Prie en toute simplicité, du fond de ta faiblesse, afin de bien vivre devant Dieu,
et tu seras sans soucis.
Si une fois pour toutes tu t'es confié au Seigneur qui suffit Lui-même pour te garder,
et si tu vas derrière Lui, ne t'occupe de rien d'autre, mais dis à ton âme : Me suffit en tout Celui auquel une fois
pour toutes j'ai confié mon âme.
Apaise-toi toi-même, et le ciel et la terre te combleront de paix.
Efforce-toi d'entrer dans le trésor de ton coeur, et tu verras le trésor du Ciel. Car l'un et l'autre sont le même.
Entrant dans l'un, tu contemples les deux. L'Échelle de ce Royaume est en toi, cachée dans ton âme.
Tout entretien dans le secret du coeur, tout souci de bien garder la pensée de Dieu, toute attention
aux choses de l'Esprit, ont leur fin dans la prière, sont appelés du nom de prière et sont recueillis
dans ce nom. Car l'amour vient de la prière.
Dans le calme et le repos de la mer du coeur, se déploient en tout temps pour sa réjouissance, les mystères
et les révélations de Dieu.
Je n'ai pas commencé de penser à l'Unité que la Trinité me baigne de sa splendeur.
Je n'ai pas commencé de penser à la Trinité que l'Unité me ressaisit.
Lorsqu'Un des Trois se présente à moi, je pense que c'est le Tout, tant mon oeil est rempli, tant le surplus m'échappe.
Car dans mon esprit trop borné pour comprendre Un seul, il ne reste plus de place. Lorsque j'unis les Trois dans une même pensée,
je vois un seul Flambeau, sans pouvoir diviser ou analyser la Lumière Une.
Saint Grégoire de Nazianze. Discours 49, sur le Baptême.
La présence de l’Église orthodoxe en Abitibi.
La spiritualité s'incarne dans le contexte historique et culturel de la société où nous vivons, ce qui entraîne à chaque
époque des conséquences parfois admirables, ou parfois malencontreuses... Nous sommes tous le fruit de l'Histoire, que nous en
soyons conscients ou non.
L'Abitibi ne semble pas se situer au centre des grandes tourmentes qui façonnèrent le vingtième siècle.
Et pourtant ! - Un "tsunami" qui ravage tout, de l'autre côté de la planète, finit par provoquer une vague qui s'écrase sur
notre rivage : ainsi donc, aucun endroit de la terre ne peut s'estimer être à l'abri des convulsions historiques. La Révolution russe
provoqua l'émigration d'une appréciable partie de la population de l'ancien Empire des Tzars, et certains russe se retrouvèrent dans le Nord du Québec, travaillant
dans les mines de la région. Dans leurs bagages, ils apportaient avec eux la Foi orthodoxe, même si pour eux, Foi orthodoxe et
culture russe étaient indissociables. La communauté russe fut présente en petit nombre, en Abitibi. Par contre, les Ukrainiens
formaient un groupe nettement plus important. Ceux-ci n'étaient pas Orthodoxes, mais Catholiques de rite oriental. Le rite oriental
célébré dans les églises ukrainiennes catholiques était "latinisé" à un point tel qu'il n'était plus possible d'y retrouver l'austère beauté de la tradition
byzantine, scrupuleusement gardée par les Russes. Initialement, l’un ou l'autre prêtre itinérant venait épisodiquement célébrer les services
à Val d'Or et à Rouyn, pour la communauté orthodoxe russe.
En 1954, une petite église orthodoxe russe fut construite à Val d'Or, et dédiée
à saint Nicolas. Les plans furent dessinés par Mr. Théodore Koulomzine. Ce bâtiment d'heureuses proportions, subsiste
encore aujourd'hui, bien qu'il ne soit plus une église orthodoxe.
À l'heure actuelle, des familles originaire d'Europe de l'Est aimeraient pouvoir utiliser de nouveau l'église orthodoxe
russe de Val-d'Or. Une pétition a été déposée lors de la séance du conseil municipal du lundi 5 Mars 2018. Elena Gavrilita,
une Valdorienne originaire de Moldavie, a expliqué les motifs de sa requête lors du dépôt de sa pétition à l'intention du maire :
« On a besoin d'avoir une place où on pourrait se rencontrer et garder nos racines spirituelles pour pouvoir les transmettre
à nos enfants », soutient-elle. Elena Gavrilita souhaiterait pouvoir utiliser les lieux une fois par mois, et y accueillir
un prêtre orthodoxe pour l'occasion. Plus de 13 représentants de familles originaires d'Europe de l'Est l'appuient dans ses démarches.
