Orthodoxie en Abitibi

La redoutable question de la prédestination

Étude XIII : La redoutable question de la prédestination

- P. Georges Leroy -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

Suis-je prédestiné ?
La grâce prévenante
Sens composé et sens divisé
Prédestination collective et individuelle
Le Congruisme
La pente du déterminisme
Thomas d'Aquin et les décrets prédéterminants

Quels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?

Lors de l'Étude précédente, nous avons élaboré ce que l'on pourrait appeler une philosophie du langage théologique. Nous appuyant sur la pensée de Denys l'Aréopagite, nous avons constaté avec lui qu'il est opportun de dépasser l'adéquation que l'on opère couramment entre Dieu et l'Être. Nous avons conclu que la vraie connaissance de Dieu consiste en une inconnaissance, doublée d'une conscience claire des motifs pour lesquels nous ne pouvons pleinement Le connaître. En réfléchissant de la sorte, nous avons volontairement omis la question de la prédestination. L'objectif de la présente Étude est d'envisager les possibilités de coexistence entre la toute-puissance divine et la liberté de la créature humaine. Cela va de la prédestination absolue au divorce complet entre l'être humain et Dieu. Entre ces deux extrêmes, nous analyserons la solution proposée par un théologien du seizième siècle. La question des rapports existant entre liberté et prédestination est une problématique complexe, qui a animé toute l'Histoire intellectuelle de l'Occident.

Suis-je prédestiné ?

Jusqu'à présent, nous nous sommes bien gardés d'aborder le thème de la prédestination. En Occident, la théologie a abordé cette grande question de la liberté des êtres humains versus l'omniscience de Dieu, par le biais de la prédestination. Cela a beaucoup contribué à obscurcir toute cette problématique.

Si Dieu sait tout, il connaît à l'avance - et même de toute éternité - tous les actes que je vais poser, et Il sait quelle en sera la conclusion : la damnation si j'ai mangé trop de gâteau au chocolat ou me suis livré à du sexe illicite - ou le Salut et l'éternité dans un paradis confortable, si j'ai pratiqué des vertus rébarbatives et désagréables.

Le grand champion du déterminisme absolu fut Dominique Baňes.

Baňes fut un religieux de l’Ordre des Frères Prêcheurs. Originaire de Valadolid, il étudia à Salamanque et y prit à l’âge de quinze ans l’habit de religieux de l'ordre de saint Dominique, où il fit dans la théologie scolastique des progrès qui lui ont acquis la réputation d'être l'un des plus illustres interprètes de saint Thomas. Il a composé cinq ou six volumes in-folio sur ce saint Docteur et, outre cela, il a encore publié d'autres commentaires sur la dialectique d'Aristote, sur le traité de la génération et de la corruption, etc. Il fut confesseur de Sainte Thérèse, enseigna durant plus de 40 ans la théologie à Alcala, à Valadolid et à Salamanque ; il mourut à Medina del Campo le 1er novembre de l'an 1604, âgé de 77 ans.

Le grand Dictionnaire historique ou le mélange curieux de l'Histoire sacrée et profane. Louis Moréri. Paris 1759.
Tome II. p. 84. art. Baňes.

Baňes n’était pas n’importe qui : il fut le confesseur de Thérèse d’Avila, qui lui présenta ses « Confessions ». Baňes fut, en quelque sorte, le théologien officiel de l'Ordre dominicain, et dirigea ses foudres contre l'Ordre encore récent des Jésuites. Ces derniers, davantage attachés à la notion de liberté de l'être humain, exprimèrent cette préférence au-travers de l'œuvre théologique de Molina (1535 - 1600), et particulièrement de son livre la « Concorde », ouvrage paru en 1589. Molina et Baňes devinrent ainsi les porte-drapeaux des Ordres respectivement jésuites et dominicains - Molina à Coïmbre, Baňes à Salamanque.

Ce qui est assez curieux, c'est que les dominicains, adeptes de la théologie bannésienne, prônaient celle-ci comme étant l'authentique Tradition de l'Église. Pour eux, la Tradition de l’Église était comprise tout entière dans les écrits de Thomas d'Aquin. Cette « antique tradition » opposée aux notions nouvelles, ne remontait pas plus haut qu'à l'époque médiévale.

La théologie de Baňes avait l’avantage de la simplicité : Dieu étant absolu, non seulement Il est tout-puissant et omniscient, mais encore Il détermine tout à l’avance, de toute éternité, par ses ordres qui sont appelés des «décrets prédéterminants». Tout est voulu par Dieu, les bonnes choses et les mauvaises, et ce de façon absolue.

Cette conception a l’avantage de la cohérence. Évidemment, il faut que l’homme soit libre. Comment faire ? Baňes nous présente une subtile distinction : la liberté humaine est formellement dans la volonté, mais possède sa racine dans l’intelligence. La volonté est prédéterminée par la puissance divine, tandis que l’intelligence humaine reste libre.

(Baňes) « place la liberté formellement dans la volonté, et n’en met que la racine dans l’intelligence. Puis il admet que nulle prédétermination de la volonté n’altère la liberté, si elle n’atteint pas l’intelligence. Mais, (…) on ne peut écraser un fruit, sans toucher à la racine de l’arbre. Vraiment, à ne prendre les choses qu’avec le plus grossier bon sens, l’homme qui se décide infailliblement par suite d’une prédétermination physique de sa volonté [Expression scolastique qui se dirait aujourd’hui : « une prédétermination réelle de sa volonté… »], tout en jugeant [par son intelligence] que le moyen choisi n’est pas nécessaire à sa fin, me semble « libre » tout autant que le voyageur glissant dans un précipice, juge que sa chute ne le conduira pas nécessairement à une hôtellerie.

Baňes et Molina. Op. cit. p. 104.

Tout ceci nous montre à quel point une théorie déterministe est mal à l’aise avec la notion de liberté humaine.

Le Vatican, en la personne du pape de Rome Clément VIII (pontificat de 1592 à 1605), ne tenait nullement à se mettre à dos les puissants ordres rivaux des dominicains et des jésuites... Il réunit ce que l'on a appelé les « congrégations De Auxiliis Gratiae ». Ces réunions se produisirent à pas moins de 68 reprises sous Clément VIII, et 17 reprises sous Paul V (pontificat de 1605 à 1621) ! Le tout, pratiquement sans donner de résultat... Les deux parties furent renvoyées dos à dos.

