Orthodoxie en Abitibi

À propos de l'Église

Étude XXI : à propos de l'Église

- P. Georges Leroy -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

De la théorie à la réalité
L'Église-Corps du Christ
Le vie dans l'Au-delà
Le monde immatériel
L'initiatrice de la sainteté
L'amour avec un grand « A »
L'expression liturgique

Quels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?

Après nous être mis à l'écoute de la pensée riche et variée du Père Georges Florovsky, il est temps d'orienter notre réflexion vers des thèmes plus spécifiques, tels que celui de l'Église, de l'Au-delà, de l'univers angélique, et de la Mère de Dieu. Nous n'avions pas abordé ces thèmes de façon détaillée, auparavant, car nous nous sommes d'abord attachés à dresser un tableau aussi complet que possible de la théologie de la Rédemption. Maintenant, nous pouvons nous permettre de concentrer notre attention sur des sujets plus particuliers. Nous abordons tout d'abord le thème de l'Église, car dans aucun autre domaine de la pensée théologique, l'écart qui existe entre la théorie et la réalité, n'est plus apparent. Au vu de l'existence concrète de l'administration ecclésiastique, il nous est plutôt difficile de persister à affirmer, sans plus d'explications, que l'Église serait véritablement le Ciel sur la terre… L'Église ne se limite pas aux frontières d'ici-bas. Cette constatation nous mène à poursuivre notre réflexion pour nous interroger sur la nature et le processus de la Vie qui existe dans l'Au-delà. Tout ceci nous met en communication directe avec les Anges, et il nous appartient de réfléchir sur ce qu'est le monde immatériel. C'est l'Archange Gabriel qui est venu annoncer la Bonne Nouvelle à Marie. Nous allons donc poursuivre notre réflexion sur cette personne éminente qu'est la Mère de Dieu, et que nous appellerons «l'initiatrice de la sainteté ». Assurément, elle nous enseigne à la fois la sainteté, et l'amour véritable. La dernière question que nous aborderons dans cette Étude, est de savoir quel est le type d'amour que la Mère de Dieu nous enseigne.


De la théorie à la réalité


Nous parlons souvent de « divinisation », de « nouvelle création ». Pour vivre tout cela, il est nécessaire de s’y engager consciemment, par le Baptême et l’Eucharistie. Mais lorsque nous regardons autour de nous, nous ne pouvons que constater avec peine que les gens qui sont présents à l’église sont souvent tout aussi égoïstes et remplis de défauts que la moyenne de ceux qui vivent dans le monde. Disons pourtant que, pratiquement, les gens les plus bornés que nous avons rencontrés n’étaient pas dans l’Eglise… Alors, qu’en est-il ? Les belles paroles de la Théologie correspondent-elles à la réalité ? Ou ne sont-elles qu’une ritournelle familière, un ronronnement rassurant, sans signification particulière ?

Une telle question se pose inévitablement lorsque nous confondons deux dimensions très différentes : l’Église en tant qu’institution religieuse, et le Royaume. De telles confusions se sont passées fréquemment dans l’Histoire. L’Empire byzantin a tendu à confondre le Royaume avec l’Empire romain. Il y avait un seul Dieu, un seul Empire, un seul Empereur… Cela était bien pratique pour tenter d’accorder une valeur absolue à l’institution religieuse. Le monachisme s’est toujours élevé contre ces assimilations abusives, et rappela, à chaque génération, l’indispensable primauté du divin sur le politique et le social. L’Empire, avec les abus criants qu’il générait, avec les tortures et les emprisonnements arbitraires qu’il commettait, ne pouvait sans de profondes contradictions, prétendre à l’assimilation au Royaume. L’institution ecclésiastique a fortement souffert de ce type de confusion, en étant écrasée par l’appareil politique, et en se trouvant pratiquement dans l’obligation de justifier les pires exactions commises par l’Etat.

Le Royaume est constitué de tous ceux qui croient au Christ pleinement homme et pleinement Dieu, ressuscité d’entre les morts, et recherchent les fruits de l'Esprit, afin d’être baignés de la Vie divine qui émane du Père. Ceux qui vivent une telle Foi et y conforment leur existence sont déjà sauvés, suivant de que dit le saint Évangéliste Jean, et participent au Royaume, dès leur vie terrestre. La mort ne sera pour eux qu’un passage qui les mènera à la plénitude de la communion au Dieu trinitaire. Avec tous les Saints, ils constituent le Royaume, réalité spirituelle invisible à nos yeux de chair.

Par contre, dans l’institution ecclésiastique, de nombreuses gens qui sont baptisés, qui vont à l’église, qui communient, n’appartiennent pas au Royaume. Car ils ne vont à l’église que parce que la majorité de la population le fait, ou parce qu’ils appartiennent à une ethnie qui est traditionnellement orthodoxe - car leur participation aux sacrements n’est que formelle, car dans leur vie quotidienne ils font le contraire de ce que demande le Christ, car ils oppressent les pauvres, ils méprisent leur prochain, ils ne pensent qu’au lucre et qu’au profit personnel. Dans ce cas, les formes sacramentelles ont beau être accomplies, elles ne possèdent aucune efficacité, et glissent sur leur carapace d’indifférence. De nombreuses gens qui ne sont pas chrétiens figurent néanmoins dans les rangs de l’institution ecclésiastique. Lorsque nous en avons conscience, nous ne nous scandalisons plus de tout ce que nous voyons autour de nous, dans ce que nous appelons l’Église. Il nous est possible de vivre notre vie spirituelle dans une certaine sérénité, tout en n’ignorant pas ce qui se passe autour de nous. Comme le dit le proverbe populaire : « la bave des crapauds n’éteint pas la splendeur des étoiles » ; rien de ce que commet l’être humain ne peut réellement déstabiliser la splendeur divine.

Est-ce à dire que l’Église est inutile ? Certainement pas. Il est indispensable qu’existe une institution au sein de laquelle la substance du Christianisme puisse être transmise de génération en génération. Aujourd’hui, l’« ADN » est très à la mode : on parle partout de « génie génétique ». La science étudie le langage par lequel est transmis et perfectionné l'ensemble des informations nécessaires pour élaborer biologiquement un être vivant. Reprenons cette comparaison : de son côté, l’Église transmet dans le temps tout le bagage d’expérience et de connaissance qui constitue le Christianisme : une sorte d’ « ADN » spirituel, « mutatis mutandis »... Sans l’Église, rien de cela n’aurait été préservé. Il ne s’agit pas seulement d’une conservation statique, d’une transmission passive ; la tradition iconographique, la liturgie et la tradition spirituelle se sont développées et enrichies au fur des siècles.

Outre son rôle de transmission, l’Église nous fait vivre la Liturgie. Car c’est dans l’Église que nous vivons l’Office divin et l’Eucharistie, qui nous font anticiper dès ici-bas ce que nous sommes appelés à connaître en plénitude après cette vie sur terre. C’est la Liturgie qui rend les Écritures vivantes : sans la Liturgie, la Bible est une lettre morte, qui a plutôt un effet négatif sur l’esprit de ceux qui s’en imprègnent hors de la fécondité de la Tradition ecclésiale. Tout cela montre que l’Église est indispensable, et que la vie hors de l’Église ne produit qu’une caricature de vie chrétienne.

