Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :
JE SUIS le Chemin, la Vérité et la VieQuels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?
Nous poursuivons notre contemplation des Noms divins. Le Christ se désignant comme Étant le Chemin, et le Livre
du Deutéronome nous donnant la doctrine des Deux Voies - comme nous allons le voir - nous sommes conduits à la vaste
question de la liberté humaine. La liberté humaine peut-elle avoir une place, face au caractère absolu de Dieu ?
Ne peut-on être libre si Dieu existe ? A-t-on présenté des solutions à cette question ? Quelles objections ont-elles
été soulevées, face aux solutions proposées ? Et finalement, d'où vient le fait que toute cette problématique fut
étrangère à la pensée des Pères Grecs ?
Telles sont les questions que nous nous proposons d'aborder en cette Étude.
Poursuivons notre exploration du texte de l’Évangile de Jean. Au chapitre 14, nous découvrons en un seul verset, trois Révélations du Nom :
JE SUIS le Chemin, la Vérité et la Vie.
(Jn. 14 ; 6)
« Le Chemin » est le 9ème énoncé du Nom divin, « la Vérité » en est le 10ème, tandis
que « la Vie » est la répétition du huitième Nom divin, que nous avons déjà rencontré. La répétition de cette
Révélation du Nom souligne son importance, tout comme ce fut le cas pour « la Lumière ».
« Je suis le Chemin » : cette affirmation du Christ nous fait penser au texte du Deutéronome :
Vois, Je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur (…) Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu et écoutant sa voix, vous attachant à Lui, car là est ta vie » (Dt. 30 ;15 - 20). Comme dit le prophète Jérémie : « Voici, Je place devant vous le chemin de la vie et de la mort (Jér. 21 ; 8).
À chaque instant de notre existence, s’ouvrent devant nous deux voies : celle de la collaboration à l’œuvre divine, ou celle de notre refus. Pourtant, ce n’est pas chacun de nos actes qui est porteur d’un tel choix décisif. À chaque instant de notre vie, nous opérons des choix qui n’ont pas de portée métaphysique : « est-ce que je prends cette tasse sur la table, ou est-ce que je la laisse ? Est-ce que je la pose à droite ou à gauche ? » Pourtant, si insignifiantes qu’elles soient, de telles décisions influencent et modifient notre avenir. Si par impossible, nous retournions dans le passé et que nous y déplaçions un objet, sans nul doute, notre présent serait devenu différent de celui que nous vivons actuellement…
Comment pouvons-nous être libres, si Dieu connaît à l’avance tous les choix que nous
allons prendre ? C’est sans doute une fausse question, car connaître quelque chose ne signifie pas pour
autant l’influencer. Ceci est une réponse de philosophe… Elle ne convainc personne ! En fait, il ne reste
plus grand-chose de notre liberté, s’il n’existe qu’un seul chemin, prédéterminé de toute éternité. Dieu connaît
non seulement tous les choix que nous allons prendre, mais aussi tous les choix possibles qui se présentent à nous.
Car sa science est véritablement absolue. Dans ce cas, comment pouvons-nous être libres? C’est le grand argument
de l’incroyance : si Dieu existe, si un Voyeur omniscient scrute tous mes actes et toutes mes pensées, en
les inscrivant dans un registre afin de me juger et de me condamner - dans ce cas, je ne puis être libre.
L’être humain nie Dieu, pour affirmer sa liberté. Les philosophes auront beau montrer la fausseté du raisonnement,
l’intuition demeure, et se solde par une négation opiniâtre de tout ce qui est religieux.
Dans notre étude sur « l’Un et le multiple », nous avions tracé le portrait de ce que nous appelons la religion.
À ce moment-là, nous tâchions de discerner quelle pouvait être la responsabilité de l’être humain et de Dieu, dans
l’état actuel de l’Univers. Nous étions dans la ligne des Énergies divines descendantes, dans une perspective
cosmique, sous l’égide du Logos, sans perdre de vue l’action des autres Personnes trinitaires.
