Orthodoxie en Abitibi

Deux visions des choses

Étude XX : deux visions des choses

- P. Georges Leroy -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

Un livre heureusement oublié
Une vision différente
Que ferais-je, si j'étais Dieu ?
Le choix originel
Savoir et pouvoir
La Récapitulation
L'Hadès

Quels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?

Lorsqu’on lance un projectile, une erreur d’un 10e de degré au départ, fait rater la cible d’une dizaine de mètres… De même, lorsqu’on lance une fusée, la plus minime erreur - en l’absence d’une correction de trajectoire - entraîne le fait que la capsule passe au loin de la planète autour de laquelle elle était censée se mettre en orbite. De telles opérations sont « sensibles aux conditions initiales » : le plus petit écart - au départ - donne ultérieurement des variantes extrêmement importantes.

Il en est de même en théologie… Une petite erreur de pensée, survenue pendant les premiers siècles de notre ère, donne, un millénaire plus tard, un Christianisme dont le profil est totalement différent de celui qui a su garder la Tradition inaltérée des origines.

Nous avons vu, dans notre étude sur la Rédemption, que le Christianisme est en fait une dialectique de vie et de mort. Suite à des événements qui se sont déroulés dans un autre espace-temps que le nôtre, nous sommes aujourd’hui en présence d’un univers largement imprégné de finalité et de mort, sous diverses formes. Cette situation n’a pas laissé le Créateur indifférent: Il est intervenu de la façon la plus extraordinaire possible, en se faisant l’un d’entre nous. Dans sa mission terrestre, en accomplissant la Résurrection, Il nous a « reconnecté » avec la Vie absolue octroyée de toute éternité par le Père. Cette Vie, nous sommes appelés à l’anticiper dans notre existence terrestre, et à la vivre en plénitude dans un nouvel espace-temps créé pour cela, et qui s’appelle le Royaume. Cette anticipation de la Vie dans le royaume, nous l’accomplissons ici-bas, en termes de Lumière. Pour nous, la Vie spirituelle est l’illumination par la Lumière incréée qui vient du Père, par le Fils, et que nous vivons en l’Esprit.

Tout cela a l’inconvénient d’être difficile à gérer pour faire prospérer une institution. La Résurrection, la Transfiguration, la Divinisation, la Lumière incréée, cela « ne fait pas fonctionner la boutique »… De plus, ces notions ont l’inconvénient d’être relativement complexes. Au fur des siècles, l’Église s’est stratifiée en des institutions chargées de gérer les destinées de diverses ethnies. Par la force des choses, ces institutions religieuses se sont chargées également du maintien de l’ordre dans la société, ce qui incluait la codification des mariages et des modalités de transmission du patrimoine familial, d’une génération à l’autre.

Au milieu de tout cela, des portes restaient néanmoins ouvertes : divers monastères et ermitages permettaient d’échapper à l’étreinte oppressante du clan familial et de son obligation de fécondité , et permettaient à certains de vivre l’aventure spirituelle, en tant qu’individus. Là aussi, la contestation interne de la société que représentait initialement le monachisme fut, le plus souvent, récupérée par la société, afin de transformer ces monastères en monuments culturels destinés à perpétuer l’identité ethnique et nationale. En voyant certains grands monastères nationaux, je me demande parfois comment les moines y vivent-ils, transformés qu’ils sont en éléments vivants de l’identité culturelle d’un peuple. Bien certainement, ils y passent leurs jours pieusement et laborieusement, « comme des poissons dans l’eau », sans se poser ce type de question - qui sans doute ne se posent pas…

Le message initial de l’Église était donc relativement incommode pour édifier un Empire. Comment fait-on pour diriger les masses ? D’une part, il faut un message simple, et nous voyons que la doctrine apostolique est relativement complexe. D’autre part, il faut utiliser des outils de gouvernement éprouvés, comme la peur, les interdits sexuels, et les codifications alimentaires. Avec ces arguments, un gouvernement a tout ce qu’il faut pour avoir devant lui une multitude soumise. Mais il manque encore un élément important. Généralement, les gens ne perçoivent guère l’insuffisance du monde dans lequel ils vivent. Lorsque leurs besoins fondamentaux sont satisfaits, peu leur chaut de la Lumière incréée et de la vie dans l’Esprit… Seule une très faible minorité de gens se pose des questions métaphysiques. Par contre, tout le monde perçoit la souffrance. Chacun souffre, et nos ancêtres souffraient nettement plus que nous. Une religion présentée comme « réponse à la souffrance » avait devant elle un succès assuré, en ces époques où la souffrance et la mort était omniprésente.

Il fallait donc inventer une autre sorte de Christianisme, qui, tout comme le Bouddhisme, présenterait à chacun une réponse acceptable à la souffrance humaine. Le Bouddhisme, quant à lui, répond à cette question cruciale en affirmant que nous souffrons par l’attachement à ce monde, qui est en fait une illusion. Le Christianisme « augustinien » prend une autre voie : il constate l’existence et l’omniprésence de la souffrance humaine, et résout cette problématique en la supprimant : notre souffrance est annulée par la souffrance du Sauveur, qui est envoyé pour satisfaire au courroux du Père éternel (cette dernière partie du raisonnement date de Saint Anselme, un penseur de l'époque médiévale). La souffrance divine possède la remarquable propriété d’annuler la souffrance humaine. Pourquoi ? Parce qu’elle est divine… Dès lors, il suffit de laisser s’écouler les siècles, pour qu’on en arrive à une autre évidence, celle de la Réversibilité : de même que le Bouddhisme nous offre le spectacle d’un grand équilibre cosmique où celui qui fait le mal est exactement rétribué de ses actes par l’infortune de la vie qu’il mènera dans la prochaine réincarnation - le « Christianisme » qui professe la doctrine de la Réversibilité nous donne le spectacle d’un grand équilibre cosmique où tout plaisir se voit rétribué par une forme de souffrance - et où, inversement, toute souffrance provoque un progrès spirituel et un pardon des péchés. Dans cette perspective, il convient bien évidemment de se mortifier, afin de faire surgir le bien sous quelque forme que ce soit, en un point de cette création. C’est de cette doctrine qu’il s’agit, dans l’ouvrage que nous allons décrire ci-dessous. Heureusement, il existe une alternative à ce genre de doctrine mortifère - ce que nous allons découvrir également.


Un livre heureusement oublié


Il nous arrive de tomber sur des livres extraordinaires. Soit, notre trouvaille exprime notre pensée bien mieux que nous ne serions jamais parvenus à le faire, soit, inversement, le livre est à ce point opposé à ce que nous pensons et ressentons qu'il en devient pour nous un objet d'étonnement et de stupéfaction. Tel fut le cas d'un petit volume que nous avons déniché au milieu de montagnes d'autres, dans la braderie d'un séminaire qui liquidait sa bibliothèque. Il s'agit de « L'Art de souffrir » de Dom du Bourg, ouvrage datant de 1905 (éd. Perrin et Cie). C'est un bon curé qui a écrit cela, au sein de cette redoutable Église catholique du tournant du siècle, monument de conservatisme et de rigidité. Le bon prêtre ne s'imaginait certes pas que la forme de christianisme au sein duquel il vivait allait tout simplement disparaître au courant du siècle. Il s'imaginait encore moins que son ouvrage allait être pratiquement jeté à la poubelle, outre le fait qu'il allait devenir totalement incompréhensible aux gens de la fin du vingtième siècle. Enfin, il ne pouvait s'imaginer que quelqu'un allait le ramasser afin d'y trouver un début d'explication au fait de la disparition de cette forme de religiosité, en un très bref laps de temps.
Parcourons-le ; laissons parler Dom du Bourg :

Voyez-vous ce pauvre petit enfant, dans une étable abandonnée, grelottant et vagissant sous la morsure de la bise, sur le rude bois de la crèche? Quel est donc ce pauvre petit, plus pauvre que les plus pauvres, qui ont du moins un toit et une couchette pour venir au monde ? Ce petit, ce pauvre, c'est le Roi du ciel et de la terre, le Créateur et le souverain Seigneur de toutes choses. De sa destinée qui s'inaugure ainsi, c'est lui-même qui a tracé le programme. À trente ans de là, voyez, sur le sommet désolé de la montagne, à travers les lugubres obscurités du ciel, cloué sur la croix d'ignominie, ce malheureux au corps déchiré par les blessures, tordu par les douleurs ; il n'a pour couvrir ses membres déchiquetés que le sang qui ruisselle et se fige, dissimulant sa nudité sous sa pourpre rigide. Les hommes lui ont tout enlevé : il ne lui reste plus que le bois où il est cloué pour mourir et la couronne amère qui ensanglante sa tête. Cet homme, si on peut donner ce nom à cette loque humaine, à ce ver qui se tord, c'est le même que l'enfant de la crèche; il a grandi, il a vécu pour nous; et pour nous il meurt sur la croix.
pages 55 - 56.

