Orthodoxie en Abitibi

Commentaire du Cantique des Cantiques - partie 2

Étude XVII :
Commentaire du Cantique des Cantiques. partie II

- P. Georges Leroy -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

La nuit, j'ai désiré Celui qu'aime mon âme
La rosée
Les cheveux
La main
Le Frère bien-aimé se dérobe
Les tentations
L'éloge du bien-aimé
Les deux énigmes
La fuite ultime du bien-aimé

Quels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?

Nous abordons à présent la deuxième partie du commentaire du Cantique des Cantiques. Dans notre quête des mystères de la vie spirituelle, nous nous interrogerons sur la signification de certains symboles que nous présente le Cantique :
- De quelle « nuit » la Sulamite parle-t-elle, lorsqu'elle désira Celui qu'aime son âme ?
- Quelles sont les « gardiens » qui font la ronde dans la ville ?
- De quoi s'agit-il, lorsque la Sulamite dit qu'elle a pris par la main le frère bien-aimé, et qu'elle l’a introduit dans le cellier de celle qui l'a conçue ?
- Pourquoi la tête du frère bien-aimé est-elle pleine de rosée ; quel est le sens de cette « rosée » ?
- Les cheveux du frère bien-aimé sont « humides des gouttes de la nuit ». Quel sens évoque ce symbole des « cheveux » ?
- Le frère bien-aimé a passé la main dans l'ouverture de la porte. Que veut dire cette « main » ? Par contre, les mains de la Sulamite « distillent la myrrhe ». Qu'est-ce à dire ?
- La Sulamite cherche le frère bien-aimé, et ne l’a point trouvé. Pourquoi ne parvient-elle pas à le trouver ?
- Quels sont ces « gardes » qui ont battu et meurtri la Sulamite ?
- Deux énigmes concernent une « petite sœur ». Que symbolise cette « petite sœur » ?
- Finalement, la Sulamite demande à son frère bien-aimé de prendre la fuite. Pourquoi cette demande paradoxale ?


La nuit, j'ai désiré Celui qu'aime mon âme

Nous arrivons au passage central qui décrit les relations de l’âme avec le Christ :

Ct. 3 ; 1a. Sur ma couche, la nuit, j'ai désiré celui qu'aime mon âme.

Saint Grégoire nous explique :

Par ce terme de nuit, [l’âme] indique l’examen des réalités invisibles, à l’imitation de Moïse, qui fut dans l’obscurité où se trouvait Dieu (…). Je cherchais [Celui qui se cache dans l’obscurité] sur ma couche durant mes nuits, pour savoir ce qu’était son Essence (…) mais je ne L’ai pas trouvé ; je tâchai de L’appeler par le nom qu’il était possible d’employer pour Celui qu’on ne peut nommer ; aucune dénomination ne pouvait s’appliquer à Celui que je désire. Comment trouver Celui qui est au-delà de tout nom, quand on L’appelle par quelque nom que ce soit ?

Grég. Nys. Op. cit. p. 145.

Remarquons le fait que Grégoire de Nysse ne nous donne pas une interprétation personnaliste de ce verset. Il ne nous dit pas que la nuit signifierait notre déréliction, notre désespoir ou notre sécheresse, à cette étape de la vie spirituelle.

La nuit dont il s’agit est purement théologique : il s’agit de la nuit de nos facultés de connaissance, résolument inaptes à appliquer à Dieu un concept qui soit adéquat à cette Réalité ineffable. Tout concept élaboré par l’intelligence humaine ne peut que faire allusion à Dieu : Dieu est au-delà de tout concept, de tout « nom » par lequel nous nous efforçons de Le désigner.

Ct. 3 ; 1a. J'ai désiré celui qu'aime mon âme.

« J’ai désiré Celui qu’aime mon âme » : le désir est le ressort de notre démarche spirituelle. C’est ce que disent les deux premiers versets du psaume 42 : « Comme languit une biche après les sources d’eau, ainsi languit mon âme vers Toi, mon Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu fort et vivant ; quand pourrais-je aller voir la Face de Dieu ? » Tout est une question de désir ; un cœur froid et blasé ne découvrira pas Dieu.

Ct. 3 ; 1b. « Je L’ai cherché, je ne L’ai point trouvé ; je L’ai appelé, et Il ne m’a pas écouté ».

Le frère bien-aimé n’écouterait-il pas l’âme qui Le cherche ? Écoutons la Sulamite :

Ct. 3 ; 2. Je me lèverai donc, j’irai par la ville, les marchés, les places, et je chercherai Celui qu’aime mon âme. Je L’ai cherché, je ne L’ai point trouvé.

Par deux fois, la Sulamite qui symbolise notre cœur à la recherche de Dieu, affirme qu’elle n’a pas trouvé Celui qu’elle cherchait. Et où le cherchait-elle ? La phrase suivante est révélatrice :

Ct. 3 ; 3. Les gardiens m’ont rencontrée, en faisant la ronde dans la ville : N’avez-vous pas vu Celui qu’aime mon âme ?

Quels sont ces gardiens ?
Ces gardiens sont les Puissances angéliques :

N’auriez-vous pas vu, vous, Celui que chérit mon âme ? Tandis qu’ils gardaient le silence devant une telle question, indiquant par cette attitude qu’ils ne pouvaient, eux, comprendre précisément ce qu’elle cherchait, elle se mit à parcourir cette ville céleste, de toute la force de sa pensée.

Grég. Nys. Op. cit. p. 146.

Pourquoi chercher Dieu parmi les Anges ? Cette interrogation nous paraît irréelle. Aujourd’hui, les Anges sécularisés sont assurément les extraterrestres… À l’heure actuelle, il existe certaines gnoses qui donnent aux extraterrestres des pouvoirs semi-divins : ce seraient les extra-terrestres qui nous auraient enseignés à l’aube des temps ; ce sont eux qui guideraient nos pas de façon occulte ; ils possèderaient une science largement supérieure à la nôtre, science infiniment plus ancienne ; nous serions appelés à attendre leur venue en une fin des temps sécularisée.
Le Cantique s’interroge : faut-il chercher Dieu parmi les Anges, comme certains aujourd’hui le cherchent parmi les extraterrestres ?

