux rien savoir de Dieu, à part ce qu’Il me révèle. Et que me révèle-t-Il ? Son Nom.
Dans la vision du Buisson ardent (Exode 3; 2 – 15), Moïse demande à Dieu qui lui apparaît dans le rayonnement de ses Énergies (une « flamme de feu » qui ne consume pas le buisson) : « si les enfants d’Israël demandent quel est ton Nom, que répondrais-je? » - et Dieu lui dit : « JE SUIS l’Étant » (Exode 3; 14).
Le Christ nous révèle qu’Il est Dieu, en prenant pour Lui-même ce Nom.

Ouvrons l’Évangile de Jean, et parcourons le texte jusqu’à ce que nous trouvions un premier énoncé du Nom divin. À un moment donné, le Christ arrive à proximité de Sychar, une ville de Samarie (Jean 4 ; 1 – 38). Fatigué par la route, Jésus s’assied près du puits. En l’absence de ses disciples, Il entame la CONVERSATION AVEC UNE SAMARITAINE. Au cours du dialogue, la femme lui dit : « je sais que le Messie, celui qu’on appelle Christ, doit venir ». Jésus lui répondit : « JE SUIS, Moi qui te parle ».

Il ne faut surtout pas effacer l’énoncé du Nom divin en traduisant platement cette expression par les mots « C’est moi qui te parle » comme on le lit souvent…

Tout ce passage, que nous trouvons exclusivement dans le texte de l’Évangile de Jean, est riche de significations théologiques.

Pourtant, ce n’est pas l’aspect théologique du texte que nous allons scruter maintenant. Ce texte est un récit symbolique. Nous avons vu auparavant en quoi un symbole diffère d’un signe : un symbole contient en lui-même la présence de ce qu’il représente. Une icône du Christ est un symbole, car elle ne se suffit pas à elle-même, en tant qu’objet matériel : elle se réfère au Prototype, qui est la Personne vivante du Christ. L’icône contient en elle-même la Présence de Celui qui y est représenté. À ce titre, elle est un symbole. Par contre, la relation qui existe entre un signe et sa signification est tout extérieure, conventionnelle : la lettre « A » désigne un phonème, mais c’est une convention : dans un autre alphabet, le phonème est représenté par un autre signe, et le signe « A » pourrait représenter tout autre chose, comme l’inconnue d’une équation, par exemple. Le symbole est riche de multiples significations, et ces significations sont à la fois convergentes et antinomiques : elles désignent une même réalité, mais bien souvent en revêtant des sens qui paraissent opposés aux yeux de la raison. En réalité, ces significations sont antinomiques. Le symbole ne se laisse aucunement épuiser par les multiples significations que nous y découvrons. Le symbole se vit sur un autre plan que la simple raison. Et enfin, ce n’est pas parce que quelque chose est symbolique qu’elle n’existe pas ; bien au contraire ! Une réalité symbolique est beaucoup plus profonde et évidente que la simple affirmation de l’intellect rationnel.

S’il existe des symboles, il existe aussi des récits symboliques qui ont des propriétés spécifiques. Tout comme les symboles, les récits symboliques présentent plusieurs niveaux de compréhension, et leur exégèse est inépuisable. Tout comme les symboles, il ne faut surtout pas penser qu’un épisode raconté par un récit symbolique ne puisse pas reposer sur un noyau historique, du simple fait qu’il est symbolique. Symbole et historicité ne s’opposent nullement. Le récit symbolique ne véhicule pas seulement une idée ; il se réfère à une expérience vécue, qui peut fort bien être la nôtre. Enfin, le récit symbolique se réfère à un monde « autre », qui est appelé à se réaliser dans cette existence-ci.

La rencontre du Christ avec la Samaritaine est un récit symbolique. Rien ne permet d’affirmer qu’il ne repose pas sur un événement qui est historiquement réel : nous attendons toujours que l’on parvienne à nous prouver que le Christ n’a pas conversé avec la Samaritaine, près de Sychar ! Ce récit est riche en significations, notamment théologiques. Nous y voyons bien sûr une relativisation du Culte mosaïque (« les vrais adorateurs adoreront le Père en Esprit et en Vérité » Jean 4 ; 23) ; nous y trouvons un enseignement sur l’Eau Vive (Jean 4 ; 13) qui se réfère bien sûr au Discours prononcé dans le Temple (Jean 7 ; 37 - 39) - et nous pouvons y découvrir bien d’autres significations et enseignements. Mais pour le moment, c’est l’aspect psychologique de ce texte qui nous intéresse. Empressons-nous de souligner le fait que nous gardons pleinement conscience du fait qu’il s’agit d’un récit symbolique et que de ce fait, la signification psychologique que nous allons y étudier ne fait nullement concurrence – à la fois à toute la richesse théologique qui s’y trouve, et à l’historicité du récit.

Le cœur

Après toutes ces précisions, nous pouvons dire impunément que ce récit nous montre le récit de la rencontre entre l’être humain par excellence, le Christ, et l’humanité exilée dans sa condition actuelle : la Samaritaine – qui vit hors de la Terre Promise, qui ne fait pas partie du Peuple Élu.

La Samaritaine nous dit une vérité profonde, dans le sens littéral du terme : « tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond » (Jean 4 ; 11). Par nous-mêmes, nous sommes incapables de puiser dans les ressources des profondeurs de notre cœur, symbolisé par le puits profond. Que fait la Samaritaine ? Est-ce qu’elle va chercher une corde, afin de puiser dans le cœur, malgré tout ? « la femme, laissant là sa cruche, courut à la ville » (Jean 4 ; 28). Jésus peut éventuellement boire de l’eau de la cruche, laissée sur la margelle du puits, mais ne peut puiser dans celui-ci : l’être humain peut se désaltérer des ressources de son cœur - il n’en est pas totalement privé - mais il ne peut y accéder lui-même. Le Christ nous montre la situation de l’être humain actuel. La privation d’accès aux centre profond de l'être humain - le cœur - devient source de déséquilibre pour l’ensemble de l’être humain. Dans ce cas, nous assistons à une prolifération anarchique et pathologique du rationnel dans l’être humain, symbolisé par le recours à la ville.

Le récit de la tour de Babel est un autre récit symbolique. Parmi les significations que nous pouvons y découvrir, apparaît avec évidence l'idée du caractère toxique de la tentative de l'être humain d’ériger le monument de sa rationalité comme explication ultime de l'univers et comme source d'une puissance absolue. Loin d'être le récit naïf d'une sorte de « jalousie » divine en face des entreprises hardies effectuées par l'être humain, le récit nous montre le résultat de la folle tentative de vouloir étouffer le cœur humain sous la dictature totalitaire d'une rationalité toute-puissante. Le résultat est le fractionnement - non seulement de l'humanité - mais encore de l'individu humain lui-même, qui en vient à ne plus même pouvoir communiquer avec les autres.