« On demande à avoir accès une fois par mois, juste une heure et demie pour avoir accès à la liturgie, la messe, finalement,
pour pouvoir se rencontrer et puis garder nos racines spirituelles.» Elle soutient que la communauté pourra récolter
les fonds nécessaires pour financer la réouverture. « Ces démarches ne nécessiteront aucun investissement de la part
de la Ville de Val-d'Or », a-t-elle affirmé. L'Église russe orthodoxe avait été laissée à l'abandon il y a des dizaines
d'années, puis rachetée par la Ville de Val-d'Or, dans un souci de préservation du patrimoine. Le maire de Val-d'Or, Pierre Corbeil,
s'engage à analyser leur demande, mais doute de la faisabilité du projet. « Je sais qu'il y a des contraintes très
sérieuses, a-t-il affirmé. Les seuls travaux qui ont été faits sur ce bâtiment, au cours des dernières années,
c'est pour l'entretien extérieur, faire en sorte qu'il soit regardable et prévenir qu'il se dégrade davantage.
Mais aucun travaux n'ont été faits à l'intérieur ». Elena Gavrilita estime que la réouverture de l'église pourrait
favoriser l'arrivée de davantage des familles originaires d'Europe de l'Est, à Val-d'Or. -
L'avenir nous dira si cette église retrouvera son usage, après une longue période de silence...
La communauté orthodoxe russe à Rouyn était plus nombreuse
que celle de Val d'Or, et cela se reflète dans l'église qu'ils ont construite. Cette église, dédiée à saint Georges, suit
le même plan que celle de Val d'Or, mais est sensiblement plus large, et possède un sous-sol jadis aménagé en salle paroissiale.
Elle est précédée d'un clocher qui en fait un monument très visible dans la ville. De plus, elle est construite sur un promontoire
rocheux, ce qui fait qu'on ne peut y accéder que par un escalier à deux volées. Ce bâtiment subsiste également, et abrite
actuellement un musée religieux appartenant à la ville.
Pour plus d'informations, voir le site de la Maison Dumulon.
Le premier prêtre orthodoxe établi en Abitibi fut le Père Féodor Oustoutchenkov. Il naquit près de Rostov en Russie, en 1890.
Il enseigna pendant plusieurs années, puis décida d'étudier en vue du Sacerdoce. Il fut ordonné en 1915. En 1927, il fut arrêté
par le régime communiste, et passa près de dix ans en une prison sibérienne. Relâché, il fut mis en résidence surveillée,
et fut enfermé à nouveau, pendant la seconde guerre mondiale. En 1944, il parvint à fuir la Russie, via l'Allemagne. Il passa
par la Belgique, et s'établit au Canada en 1953.
Nous lui devons la réalisation des iconostases des deux églises de Val d'Or
et Rouyn. Ceux-ci sont un remarquable travail de découpe de bois, où nous trouvons des gerbes de blé, des grappes et des feuilles
de vigne, et même des feuilles d'érable, le tout combiné avec de nombreux motifs décoratifs. Après avoir construit les églises
de Val d'Or, Rouyn et de Kirkland Lake, le Père Féodor Oustoutchenkov décéda subitement d'une crise cardiaque, en l'église
de Rouyn, en 1957, lors de la célébration de la divine Liturgie. Il avait 67 ans. Il est enseveli au cimetière de « Golden Valley »,
à Val d'Or.
Ce fut le père David Shevchenko qui lui succéda. Il demeurait à Val d'Or, tout à côté de l'église. - Né en 1892, en Ukraine,
il était étudiant dans une école d'artillerie à Vladivostok, en 1912. Plus tard, il fut officier de l'armée impériale russe.
Nous le retrouvons comme officier de garnison en Mandchourie, jusqu'en 1917. Il étudia ensuite au séminaire orthodoxe russe
de Shangaï, et fut ordonné à l'âge de 54 ans, en 1945. Après l'écroulement de la Chine nationaliste, en 1949, il se réfugia
aux Philippines, où il vécut jusqu'en 1952. Ensuite, il quitta l'Extrême-Orient pour l'Europe. Il resta en Belgique pendant
un an. En 1953, il embarque dans le paquebot français « Vietnam » et navigue jusqu'à Tokyo, puis Kobé. De nombreux russes
demeuraient là-bas, et il leur vient en aide en tant que prêtre. Par après, il fit escale pendant huit jours à Saigon. Là,
il entendit parler russe, et écouta une femme qui déplorait qu'ils n'aient plus vu de prêtre depuis vingt ans. Il apporta
les secours religieux à cette colonie russe, puis repartit pour le Japon, où il demeura jusqu'en 1957. Ensuite, il vint à
Val d'Or succéder au Père Oustoutchenkov. Le père David Shevchenko décéda à l'âge de 90 ans, en 1982.