[L’âme] fait le tour, en pensée, de la Nature intelligible, située au-dessus de ce monde et qu’elle appelle ville.
Celle-ci abrite les pouvoirs, les souverainetés et les trônes assignés aux Puissances, ainsi que l’assemblée des Forces célestes, qu’elle nomme place,
et puis la quantité innombrable, qu’elle indique par le terme de rues.

Grég. Nys. Op. cit. p. 145.

Le cœur humain à la recherche de Dieu dit : « à peine éloignée d’eux (les gardiens), j’ai trouvé Celui qu’aime mon âme ». L’âme s’éloigne des gardiens : ce n’est pas parmi les Puissances angéliques que l’on peut trouver Dieu.
« Je L’ai pris par la main et ne L’ai point quitté avant que je ne L’eusse introduit dans la maison de ma mère, dans le cellier de celle qui m’a conçue » (Cant. 3 ; 4). Grégoire de Nysse nous explique :

J’avais laissé derrière moi toute voie intellectuelle (le monde des intelligibles, celui des Anges) et j’ai alors trouvé, par la Foi, Celui que j’aime. Attachée à Celui que j’ai trouvé et pris par la Foi, je ne Le laisserai plus partir, jusqu’à ce qu’Il soit à l’intérieur de mon cellier. Et ce cellier est véritablement le cœur, alors à même de recevoir le séjour divin lorsqu’il revient à cet état qui était le sien au commencement, quand il a été façonné par celle qui l’a conçu. Enfin, on ne se trompera pas en pensant que la cause première de notre naissance est bien notre mère.

Grég. Nys. Op. cit. p. 146.

Dans le texte du Cantique, nous pouvons remarquer ceci : en trouvant Celui qu’elle aime, l’âme désirante saisit par la main son bien-aimé, alors que sur l’icône de la Résurrection, c’est le Christ qui saisit la main d’Adam et d’Ève pour les tirer du tombeau. Elle ne Le quitte pas, alors qu’initialement, l’être humain, par la division qu’il avait introduit dans la Création, s’était séparé de son Créateur.

Maintenant se produit la réconciliation entre Dieu et sa créature : « que mon frère bien-aimé descende en son jardin, qu’Il mange de ses fruits » (Cant. 5 ; 1). Le Christ est descendu dans le jardin de sa création, par son incarnation. Il a mangé de ses fruits, même si cela a scandalisé quelques-uns : « vient le Fils de l’Homme qui mange et qui boit, et vous dites : voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs ! Mais la Sagesse a été justifiée par tous ses enfants » (Lc 7 ; 34 – 35 // Mt. 11 ; 19). Il frappe à la porte de notre âme, Lui qui est la Porte, par où entrent et sortent les brebis spirituelles :

Ct. 5 ; 2. Pour moi, je dors, et mon cœur veille.
C'est la voix de mon frère bien-aimé ; il heurte à la porte :
Ouvre-moi, dit-il, ma bien-aimée, ma sœur, ma colombe, ma parfaite ; ma tête est pleine de rosée, et mes cheveux humides des gouttes de la nuit.

Maintenant se produit la rencontre du Dieu fait homme avec la créature humaine faite à son Image. Le Christ frappe à la porte de notre âme, Lui qui est Lui-même la Porte par laquelle les brebis entrent et sortent, et trouvent leur pâture dans le Royaume. Les brebis Le suivent parce qu’elles reconnaissent sa voix ; ici, notre cœur aimant et désirant reconnaît la voix de notre frère bien-aimé.

La rosée

La tête du frère bien-aimé est pleine de rosée. La « rosée » nous fait penser à l’épisode où Gédéon demande à Dieu de confirmer sa mission en faisant apparaître de la rosée sur une toison, alors que le sol tout alentour resterait sec, puis inversement (Jg. 6 ; 36 – 40). L’Église a toujours considéré cet épisode comme étant une prophétie de la naissance virginale du Christ : la semence d’où naîtrait le Christ n’est pas d’origine terrestre, tout comme n’est pas terrestre la rosée sur la toison de Gédéon. Or c’est l’Esprit-Saint qui « couvrit de son ombre » la Mère de Dieu, afin qu’elle enfante l’Emmanuel. En tant que prophétie de la naissance virginale du Christ, l’épisode de Gédéon nous montre que la « rosée » est en fait un symbole de l’Esprit-Saint. Ailleurs dans l’Ancien Testament, nous lisons que la manne surgit après l’évaporation de la rosée (Ex. 16 ; 13, aussi Nb. 11 ; 9). La manne est un symbole de la Communion eucharistique. La rosée, en tant que symbole de l’Esprit, nous montre la réciprocité de manifestation existant entre le Christ et l’Esprit - l’Esprit-Rosée et la manne-Corps du Christ, figure des deux Personnes divines du Christ et de l’Esprit-Saint, qui se manifestent à nous pour nous faire connaître le Père.

Ici dans le Cantique, pourquoi choisir comme symbole de l’Esprit-Saint, la rosée, plutôt que tout autre symbole ?

En vérité, pour chacun de nous, la rencontre avec le Christ est le commencement de la création. Avant cela, pour nous rien n’est réellement signifiant.

Le Christ vient à nous, dégoulinant de l’Esprit-Saint, si l’on peut se permettre cette expression… Il vient à nous comme Il vint au Précurseur, dégoulinant de l’eau du Jourdain après son baptême, lors de la Théophanie. Maintenant, cette eau n’est plus seulement l’élément primordial de la création, élément dans lequel nous venons laver nos péchés - mais l’Esprit-Saint Lui-même, cette Eau Vive annoncée par le Christ dans le Temple de Jérusalem, cette eau vivifiante qui coule du trône de l’Agneau dans l’Apocalypse, cette eau sur les rives de laquelle fleurissent des Arbres de Vie dont les feuilles guérissent toute maladie (Apoc. 22 ; 2). C’est ce que le prophète Isaïe nous dit : « la rosée qui vient de toi est un remède pour eux ».