Maintenant, nous reprenons cette réflexion, mais sous un angle différent : nous envisageons la progression
selon la perspective ascendante, celle de notre montée vers Dieu dans la vie spirituelle, épousant
le mouvement des Énergies divines. Celles-ci, après avoir atteint le fond de notre âme, remontent à
la surface de mon être psychique pour y tracer l’image de Dieu, pour me refaçonner, me recréer à la ressemblance
divine, en tant que citoyen du Royaume. Ce n’est plus une perspective cosmique, mais bien la description
du cheminement personnel qui est proposé à chacun de nous ; ce cheminement se fait sous
l’inspiration de l’Esprit – là aussi, en restant pleinement conscient de l’action des autres Personnes
trinitaires.
Si Dieu ne s'est pas révélé Lui-même, s'il n'a donné aucune information à propos de Lui-même,
l'être humain n'a plus qu'à tracer un portrait de Dieu, suivant ses propres réflexions. Il le fera
par opposition : l'être humain reconnaît qu'il est lui-même limité, faillible, et que la connaissance
qu'il a des choses qui l'entourent est très imparfaite. Par opposition, Dieu ne peut manquer d'être illimité,
infaillible et omniscient. Nous, les êtres humains, nous sommes relatifs. Dieu, quant à lui, ne peut manquer
d'être absolu.
À partir du moment où nous sommes convaincus du caractère absolu de Dieu - et c'est une évidence
philosophique - la connaissance qu'il a de nous est également absolue. Il sait absolument tout sur nous
et sur notre comportement présent et futur. Nous sommes donc absolument et totalement déterminés,
au regard de Dieu.
Selon les termes de la théologie scolastique : « La Cause Première (Dieu) meut vers la
fin dernière ».
Métaphysique des Causes d’après Saint Thomas et Albert le Grand. P. Th. De Régnon. Éd. Victor Retaux 1906. p. 631.
Il n'existe pour nous qu'un seul chemin, prédéterminé de toute éternité par Dieu.
Toujours selon les termes de la théologie scolastique : « La cause seconde (nous, les créatures) n’agit que pour parvenir à une fin qui est l’objet de son motif universel » ibid. p. 632.
La seule liberté qui nous reste, c'est de parcourir ce chemin jusqu'au bout, ou de décider de nous arrêter en cours de route. Nous sommes semblables à un wagon qui roule sur une seule voie - la seule existante - et qui n'a d'autre choix que de rouler jusqu'au butoir final, ou de s'arrêter sur la voie, sans parvenir au bout du trajet. C’est ce qui est dit dans le langage bien particulier des Scolastiques, école de pensée qui est l’héritière d’Aristote : La liberté est la faculté pour l'homme, étant donné tout ce qui est requis pour agir, d'agir ou de n'agir pas ».
Libertas est facilitas, positis omnibus praerequisitis ad agendum, agendi vel non
agendi.
Baňes et Molina. Histoire, doctrines, critique métaphysique. P. Th. De Régnon. Éd. Oudin & Cie 1883. p. 207.
Ajoutons ce passage : « En quoi consiste la liberté ? Dans le pouvoir d’étendre ou de n’étendre pas à
tel moyen l’intention qui a pour objet la fin dernière »
Métaphysique des Causes d’après Saint Thomas et
Albert le Grand. P. Th. De Régnon. Éd. Victor Retaux 1906. p. 632.
« On entend par cause libre, la cause qui par nature est indéterminée, ou en puissance à agir et à
n’agir pas quae potest agere et non agere ».
Revue « Science catholique » 15-04-1889.
Année 3, Tome 3, N°5. Article « La science divine et la liberté humaine » par le P. Hippolyte Gayraud. p. 289.