Jansenius, évêque d’Ypres en Flandre, mourut en 1638. En 1640, parut à Louvain son ouvrage posthume : l’Augustinus, qui fut le fondement doctrinal du jansénisme. Les âpres controverses qui opposèrent adversaires et partisans du jansénisme, éclipsèrent les disputes antérieures qui s'étaient déchaînées entre molinistes et Bannésiens. Citons cette pensée qui nous paraît très juste, à propos du Jansénisme :

Ce qui fait le caractère vraiment infernal du Jansénisme, c'est moins encore son erreur dogmatique que l'astuce qu'il emploie pour imposer une Divinité qui n'aime pas et qu'on ne peut aimer. La Bonté paternelle a disparu. Vous ne rencontrez plus qu'un maître, dur, arbitraire, caché dans ses voies, épiant la moindre faute, en tirant l'occasion de perdre, dissimulant quelquefois ses griefs, mais ne les oubliant jamais. C'est un juge qui médite constamment sur la première chute, qui maintient inexorablement sur la masse de perdition son arrêt de malédiction, et qui ne paie tout le sang du Calvaire que par quelques élus, parcimonieusement choisis. À cette Divinité, la crainte seule fait plaisir. On doit se tenir le plus loin possible du Trône, dans l'attitude d'un esclave, et attendre dans une stupide immobilité le sort fixé d'avance, sort auquel on ne peut se dérober, sort qu'on ignore, mais qu'on prévoit, car le petit nombre est celui des élus !

Baňes et Molina. Op. cit. p. 131 - 132.

Dans ma jeunesse, lorsque nous allions en famille le dimanche à l'église, nous pénétrions dans un édifice gris, froid et sombre, et suivions depuis le bas-côté une messe incompréhensible dont nous ne voyions rien, car tout cela se passait au-delà d'une rangée de colonnes qui obstruaient toute vision. Au chevet du bas-côté opposé, se dressait un hôtel de marbre surmonté d'une croix avec un corpus typiquement janséniste : le corps torturé du Christ levait les deux bras vers le ciel, presque verticalement, les paumes clouées à la croix. Ce crucifix exprimait la quintessence de la doctrine janséniste : le faible espace compris entre les bras levés symbolisait le petit nombre des élus ; tout le reste de l'espace délimité par les bras désignait l'immense majorité des damnés. Des églises sombres, sinistres et obscures où circulaient des soutanes noires, des recoins où se dressaient des confessionnaux en bois patiné par les siècles, ornés de statues en pleurs ou arborant un air désespéré, tout cela portait nettement la trace du jansénisme qui, jusqu'au début du XXème siècle, a fortement influencé le nord de la France et la Belgique.

Aujourd'hui, chacun est conscient de ses droits de citoyen. C'est pourquoi il nous est extrêmement difficile d'imaginer un « dieu monstrueux » qui m'aurait créé afin de me condamner, sans me demander mon avis. Pourtant, dès lors que l'on a admis que Dieu est l'Être absolu, Celui-ci connaît et détermine toutes choses :

Dieu, étant la Cause de tout être, ne présuppose rien qui soit fait par un autre, rien dont Lui-même ne soit Cause, et par conséquent Il détermine tout, et n'est déterminé par rien ».

Extrait des œuvres de Baňes, cité dans « Baňes et Molina ». Op. cit. p. 80.

Le raisonnement est assez élémentaire : puisque Dieu sait tout et prévoit tout, Il sait pertinemment bien que tel individu sera sauvé, in fine, et que tel autre sera condamné. L'un sera la manifestation de la miséricorde divine, et l'autre sera la manifestation de sa justice vindicative. Il est donc impossible que Dieu veuille sauver tous les êtres humains. La réflexion se poursuit de plus belle - non sans étonnement de notre part ! Déjà, la simple notion de « justice vindicative » nous paraît être une expression totalement incompatible avec la bienveillance divine. Cette notion brille par son absence - faut-il le dire ? - dans la Révélation chrétienne.

Le principe sans cesse réaffirmé était, naturellement :
Dieu est la Cause absolument première - principe suivi de tous les « donc » que l'on pouvait en tirer.
DONC Il connaît tout par soi et en soi ;
DONC Il aime soi et tout pour soi ;
DONC Il possède tout par soi et en soi, et ne peut rien recevoir de personne ;
DONC Il est parfaitement heureux par soi et en soi, et rien ne peut altérer son bonheur ;
DONC Il connaît ses élus, non en apprenant d'eux leur choix de la voie salutaire qui mène à la béatitude - mais en décidant de donner, à certain, des grâces intrinsèquement et infailliblement efficaces qui suscitent immanquablement un tel choix. Il connaît donc les non-élus, qui seront les damnés, par le simple fait qu'ils ne bénéficient pas d'une telle décision. Ils ne recevront, en vue de leur salut, que des grâces suffisantes - et non intrinsèquement et infailliblement efficaces - qui ne les sauveront pas. Le bonheur de Dieu dans sera d'ailleurs nullement affecté. Les damnés glorifieront sa justice, comme les élus glorifieront sa miséricorde.

On peut conclure de cette chaîne de déduction en ajoutant un nouveau « donc » :
DONC le salut de chacun ne concerne finalement que lui, puisque de toute façon la gloire de Dieu sera manifestée aussi bien par son malheur que par son bonheur sans fin.

Maurice Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Éditions Saint-Augustin, 2008. p. 82 - 83.

La grâce prévenante

Selon la théologie augustinienne, aucune action de l'être humain ne peut se faire sans la grâce divine, et cette grâce divine prévient, anticipe l'action humaine. Augustin tirait de son expérience personnelle la conviction que l'être humain, laissé à lui-même, ne pouvait faire autrement que de poser des actions mauvaises, dictées par ses vices et ses passions. Selon lui, l'être humain ne pouvait faire que le mal, s'il est laissé à lui-même. Par contre, pour faire le bien, son action doit être précédée, anticipée, par l’action prévenante de la grâce divine :

À moins que Dieu ne guérisse et ne redresse l'homme, en le prévenant par un choix et une bienveillance gratuite, l'homme n'est pas capable de se porter à choisir ni à aimer Dieu ; son aveuglement lui ôtant la vue de ce qu'il faut choisir, et sa langueur, le goût de ce qu'il faut aimer.

Augustin d’Hippone De la Patience Chap. XX.

Que l'être humain ait besoin de la grâce divine, chacun en convient, pourvu que l'on soit croyant.
Une importante question se pose cependant : placer cette grâce divine ?

- Après l'action humaine ? Mais, à ce moment-là, Dieu dépend de ma décision : si je décide de tourner à droite, et ensuite survient la grâce divine correspondante qui me donne la force et la faculté de tourner à droite, ce don divin dépend par le fait même, de ma libre décision. À partir du moment où Dieu est l'Être absolu, cela est impossible : la Cause Première ne peut être à la remorque d'une cause seconde...

- La grâce divine survient-elle pendant l'action humaine ; l'action humaine s'accomplit-elle en accord avec la motion divine ; peut-on parler de synergie entre l'homme et Dieu ? Nous en arrivons à un point important : dans la théologie occidentale scolastique, la notion de collaboration entre l'homme et Dieu est im-pensable. Ce qualificatif est à comprendre de façon littérale : il et rigoureusement impossible de « penser » une éventuelle collaboration entre un être fini, et l'Être absolu qu’est Dieu. Si Dieu est mis au même niveau que l'être humain, même sur le plan de l'action, il ne s'agit plus de l'Être, et partant, il ne s'agit plus de Dieu.

- Ainsi donc, il ne reste plus qu'une seule solution : la grâce divine survient avant l'action humaine. Elle la prédétermine.