Is. 26 ; 19. LXX : hè gar drosos hè para sou iama autois estin. Cité par Grégoire de Nysse. Op cit. p. 228. Homélie 11. Dans le texte Hb, nous avons : « ta rosée est une rosée lumineuse, et le pays des ombres enfantera ».


Les cheveux

Les cheveux du frère bien-aimé sont humides des gouttes de la nuit. Surgissant de la nuit de nos concepts – qui sont incapables par eux-mêmes d’appréhender le divin – Dieu vient à nous et Se révèle Lui-même.
Nous ne pouvons rien connaître de Dieu que ce qu’Il nous dit de Lui-même.

Les cheveux nous font penser à l’étrange histoire de Samson. Celui-ci tirait sa force de ses cheveux qui n’avaient jamais été coupés, car il était « nazir » (Jg. 16 ; 17). Il observait un vœu par lequel il s’était voué à Dieu. Ce vœu lui interdisait toute consommation de boisson fermentée et ne lui permettait ni de se couper les cheveux, ni d’approcher un mort (Nb. 6 ; 1 - 8).

Jésus était-Il nazir ? Assurément non, puisqu’Il a célébré la Cène avec du vin, une boisson fermentée. Nous pouvons ajouter ceci : non seulement Il a approché un mort, en ressuscitant Lazare, mais Il est Lui-même mort volontairement, afin de nous délivrer de la mort. Quant aux cheveux… personne ne peut nous renseigner sur la coupe de cheveux du Christ ! L’iconographie Le représente avec les cheveux longs, se basant bien certainement sur des sources de la plus haute ancienneté.

Parmi les nombreuses citations vétéro-testamentaires qui figurent dans le texte de l’Évangile de Matthieu, se trouve celle-ci: « ainsi devait s’accomplir l’oracle des prophètes : on l’appellera Nazôréen » (Mt. 2 ; 23).
C’est à Bethléem que devait naître le Messie, selon la prophétie de Michée : « mais toi, Bethléem Ephrata, le moindre parmi les clans de Juda, c’est de toi que naîtra Celui qui doit régner sur Israël » (Michée 5 ; 1). C’est ce qui fait dire à Nathanaël, quand Philippe lui dit qu’il a trouvé le Messie, Jésus de Nazareth « celui dont il est parlé dans la Loi de Moïse et dans les Prophètes » : « de Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ? » (Jn. 1 ; 45 - 46).
Comment Jésus de Nazareth peut-Il être le Messie, alors que selon les prophéties, le Messie doit naître à Bethléem – c’est ce que pensait Nathanaël, qui connaissait bien les Écritures…

Pourquoi Jésus passe-t-il pour nazaréen, au risque de perdre de sa crédibilité face aux prophéties ?
Bien certainement à cause du secret messianique : sa naissance à Bethléem devait restée cachée. À la fois, les prophéties devaient être réalisées - et d’autre part elles ne devaient pas l’être de façon trop évidente, afin que Jésus ne risque pas d’être entraîné malgré Lui dans le rôle politique de libérateur d’Israël, du joug de l’occupant romain. Ce rôle n’était pas le sien. Cet équilibre délicat put être obtenu en naissant discrètement à Bethléem lors du recensement, puis en vivant son enfance à Nazareth.

Jésus était-il nazir ? Non, avons-nous répondu. Mais d’un autre côté, nous pouvons L’appeler le premier d’entre les nazirs : un nazir est quelqu’un qui est voué au Seigneur. Le Christ est entièrement voué à son Père. Il est le nazir par excellence. Il a transcendé les vœux du naziréat, en faisant du vin son Sang très-précieux et répandu pour nous ; Il a triomphé de la mort et de la corruption ; Il avait la force de Samson - symbolisée par les cheveux longs - Lui, le Christ qui prit le prophète Ezéchiel par les cheveux, l’enleva entre terre et ciel et lui fit contempler la Cité sainte, en des visions divines (Ez. 8 ; 3), Lui qui nous « a rachetés à main forte et à bras élevé » (Néh. 1 ; 10).

Samson qui trouvait sa force dans ses cheveux de nazir, est la figure du Christ, le frère bien-aimé du Cantique, dont les cheveux sont humides des gouttes de la nuit. Samson est la figure du Christ, en ceci qu’il joint en lui à la fois la force et la douceur : Samson montre sa force quand il « déchira le lion comme on déchire un chevreau », puis il goûta à la douceur lorsqu’il recueillit un rayon de miel dans la carcasse du lion et en mangea ( Jg. 14 ; 6 - 9). - « Il a remporté la victoire, le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David », dit à propos du Christ l’un des vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse (Apoc. 5 ; 5). Par ailleurs, le Christ dit de Lui-même : « mon joug est doux, et mon fardeau léger » (Mt. 11 ; 30). Lorsqu’Il apparut ressuscité devant ses disciples, Il mangea un rayon de miel.

Lc 24 ; 42 – 43. Le rayon de miel figure, à côté du « morceau de poisson grillé » dans le texte byzantin et dans la traduction de Louis Second, mais est absent de la traduction de Jérusalem et de la TOB.

Le Christ est le nouveau Moïse, et Moïse est décrit comme étant « un homme très doux, l’homme le plus doux que la terre ait porté » (Nb. 12 ; 3). La force du lion, et la douceur du fardeau… Ainsi donc, les cheveux humides des gouttes de la nuit du frère bien-aimé du Cantique, sont-ils le symbole de la force souveraine du Christ, entrant dans sa création comme en son propre bien.