Nous sommes dans le Royaume, avec la Communion des saints, au-delà des limites du temps et de l’espace, lorsque nous prions avec Foi dans l’église. Nous participons au Corps mystique de l’Église - ce qui est l’un des noms du Royaume - lorsque nous élevons notre esprit lors de la Divine Liturgie, et y communions avec ferveur. L’espace sacré de l’église, l’Autel sur lequel veillent les saints Anges, les icônes qui nous apportent la présence bienveillante des Saints, tout cela appartient au Royaume. L’Église nous apporte ainsi des merveilles inestimables, qui sont pratiquement invisibles pour le monde.

Si nous confondons l’institution de l’Église orthodoxe avec le Royaume, il nous faut affirmer que toute la grâce divine passe uniquement par l’Église orthodoxe que nous connaissons. Ce serait tout-à-fait crédible, si nous étions en présence d’une Église parfaite. C’est absolument tragique, si nous exigeons que l’action divine dans l’univers passe par le canal prodigieusement étroit que sont les Orthodoxes, qui généralement pensent que leur Christ est grec, russe ou serbe… On ne peut avoir « le beurre, et l’argent du beurre » si l’on me permet cette expression ! D’un côté, bien des Orthodoxes affirment « l’Orthodoxie m’appartient, elle est MA chose, ou du moins elle appartient au peuple dont je fait partie » et, d’un autre côté, ils pensent du même souffle que « L’Orthodoxie est l’Église du Christ », même si elle a perdu depuis longtemps tout caractère d’universalité. On ne peut pas à la fois affirmer que l’Orthodoxie est son bien propre à l’exclusion des autres, et qu’elle est l’Église avec un grand « E ». « L’Orthodoxie est l’Église du Christ, elle m’appartient puisque le hasard a fait que je suis né dans un peuple qui est le seul à faire partie de l’Église, et de toute manière, VOUS, vous en êtes exclu ! » Si nous possédions l’inquiétante faculté de transmission de pensée, voilà ce que pourrait fréquemment entendre un converti occidental, dans l’esprit d’un Orthodoxe traditionnel.

Des mouvements marginaux, vieux-calendaristes et autres, poussent à l’extrême l’assimilation de l’Église à l’institution ecclésiastique. Pour eux, l’Église du Christ se résume au minuscule noyau de fanatiques qu’ils constituent. S’il s’agissait d’un petit groupe de personnes parfaitement saintes, pourquoi pas ? Mais lorsque nous examinons quelque peu ce qui se passe dans ces groupements, nous tombons sur toutes sortes de choses pittoresques… Il s’agit là d’une attitude névrotique, source de quantité de déséquilibres d’ordre psychologique : il s’agit d’affirmer, contre toute évidence, que le Christ ne s’intéresse qu’à leur petit groupement, et que la totalité de l’univers qui l’entoure est promis à la damnation absolue. C’est loin d’être une attitude équilibrante.

Le Royaume est une réalité sous-jacente au monde concret qui nous entoure, comme le montrent les diverses paraboles que le Christ nous a données à ce sujet. Le Royaume est invisible aux yeux de chair. Seule la transfiguration de nos perceptions spirituelles nous permet de le voir.

Le Christianisme nous a appris deux choses importantes: d’une part, à ne plus vénérer les puissances de ce monde, car, à l’inverse de l’Ancien Testament, la richesse et la puissance terrestre ne peuvent plus être considérées comme des signes indubitables de bénédiction divine. Après que les puissances de ce monde aient condamné le Christ, elles sont définitivement déconsidérées.

D’autre part, le Christianisme nous a appris que la réalité véritable est autre que les apparences visibles. Au niveau des apparences, la Croix est un vulgaire instrument de supplice. En réalité, la Croix est le signe de la victoire sur la mort, elle est véritablement un étendard de triomphe. Pour saint Jean, la glorification du Fils de l’Homme n’est autre que la mise en croix: la réalité est aux antipodes des apparences. La folie de la Croix est à l’opposé de l’apparente évidence du monde.

Le Royaume est invisible aux yeux du monde, mais par contre possède une réalité infiniment plus consistante que le monde qui s’en va à sa destruction. Car le mode de relation entre le Royaume et le monde n’est autre que celui du Christ : la kénose. Le Christ s’est anéanti pour prendre forme d’esclave. Il est devenu à ce point imperceptible que le monde mortifère s’empara de lui, s’efforça de le détruire, mais rencontra un Dieu plutôt qu’un simple mortel, et brisa ses crocs sur ce diamant de lumière brillant dans les ténèbres. C’est dans cet aspect kénotique de la présence du Royaume au monde, que réside le secret de l’indestructibilité du Christianisme. L’Église s’éloigne de sa vocation première lorsque l’Histoire la charge de responsabilités de gouvernement et la transforme en un appareil social. Par contre, c’est lorsque l’Église est vulnérable qu’elle reflète plus exactement le Royaume. Dieu est davantage présent dans un petit ermitage que dans une grande cathédrale...

Si la kénose est le mode d’action du Christ dans l’Économie (dans la dispensation du Salut) ou, pour s’exprimer de façon plus simple, si le Christ s’est « anéanti », s’est « minimisé » pour nous apporter le Salut, le mode d’existence du Royaume en ce monde suit la même voie : c’est dans l’invisibilité aux yeux du monde qu’il se développe, c’est dans l’anéantissement des persécutions qu’il s’affermit, c’est dans le « petit reste » des croyants qu’il s’épanouit. Les catégories de succès, d’importance numérique, de puissance politique lui sont totalement étrangères. De notre part, il ne faudrait jamais que nous jugions l’Église suivant ces catégories quantitatives et mondaines. Il convient plutôt de se méfier quand l’institution ecclésiastique devient trop triomphante, lorsque ses bâtiments sont trop écrasants, lorsque les monastères sont trop approuvés par l’État…

Une Église minoritaire et confessante est infiniment plus proche de l’Évangile qu’un grand « Ministère des Affaires religieuses». Le plus grand danger se présente lorsque l’Église est majoritaire et sûre de son pouvoir. A ce moment-là, cette institution religieuse peut être réellement insupportable, et présenter un écrasant contre-témoignage. Par contre, tout effort de vouloir la détruire suscitera un regain de foi et le témoignage des martyrs. Bien sûr, en ce monde, rien n’est simple ni parfaitement blanc ou noir : en période de persécutions, les traîtres et les délateurs ne manquent pas. Au sein même d’une Église d’Etat arrogante et riche, vivent des Saints, des solitaires qui voient Dieu et les Anges, des pèlerins et des « fols-en-Christ » poussés par l'esprit…

Le Christ s’est bien gardé d’accréditer quelque institution que ce soit. Il n’a pas fondé d’organisme ecclésiastique, car il ne savait que trop bien à quel point une institution qui se réclamerait authentiquement et légitimement de Lui abuserait instantanément de ce pouvoir exorbitant. La parole du Christ à l’apôtre Pierre - « sur toi je fonderai mon Église » - n’est rien d’autre que la reconnaissance du magnifique acte de Foi que l’apôtre vient d’affirmer dans les versets qui précèdent. Cette parole s’applique à l’ensemble du corps des évêques, et à tout croyant qui s’exclame de tout son cœur : « tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » !

