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Le Premier PrincipeQuels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?
Après nous être attardés sur les différentes façons dont la question de la liberté humaine fut pensée,
dans la théologie occidentale, nous ne pouvons nous empêcher de nous poser la question suivante : pourquoi
cette même question de la liberté humaine ne semble-t-elle pas avoir posé problème dans l'Orient chrétien,
et plus particulièrement au sein de la théologie des Pères Grecs ? L’humanité ayant les mêmes caractéristiques
d'un côté comme de l'autre, la question trouve probablement sa réponse dans le fondement même de cette pensée
théologique. C'est pourquoi nous allons nous mettre à la recherche du principe fondamental sur lequel repose
la pensée scolastique et, antérieurement à elle, la philosophie aristotélicienne. Par la suite, nous allons nous
interroger sur la position de de la théologie de Thomas d'Aquin, concernant le concept d'Être. Ensuite, nous allons
faire une incursion dans la théorie des Causes, qui est fondamentale en ce qui concerne la description du réel,
dans le cadre de la scolastique. Tout ceci nous permettra de découvrir certaines des caractéristiques de l'Être,
et leur relation avec la divinité. Et enfin, nous découvrirons le motif ultime pour lequel cette cathédrale conceptuelle
a été construite.
Nous aurions pu penser qu’un théologien chrétien ne pouvait baser sa pensée que sur une affirmation fondamentale tirée de l'Évangile, telle que : « Dieu est Amour » ou : « Dieu est lumière ». Quelle n'est pas notre surprise, que de constater que Thomas d'Aquin fonda sa pensée sur l'axiome fondamental de la philosophie aristotélicienne, qu'est le principe de contradiction. Laissons parler Aristote :
Le plus inébranlable de tous les principes est le principe sur lequel il est absolument impossible de se
tromper. Un tel principe doit être le plus notoire de tous les principes, puisqu'on ne se trompe jamais que sur les choses
qu'on ne connaît pas, et il doit être pur de toute hypothèse. (…) Nous pouvons l'énoncer en disant que le voici : Il
est impossible qu'une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose, sous un
même rapport.
Aristote, Métaphysique, Livre IV, chap. III, § 7 et 8.
Si l’on dit qu’un caillou est noir et, quelques instants plus tard, si l’on affirme que le même caillou est blanc, l’une de ces deux affirmations est nécessairement fausse. Nier ce principe équivaut à nier la pensée elle-même, à couper à sa racine la possibilité de penser. Tout ceci est fort bien, Mais qu’en est-il à propos de la notion d’Être ? Cette fois-ci, c’est Thomas d’Aquin qui nous le dira :
Ce qui est saisi en premier lieu, c'est l'Être, dont la notion est incluse dans tout ce que
l'on conçoit. Et c'est pourquoi le premier axiome indémontrable est que « l'on ne peut en même temps affirmer
et nier », ce qui se fonde sur la notion d'Être et de non-être ; et c'est sur ce principe que toutes les autres
vérités sont fondées, comme dit le livre IV des Métaphysiques.
(d’Aristote, bien sûr…) Somme théologique I, II, q. 94, art. 2.
La première de toutes les notions est celle de l’Être. Suivant le principe de contradiction, entre les deux affirmation : « l’Être est » et « le non-Être est », l’une d’entre elles est fausse - et, axiomatiquement, il s’agit de l’affirmation « le non-Être est ». Le principe de contradiction affirme donc l’existence de l’Être par lui-même, c’est-à-dire la primauté de l’Être.
L’Être, c’est le réel ; cette réalité, perçue dans l’esprit fait pour la connaître, y engendre la
Vérité ; car l’Être ne procède pas de la Vérité, mais la Vérité procède de l’Être, comme l’exprime la succession
même des mots dans ce bel adage d’Aristote : « tel est le rang de chaque chose dans l'ordre de l'être, tel est son
rang dans l'ordre de la vérité ».
Métaphysique des Causes d’après Saint Thomas et Albert le Grand. P. Th. De Régnon. Éd. Victor Retaux 1906. p. 101.
Citation de la Métaphysique d’Aristote : liv. II, chap. 1, in fine.
Ceci semble justifier la prétention de la philosophie aristotélicienne et, à sa suite, la
théologie scolastique, d’être l’unique philosophie possible – l’unique théologie possible : celle du réel et
par conséquent du vrai. La primauté de l’Être semble tout-à-fait évidente, même si le principe de contradiction
l’est nettement moins.