Quelle religion attirante ! C'est le culte d'une « loque humaine »... De la résurrection, pas un mot, jamais, tout au long de ce livre. L'auteur transforme en un argument d'authenticité, la répugnance naturelle que nous éprouvons pour une telle mystique de l'auto-destruction : puisque nous ne pouvons pas considérer un tel tableau sans répulsion, cela doit être vrai. La vérité ne saurait en effet être un simple fruit du bon sens.

Certes, il faut l'avouer, elle était humainement bien peu habile, cette doctrine intransigeante du Christ, qui déclarait une guerre sans merci à la triple concupiscence de la chair, des biens terrestres et de l'orgueil. Cet idéal de continence, de virginité, de pauvreté, d'humilité, avait peu de chance d'être compris et accepté par ce monde romain pourrissant dans ses orgies, dans ses fastes et son orgueil, par ces nations barbares qui ne se ruaient hors de leurs steppes sur les régions civilisées que pour l'assouvissement de leurs concupiscences effrénées.
pages 44 - 45.

L'auteur éprouve ce subtil mélange de fascination-répulsion devant les orgies romaines et devant les appétits sexuels de robustes barbares, qui peuplent sans doute les rêves inavoués de Dom du Bourg. Nous trouvons fréquemment dans des auteurs du siècle dernier ces condamnations alléchées de la « luxure orientale » ou des débordements des barbares. Ces expressions nous renseignent davantage sur l'imaginaire de ces érudits ou de ces ecclésiastiques que sur l'époque dont ils traitent.

Reprenons notre texte : tout y est négatif. Nous partons d'un enfant à demi-congelé dans son berceau de bois. C'est étonnant que l'auteur n'y ajoute pas quelques échardes, pour parfaire son parallèle avec la croix de la passion. Ensuite, il nous montre la scène de la passion, directement inspirée des statues dégoulinantes de sang que nous trouvons en Espagne ou en Amérique du Sud. Tout cela est le fruit d'une évolution assez récente du sentiment religieux, car nous ne trouvons pas trace d'une telle morbidité dans le christianisme ancien. Il s'agit de fouetter le sentiment religieux par des images de sang et de mort, ce que la psychologie contemporaine expliquera aisément, tout en oubliant des aspects majeurs du christianisme primitif : l'espérance en la résurrection de la chair et non pas seulement des âmes, et la possibilité de transfigurer cette chair même en une nouvelle réalité.

Cela n'est pas innocent : c'est toute une vision du christianisme qui transparaît dans les textes de notre auteur.

Dieu n'est donc pour rien dans le lamentable bouleversement apporté par le péché à son plan divin. Il a même réussi, par sa miséricordieuse industrie, à faire servir au bien définitif les efforts du démon et de la chute de l'homme ; Il y a trouvé l'occasion de rétablir ce même plan dans une perfection plus grande que celle qu'il avait aux premiers jours. La venue du Verbe Éternel dans la chair humaine, sa constitution à l'état de victime expiatrice au regard de la Justice divine, son appropriation stupéfiante de toutes les souffrances et de la mort, dont comme Dieu Il n'était pas capable, tout cela a surabondamment anéanti l'oeuvre de Satan et réparé la chute originelle.
pages 34 - 35.

Ainsi donc, pour réconcilier Dieu avec les êtres humains noyés dans le péché, il était nécessaire de payer un prix infini et de donner un sacrifice expiatoire. Dieu ne pouvait pas pardonner à l'homme, même s'Il le voulait, car sa bonté serait comprimée dans les limites de sa justice. C'est le problème impossible, dans ce genre de logique, qui est présenté à l'humanité pécheresse : il faut offrir un sacrifice à Dieu, offrande qui doit être en proportion de l'offense faite au Créateur. L'homme ne peut offrir que des choses finies, alors que l'offense faite à un Dieu infini suppose une réparation infinie. Il est donc nécessaire que Dieu pourvoie Lui-même à la réparation offerte à sa propre justice ! Il envoie donc son Fils qui est à la fois homme et Dieu, et est donc le seul à pouvoir offrir, en tant que Dieu, une réparation infinie, et en tant qu'homme, pouvoir le faire au nom de toute l'humanité. Le Fils de Dieu se présente donc Lui-même comme victime expiatrice devant la juste colère du Père éternel, et délivre son amour paternel des exigences imposées par sa justice. Citons encore Dom du Bourg :

Après ce premier acte de la Passion, où nous venons de voir Dieu réprouvant, condamnant, maudissant son divin Fils, les hommes apparaissent sur la scène, inspirés par la rage de l'enfer, instruments inconscients des sentences de l'Eternel.
pages 69 - 70.

D'où l'explication de l'auteur : « la constitution (du Fils de Dieu) à l'état de victime expiatrice au regard de la Justice divine, son appropriation stupéfiante de toutes les souffrances et de la mort, dont comme Dieu il n'était pas capable ». Cette expiation est faite par la souffrance, car dans cette optique, c'est la souffrance qui efface le péché. Le Christ doit donc souffrir pour un péché dont Il n'est en rien responsable. Pourquoi la souffrance efface-t-elle le péché ? C'est un présupposé, un axiome inexpliqué, qui paraît parfaitement évident à l'auteur ainsi qu'à ceux qui vivaient au sein d'un tel christianisme doloriste et marqué par la crainte de la chair et un certain masochisme.

Notre Sauveur s'est constitué le tout-puissant expiateur du péché ; à cette oeuvre de réparation, Il a consacré tout son être. Les diverses parties de la personnalité humaine, que le pécheur a fait servir à sa révolte contre Dieu, Jésus les livre en pâture aux souffrances pour l'expiation de cette injure au Très-Haut. Les perfections suréminentes de sa Nature humaine donnent à ces souffrances des degrés d'intensité qui écrasent nos conceptions bornées, en même temps que sa Nature divine leur confère, au regard de la Justice Eternelle, un mérite infini.
page 64.

Le fait que la vision d'un tel Dieu prisonnier de sa propre justice soit un défi au bon sens le plus élémentaire ne gêne nullement l'auteur, bien au contraire. Tout cela est compris comme la « folie de la croix » de saint Paul. Une telle expression a le défaut de pouvoir tout justifier, jusqu'aux débordements les plus excessifs de ce genre de pensée. Poursuivons nos investigations :

Quand, sous la conduite de saint Joseph, et porté dans les bras de sa sainte Mère, l'enfant traverse le rude désert qui doit le mettre à l'abri de ses ennemis, il entend au loin l'écho des vagissements d'enfants qu'on égorge au milieu de leurs sourires innocents, et les hurlements de douleur folle des pauvres mères, entre les bras de qui se fait cet holocauste inhumain. Nimbée d'or par un rayon de soleil matinal qui se joue dans sa blonde chevelure, la figure du doux enfant s'illumine d'un reflet divin : une larme s'échappe de sa paupière et vient s'arrêter sur ses lèvres qu'entr'ouvre un ineffable sourire, larme pour la douleur maternelle, sourire pour le bonheur des innocentes victimes; et sa petite main, esquissant le signe mystérieux de la croix rédemptrice, envoie du côté de Bethléem la bénédiction de son amour qui tombe, baume divin, sur les coeurs saignants des mères, et fait monter là-haut, sous le souffle des anges, le vol charmant de ces fleurs arrachées avant l'heure, de ces enfants à la tunique blanche teintée de sang.
pages 57 - 58.