La main

Ct. 5 ; 3. J'ai ôté ma tunique; comment la revêtirai-je ? Je me suis lavé les pieds ; comment puis-je maintenant les salir ?

Saint Grégoire de Nysse nous explique ce passage, en quelques sentences lumineuses :

La Fiancée a fait ce qu’elle avait entendu, en dépouillant cette tunique de peau qu’elle avait jetée sur elle après la Faute, et en lavant ses pieds de la terre dont ils s’étaient recouverts quand elle avait quitté le séjour du Paradis pour aller à la terre, après avoir entendu ces mots : tu es terre et tu retourneras à la terre.

Grég. Nys. Op. cit. p. 229, avec une citation de Gn. 3 ; 19.
Ensuite :

Ce n’est plus la voix qui frappe à la porte de son cœur, mais la main divine elle-même qui s’introduit à l’intérieur par la fente de la porte (Grég. Nys. Op. cit. p. 232) :

Ct. 5 ; 4. Mon frère bien-aimé a passé la main dans l'ouverture de la porte, et si près de mon bien-aimé mes entrailles ont tressailli.

Écoutons encore saint Grégoire :

Quand le Seigneur apparut sur la terre et vécut parmi les hommes, c’est par sa main agissant au nom de ses deux Natures que nous avons connu la beauté pure et immatérielle du Fiancé, la divinité du Verbe et l’éclat de la vraie Lumière.

Le Christ, du fait de son incarnation, a deux Natures en une seule Personne. Nous pouvons penser que la main symbolise l’unique Personne divine du Christ qui agit au nom de ses deux Natures, divine et humaine.

La Nature divine, étant absolument impossible à saisir ou à imaginer, n’est connue que par son activité.

Grég. Nys. Op. cit. p. 235 - 236.

Dieu est inaccessible en son Essence, mais participable en ses Énergies. Ce sont les Énergies trinitaires qui sont symbolisées ici par la « main » du frère bien-aimé.

Ct. 5 ; 5. Je me suis levée pour ouvrir à mon frère bien-aimé ; mes mains ont distillé la myrrhe ; mes doigts ont rempli de myrrhe la poignée du verrou.

La myrrhe est un parfum funéraire, et celui-ci s’écoule des mains de la fiancée. Celle-ci ne participera à la résurrection que si elle sera passée par la mort :

Ce que tu sèmes, toi, ne reprend vie s’il ne meurt (…). On sème de la corruption, il ressuscite de l’incorruption ; on sème de l’ignominie, il ressuscite de la gloire ; on sème de la faiblesse, il ressuscite de la force ; on sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel.

I Co. 15 ; 42 – 44.

Les doigts de la fiancée ont rempli de myrrhe la poignée du verrou : toutes nos œuvres, en ce monde qui découle du Refus Originel, sont marquées du sceau de la mortalité ; c’est lorsque le Christ aura fait sauter le verrou de la mort par sa Résurrection, que nos œuvres pourront porter leur fruit.


Le Frère bien-aimé se dérobe

Ct. 5 ; 6. Et j'ai ouvert à mon frère bien-aimé, et mon frère bien-aimé n'était plus là; et mon âme était défaillante pendant qu'Il parlait. Je L'ai cherché, et ne L'ai point trouvé ; je L'ai appelé, et Il ne m'a point entendu.

Précédemment, nous avons vu que l’âme « n’a pas trouvé » Dieu parmi les Puissances intelligibles. Mais lorsqu’elle L’a cherché au-delà des Puissances intelligibles, non seulement elle L’a trouvé, mais elle L’a même « pris par la main », et L’a mené dans la chambre de sa mère, au plus intime de son cœur.

Ici, le sens est tout différent, et absolument fondamental. Nous arrivons au centre du message que le Cantique veut nous transmettre. Après le processus long et ardu de l’approfondissement de notre vie spirituelle, lorsque nous ouvrons la porte de notre cœur au Christ, et quand nous croyons pouvoir Le posséder, L’avoir tout à nous - eh bien, Il n’est plus là !

Notre expérience de la Présence divine en notre cœur, cette expérience est tout-à-fait réelle et ineffable. Tout en reconnaissant la réalité de notre expérience spirituelle, du même souffle nous devons reconnaître l’échec de toute tentative de rendre permanente et indiscutable cette même expérience. Aussitôt que nous « refermons la main » sur Dieu, Celui-ci se dérobe à notre étreinte.

Nous trouvons une description évocatrice de cette « fuite du bien-aimé » dans ce passage d'un roman contemporain :

« Pourquoi ai-je poursuivi toute ma vie le bonheur quand la béatitude était là, depuis toujours ? » me suis-je demandé avec étonnement. Je ne sais combien de temps j'ai flotté dans ce sublime espace, cet espace d'union, avant qu'une pensée ne surgisse : Je veux m'accrocher pour toujours à cette expérience ! Et c'est là que la dégringolade a commencé.
À cause de ces deux petits mots de rien du tout - « Je veux! » -, j'ai commencé à glisser vers la terre. Et là, mon esprit s'est mis à protester pour de bon - « Non ! Je ne veux pas partir d'ici ! » — et la glissade a continué. Je veux ! Je ne veux pas ! Je veux ! Je ne veux pas ! À chaque réitération de ces cris de désespoir, je me sentais traverser, dans ma dégringolade, des strates successives d'illusion, tel le héros d'un film d'action comique qui, au cours de sa chute du haut d'un immeuble, transperce une douzaine d'auvents en toile.
La réapparition de ces désirs vains me ramenait à nouveau dans mes limites exiguës, mes limites mortelles, dans mon univers borné de bande dessinée. J'ai observé le retour de mon Ego comme on regarde l'image apparaître sur un Polaroid et se préciser seconde après seconde — voilà le visage, et les rides autour de la bouche, et ici les sourcils -, oui, c'est fini, maintenant : voilà une photo de mon bon vieux Moi. J'ai senti un frémissement de panique, un serrement au cœur d'avoir perdu cette expérience divine.
Mais dans le même temps, comme parallèlement à cette panique, je sentais aussi un moi plus sage et plus vieux, qui pouvait témoigner, et qui secouait la tête en souriant parce qu'il savait cela : si je croyais que cet état de bonheur suprême pouvait m'être enlevé, alors à l'évidence je ne l'avais pas encore compris. Et par conséquent, je n'étais pas encore prête à l'habiter complètement. Il me faudrait m'entraîner davantage. À l'instant où je prenais conscience de cela, Dieu m'a lâchée, m'a laissée glisser d'entre ses doigts, avec ce dernier message de compassion implicite :
Tu pourras revenir ici une fois que tu auras entièrement compris que tu es toujours ici.