Dans cette perspective, il ne peut y avoir de demi-mesure : Dieu est absolu, et les créatures sont relatives. Relatives, les capacités de connaissance des créatures, relatives, l’ensemble de leurs facultés. Dieu, par contre, est absolu, en toutes ses propriétés. Sa science est parfaite : rien ne peut être ajouté ni soustrait à la perfection… La science du Dieu des philosophes est immuable. Mais dans ce cas, comment serait-il imaginable qu’Il limite, de quelque façon que ce soit, sa toute-puissance, pour laisser s’exercer la liberté de l’être humain ? Avec un Dieu absolu, tout est pré-déterminé. Il n’existe qu’un seul chemin, prévu de toute éternité. C’est la prison dans laquelle nous enferme la philosophie et la théologie scolastique. Bien sûr, celle-ci a prévu l’objection, et y répond :
Il n’y a point d’opposition entre la souveraine efficacité de la motion divine et notre liberté,
puisque c’est la motion divine qui est cause de notre liberté en exercice, comme son action créatrice et conservatrice
est cause de notre liberté en puissance, ainsi resplendit l’universelle transcendance de la Cause Première.
Revue « Science catholique » 15-03-1889. Année 3, Tome 3, N°5. Article « Thomisme et Molinisme » par le P.
Hippolyte Gayraud. p. 229.
La réponse n’est guère convaincante : Dieu constitue notre liberté, par ses décrets
pré-déterminants, plutôt que de la détruire. Cela ressemble bien à une phrase creuse…
Devons-nous sacrifier l’omniscience divine pour pouvoir être libres ? C’est sensiblement la même question que nous
posions initialement, lorsque nous nous efforcions de scruter l’Histoire du Cosmos : nous nous demandions
s’il fallait sacrifier l’omnipotence divine pour pouvoir continuer d’affirmer que le Créateur est absolument bon,
malgré le caractère mortifère de l’Univers dans lequel Il nous laisse exister ? Cette fois-ci, notre perspective
n’est plus cosmique, mais personnelle. La question concerne avant toute chose, notre vie intérieure : sommes-nous
libres, ou n’existe-t-il qu’un seul chemin obligatoire, programmé par une Intelligence supérieure ?
Un théologien jésuite espagnol, Luis Molina (1535 - 1600), nous apporte un élément de réponse : il s’agit de la notion de « science moyenne ».
Voir à ce sujet : Baňes et Molina. Histoire, doctrines, critique métaphysique. P. Th. De Régnon.
Éd. Oudin & Cie 1883. p. 109 - 116.
Imaginons un cadran sur lequel figure une échelle de mesure, allant de zéro à cent – le
zéro figurant ce qui est complètement indéterminé, cent figurant ce qui est complètement déterminé. Toutes les actions
humaines peuvent être mesurées, grâce à ce cadran… Lorsque l’aiguille est sur zéro, l’acte projeté par l’être humain
est totalement indéterminé : il y a 50 % de chances pour qu’il s’accomplisse, et 50 % de chances pour qu’il reste purement
intentionnel. Lorsque l’aiguille est sur 100, l’acte est totalement déterminé : nous sommes sûrs à 100 % qu’il sera réalisé.
Les actes plus ou moins déterminés se situent entre les deux. Lorsque l’aiguille est sur zéro, il s’agit des actes possibles.
Lorsque l’aiguille est sur 100, il s’agit des actes futurs – suivant cette étrange théorie qui dit que tout ce qui
est futur est entièrement déterminé. C’était intuitivement tenu pour vrai pour les théologiens de cette époque, en Occident.
Si l’on comprend cette expression comme disant que ce qui est « futur » possède une existence objective, cela est admissible.
Mais si on la comprend comme un « futur » coulé dans le béton du déterminisme, il sera difficile de trouver une
place pour la liberté humaine.
Entre les possibles et les futurs, nous trouvons les innombrables futuribles, c’est-à-dire les actes
qui seraient réalisés, SI telle condition était remplie…
« Le futurible est un possible totalement déterminé ».
Bannésianisme et Molinisme. P. Th. De Régnon. Éd. De Soye & Fils 1890. Appendice, § 2.