Apprécions en connaisseurs cette image très saint-sulpicienne d'un petit Jésus aux boucles blondes, petit aryen aux yeux bleus... C'est tout-à-fait conforme aux images pieuses que l'on glissait entre les pages des missels, et à des années-lumières de la réalité d'un gamin juif d'il y a deux mille ans. Il y a d'autre part ce cynisme d'une petite main potelée qui bénit des enfants qui sont en train de se faire écharper, tout cela pour qu'il y ait davantage de petits angelots fessus sur les nuages du paradis. Les massacres du vingtième siècle ne nous permettent plus d'accepter de telles images. Elles passaient certainement mieux au siècle dernier, où une importante mortalité infantile banalisait la mort des nouveaux-nés.

Puis la Sainte Famille revient, quand le danger a cessé, de la terre d'exil dans la patrie, et disparaît dans l'ombre discrète de l'atelier de Nazareth : nous devons reconstituer par la pensée, à travers le silence des Saints Livres, la vie cachée du Sauveur. (...) Nous Le contemplons, Lui, le Créateur de l'univers, employant ses mains divines à manier le rabot, à façonner le bois ; Il consent à faire des progrès dans la profession; Il est successivement apprenti et ouvrier; et la sueur perle sur son front, au cours du rude labeur quotidien.
pages 58 - 59.

Voilà encore une mystification : absolument rien ne permet de dire, dans les Évangiles, que le Christ ait coupé quelque bout de bois que ce soit dans l'atelier de Joseph. Le Christ est un Maître qui enseigne un message de Vie; rien ne transparaît d'une expérience d'artisan, dans ses paroles ou dans ses gestes. Il est bien peu probable que l'image d'une petite famille à Nazareth ait correspondu à la réalité, surtout si le Christ a passé la plus clair de sa jeunesse dans une communauté essénienne. C'est une étrange manie, que cette volonté de l'Église catholique romaine de montrer comme famille modèle le couple Marie-Joseph. C'est d'abord un couple où la dimension sexuelle est absente, puisque Marie serait vierge. Ensuite, quel étrange enfant que celui qui s'éclipse dès que l'on a le dos tourné, et qui répond à ses parents, après qu'ils l'aient retrouvé non sans l'avoir péniblement recherché : « laissez-moi tranquille, je dois vaquer aux affaires de mon Père »! Bien sûr, il leur était soumis étant enfant, mais cela n'empêcha pas le Christ de répondre à ceux qui lui signalaient que sa mère venait le chercher, que sa mère et son frère sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique. Enfin, le père n'est évidemment pas le père, car les Ecritures ne lui accordent aucun rôle en tant que géniteur. Allez construire une famille modèle avec tout cela !

Notons encore un détail intéressant : il « consent » à faire des progrès dans la profession, nous dit Dom du Bourg. Car, suivant ce pieux ecclésiastique, le Christ en tant que Dieu est omniscient, et donc connaît d'avance entr'autres tous les secrets du métier de menuisier. Il se borne à faire semblant de les apprendre, pour rendre vraisemblable son rôle humain. Dans une certaine théologie, le Christ n'avait effectivement rien à apprendre, et lorsqu'il demande quelaue information, ce ne serait pas le signe d'une éventuelle ignorance, mais bien une mise en scène pour rendre crédible son personnage d'homme. Il est inutile de dire combien tout cela fait bon marché de l'humanité du Christ.

Après avoir décrit la Passion avec un luxe de détails morbides, voici que notre auteur s'attaque à l'histoire de l'Église :

Les flots de sang généreux sur lesquels a flotté, au milieu des tourmentes de la première période, le berceau de l'Eglise, ont imprimé à sa vie le caractère permanent de la mortification qui, comme le Christ l'a dit et montré, fait partie de son essence elle-même, suivant les instructions de son divin Époux ; songeant avec une maternelle sollicitude, à assurer contre les influences terrestres le Salut de ses enfants, la sainte Église a établi pour eux tous des règles générales de pénitence qu'elle a soin de varier suivant les possibilités et les circonstances, mais qui ont pour but de faire de chaque vie chrétienne une vie mortifiée.
page 129.
Pour les âmes dévorées de l'amour de Dieu, si l'ère des persécutions, au moins à l'état général et continu, est terminée, celle de la mortification lui succède. Il n'y a plus de bourreaux pour déchiqueter sur leurs chevalets leurs membres palpitants et les envoyer, hosties saintes, dans les demeures éternelles ; eux-mêmes se feront leurs propres bourreaux. Dans leur soif d'immolation, ils porteront contre eux-mêmes de terribles sentences ; par amour pour Dieu, ils se condamneront, non plus à un martyre de quelques heures avec ses effrayantes atrocités, mais à un martyre lent et continu, qui doit durer des années et des années ; et de cette sentence, ils se feront jusqu'à leur mort les inexorables exécuteurs. La vie religieuse est fondée avec tous ses dépouillements, ses mortifications, ses fécondations.
pages 130 - 131.

L'Histoire a renversé le mythe de persécutions générales et continues. En fait, elles furent la plupart du temps sporadiques et locales. L'image d'Épinal d'une Église qui se portait en rangs serrés au-devant des persécuteurs a également fait long feu. Les plus graves tensions régnèrent dans l'Église du fait des « lapsi », ceux qui avaient sacrifié aux idoles, ou s'étaient procurés un certificat à cet effet. Les esprits pragmatiques tendaient à les laisser réintégrer les rangs de l'Église, moyennant une pénitence. Par contre, ceux qui avaient affronté les tourments ne voyaient pas pourquoi d'autres, moins courageux, passeraient à relativement bon compte au travers des mailles du filet. Seules les années permettront à l'Église de résoudre ces tensions.

L'auteur réduit ici toute la vie spirituelle à la « mortification », c'est-à-dire à la lutte contre les penchants naturels. Au lieu de rechercher l'harmonie avec soi-même et son environnement, il s'agit de passer toute son énergie à lutter contre soi, quitte à y laisser sa santé et sa vie. Au lieu de parler de sérénité et d'accomplissement de ses potentialités, il s'agit de masochisme actif et d'auto-destruction.

L'auteur parcourt longuement les vies de Saints, pour y conforter ses affirmations. Il se laisse emporter par des élans d'enthousiasme :

Écoutez les cris sublimes qui s'échappent de ces cœurs ulcérés d'amour, et qui déconcertent les conceptions et les sagesses humaines : « Ou souffrir, ou mourir ! - Souffrir, ô mon Jésus, souffrir et être méprisé pour vous ! - Souffrir et ne jamais mourir ! » Quelle puissance dans ces divines opérations ! Le pauvre être humain reste là anéanti sous le poids de cet amour qui le sature de souffrances pour l'avoir tout à lui. Aux douleurs du corps se surajoutent les suréminentes douleurs de l'âme, les tristesses, les désolations, les ténèbres, les froidures, le sentiment vivant et poignant de l'abandon de Dieu. Et cette torture n'est pas le martyre d'un instant qui passe, ne laissant après lui que la terreur de son souvenir et la joie de sa disparition ; c'est un état permanent qui dure des années et des années et qui, sans les secours cachés, aurait bien vite raison de la vitalité et des facultés humaines. Sous cette main qui l'écrase, l'âme ne trouve en elle qu'une amoureuse adhésion à la divine et crucifiante volonté, et ne sait que dire, dans sa soif inextinguible : « Encore plus, Seigneur, encore plus ! » Jésus ne cesse d'envoyer ses inexprimables souffrances, et l'âme ne cesse de les recevoir et de les réclamer, que lorsque est terminée l'œuvre divine de l'épuration, lorsque le créé est disparu et que la place est libre.
pages 144 - 145.

Cette dernière phrase est très importante et révélatrice : selon l'auteur, il n'y a rien de commun entre la créature et le Créateur ; l'un n'établit son règne qu'à condition de détruire l'autre. La sainteté s'établit sur la ruine du corps et de toute la personne humaine en général. Parlant de sainte Thérèse d'Avila, l'auteur nous dit :

Dès que la profession religieuse a donné (sainte Thérèse au Christ) pour toujours, la maladie s'abat et s'acharne implacable sur elle, lui enlevant toutes les possibilités de cette vie qu'elle vient d'embrasser. Mais, pendant que le pauvre corps dévasté s'avance rapidement vers la tombe qui paraît creusée tout près, son âme s'élève de plus en plus libre vers Celui qu'elle aime de jour en jour davantage, et qui dès ce moment est son unique amour.
page 159.