Selon Augustin, Dieu prédestine certains êtres humains au Salut, et certains autres à la damnation :

Il faut dire que la volonté des uns est préparée par Dieu, tandis que celle des autres ne l'est pas ; et puis, il faut distinguer ce qui vient de la miséricorde de Dieu et ce qui vient de sa justice. (…) Cette élection est un pur effet de la grâce, et non point une conséquence de mérites antérieurs. (…) Ceux qui ont obtenu l'élection l'ont obtenue gratuitement ; de leur part ils n'y avaient acquis aucun droit antérieur qui eût fait de l'élection une véritable dette ; Dieu les a sauvés gratuitement. Quant à ceux qui ont été frappés d'aveuglement, ce châtiment, ils l'avaient mérité. (…). Regardons comme impénétrables et la miséricorde par laquelle il nous délivre gratuitement, et la vérité qui nous juge en toute justice.

Augustin d’Hippone De la Prédestination des Saints Chap. VI.

Tous les êtres humains voient ainsi leurs actes précédés par la grâce divine. Nécessairement, la grâce divine qui est accordée à celui qui est prédestiné au Salut, est donc différente de la grâce divine accordée à ceux qui sont prédestinés à la damnation. Nous retrouvons ici la manie typique de la théologie occidentale, de distinguer entre « grâce » et « grâce » : le Dieu omniscient donne à chacun la grâce qui lui convient : à celui qui sera damné - et dont Il sait qu'il sera damné - Il donne la grâce « suffisante ». Celle-ci est ironiquement appelée « suffisante », alors même qu'elle ne suffit pas à donner le salut.

Gratia sufficiens est cui dissentit homo : la grâce suffisante est celle à laquelle l’être humain oppose son dissentiment.

La grâce suffisante est celle qui n'est pas suivie de son effet, c'est-à-dire à laquelle ne coopère pas la liberté humaine. Par contre, à celui dont Dieu sait qu'il sera sauvé, il donne la grâce « efficace » qui est, effectivement efficace pour obtenir le Salut.

Gratia efficax est qui consentit homo : la grâce efficace est celle à laquelle l’être humain apporte son consentement.

La grâce efficace produit son effet : « elle est toujours accompagnée d'une prémotion physique qui détermine le libre arbitre à la coopération » (Baňes et Molina. Op. cit. p. 125).
Cette différence entre grâce efficace et grâce suffisante est une invention théologique totalement arbitraire, inventée pour les besoins de la cause.

La grâce suffisante est donnée à tous les êtres humains, et cela permet à satisfaire à cette condition indispensable, qu’aucun être humain ne soit privé de la grâce divine. Par contre, la grâce efficace n'est accordée qu’à ceux qui sont prédestinés au Salut. Précisément parce qu'ils sont prédestinés, ils sont les seuls à recevoir une grâce qui soit capable de les mener là où Dieu les destine. Cette merveilleuse distinction entre grâce suffisante et grâce efficace permet de résoudre cette question particulièrement difficile : quelqu'un qui est prédestiné à la damnation pose des actes qui sont précédés par la grâce divine, comme le fait tout être humain. Et puisqu'il ne peut arriver au Salut, on doit en inférer qui n'a pas obtenu l'aide divine qui est indispensable pour arriver au but. Dans ce cas, comment peut-il être considéré comme étant coupable de cet état de fait, qui entraîne inévitablement sa damnation ?

Sens composé et sens divisé

Les prédestinationnistes répondent à cela par une distinction subtile : la distinction entre le sens composé et le sens divisé :

Je concède dans le sens composé, qu'un homme ne peut pas faire pénitence dans un secours spécial ;

C'est ce que nous venons de dire : l'être humain ne peut agir sans l'aide de la grâce divine.

- mais alors je nie la conséquence, lorsqu'on veut en conclure que si Dieu a décidé dans sa Providence de ne pas conférer ce secours spécial, il ne sera pas imputé à l'homme de n'avoir pas fait pénitence.

C'est-à-dire qu'un être humain prédestiné à la damnation ne peut pas être déclaré innocent par rapport à la condamnation divine définitive, du fait qu'il y était prédestiné de toute éternité par la puissance divine.

Cette conséquence ne vaut pas, par la raison suivante : il suffit, en effet, que cet homme ait reçu un secours surnaturel et un avis de la divine Providence l'invitant à la pénitence,

C'est-à-dire la grâce suffisante.

pour qu'il soit actuellement obligé

C'est-à-dire qu'il est sous le poids d'une obligation réelle, celle d'obtenir le Salut, même si sa prédestination à la damnation l'en empêche par définition.

- et qu'on puisse dire en vérité qu'il peut faire pénitence.

Il rentre donc dans la catégorie de ceux qui « peuvent faire pénitence » du simple fait d'avoir reçu la grâce suffisante, même si sa prédestination l'empêche de jouir des effets de la grâce divine.

Car autre chose est le don de pouvoir faire pénitence, et autre le don de faire pénitence. Par conséquent, pour arriver à ce résultat que l'homme ne veuille pas faire pénitence, il n'est pas besoin d'un secours plus grand que celui en vertu duquel il est dit pouvoir faire pénitence.

Baňes et Molina. Op. cit. p. 106 -107.

Avez-vous compris ? Moi non plus. Il faut dire que ce genre de raisonnement ne brille pas par sa clarté. Nous avons besoin d'une explication supplémentaire, que nous trouvons ici :

Quoi qu'on en dise, il n'est pas difficile de comprendre comment la proposition : « un homme prédéterminé par Dieu ne peut pas ne pas agir »

Nous reconnaissons la définition scolastique de la liberté ; cette proposition peut être formulée de façon plus contemporaine en ces mots : « un homme prédestiné n'est pas libre ».

- est vraie au sens composé, et fausse au sens divisé.

En effet, il est impossible de concevoir ensemble la prémotion à l'acte, et le non-agir ;

Un être humain prédestiné ne peut faire autrement que d'agir selon la volonté divine qui le prédestine.

- puisque la motion divine est infailliblement efficace ;

Rien ni personne ne peut résister à la Volonté divine.

- voilà le sens composé, dans lequel cette proposition est vraie. « Si Dieu meut la volonté à quelque chose, de par sa position, il est impossible à cette volonté de n’être pas mue » (Thomas d’Aquin. Somme théol. I, 2, q. 10, art. 4, ad 3).

Mais l'on conçoit très bien la prémotion à l'acte avec la puissance de ne pas agir, laquelle reste aussi complète sous la motion de Dieu - en raison même de l'efficacité universelle de la Cause première - que sous l'acte libre lui-même. C'est le sens divisé dans lequel cette proposition est fausse, de même que celle-ci : « l'homme qui parle n'a pas la puissance de ne pas parler ».

L'esprit divise la prémotion et l'acte [dans le sens scolastique : l'action effective] / d'avec la puissance [dans le sens scolastique : l'action potentielle] de ne pas agir ; et, sous cet aspect, la vérité est que l'homme prédestiné par Dieu peut ne pas agir, de même que l'homme qui parle peut ne pas parler. Écoutons Bossuet :
« comme il serait absurde de dire que notre propre détermination nous ôtât à la liberté, il ne le serait pas moins de dire que Dieu nous l'ôtât par son décret; et comme notre volonté, en se déterminant elle-même à choisir une chose plutôt que l'autre, il faut conclure de même que ce décret de Dieu ne nous l'ôte pas » (Traité du libre arbitre, chapitre 8) ».