Ces actes sont plus qu’un « possible », et moins qu’un « futur » (ibid. p. 111). La notion d’acte conditionnel est vraiment intéressante. Dans le premier livre de Samuel (I Sam. 23 ; 8-13), nous voyons David assiégé par Saül, dans la ville de Quéïla :
Saül convoqua tout le peuple à la guerre, afin de descendre à Quéïla et d'assiéger David et ses hommes. Mais David, ayant su que Saül préparait le mal contre lui, dit au prêtre Abiathar: « Apporte l'éphod. » Et David dit: « Seigneur, Dieu d'Israël, ton serviteur a appris que Saül cherche à venir à Quéïla, pour détruire la ville à cause de moi. Les habitants de Quéïla me livreront-ils entre ses mains ? Saül descendra-t-il, comme ton serviteur l'a entendu dire ? Seigneur, Dieu d'Israël, daigne le révéler à ton serviteur. » Le Seigneur répondit : « Il descendra. » Et David dit: « Les habitants de Quéïla me livreront-ils, moi et mes hommes, entre les mains de Saül ? » Le Seigneur répondit: « Ils te livreront. » Alors David se leva avec ses gens au nombre d'environ six cents hommes ; ils sortirent de Quéïla, et ils allaient et venaient à l'aventure. Informé que David s'était enfui de Quéïla, Saül suspendit sa marche.
- La trahison de la part des habitants de Quéïla n’est pas un futur, car sa réalisation
est suspendue à une condition indispensable, à savoir que David reste dans la ville de Quéïla.
- La trahison de la part des habitants de Quéïla n’est pas un simple possible, car la trahison des habitants
de Quéïla est chose certaine, advenant que David reste en la ville : la trahison n’est pas un fait totalement
indéterminé. David a évité la réalisation de la prophétie, en s’échappant de Quéïla.
- La prophétie est donc un futurible : un futur conditionnel.
Nous devons ces distinctions à Pierre da Fonseca, théologien portugais (1528 – 1599). Il figura parmi le Conseil des Ministres institué par Philippe II pour la réforme du Portugal, et fut chargé d’importantes responsabilités par Grégoire XIII.
Pourquoi prêter autant d’attention à ce passage peu connu des Saintes Écritures ?
Les théologiens de ce temps croyaient en l’exactitude littérale de chaque verset des Écritures. Dans cette
perspective, le fait que le prêtre Abiathar ait prophétisé la trahison des habitants de Quéïla prouve
l’existence objective d’un futurible : « nous le savons d’une science certaine et infaillible,
puisqu’elle est fondée sur un oracle divin » (Baňes et Molina. Op. cit. p. 112). Cet argument est fragile –
ou plutôt il a la solidité que l’on veut bien consentir au sens littéral du texte biblique.
Ceci dit en passant, il est assez curieux de voir un prêtre de l’Ancienne Alliance « dire la bonne aventure »
à David, le tout en utilisant l’éphod. Cette pièce de tissu contenait deux sorts, l’urim et le tummim,
qui donnaient une réponse par oui ou par non.
« Il (Josué) se tiendra devant Éléazar le prêtre, qui consultera pour lui selon le rite de l’urim, devant le Seigneur » Nombres 27 ; 21. « Si la faute est sur moi (Saül) ou sur mon fils Jonathan, Dieu d’Israël, donne urim ; si la faute est sur ton peuple Israël, donne tummim. Saül et Jonathan furent désignés et le peuple échappa. Saül dit : « jetez le sort entre moi et mon fils Jonathan », et Jonathan fut désigné » (I Sam. 14 ; 41 – 42).
Apparemment, cet antique usage tomba en désuétude sous le règne de David.
Nous trouvons un bel exemple de futurible en les calamités prédites par le prophète Jonas aux habitants
de Ninive. Elles ne sont pas survenues, du fait de la conversion des Ninivites, et le prophète en a été pour ses
frais : « Jonas en eut un grand dépit, et il se fâcha » (Jonas 4 ; 1). Les catastrophes de Ninive -
« encore quarante jours, et Ninive sera détruite » (Jonas 3 ; 4) - étaient un futurible, un futur conditionnel.