Comment s'étonner qu'une telle forme de religiosité soit aujourd'hui rejetée par toute personne équilibrée et soucieuse de son propre accomplissement, tant psychique que spirituel ? Certes, le livre de Dom du Bourg présente les choses de façon outrancière et caricaturale. Mais il a l'avantage de décrire sans pudeur ni réserve d'aucune sorte une forme religieuse que plus personne n'oserait avouer aujourd'hui. Cette religiosité a façonné, particulièrement au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, d'innombrables oeuvres d'art : confessionnaux de bois sculptés présentant à l'édification des fidèles des crânes et des ossements, crucifix et piétas sanguinolents aux formes torturées, monuments funéraires présentant un squelette de marbre blanc qui guette l'humanité en brandissant sa faux. Tout cela constituait jusqu'à un passé récent une pastorale de la terreur qui entendait faire aller les gens au ciel et leur faire respecter les prêtres et les prélats, bien davantage par la peur que par l'amour de Dieu.

Au point de vue doctrinal, cette vision des choses était fondée en grande partie sur la théologie augustinienne, revue et corrigée au fur des siècles, jusqu'à servir de base au jansénisme des temps modernes. Dans cette optique, il n'était pas question de collaboration entre l'homme et Dieu. Augustin se lança dans d'âpres discussions contre Pélage qui affirmait que l'homme est parfaitement capable de faire le bien par ses propres forces et de connaître Dieu par lui-même. Emporté par le feu de la controverse, Augustin força la note, et montra dans l'humanité une « masse de damnation » qui, laissée à elle-même est uniquement capable de perpétrer des iniquités et de déplaire à son Créateur. Ce pessimisme fondamental envers l'humanité laissa des traces profondes : l'affirmation de l'incapacité de l'homme et de la primauté de l'agir divin deviendra une sorte de critère de piété dans l'Occident chrétien de ces deux derniers siècles. C'est ainsi que notre auteur peut parler de « Jésus qui vient ou plutôt qui fond sur la créature passive sous la main divine ».

Cet édifice intellectuel qui a marqué la vie de tant de nos ancêtres s'est effondré tout récemment. Ce n'est pas seulement le Concile Vatican II qui en a sonné le glas mais, bien plus profondément, le changement radical de mentalité qui marqua le vingtième siècle en Occident. Nous avons assisté à une augmentation considérable du niveau de vie, accompagnée d'une diminution correspondante de la fécondité et de la mortalité, en particulier de la mortalité infantile. La mort n'est plus pour nous un spectacle quotidien. La souffrance est davantage un symptôme médical qu'une fatalité à supporter stoïquement. Il y a un siècle, une petite fille contemplait le chemin de la croix en se disant : « je vais souffrir avec Jésus ». La petite fille d'aujourd'hui, devant le même chemin de croix, s'exclamera : « oh! il saigne; il faut le conduire à l'hôpital ! » Notre vision du monde a été complètement transformée par les découvertes contemporaines : nous ne pouvons plus imputer la présence du mal dans le monde à quelque obscure histoire de fruit défendu consommé à l'âge de la pierre. L'univers dans lequel Dom du Bourg a écrit son livre s'est évanoui, et cette œuvre est le témoin d'un monde heureusement disparu. Laissons ce volume tomber dans l'oubli qu'il mérite. La question qu'il pose reste cependant non résolue. Après l'effondrement de la dogmatique des temps passés, pratiquement rien n'a été réédifié. Les Confessions chrétiennes contemporaines se bornent généralement à dire que le Christ est venu nous libérer, tout en observant un flou artistique sur la libération dont il est question.

La grande question des relations entre la toute-puissance divine et la liberté de l'homme reste sans réponse. Aujourd'hui, comment pouvons-nous croire AVEC notre intelligence ? Croire sans notre intelligence est le fait d'une religiosité non éclairée, qui cédera au premier argument ; croire contre notre intelligence mène au fanatisme et au sectarisme. La science nous explique le « comment » des choses; elle nous décrit la Nature qui nous laisse découvrir une complexité toujours plus grande. Le « pourquoi » des choses n'est nullement du domaine de la science, et elle ne se propose pas de répondre à cette question. Bien sûr, nous ne prétendons pas apporter de réponse complète et exhaustive à ces vastes interrogations. Mais le simple fait de se les poser, de tenter d'apporter ne fût-ce qu'une pierre au vaste édifice de la réflexion humaine sur la place que nous occupons dans ce vaste univers, nous confère la dignité d'êtres pensants, nous donne une autre stature que celle d'un minuscule être vivant égaré dans un monde immense.

Une vision différente

En Orient, la perspective est tout autre. Le Christianisme n’est pas considéré comme une dialectique culpabilité / pardon. Il est vu comme le remède à un état initial de mortalité et de déficience, par l’apport d’une Vie divine, qui triomphe de toute négativité.

Telle est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme, en se mélangeant au Verbe et en recevant ainsi la filiation adoptive, devienne Fils de Dieu. Nous ne pouvions en effet avoir part à l’incorruptibilité et à l’immortalité que si nous étions unis à l’incorruptibilité et à l’immortalité. Mais comment aurions-nous pu être unis à l’incorruptibilité et à l’immortalité, si l’Incorruptibilité et l’Immortalité ne s’étaient préalablement faits cela même que nous sommes, afin que ce qui était corruptible fût absorbé par l’incorruptibilité ; et ce qui était mortel, par l’immortalité, « afin que nous recevions la filiation adoptive » (Gal. 4 ; 5).

Saint Irénée. Contre les hérésies, III, 19, 1.

Né entre 140 et 160, saint Irénée fut disciple de saint Polycarpe, lui-même disciple du saint Apôtre et Evangéliste Jean le Théologien. Irénée écrivait : « Je puis dire le lieu où le bienheureux Polycarpe s’asseyait pour converser, comment il entrait et sortait, le caractère de sa vie, l’aspect de son corps, les discours qu’il faisait au peuple, comment il racontait ses relations avec Jean et les autres qui avaient vu le Seigneur, comment il rappelait leurs paroles, et quelles choses il avait apprises de leur bouche sur le Seigneur, et au sujet de ses miracles et de ses enseignements, comment Polycarpe rapportait toutes choses en plein accord avec les Écritures, les ayant apprises des témoins oculaires du Verbe de Vie. J’écoutais ces choses avidement, dès cet âge, par la miséricorde de Dieu sur moi, et j’en prenais note non sur du papier, mais dans mon cœur, et toujours par la grâce de Dieu, je les médite fidèlement » (cité dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, 5, 20, 5-7). Les livres trois à cinq de son ouvrage « Contre les Hérésies » nous donnent son enseignement qui est en connexion immédiate avec le témoignage apostolique. Ce véritable trésor de la pensée nous fait goûter la fraîcheur et la ferveur du Christianisme naissant, avec une profondeur théologique qui ne sera que très rarement atteinte dans les siècles ultérieurs.