La raison est une excellente chose, assurément. Mais lorsque la rationalité triomphante colonise jusqu’au Temple intérieur qui est le plus intime de notre âme, et vient y éteindre la lampe de la Présence divine, alors se trouve réalisée la parole de l’Écriture : l’abomination de la désolation est installée là où elle ne doit pas être.

Jean 4 ; 23. L’interprétation suivante ne concurrence nullement la compréhension littérale du texte, qui prédit un acte ultime – et fatal – d’idolâtrie à la Fin des Temps. Cette prophétie ne pourra être vérifiée qu’à la Fin des Temps, précisément. D’ici là, rien n’empêche de trouver dans ce texte un sens qui s’applique à notre expérience de vie contemporaine.

C’est la prétention exorbitante de la pensée rationnelle d’être la source de toute connaissance. La raison autonome et souveraine est essentiellement dominatrice ; elle s’exprime par une volonté de puissance arrogante et contraignante. Les exemples en sont innombrables dans la société technologique qui nous entoure, et dans sa prétention à réduire l’ensemble du comportement humain à des impératifs économiques. L’homme ne se nourrit pas seulement de pain ; la première tentation que le diable présenta à Jésus, dans le désert (Lc 4 ; 3 -4 // Mt. 4 ; 3 - 4), fut de proposer de transformer les pierres en pain – une opération qui aurait été éminemment rentable !

L’incapacité de l’être humain à accéder par lui-même aux ressources de son univers intérieur - le cœur - nous permet de comprendre comment se fait-il qu’une psychanalyse réduite aux dimensions d’une science exacte, ne puisse servir de « marchepied » pour découvrir la spiritualité. Une telle psychanalyse ne mène pas naturellement à la pratique de la vie spirituelle. L’approche de l’analyse, par définition, est une approche qui divise, qui détruit la globalité : peut-on apprécier le chant des rossignols avec des oiseaux empaillés ? - C’est un peu dommage, car aujourd’hui, le langage de la psychologie est devenu un « bien commun » de l’homme actuel. Par contre, les concepts qui s’efforcent de décrire les voies de la vie spirituelle sont difficilement accessibles à tout un chacun. La vie spirituelle passe par l’unification des tréfonds de notre être et la libération des ressources du cœur, qui sont généralement ensevelies et cadenassées par notre pensée rationnelle. Dans la vie religieuse, tout est suggestion, et bien des domaines échappent au contrôle strict de la rationalité.

La richesse du récit de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine, c’est que ce texte ne s’arrête pas au constat d’impuissance de l’être humain, en ce qui concerne l’accès à l’univers intérieur de l'être humain. Car le Christ a bel et bien dit à la Samaritaine : « si tu savais le Don de Dieu et quel est Celui qui te dit donne-Moi à boire, c’est toi qui L’en aurais prié, et Il t’aurait donné de l’Eau Vive » (Marc 13 ; 14). Nous recevons en nous le rayonnement des Énergies divines : issues de la Source absolue qu’est le Père, révélées pour nous par le Christ, nous illuminant et assurant notre croissance, dans l’Esprit. Toute formulation possède ses avantages et ses inconvénients : le terme d’« Énergies divines » ne met pas assez l’accent sur l’aspect personnel de l’action divine : Dieu n’est pas une simple force cosmique ! Les « Énergies divines » sont Dieu en tant que Rayonnant, dans la plénitude de sa dimension d'amour pour la créature humaine.

Si nous nous laissons diriger par les impulsions du monde extérieur, nous vivons dans l’illusion et la captivité. Nous devenons « fils du diable » suivant l’expression de l’Évangéliste Jean, et nous accomplissons les « désirs de notre père » qui est un homicide (Jean 8 ; 44) - l’homicide dont il s’agit est tout d’abord celui de notre être spirituel. Si nous nous contentons d’être le reflet des impulsions du monde extérieur, nous sommes totalement sous l’emprise de la division et du fractionnement ; notre nom est « légion » (Luc 8 ; 30), comme se désignaient les puissances des ténèbres qui avaient envahi celui qui habitait le pays des Géraséniens, et qui habitait dans des tombeaux. L’assaut des impressions extérieures nous fragilise et nous morcelle. L’impact du monde extérieur nous déstructure et risque de susciter en nous une extraversion, c’est-à-dire le fait de nous orienter entièrement vers l’extérieur - de métamorphoser notre désir naturel de vie spirituelle, en un appétit illimité pour les biens matériels. Dans ce cas, la vérité s’obscurcit en nous, et l’accès à notre monde intérieur se dissimule, s’abrite, s’immerge dans les profondeurs subconscientes. La victoire contre cet obscurcissement s’obtient par l’action constructive et structurante des Énergies divines, qui agissent sur tous les niveaux de notre être.

C'est maintenant le moment de préciser la notion de « cœur ». Nous avons déjà distingué quatre éléments, dans notre ensemble humain : le corps, la psyché, l'esprit et l’âme. Est-ce réellement nécessaire d'encore complexifier les choses, en parlant du « cœur » ? En fait, le cœur n'est pas l'un des éléments de notre complexe humain. Le « cœur » est un « deuxième plan » de notre être : le « cœur » comprend lui aussi les quatre éléments que sont le corps, la psyché, l'esprit et l’âme. Le « cœur » est une notion profondément biblique ; il se retrouve fréquemment dans les Écritures :
- Le « cœur » désire : « tu lui as donné le désir de son cœur, tu n'as pas refusé ce que demandaient ses lèvres » (Ps. 20 ; 3) ;
- Le « cœur » éprouve de la joie ou de la peine : « mes serviteurs chanteront, la joie au cœur. Mais vous, vous gémirez, le cœur en peine » (Isaïe 65 ; 14) ;
- Le « cœur » pense : « Il leur forma une bouche, une langue, des yeux, des oreilles ; Il leur donna un cœur pour penser » (Ecclés. 17 ; 6) ; la Parole de Dieu « peut juger les sentiments et les pensées du cœur » (Hb. 4 ; 12);
- Dieu « parle au cœur » de l’être humain (Osée 2 ; 6);
Le « cœur » réagit immédiatement à la Présence divine : « notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, lorsque (le Christ) nous parlait en chemin et nous expliquait les Écritures ? » se demandaient les disciples sur le chemin d’Emmaüs (Lc. 24 ; 32).