Le Christ n’a rien écrit, car Il ne voulait pas soumettre l’humanité au joug d’une parole morte. Il n’a écrit qu’une seule fois, sur le sable, devant la femme adultère, pour montrer par là la vanité de tous les jugements humains, poussière emportée par le vent.

Saint Maxime nous dit qu’en la personne du Christ, la volonté de libre-arbitre - le choix entre le bien et le mal - (proairesis) s’est totalement calquée, sans s’anéantir, sur la volonté selon le Bien, cette volonté naturelle qui s’épanouit dans le bien, sans être confrontée avec le mal – ce que les théologiens appellent la « volonté gnomique » (gnômè). Saint Maxime était un théologien profond, qui percevait toute l’importance du fait que la liberté humaine du Christ subsiste, sans être éclipsée par la volonté divine, et sans pour autant la contredire. Si le Christ n’avait qu’un « agir » divin, son humanité aurait été totalement passive. C’est une humanité intégrale, active, avec son propre « agir » que le Christ a sauvée. En tant que disciples du Christ, nous sommes appelés à faire subir à notre liberté déchue, à notre liberté de choix, une « sortie » (ekchôrèsis gnômikè) afin d’entièrement se calquer sur l’« agir » divin. Ainsi l’être humain ne se renie pas lui-même en adhérant à Dieu.

L’être humain, en son stade de perfection, atteint ainsi une stabilité dans le bien, et est pénétré tout entier des Énergies divines. A ce stade, il s’agit effectivement d’une « nouvelle création ». La divinisation n’est pas un mot creux, mais une réalité nouvelle, une stabilité dans le bien, un contact immédiat avec Dieu qui s’offre à nous Lui-même en ses Énergies, et non pas par l’intermédiaire d’un « cadeau » créé que serait la grâce.

Au quatorzième siècle, surgit la controverse entre Barlaam de Calabre et saint Grégoire Palamas, archevêque de Thessalonique. A cette époque, les Hésychastes (de hèsuchia, état de quiétude) pratiquaient une méthode de prière qui comportait une discipline du souffle et la méditation répétitive d’une prière qui contient le Nom du Sauveur (prière du cœur). Par cette école spirituelle, ils affirmaient viser à participer à la lumière divine. C’est un univers de pensée qui était inaccessible à Barlaam, formé à l’humanisme et au rationalisme.

Grégoire Palamas défendit vigoureusement les Hésychastes, et ses opinions théologiques furent reçues dans l’Église orthodoxe dans le Tome synodal de 1351. Il distingua entre l’Essence de Dieu, à jamais inaccessible, et ses Énergies, pleinement participables. Dieu est tout entier présent en son Essence, tout entier inconnaissable – tout en étant corrélativement tout entier présent en ses Énergies, communes à toute la Trinité. Ces Énergies incréées ne sont autres que la Lumière de la Transfiguration.

L’aboutissement de la prière est l’expérience de cette Lumière, en laquelle nous participons réellement à Dieu, en tant que participable. Il nous est possible de devenir tout entiers spirituellement transparents et lumineux ; il nous est possible d’être divinisés, de participer à la Nature divine par adoption.

Cette distinction entre Essence et Énergies permet de maintenir à la fois l’inaccessibilité de Dieu et le fait qu’Il dépasse radicalement toute connaissance humaine - et le fait que l’être humain puisse parvenir à une participation réelle et vécue à la Divinité.

Cette controverse met en présence deux conceptions inconciliables du Christianisme : en l’une, Dieu est extérieur à nous ; Il aurait établi avec nous une sorte de « contrat » : vous faites ceci et cela, vous donnez une heure par semaine dans l’église, vous pratiquez telle et telle vertu, et vous abstenez d’un certain nombre de choses, et moyennant quoi, vous obtenez l’immortalité et le bonheur dans l’au-delà. La prière est une « œuvre méritoire » ajoutée à tout le reste. Dieu est Un, et une fois que nous avons dit cela, nous connaissons tout de Dieu. La Trinité est une complication superflue. Dieu a sans doute envoyé son Fils, car il fallait que quelqu’un reste là-haut pour assurer les affaires courantes, mais l'Esprit-Saint, on ne voit pas ce que l’on peut bien en faire…

La Tradition originelle de l’Église répond qu’il nous est réellement possible, dès ici-bas, de participer à la Divinité, et qu’en cela est l’essentiel du Christianisme. Tous les mots dont nous nous servons pour désigner Dieu ne sont que des étiquettes incapables de nous montrer réellement son Essence. Dieu est inconnaissable. Mais Il s’est révélé comme Père, la Source de toute Vie divine. Ce Père est au-delà de toute connaissance humaine : nous ne savons pas ce qui est en-dessous de ce mot. Ce Père a de toute éternité, deux « Mains », comme dit saint Irénée : le Fils et l'Esprit.
- Le Fils est Dieu parce qu’Il reçoit sa divinité du Père, par Engendrement.
- L'Esprit est Dieu parce qu’Il reçoit sa divinité du Père par Procession.
Notre intelligence ne nous permet pas de savoir ce qui constitue la différence entre Engendrement et Procession, mais nous savons que les trois Personnes divines sont distinctes.
Le Père nous propose l’adoption, via ses deux « Mains », le Fils et l'Esprit.
La Source de la Divinité qu’est le Père, le Fils est venu nous la faire découvrir. Il n’est pas venu sur terre pour autre chose : « qui M’a vu, a vu mon Père », nous dit l’Apôtre Jean. Par la découverte de cette Source divine, nous échappons au conditionnement de la mort.
Le Christ envoie l'Esprit sur nous pour actualiser son Message dans l’Histoire. L'Esprit nous accorde ses Dons pour ouvrir nos yeux spirituels, pour nous rendre transparents aux Energies divines. Par là, nous pouvons contempler la Lumière divine incréée, et vivre notre adoption comme créatures, en la Trinité, en participant à la Divinité.

Pourquoi était-il nécessaire que saint Grégoire Palamas élabore cette distinction entre Essence et Énergies, alors que la Théologie trinitaire traditionnelle, que nous venons d’ébaucher ci-dessus, explique de façon entièrement satisfaisante les voies de la divinisation ?
En fait, les Énergies, l’« agir » divin, ne sont rien d’autre que l’action de l'Esprit-Saint. Citons ce beau texte du rite syriaque:

Lorsque l'Esprit-Saint est sorti du Temple de celle qui a crucifié le Christ et a fendu le voile de la porte, Il a montré que leur sacerdoce s’est fendu. Et quand Il est entré au Cénacle, sans fendre les portes, Il a annoncé et fait connaître que la foi en la Trinité ne sera jamais brisée.
Laudes de Pentecôte.