Imaginons que l’on mette à la base de la pensée – non point le principe de contradiction – mais le « Yin et le Yang ».
Au lieu d’un principe d’opposition : « ceci ou cela » ; « si ceci est vrai, cela est faux », nous avons
un principe d’harmonie différenciée : « au cœur de ceci, surgit cela ». D’un côté, une philosophie de
l’exclusion et une spiritualité du combat contre tout aspect négatif, ou de l’autre côté, une philosophie de
l’harmonisation et une théologie inclusive.
Nous constatons que le principe de contradiction n’est pas
le seul principe possible qui puisse servir de fondement à la pensée.
Dans l’Histoire de la théologie, Richard de Saint-Victor et Saint Bonaventure ont fondé leur
pensée sur la notion d’Amour divin, plutôt que sur l’Être. En Occident, ce n’est pas leur courant de pensée qui
fut prépondérant. On peut le déplorer… Là aussi, nous pouvons constater que la pensée de l’Être n’est pas la
seule possible.
Thomas d’Aquin, quant à lui, était beaucoup trop intelligent pour dire tout simplement que « Dieu est l’Être ».
On le lui a reproché, mais cette objection tombe à faux. Assimiler Dieu à la notion philosophique d’Être revient
à enfermer Dieu dans la métaphysique, où Dieu devrait obéir aux caractéristiques de l’être en tant qu’étant.
Dès lors, Dieu devient Cause de tous les étants, dont Lui-même devient la Cause Première ; Il est
la Cause en Soi, un étant fondateur de tous les étants, qui retrouvent en Lui toutes
leurs caractéristiques, présentes dans la Cause Première de façon suréminente.
Thomas d’Aquin distingue entre théologie et métaphysique :
La science plus élevée de toutes, qui est
la métaphysique, dispute contre celui qui nie ses principes, à supposer que le négateur concède quelque chose ;
et, s’il ne concède rien, elle ne peut discuter avec lui, mais elle peut détruire ses arguments.
La science sacrée donc, n’ayant pas de supérieure, devra elle aussi disputer contre celui qui nie ses
principes. Elle le fera par le moyen d’une argumentation, si l’adversaire concède quelque chose de la
révélation divine.
Thomas d’Aquin, Summa theologiæ, Ia, q. 1, art. 8c.
La métaphysique est une doctrine philosophique et naturelle. La « science sacrée », quant à elle, connaît les choses divines elles-mêmes, en tant qu’elles sont révélées :
Les objets mêmes dont traitent les sciences philosophiques, selon qu’ils sont connaissables
par la lumière de la raison naturelle, puissent encore être envisagés dans une autre science, selon qu’ils
sont connus par la lumière de la révélation divine. La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc
d’un autre genre que celle qui est encore une partie de la philosophie.
Ibid. Ia, q. 1, ad 2m.
Ceci dit en d’autres mots :
Les choses divines excèdent la théologie de la métaphysique comme le principe du sujet excède
le sujet d’une science. Et comme la théologie métaphysique traite des choses divines selon l’étant en tant qu’étant,
il faut en conclure que la théologie de la Révélation excède l’étant en tant qu’étant - bref, que Dieu
n’appartient pas à la théologie métaphysique, dans la mesure même où Il demeure en position de Principe du sujet
de la métaphysique, l’étant en tant qu’étant.
Jean-Luc Marion. Dieu sans l’être. PUF 1991. p. 290.
Thomas d’Aquin est ainsi délivré de l’accusation du « soupçon théologique d’avoir
cédé à l’idolâtrie en ravalant Dieu au rang d’esse » (Ibid. p. 282). Dieu comprend la métaphysique,
tout en n’y étant pas englobé : Il est :
- « le seul dont l’essence est son Être » (Thomas d’Aquin, Summa theologiæ, Ia, q. 6, art. 3 resp.);
- « le mode d’Être qui est propre à Dieu, est celui selon lequel Il est son Être même subsistant » (Ibid. Ia, q. 12, art. 4 resp.).
« Seul Dieu est son propre Être » (Ibid. Ia, q. 45, art. 5 ad 1m.).
Thomas d’Aquin n’est pas pour autant en accord avec Denys l’Aréopagite, qui pose Dieu au-delà de l’Être.
Thomas d’Aquin affirme : « L’Essence divine, c’est l’Être même ».