Élisabeth Gilbert. Mange, prie, aime. Trad. Christine Barbaste. éd. Calmann-Lévy 2008 - Livre de Poche 31355.

Dans ce texte, la perspective est inversée, par rapport au Cantique des Cantiques : le mouvement est vu, non pas du point de vue de la « fuite du bien-aimé », mais en sens inverse, sous forme de « chute » de l'âme, suite à une volonté de celle-ci, de s'accrocher pour toujours à cette expérience de la présence du bien-aimé. C'est bien sûr une erreur, de la part de l'âme : le bien-aimé ne peut être possédé - alors qu'il est possible d'en venir à une relation aimante stable, en prenant conscience que l'on est toujours avec Lui, indépendamment du sentiment que nous pouvons avoir de sa Présence.

La Présence divine en notre cœur ne peut jamais être prouvée ; cette Présence divine ne nous permet pas davantage de posséder des pouvoirs que nous puissions imposer aux autres - des pouvoirs qui, aux yeux des autres, seraient indiscutables et assureraient notre prestige.

Il faut dire que ce qui intéresse particulièrement les êtres humains, dans la spiritualité, c’est la perspective de posséder des pouvoirs occultes que l’on puisse appliquer sur les autres… Et ces « pouvoirs » sont le contraire même de ce qu’est la vie spirituelle. Cela nous permet de comprendre pourquoi la spiritualité authentique remporte si peu de succès, intéresse si peu de gens. Il est impossible de gonfler son Ego avec la Présence divine ! Il n’y a rien d’étonnant à ce que les librairies soient pleines de livres de sciences occultes qui tous prétendent nous révéler les pouvoirs qu’ils prétendent nous conférer. Nous savons que la vie spirituelle en Christ se situe bien loin de cette compétition de pouvoirs, de cette surestimation du Moi.


Les tentations

Ct. 5 ; 7. Les gardes m'ont rencontrée, en faisant la ronde dans la ville; ils m'ont battue et meurtrie; les sentinelles des remparts m'ont dépouillée de mon manteau.

La Fiancée, en cherchant son frère bien-aimé dans la ville, parmi les marchés et les places, a rencontré les gardiens. Nous avons vu qu’il s’agissant des Anges. Ceux-ci ont été incapables de dire où était Celui qu’aime son âme, car Dieu réside bien au-delà des Puissances angéliques et des forces intelligibles.

Ici, nous retrouvons des Gardes, qui sont eux aussi des Puissances incorporelles. Mais il ne s’agit plus des Anges fidèles au Seigneur et qui accomplissent ses ordres. Il s’agit des Anges déchus, des Puissances des ténèbres, de ces Puissances incorporelles qui ont répondu « NON » à la Question Fondamentale posée par le Créateur à ses créatures conscientes, lorsqu’Il proposa à celles-ci de participer à son œuvre créatrice. Les Gardes font la ronde dans la ville : ils sont présents en notre monde et sont à l’affût de celui qui se laisserait tenter, de celui qui aurait l’imprudence de leur ouvrir son cœur. Lorsque nous laissons l’accès de notre âme aux Puissances des ténèbres, nous sommes battus et meurtris. Si nous cédons aux Anges déchus, les Anges qui sont fidèles au Seigneur nous enlèvent notre tunique d’immortalité - la tunique immaculée et lumineuse que nous avons revêtue lors de notre conversion.

Comment les Gardes nous battent-ils et nous meurtrissent-ils ? Leurs procédés se trouvent décrits exhaustivement dans le récit de la tentation du Christ (Lc. 4 ; 1 – 13 // Mt. 4 ; 1 – 11). Satan tenta Jésus pendant quarante jours dans le désert. Il le fit par trois tentations distinctes :

- Tout d'abord, il proposa à Jésus de changer les pierres en pain. C'est la tentation de la bienfaisance : en changeant les pierres en pain, Jésus aurait mis fin à la famine et à la misère dans le monde.

- Ensuite, Satan conduisit Jésus au pinacle du Temple de Jérusalem, et L'incita à se jeter en bas, afin que les Anges Le préservent dans sa chute. C'est la tentation du miracle : devant ce miracle public et évident – médiatique, pourrait-on dire - assurément les gens se convertiraient…

- Enfin, Satan montra à Jésus tous les royaumes de la terre, et Lui proposa de les Lui donner, pourvu qu'Il se prosterne devant lui. C'est la tentation de la puissance. Accessoirement, on peut remarquer que les royaumes de ce monde, avec toute leur gloire, appartiennent à Satan…

Il n'existe pas d'autre sorte de tentation, car l'Évangéliste Luc précise, à la fin du récit : « ayant alors épuisé toute épreuve (autre traduction : « toute forme de tentation »), le diable s'éloigna de Lui, jusqu'au moment fixé ».