Si notre conscience profonde est dirigée par ce deuxième plan de notre être, qui est le « cœur », les suggestions du « cœur » deviennent progressivement plus influentes que les impressions extérieures. « Gardez courage : j’ai vaincu le monde » nous dit Jésus (Jean 16 ; 33). Sur le plan cosmique, la victoire sur le monde est la fondation du Royaume. Au plan de notre vie intérieure, c’est le triomphe du « cœur » sur les déterminations et contraintes extérieures. Notre « cœur » va nous structurer, c’est-à-dire réguler l’action du conscient et du subconscient en nous ; dès lors le subconscient ne sera plus écrasé, éclipsé par notre faculté cognitive, et pourra faire émerger à la surface de notre psyché l’inspiration créatrice.

Quelles sont les relations entre le « cœur » et notre subconscient ? Assurément, le « cœur » est davantage orienté vers la personne (notre « cœur » est spécifique à notre individu) tandis que le subconscient est orienté vers le collectif, vers l’espèce humaine : en plongeant dans le subconscient, nous atteignons les symboles fondateurs de notre psyché, symboles qui sont innés et que nous partageons avec l’ensemble de l’humanité. Mais il ne faut pas absolutiser cette distinction, et dire que le « cœur » est exclusivement relatif à la Personne humaine, tandis que le subconscient serait relatif à la Nature. Ce serait une simplification abusive. Car le Christ prend notre Nature humaine et la fait siéger à la Droite du Père, tandis qu’il nous revient d’actualiser ce Salut dans notre Personne. Le Christ sauve l’homme tout entier, et pas seulement le subconscient, bien sûr ! Le subconscient, le « cœur » et toutes les facultés humaines sont appelées à être illuminées par la Lumière divine.

C’est aussi la raison pour laquelle il convient d’éviter de moraliser ces deux notions de surconscient et de « cœur ». En aucun cas, il ne faut prétendre que le « cœur » serait « bien » et le subconscient « mal », même si le contenu du subconscient renferme des choses étranges, surprenantes et parfois inavouables… Affirmer que « le supra-conscient est la mémoire des actes spirituels et la puissance des énergies supérieures » tout en disant que le « subconscient des passions consiste en la mémoire de nos actions pécheresses, imprimées dans notre être, lié à sa nature biologique », revient à dire qu’il y aurait en nous un « bon cœur » et un « cœur mauvais ». Par là « notre conscience devient un terrain de lutte entre le Christ et l’esprit mauvais, par les pensées bonnes et mauvaises que chacun d’eux nous envoie respectivement par le biais des deux cœurs. (…) Dieu œuvre par l’intermédiaire du bon cœur, les mauvais esprits, par l’intermédiaire du mauvais » (Théologie ascétique et mystique de l’Église orthodoxe. Dumitru Staniloae. Cerf 2011. p. 198 – 199.).

Une telle conception considère le subconscient comme étant uniquement négatif, alors que le fait d’assumer le contenu de notre subconscient est essentiel à notre équilibre psychologique. Cette vision des choses jette le discrédit sur notre être biologique qui ne mérite nullement ce mépris, malgré une tradition religieuse tenace. Enfin, il s’agit véritablement d’un nestorianisme psychologique : il y aurait, au plus profond de nous, deux éprouvettes – l’une contenant un précieux nectar, et l’autre, contenant un poison vif. Les deux éprouvettes seraient des réalités parallèles qui ne communiquent pas. En ce qui concerne la Personne du Christ, le nestorianisme rend impossible l’illumination de l’humain par le divin, précisément parce qu’ils ne peuvent communiquer, selon cette perspective.

De la même façon, la doctrine des « deux cœurs » présente ceux-ci comme deux réalités hostiles – l’être humain ne pouvant atteindre l’illumination que par la destruction du « mauvais cœur » à l’issue d’une lutte acharnée : « l’homme a toujours l’ange bon à sa droite, le mauvais ange à sa gauche ; parfois l’un gagne, parfois c’est l’autre » (Ibid. p. 199). - Assurément, ce n’est pas totalement faux. Mais l’interprétation des notions de « cœur » et de subconscient en termes moralisants obscurcit fortement la perspective, et risque de réduire la vie spirituelle à la caricature d’un combat manichéen entre un dieu du Bien et un dieu du Mal…

Un dernier mot à propos du récit de la Samaritaine : si dans le récit, le Christ incarne la figure de l’humanité par excellence, qu’est-ce qu’incarne la Samaritaine – puisque tout, dans ce texte, est porteur de sens ? Paradoxalement, la Samaritaine incarne la rationalité, celle qui condamne la subconscient à l’inaccessibilité – celle qui laisse l’eau au fond du puits… Ce qui conforte cette signification, c’est qu’elle s’en va ensuite à la ville, qui est par excellence un lieu rationalisé par l’être humain. Ce caractère rationalisé de l’agglomération urbaine entraîne la défiance de la Bible envers les villes et les citadins : Caïn fut le premier fondateur de villes ! La Samaritaine dit aux Samaritains que le Christ lui a dit ce qu’elle a fait, au plan factuel et objectif. - Notons en passant qu'il est possible de mettre en relation les « cinq maris » - auxquels le Christ fait allusion - avec les cinq sens, qui connectent la Samaritaine avec l'extériorité.

L’Évangile ne « tombe pas dans le panneau » en faisant automatiquement de l’homme masculin la figure de l’objectivité et du conscient, et de la femme celle de la subjectivité et du subconscient. Une telle catégorisation est une insulte à la fois pour l’homme et pour la femme, car ce n’est pas une question de sexe, mais de genre. - En fait, ce sont les Samaritains qui sont les plus subjectifs et intuitifs : après un contact personnel avec le Christ, ils croient, et ils le font par eux-mêmes, puisant dans les facultés créatrices de leur subconscient, sous l’impulsion de leur « cœur », et non plus sur base du témoignage objectif de la Samaritaine.

La route des hommes pervers

Laisser libre cours aux impulsions du monde extérieur, sans qu’elles ne soient régulées par le cœur, équivaut à permettre à une tornade de faire irruption dans notre âme, laissant désordre et désolation. Nous en avons une bonne illustration dans le livre de Job : tous les biens, la maison, les fils et les filles de ce juste disparaissent brutalement (Job 1 ; 1 - 22). Le livre de Job est l’un des grands Livres de l'humanité.