Dieu possède dans sa Sagesse la science des futuribles. Cela veut dire qu’Il connaît à l’avance tous les chemins
possibles que peut emprunter l’être humain, qui fait usage de sa liberté. À partir de l’instant présent,
plusieurs choix se présentent à moi, et chacun d’entre eux ouvre à son tour à d’autres choix… Cela constitue
toute une arborescence de possibles. Dans sa Sagesse, Dieu connaît l’ensemble de cette arborescence –
qui s’appelle la science des futuribles - arborescence qu’en tant qu’individu, je parcourrai en faisant
l’usage de ma liberté de créature. Il existe donc une multitude de chemins, mais je n’en emprunterai qu’un seul,
au fur des événements de ma vie ; cet unique chemin sera constitué des multiples choix que j’opérerai,
en utilisant ma propre liberté.
C’est une très élégante solution, qui concilie l’omniscience divine et la pratique de ma liberté. De prime abord,
il semblerait que cette conception puisse satisfaire les thomistes, qui s’effrayaient de voir l’omnipotence
divine écornée par la liberté de l’être humain : selon eux, si l’être humain a la possibilité de décider quelque chose,
il modifie par là-même la connaissance que Dieu possède des choses futures. De cette façon, en quelque sorte,
l’être humain décide de ce que Dieu peut connaître, ou du moins influence cette connaissance… Dans l’esprit
de ces théologiens, c’était automatiquement un outrage à la Majesté divine. Soit Dieu connaît tout, sans exception,
soit il n’est pas absolu, et partant, ce n’est pas Dieu ! D’où l’importance, aux yeux de ces théologiens,
de figer l’ensemble des événements futurs, dans un complet déterminisme.
La science du XIXème siècle partageait cette opinion : elle était persuadée que si l’on parvenait à connaître
l’ensemble des lois physiques et l’ensemble des données de départ, on pourrait décrire et prédire la totalité
de l’Histoire de l’Univers, car celui-ci était considéré comme totalement déterminé par les lois physiques.
Sous ce point de vue, les sciences de la matière et la religion partageaient le même point de vue sur l’Univers.
Nous pouvons noter également que ces théologiens vivaient souvent sous une monarchie absolue, et qu’à l’époque,
l’autorité ne se discutait pas… Aujourd’hui, la société où nous vivons est plus démocratique, et notre théologie
s’en ressent ! Il nous est mentalement plus facile de relativiser l’autorité divine.
La science moyenne que Dieu possède ne subit dès lors aucune métamorphose, du fait de l’exercice de
la liberté humaine : l’être humain ne fait rien d’autre que de parcourir un sentier qui existe de toute
éternité, dans la Sagesse divine. Rien n’est modifié, en Dieu. C’est le grand avantage de ce système,
qui devait préserver la susceptibilité des scolastiques.
La science moyenne de Molina rencontra un océan de controverse. De prime abord,
on peut se demander d’où pouvaient venir les critiques, face à une notion si élégante et commode.
La première objection qui peut nous venir à l'esprit, c'est que l'on ne trouve nulle trace de
cette science moyenne, dans les Écritures ou dans les écrits des Pères de l'Église. Il est certain
que l'argument d'autorité et le plus faible de tous : ce n'est pas parce que personne jusqu'à présent n’a
découvert telle chose, que l'on peut conclure qu'elle n'existe pas...
La deuxième objection est cette interrogation que l'on peut légitimement se poser : l'esprit divin contiendrait-il
autant d'informations inutiles ? Car, pour chaque être humain, il existe des milliards de chemins potentiels différents.
En fait, la quantité d'informations ne saurait être un problème pour Dieu ! Nous pouvons simplement faire intervenir
le « rasoir d’Occam » sur le point suivant : au fur et à mesure que le moment présent progresse sur la ligne
du temps, tous les chemins qui n'ont pas été empruntés par l'être humain deviennent obsolètes. Ils peuvent disparaître.
Pluralitas non est ponenda sine necessitate. La pluralité (des concepts) ne doit pas être
posée sans nécessité.