Ibid. Ia, q. 12, art. 2, c. En de nombreux endroits de l’œuvre de l’Aquinate, nous trouvons des passages de sens analogue, tels ceux-ci : « en Dieu l'essence ou quiddité n'est rien d'autre que son Être même » Contra Gentes, I, § 22 ; « Dieu est l'Être même » Ibid. I, § 25.
De quel Être s’agit-il, s’il n’est pas celui de la métaphysique ?
Suivant Thomas d’Aquin, l’esse assigné à Dieu s’excepte de l’Être commun et créé,
donc de ce que nous comprenons et connaissons sous le titre d’Être.
Jean-Luc Marion. Dieu sans l’être. PUF 1991. p. 322.
L’« Être » divin serait un Être intensif, distinct de celui de la métaphysique :
L’excès de l’esse propre à Dieu annule toute acception métaphysique (conceptuelle) de l’Être (Ibid). Cet esse divin est inconnaissable : « l’esse ne désigne Dieu que dans la stricte mesure où il Le dit sans l’être (Ibid. p. 328).
Cette subtile distinction entre l’esse divin et l’Être métaphysique ne pouvait subsister longtemps : la pente naturelle de cette pensée est d’assimiler Dieu à l’Être, ce que feront promptement les successeurs de Thomas d’Aquin :
Ô mon Dieu ! je n'y tiens plus : permettez que je Vous nomme, que je parle de Vous ouvertement. Cause
infiniment parfaite, Cause Première de toutes les natures, souffrez que je parcoure encore une fois le cycle
de la causalité, emportant mes regards, d'autant qu'il est permis, vers Vous-même, foyer adorable de Sagesse et
de Toute-Puissance.
Métaphysique des Causes d’après Saint Thomas et Albert le Grand. P. Th. De Régnon. Éd. Victor Retaux 1906. p. 442.
Ceux qui assimilent Dieu à la Cause Première comprendront Dieu dans le concept d’étant,
et feront de Dieu - tout simplement - l’objet de la métaphysique.
Certes, on ne peut reprocher à Thomas d’Aquin ce glissement de sens, mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que
l’ensemble de la conceptualité érigée par ce penseur d’exception, y mène inéluctablement, d’autant plus que pour
les scolastiques, l’objet de l’intelligence est l’Être, qui est pour eux le réel, avec l’ensemble de
ses déterminations.
L’Être : il semblerait de prime abord que l’on ne puisse rien penser à propos de l’Être.
L’Être est, tout simplement… Il en est de la métaphysique comme de la science des statistiques : de prime abord,
il semblerait que, s’il existe bien un secteur sur lequel on ne puisse rien évaluer de précis, c’est bien le hasard !
Et pourtant, ce hasard est l’objet d’étude de tout un secteur des sciences mathématiques. Il en est de même pour l’Être.
Accordons-y un moment d’attention :
« Un être n’existe qu’en tant qu’il existe en tant qu’il est ».
Métaphysique des Causes. p. 113. Nous ne nous aventurerons qu’au seuil de cette immense cathédrale conceptuelle qu’est la scolastique. Il faudrait des centaines de pages pour en avoir un aperçu… Ce n’est pas ici notre propos.
Cette phrase quelque peu alambiquée veut simplement dire qu’un être existe de façon
spécifique ; un être n’existe pas sans posséder des propriétés et une nature, qui font qu’il est un être distinct de
tous les autres, qu’il ne se fond pas dans un Être indifférencié. Cet être dépend d’un ensemble de Causes qui lui
donnent ses propriétés et son degré d’Être.
Qu’est-ce qu’une Cause ? C’est tout ce qui contribue à faire de
cet être ce qu’il est (Métaphysique des Causes. p. 114). Classiquement, on distingue cinq Causes qui
caractérisent tout objet. Pour une statue, nous avons :
1) une Cause formelle : la forme de la statue – si elle est brisée, elle a perdu sa forme et n’est
plus une statue ;
2) une Cause matérielle : la matière dont elle est faite – en marbre par exemple ;
3) une Cause exemplaire : le modèle selon lequel elle est faite – une statue de David par exemple ;
4) une Cause efficiente : le sculpteur qui l’a faite – Michel-Ange par exemple ;
5) et enfin une Cause finale : le but que le sculpteur a poursuivi en faisant cette statue ; la notoriété,
le gain, la satisfaction personnelle…
Pour une statue, l’identification des Causes est aisée. Mais qu’en est-il pour un objet plus contemporain, telle
une photographie ?