Pourquoi la Trinité ?
Parce que c’est la seule voie pour nous faire enfants adoptifs de la Vie divine, tout en maintenant absolument l’inaccessibilité de Dieu, et son caractère inconnaissable.

Pourquoi inventer le terme d’Énergies, alors que la Tradition connaît plutôt l’action de l'Esprit ?
Il s’agit surtout de préciser que dans l’effusion des Dons de l'esprit, la Trinité est tout entière présente. Une Personne divine n’agit pas sans les trois autres, même si telle action peut être spécifique de telle Personne.

La Foi orthodoxe nous dit que nos relations avec Dieu ne se limitent pas à la réception d’une grâce extérieure à la divinité. Notre Dieu n’est pas philosophique ; nos relations à Dieu sont trinitaires et nous mènent à participer à la Lumière divine incréée, en transformant la totalité de notre être, vers une nouvelle transparence, baignés par l'Esprit.

De même que la kénose est le mode d’agir du Royaume, la divinisation de l’homme suit des voies inverses à ce qui est estimé dans le monde. Comme le Christ a été glorifié sur la Croix, c’est par le martyre que bien des Chrétiens ont accompli leur divinisation. Saint Maxime lui-même a traduit en acte sa théologie par la douloureuse voie de sa Confession. C’est le Christ qui nous dit : « si vous voulez être divinisés, prenez votre croix et suivez-moi ». Aux yeux du monde, l’accomplissement prend les apparences d’un échec. Pour nous, il s’agit d’un rude sentier semé de difficultés.

Tout cela nous permet de dire :
Oui, il existe des Saints et des hommes qui ont une authentique connaissance de Dieu en-dehors de l’Église institutionnelle et du Christianisme. Ils font partie du Royaume, suivant des modalités connues de Dieu seul.
Non, cela n’enlève rien à l’utilité de l’Église. Elle nous rend présent le Royaume par sa Liturgie, sa vie spirituelle et sa Tradition. Si nous confessons l’Incarnation du Christ, nous confessons également l’incarnation de son message dans l’Histoire, par l’Église.
Oui, il existe des gens qui ne font pas partie du Royaume, et sont présents dans l’Église institutionnelle. Le fait de le savoir nous permet d’éviter d’être scandalisés lorsque nous observons dans l’Église des manquements qui vont au-delà des simples défauts des êtres humains qui la composent sur cette terre.
Non, des termes tels que « divinisation » ou « nouvelle création » ne sont pas des mots creux – nous-mêmes et les Chrétiens qui nous entourent ne respendissent pas tous les jours de la lumière de la Transfiguration… La réalité du monde spirituel ne correspond pas aux apparences.

Lorsque nous ouvrons la boîte du « cadeau-surprise » que nous offre le Christ, nous y trouvons des choses bien différentes de ce que nous avions pensé… Le peuple juif avait eu en son temps la même surprise : il s’attendaient à trouver dans la boîte un Messie politique qui allait leur donner la suprématie sur les nations, la prospérité matérielle et la reconnaissance des autres peuples. Et au lieu de cela, ils ont trouvé un futur crucifié qui entrait en les murs de leur ville sur un ânon !
De notre côté, en fouillant dans la boîte, nous n’y trouvons pas le billet gagnant au loto, ni le livre « comment faire fortune en huit jours », ni la recette du succès social. Nous y découvrons un joug fait de douceur, un fardeau léger et l’invitation lumineuse de suivre le Christ afin d’éprouver une joie infinie, que le monde ne saurait nous donner.


L'Église - Corps du Christ


Après avoir scruté les points de contact existants entre Eglise et Royaume, nous pouvons nous permettre maintenant de parler de l’Église en tant que réalité spirituelle, sans être constamment dénoncés par la cruelle réalité de l’humanité déchue. Dans sa réalité divino-humaine, l’Église forme le Corps du Christ. Ce type d'Ecclésiologie repose sur le roc des Textes inspirés, et particulièrement des écrits pauliniens :

Tous nous avons été baptisés pour ne former qu'un seul Corps (...) et nous avons été abreuvés d’un seul Esprit.
I Co. 12 ; 12 et sq.
Vous êtes le Corps du Christ, et membres chacun pour sa part.
ibid. v.27.

Le Christ est « Tête pour l'Église, laquelle est son Corps » (Eph. 1 ; 22). Ainsi le Christ a-t-Il fait de l'humanité « en sa Personne un seul Homme nouveau - réconcilié avec Dieu, en un seul Corps » (Eph. 2 ; 15).

Il en résulte que la doctrine de l'Église-Corps du Christ contient une doctrine de l'homme dans sa relation avec la théanthropie suréternelle, qui en est le fondement. Ici se trouvent supposées non seulement l'unité de la condition humaine en tant que telle, mais encore l'unité multiple des figures ou des personnes humaines dans le Christ, en tant que Verbe incarné, oint par l'Esprit qui repose sur Lui.
P. Serge Boulgakov. L’Épouse de l’Agneau. p. 204. éd. L’Age d’Homme 1984.

En fait, nous ne pouvons penser les relations entre l'homme et Dieu qu'en termes trinitaires : le fait de penser l'Économie en termes de rapport de l'homme avec une Monade rend inintelligible l'ensemble de la doctrine chrétienne, et en particulier le rôle de l'Église dans la création. L'Esprit se manifeste dans l'Église, comme Il se manifeste dans le Christ. C'est la doctrine du Corps mystique qui nous permet de comprendre comment l'Esprit peut reposer sur nous à l'instar du Christ. Nous ne sommes pas des autres Christs pour jouer le même rôle que Lui: en reposant sur nous à la Pentecôte, c'est sur les membres de son propre Corps, c'est sur le même Christ que l'Esprit repose. Si la relation que nous sommes appelés à avoir avec le Père se fait à l'image de celle qui existe avec le Fils - cette filiation au Père que nous recevons par adoption, alors que le Christ, Lui, la vit de toute éternité - alors nous sommes nous aussi appelés, non seulement à la filiation, mais à recevoir à notre tour le Don de l'Esprit qui reposera sur nous.

L'Esprit DEMEURE en effet sur le Fils, Il REPOSE sur Lui. Saint Jean-Baptiste dit en effet :

Celui qui m'avait envoyé baptiser dans l'eau m'avait dit: Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre ET DEMEURER, c'est Lui qui baptise dans l'Esprit-Saint.
Jn. 1 ; 33.

Or cette descente de l'Esprit ne se fit pas seulement à l'Épiphanie: le prétendre serait tomber dans l'adoptianisme. Il s'agit d'une action éternelle de l'Esprit sur le Christ.