En quoi les tentations que rencontra Jésus peuvent-elles être les nôtres ? Jusqu’à présent, personne ne s’est présenté pour m’offrir tous les royaumes du monde…
La tentation de la bienfaisance est bel et bien présente, dans la tendance à transformer le message du Christ en un simple enseignement moral, du type : « faites le bien, et ne faites pas le mal ». Dans cette perspective réduite à la dimension morale, il n’est plus question de nous greffer au Royaume, ni d’acquérir des yeux spirituels pour percevoir cette réalité ; il n’est plus question d’apprendre à connaître le Père, y étant introduit par le Christ et l’Esprit ; il n’est plus question de nous laisser imprégner par les Énergies divines, par la Lumière incréée de la Transfiguration : non, il s’agit tout simplement de recevoir du Christ des exemples de bonne conduite et de comportement civique, et de laisser notre comportement être influencé par Lui, tout comme nous recevons l’influence de personnes marquantes, au cours de notre existence. Nous restons extérieurs à Dieu, et Celui-ci - dans le meilleur des cas - nous donnera des récompenses tout aussi extérieures à Lui, dans le Paradis, à la fin de nos jours… La tentation de la bienfaisance est une tentation vertueuse : c’est une « tentation de droite », qui se laisse difficilement identifier en tant que tentation, car il est bien vu de pratiquer des vertus civiques et d’être un bon citoyen, faisant du bénévolat pour son prochain… La substance de cette tentation est de nous amener à la constatation de l’inutilité du Christianisme : il n’est nul besoin d’une religion pour pratiquer des vertus civiques. Bien au contraire : pourquoi devoir s’encombrer d’Écritures sacrées souvent complexes voire incompréhensibles, pourquoi devoir entretenir des coûteux bâtiments de culte et salarier du clergé, pour simplement dire aux gens de faire le bien et d’éviter le mal ? L’éducation fait tout aussi bien l’affaire.

Et la tentation du miracle ? Ais-je réellement la possibilité de faire un miracle ? Notre tentation à nous, c’est précisément la conviction de ne pas pouvoir en faire. Dans ce « christianisme inutile » qui cultive les vertus civiques, il n’est pas question de miracle… Et pourtant : si nous avions en notre cœur la Foi grande comme un grain de sénevé, nous dirions à la montagne de nos doutes de se précipiter dans l’océan de la miséricorde divine, et cela se produirait. Nous avons vu que la première étape de la vie spirituelle consistait tout simplement dans le fait d’admettre que l’univers spirituel existe. Si l’on est persuadé que cet univers n’existe pas, assurément rien n’est possible. Une fois franchie cette étape, le tout est de ne pas rechercher le miracle ; le tout est d’être capable d’adresser une prière de demande au Créateur en Lui disant sincèrement : que Ta Volonté soit faite, et non la mienne ! Le tout est d’accepter le miracle, lorsqu’il survient, comme venant de Dieu - souvent par l’intercession d’un Saint - mais en tout cas hors de toute idée d’impressionner la galerie… Les Anges sont serviteurs de Dieu ; nous-mêmes, nous sommes serviteurs de Dieu, et pas l’inverse. L’idée d’être serviteur de Dieu n’est vraiment pas dans l’air du temps. Actuellement, nous sommes hyper-conscients de nos droits, mais nous ne reconnaissons que bien rarement nos devoirs ; nous considérons souvent Dieu comme étant à notre service, comme devant être à l’écoute de nos désirs.

Nous avons déjà parlé de la tentation de la puissance, de cette tentation de considérer la spiritualité comme une école qui nous fasse acquérir des pouvoirs sur les autres. Même deux Apôtres demandaient, juste avant la Passion, de s'asseoir sur deux trônes, à droite et à gauche du Christ… (Mc. 10 ; 35 - 41 // Mt. 20 ; 20 - 24). Pour l’être humain, il est bien difficile de ne pas être fasciné par le désir du pouvoir. C’est une rude école, que de suivre le Christ qui s’est dépouillé Lui-même afin de devenir l’un d’entre nous. À l’image du Christ, la Fiancée s’est vue « dépouillée de son manteau » (Cant. 5 ; 7).


L'éloge du bien-aimé

Après avoir connu le bien-aimé, la Fiancée peut faire son éloge, en toute connaissance de cause.

Cant. 5 ; 10 - 16. Cet éloge commence par la description de la tête, poursuit par celle des yeux, des joues, des lèvres, des mains, de la poitrine, des jambes, puis revient finalement à une autre description de la bouche.

Précédemment, c’était l’amour humain, sous la figure de Salomon, qui faisait l’éloge de la Sulamite.
Maintenant, c’est l’âme elle-même qui fait l’éloge du frère bien-aimé, après avoir affirmé qu’elle est « blessée d’amour ». Cet éloge se termine par l’exclamation : tel est mon bien-aimé, tel est mon ami, filles de Jérusalem.

Saint Grégoire de Nysse commente ainsi ce passage, en se référant à la parabole du bon Samaritain (Lc. 10 ; 30 – 35) :

Voilà, dit-elle, Celui que je cherche, qui pour devenir notre frère s'est levé pour nous de Juda. Il s'est fait le prochain de celui qui avait rencontré les brigands, en soignant ses plaies avec de l’huile, du vin et des pansements, en le plaçant sur sa propre monture, en le faisant reposer à l'hôtellerie, en donnant les deux deniers nécessaires pour sa pension, en promettant de verser à son retour le supplément qui aurait été dépensé pour exécuter ses ordres (…).
C'est lui [le Christ] qui avec son corps, c'est-à-dire sa monture, s'est trouvée dans le lieu de la misère de l'homme ; [Le Christ] a soigné ses blessures, Il l’a fait reposer sur la bête qui lui appartenait en propre [le corps du Christ] et lui a donné comme abri sa propre philanthropie, en laquelle trouvent le repos tout ceux qui peinent et ploient sous le fardeau.
Celui qui est en Lui [l’être humain] reçoit vraiment en lui-même Celui en qui il est [le Christ], puisque le Verbe a dit : celui qui demeure en moi, Moi je demeure en lui. Il [l’être humain] accueille donc les limites de son domaine et héberge en lui, Celui qui échappe à toute limite. Il reçoit de Lui deux deniers dont l'un est d'aimer Dieu de toute son âme, l'autre d'aimer son prochain comme soi-même.