Revue « Science catholique » 15-03-1889. Année 3, Tome 3, N°5.
Article « La note manuscrite de Paul V » par le P. Hippolyte Gayraud. p. 289.

Si nous utilisons le langage contemporain, nous pouvons traduire tout ceci en ces termes : en théorie, la prédestination détruit totalement notre liberté (c'est le sens composé). Et en pratique, il faut bien admettre que notre liberté reste intacte, même si la théologie nous imposerait de penser que nous sommes prédestinés par Dieu, du fait qu'Il est l'Être absolu. Ainsi nous affirmons - contre vents et marées - que nous restons libres, malgré notre prédestination. Nous séparons mentalement la notion de la prédestination, du fait de l'existence concrète et pratique de notre liberté (c'est le sens divisé). C’est une façon élégante de dire que c’est vrai en théorie, et faux en pratique…

Prédestination collective et individuelle

Quel intérêt pouvons-nous trouver à toutes ces questions, qui nous semblent maintenant singulièrement vieillies et dépourvues de pertinence ? Tout d'abord, on ne peut s'empêcher de s'étonner devant l'empressement et l'ingéniosité que l'être humain a mis à affirmer l'inexistence de sa propre liberté, devant son Créateur... En fait, la notion de prédestination est bien certainement, d'abord et avant tout culturelle - et c'est bien pourquoi elle nous paraît si incompréhensible aujourd'hui. Voici une réflexion qui situe culturellement le théologien Baňes :

Nous sommes en Espagne, à la dernière moitié du XVIème siècle. Deux races sont en présence, dont le sang bout de haine. D'un côté, c'est l'Espagnol descendant de Pélage, sobre, fier, ami de l'épée par laquelle il a reconquis sa patrie dans une lutte huit fois séculaire ; de l'autre, c'est le Maure riche en trésors, épanouissant son luxe oriental sur le sol que lui a livré le yatagan d'Abdérame.

Abdérame ou Abd-El-Rahman fut Émir d’Espagne. Il envahit l’Aquitaine, jusqu’à ce qu’il rencontrât Charles Martel et périt dans la bataille, à Poitiers, en 732.

Sa puissance, il est vrai, est déchue ; mais il a encore pour alliés les Musulmans d'Afrique et les Turcs de Constantinople, et ces forbans sont la terreur des côtes Andalouses qu'ils couvrent à chaque instant de sang et de ruines. C'est plus qu'une lutte pour le sol ; c'est plus qu'une haine de races tour à tour écrasantes et écrasées ; c'est plus qu'un choc de civilisations contraires ; c'est la guerre entre le fanatisme et la foi ardente ; c'est le Croissant et la Croix qui se heurtent. On sort d'une insurrection gigantesque dans laquelle les Maures ont confondu dans leurs épouvantables cruautés le nom chrétien et le nom espagnol. Les représailles des vainqueurs n'ont été guère moins atroces ; mais les infidèles sont enchaînés pour jamais, leur règne est fini, et la Croix brille sur toute la catholique Espagne. En ce temps-là Baňes enseigne. Devant sa chaire se tiennent debout des Espagnols, pour qui les noms, Catholique et Espagnol, sont presque synonymes, et qui sont dès longtemps habitués à appeler « croisade » toute guerre contre les ennemis de leur patrie ; des Espagnols qui ont conquis les Indes en même temps pour Dieu et pour l'Espagne, et qui racontent sans sourciller qu'en prenant aux sauvages leur or, leurs terres, leur liberté, et leur donnant le baptême en retour, ils se sont montrés trafiquants généreux ; des Espagnols, enfin, pour qui Dieu lui-même est un allié fidèle et presque un compatriote. On leur dit que Dieu a fait deux parts dans l'humanité : l'une pour manifester sa Miséricorde, l'autre pour manifester sa Justice vindicative ; que les élus sont des amis protégés, comblés de grâces efficaces, et conduits infailliblement au ciel ; que les réprouvés forment une masse que Dieu méprise, à qui il refuse les secours nécessaires à la conversion, qu'il laisse à dessein dans l'obstination et l'aveuglement, pour les châtier éternellement de leurs crimes et de leurs cruautés atroces. Un tel enseignement plaît à l'auditeur, car, pour lui, le prédestiné, c'est l'Espagnol ; le réprouvé, c'est le chien de Maure !

Baňes et Molina. Op. cit. p. 93 - 95.

Du point de vue collectif, la prédestination est extrêmement rassurante : comme par hasard, nous faisons incontestablement partie de ceux qui sont prédestinés au Salut ; tous les autres sont - tout aussi incontestablement - prédestiné à la damnation. C'est une formule imparable d'auto-justification. On peut se justifier par des pratiques religieuses ; dans un ancien missel figure cette phrase : « le désir de réciter le rosaire est un signe certain de prédestination au Salut ». Cette sentence signale le fait qu'à l'époque de la publication de ce missel, dans le courant du XIXème siècle, la doctrine de la prédestination était monnaie courante. Celui qui est membre d'une Église peut se conforter dans sa position en estimant que tout le reste de l'humanité est objet de damnation. Généralement, les sectes ne croient pas autre chose.

Les choses se gâtent, lorsque qu’on passe du plan collectif au point de vue individuel. À ce moment-là, on se rend compte que personne ne peut vraiment posséder la certitude d'être dans la bonne catégorie : suis-je prédestiné au Salut ou à la damnation ? La notion de prédestination révèle son caractère corrosif ; il peut entraîner une lourde charge d'angoisse dans la psychologie de la personne qui raisonne en ces termes.

Le congruisme

Les tentatives ne manquèrent pas, pour « ménager la chèvre et le chou », c'est-à-dire tenter d'accorder le déterminisme complet avec l'exigence de liberté de l'être humain :

Dieu, prévoyant toutes les circonstances où l'homme se trouvera, prévoit en même temps, que s'Il lui donne une certaine grâce, il plaira à l'homme d'y consentir. Dieu se détermine à donner cette grâce : voilà la grâce congrue.

Abrégé de l’Histoire ecclésiastique contenant les événements considérables de chaque siècle avec des réflexions – Tome dixième - « aux dépens de la Compagnie », sans nom d’auteur. Cologne 1754 p. 138.

C’est le congruisme.

Cette appellation nous paraît étrange, car nous ne connaissons plus ce terme que dans l’expression : « réduit à la portion congrue », ce qui signifie « avoir à peine de quoi subsister ». Sous l’Ancien Régime, les charges ecclésiastiques étaient données en sous-traitance : un noble recevait de la Cour un bénéfice, c’est-à-dire le revenu d’une paroisse ou d’une abbaye, où généralement il ne mettait jamais les pieds.

Ce fait nous étonne aujourd'hui. De tels abus figurent parmi les nombreuses causes qui déclenchèrent la Révolution française, et illustrent la décadence de l'Église romaine de l'Ancien Régime.