C'est un récit symbolique : nous y trouvons de nombreuses significations convergentes. Parmi celles-ci, nous pouvons mentionner la doctrine du « bouc émissaire». Lorsqu'une société ressent des tensions ou se trouve en situation conflictuelle, elle tente d'éviter de regarder en face la réalité, et de se remettre en question – car la remise en question de ses préjugés est un exercice difficile et douloureux ! Il est beaucoup plus facile de désigner arbitrairement une victime, et ensuite de lui imputer la haine, les angoisses et les contradictions que l'on éprouve :

Vous irez jusqu'à tirer au sort un orphelin, à faire bon marché de votre ami ! (Job 6 ; 27)

La communauté se ressoude en déversant toute sa négativité sur la victime. Celle-ci est tout d'abord exclue du groupe :

Mes frères me tiennent à l'écart, mes relations s'appliquent à m'éviter. Mes proches et mes familiers ont disparu, les hôtes de ma maison m'ont oublié. Pour ma servante, je suis un étranger, un inconnu à leurs yeux (Job 19 ; 13 - 19).

puis maltraitée :

Toute une bande me harcèle. Elle se dresse contre moi en témoin à charge, ne réplique en face par des calomnies. Sa fureur déchirée me poursuit, en montrant des dents grinçantes. Mes adversaires aiguisent sur moi leurs regards, ont une bouche menaçante. Leurs outrages n'atteignent comme des soufflets, ensemble ils s'ameutent contre moi (Job 16 ; 7b - 10).

et enfin tuée - ce qui constitue l'aboutissement du processus, souvent vécu comme une sorte d'extase communautaire :

Le mal dévore sa peau, le Premier-Né de la Mort ronge ses membres. On l'arrache à l'abri de sa tente pour le traîner vers le Roi des frayeurs (…) Sa fin tragique frappe de stupeur l'Occident, et l'Orient est saisi d’effroi (Job 18 ; 13 - 20).

Le verset 21 affirme : « Point d'autre sort pour les maisons de l'impiété, pour la demeure de celui qui ne connaît pas Dieu ». Rappelons-nous que c’est Bildad de Shuah qui parle – l’un de ceux qui justifient inconditionnellement la validité du mécanisme victimaire.

Ce mécanisme du « bouc émissaire » ne s'observe pas seulement dans les sociétés tribales. Les grands procès qui ont été menés lors de l'époque stalinienne, contre les opposants - ou supposés tels - du régime soviétique, fonctionnaient suivant la même logique – tout comme les « purges » du régime maoïste.

L'idéal, c'est que la victime admette elle-même qu'elle est coupable au premier degré. Dans ce cas, le mécanisme victimaire fonctionne parfaitement. Dans la logique du « bouc émissaire », le persécuteur cherche par tous les moyens à ce que la victime s'identifie à son persécuteur, et cette victime ira jusqu'à adopter le langage de son persécuteur. Le livre de Job observe ce phénomène avec une remarquable perspicacité. La pression sociale fait vaciller la certitude d’innocence de la victime :

Suis-je innocent ? Je ne le sais plus moi-même… (Job 9 ; 21)

Et cela va jusqu’à donner à Dieu le profil des persécuteurs, ce qui est le comble de l’identification mortifère :

Tel un lion Tu me prends en chasse, Tu répètes contre moi tes exploits, Tu renouvelles tes attaques, ta fureur sur moi redouble, les troupes fraîches m’assaillent sans répit (Job 10 ; 16b - 17).

Très paradoxalement, dans ce mécanisme d’assimilation, Dieu finit par être considéré par la victime, comme étant du côté des persécuteurs :

Oui, Dieu m'a livré à des injustes, entre les mains des méchants Il m'a jeté. Je vivais tranquille quand Il m'a secoué, saisi par la nuque pour me briser et Il a fait de moi sa cible : Il me cerne de ses traits, transperce mes reins sans pitié et répand à terre mon fiel. Il ouvre en moi brèche sur brèche, fonce sur moi tel un guerrier (Job 16 ; 11 - 14).

Suivant cette logique, la victime se laisse contaminer par l'image de Dieu qui est donnée par les persécuteurs :

Sachez que c'est Dieu qui m’opprime et qui m'enveloppe de son filet. Si je crie à la violence, pas de réponse : si j'en appelle, point de jugement (Job 19 ; 6 - 7).

Il s’agit bien du Dieu des persécuteurs, un Dieu caricatural dont les actes sont à la fois arbitraires et impitoyables – comme le décrit Élihu :

Il brise les grands sans enquête et en met d'autres à leur place. C'est qu'Il connaît leurs œuvres ! Une belle nuit, Il les renverse et on les piétine. Pour leur méchanceté, Il les soufflette ; en public, Il les enchaîne (Job 34 ; 24 – 26b).

Peu importe d’ailleurs qui est le persécuteur ; ceux-ci sont interchangeables :

Moi aussi – dit Job – je pourrais parler comme vous, si votre âme était où est mon âme (Job 16 ; 4).

Le persécuteur peut se retrouver inopinément dans le rôle du « bouc émissaire » : c’est l'expérience imprévue et tragique qu'ont faite un bon nombre d'agents des services secrets staliniens - parmi les plus fanatiques et faisant preuve de l'athéisme le plus virulent - qui se sont retrouvés du jour au lendemain derrière les barbelés des camps de concentration, et qui ont été ensuite supprimés par le régime même auquel ils avaient adressé leurs adorations les plus serviles.
Les persécuteurs présentent une personnalité singulièrement misérable :

Mes frères ont été décevants comme un torrent, comme le lit des ruisseaux passagers (Job 6 ; 15).

Comment briser ce mécanisme fatal de victimisation ? Comment cesser de « suivre la route de jadis, celle que foulèrent les hommes pervers (Job 22 ; 15.) » ?

Le persécuteur dit à la victime : « toi-même, tu es pécheur, et c'est ton péché qui justifie la persécution dont tu es l'objet ». Éliphaz de Témân dit à Job :

Ceux qui labourent l'iniquité et sèment l’affliction, les moissonnent. Sous l’haleine de Dieu ils périssent, au souffle de sa colère ils sont anéantis (…). Un mortel est-il juste devant Dieu, en face de son Auteur, un homme serait-il pur? À ses serviteurs mêmes, Dieu ne fait pas confiance, et Il convainc ses Anges d'égarement (Job 4 ; 8b - 18.).