Grég. Nys. Op. cit. p. 287.

Du texte du Cantique, nous arrivons ainsi dans la Révélation de l’Évangile. La suite du texte du Cantique nous présente la deuxième et la troisième louange de Salomon, puis un texte sur lequel il y aurait encore beaucoup de choses à dire. Il s’agit d’un texte inspiré : les strates d’interprétation sont donc innombrables ; il n’est pas possible d’épuiser la richesse de sens de ce texte. Le Cantique se termine par cette constatation :

Ct. 8 ; 7. Des torrents d'eau ne pourront point éteindre l'amour, ni les fleuves le submerger.

Et aussi :

Si un homme donne toute sa vie par amour, les autres hommes auront pour lui le dernier mépris (ibid.).

Le Christ a donné sa vie par amour ; lorsqu’Il était sur la croix, des hommes cruels L’ont accablé de sarcasmes.


Les deux énigmes

À la fin du Cantique, nous remarquons deux passages, qui sont pour le moins mystérieux.
Le premier parle d’une petite sœur :

Ct. 8 ; 8 - 9. Notre sœur est petite, et n'a point de mamelles ; que ferons-nous pour notre sœur, le jour où Je viendrai lui parler ? Si elle est un mur, couronnons-la de créneaux d'argent ; si elle est une porte, incrustons-la de bois de cèdre.

Qui est la petite sœur ? En analysant la place que le Cantique accorde aux « mamelles » - image qui paraît étrange pour notre sensibilité contemporaine - nous avons vu plus haut que le lait du Message divin est meilleur que le vin des raisonnements humains… Ce lait du message divin est produit par les mamelles de la Sulamite. Il s’agit des suggestions du surconscient qui sourdent en notre sein. Or la petite sœur « n’a pas encore les seins formés » ; la petite sœur n’est donc pas une figure du surconscient.

La petite soeur n'est pas davantage une figure du sentiment qui, comme nous l'avons vu, ne peut servir à lui seul de base à la vie spirituelle, de par son instabilité foncière.

La petite soeur est ainsi la figure de l'intellect. L'intellect n'est pas capable de concevoir les réalités divines : « la grandeur de la Nature divine ne se connaît pas dans la compréhension, mais dans le renoncement à toute faculté de comprendre et d’imaginer » (Grég. Nys. Op. cit. p. 246). Par contre, à un certain stade du cheminement de la personne humaine vers les réalités spirituelles, Dieu peut révéler à la fois sa présence et son message à l'intellect humain, au « jour où Dieu viendra lui parler ».
La présence divine est antérieure à toute formulation conceptuelle, et les dépasse. Qu’est-ce que cette Révélation fera pour l'intellect, le jour où la Présence divine viendra se révéler à lui ? C’est la question que pose le Cantique : « que ferons-nous pour notre sœur » ?
Dieu inspirera l’intellect humain, afin que ce dernier protège la Révélation qui est apparue.
- C’est le « mur » de la théologie, couronné des « créneaux d’argent » que sont les dogmes de la doctrine de l’Église.
- Si cet intellect est la « porte » par laquelle nous passons pour découvrir le Christ et son Royaume, cet intellect change de nature, et devient réellement un Sanctuaire. L'intellect ne sert plus uniquement à traiter des concepts ; il acquiert une nouvelle profondeur. Il est mystiquement lambrissé de « cèdre » imputrescible, comme l'est le Saint des Saints où se trouve la Présence divine, en la figure de l'Arche : « tout était en cèdre ; aucune pierre ne paraissait » (I Rois, 6 ; 18).

Le deuxième passage mystérieux parle de la vigne de Salomon, ainsi que de la vigne de la fiancée :

Ct. 8 ; 11 - 12. Salomon avait une vigne en Béelamon [Maître d’une multitude]; il a donné sa vigne à ceux qui la gardent ; chacun rendra de ses fruits mille sicles d'argent.
Ma vigne est à moi ; elle est devant mes yeux ; que Salomon en ait mille sicles ; que ceux qui gardent ses fruits en aient deux cents.

Nous avons vu que le Cantique reconnaît la valeur de l'amour humain, au travers de la figure de Salomon. L'amour humain est d'une telle valeur qu'il peut rapporter une véritable fortune, en termes d'enrichissement personnel de l'être humain : « chacun rendra de ses fruits mille sicles d'argent ». Si le Cantique reconnaît la valeur de l'amour humain, il reconnaît tout autant la valeur de la vie spirituelle : « ma vigne est à moi ; elle est devant mes yeux ». La vie spirituelle est une question personnelle ; ce n'est plus l'affaire des multitudes. Ce qui est remarquable, c'est que le Cantique affirme le fait que la vie spirituelle peut enrichir l'existence, sur le plan simplement humain : « que Salomon en ait mille sicles ». L'existence humaine est gravement appauvrie, si la personne nie tout l'aspect de la vie spirituelle. Quelqu'un qui fait comme si son âme n’existait pas, risque bien d'être victime de graves déséquilibres intérieurs, qui rejaillissent jusqu’en la santé physique.
Que ceux qui gardent les fruits de la vie spirituelle aient deux cents sicles, dit le texte. Il s’agit du cinquième de la somme remise à Salomon. Cinq est le nombre des Livres de la Loi. Ceux qui cultivent la vie spirituelle suivent la Nouvelle Loi, celle du Christ ; ils sont des épis qui rapportent cent pour un (Mc. 4 ; 20).


La fuite ultime du bien-aimé

Le dernier verset du Cantique demande paradoxalement au bien-aimé, de fuir :

Ct. 8 ; 14. Fuis, mon frère bien-aimé ; et, rapide comme le chevreuil ou comme le faon de la biche, fuis dans les montagnes des parfums.