Le bénéficiaire, c’est-à-dire le propriétaire du bénéfice, faisait faire le travail à sa place par un ou plusieurs ecclésiastiques, généralement fort mal payés. Ces derniers recevaient comme salaire la « portion congrue », c’est-à-dire correspondant à leur charge (congruus : convenable, correspondant). D’où le fait que le sens dérivé : la « portion congrue » soit devenu synonyme de misère et de condition famélique.

Il faut oublier la signification contemporaine du terme « congru », en ce qui nous concerne maintenant.

Le congruisme est le fait, de la part de Dieu, d’émettre une grâce correspondante à la décision humaine. Le congruisme distingue entre plusieurs étapes de l’action divine et humaine :

- pour les déterministes comme Baňes, nous sommes tous prédestinés. Puisque la grâce divine précède chacun de nos actes – comme nous l’avons vu plus haut – tout en notre vie est pré-programmé par une prédétermination absolue.

Pierre, par exemple, est prédestiné à la damnation. Il reçoit la grâce suffisante – afin que l’on ne puisse dire qu’un être humain soit privé de la grâce divine – mais cette grâce suffisante ne lui permet pas de franchir l’obstacle : il s’écrase contre le mur du Jugement, et est damné, manifestant ainsi la Justice vindicative de Dieu. En plus, il est coupable de cet échec qui lui est imputé car il n’a pas fait fructifier la grâce qui lui est donnée, même s’il s’agissait de la grâce affaiblie et étiolée qu’est la « grâce suffisante » ;

Paul, par exemple, est prédestiné au Salut, par une décision tout aussi arbitraire de Dieu. Paul voit ses actions bonnes précédées par la grâce efficace, cette super-grâce qui lui permet de sauter par-dessus l’obstacle du Jugement : il est sauvé.

Dans cette perspective, la grâce qui est consentie à celui qui est prédestiné à la damnation est d’un niveau différent de la grâce accordée à celui qui est heureusement prédestiné au Salut : la grâce suffisante est un carburant de troisième qualité, tandis que la grâce efficace est du « super-plus » qui fait fonctionner Paul à plein rendement ! La grâce efficace et la grâce suffisante sont entitativement différentes – pour reprendre le langage scolastique.

- les congruistes partent pratiquement du même point que les déterministes : pour eux aussi, Dieu est un Absolu omniscient. Dieu connaît donc de toute éternité et détermine chacun de nos actes ainsi que leur conséquence ultime : le Salut ou la damnation.

De toute éternité, Dieu sait - par exemple - que Pierre sera damné. Il donne ainsi une grâce adaptée (congrue) au résultat final : Pierre verra ses actes précédés par la grâce suffisante, dont l’effet inévitable est que Pierre sera damné.

De toute éternité, Dieu sait - par exemple - que Paul sera sauvé. Il donne ainsi une grâce adaptée (congrue) au résultat final : Pierre verra ses actes précédés par la grâce efficace, dont l’effet inévitable est que Pierre sera sauvé.

Cette étrange doctrine fut imposée en 1613 par le P. Claudio Acquaviva (1542 - 1615), Général des Jésuites. L’enseignement du congruisme fut obligatoire dans les établissements jésuites, ceci afin d’éviter de trop grandes tensions entre les puissants Ordres jésuites et dominicains.

Le système congruiste donnait raison aux déterministes, en admettant que Dieu connaît et prédétermine tout depuis les origines, du fait de sa toute-puissance et de son omniscience. Par contre, la doctrine déterministe était écornée par le fait que le congruisme reconnaisse que Dieu tient compte de l'action humaine, en modulant sa grâce en fonction de celle-ci : Dieu donne sa grâce parce qu'Il la sait efficace ; Il sait que cette grâce donnera le Salut, précisément parce qu'Il sait de toute éternité que l'homme y donnera son assentiment.
Pour les déterministes, cette concession était déjà de trop : c'est tout ou rien ; soit Dieu est Dieu, et l'homme est réduit à la soumission la plus radicale, soit l'être humain est libre, et la puissance de Dieu est réduite à néant. Pour les déterministes, Dieu donne sa grâce qu'Il sait efficace : Il sait que cette grâce donnera le Salut, tout simplement parce qu'Il sait que l'être humain concerné est prédestiné au Salut de toute éternité. Cette doctrine déterministe de la prédestination est bien évidemment absurde et bien évidemment étrangère au christianisme, mais elle a l'avantage de la cohérence, même si elle pave la voie à l'athéisme.

Le congruisme est une solution de compromis qui ne peut satisfaire personne. Ce qui est vraiment étrange dans ce système, c'est cette façon de concevoir Dieu comme un robot qui agit automatiquement. Automatiquement, Dieu est sensé adapter sa grâce à la nature de l'acte posé par l'être humain. Dans cette optique, Dieu n'est pas censé émettre une grâce qui ne sert à rien... Il est étonnant de voir une doctrine théologique élaborée indépendamment de tout souci de vérité, et dans l'unique préoccupation de concilier des écoles théologiques mutuellement hostiles.

Que ce soient les prédestinationnistes ou les congruistes, tous s’accordent avec cette maxime latine :

Praedestinatio ad gloriam fit ante praevisa merita.

– Dieu impose la prédestination à la gloire (c’est-à-dire au Salut) avant tout mérite obtenu par l’être humain, mérite prévu par Dieu. C’est le règne de l’arbitraire divin.

Par contre, les disciples de Molina affirment :

Praedestinatio ad gloriam fit post praevisa merita.

– La prédestination à la gloire (c’est-à-dire au Salut) s’exerce après et en fonction du mérite éventuellement obtenu par l’être humain, mérite prévu par Dieu. L’être humain, aidé par la grâce divine, franchit les étapes de la vie spirituelle. La vie terrestre de cet être humain qui a consenti à la grâce aboutit au Salut éternel. La connaissance que Dieu a, de toute éternité, de la destinée de cet être humain, n’influe nullement sur sa liberté :

Dieu suit l’inclination de sa Bonté, et n’est pas déterminé par sa prescience. En veut-on la preuve ? (…) Jésus a comblé Judas de ses faveurs, comme s’Il ignorait l’abus qu’en ferait ce maudit.

Baňes et Molina. Op. cit. p. 148 - 149.

Dieu sait, mais Il ne peut pas - ou pour mieux dire, Il ne s’autorise pas à utiliser sa puissance ; Il n’use pas de l’information qu’Il détient – information donnée par sa prescience – pour déterminer l’être humain.