1) la Cause formelle de la photo : pour Aristote, la matière reçoit la forme. La forme lumineuse
provenant de l’extérieur vient impressionner la plaque sensible de l’appareil.
2) la Cause matérielle de la photo : il s’agit du papier sur laquelle la photo est imprimée,
en fin de processus ;
3) la Cause exemplaire de la photo : le photographe a une idée de ce qu’il cherche, et cette
idée trouve sa concrétisation lorsqu’il trouve sans son environnement un point de vue qui lui permet de la
concrétiser : l’idée virtuelle trouve sa réalisation formelle dans la réalité ;
4) la Cause efficiente de la photo : il s’agit du photographe qui a pris le cliché. La Cause efficiente
serait-elle la lumière, car apparemment la lumière entre dans la composition même de la photo ? Non : la lumière
est une Cause sine qua non (pas de lumière - pas de photo…), une Cause naturelle et univoque, puisqu’elle
est de même nature, du même degré d’être que son effet : la photo étant toute faite de lumière. La Cause principalement
principale de l’efficience doit agir librement, se déterminer elle-même lorsqu’elle pose son intention (Ibid. p. 499) –
ce qui est bien le cas du photographe ;
5) et enfin la Cause finale de la photo : le but que le photographe a poursuivi en faisant ce cliché. Sans doute,
le photographe aura-t-il pris son cliché pour compléter sa collection de photos, à moins que ce
soit pour gagner de l'argent, en faisant une photo commerciale ; ou, tout simplement, pour éprouver
la satisfaction qu'entraîne un acte de création.
Si la photo est définie par cinq Causes, le photographe lui-même sera défini par cinq Causes, dont l’identification
est différente – car l’être humain n’existe pas par lui-même : il est une Cause seconde, dans la hiérarchie
des Causes.
Nous pouvons remonter de Cause en Cause, jusqu’à aboutir à la Cause Première, celle qui – dans sa causalité et
dans son action – ne relève que d’elle-même (Ibid. p. 551). Nous atteignons ainsi « la Cause parfaite, Cause intelligente
et d'un vouloir efficace, Cause se déterminant par elle-même à toutes ses opérations ou, pour parler plus exactement,
déterminant d'elle-même toutes ses actions, Cause demeurant identique à elle-même, qu'elle agisse ou qu'elle n'agisse
pas, Moteur essentiellement immobile, Principe et Fin de tout ce qui est contenu dans ses œuvres. Il n'y a qu'un nom
qui répond à une si haute et pure causalité : c'est le nom ineffable de Dieu » (Ibid. p. 552).
Nous avons vu que la « religion » élabore son idée de Dieu, au rebours de ce que nous
constatons dans la vie concrète: nous sommes imparfaits ; l'absolu ne peut donc manquer d'être parfait. Nous sommes
limités ; l'absolu sera infini. Notre vie a un terme ; l'absolu sera éternel. Inversement, la scolastique étudie
les caractéristiques des Causes secondes, au rebours de ce qui est observé dans la Cause Première :
- Dieu est le seul « moteur immobile » ; toutes les Causes secondes seront donc « mues par un autre ». Ainsi,
l’agent et le patient sont-ils différents. Le mouvement se trouve dans le patient, et non pas dans
l'agent. Tout mouvement d'un sujet provient d'un autre sujet (Ibid. p. 140). L’agent agit ; le patient subit.
L’action ne sort pas de la Cause pour agir dans son effet ; l’action est dans le patient. Le patient change ;
l’agent ne change pas.
- Dieu est immuable ; son action n'implique nullement en Lui un changement. « La Cause purement Cause ne change pas
en agissant ; le changement dans la Cause n'est pas essentiel à l'action » (Ibid. p. 155). La Cause ne change pas
en agissant. Dans cette pensée qui conçoit difficilement le mouvement ou l’évolution, le changement est perçu
comme une imperfection : il s’agit du mouvement qu’opère un être pour atteindre le but imposé par la Cause finale.
La Cause Première ne saurait « bouger » pour atteindre une finalité qu’elle possède de toute éternité : « la Vie
qui se suffit totalement à elle-même, n’agite pas le sujet où elle réside ; Dieu est absolument immuable, parce
que sa vie est infiniment parfaite » (Ibid. p. 159). « La Cause, en tant que Cause, ne change pas » (Ibid. p. 173).