La bibliothèque de la Chapelle sainte Marie-Madeleine conserve un « Triode » (livre liturgique utilisé pendant le Carême)
qui date de la Russie prérévolutionnaire, avec des annotations marginales en chinois. Ce volume est un témoin de l'immense
périple que le père David Shevchenko parcourut avant d'arriver finalement à Val d'Or.
Le père David Shevchenko ne parlait que Russe, et ne s'est
pas préoccupé de faire rayonner la Foi orthodoxe en-dehors du cercle étroit et en constante diminution des colonies russes
du nord du Québec et de l'Ontario. Après son décès, les églises de Val d'Or, Rouyn et Kirkland Lake furent désaffectées.
Ci-contre, nous voyons une "Grammata" (Diplôme honorifique) qui fut accordée au Père David par l'Archevêque Nicon, à l'occasion
de la consécration de l'église St. Nicolas de Val d'Or, en 1954 :
L'église de Rouyn fut rachetée par la ville, afin d'en faire un musée religieux. L'église de Val d'Or, après une période
d'abandon, fut acquise par la communauté anglicane, qui maintint l'iconostase comme élément décoratif. Un jour, quelqu'un
s'introduisit par effraction dans le bâtiment, saccagea l'intérieur de celui-ci, endommagea gravement l’iconostase, et tenta
de mettre le feu à l’église, sans y parvenir. Les Anglicans remirent en état l’intérieur du bâtiment, et firent restaurer
la structure de l’iconostase. Ultérieurement, les Anglicans ne purent se maintenir dans cette église, qui finit par être
rachetée par la ville de Val d’Or. Grâce à l’amicale intervention de la Révérende Sharon Murdoch, Prêtre de l’Eglise anglicane,
il fut possible d’acquérir la structure de l’iconostase de l’église de Val d’Or, afin de la réinstaller dans la Chapelle
orthodoxe sainte Marie-Madeleine, à Amos. Ainsi, cette œuvre de patience et de piété réalisée jadis par le Père Oustoutchenkov,
peut-elle à nouveau servir de cadre pour la Liturgie et l’Office divin, et a ainsi retrouvé sa fonction originelle.
Le camp de détention de « Spirit Lake »
De prime abord, il semblerait que la première célébration orthodoxe en Abitibi fut faite pour répondre
aux besoins religieux des russes travaillant dans les mines de Val d'Or et de Rouyn. En fait, cela remonte nettement plus
loin dans l'Histoire de la région. Nous avons vu qu'au début du vingtième siècle, la voie de chemin de fer du Trans-Canadien
traversa les immensités des forêts abitibiennes. Lors de la première guerre mondiale, le gouvernement canadien résolut
d'enfermer tous les « ressortissants de l'ennemi » vivant en territoire canadien. Il s'agissait des immigrants canadiens
allemands, austro-hongrois et autres, qui n'avaient pas encore obtenu leur naturalisation. Cette décision était éminemment
injuste, car ces pauvres gens avaient émigré précisément pour se mettre à l'abri des tourmentes de la vieille Europe.
De plus, l'enfermement était assorti de la confiscation des maigres biens qu'ils étaient parvenus à rassembler.
L'un des sites choisis pour établir un camp de détention fut un endroit situé en Abitibi, près de la ville d'Amos, au bord
du « Spirit Lake », là où passe la voie de chemin de fer. - Jadis, les Amérindiens avaient aperçu une grande lumière,
au-dessus des eaux paisibles de ce lac presque circulaire. Il l'appelèrent « Lac de l'Esprit ». Cette désignation pleine
de poésie ne fut malheureureusement pas gardée, et le lac fut ultérieurement renommé banalement « Lac Beauchamp ». L'endroit
était idéal pour faire un camp de détention : au milieu des immenses et impénétrables étendues de forêts et des marécages :
il suffisait de garder la voie afin d'interdire toute évasion. Bientôt, jusqu'à 1200 prisonniers vécurent dans ce camp
entre 1915 et 1917. Il s'agissait en grande majorité d'Ukrainiens orthodoxes. Des femmes et enfants de prisonniers habitaient
un village à proximité. Les captifs étaient affectés au défrichement des terres. C'était une pénible tâche, car en ces années
les hivers furent extrêmement rudes. Il fallait arracher les souches sous les nuages de mouches et de moustiques, sous une
surveillance militaire. Deux évadés perdirent la vie, l'un en mourant d'épuisement après s'être évadé dans les forêts,
et l'autre étant abattu d'un coup de fusil par un colon, sur la voie de chemin de fer. Dix-neuf prisonniers non-catholiques
romains furent ensevelis dans le cimetière du camp, dont le site existe toujours aujourd'hui, dans la forêt. Un prêtre roumain
fut enfermé avec les prisonniers, pendant une brève période. Il célébra certainement la Liturgie et les Offices pour les
prisonniers orthodoxes. Ce furent donc historiquement les premiers Offices orthodoxes célébrés en Abitibi.