L'être humain est mal placé pour clamer son innocence en face du persécuteur. Le péché pénètre toujours quelque aspect de sa personnalité, et c'est par cet angle que la victimisation trouve le moyen de s'accrocher, comme une bactérie qui rentre dans l’organisme par une meurtrissure. Chacun se fait dévorer par le rouage d'acier de la victimisation. La seule façon de faire sauter ce mécanisme fatal, est d'y lancer un diamant indestructible, qui fera sauter les dents de l'engrenage. Aucun d'entre nous ne peut être ce diamant, car tous, nous avons péché, et de ce fait, nous faisons partie de la condition humaine déchue. Le seul - et rigoureusement le seul - qui puisse remplir ce rôle, est le Christ - car seul, Il peut affirmer n'avoir aucun péché.

Ce n'est pas le cas de Marie, sa mère. Marie est un être humain précisément comme nous. Son « oui » à l'annonce de l'Ange est précisément le même « oui » que nous sommes capables de prononcer, lorsque Dieu nous demande si nous voulons librement participer à son œuvre. Marie était parfaitement libre de répondre « oui » ou « non », tout comme nous sommes capables de donner une réponse positive ou négative à l'appel divin. En aucun cas, l'acquiescement de Marie n'a été téléguidé par quelque privilège originel qui aurait fait de Marie un être étranger à notre humanité. Marie a répondu librement « oui », et n'a pas été un robot qui se serait contenté de faire ce pourquoi il a été programmé. Partageant la condition qui est la nôtre, Marie a certainement péché. Elle était présente parmi la parenté de Jésus, lorsque ceux-ci venaient le reprendre, en disant qu'Il déraisonnait... Avec Joseph, elle ne s'est guère préoccupée de leur enfant, lorsqu'ils faisaient le pèlerinage à Jérusalem, le croyant parmi les oncles et tantes. Elle a, en quelque sorte, « forcé la main » de Jésus, lors de noces de Cana. Tout ceci ne constitue que de la menue monnaie, en terme de péchés. Mais c'est suffisant pour nous persuader du fait que l'humanité de Marie a été précisément la nôtre. Illuminée par l'Esprit, elle a atteint la cime de la spiritualité, et constitue pour nous un modèle d’intimité avec le Christ. C'est parce qu'elle est « des nôtres » qu’elle est pour nous un modèle de vie intérieure et de perfection.

Seul le Christ, donc, pouvait se laisser volontairement broyer par le mécanisme du « bouc émissaire » puis le faire sauter sous l'affirmation de son absolue innocence - et partant, de l'absolue iniquité et injustice des persécuteurs. C'est lui, le Christ, qui a été la bille d'acier qui a enrayé le mécanisme.

La réalité psychologique et sociale qu'est le « bouc émissaire » peut montrer l'un des aspects de la mission du Christ. Mais cet aspect ne peut pas suffire pour décrire la Rédemption. La notion de « bouc émissaire » peut nous aider à comprendre l'action du Christ, sur le plan sacrificiel. Mais cette notion demeure complètement étrangère à la Résurrection : si nous réduisons la Rédemption au fait de détruire le sinistre mécanisme de la victimisation, nous ne voyons pas l’utilité que peut présenter la Résurrection du Christ. Cette strate de compréhension du livre de Job est fort utile pour comprendre de nombreux comportements humains, mais ne s'enfonce pas dans les profondeurs ultimes du Salut apporté par le Christ.

Tout cela nous permet déjà de constater que le livre de Job fait preuve d'une remarquable perspicacité dans la compréhension des profondeurs de la psyché humaine. C'est bien autre chose et bien davantage que le naïf récit d'une compétition puérile entre Dieu et Satan, concernant la fidélité de Job.

La rétribution

Parmi les nombreux enseignements que nous trouvons dans le livre de Job, figure la question de la doctrine de la rétribution. Dans l'univers de la religion archaïque, tout est simple : celui qui accomplit les commandements divins est récompensé par la richesse et la prospérité, tandis que celui qui ne respecte pas la volonté de Dieu se trouve ruiné, et dépourvu de descendance. De nombreux passages des psaumes et des Écritures vont dans ce sens.

C'est la mentalité qui régnait à l'époque du Christ, et dont les disciples se font l'écho en demandant à Jésus si l’infirmité de l'aveugle-né était due à son propre péché ou à celui de ses parents (Jn. 9 ; 2). Jésus apporte un démenti à cette conception, en citant l'exemple de l'effondrement de la tour de Siloé, et en soulignant l'invraisemblance de cette conception qui aurait voulu que les victimes ensevelies sous les décombres soient plus pécheresses que les autres habitants de Jérusalem (Lc. 13 ; 1-5).

Suivant cette ancienne conception religieuse, le juste ne peut manquer d’être rassasié de biens ; la bénédiction divine multiplie les enfants, les troupeaux, les femmes, les terres – le tout mis sur le même plan. Bien évidemment, la réalité concrète apporte un brûlant démenti à ce genre d'affirmation. Trop souvent, le méchant est riche et prospère :

Pourquoi les méchants restent-ils en vie, vieillissent-ils, alors que grandit leur puissance ? Leur postérité devant eux s'affermit et leurs rejetons sous leurs yeux s'accroissent. La paix de leurs maisons n'a rien à craindre, la verge de Dieu les épargne. (…) Ils chantent avec harpes et tambourins, se réjouissent au son de la flûte. Leur vie s'achève dans le bonheur, ils descendent en paix au shéol (Job 21 ; 7 - 13).
(Le méchant) est emporté au cimetière, où l'on veille sur son tertre. Les mottes du ravin sont douces et, derrière lui, toute la population défile. Que signifient donc vos vaines consolations ? Et quelle tromperie que vos réponses (Job 22 ; 30 - 34.) !

La Bible ne connaît pas l’idée de la résurrection, jusqu’à l’époque fort récente de la composition des livres des Maccabées, c’est-à-dire au deuxième siècle avant notre ère.

Il est vrai que le texte ecclésiastique du livre de Job ajoute un verset à la fin du texte du livre (42 ; 17) : « Job mourut chargé d’ans et rassasié de jours. Il est écrit qu’il ressuscitera avec ceux que ressuscite le Seigneur ». La péricope Job 42 ; 12 – 17 constitue la deuxième lecture des Vêpres du Vendredi-Saint.

La seule perspective que connaît l’Ancien Testament, est de se survivre dans sa descendance. Il n’est donc pas question d’une récompense dans l’au-delà, qui rachèterait les injustices subies ici-bas. Suivant cette logique, la seule justification que l’on pouvait apporter - dans le cas des souffrances et des injustices subies par un juste - était la promesse d’une récompense à venir, sous forme de richesses ou de descendance. De son côté, Job ne peut que se justifier et proclamer son innocence (voir l’ « apologie de Job » : 31 ; 1 - 40), envers et contre tout.