Dieu est donc prisonnier des caractéristiques de l’Être, même si ces caractéristiques sont en flagrante
contradiction avec ce que nous apprennent les Écritures, ce que la Révélation nous apprend sur Dieu. « Dieu se
détermine à partir et au profit de ce que la métaphysique peut pouvoir admettre et supporter » (Jean-Luc Marion.
Dieu sans l’être. PUF 1991. p. 53).
Nous aboutissons à un point essentiel : l’Être est une notion trop étroite pour parvenir à contenir Dieu.
Couper « ce qui dépasse » pour forcer Dieu à entrer dans le moule de l’Être, c’est trahir Dieu, c’est à proprement parler,
de l’idolâtrie : préférer un concept façonné par l’être humain, à la réalité vivante et débordante de Dieu. Le concept
philosophique est fabriqué par l’être humain, tout autant qu’une idole. Le blasphème commence lorsque l’on prétend que
ce concept est adéquat pour désigner Dieu, et que Dieu Lui-même doit obéir aux impératifs philosophiques induits
par ce concept.
Si Dieu n’obéit pas aux concepts philosophiques et métaphysiques, la pensée reste-t-elle encore possible,
alors même que de tels concepts servent de base à toute philosophie, à toute pensée réfléchie et structurée ?
Ne risque-t-on pas de dire : « le Tout est dans le tout, et inversement », ce qui est fort beau, mais n’est
autre que le règne du flou et de la confusion ?
Quel est le motif fondamental qui se cache derrière cette majestueuse tentative de réduire
Dieu à l’Être ? Il s’agit de faire l’économie de la Foi : dans cette perspective, il n’est pas nécessaire de
croire, vu qu’il suffit d’acquiescer à un raisonnement – et que d’ailleurs ce raisonnement est prétendument
le seul possible.
Cela n’est pas sans rappeler le fait de la réduction du Christianisme à son aspect ethnique : au lieu de prendre
la peine d’enseigner toutes les arcanes de la doctrine chrétienne et d’éveiller quelqu’un à la Foi, il est tellement
plus facile de dire à quelqu’un : « tu es orthodoxe, parce que tu es Grec/Russe… » – ou toute autre appellation
d’une nation qui est historiquement orthodoxe. Ainsi, un Chrétien culturel peut-il ne rien connaître du contenu
de sa dénomination religieuse, en toute tranquillité de conscience. De même, il est beaucoup plus facile d’étudier
une philosophie, d’assimiler le Christianisme à une philosophie et à une métaphysique, que de se lancer dans la
périlleuse aventure de la Foi.
Philosophie et Foi seraient-elles inconciliables ? Assurément, nous pouvons faire de la philosophie tout en étant
croyants. Mais désigner Dieu comme l’Être philosophique ou désigner Dieu comme les Trois Personnes qui nous
interpellent, c’est s’adresser soit à une chose, soit à des Personnes Unes et Trines. Selon l’option que nous
prenons, la relation que nous aurons avec ce que nous appelons « Dieu » sera entièrement différente. Si nous
désignons Dieu comme l’Être philosophique, notre métaphysique n’est plus chrétienne. Si nous désignons Dieu
comme l’Uni-Trinité, nous adhérons au Christ et nous prenons la voie de l’illumination par l’Esprit, le tout
pour en venir à connaître le Père.
Une certaine pensée occidentale a creusé une profonde opposition entre la Foi et les facultés rationnelles de
l’être humain. Dans cette optique, quelqu’un qui a la Foi n’est pas sensé réfléchir, tandis que quelqu’un qui
utilise son intelligence ne saurait avoir la Foi. Le raisonnement positiviste correspond fort bien au monde
qui nous entoure immédiatement, pourvu que l’on ne s’aventure pas trop dans l’infiniment grand ou dans
l’infiniment petit…
Bien des phénomènes ne peuvent être appréhendés par la raison classique, tout simplement parce qu’ils
débordent de la zone d’action de cette faculté. La Foi est entre autres choses, une rationalité, mais une
rationalité adaptée à certains types de phénomènes et de vérités qui ne se laissent pas disséquer par l’analyse
– car ces phénomènes ne se laissent ni isoler, ni diviser. L’horizon de la rationalité reste étroit, s’il se
limite aux phénomènes analysables et reproductibles. Il s’élargit considérablement avec la Foi, qui est capable
d’englober un panorama incomparablement plus diversifié. La vision de quelqu’un qui a la Foi est à la fois
aiguë et panoramique, large et détaillée.