Après la première guerre mondiale, les terres défrichées par les prisonniers furent reprises par un ordre catholique romain
d'enseignants, les « Clercs de saint Viateur », qui y organisèrent une école d'agriculture - qui n'existe plus aujourd'hui.
Le couvent des « Clercs de saint Viateur » - un beau bâtiment de pierre - s'élève aujourd'hui sur le site de ce qui était
jadis le « mess des Officiers » du camp de détention. Le village, qui se trouve là où étaient les baraquements des prisonniers,
et qui en a gardé le plan rectangulaire, s'appelle « La Ferme », près de la ville d'Amos.
À proximité du village de La Ferme, s'ouvre un chemin qui passe non loin du site du cimetière du camp de détention : il s'agit du « Chemin du cimetière
des Ukrainiens », où se dresse la « Chapelle orthodoxe sainte Marie-Madeleine ». À chaque Liturgie, nous commémorons
« les Orthodoxes qui reposent ici », et nous faisons mémoire de ceux qui reposent au Camp Spirit Lake. Ils méritent que
l'on prie pour eux, ceux qui ont connu un destin aussi tragique. En la Chapelle sainte Marie Madeleine, s'élève devant le
Créateur la prière de l'Église orthodoxe, prière qui a commencé tout près de là, derrière les barbelés
d'un camp de détention. D'une façon remarquable, la présence de l'Eglise orthodoxe continue aujourd'hui en ce lieu.
L'Église comme réalité spirituelle.
Les immigrants qui avaient fondé les églises russes en Abitibi percevaient l'Orthodoxie essentiellement
comme un ensemble de coutumes ethniques et familiales. Il n'avaient guère idée des richesses spirituelles de leur propre
Tradition. Ils étaient orthodoxes parce que leurs aïeux l'étaient, et l'Orthodoxie leur servait de conservatoire de leurs propres
coutumes culturelles. Contrairement à la présence de l'Orthodoxie russe en Europe occidentale, il n'existait pas
d'« intelligentsia » qui ait été capable de voir plus loin, de discerner la Foi au-delà des habitudes ethniques.
Il s'agissait d'une immigration dont les motifs étaient purement économiques, et dont le niveau d'éducation était faible.
Sur de telles bases, la présence de l'Église orthodoxe en cette contrée ne pouvait pas franchir la barrière des générations.
La communauté russe s'est éteinte, incapable de transmettre un bagage spirituel à la génération suivante.
Suivant une logique purement humaine, cela aurait dû en rester là. Grâce à la puissante intercession de sainte Marie-Madeleine,
il a été possible de construire une Chapelle qui lui est dédiée. La Chapelle sainte Marie-Madeleine ne correspond à aucune
nécessité culturelle ou ethnique. Ce n'est pas une paroisse, et pas davantage un monastère. C'est une chapelle votive,
construite afin que la petite lumière d'une prière quotidienne luise discrètement au milieu de cette grande région de l'Abitibi.
Il s'agit simplement d'une présence de prière aussi constante que possible. Les Vêpres et les Matines y sont chantées pratiquement
chaque jour, et la Divine Liturgie célébrée le Dimanche.
Nous vivons dans un monde qui définit l'être humain comme une unité
qui produit des biens, et les consomme ensuite. Dans cette perspective, celui qui ne produit pas de façon performante
est mis à l'écart, et la seule vertu reconnue est la consommation. L'unique dimension de l'existence est l'Economie.