L’horizon est-il définitivement bouché ? Eh bien, non. Et c’est là où nous pouvons « mettre le doigt » sur le caractère inspiré du Livre de Job.

- Éliphaz de Téman expose à Job la doctrine traditionnelle de la rétribution, dans toute sa dureté. Il exige que Job courbe le dos devant ce qu’il estime être un châtiment mérité.
- Bildad de Shuah promet à Job un retour en grâce, pour autant qu’il soit irréprochable et droit.
- Çophar de Naamat ne croit pas en l’innocence de Job : « répudie le mal qui souille tes mains ; ne laisse pas l’injustice habiter sous tes tentes » (Job 11 ; 14).

Tandis que ces trois hommes parlaient, Élihu « se tenait sur la réserve, car ils étaient ses anciens » (Job 32 ; 4). Il prend finalement la parole pour contester l’affirmation de Job : « je suis pur, sans péché ; je suis intact, sans faute » (Job 33 ; 10). Selon lui, Job aurait dit à Dieu : « que T’importe, que T’ais-je fait si j’ai péché ? (Job 35 ; 3.) » Elihu attribue à Job des péchés imaginaires : « tu ne faisais pas justice des méchants, tu décevais le droit des orphelins (Job 36 ; 17.)». En fait, il dresse le portrait de Job comme étant quelqu’un d’hypocrite, qui compte bien sur le fait que Dieu n’accorde aucune attention à ses iniquités. Les accusations d’Élihu sont totalement dépourvues de fondement.

Ce qui est très remarquable, c’est qu’à la fin du récit, Dieu Lui-même donne son avis sur les enseignements des trois Sages : « Ma colère s’est enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n’avez pas bien parlé de Moi, comme l’a fait mon serviteur Job (Job 33 ; 10) ». Dieu Lui-même désavoue les apôtres de la morale rétributive. Et comment Job a-t-il parlé de Dieu ?

Les assauts du monde des apparences avaient presque eu raison de Job. Sa femme lui avait dit : « maudis Dieu et meurs ! (Job 2 ; 9.) » Ce n’était assurément pas la solution… Toutes les argumentations sont inutiles. Job défend abondamment son point de vue, mais cela ne résout pas la question. Dans notre âme, l’agression incontrôlée des éléments extérieurs peut nous déstabiliser, nous déstructurer, et finalement nous détruire. C’est l’expérience qui est imposée à Job. La solution n’est pas de se défendre pied à pied contre les agressions. Car, en faisant cela, les éléments agresseurs prennent de plus en plus de place dans notre horizon, et finalement nous ne voyons plus qu’eux. Si nous nous interdisons de penser à la couleur rouge, celle-ci se présente spontanément à notre esprit, quoi que nous fassions. Attacher son esprit à une image ou une idée obsédante lui donne corps, la fait croître et fortifie l’influence négative qu’elle exerce dans notre univers intérieur. C’est pourquoi une spiritualité de combat, de « lutte contre les passions » ne fait qu’accroître ces dernières, jusqu’à en faire des obsessions. Le « combat spirituel » ne mène pas à l’harmonie intérieure.

Que fait Job, devant les assauts de ses persécuteurs ? Tout d’abord, il en démasque l’imposture :

Vous n’êtes que des charlatans, des médecins de fantaisie ! Qui donc vous apprendra le silence – la seule sagesse qui vous convienne ! (Job 42 ; 7.)

Mais Job fait bien davantage, et c'est là où nous mettons le doigt sur le caractère révélé de ce livre. Job fait appel au PARACLET (Défenseur) :

Dès maintenant, j'ai dans les cieux un témoin ; là-haut se tient mon Défenseur. Ma clameur est mon avocat auprès de Dieu, tandis que devant lui coulent mes larmes. Qu'elle plaide la cause d'un homme aux prises avec Dieu, comme un mortel défend son semblable (Job 16 ; 19 -21.).
Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que Lui, le dernier, se lèvera sur la terre. Après mon éveil, Il me dressera près de lui et, de ma chair, je verrai Dieu. Celui que je verrai sera pour moi, et Celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger (Job 19 ; 25 - 27).
Je ne Te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t'ont vu (Job 42 ; 5. Deuxième lecture des vêpres du Jeudi-Saint).

Ces trois passages sont comme trois rayons de lumière qui donnent sens à l’ensemble du livre. C’est cela, l’inspiration : au milieu d’un océan de considérations humaines jaillit, comme un rayon de lumière entre deux nuages, le rais de la Lumière divine.

Il s’agit de laisser agir en nous une hétéro-inspiration, c’est-à dire l’inspiration qui vient d’un Autre : le Paraclet qui est le Fils, et le Paraclet qui est l’Esprit. Le Paraclet est l’« avocat », c’est-à-dire « celui qui parle pour nous » : Il est cette « clameur » dont parle Job, cette « clameur » qui plaide la cause d’un homme qui est aux prises - non pas avec Dieu - mais avec les suggestions toxiques du monde extérieur et extériorisant. Il s’agit de prendre conscience que notre Défenseur, le Paraclet, est vivant. Le cœur va organiser en nous l’afflux des informations extérieures et la croissance de notre vie intérieure; il va éviter que notre vie intérieure ne soit submergée par les agressions extérieures, et que notre vie intérieure ne cède la place à une complète extériorisation de notre être.

La rencontre du Christ avec la Samaritaine nous a montré que nous sommes, par nous-mêmes, incapables d’accéder aux richesses de nos profondeurs spirituelles. Ces richesses, l’Eau Vive, nous sont données par les deux hypostases manifestatrices de la Trinité, le Rayonnement divin, que nous désignons par le terme d'« Énergies ».

Le Livre de Job nous apporte une information supplémentaire : non seulement, nous ne sommes pas capables d’accéder par nous-mêmes aux richesses de nos profondeurs spirituelles, mais encore l’agression des facteurs extérieurs constitue pour nous un véritable danger. Là aussi, afin de ne pas être totalement « extériorisés », il nous faut faire appel au Paraclet, évitant par là-même de rester au niveau des facteurs agressants et d’être submergés par eux - et dans ce cas, nous sommes capables de bénéficier de la vision de l’univers spirituel.

La traversée de la Mer

Le Nom divin avait souligné pour nous l’importance que présente le récit de la rencontre avec la Samaritaine. Poursuivons notre chemin, au long du texte de l’Évangile de Jean. Nous trouvons le deuxième Nom divin dans l'épisode de la traversée de la mer de Galilée, qui dans l'Évangile de Jean, est un très court récit, ne comprenant pas plus que cinq versets. Lorsque Jésus s'approche de la barque où se trouvent ses disciples, il leur dit:

JE SUIS, ne craignez pas

Jn. 6 ; 20.