La Foi n’a que faire de la notion d’Être ; elle est tellement différente de la philosophie, qu’elle n’a nul motif
d’entrer en concurrence avec elle. Mais la Foi est existentiellement difficile, car elle exige notre total
engagement, alors qu’il est toujours possible de faire de la philosophie en ne bougeant pas de son sofa…
Nous nous mettons en présence du Dieu incarné, par la contemplation de l’icône. Par contre, en interposant devant
nous l’idole qu’est la notion philosophique de l’Être, nous nous interdisons la vision de Dieu, nous nous
condamnons à ne voir en Dieu que le Premier Étranger.
L’icône est une fenêtre qui ouvre sur le Royaume, sur une réalité radicalement autre que le monde
de la pesanteur, de l’opacité, de la finitude, de la douleur et de la mortalité : celui qui nous encercle
de ses apparences. Par contre, l’idole est un miroir que nous avons nous-mêmes façonné, et qui ne fait
rien d’autre que de renvoyer à nous, nos propres pensées et visions. L’idole nous enferme dans notre propre
dimension, et tend à nous persuader qu’il n’en existe pas d’autre.
Le regard passe par l’icône ; le regard s’arrête sur l’idole. L’icône nous donne accès à la
contemplation de ce qui se situe au-delà de nos yeux de chair. L’idole par contre, ne tolère aucun au-delà.
L’être humain est l’original de son idole, alors que l’icône nous mène à la vision intérieure du Tout-Autre.
Un Dieu qui doit obéir aux impératifs catégoriques de l’Être est un Absolu immobile, dont la toute-puissance
et l’omniscience dévore l’espace qui serait nécessaire à l’épanouissement de la liberté de la créature humaine :
« si Dieu existe, il m’est impossible d’être libre », s’exclame l’homme des temps modernes.
« Et si j’affirme ma liberté, ce sera immanquablement en affirmant l’absence ou l’inexistence de Dieu ».
Tout ceci n’affecte que le Dieu moral, n’atteint que l’idole qu’est le concept d’Être, plaqué
sur le mot « Dieu ».
Il nous est maintenant possible de savoir pourquoi la question de la liberté humaine
n'a pas posé de problème particulier en Orient, pour les Pères grecs. Pour eux, tout relève de Dieu, sauf ce
qui concerne notre liberté. L'exercice de notre liberté n'est jamais apparu à leurs yeux comme un
attentat à la majesté divine.
Lorsque saint Jean Cassien est venu d'Égypte pour s'établir à Marseille, il emmena avec lui les enseignements
des Pères du désert, qui proclamaient clairement l'existence d'une collaboration possible entre l'être humain et Dieu.
Né vers 360 dans l’actuelle Roumanie, il se rendit à Bethléem, puis alla en Palestine et en Égypte, afin de recueillir les enseignements des moines de ces lieux. En 399, saint Jean se rendit à Constantinople et y fut ordonné diacre ; il devint un fervent disciple de saint Jean Chrysostome. Puis il partit à Rome et aboutit à Marseille, où il fut ordonné prêtre. Vers 415, il fonda deux monastères en cette ville, dont l’Abbaye saint Victor. Saint Jean Cassien mourut entre 433 et 435. Il laissa un « Traité de l’Incarnation, contre Nestorius », les « Institutions cénobitiques » et les « Conférences ». Ces deux dernières œuvres eurent une influence inappréciable sur le monachisme.
La doctrine de Jean Cassien - qui affirme l'existence d'une collaboration possible entre
l'être humain et Dieu - a été condamnée ultérieurement, au sein du christianisme occidental, sous le nom de semi-pélagianisme.
L’Occident adhéra à l’opinion d’Augustin d’Hippone, selon lequel l’être humain ne peut accomplir que le mal, à moins
que son action ne soit précédée par la grâce divine.
Par contre, selon saint Jean Cassien :
On ne doit pas penser que Dieu ait créé l’homme de telle façon qu’il ne puisse jamais accomplir,
ni même vouloir le bien. Sinon Il ne lui aurait pas concédé le libre arbitre s’Il ne lui avait donné que de pouvoir
et vouloir le mal, mais non, de lui-même, le bien ».
Conférence 13, § 12.