La pente du déterminisme

Il nous est très difficile d’imaginer aujourd’hui la pression qui s’exerçait sur celui qui osait mettre en doute le fait que Dieu ait prédéterminé l’ensemble des comportements humains. L’idée que tout soit « coulé dans le béton » du déterminisme s’imposait, non seulement comme une évidence, mais encore comme le critère même de la piété authentique. On s’étonne d’entendre les propos et les raisonnements de ces gens qui étaient si enthousiastes à se déclarer totalement privés de liberté… Même Molina succombe à cette pente ! Pourtant, il avait présenté la notion de science moyenne qui permettait de résoudre cette « quadrature du cercle » qu’était la tentative d’accorder le concept d'un Dieu absolu et omniscient, avec l'exercice de la liberté humaine.
Rappelons que, pour Molina, l’être humain fait face, à chaque instant, aux choix qui lui sont présentés par la mise en action de sa liberté. L’homme se comporte comme une bille dans un labyrinthe ; celle-ci, à tout moment, peut se diriger dans l'un ou l'autre conduit de ce labyrinthe. Dieu connaît, dans sa « science moyenne » le dessin de ce labyrinthe. Ce dernier a une forme non pas carrée ou circulaire, mais arborescente, car au fur et à mesure que l'on évolue dans le futur, l'éventail des choix présentés à l'individu humain est de plus en plus large. Ce « labyrinthe arborescent » est connu de toute éternité par Dieu ; la progression de la « bille » - c'est-à-dire de l'être humain qui opère les choix dans sa vie en utilisant sa liberté - ne change en rien la connaissance immuable que Dieu possède du dessin de ce « labyrinthe ».
Ce que l’on reprochait au système de Molina était, paradoxalement, sa simplicité : il résoud avec élégance ce qui se présente initialement comme une contradiction insoluble. De toute manière, Molina n'avait aucune raison de succomber au déterminisme. Et pourtant, c'est bien ce qu’il fait :

Le point mystérieux, l'insondable abîme du conseil divin, se trouve ici : Dieu connaissait une infinité de moyens avec lesquels les non-prédestinés seraient parvenus librement à la vie éternelle ; il connaissait aussi une infinité de moyens avec lesquels les prédestinés se seraient librement perdus et eussent été réprouvés. Alors, sans aucun égard à cette prescience, uniquement selon son bon plaisir, Dieu a choisi pour les uns et pour les autres ces moyens déterminés avec lesquels il savait que les uns n’arriveraient pas à la vie éternelle il serait réprouvé, tandis que les autres y parviendraient et seraient prédestinés ».

Concordia qu. 23 art. 4 et 5.

Un autre auteur synthétise cette position de Molina en ces termes :

(Dieu), celui qui est sage dans toutes ses œuvres, libre dans le temps, impénétrable dans ses dessins, choisit entre tous les autres un de ces ordres pour le bien qu'il contient, et ce choix décrète de toute éternité le sort éternel de l'homme.

Baňes et Molina. Op. cit. p. 152.

On se demande comment Dieu peut-il choisir « pour le bien qu'il contient » une destinée humaine qui mène à la réprobation? De quel « bien » s'agit-il ? - L’auteur, quelque peu embarrassé, ne peut que dire : « Ici s’arrête l’explication de Molina, respectant ce qu’il y a d’impénétrable dans le mystère » (Ibid. p. 153). Il ne s’agit pas de respecter le mystère ; c’est simplement de l’incohérence.

Nous retrouvons ici cet usage impropre du concept de mystère : les Vérités divines sont authentiquement des mystères, car elles se présentent à nous comme un abîme infini de découvertes. Toujours, nous pourrons progresser dans notre connaissance, et toujours nous n’en serons qu’au début de nos découvertes. Notre connaissance humaine, tant intellectuelle qu’intuitive, est valable : ce que nous découvrons est vrai. Mais l’abîme de sens et de significations qu’est Dieu ne se laissera jamais épuiser. L’apophase de la pensée permet de lier la validité de la connaissance humaine, avec la grandeur infinie de Dieu. En aucun cas, le mystère ne peut servir de prétexte à nous empêcher de faire progresser notre réflexion, ni à disqualifier nos facultés de connaissance. En aucun cas, le mystère ne peut servir de paravent à l’échec de notre pensée, ou à l’incohérence de celle-ci. L’acceptation injustifiable de la prédestination au Salut et à la damnation, de la part de Molina, est une porte ouverte par laquelle s’engouffrent les partisans du déterminisme, avides de détruire jusqu’aux fondements la science moyenne :

Est-ce assez clair ? Le libre choix de Dieu, qui « décrète de toute éternité le sort éternel de l'homme », qui « prédestine » les uns et « réprouve » les autres, cette élection gratuite, cette séparation effroyable, n'a d'aucune manière pour cause, motif ou condition, la prescience moyenne des actes futuribles des hommes. (...) Mais alors, de quoi la science moyenne sert aux molinistes dans cette question de la gratuité du libre choix de Dieu ? Je réponds sans crainte qu'elle ne leur sert de rien, absolument de rien.

Revue « Science catholique » 15-07-1889. Année 3, Tome 3, N°8. Article « Le problème de la prédestination dans le système de Molina » par le P. Hippolyte Gayraud. p. 481 - 482.

Pourquoi Molina a-t-il reculé devant les conséquences ultimes de son concept de science moyenne ?
Il s'est arrêté à mi-chemin de son système, car l'esprit du temps ne lui permettait pas de se libérer entièrement de l'idole du déterminisme absolu. Vivant à une époque d'autocratie, étant au sein d'une Église où l'autorité tenait la première place et ne se discutait pas, il lui était mentalement impossible de reconnaître dans toutes ses dimensions l'étendue de la liberté humaine.

Les déterministes ont essayé de faire endosser par Thomas d’Aquin la notion de la prédestination au Salut et à la damnation. Ils l’ont parfois fait avec des accents lyriques :

Certes, nous n'oserions même pas arrêter nos regards sur ces profonds abîmes, où tant de génies se sont perdus, si nous n'avions pour nous prémunir contre le vertige la Foi catholique d'abord, rayons du Soleil divin, et puis l'enseignement de l'Ange de l'École *, lumineux faisceau de toute la tradition des saints et des sages, écho puissant et harmonieux d'Aristote et de Saint Augustin, le vrai Platon du christianisme, admirable synthèse de la raison et de la foi qui ravissait le génie de Bossuet.

* « École » désigne ici la philosophie scolastique et l’ensemble des penseurs qui y adhèrent. L’« Ange de l’École » désigne Thomas d’Aquin.

Revue « Science catholique » 15-03-1889. Année 3, Tome 3, N°5. Article « La note manuscrite de Paul V » par le P. Hippolyte Gayraud. p. 283.

Thomas d'Aquin et les décrets prédéterminants

Nous ne suivrons pas les méandres de tous ces raisonnements. Les déterministes, à l'époque, devaient prouver qu'ils étaient en accord avec la théologie d’Augustin et avec celle de Thomas d'Aquin. En Occident, la pensée des Pères grecs était pratiquement oubliée. Il n'était vraiment pas difficile de trouver des textes, dans les œuvres d'Augustin d'Hippone, qui allaient dans le sens d'un déterminisme complet de la création, en fonction de la volonté arbitraire du Créateur. Par contre, attribuer à Thomas d'Aquin l'idée que Dieu détermine absolument toutes choses par des « décrets prédéterminants » allait s'avérer beaucoup plus difficile.