Ce passage est d'une importance centrale dans l'Évangile de Jean : le Christ, nouveau Moïse, emmène son peuple du rivage obscur (Marc et Matthieu précisent que l’on se trouvait à quatrième veille de la nuit, c'est-à-dire de trois à six heures du matin. Mc 6 ; 48 //Mt. 14 ; 25.) de la mortalité et de la finitude, vers le rivage de la terre nouvelle, le Royaume empli de lumière, où règne la Vie divine.

La plupart du temps, nous n'accordons que peu d'intérêt à l'épisode de la traversée de la mer de Galilée. Nous ne sommes plus guère familiers des images bibliques, ce qui fait que nous sommes fort peu sensibles à l'image du Christ comme nouveau Moïse. Et pourtant, pour l'évangéliste Jean, cet épisode est tout à fait central : c'est la première fois que le Christ révèle le Nom divin au milieu de son peuple. Lorsqu'Il l'a fait devant la Samaritaine, il le fit hors du territoire d'Israël, devant une personne étrangère au Peuple élu. En effet, les Samaritains avaient construit un temple concurrent de celui de Jérusalem, et étaient considérés comme hérétiques, de la part des Juifs. Il est significatif de voir le Christ faire rayonner son message au-delà des limites de la Terre Promise, comme Il le fit également lorsqu'Il alla s'adresser aux Gadaréniens (Mc. 5 ; 1 – 20), de l'autre côté de la Mer de Galilée. Cela ne l'empêcha pas de rappeler que sa mission était essentiellement de donner la Bonne Nouvelle aux enfants d'Israël, allant même jusqu'à dire à une Cananéenne : « il ne convient pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens » (Mt. 15 ; 26).

L'épisode de la traversée de la mer de Galilée est central, dans l’Évangile de Jean, car il constitue le pôle de l'Évangile : il est précédé par le récit de la multiplication des pains (Jn. 6 ; 1 - 15), et suivi par le discours du Pain de Vie (Jn. 6 ; 22 - 71) - dont le parallélisme est évident. Ensuite, l’épisode de Jésus à la fête des Tabernacles (Jn. 7 ; 1 – 8 ; 59) contient l’inclusion de la Femme adultère (Jn. 8 ; 1 - 11), tandis que le récit qui précède l’épisode de la multiplication des pains, est celui de la guérison du paralytique de Béthesda. À la fois dans le récit de la Femme adultère et dans celui de la guérison du paralytique de Béthesda, nous trouvons la même expression : « ne pèche plus désormais (Jn. 5 ; 14 // 8 ; 11)» - accompagnée de nombreux parallèles concernant le sens du texte. L’ensemble de l’Évangile se déploie en parallèles concentriques, en des structures parfois complexes, qui ne se dévoilent pas au premier regard, mais qui constituaient certainement la substance d’un enseignement dispensé aux initiés - ce qui montre que ce texte est minutieusement composé, jusqu’en ses moindres détails.

Le récit de Jean est rédigé sous forme d'icône : il ne comporte strictement que les détails indispensables pour l'intelligence théologique du récit. Jean nous montre l'embarcation qui accoste immédiatement, alors même que les apôtres se décidaient à faire embarquer Jésus. Ce détail est sans doute invraisemblable : la barque se trouvait-elle si près du rivage, lors de l'apparition de Jésus ? Mais c'est indispensable au point de vue théologique, car aux yeux de Jean, c'est le Christ lui-même qui est l'embarcation de l'Église, cet organisme spirituel dont Il est la Tête et dont ses disciples sont les membres. Pour l'évangéliste Jean, Jésus ne peut monter en Lui-même...

Par contre, les récits de Marc et de Mathieu sont plus factuels : il s'agit davantage d'un reportage sur les événements. Marc et Matthieu nous montrent Jésus qui monte dans la barque après avoir marché sur les eaux... Et en particulier, Mathieu est le seul à nous donner des détails sur les mésaventures de l'apôtre Pierre : celui-ci, avec son impétuosité habituelle, dit au Christ : « Seigneur, si c'est bien Toi, donne-moi l'ordre de venir à Toi sur les eaux ». Le Christ répond tout simplement : « viens ». Et le prodige se réalise : Pierre marche sur les eaux en venant vers Jésus. Mais, voyant les flots déchaînés, il prend peur et s'enfonce. Il s'écrie, de toute la force de son âme : « Seigneur, sauve-moi ! » Instantanément, Jésus tend la main et le saisit, en lui disant : « homme de peu de Foi, pourquoi as-tu douté ? »(Mt. 14 ; 22 - 33)

Ce passage est très éclairant, car il détaille le processus de notre relation avec le divin : c'est l'être humain qui prend l'initiative, par le désir qui l’étreint de découvrir l'univers spirituel. Dieu répond très simplement : « viens » - soit par une inspiration directe, soit par le surgissement dans notre vie d’événements ou de hasards hautement révélateurs. C'est à nous d'outrepasser les règles de la rationalité, du bon sens et de la bienséance, en nous lançant dans la voie de la vie spirituelle, malgré les critiques et l’incompréhension de notre entourage, qui nous tient assurément pour fous...

Lorsque nous cheminons sur les flots démontés de cette vie, il arrive que les impressions extérieures nous submergent, nous disloquent, menacent de nous détruire, comme le dit le psaume : « les eaux ne sont entrées jusqu’à l’âme (Ps. 68 ; 2) ». La pire chose serait de faire appel au rationnel pour analyser et tenter de résoudre le problème. La seule solution possible est de faire appel À notre cœur et de le laisser agir, dans le silence et l'abstention de nos capacités rationnelles. En laissant agir notre cœur, ce dernier sera capable de rétablir l'équilibre entre notre conscient et notre inconscient, et de susciter en nous un authentique processus de création. En fait, dans les profondeurs de notre âme, seul le cœur est authentiquement créateur. Si nous avons la sagesse de le laisser agir, sans le parasiter – comme nous avons tendance à le faire ! - par nos élaborations rationnelles, nos vaines suppositions, nos appréhensions, il va créer la solution optimale pour gérer au mieux les impulsions qui nous viennent de l'extérieur. Cette solution, nous sommes incapables de la trouver par nous-mêmes. Cette solution n'apparaîtra qu'après un processus de « gestation » dont la durée peut s’étendre de quelques jours à plusieurs années. Si nous laissons aller à terme ce processus, la « solution » nous apparaîtra sous forme d'illumination, de paix et de sérénité intérieure, d'absolue certitude. À ce moment-là, le Christ nous « saisit par la main », nous emporte dans la barque, et le vent tombe, comme le remarque l’évangéliste Mathieu (Mt. 14 ; 32).