L'absurdité d'une telle vision des choses risque bien de mener au désespoir, dès que l'on se pose la question du « pourquoi »
de l'existence : « qu'est-ce que je fais dans cet univers ; quel est le sens de mon existence ? » Le Christ nous montre
que l'être humain est à l'image de son Créateur ; est à l'Image de son Créateur ; l'être humain est un être en quête de l'absolu et de l'éternité. L'être humain
tient sa valeur de Dieu auquel il tend à ressembler. Sa prière illumine l'univers, car elle est la voie par laquelle
Dieu agit dans sa création. La prière qui s'élève devant Dieu en la Chapelle sainte Marie-Madeleine contribue à tout ce
qui se fait de bien dans le monde, et détient une réelle portée cosmique. Cette petite église n'est pas seulement un local :
c'est un espace sacré, où nous expérimentons la présence d'une autre dimension. Les icônes que cette église contient sont
autant de fenêtres ouvertes sur l'Absolu. Les services liturgiques nous mettent en présence de l'univers divin, nous
entraînent à devenir familiers avec cette dimension spirituelle, précisément comme l'entraînement à un sport permet de
franchir les obstacles de la piste... Cette accoutumance à la spiritualité nous sera d'un précieux secours au moment
où il faudra passer au-delà des apparences de cette vie - moment que chacun connaîtra. Il est certainement préférable
de franchir cette limite dans la joie et la sérénité, plutôt que dans l'appréhension devant un Inconnu auquel on s'est
efforcé de ne pas penser pendant toute sa vie, en se dispersant dans mille et une distractions... Cette perspective spirituelle
est tout-à-fait étrangère à la grande majorité de nos contemporains, solidaires d'une société très « horizontale »,
où seul importe le profit matériel. C'est pourquoi le surgissement de cette petite chapelle dans le paysage abitibien
représente pour beaucoup une énigme difficile à comprendre : l'existence de la vie de prière et l'expérience de la Présence divine.
Annexe : une Interview du Père David Shevchenko
Par Jean-Michel Wyl
Avec le concours de Mr. Et Mme. Etienne Gabrisz, qui servirent d’interprètes.
Dans le journal l’Écho, du Mercredi 26 janvier 1972.
Il nous a paru intéressant de mettre à la disposition de chacun ce texte, qui nous présente la personnalité
du père David Shevchenko. Le journaliste qui a fait l'entrevue nous donne un point de vue très enthousiaste : sans nul doute,
il a été frappé par la personnalité marquante du père David. Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent
pas nécessairement celle de l'auteur du site ; les opinions politiques du père David Shevchenko doivent bien sûr être
replacées dans le contexte socioculturel de l'époque. Depuis ce temps, le monde a considérablement changé ! Voici le texte :
Comme sorti d'un roman de Gheorghiu, le père Shevshenko, ce méconnu…
Il arrive peu de fois, dans la vie d'un homme, que l'on puisse rencontrer un
être qui sort totalement de l'ordinaire ; qui n'est pas fait comme les autres ; qui pense avec l'expérience que l'âge
apporte ; qui porte en lui un amour démesuré pour quatre choses : la Russie, le tsar Nicolas II, Dieu et le Canada.
Apparemment, ces quatre choses ne semblent pas entièrement conciliables.
Disons qu'elles sembleraient se concilier par deux ou par trois, mais que le quatrième élément de ce rébus
soit incompatible avec les autres. Et pourtant : l'histoire et la vie du très révérend père David Shevchenko n'est pas
une histoire banale. Après avoir dévidé pendant des heures l’écheveau difficile d'une vie de quatre-vingt-deux ans…
on finit par comprendre qu'il peut y avoir, dans l'homme, une grandeur immense ; et que cet homme
est encore plus grand lorsque sa vie n'a été qu'une longue suite de déchirures profondes et qu'à quatre-vingt-deux ans il a,
enfin, trouvé la paix ! Il travaille dix heures par jour. Il prie. Il est surprenant d'allégresse. Il est attachant.
De plus, lorsque vous rencontrez un homme de quatre-vingt-deux ans qui vous dit, sans rire : « dans vingt ans je pourrais
visiter toutes les paroisses à l'aide d'un hélicoptère ! »… Cela vous donne à réfléchir.
Un soviet n’est pas un Russe.
« Je suis né le 24 juin 1891, en Ukraine ». Le règne de l'empereur Alexandre III achevait (1894).
On assiste à une politique de réaction et de russification, à la séparation politique de la Russie d'avec l'Allemagne
et de la signature du traité d'alliance avec la France, signé en 1892. Nicolas va être le dernier tsar de Russie et son
épouse est la célèbre Alix de Hesse, mieux connu sous le nom d'Alexandra Feodorovna. En 1895, il interviendra pour sauver
la Chine du Japon mais, quelques années plus tard, il engagera son pays dans la désastreuse guerre russo-japonaise
qui durera de 1904 à 1905. Une page de la Russie va se tourner parce que le tsar laissera faire cette répression connue
sous le nom de « dimanche rouge » dans laquelle des milliers d'ouvriers trouveront la mort (voir le film « Le Docteur Jivago »).