L'intelligence ne saurait concevoir le Verbe sans l'Esprit. C'est pourquoi, c'est avec l'Esprit-Saint que Dieu, le Verbe de Dieu, provient du Père. (...) Cet Esprit du Verbe suprême est comme un désir ardent -l'éros- désir indicible du Père pour le Verbe engendré indiciblement ; ce désir ardent -cet éros- que Lui aussi, le Verbe et Fils aimé du Père porte à Celui qui l'a engendré. Mais Il le porte comme provenant avec Lui du Père et reposant en Lui dans une même Nature. C'est par ce Verbe qui nous a parlé dans la chair que nous avons appris l'existence différente qui est auprès du Père : celle de l'Esprit. L'Esprit n'est pas seulement l'Esprit du Père ; il est aussi l'Esprit du Fils. Car il est dit que l'Esprit de Vérité procède du Père (Jn. 15 ; 26), afin que nous connaissions non seulement le Verbe, mais l'Esprit du Père, qui n'est pas engendré, mais qui procède. Et Il est l'Esprit du Fils, qui Le tient du Père, comme Esprit de Vérité, de sagesse et de raison. Car le Verbe, c'est la Vérité et la sagesse qui s'accorde à Celui qui l'a engendré. Il se réjouit avec le Père qui se réjouit sur Lui, comme le dit Salomon à son sujet: « J'étais à ses côtés (...) m'ébattant tout le temps en sa présence » (Prov. 8 ; 30). Cette joie du Père et du Fils, cette joie d'avant les siècles, c'est l'Esprit-Saint qui, dans leurs relations, leur est commun (c'est pourquoi Il est envoyé par l'un et l'autre à ceux qui en sont dignes). Mais Il ne tient que du Père son existence. C'est pourquoi, dans son existence, Il procède du Père seul.
St. Grégoire Palamas : Physica, theologica, moralia et practica capita. P.G. CL 1139-1150, § 36.

Cette effusion de l'Esprit-Saint lors de la Théophanie se produisit au commencement de la Mission publique du Christ quoique l'Esprit reposât de toute éternité sur le Fils, car, en devenant homme, le Fils assuma l'être de créature, qui est de tout recevoir: la Nature créée est entièrement reçue, alors que la Nature divine est Être et Vie qui se donnent. Le Christ reçut tout de son Père, y compris l'Onction de l'Esprit. Le Fils, devenu homme, consentit à recevoir comme homme, ce qu'Il possède de toute éternité en tant que Dieu. Ceci devrait nous éclairer quant à la question de l'« ignorance » du Christ, lors de sa vie terrestre. En ce sens, Il est le « premier-né de toute créature » (Col. 1 ; 15), en un sens différent d’être « Premier-né d'entre les morts » (Col. 1 ; 18). L'Évangile de Jean est rempli des paroles du Christ qui montrent que tout ce que le Christ a, Il le tient du Père: « Le Fils ne peut rien faire de Lui-même, Il ne fait que ce qu'Il voit faire au Père » (Jn. 5 ; 19) « Je ne puis rien faire de Moi-même » (Jn. 5 ; 30). L'Esprit repose ainsi sur le Fils, tout en ne provenant pas de Lui, comme le souligne saint Grégoire Palamas. Car s'Il provenait du Fils, le Père étant à l'origine du Fils, et dans ce cas le Fils à l'origine de l'Esprit, il y aurait plusieurs Personnes qui seraient à l'origine de la suivante. Or seul le Père est Source, Origine de la Divinité, et à ce titre, « seul véritablement Dieu » (Jn. 17 ; 3). Le Verbe est Fils UNIQUE de Droit, et non seulement de fait: il n'y a pas d'autre engendré du Père.

Enfin, nous nous agrégeons au Corps mystique du Christ, c-à-d. à l'Église, non pas à titre d'hypostases nouvelles de la Trinité, qui deviendrait de ce fait multi-hypostatique, mais comme membres de ce Corps, le Christ en restant toujours la Tête. S'il y avait plusieurs origines en la Trinité, il n'y aurait en effet aucune raison que cette chaîne causale s'arrête au nombre trois, qui n’est certes pas arbitraire. Le repos de l'Esprit sur le Fils - Esprit qui procède du Père - accomplit l’unité interne de la Trinité. L'Esprit unit le Père et le Fils par le Don mutuel qu'Il est lui-même, et Il accomplit en Lui l'unité, qui sans Lui ne serait qu'une dualité, une tension entre deux pôles : le Père et le Fils.

Le Trois de la Trinité n’est pas une unité ajoutée à la dualité, mais le lien entre des Personnes, afin de mener la pluralité à la perfection de l'Unité. C'est exactement de la même manière que l'Esprit, reposant sur l'Église lors de la Pentecôte, en réalise l'Unité. Sans Lui, les membres du Corps mystique du Christ ne seraient que des « disjecta membra ». C'est tout le sens de la Pentecôte. Nous voyons là se préciser la relation inséparable qui existe entre la filiation et le Don de l'Esprit. L'Esprit ne peut être reçu ni contemplé indépendamment du Fils. L'Esprit est pareil à la Lumière qui est elle-même invisible, si un objet ne la reflète. Il est semblable au « Rayon de ténèbre » de Denys (Théol. Myst. Ch. I. §1. Gandillac, p. 178. Aubier 1943.) jusqu'au moment où un objet en est illuminé, et fait par lui apparaître la lumière. Le Christ est bien exposé entièrement au Rayon de l'Esprit, et manifesté par Lui. Ainsi, nous ne saurions contempler l'Esprit en Lui-même, mais nous Le recevons. Il n'y a pas d'auto-manifestation de l'Esprit, mais nous voyons le Christ en la lumière de l'Esprit : « Qui M'a vu, a vu le Père » (Jn. 14 ; 9).

Le Fils manifeste la plénitude divine en répondant à l'amour paternel par son affection filiale. Le Fils participe activement à l'amour du Père, en Lui rendant l'Esprit, en Don d'amour. Il le fit suprêmement sur la Croix, en rendant l'Esprit à son Père (Jn. 19 ; 30). C'est le Fils Lui-même qui aime le Père en l'Esprit. Ainsi cet Esprit qu'offre le Fils comme Don d'Amour est bien l'Esprit du Père, et en tant que tel, la conscience aimante du Christ vis-à-vis du Père.

C'est pourquoi il est impossible de décrire la psychologie du Christ en sa Nature humaine seule. À la suite de l'enhypostaton de Léonce de Byzance, on attribue souvent cette impossibilité à l’« absence d'hypostase humaine en Christ ». Cette formulation n'est cependant pas très heureuse: s'il est vrai que l'hypostase du Christ est divine, et s'il ne constitue qu'une seule Personne, après avoir reproché aux Apollinaristes leur conception d’un Christ dénué du nous (esprit en Grec), il serait mal venu de refuser au Christ une humanité concrète, dans toute son épaisseur et toutes ses implications.