Il ajoute avec un optimisme de bon aloi :
Dès que Dieu a perçu en nous le moindre germe de bon vouloir, Il verse en lui sa lumière, l’affermit,
nous attirant au salut, faisant grandir cette semence, soit qu’Il l’ait semée lui-même, soit qu’il l’ait vu pousser
par notre effort.
Conférence 13, § 8.
Cela nous paraît parfaitement évident, et aujourd’hui, paradoxalement, c’est la pensée d’Augustin qui nous est pratiquement incompréhensible. Le pensée de saint Jean Cassien était tellement bien condamnée dans l’Église catholique-romaine, que la treizième Conférence - celle qui contient l’énoncé le plus explicite de la synergie entre l’homme et Dieu - a été carrément supprimée dans les éditions du XVIIIème et du XIXème siècle. Dans les « Conférences de Cassien, traduites en François par le Sieur de Saligny, Docteur en Théologie », nous trouvons le passage suivant :
On n'a pas cru devoir traduire cette conférence, parce que Cassien y a mêlé des choses touchant la
grâce et le libre arbitre que saint Prosper a fait voir par un livre entier, être contraire à la foi et à la doctrine
de l'Église. C'est pourquoi Cassien ayant manqué de lumière en ce point, et ayant été d'ailleurs un très excellent
maître de la vie spirituelle, on a cru qu'il serait avantageux à un très grand nombre de personnes qui pourront
lire cette traduction sans être entièrement informées du fond de la doctrine de l'Église, de ne point mêler dans
ces Conférences des choses ou dangereuses ou suspectes parmi tant d'instructions très importantes, qui peuvent
éclairer et édifier la piété de tous les fidèles.
Volume II, à Paris, Chez Charles Saureux, au pied de la Tour Notre-Dame, du côté de l’Archevêché, à l’enseigne
des Trois-Vertus. 1663, avec approbation et privilège. p. 69–70.
Saint Jean Cassien a eu droit aux honneurs de la censure ! Au XIXème siècle, l’opinion de saint Jean Cassien sur la liberté humaine ne « passe » toujours pas, au sein de l’Église romaine. Dans la traduction de E. Cartier, datant de 1868, nous trouvons cet avis comminatoire :
Nous supprimons les derniers chapitres de cette conférence de Cassien, où se trouvent des
propositions semi-pélagiennes, et nous les remplaçons par un chapitre où le bienheureux Denis le Chartreux
expose très-bien la doctrine de l'Église sur la grâce.
Tome II, Paris, Librairie Poussielgue Frères, Rue Cassette, 27. 1868.
Pas question de lire ces textes compromettants ! Il fallait vraiment que cette opinion dérange… Pourquoi la cohabitation de la liberté humaine avec Dieu a-t-elle posé tellement de problèmes dans l’Occident latin, alors qu’elle était pratiquement considérée comme naturelle dans l’Orient grec ? Les Orientaux étaient-ils plus intelligents que les Occidentaux de l’époque ? Nous pouvons en douter car, partout et en tout temps, la Nature humaine est sensiblement la même… Faut-il souscrire à cette pensée lapidaire : « presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en Grec » ? - Peut-être…
C'est une pensée de Marguerite Yourcenar. Mémoires d’Hadrien. Œuvres romanesques. Gallimard 1982. Bibliothèque de la Pléiade. p. 312.
En Occident, nous pouvons discerner une double influence : tout d'abord, celle d'Augustin d'Hippone.
Son génie prolifique et multiforme nous a livré une lecture totalement littérale du récit de la création.
Selon ce récit, après avoir accompli le Péché Originel en désobéissant au commandement divin, par la consommation
du fruit, Adam et Ève se sont retrouvés expulsés du Paradis, avec la concupiscence comme trace de ce péché en
leur chair et en leur psyché. Cette concupiscence, nous en héritons par voie de génération, ce qui jette une
ombre fatale sur l'ensemble de la sexualité humaine. Augustin expérimenta, comme tout être humain, le fait qu'il
est impossible de jeter un coup d'œil sur une autre personne humaine, sans que ce regard soit sexualisé. Si l'on
interprète cette sexualisation involontaire comme la trace en nous du Péché Originel, il est impossible de ne
pas se culpabiliser à chaque instant de notre vie. Dans cette perspective, il est réellement impossible de faire
quoique ce soit de « bien », c'est-à-dire une action ou un mouvement qui soit dégagé de toute ambiguïté sexuelle,
sans le secours prévenant d'une force qui nous vient d'en haut.