« Ne craignez pas » nous dit Jésus. La peur est le contraire de la Foi. La Foi est synonyme de confiance. C'est la peur qui s'est emparée d'Adam pécheur, et qui l'a fait se cacher à l'approche de Dieu (Gn. 3 ; 10). L'amour est le contraire de la peur : «l'amour parfait bannit la crainte (I Jn. 4 ; 18) ».

Les Noms divins

Où trouvons-nous les autres Noms Divins, dans l’Évangile de Jean ? Comme tout est signifiant, dans l’œuvre johannique, ces Noms ne sont pas répartis au hasard.

Envisageons tout d’abord les Noms indéterminés, c’est-à-dire ceux où Jésus dit simplement JE SUIS :

Trois d’entre eux sont affirmés par le Christ, devant l’incrédulité des Juifs :
1 - si vous ne croyez pas que JE SUIS, vous mourrez dans vos péchés. 8 ; 24.
2 - quand vous aurez élevé le Fils de l’Homme, alors vous saurez que JE SUIS. 8 ; 28.
3 - avant qu’Abraham fût, JE SUIS. 8 ; 58.

Deux d’entre eux sont affirmés par le Christ, pour affermir la Foi des apôtres, avant la Passion de Jésus :
4 - dès maintenant, Je vous le dis, avant que cela n’arrive, afin que vous croyez quand cela arrivera, que JE SUIS. 13 ; 19.
5 - quand Je serai allé vous préparer une place, Je reviendrai vous prendre avec Moi, afin que, là où JE SUIS, vous soyez, vous aussi. 14 ; 3.

Nous avons trois Révélations du Nom, au Jardin des Oliviers :
6 - (Jésus) sortit et leur dit : Qui cherchez-vous ? Ils lui répondirent : Jésus le Nazaréen. Il leur dit : JE SUIS. 18, 4 – 5.
7 - quand Jésus leur eût dit : JE SUIS, ils reculèrent et tombèrent à terre. 18 ; 6.
8 - Il leur demanda à nouveau : Qui cherchez-vous? Ils dirent : Jésus le Nazaréen. Jésus répondit : JE SUIS. 18 ; 7 – 8.

Huit Noms : le nombre de ceux qui sont sauvés par le Christ. Il est intéressant d’écouter les paroles de l’apôtre Pierre : « mis à mort selon la chair, (le Christ) a été vivifié selon l’Esprit » (Première épître de Pierre, 3 ; 19 – 21). Le Christ et l’Esprit sont les deux hypostases manifestatrices de la Trinité, comme nous avons eu l’occasion de le voir, à de nombreuses reprises. « C’est en Lui (l’Esprit) qu’Il (le Christ) s’en alla même prêcher aux esprits en prison » - son corps reposant dans le tombeau après sa crucifixion, le Christ est descendu dans l’Hadès pour annoncer sa Résurrection, briser les portes des Enfers et anéantir l’impasse ontologique dans laquelle se trouvait l’humanité, enfermée dans son espace-temps, n’ayant plus accès à l’au-delà, du fait de la Récapitulation de la Création après le Refus Originel. « … prêcher à ceux qui jadis avaient refusé de croire lorsque temporisait la longanimité de Dieu, aux jours où Noé construisait l’Arche, dans laquelle un petit nombre, en tout huit personnes (Noé et sa femme, ainsi que ses trois fils et leurs femmes, ce qui donne huit personnes. Genèse 7 ; 7), furent sauvées par l’eau. L’antitype (Antítupon représentation, image) est le baptême qui vous sauve à présent ».

Envisageons ensuite les Noms déterminés, c’est-à-dire ceux où Jésus dit JE SUIS, plus un complément déterminatif :

JE SUIS 1 le Pain de Vie. 6 ; 34.
JE SUIS 2 la Lumière du monde. 8 ; 12.
JE SUIS 3 Celui qui témoigne de Moi-même. 8 ; 18.
JE SUIS 4 d’En-Haut ; Je ne suis pas de ce monde. 8 ; 23
La nuit vient, où nul ne peut travailler. Tant que Je suis dans le monde,
JE SUIS 2bis la Lumière du monde. 9 ; 4 -5.
JE SUIS 5 la Porte des brebis. 10 ; 7.
JE SUIS 6 le Bon berger. 10 ; 11.
Avant la résurrection de Lazare, s’adressant à Marthe :
JE SUIS 7 la Résurrection et
8 la Vie. Celui qui croit en Moi, même s’il est mort, vivra. Et tout vivant et croyant en Moi, sûrement n’est pas mort pour l’éternité. 11 ; 25 – 26.
JE SUIS 9 le Chemin,
10 la Vérité et
8bis la Vie 14 ; 6.
11 JE SUIS la Vigne véritable, et mon Père est le Vigneron. 15; 1.
Et enfin, nous avons – comme il se doit – une seule et unique affirmation de l’Unité du Père et du Fils :
12 Moi et mon Père, nous sommes UN. 10 ; 30.
Certes, nous n’y trouvons pas la formule « Je Suis », mais l’Unité est incontestablement un Nom divin.

En tout : douze Déterminations du Nom :

le nombre des tribus d’Israël,
le nombre des apôtres,
le nombre des assises du rempart de la Jérusalem céleste (Apoc. 21 ; 14),
le chiffre de la Cité céleste
existant dans la Nouvelle Création.


L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?

- en cherchant comment progresser personnellement dans la connaissance - à la fois de notre propre humanité - et de la réalité divine, c'est l'Évangéliste Jean qui nous guidera dans cette quête ;
- le récit de la Samaritaine nous donne un premier Nom divin, dans l'Évangile de Jean, et nous éclaire à propos de la relation existant entre notre rationalité et la suggestion de la Présence divine ;
- le cœur est le terme biblique qui exprime l'univers intérieur de l'être humain, et qui embrasse l'ensemble des composantes de celui-ci ;
- le livre de Job est l'un des grands écrits de l'humanité ; il nous apprend à gérer les agressions du monde extérieur, et nous révèle l'appel au Paraclet ;
- dans notre recherche de la vie intérieure, au fur de l'Évangile de Jean, nous nous laisserions guider par le fil mystique des Noms divins.


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T. des Matières

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