Malgré l'élection d'une Douma (assemblée populaire), une autre insurrection est écrasée dans le sang et cette Douma est
dissoute. À partir de ce moment-là, Nicolas de se laissera conseiller par un aventurier réactionnaire, Stolypine, qui
sera assassiné en 1911. Depuis 1905,un autre aventurier a, sur l'Empereur, une influence néfaste. Il s'agit du moine
Raspoutine (note : Raspoutine jamais été moine, ni ecclésiastique), assassiné en 1916 par le prince Youssoupov. Puis
c'est l'Empereur lui-même qui sera assassiné par les bolcheviques à Iékaterinbourg dans la nuit du 16 au 17 juillet 1916.
La Russie n'existe plus à partir de ce moment-là. C'est Lénine qui fondera le premier gouvernement populaire
en avril 1907.
De Russie en Mandchourie.
En 1912, M. David Shevchenko était étudiant dans une école d'artillerie à Vladivostok.
Plus tard, il est officier de l'armée impériale du tsar Nicolas II. Les événements qui se précipitent font que la
Biélorussie (Russie blanche) est envahie. L'intelligentsia biélorusse se réfugiée en Mandchourie, territoire neutre
situé au nord de la Chine, pays traversé par la Rivière Amour et dont la capitale est Kharbin. Cette région neutre,
ce « no man’s land », aura une importance capitale en ce temps-là puisqu'elle permettra à des millions d'hommes
(russes blancs) d'être plus ou moins épargnés par les événements qui agitent, pendant ce temps-là, la défunte Russie
et la nouvelle URSS. M. Shevchenko sera officier de garnison en Mandchourie, à l'état-major. Il s'occupera des
affectations militaires jusqu'en 1910, jusqu'à la Révolution russe, celle qu'on a appelée la révolution d'octobre (
malgré qu'elle ait eu lieu en novembre, d'après le calendrier grégorien).
Trente-cinq ans en Chine.
On pourrait
sous-titrer : « Et d'une Révolution à l'autre ». La Mandchourie, tout comme la Chine, allait devenir un point chaud.
La Chine est hostile à l'égard de la dynastie mandchoue renforcée par 300 000 intellectuels biélorusses émigrés qui,
en quelques années, s’emparent des meilleures situation et des postes-clés du pays (banques, industrie, commerce,
professions libérales, université, art, etc.) ce qui renforce considérablement la position de la Mandchourie et de
son gouverneur, le général républicain Fong Tso-Lin. D'un autre côté, des scissions se créent ici et là et, par
ailleurs, Tchang Kai-Check, instruits aux meilleures sources par cette élite russe de l'ange, ce communise et fonde
la première armée (instruite par les Russes puis par une mission allemande, la Seckt-Falkenhausen). Selon M. David
Shevchenko, on retrouvera d'ailleurs, dans cette armée, une mosaïque d’aides extérieures anglaise, française, etc.
pour des raisons que l'on peut à peine comprendre aujourd'hui.
L'agression japonaise
Dès lors, trois problèmes se posent à la Chine : le
problème communiste, l'agitation militaire, l'organisation politique qui va de pair avec le relèvement économique.
Puis Tchang Kai-Check se retourne avec violence contre les communistes. À cet effet, M. David Shevchenko, un historien
consommé qui correspond, depuis Val-d'Or, avec plusieurs universités américaines et journaux, nous cite une affaire
étrange : celle de la mise à jour de document très compromettants qui prouvait, sans l'ombre d'un doute, les plans
d'invasion communiste de la Chine. Cette découverte, faite à l'ambassade soviétique à Pékin, allait changer le cours
de l'Histoire et créer ce schisme profond entre Tchang Kai-Tcheck – et aussi le Kouo-min-tang – et le monde communiste
d'alors. Cette politique anticommuniste ne prendra fin qu'en 1936, devant le danger de l'agression japonaise. En 1931
et jusqu'à 1935, les Japonais s'emparent de la Mandchourie et de là, s’infiltrent progressivement en Chine. En 1937, nous
assistons à la prise de Pékin, puis à celle de Nankin. De 1941 à 1945, la guerre du Pacifique immobilise les forces
japonaises et les communistes prennent la relève des nationalistes… avec l'aide des États-Unis (aussi étrange
que cela puisse paraître). Mais cette aide américaine est moins imposante que celle de Moscou, qui y trouve de gros
avantages idéologiques et politiques.
La guerre civile.