Thomas d'Aquin (1224 – 1274) était un surdoué ; c'était assurément un génie intellectuel. Nous pouvons certes lui reprocher sa tentative de faire passer le christianisme tout entier dans le laminoir de la philosophie aristotélicienne. Mais nous ne pouvons pas lui reprocher de manquer d'intelligence ou de cohérence dans sa pensée.

La pensée de Thomas d'Aquin est l'exact équivalent des cathédrales gothiques du XIIIème siècle. Il s'agit d'un effort de la raison appliquée dans le domaine des choses sacrées. Les architectes des cathédrales gothiques voulurent créer une architecture de lumière, en minimisant l'usage des matériaux opaques à cette lumière. Pour ce faire, ils réfléchirent rationnellement sur l'emplacement et la direction des poussées générées par les voûtes, et mirent des piles, des arcs et des contreforts là où ces poussées se produisent - avec bien sûr la préoccupation constante de réaliser une œuvre qui soit marquée par la beauté.

Thomas d'Aquin reprit toute la structure de la pensée aristotélicienne et l’appliqua dans le domaine de la théologie, voulant construire un système qui répondrait définitivement à toute question qui puisse se poser. L'ensemble est impressionnant, tout comme une cathédrale gothique. Mais, dans ces grands édifices - tant intellectuels qu’architecturaux - il est fort difficile de prier... La pensée de Thomas d'Aquin est remarquable ; cependant, il s'agit d'une sorte d'algèbre qui est inaccessible aux non-initiés.

Ce qui nous intéresse en ce moment, c'est la théorie de la liberté que présente Thomas d'Aquin. Estime-t-il que tout soit prédéterminé? Laissons-lui la parole :

La volonté est mue par un objet de façon nécessaire. (…) Le bien est l'objet de la volonté. Si on lui propose un objet qui soit bon universellement et sous tous les rapports, elle tendra vers lui nécessairement - si du moins elle veut quelque chose - car elle ne pourrait vouloir le contraire. Si au contraire on lui propose un objet qui ne soit pas bon à tous les points de vue, elle ne se portera pas vers lui nécessairement. Et parce que le défaut d'un bien quelconque a raison du non-bien, seul le Bien parfait et auquel rien ne manque s'imposera nécessairement à la volonté ; telle est la béatitude. Tous les autres biens particuliers, parce qu'ils manquent de quelque bien, peuvent être considérés comme n'étant pas bons, et de ce point de vue ils pourront être rejetés ou acceptés par la volonté, qui peut se porter vers une même chose en la considérant sous différents points de vues.

Somme Théologique I. II. q. 10. art. 2

La volonté se porte nécessairement vers le Bien parfait, qui mène l’être humain vers la béatitude, qui est sa Cause finale :

De même que l'intelligence adhère nécessairement aux premiers principes, de même la volonté adhère nécessairement à la fin dernière, qui est le bonheur.

Ibid. I. q. 82. art. 2.

La volonté est déterminée envers le Bien absolu. Voyons quelle est son attitude envers les biens relatifs :

Il y a des biens particuliers qui n'ont pas de relation nécessaire au bonheur, parce qu'on peut être heureux sans eux. À de tels biens la volonté n'adhère pas de façon nécessaire. Mais il y a d'autres biens qui impliquent cette relation ; ce sont ceux par lesquels l'homme adhère à Dieu, en qui seul se trouve la vraie béatitude. Toutefois, avant que cette connexion soit démontrée nécessaire par la certitude que donne la vision divine, la volonté n'adhère nécessairement ni à Dieu ni aux biens qui s'y rapportent. Mais la volonté de celui qui voit Dieu dans son essence adhère nécessairement à Dieu, de la même manière que maintenant nous voulons nécessairement être heureux. Il est donc évident que la volonté ne veut pas de façon nécessaire tout ce qu'elle veut.

Si la volonté est déterminée dans son rapport avec le Bien - qu’elle ne peut pas ne pas vouloir, car elle se trouve dans la « nécessité naturelle d’aimer la Fin Dernière » (Baňes et Molina. Op. cit. p. 229) - cette même volonté reste libre envers les biens relatifs, « ceux qui n’ont pas de relation nécessaire au bonheur », comme dit l’Ange de l’École. Un auteur explique cela fort bien :

La volonté est à la fois Nature et faculté libre :
- Nature, elle a son objet nécessaire ;
- faculté libre, elle possède le choix des différents biens vrais ou apparents, et des moyens qui les procurent ;
- Nature, elle éprouve une inclination irrésistible au bonheur;
- faculté libre, elle produit à son gré tel ou tel acte sous l'aiguillon de cet insatiable désir.

Revue des Sciences ecclésiastiques, Décembre 1883. « Saint Thomas et le Thomisme » P. Le Tallec, S.J. p. 453 – 454.

Pour rendre cela encore plus clair, l'auteur nous offre une jolie comparaison :

Un navire poussé par un vent favorable entre à pleines voiles dans le port et passe sans danger à travers des écueils nombreux.
- La force qui pousse le navire au terme de sa course est le vent qui remplit la voile, et où le mouvement en avant lui doit être exclusivement attribué.
- La direction qui trace un chemin sûr à travers les obstacles, vient de la main qui tient la barre, et qui s'empare de l'impulsion reçue et la fait sienne.
Ainsi la substance d'un mouvement peut venir d'une cause nécessaire,
et la détermination de ce mouvement peut provenir d'une cause libre qui lui imprime sa dernière modalité.
Ibid. p. 454.

Au fond, Dieu agit en général, et cette action est déterminée. L'être humain, par contre, apporte une détermination particulière à cette motion générale de caractère universel. C'est dans cette détermination particulière que l'être humain trouve l'espace nécessaire à sa liberté. Dans notre exemple, le vent vient de Dieu, et la direction du bateau s'effectue sous la main du nautonier. Le vent est une force déterminante et générale, tandis que l'impulsion du gouvernail et une direction librement décidée, d'une façon bien particulière. Ainsi est assurée, dans la pensée de Thomas d'Aquin, l'équilibre nécessaire entre le déterminisme divin et la liberté humaine.

Si l’on veut prendre une comparaison qui ait un air un peu plus contemporain que celle du navire à voile, nous pourrions dire que Dieu produit, en général, l’électricité, tandis que l’être humain, quant à lui, est libre de faire ou de ne pas faire un trou avec sa perceuse - est libre de le faire où il le veut, employant à un usage particulier l’énergie qui lui est donné. L'être humain serait déterminé en ce qui concerne sa consommation électrique, et libre en ce qui concerne l'ouvrage particulier qu'il veut exécuter.