Écoutons à cet égard saint Grégoire de Nazianze :

Dieu plaça l'homme dans le paradis - quel que fût d'ailleurs ce paradis - il lui donna le libre arbitre, pour que le bonheur de l'obligé ne fût pas moindre que celui du bienfaiteur; il lui ordonna de veiller aux plantes immortelles, peut-être les pensées divines, aussi simples que parfaites, nu dans sa simplicité et sa vie sans artifices, éloigné de tout secret et duperie; ainsi convenait-il que fût le premier homme, auquel Dieu donna une loi comme matière à son libre arbitre. Cette loi était un commandement: les arbres dont il pouvait cueillir les fruits et celui qu'il ne pouvait toucher; cet arbre était celui de la science ; Dieu ne l'avait pas planté à l'origine pour la perte de l'homme et ne lui en avait pas défendu l'approche par jalousie - que les adversaires de Dieu ne fassent pas intervenir ici leur langue, qu'ils n'imitent pas le serpent - mais par bonté, si on interprète cette défense correctement; - car c'était là, à mon jugement, l'arbre de la contemplation que seuls pouvaient pénétrer sans dommage, ceux dont le com-portement moral avait atteint une perfection suffisante - mais cet arbre ne pouvait être que néfaste aux âmes trop simples, douées d'un appétit trop violent ; de même une nourriture solide est nuisible aux trop jeunes enfants qui ont encore besoin de lait. Lorsque, par la haine du diable et par le piège tendu à la femme, qui fut tentée parce que plus faible et abordée parce que plus facile à convaincre - ah! combien triste est ma faiblesse ! car c'est ma faiblesse, celle de mon lointain ancêtre - oublieux du précepte reçu, le premier homme eut succombé à la tentation minime du goût, dès ce moment-là, par son péché il fut séparé de l'arbre de vie, du paradis et de Dieu lui-même et il revêtit des tuniques de peau, ce qui peut-être veut dire une chair plus épaisse, mortelle et récalcitrante; et pour la première fois il reconnut sa propre indignité et tenta de se soustraire à Dieu. Mais il y gagna aussi la mort et ainsi l'extirpation du péché, afin que le mal ne soit pas immortel ; le châtiment devint ainsi de l'amour pour l'humanité ; telle est, je pense, la manière divine de punir.

Saint Grégoire de Nazianze, Discours XLV. Pour la sainte Pâque. VIII.

Dans le Paradis, c’est-à-dire dans un Cosmos conforme au projet divin - et donc totalement différent de ce que nous connaissons - il y a DEUX arbres : l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, et l’arbre de Vie (Gn. 1 ; 9). Il ne faut pas arracher le fruit du premier, ni le détruire en le consommant : l’être humain ne doit pas introduire la division dans un univers unifié et harmonieux, et ne doit pas l’utiliser uniquement pour lui, indépendamment de Dieu, ce qui détruirait la créature humaine.

Quant à l’Arbre de Vie, c’est la Croix, en tant que structure de l’Univers. Si Adam refuse sa collaboration à l’œuvre divine, il est important qu’il puisse mourir, afin de ne pas éterniser une situation sans issue. S’il met la main de façon possessive sur le Mystère ultime, il échappe à la mort, et c’est l’impasse définitive ! Dieu soustrait l’Arbre de Vie de son atteinte, afin de laisser la porte ouverte, pour une solution de rechange (Gn. 3 ; 22). Lisons ce texte de saint Syméon le Nouveau Théologien :

D'un côté, l'arbre de la connaissance du bien et du mal, dont la participation devint cause de mort pour Adam et Eve ; de l'autre, l'arbre de la croix, où le Christ, deuxième Adam et Dieu, fut cloué par les mains, en rachat des mains d'Adam qui avaient touché (au fruit), et par les pieds, en rachat de ceux qui avaient marché à la désobéissance. Pour avoir goûté (du fruit) de cet arbre, Adam devint cause de mort et de malédiction pour ses descendants ; en goûtant le fiel et en buvant le vinaigre, le Christ-Dieu délivra les premiers parents de la malédiction et les affran¬chit de la corruption de la mort, tandis qu'à ceux qui avaient cru en Lui, Il accorda le don d'une vie nouvelle et la force de mener en ce monde une vie angélique. Là, au milieu du paradis, était l'arbre de vie dont il ne fut pas permis à Adam de manger, selon un plan salutaire ; au contraire, il fut chassé du paradis et l'épée de feu fut placée pour garder l'entrée. Ici, le Christ eut le flanc percé par la lance et détourna l'épée ancienne ; Il ouvrit l'entrée et planta l'arbre de vie dans le monde entier ; bien plus, Il nous a donné aussi de planter chaque jour cet arbre qui croît instantané¬ment et procure la vie éternelle à tous ceux qui y goûtent.

Traités théologiques et éthiques, 2, 7, 36-56. Cité par l’Archevêque Basile Krivocheine : « Dans la lumière du Christ » Saint Syméon le Nouveau Théologien 949-1022 Vie-Spiritualité-Doctrine. Ed. Chevetogne 1980, p. 322.

Notons le changement de perspective par rapport aux théories de l’augustinisme : pour saint Grégoire de Nazianze, les plantes du Paradis sont les pensées divines ; l’arbre est la Contemplation, qui demande une maturité pour être assumée ; la mortalité humaine est en fait une œuvre de miséricorde divine, afin que ne soit pas éternisé une situation d’insuffisance ontologique. Le comportement divin à l’égard de l’être humain n’est que compassion et miséricorde. Avec l’incarnation du Christ et son Ascension, le corps reçoit un nouvel honneur, comme le chante le texte liturgique suivant :

Exulte, Adam, Eve, jubile de joie :
la tunique de peau que jadis au Paradis vous avez revêtue
dans l’espérance de l’immortalité,
votre Créateur l’a prise sur Lui de merveilleuse façon
et l’a changée en un corps immortel
qu’en ce jour Il a daigné glorieusement élever
à la droite du Père dans les Cieux.

Ton 6, Deuxième stichère des Apostiches des Vêpres du Mercredi de la septième semaine après Pâques.

C’est ce que dit également le synaxaire des Matines de l’Ascension :

Escorté par les Anges, qui l’un à l’autre se disaient d’élever les Portes des Cieux et qui s’étonnaient de sa chair rougie par le sang, Il monta et s’assit à la droite du Père, divinisant sa chair et, si j’ose dire, la rendant semblable à Dieu, de sorte que par elle nous avons été réconciliés, absous de l’antique inimitié.

Que ferais-je, si j’étais Dieu ?

Mettons-nous hardiment à la place de Dieu. Souvent, nous ne comprenons pas le projet divin, parce que nous restons dans l’obscurité de ce monde, et récriminons vainement contre une puissance supérieure. « Je suis Dieu, et ne me contente pas de mon infinitude. Ainsi donc, vais-je créer. Et que vais-je faire ? Un robot qui fera à la lettre ce pour quoi je l’aurai programmé ? Un ordinateur qui me donnera la réponse que je lui aurai ordonné de fournir ? Cela n’a aucun intérêt. Je vais créer un être libre.

Dieu le Verbe, Sagesse et Puissance, est le créateur de la nature humaine : aucune nécessité de l’a amené à former l’homme; c’est la surabondance de son amour qui lui a fait donner naissance à un tel être. Il fallait en effet qu’il y ait un être pour voir sa lumière, être témoin de sa gloire, jouir de sa bonté, et pour que ne demeurent pas inactives toutes les autres qualités que nous contemplons dans la nature divine, ce qui serait arrivé s’il n’y avait eu personne pour y participer et en tirer profit.

Saint Grégoire de Nysse. Catéchèse de la Foi. 2, 5.

Pour qu’il soit libre, il faut qu’il ait conscience de lui-même, et donc qu’il atteigne un certain niveau de complexité. Et pour qu’il soit libre, il faut qu’il puisse décider de lui-même de prendre contact avec moi, ou non. Si je l’écrase sous le rouleau compresseur de ma toute-puissance, sa liberté n’existe plus. S’il est obligé de constater mon existence, il ne pourra se tourner librement vers moi. Voilà ce que nous nous dirions, si nous étions Dieu… La liberté de l’être humain est donc l’axiome fondamental sur lequel est bâti le cosmos.

Consultons la Genèse. Ce texte mystérieux nous donne quelques significations évidentes : tout d’abord, il « désenchante » le monde : il nous dit où Dieu n’est pas. Les étoiles, le soleil, les plantes, les animaux, toutes les forces de la nature ne sont pas Dieu ; elles sont créées. A l’inverse de tous les peuples de l’époque, Israël ne reconnaît pas dans les forces de la nature l’expression de la présence immédiate de Dieu. Dieu est une chose, et le monde cosmique en est une autre.

Ensuite, il nous dit ce qu’est l’être humain. Il est un mélange de matière et de divinité :

Notre Créateur fait cadeau à son œuvre d’une grâce toute divine, en plaçant dans son image la ressemblance de ses propres beautés.

Saint Grégoire de Nysse. La création de l'homme. IX.