Guillaume d’Occam - 1319. (Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum
centilogio theologico, l. II)
L'idée que Dieu détruise quelque chose dans sa création, a toujours fortement répugné
aux métaphysiciens. Le « Dieu des philosophes » ne change pas d'avis ! Il ne va pas détruire ce qu'Il avait
auparavant créé. C'est d'ailleurs le seul argument qui est soulevé en faveur d'un enfer éternel. Mais dans
le cas présent, il ne s'agit pas de détruire quelque chose qui existe réellement ; il ne s'agit que de l'anéantissement
de notions qui sont désormais totalement dépourvues de contenu. Cela ne constitue pas un revirement de l'Être absolu.
Ainsi donc, le caractère inutile de la plus grande partie des informations qui constituent la science moyenne,
ne peut pas être reconnu comme un argument valable.
Une troisième objection, plus intéressante que les deux premières, est celle-ci : tout acte a une raison.
Rien n’est sans raison, disait Leibniz.
Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646 – 1716). Voir à ce propos : Jacques Bouveresse « Leibnitz et le problème de la science moyenne », in Essais V – Descartes, Leibnitz, Kant, Marseille, Agone (« Banc d’Essais ») 2006. P. 213-244.
Bien sûr, Dieu connaît la raison de toute action. Il pourrait même nous l’expliquer, si nous étions capables de la comprendre. Or la science moyenne est une sorte de miroir placé à l’intérieur de Dieu, sans que Dieu lui-même puisse connaître la raison pour laquelle ceci plutôt que cela est représenté dans le miroir : la raison pour laquelle tel événement ou tel autre figure dans le miroir de la science moyenne, n’est autre que le fruit de l’arbitraire de la liberté de la créature. Cela viole le « principe de raison suffisante » de Leibnitz, car la prescience de Dieu trouve son origine dans la nature des choses : chacune d’entre elle possède une raison de son existence. Leibnitz affirme : Dieu ne se contente pas de constater les événements comme nous consultons les logarithmes dans une table, les lisant sans les avoir calculés. Depuis toujours, Il a calculé les raisons des choses.
Leibnitz considère Dieu comme Le Grand Calculateur : son intelligence absolue est une sorte de super-ordinateur qui a calculé de toute éternité la raison de chaque chose. Il compare la science des futurs (science des vérités nécessaires) aux mathématiques qui traitent des nombres rationnels, où l’on arrive au résultat par une suite finie d’opérations - c’est donc parfaitement déterminé - et la science des possibles (science des vérités contingentes) aux mathématiques qui traitent des nombres irrationnels, où Dieu seul peut parcourir la suite infinie des décimales – qui à nos yeux conservent quelque chose d’indéterminé. Leibnitz ne trouve pas de place pour la science des futuribles. Devant le super-ordinateur divin, la liberté de l’être humain se trouve en bien mauvaise posture… (cf. l’article déjà cité de Jacques Bouveresse, p. 219).
La science moyenne ne rentre pas dans ce schéma, et est donc contradictoire dans son essence.
Dans cette question, la perspective de Leibnitz est celle du déterminisme le plus absolu.
Leibnitz conteste aussi la possibilité même que Pierre ou Paul puisse choisir l’un ou l’autre chemin de sa destinée,
chemin existant dans la science moyenne. Selon le philosophe, la notion complète d’une personne comprend dans
sa définition, non seulement la personne elle-même, mais toute sa « programmation » en quelque sorte, c’est-à-dire
l’ensemble des actes et décisions qu’elle prendra en ce monde. Pierre ou Paul, prenant une autre décision,
ne serait plus Pierre ou Paul dans ce monde-ci, mais un autre Pierre ou un autre Paul, vivant dans un
autre monde que le nôtre. Selon cette vision des choses, dans notre monde, rien ne peut exister que ce qui existe
déjà concrètement. D’ailleurs, selon Leibnitz, Dieu a créé notre monde comme étant le meilleur possible, et s’il advient
que nous prenions un chemin inopportun pour notre destinée, cela fait partie de ce mal inévitable que Dieu a bien
dû admettre lorsqu’il a créé ce monde. Notre interrogation concernant un échec individuel provient de notre ignorance
du plan d’ensemble…
Le meilleur des mondes possibles ; un Dieu qui connaît les futurs parce qu’Il sait ce qu’il a décrété ;
un Dieu qui connaît les possibles parce qu’Il sait ce qu’Il décréterait ; des futuribles inexistants
par définition : nous sommes au paradis du déterminisme.