Ainsi donc, Dieu ne s'occuperait que des choses générales, par lesquelles nous sommes déterminés. Bien sûr, Thomas d'Aquin était conscient que Dieu a agi et continue d'agir en de très nombreux actes particuliers, mais ceux-ci ne représentent que des exceptions par rapport à l'action habituelle de Dieu, action qui possède un caractère général et universel. Curieusement, cette idée que Dieu agit « en général » se retrouve chez Voltaire :

Laissons là toutes ces mauvaises plaisanteries que les théologiens ont faites sérieusement. Laissons là tous leurs livres, et que chacun consulte le sens commun ; il verra que tous les théologiens se sont trompés avec sagacité, parce qu'ils ont tous raisonné d'après un principe évidemment faux. Ils ont supposé que Dieu agit par des voies particulières. Or un Dieu éternel, sans lois générales, immuables et éternelles, est un être de raison, un fantôme, un dieu de la fable. (...) Le théologien universel, c'est-à-dire le vrai philosophe, voit qu'il est contradictoire que la nature n'agisse pas par les voies les plus simples. (...) Toute la nature, tout ce qui existe, est une grâce de Dieu ; il fait à tous les animaux la grâce de les former et de les nourrir. La grâce de faire croître un arbre de soixante et dix pieds est accordée au sapin et refusée au roseau. Il donne à l'homme la grâce de penser, de parler et de Le connaître ; il m'accorde la grâce de n'entendre pas un mot de tout ce que Tournéli, Molina, Soto etc. ont écrit sur la grâce. (...) Selon ces philosophes, le chiendent et le chêne, la mite et l'éléphant, l'homme, des éléments, et les astres, obéissent à des lois invariables, que Dieu, immuable comme elles, établit de toute éternité. Ces philosophes n'auraient admis, ni la grâce de santé de saint Thomas, ni la grâce médicinale de Cajetan. Ils n'auraient pu expliquer l'extérieure, l'intérieure, la coopérante, la suffisante, la congrue, la prévenante, etc. Il leur aurait été difficile de se ranger à l'avis de ceux qui prétendent que le Maître absolu des hommes donne un pécule à un esclave, et refuse la nourriture à l'autre ; qu’Il ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cul-de-jatte d'être son courrier. Ils pensent que l'éternel Démiourgos, qui a donné les lois à tant de millions de mondes gravitant les uns vers les autres, et se prêtant mutuellement la lumière qui émane d'eux, les tient tous sous l'empire de ces lois générales, et qui ne va point créer des vents nouveaux pour remuer des brins de paille dans un coin de ce monde. Ils disent que, si un loup trouve dans son chemin un petit chevreau pour son souper, et si un autre meurt de faim, Dieu ne s'est point occupé de faire au premier loup une grâce particulière...

Œuvres complètes de Voltaire – Dictionnaire philosophique. Paris. Aug. Ozanne, libraire-éditeur, rue de Richelieu. 1838. Article « Grâce », p. 561 – 562.

Il est certain que les lois scientifiques universelles auxquelles Voltaire fait allusion ne sont pas de même nature que la détermination au Bien universel dont parle Thomas d’Aquin. L'époque est différente, et les concepts le sont aussi. Mais nous restons libres de penser que cette idée d'une action générale de Dieu ouvre la voie au déisme, c'est-à-dire à la notion d'un Dieu lointain qui régit certes l'univers dans ses grandes lignes, mais qui ne descend pas jusqu'au détail de l'existence humaine.

La lézarde

Nous restons insatisfaits devant ces diverses explications. À part la science moyenne de Molina, les systèmes que nous avons envisagés parviennent sans doute à préserver plus ou moins la liberté humaine, mais réduisent à la portion congrue la bonté et la bienveillance du Créateur. À part le système de Molina, aucun système de pensée ne parvient à accorder réellement la toute-puissance et l'omniscience divine, à la liberté humaine. Le vaste édifice du déterminisme religieux est fissuré par la liberté humaine.

Si nous observons une lézarde inquiétante dans la voûte d'une cathédrale, et que nous en suivions la progression verticale au travers des maçonneries, il nous faut creuser jusqu’aux fondations pour mettre à jour l'origine réelle de ce qui met en danger le bâtiment. En creusant une tranchée pour découvrir les fondations, nous finissons par tomber sur la pierre fondamentale, sur laquelle repose tout l'édifice. En constatant le désaccord existant entre la définition de la divinité et l'indispensable liberté de l'être humain, il nous faut rechercher à la base même de l'édifice théologique l'origine de cette incohérence.

Nous avions remarqué que, dans l’Église catholique romaine, Thomas d’Aquin tenait une place prépondérante, et ce depuis le Moyen Âge jusqu'au XXème siècle, époque où l'influence scolastique s'étiola et finit par disparaître. Nous trouvons ce passage qui illustre bien ce quasi-monopole de la pensée thomiste dans l’Église romaine, dans l’encyclique Æterni Patris, publiée par Léon XIII :

Entre tous les docteurs scolastiques, brille, d'un éclat sans pareil leur prince et maître à tous, Thomas d'Aquin, lequel, ainsi que le remarque Cajetan, pour avoir profondément vénéré les Saints Docteurs qui l'ont précédé, a hérité en quelque sorte de l'intelligence de tous (In 2am 2ae q. 148, a, 4, in finem). (…) Ajoutons à cela que l'angélique docteur a considéré les conclusions philosophiques dans les raisons et les principes mêmes des choses : or, l'étendue de ces prémisses, et les vérités innombrables qu'elles contiennent en germe, fournissent aux maîtres des âges postérieurs une ample matière à des développements utiles, qui se produiront en temps opportun. En employant, comme il le fait, ce même procédé dans la réfutation des erreurs, le grand docteur est arrivé à ce double résultat, de repousser à lui seul toutes les erreurs des temps antérieurs, et de fournir des armes invincibles pour dissiper celles qui ne manqueront pas de surgir dans l'avenir.

AETERNI PATRIS Lettre encyclique de sa Sainteté le Pape Léon XIII sur la Philosophie chrétienne, Rome 1879.

Aux yeux de l’Église romaine, Thomas d’Aquin a été, jusqu’au XXème siècle, une sorte de compendium de toute la théologie, capable de résoudre tous les problèmes suscités dans le passé, ainsi que tous ceux qui viendront dans le futur ! Ce n’est pas rien…

Sur quoi se base la pensée de Thomas d’Aquin ? Il fut celui qui repensa l’ensemble de la théologie catholique romaine, en l’alignant étroitement sur la philosophie d’Aristote. C’est donc dans la philosophie du Stagirite que nous pouvons trouver la « pierre fondamentale » sur laquelle repose tout l’édifice. Et c’est particulièrement dans la Métaphysique d’Aristote que nous la découvrirons.

L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?

Nous avons fait connaissance avec Baňes, le champion de la prédestination. Nous avons également découvert la pensée de Molina, son adversaire de toujours. Nous avons vu apparaître Jansenius, le sombre commentateur d'Augustin. Nous avons appris à distinguer entre grâce prévenante et grâce suffisante, entre sens composé et sens divisé, pour nous apercevoir finalement que cela ne nous menait pas à grand-chose... Nous nous sommes penchés sur les aspects culturels de la prédestination. Nous avons frôlé en passant le système hybride du congruisme. Finalement, nous avons approfondi les décrets prédéterminants de Thomas d'Aquin, et nous n'avons pas été satisfait de l'idée d'un Dieu qui n'agisse qu'en général, laissant le particulier à l'être humain. Tout cela nous laisse soupçonner l'existence d'une fissure dans l'édifice théologique occidental, fissure dont il nous reste à découvrir l'origine.


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