Dans l'Orient grec, les textes philosophiques d'Aristote ont été connus de tout temps. Il n'existait pas de barrière
de langue qui eût pu s’opposer à leur compréhension. Par contre, en Occident, ces textes apparurent beaucoup plus
tardivement. L'ensemble de ce corpus philosophique déclencha une véritable révolution culturelle, et mit
au rancart la philosophie platonicienne du bon vieux temps.
Nous pouvons comparer cela à la révolution
informatique de la fin du XXème siècle. En découvrant l'informatique, nous l'appliquons dans tous les domaines,
jusqu'à l'absurdité : au lieu d'un interrupteur ou d'une bonne vieille molette de réglage, nous avons un système
informatisé qui est dix fois plus complexe et dix fois moins fiable que l'ancien système... Mais c'est informatique et,
par définition, cela ne peut manquer d'être meilleur !
De la même façon, l’aristotélisme fut appliqué dans
tous les domaines de la pensée. Les syllogismes envahirent la pensée médiévale et corsetèrent la théologie
dans la structure rigide de la scolastique. Au XIIème siècle :
...le souffle qui emportait toutes les intelligences était un souffle de raisonnement.
Il semble que la raison, réveillée d'un long sommeil, secouât ses ailes, et se sentit capable de voler par elle-même
jusque dans les cieux. Confiante en ses forces, elle était attirée vers les mystères pour les scruter et
les comprendre ».
Études de Théologie positive sur la sainte Trinité, par le P. de Régnon, S.J. Deuxième série – Théories scolastiques.
Paris, Victor Retaux et Fils, Éditeurs. 1892. p. 22.
Cette ébullition intellectuelle fait du XIIème et du XIIIème siècle une période passionnante. Abélard « mécanise » la théologie en l’inondant de dialectique, et remise parmi les vieilleries le réalisme de Guillaume de Champeaux. Nous assistons aux prolégomènes de la construction de la vaste cathédrale de la scolastique. Lorsque celle-ci sera édifiée, au milieu du chœur se dressera un trône. Sur ce trône, nous verrons assis, non pas le Dieu vivant de l’Évangile, mais l’Être. Devant l’Être, l’homme ne pourra présenter que l’indignité de sa concupiscence augustinienne, et ne pourra que se prosterner devant un Absolu qui le prédétermine totalement. La soumission à la Loi divine - qui est d’autant plus divine qu’elle est parfaitement logique et indiscutable - devient le seul mode possible de communication avec l’Absolu divin. Cette soumission est le reflet parfait de la soumission qui est due au détenteur du pouvoir politique, le souverain de droit divin.
L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?
Nous nous étions posé la question : pourquoi cette notion de la liberté humaine ne semble-t-elle pas avoir posé problème
dans l'Orient chrétien, et plus particulièrement au sein de la théologie des Pères Grecs ? Pour répondre à cette
interrogation, nous avons fait appel à Saint Jean Cassien. Non sans étonnement, nous avons constaté à quel point
la partie de la pensée de Saint Jean Cassien qui concerne la question de la liberté humaine, avait été refusée et
censurée dans la théologie occidentale. Après une brève mention des théories d’Augustin d'Hippone, nous avons comparé
l'ébullition intellectuelle qui a régné au XIIe siècle, avec l'élaboration de la scolastique - à l'invasion généralisée
de l'informatique, de nos jours. À l'époque, il s'agissait du phénomène de la généralisation du syllogisme dans la pensée théologique
et de l'application du concept philosophique d'Être, jusqu'à Dieu Lui-même. Il devient dès lors évident que face
à un Être absolu, la liberté humaine ne peut être que perdante… Tout ceci se fonde sur le « premier principe » de la
philosophie, qui est le principe de contradiction d'Aristote. Nous sommes étonnés de le voir être adopté
comme tel, dans la théologie occidentale. Nous avons également constaté que la « théorie des Causes » fut elle aussi
adoptée dans la scolastique. L'être humain, en tant que « Cause seconde » ne possède plus guère de latitude,
envers la « Cause première ». Enfin, nous constatons que tout ce système philosophico-théologico-conceptuel est
mis en place, afin de faire l'économie de la Foi : il est plus facile d'enseigner une théorie philosophique présentée comme
étant la seule possible, que d'obtenir de la part de l'être humain, son engagement personnel, en un acquiescement à la Foi.