Pourquoi la Fiancée demande-t-elle à son bien-aimé de fuir, au moment même où elle l’a découvert ? Cet apparent paradoxe ne surprend pas saint Grégoire de Nysse, qui nous dit :

La voix divine accorde ce qui est demandé par le fait même qu’elle le refuse.

Grégoire de Nysse. La Vie de Moïse. II 232 S.C. N° 1. p. 267. Cerf 1968.

L’âme qui regarde vers Dieu (…) ne cesse jamais de se tendre vers ce qui est en avant, de sortir de l’endroit où elle est, de pénétrer plus à l’intérieur, là où elle n’est pas encore allée, de trouver que ce qui à chaque fois lui paraissait admirable et grand, est inférieur à ce qui le suit, parce que la réalité à chaque fois découverte, est infiniment plus belle que celle qui avait été saisie auparavant (…).
Elle est éprise de Celui qu’on n’atteint pas ; elle tend vers Celui qui est insaisissable (…).
Elle apprend que progresser sans cesse et ne jamais cesser de monter, c’est cela la vraie jouissance de ce qu’elle désire – quand le désir à chaque fois satisfait, donne naissance à un autre désir qui est au-dessus.

Grégoire de Nysse. Le Cantique des Cantiques. Migne 1992. p. 251 -253.

La « montagne des parfums » est le Royaume, cette maison remplie de la senteur du parfum répandu sur les pieds de Jésus par Marie (Jn. 12 ; 3), cet univers dont le Message divin a imprégné les moindres recoins. C’est le Royaume vers lequel s’élance le frère bien-aimé. Nous courons à sa suite, car :

L’homme qui désire voir Dieu
voit Celui qu’il recherche
dans le fait même de toujours Le suivre.

Grég. Nys. Op. cit. p. 246.

Notre Foi ne saurait se prouver : elle s’éprouve. Elle ne nous donne pas de pouvoirs que nous puissions exercer sur les autres. De plus, Celui qui nous aimons semble fuir devant nous, réduisant à néant toute tentative de prise de possession.

En réalité, cette « fuite » est la plus grande stabilité :

C’est là la plus paradoxale de toutes choses, que stabilité et mobilité soient la même chose.

Grégoire de Nysse. La Vie de Moïse. II 243 S.C. N° 1. p. 273. Cerf 1968.

C’est dans notre accélération vers Dieu que nous obtenons la stabilité dans le bien, la liberté telle qu’elle existe dans la Royaume - liberté qui aurait dû être celle de l’Être Global, s’il avait accepté de collaborer à l’œuvre divine.


L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?

- Dans le Cantique, la « nuit » ne saurait être interprétée dans un sens personnaliste, comme cela a été compris généralement dans la mystique occidentale. Il s'agit d'une « nuit théologique » qui affirme l'incapacité de nos concepts de cerner la réalité divine.
- Nous avons identifié les « gardiens » dont parle le Cantique, comme étant les Puissances angéliques. Le Cantique affirme que l'on ne peut trouver Dieu parmi les anges, ce qui infirme les affirmations de certains gnoses.
- La Sulamite dit qu'elle a pris par la main le frère bien-aimé, et qu'elle l’a introduit dans le cellier de celle qui l'a conçue : ce « cellier » n'est autre que le cœur, où se passe la rencontre entre Dieu et l'âme. Paradoxalement, la « Cause première de notre naissance », c'est-à-dire la première Personne de la Trinité, est véritablement notre « mère » mystique, celle qui nous a conçus, selon les termes du Cantique.
- La tête du frère bien-aimé est « pleine de rosée » ; nous avons mis cette image du Cantique en relation avec l'épisode de Gédéon - et nous avons identifié la « rosée de Gédéon » comme étant une figure de l'Esprit-Saint. Un passage de l'Ancien Testament nous a montré la relation existant entre la manne et la rosée, ce qui est pour nous un signe de plus de la réciprocité des deux hypostases manifestatrices du Christ et de l'Esprit.
- Les cheveux du frère bien-aimé sont « humides des gouttes de la nuit ». Nous avons mis le symbole des « cheveux » en relation avec l'histoire de Samson. Nous avons également traité de la question du naziréat du Christ. La figure de Samson nous a sensibilisé à l’existence des facultés de force et de douceur en la Personne du Christ.
- Le frère bien-aimé a passé la main dans l'ouverture de la porte. Saint Grégoire de Nysse nous a dit que le Christ agit « par sa Main au nom de ses deux Natures ». Nous avons identifié la « main » du frère bien-aimé, comme étant les Énergies divines.
- La Sulamite cherche le frère bien-aimé, et ne l’a point trouvé. Cela désigne une caractéristique fondamentale de la Présence divine : elle apparaît sur notre main ouverte, mais se dérobe, si nous tentons de « refermer la main » sur Dieu. La Présence divine ne se laisse en aucune façon posséder. Il est donc contradictoire de vouloir acquérir des pouvoirs occultes, par le moyen de la spiritualité.
- Les « gardes » qui ont battu et meurtri la Sulamite sont des Puissances incorporelles, tout comme les « gardes » que nous avons déjà rencontrés au début du Cantique. Par contre, ici, il s'agit des Puissances déchues qui endommagent notre âme si on leur laisse la possibilité de l'influencer.
- Deux énigmes concernent une « petite sœur ». Nous avons identifié cette « petite sœur », avec l'intellect. Cette image souligne le fait que la vie spirituelle est une question personnelle, susceptible d'enrichir l'existence, même et y compris sur le plan strictement humain.
- Finalement, la Sulamite demande à son frère bien-aimé de prendre la fuite. Nous avons identifié en cette « fuite » la plus grande stabilité : nous obtenons la stabilité dans le bien dans le processus même de notre perpétuelle accélération vers Dieu, par un désir spirituel qui, à chaque fois qu'il est satisfait, donne naissance à un désir supérieur.


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