Il est fait à l’image de Dieu : Adam, « terre rouge » ne se limite pas à la matière dont il est composé. C’est de la matière rougie au feu de l'esprit divin :

Il était nécessaire qu’une certaine affinité avec le divin soit mêlée à la Nature humaine pour que cette correspondance la fasse tendre vers ce qui lui est apparenté.

Saint Grégoire de Nysse. Catéchèse de la Foi. 2, 5.

Ce mélange fait la richesse de l’être humain, mais aussi sa complexité. Il n’est pas intégré totalement à son milieu biologique, comme l’est l’oiseau qui picore l’herbe des champs. L’être humain est un être matériel, mais infini, et qui est à la recherche de Dieu et de l’éternité. S’il nie cet aspect de son être, il réduit au silence une partie essentielle de ce qui le constitue, et perd son équilibre interne.

Enfin, le texte précise la relation existant entre l’être humain et le cosmos qui l’entoure. Il n’est pas une créature parmi les autres. C’est lui qui donne son nom aux êtres animés (Gn. 2 ; 19) : il est la « courroie de transmission » entre Dieu et ses créatures. L’être humain est l’interface entre Dieu et l’univers :

Quand {Dieu} crée l’homme, il place en lui une dualité de principe : il y mêle le divin et le terrestre, pour que ces deux principes mettent l’homme en accord et en conformité avec la double jouissance de Dieu par la Nature divine, et des biens terrestres par la sensation qui est de même nature qu’eux.

Saint Grégoire de Nysse. La création de l'homme. II.

C’est par l’homme que Dieu dispense sa Lumière créatrice au cosmos. Si l’homme s’opacifie, l’univers se trouve plongé dans l’obscurité, et ultimement, dans l’inexistence – si par contre, l’homme fait ce pourquoi il est constitué, s’il est transparent comme un cristal, Dieu peut illuminer de sa Lumière spirituelle l’univers entier, qui se trouve divinisé. L’homme est le médiateur entre le Créateur et ses créatures, et c’est ce qui constitue sa centralité dans l’univers :

Les merveilles de l’univers trouveront en {l’homme} leur contemplateur et leur maître ; ainsi, jouissant de ces merveilles, il aura l’intelligence de son bienfaiteur.

Saint Grégoire de Nysse. La création de l'homme. II.

Ces significations sont faciles à saisir. Cependant, l’histoire du Paradis et de la Chute nous donnent accès à divers sens plus profonds. L’être humain se trouve aujourd’hui dans un univers qui n’est plus le Paradis. Le texte de la Genèse veut nous dire que le monde actuel n’est pas conforme au projet divin, et que cette divergence trouve entièrement son origine dans la responsabilité de l’être humain. Pour savoir cela, nous avons besoin d’une Révélation inspirée, car rien, dans l’univers physique qui nous entoure, ne permet d’en venir à une telle conclusion.

Posons-nous la question : à quoi peut bien servir un projet divin qui n’a, semble-t-il, jamais connu de réalisation, et dont il ne reste plus la moindre trace aujourd’hui ? Il n’est pas difficile de faire comprendre un « péché originel » qui serait la résultante collective de l’ensemble des imperfections humaines dont l’accumulation, au fur de l’Histoire, pèse aujourd’hui sur nos épaules. Les sciences de l’environnement font admirablement comprendre ce principe. Elles nous nous ont fait découvrir sur le globe terrestre, une globalité et une solidarité insoupçonnées au dix-neuvième siècle. Nos nuisances, notre inconséquence ont des conséquences dans le monde entier, et affectent le sort des générations futures. Mais par contre, le « mal cosmique », l’entropie, l’entre-dévorement dont le monde est le théâtre depuis les origines, les souffrances de la créature écrasée par un tremblement de terre ou noyée par un ouragan, la facilité déconcertante avec laquelle le mal se répand sur la terre et la fragilité corrélative de l’amour et de la vie, tout cela constitue un puissant argument contre la notion de la toute-puissance d’un Dieu bon.

Le choix originel

Dieu a créé un homme à son image, c’est-à-dire UN.

Ou plus exactement, à la fois Un et Multiple, à l’image du Dieu trinitaire : un dans sa Nature, et multiple dans ses personnes – au moins deux… D’où la présence d’Eve, pour affirmer la multiplicité des hypostases humaines.

Il s’agit d’un être global, symbole de l’humanité entière, tout comme le Christ Lui-même comprend l’ensemble de l’humanité en la Nature humaine qu’il a assumée :

Voilà pourquoi un seul homme désigne l’ensemble de l’espèce, parce que pour la puissance de Dieu il n’y a ni passé, ni futur ; l’avenir comme le présent sont soumis à son activité qui enveloppe l’univers. Toute la nature humaine, des origines jusqu’à la fin, est donc une seule image de Celui qui est.

Saint Grégoire de Nysse. La création de l'homme. XVI.

Dieu a donc créé un être unique, à son image, au sein d’un univers parfaitement harmonieux, sans entropie. A cet être, Il a posé cette question :

Veux-tu collaborer à mon oeuvre, faire passer par toi ma Lumière, afin de diviniser le Cosmos qui t’entoure ? Le but est que, de façon parfaitement libre, tu décides de toi-même de participer, en tant que créature, à la vie des Personnes trinitaires, et d’y trouver un bonheur absolu. C’est l’exercice de ta liberté qui fait tout le prix de ton adhésion. Une collaboration forcée ne sert à rien, pour cette fin.

Tu es également libre de répondre « NON », car dans ce cas, tu ne voudrais pas collaborer à l’œuvre divine. A cela il ne peut y avoir qu’une seule raison : tu n’accepterais pas que tu ne sois pas le terme et le but de toute la création ; tu refuserais d’être partie prenante d’une dynamique qui te dépasse. Dans ce cas, tu préférerais renoncer à ton bonheur et à ton accomplissement, pour pouvoir dire : je suis le terme, le but et le centre de toutes choses.

Rien ne te contraint à répondre oui ou non : cela dépend entièrement de ta liberté.

Un tel choix, au nom de toute l’humanité, n’a rien d’invraisemblable : cela s’est produit une autre fois, avec Marie. Elle « globalisait » en elle-même toute l’expérience spirituelle de l’Ancienne Alliance – comme le montre bien cette synthèse qu’est le « Magnificat ». L’Ange lui posa cette même question, mettant en œuvre sa liberté :

Veux-tu collaborer à l’œuvre divine ? Tu es parfaitement libre de répondre « OUI »oui ou « NON ». La poursuite ou l’échec de l’œuvre divine de la Rédemption en dépend. Si tu réponds « NON », tout est à recommencer. Ton acquiescement est indispensable, car Dieu n’agit qu’AVEC la liberté de l’être humain.

En quoi consistait le projet divin, si l’être global qu’était Adam avait répondu positivement à cette mise à l’épreuve de la liberté ? Il se serait développé dans un cosmos harmonieux, qu’il aurait progressivement illuminé de la lumière divine passant par lui-même :

Ainsi, ce qui était fait de terre s’élèverait par son union avec la divinité, et une seule et même grâce se répandrait à travers toute la création, la nature inférieure se mêlant à celle qui est au-dessus du monde.

Saint Grégoire de Nysse. Catéchèse de la Foi. 2, 6.

La reproduction de l’être humain se serait opérée par une intervention immédiate du Créateur, comme cela est décrit pour Ève dans le Genèse.

L’humanité aurait ainsi grandi jusqu’au terme défini par le dessein du Créateur. Si quelqu’un se déclare bien en peine de savoir comment se serait effectuée la génération humaine si l’homme n’avait pas eu besoin du concours du mariage, nous lui renverrons sa question en lui demandant, à propos du mode d’existence des Anges, comment il se fait que ceux-ci, dont on voit des myriades infinies, sont à la fois espèce unique et foule nombreuse. La réponse appropriée que nous ferons à qui nous objecte l’impossibilité pour l’homme d’exister sans le mariage consistera à dire qu’il sera comme les Anges, que ne se marient pas, car la ressemblance de l’homme d’avant la faute avec les Anges est prouvée par la ressemblance qu’il aura avec eux quand il sera rétabli dans son état premier.

Saint Grégoire de Nysse. La création de l'homme. XVII.