Un mal ne va pas sans en entraîner un autre. Dès 1946, la Chine est agitée par la guerre civile
que nous raconte M. Shevchenko. La disparition de l'ennemi commun aux prises avec les Américains (les Japonais)
laisse les nationalistes les communistes chinois face à face. L'armée communiste refuse de s'intégrer à l'armée
nationaliste soutenue par les États-Unis. Mais les nationalistes épuisés par la guerre perdent du terrain et, par voie
de conséquence, la Mandchourie. L'inflation et la misère s'installent dans les régions contrôlées par les nationalistes. En
face de Tchang Kai-Tcheck qui tente de soutenir ce qu'il reste de ses nationalistes, un nouveau politicien offre aux
populations un programme intéressant : il s'agit de M. Mao Tsé Toung qui est fortement soutenu par l'URSS. En 1949,
il ne reste plus rien des nationalistes qui se sont réfugiés, avec leur chef Tchang Kai-Tcheck, à Formose (Taïwan),
où il constitue le gouvernement de la Chine nationaliste (qui vient de « débarquer » de l'ONU en novembre 1971)
tandis que l'on voit la naissance officielle de la République Populaire de Chine qui est proclamée à Pékin le
1er octobre 1949.
La longue errance.
Après l'écroulement de la Chine nationaliste, M. Shevchenko, comme des milliers d'hommes,
est parti à l'aventure. Le seul pays possible qui puisse être un havre raisonnable fut, pour lui, les Philippines.
Cet archipel de dix mille îles dont la plus grande, Manille, qui appartint longtemps à l'Empire espagnol, devint
indépendante lorsque le général Aguinaldo occupa presque tout le territoire en 1898. Entre-temps, l'Espagne céda
ce pays aux États-Unis, mais cela ne mit pas fin à l'insurrection nationaliste. Le général fut fait prisonnier
et, finalement, c'est en 1946 qu'un acte d'indépendance absolue fut signé par les États-Unis. Ceux que tous fuyaient
(comme M. Shevchenko depuis des années — les Japonais) allaient occuper les Philippines de 1941 à 1142. De grandes
souffrances furent infligées aux émigrants étrangers. Des camps de concentration furent installés. Outre
les calamités de la guerre, les calamités politiques, M. Shevchenko allait devoir connaître les calamités
de la Nature : les ouragans, les cyclones, etc.
Un vœu comme un autre.
À bout de tellement de souffrances physiques, M. Shevshenko fait alors le vœu de devenir
prêtre orthodoxe russe, s'il est épargné par tous ces événements. La chance, ou la Providence, lui sourira.
Il respectera donc son vœu et étudiera au séminaire russe orthodoxe de Shanghai. Voilà comment cet homme, ancien
officier de l'armée du tsar Nicolas II de Russie, devint prêtre après cette longue marche jonchée de misères, de
souffrances, de millions de morts, de millions de transplantés, d'autant de prisonniers supportant le carcan impitoyable
de calvaires sans bornes. Qui croirait, à voir passer ce magnifique vieillard dans les rues de Val-d'Or, qu'un homme
aura pu supporter autant de souffrances, autant de misère… Et d'avoir conservé, en l'homme, l'espoir et l'amour
si vivace qu'il porte en son coeur ? C'est quasiment impensable !
De nombreux voyages.
Il est resté aux Philippines de 1949 à 1952. Ensuite, il a quitté l'Extrême-Orient pour
l'Europe. Pendant un an, il est resté en Belgique. Mais en 1953, il embarque à nouveau à bord du paquebot français
« Vietnam » et se dirige vers Tokyo puis vers Kobé. De nombreux Russes demeurent dans cette région du monde et il
leur apporte son ministère. Son bateau fait escale à Saïgon, pendant huit jours. Il descend du bateau et, sur
le quai, tend son passeport à un employé. Comme il ne parle que le Russe, il a pas compris que l'employé lui avait
seulement dit d'attendre. Il s'assied, découragé, et a envie de pleurer. Subitement, il entend parler Russe. Une
femme lui demande : « êtes-vous le père David Shevchenko ? » Elle ajoute : « un télégramme de Bruxelles nous a
avertis de votre passage par Saïgon ». Puis la femme se met à pleurer : « voilà vingt ans, dit-elle, que nous n'avons
pas un prêtre russe… ». « J'ai passé la plus belle escale de ma vie, me dit-il. Pendant huit jours, j'ai baptisé
des enfants qui n'avaient jamais reçu le baptême. J'ai marié des gens qui, par la force des choses, vivaient en
concubinage ». Puis il est reparti vers le Japon, où il a séjourné jusque 1957. La même année, il est transféré
« temporairement » à Val-d'Or afin de remplacer le prêtre Oustoutchenkov. On est en 1972, et il est encore parmi nous.
« J'aime le Canada »
« Le Canada est le plus beau pays du monde - dit-il - pour un vieil homme comme moi.