De même, c'est nous-mêmes qui aimons Dieu lorsque c'est l'Esprit qui crie en nous « Abba, Père ! » (Gal. 4 ; 6). Si l'Esprit repose en plénitude sur le Christ, nous Le recevons dans la mesure même où nous pouvons Le contenir. Et cette contenance s'accroît selon la croissance de notre vie spirituelle, comme le dit saint Grégoire de Nysse :

La Sagesse qui créa tout façonna les âmes, ces réceptacles de la libre volonté, comme des vases, pour que comme tels, ils puissent être capables, selon leur capacité, de recevoir ses bénédictions et de s'agrandir continuellement selon la mesure de ce courant. Tels sont les miracles qu’opère la participation à l'œuvre des bénédictions divines. Elles rendent celui en qui elles viennent plus grand, et d'une capacité plus étendue, car sa capacité de les recevoir donne au récipiendaire un tel accroissement, qu'il ne cesse jamais de s'agrandir. La fontaine des bénédictions jaillit incessament, et celui qui y prend part, ne trouvant rien de superflu et d'inutile en ce qu'il reçoit, fait de l'ensemble du courant un élargissement de ses propres proportions, et devient de plus en plus désireux de se pénétrer de ces dons, et davantage capable de les contenir.

Saint Grégoire de NysseDe Anima et Resurrectione. Op. cit. 453a.

Les Prophètes recevaient l'Énergie de l'Esprit, son activité. Mais dès lors que nous sommes intégrés au Corps du Christ, nous recevons l'Esprit comme le Christ Lui-même Le reçoit, c-à-d. en Personne. C'est ce qui différencie l'effusion de l'Esprit à la Pentecôte, de l'inspiration vétéro-testamentaire. C’est, aujourd'hui encore, ce qui différencie la vie spirituelle vécue par des Justes en-dehors du Corps mystique du Christ, de l’Église, et la plénitude de la Vie sacramentelle, vécue dans l'Église.

Les Apôtres ont reçu la Personne de l'Esprit. Et comme l'Esprit est plus grand que ses dons, ainsi, ce que les Apôtres ont reçu est plus grand que ce que les Prophètes ont reçu.

Cette parole: « Je vous enverrai un AUTRE Paraclet pour être avec vous à jamais » (Jn. 14 ; 16) désigne une autre Personne, et non l'action.

C’est la Personne Elle-même de l'Esprit-Saint qui fut donnée aux Apôtres. Avant la Croix, les Apôtres ont reçu du Christ la grâce et le Don de l'Esprit, comme les Prophètes. Mais après la Croix, c’est la Personne même (de l'Esprit qu'ils ont reçue) du fait qu'ils pardonnaient les fautes et les péchés, qu'ils liaient et déliaient au ciel et sur terre, ce que les Prophètes n'ont pas pu faire.

L’expérience de l'Esprit par l’Église, dans la tradition syrienne d’Antioche.
Emmanuel Pataq-Siman. (citation de Moïse Bar-Kipho – IXème s.) p. 40-41 Beauchesne 1971.

Le Christ S'incarne, et par là nous donne l'Esprit, afin que nous aussi, nous puissions L'adresser au Père, en un amour conscient. L'Esprit est la réponse d'amour du Fils au Père :

Notre esprit créé à l'image de Dieu porte en lui l'image de ce désir ardent - de cet éros très haut - en vue de la connaissance qui existe continuellement en Lui et par Lui : le Verbe qui est par Lui et en Lui et qui provient de Lui comme sa raison intérieure. (...) C'est dans ce modèle originel, dans cette bonté parfaite et transcendante, en laquelle rien n’est imparfait, sauf ce qui est sorti d'elle, que l'ardent désir de Dieu - l 'éros divin - est immuablement tout ce qu'est la bonté elle-même. C'est pourquoi cet éros divin est aussi appelé par nous Esprit Saint et autre Consolateur, car Il accompagne le Verbe, afin que nous Le reconnaissions comme un être parfait, dans une hypostase parfaite et propre, dès lors qu'Il n'est nullement dépourvu de l'Essence du Père.

Saint Grégoire Palamas. Op. cit. § 37.

Cette réponse, nous pouvons désormais la faire nôtre, car nous sommes membres de son Corps : le Christ nous donne l'Esprit, afin qu'Il prie en nous, et nous fasse reconnaître le Fils, qui seul peut nous mener au Père. Le repos de l’Esprit sur le Fils est un mouvement éternel, qui est vécu dans l'Église, dès lors qu'elle est constituée comme le Corps spirituel du Christ. Nous trouvons là le point de contact entre Economie et Théologie : l'Economie suit donc les lignes mêmes des Processions trinitaires, sans pour autant ouvrir de brèche dans la Transcendance divine, nullement altérée par la Révélation qu'elle donne d’elle-même.

Le Christ Nouvel-Adam, restaure un nouveau Paradis spirituel qu'est l'Église. Cet Esprit donné par le Christ et dont nous sommes les porteurs doit rayonner en fruits d'amour et de charité,

- charité dont l'Église tout entière est l'objet et qu'on ne possède qu'en s'insérant à l’Église. C'est l'Amour dont le Christ aime son Epoux, et qui ne peut subsister que dans l'amour commun que ses membres ont les uns pour les autres. C'est l’Amour qui réunit les membres du Corps du Christ dans une seule communauté de vie en Lui.

Louis Bouyer. La Spiritualité du Nouveau Testament et des Pères. Aubier 1964 p. 579.

C'est donc notre nouvel état de membres du Corps du Christ qui efface en nous les ravages de la Mort fondamentale. Aucune médiation n'en aurait été capable, seul un changement radical de notre être intérieur pouvait évacuer les miasmes de la mort. Elle est vaincue, car désormais nous sommes en contact aussi intime que possible, avec Celui qui est la Source de la Vie :

Et le Christ s'adresse a celui qui Le cherche par ces mots :
Tu veux marcher ? Je suis le Chemin.
Tu veux ne pas être trompé ? Je suis la Vérité.
Tu veux ne pas mourir ? Je suis la Vie.
Tu ne peux aller qu’à Moi, et tu ne peux passer que par Moi.

Tr. Jn. 22 ; 8.

Nous nous sommes permis d’adresser quelques critiques à Augustin d'Hippone, lorsqu’il s’agissait de sa théologie de la Rédemption. Maintenant, c’est sans aucune réserve que nous allons l’écouter, en tant que Chantre du Christ total. En d'admirables paroles, il contemple le Christ, qui non seulement est la Voie, mais encore est Lui-même le Chemin et le but vers lequel nous progressons :

Dieu-Christ est la Patrie où nous allons ; l'Homme-Christ est la Voie par où nous allons.

Serm. 123 ; 3.