Dans cette perspective, rien ne vient jeter une ombre sur la sexualité humaine ni sur sa corporéité. A la fin de l’évolution, lorsque dans la totalité du cosmos régnerait la plénitude de la lumière divine, aurait eu lieu l’apocatastase, la réunion de toutes choses dans la Vie divine, ce qui a été rendu possible par la collaboration de la liberté humaine.

Ce plan divin était cohérent, et pouvait parfaitement se réaliser. L’union de l’humanité et de la divinité en Christ se serait réalisée, à un certain stade de développement, mais la Croix aurait été uniquement un symbole de la structure de l’univers, et jamais un instrument de supplice… La souffrance n’aurait pas existé ; nous ne pouvons dire que Dieu l’ait voulue.

Est-il vraiment nécessaire de souscrire à cette notion de création initiale d’un d’être humain global ? Cela semble être une théorie gnostique, trop exotique pour faire réellement partie de la cosmologie chrétienne… Par contre, si nous n’y souscrivons pas, que faire de l’affirmation de Paul :

Comme la faute d’un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l’œuvre de justice d’un seul procure à tous une justification qui donne la vie.

Rm. 5 ; 18.

S’agit-il seulement d’une figure de style ? Si tel est le cas, ce genre de formulation est particulièrement maladroite. C’est comme si l’on disait : « De même que le Phénix renaît de ses cendres, ainsi la Résurrection est-elle véridique »… L’invraisemblance de la comparaison vient compromettre ce que l’on voulait démontrer. Nous trouvons en de très nombreux textes patristiques ce parallélisme entre Adam et le Christ :

Le Verbe, artisan de l’univers, avait ébauché d’avance en Adam la future Économie de l’humanité dont se revêtirait le Fils de Dieu...

Économie signifie théologiquement la « dispensation du Salut », le dessein divin à notre égard.

...Dieu ayant établi en premier lieu l’homme psychique afin, de toute évidence, qu’il fût sauvé par l’Homme spirituel. En effet, puisqu’existait déjà Celui qui sauverait , il fallait que ce qui serait sauvé vînt aussi à l’existence, afin que ce Sauveur ne fût point sans raison d’être.

Saint Irénée.Contre les Hérésies. III, 22, 3.

Nous ne croyons pas qu’il s’agisse simplement d’un parallélisme purement gratuit, d’une figure de style sans contenu réel. Car la réponse libre d’un être global, habilité à répondre au nom de toute l’humanité, reporte sur l’être humain le pleine responsabilité de l’écart qui existe entre la création que voulait élaborer un Dieu bon, et le monde tel qu’il existe concrètement depuis l’aube des temps, où la compétition pour la vie et l’entre-dévorement sont la norme. Le mal cosmique ne peut être conforme à la volonté divine, dès lors que l’on affirme la bonté absolue de Dieu.

Savoir & pouvoir

Dieu savait très bien que la réponse de l’être humain global allait être négative. Mais s’il le savait, Il ne pouvait pas en tenir compte, sous peine de faire voler en éclats la liberté de sa créature. Il faut soigneusement distinguer entre les catégories de « savoir » et de « pouvoir ». Pour nous, c’est difficile : si nous savons quelque chose, nous en tenons compte automatiquement pour modifier notre comportement en fonction de notre connaissance. Pour Dieu, cela n’est pas possible : il sait ce que l’être humain va faire, en vertu de sa liberté, mais Il n’en tient pas compte, VOLONTAIREMENT, afin de ne pas fausser le jeu de la liberté de sa créature. S’il modifie ses projets parce qu’il sait que l’homme va introduire librement le mal dans sa création, cette modification introduit le mal au sein même du projet divin, ce qui est impossible.

Cela se voit clairement tout au long de l’Evangile : Jésus sait très bien que les Juifs vont le rejeter, mais comme le plan divin consiste dans le fait de proposer aux Juifs la Révélation de l’Homme-Dieu, de tester leur liberté en leur proposant la conversion, il ne peut agir en fonction de cette prescience. Il sait bien que son message ne sera pas entendu par un peuple qui ne pense qu’à sa libération politique, mais il doit quand même éprouver la liberté du peuple élu, car c’est librement que les Juifs doivent décider : soit, collaborer au plan divin et convertir les nations par leur intermédiaire - ce qui est prévu au départ - soit, répondre négativement à la proposition divine, parce que cela ne les arrange pas, parce que cela ne correspond évidemment pas à leur recherche du pouvoir : un Messie-Serviteur n’était pas précisément ce qu’ils attendaient…

C’est toujours la même logique, l’épreuve de la liberté humaine, et cette étonnante abstention de la Puissance divine devant le choix de sa créature, si désastreux soit-il… Dieu est tout-puissant, certes, en droit. Mais en fait, Il limite à l’extrême l’exercice de sa puissance, afin de laisser l’espace nécessaire pour le jeu de la liberté humaine. Nous croyons en Dieu tout-puissant, comme le dit le Credo, et nous croyons également en un Dieu qui c’est anéanti, vidé de sa puissance (Philippiens 2 ; 7), pour réaliser en sa Personne l’union de la divinité et de l’humanité. Nous voyons ainsi le non-sens de l’argument classique de l’incroyance : « Comment telle et telle chose peut se produire en ce monde, si Dieu est tout-puissant»?

La Récapitulation

Adam répondit « non », et aussitôt, l’unité du cosmos vola en éclats, comme une vitre de verre trempé éclate sous un impact.

Il s'agit d'une véritable décréation, d'une sorte d’épilepsie où tout l’univers tremble, bascule et retombe sur lui-même. À ce moment-là, l’homme perd le Visage de Dieu, et il perd en même temps son propre visage. Il perd le Visage de Dieu puisqu’il n’est plus intérieur, il tombe dans une extériorité : celle de son avoir, de sa possession, et Dieu demeure intérieur et l’homme ne peut plus comprendre Dieu. Il devra désormais le déchiffrer, comme nous le faisons, à travers la création. Mais l’homme perd aussi son visage. Il ne peut plus se comprendre. Il devient un monstre infiniment incompréhensible à lui-même, comme dit Pascal. Il perd la vision de sa personne. Il a à redevenir une Personne.

Maurice Zundel.

Ce « non » fut un acte absolu. Comme tel, il eut des conséquences dans la totalité des dimensions de l’espace-temps : toute la création fut récapitulée, recommença sur de nouvelles bases, depuis le début. Cette notion de récapitulation est essentielle. Saint Irénée nous dit :

Récapitulant en Lui l’homme tout entier du commencement à la fin, {le Christ} a récapitulé aussi sa mort. Il est donc clair que le Seigneur a souffert la mort par obéissance à son Père le jour même où Adam mourut pour avoir désobéi à Dieu. Or le jour où celui-ci mourut est aussi celui où il avait mangé du fruit défendu, car Dieu avait dit : « le jour où vous en mangerez, vous mourrez » (Gn. 2 ; 17). Récapitulant en Lui ce jour-là, la Seigneur vint donc à sa Passion la veille du Sabbat, qui est le sixième jour de la création, celui où l’homme fut modelé, octroyant ainsi à celui-ci, au moyen de sa Passion, le second modelage, celui qui se fait à partir de la mort.

Saint Irénée.Contre les Hérésies. V, 23, 2.

Chacun de nos actes est soumis à l’espace-temps dans lequel nous vivons. Cet espace-temps est univoque : il s’écoule dans un seul sens, du passé vers le futur, du plus vers le moins, de la concentration vers la dispersion. Au sein même de cette entropie s’élabore une complexification de l’information, qui suscite la vie biologique qui est la nôtre. Il est important de comprendre qu’un acte de portée absolue n’est pas soumis à l’espace-temps. Pour nous, c’est difficile à imaginer, car rien de ce qui nous entoure n’échappe à cet ordre des choses. Qu’est-ce qui échappe à l’espace-temps ? L’acte de la Chute originelle, l’acte de la Rédemption, et la communication avec l’Absolu, c’est-à-dire la prière.