Sans doute, pouvons-nous admirer les prodiges d’intelligence avec lesquels nombre de philosophes nous démontrent
que nous ne sommes pas libres, que nous ne pouvons pas l’être, et que Dieu n’est qu’un oppresseur dont nous avons
tout à gagner d’être débarrassés… Le Dieu des Chrétiens n’est certainement pas le Dieu des philosophes.
La troisième objection voulait disqualifier la science moyenne comme étant un terme en lui-même contradictoire.
Une quatrième objection peut y être ajoutée :
Nous connaissons la définition scolastique de la liberté : La liberté est la faculté pour l'homme, étant donné tout ce
qui est requis pour agir, d'agir ou de n'agir pas. C’est la « liberté » d’un wagon qui circule sur une voie unique.
Il n’existe pas d’autre voie (seul existe le monde qui nous entoure concrètement), et la seule chose qui soit possible pour
le wagon, c’est de rouler jusqu’au butoir qui marque la fin de la ligne de chemin de fer, ou de s’arrêter en route, sans
parvenir au but qui lui a été assigné par les ingénieurs qui ont dessiné la voie. C’est la liberté « d’agir ou de n’agir pas »,
suivant l’expression quelque peu étrange des scolastiques. Laissons la parole à un scolastique :
On est forcé logiquement d’admettre que la cause des actes futuribles n’est pas de sa nature
- indéterminée - ou en puissance d’agir ou de n’agir pas. Donc la science moyenne renferme la négation même de
la liberté.
Revue « Science catholique » 15-04-1889. Année 3, Tome 3, N°5. Article « La science divine et la liberté humaine »
par le P. Hippolyte Gayraud. p. 290.
Avez-vous compris ? Ce n’est pas évident… Traduisons cela en langage qui soit compréhensible
pour nous : Dieu a une parfaite connaissance de sa science moyenne, qui est l’arborescence de tous les choix
possibles qui se présentent à notre liberté. À tel instant de mon existence, je puis choisir ceci ou cela.
Dieu sait de toute éternité que je vais choisir cela. Mais dans sa science moyenne, figure le
chemin « ceci », qui ne trouvera pas sa réalisation. Comment Dieu peut-Il avoir en Lui des choses inexistantes,
Lui qui est la source de tout Être ? La connaissance divine est absolue et parfaite, et donc entièrement déterminée.
Dans la connaissance divine, ne figurent que les chemins réellement existants, c’est-à-dire les chemins futurs,
parfaitement déterminés. Si tous les chemins sont déterminés, rien n’est libre dans la science moyenne. Dieu
ne peut connaître ce qui n’est d’aucune manière. Là aussi, c’est la victoire du déterminisme.
Citons une dernière et cinquième objection : où peut bien être cette science moyenne ?
Tout l’objet de la controverse est de savoir : où Dieu voit-Il que la cause
libre [La créature humaine] posera cet acte ? Répondre que Dieu le voit, parce qu’Il savait déjà nécessairement
que cette cause agirait de la sorte si elle était jamais créée et placée dans ces circonstance, c’est parler
en l’air, car la question demeure tout entière : où Dieu a-t-Il vu que cette cause devait agir ainsi
dans ces circonstances ?
Revue « Science catholique » 15-04-1889. Année 3, Tome 3, N°5. Article « La science divine et la liberté humaine »
par le P. Hippolyte Gayraud. p. 288.
Dieu connaît toutes choses dans les décrets de sa Volonté, disent les scolastiques.
Mais la science moyenne ne peut se situer dans les « décrets prédéterminants » de Dieu, car ceux-ci sont totalement
contraignants, et la science moyenne contient des éléments qui ne sont pas pleinement déterminés : leur accomplissement
est sujet à une condition posée par la créature humaine libre.