C'est le Christ total qui nous appelle et qui a appelé saint Paul sur le chemin de Damas, disant : « Saül, pourquoi Me persécutes-tu ? » Cette parole a inspiré le Docteur d'Hippone, car le Christ n'a pas dit à saint Paul: « pourquoi persécutes-tu mon Église ? », et ceci d'autant plus qu'il siégeait à la Droite du Père. Bien au contraire, Il S'assimile Lui-même à son Église :

Le Christ tout entier, c'est la tête et le corps. La tête, c'est le Sauveur du corps qui déjà est remonté au Ciel ; le corps, c'est l'Église, qui peine encore sur la terre. Si le corps n'était pas uni à sa tête par le lien de la charité, au point de ne faire qu'une seule personne de la tête et du corps, Il ne crierait pas du Ciel à l'un de ses persécuteurs : « Saül, pourquoi Me persécutes-tu ? » Il était pourtant assis au Ciel, alors ; personne ne Le touchait ; comment Paul, sur la terre, en sévissant contre les Chrétiens, Lui faisait-il le moindre dommage ? Et cependant, Il ne dit pas : « pourquoi persécutes-tu mes saints ? - ou mes serviteurs ? » mais : « pourquoi Me persécute-tu, Moi ? Moi, c'est-à-dire, mes membres ». La Tête crie pour les membres ; la Tête parle au nom de ses membres.

En. in Ps. 30 ; 3.

C'est une vision qu'Augustin appliquera jusqu'en ses dernières conséquences, vision organique de la Vie en Christ qui couvre la Christologie et l'Ecclésiologie, les contemplant en un tout indivisible. Il s'écrie :

Ô Corps du Christ, sainte Eglise ; ô Peuple du Christ ; ô Corps du Christ (...) tu n'es pas de la terre, tu es du Ciel.
Ô Corps du Christ, quelle est donc ton espérance ?
Ô Christ, qui es assis dans le Ciel, mais qui, dans tes membres, souffres encore sur la terre.

En. in Ps. 136 et 151.

Tout cela se résume en une certitude :

L'Église et le Christ, pris ensemble, ne font pas deux Christs, mais un seul.

Opus imperf. Ctra Jul. II, 59.

L'état de la terminologie théologique, à l'époque d'Augustin, lui facilitait la tâche, puisqu’il pouvait reconnaître sans difficulté en le Christ et l'Église une seule « persona » la « Personne » n'ayant pas encore pris le sens technique d'Hypostase. Et il ne craint pas de dire :

Réjouissons-nous et rendons grâces : nous ne sommes pas seulement devenus Chrétiens, nous sommes devenus le Christ. Comprenez-vous, mes frères, saisissez-vous la grâce de Dieu qui s'étend sur vous ? Étonnez-vous, soyez heureux, nous sommes le Christ. S'Il est la tête, nous sommes les membres, et l'homme entier, c'est Lui et nous. Ce serait une folie d'orgueil, si ce n'était un don de sa bonté. Mais Lui-même l’a promis par l'Apôtre: « Vous êtes le Corps du Christ et ses membres ».

In Jo. 21 – citation de I Co. 12 ; 27.

L'Église et le Christ forment ainsi le CHRIST TOTAL, expression célèbre où culmine la pensée augusinienne. Commentant Isaïe 61; 10 : « Comme un Époux, Il m'a couronné d'un diadème, et comme une Épouse, Il m'a parée de beauté », Augustin remarque :

Un seul semble parler, et Il se donne à la fois pour l'Époux et pour l'Épouse ; car ils ne sont pas deux, mais une seule chair ; car le « Verbe s'est fait chair, et Il a habité parmi nous » (Jn. 1 ; 14). À cette chair se joint l'Église, et c'est le CHRIST TOTAL, TÊTE ET CORPS.

I Epist. Joan. 1 ; 2-3.

Si ce n'est la différence de Natures, qu'est-ce qui différencie la Tête du Corps - le Christ de l'Église ? Cette distinction dans l'Unité, Augustin ne nous la montre pas dans les Natures, mais plutôt dans l'agir, sous le point de vue de l'Économie :

Il ne faut pas séparer les deux réalités, mais il faut distinguer les dignités ; la Tête sauve et le Corps est sauvé ; la Tête est là pour purifier des péchés et le Corps est là pour confesser ses péchés ; mais il n'y a là qu'une voix, et l'on ne dit pas quand parle la Tête et quand parle le Corps. Nous, en écoutant, nous faisons le départ ; Lui parle, comme ne faisant qu'un... et cependant, quand vous entendez parler le corps, ne le séparez pas de la Tête, et quand vous entendez les paroles de la Tête, n'en séparez pas le Corps ; car ils ne sont pas deux chairs, mais une seule.

In Ps. 37.

Ce que sont ses membres, Il l'est; mais ce qu'Il est, ne le sont pas immédiatement ses membres.

Tract. in Jo. 28 ; 1.

Et il poursuit :

Le Christ et l'Église, l'Époux et l'Épouse ne font qu'un seul être, mais selon la chair du Christ, non selon la divinité; car ce qu'Il est selon sa divinité, nous ne pouvons pas l'être, puisqu'Il est le Créateur, et nous les créatures ; Lui, le Producteur, nous les produits ; Lui, l'Auteur, nous, l'œuvre.

Sermo 91 ; 7./p>

La distinction entre la Tête qui agit et le Corps qui participe est ainsi fermement maintenue. Cette distinction étant bien établie, Augustin la dépasse immédiatement, pour décrire une véritable périchorèse entre le Christ et le Corps ecclésial :

Le Christ n'a pas plus voulu parler séparément qu’Il n'a voulu exister séparément, puisqu'Il nous dit: « Je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles » (Mt. 28 ; 20). S'Il est avec nous, Il parle donc en nous. Il parle de nous, Il parle par nous, et nous aussi parlons en Lui.

En. in Ps. 56.

Si cette union et cet échange entre le Christ et son Église sont réels, ils nous permettent des affirmations très hardies, qui sont toute une ecclésiologie : si « l'Esprit Lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables », c'est le Christ Lui-même qui, en l'Esprit, prie pour nous :

Il prie pour nous comme notre Prêtre ;
Il prie en nous comme notre Tête ;
Il est prié en nous comme notre Dieu.
Reconnaissons donc, et nos paroles en Lui, et ses paroles en nous.

En. in Ps. 85.

Augustin pousse la vision de cette union jusqu'en ses conséquences ultimes, ne voyant qu'un seul Christ Se prêchant Lui-même:

Le Christ proclame le Christ - à savoir le Corps du Christ répandu sur la terre entière... Le Christ prêche le Christ, le Corps proclame sa Tête, et la Tête protège le Corps.

Sermo 354.

- qu'un seul Christ S'aimant Lui-même :

Les Fils de Dieu sont le Corps du Fils unique de Dieu; puisqu'Il est la Tête, nous ses membres, il n'y a qu'un seul Fils de Dieu... Celui qui donc aime les Fils de Dieu, aime le Fils de Dieu... et en aimant, il devient membre lui aussi: l'amour le fait entrer dans la cohésion du Corps du Christ, et il n'y aura plus qu'un Christ S'aimant Lui-même.

Tract. in Jo. Ep.. 10 ; 3.