J'ai découvert le bonheur et la paix. Le gouvernement m’alloue une petite pension de vieillesse. Je visite chaque
semaine des paroisses de Val d’Or, Rouyn, Kirkland Lake et McGarry, en autobus… ». Lorsque l'on rend visite au
très révérend père David Shevchenko - qui habite l'ancienne maison de M. Koulomzine, docteur en sciences minières,
ce diplômé de la Sorbonne est marié avec une princesse russe, décédé il y a quelques mois - on est surpris par
le fait que, dans cette maison, il n'y a pas moins de trois bureaux. Partout, des livres, des documents,
des cartes. Cet homme travaille sans interruption. Il étudie surtout l'Histoire militaire et politique. Il écrit
des articles pour plusieurs journaux américains de langue russe. Université de Columbia lui a demandé de rédiger
ses mémoires et M. Shevchenko en a déjà rédigé la première partie. Quel dommage que ce précieux document soit
rédigé en Russe. Il doit foisonner d'intérêt. Il la lui-même tellement vu, tellement vécu !
Un grand patriote.
Malgré les années, on retrouve chez cet homme - comme à peu près chez tous les Russes
blancs - un amour vivace et une vénération de la maison impériale défunte. D'ailleurs, on ressent très bien une
antipathie indiscutée à l'égard de tous ce qui est communiste. « Je défendrai jusqu'à mon dernier souffle ma petite
église contre les communistes du monde entier ». Puis il sort de sa poche une icône, la baise, se signe ;
il se tourne vers la gravure jaunie suspendue au mur et qui représente la famille impériale, le tsar Nicolas II,
la tsarine Alexandra… « Ma patrie, la Russie, la vraie Russie, est dans mon cœur et je la porte en moi comme un
oiseau blessé… ».
À ce moment-là on envie de lui dire : « Batiouchka… Vous êtes beau. Il ne restera plus de traces - à part
dans certains livres - de cette Russie merveilleuse dont vous nous parlez encore… ». « Celui qui viendra après
moi, murmure-t-il, ne sera pas le même parce qu'il sera plus jeune. Il sera un prêtre à deux faces ». Ce grand
patriote, prêtre authentique de l'Église de Constantinople, parle lentement, avec précision, de faits historiques
indéniables : « les bolcheviques ont brûlé toute une ville, Nicolaïevski, sur la rivière Amour, et les Américains
n'ont rien dit ». « En 1920 les bolcheviques voulaient envahir la France, la Pologne et la Belgique et en 1927
le juriste Nicolaï Mitarevski a découvert à l'ambassade soviétique à Pékin des documents qui font également
foi de plans d'envahissement de la Chine. Ces documents sont jalousement gardés au Canada… ». « Chaque jour, je
prie pour le Canada et pour sa liberté… ». Et mon interprète ajoute : « je sais aussi qu'il termine chacune
de ces messes, depuis des années, par une prière pour le tsar… ».
Historien et visionnaire.
Il passe ses journées plongé dans l'Histoire qu'il connaît dans ses moindres détails.
Mais il juge aussi l'avenir. Lorsqu'on a un aussi grand âge, on a beaucoup de choses à dire. Il aime parler. Il
parle beaucoup, comme s'il craignait de n'avoir pas le temps de tout dire : « le fait que les Russes blancs aient
été en Chine a évité pour 20 ans de retard, l'implantation du communisme… ». « Le couteau est fait pour couper
le pain. On s'en sert aussi pour tuer… ». « Nous arrivons devant deux chemins - il montre son index et son majeur
écartés - d'un côté il y a celui de la paix et, de l'autre, celui du désastre universel. La terre commence déjà à
punir l'homme. Déjà nous sommes arrivés au point de non-retour et nous sommes prisonniers de l'atome. C’est bien,
de prier, mais il ne faut pas rester les bras croisés : il y a encore trop de choses à faire. Ceux qui n'ont pas
encore perdu la tête devraient se battre contre ces dangers, contre la pollution de la planète et contre celle
des esprits. La jeunesse moderne a une lourde responsabilité et j'espère qu'elle le comprend déjà… ». Quel dommage,
encore, qu’il ne parle ni français, ni anglais. Il y aurait tant de choses à apprendre de lui ! Affectueusement,
il m'appelle Yvan-Michaeli Vasiliew… J'ai peur de n'avoir pas réussi cet article : quelle responsabilité que je
me sens sur les épaules lorsque cet homme vénérable m'a dit : « à la fin de ma vie, quelle grande chose que vous me
faites là, en me rendant hommage. C'est comme un grand cadeau du Canada à ma chère Russie… ». Un grand
cadeau du Canada à cette belle Russie de jadis… Voilà déjà que j'ai peur d'avoir mal utilisé les mots de ma langue.
Cet homme est si beau qu’il ne mérite pas d'être mal compris.