Où Dieu voit-Il les futurs contingents, c’est-à-dire les futuribles ? Intuitivement, nous avons dit
que la science moyenne est contenue dans la Sagesse divine. Or cette notion n’est pas admissible dans la conception
qui assimile Dieu à l’Être : un Dieu qui est l’Être absolu ne possède rien qui soit extérieur à Lui-même. Dans cette perspective,
la Sagesse divine ne peut être rien d’autre et rien de plus qu’une simple qualité morale. La Sagesse divine ne peut
rien contenir d’autre qu’elle-même. En-dehors d’un Dieu absolu, il n’existe que des créatures, et les décrets
divins qui les dirigent.
Ce déterminisme absolu est étranger à la pensée des Pères grecs. Saint Jean Damascène nous dit : tout est l’œuvre
de la Providence « par tout, j’entends ce qui ne dépend pas de nous. Car ce qui dépend de nous n’est pas le fait
de la Providence, mais de notre libre-arbitre » (La Foi orthodoxe. Jean Damascène. S.C. 535. Cerf 2010. 43 (II, 29).
p. 361.). Dans la Tradition orthodoxe, la liberté humaine n’a pas posé de problème particulier. Il ne peut y avoir de chemin
obligatoire, prédéterminé à l’avance. Nous pouvons l’exprimer ainsi :
Il ne dépend pas de l’homme de recevoir la Lumière incréée par laquelle il obtient la divinisation ; mais il dépend de l’homme
d’obtenir la divinisation au moyen de la Lumière incréée qu’il reçoit.
Je me suis permis d’orthodoxiser une belle réflexion du P. Théodore de Régnon :
« la théorie de la
Prédestination à la gloire se résume à cette formule déjà connue : Il ne dépend pas de l’homme de recevoir les grâces
par lesquelles il obtient la Gloire ; mais il dépend de l’homme d’obtenir la Gloire au moyen des grâces qu’il
reçoit »
(Baňes et Molina. Op. cit. p. 149).
Comme on le voit, le terme « grâces » est remplacé par l’expression
« Lumière incréée », et l’expression « Lumière incréée » est remplacée par le terme « Gloire ».
Pourquoi la problématique puissance divine / liberté humaine ne pose-t-elle pas de problème dans la Tradition
spirituelle et théologique orthodoxe, alors qu’elle fut le lieu d’innombrables controverses en Occident ?
Cette question nous ouvre à une autre question, plus fondamentale : de quand date le Grand Oubli ? Nous
appelons « Grand Oubli » l’effacement de la compréhension du Christianisme tel qu’il a été vécu et pensé à partir
des temps apostoliques, au profit d’un Christianisme qui ressemble à une cathédrale conceptuelle, fondée
sur la pensée d’Aristote.
Nous avons eu un aperçu des difficultés - parfois insurmontables - que présente
une doctrine qui assimile la notion de Dieu avec celle de l’Être philosophique. Si Dieu est l’Être absolu, rien ne
peut être ajouté ni enlevé à la perfection de son savoir. La doctrine de la science moyenne a tenté d’apporter une
solution à cette question. Cette solution ne nous convainc qu’à moitié : bien des interrogations demeurent ; plusieurs
« épées de Damoclès » restent suspendues au-dessus de la liberté de la créature humaine…
L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?
À la grande question de la liberté humaine, la première réponse est de dire qu'elle n'existe pas, vu le caractère
absolu de la puissance divine. C'est l'opinion des déterministes. Face à cette position extrême, nous avons
analysé une proposition de solution présentée par le théologien Molina. Celui-ci a élaboré la notion
de science moyenne. Nous avons constaté que c'est une solution élégante à l'apparent dilemme qui
est sensé exister entre la toute-puissance divine et la liberté de la créature humaine. Nous avons analysé
les différentes objections qui ont été présentées à l'encontre de ce concept. Et finalement, nous avons
constaté que cette problématique est restée en grande partie étrangère à la pensée des Pères Grecs. Cependant,
la question reste ouverte, et la solution de Molina ne semble pas être satisfaisante...