Tous nos actes s’écoulent du passé vers le futur, tout simplement parce qu’il y a perte d’information, dans un univers soumis à l’entropie. Lorsque je casse une tasse de porcelaine, les événements se déroulent suivant cet ordre : nous avons une tasse entière, puis un impact, puis des débris… Si cette séquence est filmée, il est possible de la visionner en marche arrière. Cela nous donne les événements suivants : des débris, puis un impact, puis une tasse entière. Pour que cela se déroule dans cet ordre, il faut un apport d'information, car il y a davantage d’informations en l’objet entier qu’en ses fragments désorganisés. Et l’entropie s’oppose à cela. Si nous créons de l’information, c’est au prix d’une désorganisation bien plus étendue que ce que nous parvenons à créer. Nous élaborons un ordinateur, mais en le faisant nous produisons un tas de débris, et notre organisme même a consommé une multitude de choses et produit quantité de gaz carbonique… Dans notre monde, le moins l’emporte toujours sur le plus. La seule chose qui soit réellement créatrice de sens est la parole – et c’est pourquoi la parole créatrice, ou au moins intercédante, est si importante dans l’univers religieux.

Par contre, un acte absolu, qui échappe par là à l’espace-temps, a des conséquences à la fois dans le futur et dans le passé. Notre prière peut agir dans trois siècles, ou peut avoir un effet bénéfique quelque part au quinzième siècle ; elle peut agir à des milliers de kilomètres de distance, ou en nous-mêmes… Elle est indépendante du temps et de l’espace. De la même façon, la Résurrection du Christ a bien sûr un effet dans le futur, mais agit aussi dans le passé :

Le Seigneur est Celui qui a récapitulé en Lui-même toutes les nations dispersées à partir d’Adam, toutes les langues et les générations des hommes, y compris Adam lui-même. C’est aussi pour cela que Paul appelle Adam lui-même la « figure de Celui qui devait venir » (Rm. 5 ; 14) : car le Verbe, Artisan de l’univers, avait ébauché d’avance en Adam la future « Économie » (« dispensation du Salut ») de l’humanité dont se revêtirait le Fils de Dieu, Dieu ayant établi en premier lieu l’homme psychique afin, de toute évidence, qu’il fût sauvé par l’Homme spirituel (I Cor. 15 ; 46). En effet, puisqu’existait déjà Celui qui sauverait, il fallait que ce qui serait sauvé vînt aussi à l’existence, afin que ce Sauveur ne fût point sans raison d’être.

Saint Irénée.Contre les Hérésies. III, 22, 3.

Il est possible de nous opposer une objection, disant : saint Irénée n’a jamais voulu dire tout ce que vous extrayez de cette notion de Récapitulation. Cette notion exprime, pour saint Irénée, le fait que rien n’est étranger au Salut du Christ :

Le nœud de la désobéissance d’Eve a été dénoué par l'obéissance de Marie, car ce que la Vierge Ève avait lié par son incrédulité, la Vierge Marie l’a délié par sa foi.

Saint Irénée.Contre les Hérésies. III, 22, 4.

De même, le Christ devait « dénouer » le nœud serré par Adam, en passant par toutes les étapes de la vie de celui-ci,

pour qu’il n’y eût pas un autre ouvrage modelé et que ce ne fût pas un autre ouvrage qui fût sauvé, mais que celui-là même fût récapitulé, du fait que serait sauvée la similitude…

Saint Irénée.Contre les Hérésies. III, 21, 10.

Selon cette objection, il ne serait pas question d’une éventuelle « action vers le passé ». Certes, mais la notion de Récapitulation que nous donne saint Irénée, se révèle être d’une exceptionnelle fécondité à l’époque actuelle, où la science contemporaine nous a appris à « relativiser » la temporalité. C’était un exercice mentalement impossible pour les générations précédentes. Nous ne citons pas les Pères pour rester prisonniers de la lettre de leurs écrits, mais afin de regarder au loin, comme des nains sur les épaules des géants – nains que nous sommes, en comparaison des géants intellectuels et spirituels que furent les Pères de la Foi.

L’ Hadès

Par sa Résurrection, le Christ libère les âmes des Justes de l’Ancienne Alliance, murées dans une impasse ontologique car leur mort ne pouvait déboucher sur la Vie. Cela est exprimé d’une façon symbolique par l’Hadès. Cette figure mythologique n’est pas l’Enfer. Il s’agit d’un monstre qui engloutit les âmes des Justes vétéro-testamentaires, et qui est obligé de les recracher après avoir été transpercé par l’épieu de la Croix. Ce monstre avait avalé toutes ses victimes, y compris le Christ, nouveau Jonas. Ayant cru avaler un homme, il tomba sur un Dieu, et dut rendre tous ses prisonniers. C’est une façon de dire que les Justes de l’Ancienne Alliance devaient « attendre » le Salut apporté par la Résurrection du Christ, alors qu’il ne s’agit pas d’une « attente » proprement dite, puisque le temps n’existe pas dans l’au-delà, faute d’inertie matérielle. Il fallait désigner l’inexprimable – une « attente » en-dehors du temps, et une conséquence dans le passé d’un acte présent… L’Hadès a permis de chanter ce « concept apparemment contradictoire » dans les textes liturgiques, et de le représenter dans l’art iconographique.

Si la Résurrection du Christ, en tant qu’acte absolu, échappe aux limites de l’espace-temps, et a des conséquences dans le passé, il ne fut de même de la réponse de l’Homme global. En disant NON à son Créateur, Adam a fait se récapituler toute la création, c’est-à-dire l’a fait recommencer depuis le début, sur de nouvelles bases. Ces bases nouvelles, tenant compte du refus de la créature libre, sont les constantes cosmologiques qui dirigent notre univers. Le « Big Bang » se produisit, et commença la longue évolution que nous décrivent les sciences.


L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?

Nous nous sommes mis à l’écoute de saint Irénée et de saint Grégoire de Nysse. Ceux-ci nous mettent en contact avec le Christianisme apostolique. De toute évidence, celui-ci n’a aucun rapport avec l’univers religieux qui a existé en Occident, entre le Concile de Trente et les grands bouleversements du XXe siècle. À la fin de cette évolution, le catholicisme romain - tel qu’il existait en France et en Belgique dans la première moitié du XXe siècle - ressemblait fortement à une sorte de « jeu de l’oie » où chaque renonciation un plaisir faisait progresser d’une ou de plusieurs cases, selon son caractère de pénibilité. Le jeu était parsemé de cases dangereuses, qui menaient directement en Enfer celui qui y prenait position. Ces cases étaient les « péchés mortels », généralement de la sexualité non-réglementaire, à moins qu’il ne s’agisse d’une inobservance de l’« obligation dominicale » : la participation à l’Eucharistie étant vue comme une « obligation ». Car tout se déclinait en termes de contraintes et d’obligations. Le but du « jeu de l’oie » était bien entendu d’arriver au Paradis, où se trouvaient déjà, de plein droit, le pape, les ecclésiastiques et les religieuses.
Le monde de cet étrange univers mental est bien reflété par le livre de Dom du Bourg, que nous avons cité largement. Nous sommes maintenant à même de comprendre le fait que l’effondrement d’une certaine forme de religiosité en Occident - à la fin du XXe siècle et à notre époque - n’est pas seulement dû à la sécularisation de la société, mais provient en grande partie d’un déficit de sens : ce qui n’a visiblement pas de sens est destiné à disparaître, tôt ou tard. Contrairement aux gouvernements, Les Églises n’ont pas d’impératifs économiques, et peuvent donc subsister assez longtemps par leur seule force d’inertie. Néanmoins elles sont condamnées, dès lors que leur message paraisse absurde ou vide, dès que l’on y applique le moindre effort de recherche et de réflexion. Il est donc essentiel, à la fois pour l’Église et surtout pour notre stabilité et notre croissance spirituelle, de retrouver l’enseignement, la flamme et le dynamisme de l’époque apostolique - et cela en nous mettant à l’écoute de ceux qui étaient bien plus proche que nous de l’enseignement du Christ : les Pères de l’Église. Il nous appartient de décrypter dans leur langage ce qui conserve une valeur permanente - pour tous les êtres humains à toutes les époques - et à ce titre certain Pères de l’Église nous intéressent davantage que d’autres.
Poursuivons donc notre recherche..


ligne ornementale


T. des Matières

Page précédente

Retour haut de page

Page suivante