- qu'un seul Christ Se sanctifiant Lui-même :

En le Verbe, le Fils de l'homme a Lui-même été sanctifié dès l'instant de sa création, quand le Verbe s'est fait chair, car il n'y eut qu'une Personne, du Verbe et de l'homme. Alors Il Se sanctifia Lui-même en lui-même, c-à-d. lui-même homme en Lui-même Verbe. Car il n'y a qu'un Christ, Verbe et Dieu, sanctifiant l'homme dans le Verbe.

Ibid. 4.

Dans cette optique, le Sacrement essentiel de notre Salut, l'Eucharistie, ne peut pas être considérée comme un spectacle sacré célébré devant des témoins. À ce point d'adéquation entre les membres du Corps du Christ et la tête, l'Eucharistie est bien notre propre Mystère. Notons comment Augustin comprend le « Amen » que les fidèles répondent aux Paroles de l'Institution :

Puisque donc vous vous êtes le Corps du Christ et ses membres, c’est votre mystère à vous qui est placé sur la Table du Seigneur. C'est votre Mystère que vous recevez. C'est à l'affirmation de ce que vous êtes que vous répondez « Amen », et votre réponse est comme votre signature. On vous dit : « le Corps du Christ » et vous répondez « Amen ». Soyez donc les membres du Corps du Christ, - pour que soit vrai votre « Amen ».

Sermo 272.

En l'Eucharistie, l'union du Ciel et de la terre est réalisée, car elle l'est dans le Christ : la Rédemption est accomplie. Augustin nous donne cette sentence :

Manens Deus accepit hominem, qui fecit hominem. C'est en demeurant Dieu que Celui qui a fait l'homme a assumé l'homme.

Tract. in Jo. . 28 ; 1.

Dans l'Eucharistie, de terrestres nous sommes devenus célestes :

Nous sommes avec Lui dans le Ciel par l'espérance, Lui est avec nous sur terre dans la Charité.

En. in Ps. 54.

Et c'est la contemplation de ce mystère qui nous donne la plénitude de la joie.

Comprenez et réjouissez-vous. Unité, piété, charité. « Un seul pain » - et qu'est-ce que ce Pain unique ? Un seul Corps fait de beaucoup. Songez que le pain ne se fait pas avec un seul grain, mais avec beaucoup. Pendant les exorcismes, vous étiez, en quelque sorte, sous la meule. Au Baptême, vous avez été comme imbibés d'eau. L'Esprit-Saint est venu en vous, comme le feu qui cuit la pâte. Soyez ce que vous voyez et recevez ce que vous êtes.

Sermo 272.

L'Église étant l'Épouse du Christ, toute célébration est ainsi nuptiale :

Le Christ a montré sa Chair en Se manifestant dans la lumière terrestre ; et la couche de cet Époux fut le sein de la Vierge car, en ce sein virginal, ils se sont unis tous les deux, l’Époux et l'Épouse, le Verbe-Époux, et la Chair-Épouse.

Tract. in Jo. . 2 ; 2.

La Chair eucharistique constitue ainsi l'origine et les prémices de l'Église. Toute ecclésiologie est donc fondée sur l'Eucharistie. Les Charismes apostoliques sont donnés aujourd'hui à l'Église. C'est l'Église qui parle en langues sur la surface de la terre :

Autrefois, chaque Apôtre parlait toutes les langues; cela, à présent, l'Unité le fait ; un seul Homme, dans toutes les nations, parle toutes les langues, un seul Homme : la Tête et le Corps; un seul Homme : le Christ et l'Église.

En. II in Ps. 18.

L'Église a toutes les caractéristiques d'un être vivant : elle prie et supplie, comme un Homme unique dont nous composons les cellules, qui se succèdent tout au long de l'Histoire.

Le Corps entier du Christ gémit dans les épreuves, et jusqu’à la fin des siècles, jusqu’à ce que finissent les épreuves, cet homme gémit et crie vers Dieu, et chacun de nous, pour sa part, crie dans le corps de cet Homme. Tu as crié durant les jours de ta vie, et tes jours se sont écoulés. Un autre alors t'a remplacé, et il a crié durant ses jours à lui. Toi ici, lui là, un autre ailleurs : le Corps du Christ, durant tout le jour, n'a cessé de crier, un membre remplaçant l'autre quand le premier se taisait. Il y a donc un Homme unique qui dure jusqu'à la fin des temps et ce sont toujours ses membres qui crient.

En. in Ps. 135.

Nous en arrivons ainsi au Mystère le plus profond et le plus troublant, qui est celui de la souffrance. Elle est injustifiable par définition, et donne l'argument de la révolte contre Dieu, si l'on se Le représente comme une Divinité trônant impassible au-dessus des peines de ses créatures. Or la réalité est tout autre : lorsque saint Paul dit qu'il « complète en sa chair ce qui manque aux épreuves du Christ » (Col. 1 ; 24) - cette parole qui a été tant de fois comprise de façon erronée, ou enveloppée d'un prudent silence, devient lumineuse :

Je supplée, dit-il, à ce qui manque aux tourments, non à mes tourments, mais à ceux du Christ ; et cela dans la chair, non plus du Christ, mais dans la mienne. Le Christ donc, endure encore des tourments, mais non plus dans sa chair dans laquelle Il est remonté au Ciel, mais dans sa chair qui peine sur terre.

En. in Ps. 42.

Et finalement sa chair qui peine sur la terre est bien la mienne ! C'est une pensée très hardie qui pousse l'assimilation au Christ jusqu'en ses extrêmes. Lorsqu'il commente la parole du Christ « Je Me sanctifie Moi-même », dans sa Prière Sacerdotale (Jn. 17 ; 19), Augustin l'explique ainsi: « Je les sanctifie eux, en Moi-même ( le Christ ) puisqu’aussi bien eux sont Moi ». Citons la parole augustinienne, en cette langue qui excelle à jeter des formules lapidaires : « Quia et ipsi sunt Ego »; et il insiste encore : « en vérité, ceux dont Il dit cela, comme je l'ai rappelé, sont ses membres, et la Tête unie au Corps ne fait qu'un seul Christ ». Nos souffrances sont bien celles du Christ, qui prend sur Lui toutes nos peines. Lorsque le Christ annonce sa glorification future, Il laisse échapper cette parole : « Maintenant, mon âme est troublée » (Jn. 12 ; 27) . Et Augustin s'interroge sur le trouble de l'Homme-Dieu :

Comment, Seigneur, ordonnes-Tu à mon âme de Te suivre, si je vois que ton âme à Toi est troublée ? Comment pourrais-je supporter ce qu'une telle fermeté trouve pesante ? Quel appui chercherais-je, Si le Rocher défaille ? Mais il me semble entendre le Seigneur me répondre en moi-même, et me dire : Tu ne me suivras que mieux ; Je M'interpose de cette façon, pour que tu puisses tenir. Tu as entendu s'adresser à toi la Parole de ma puissance ; écoute en Moi la voix de ta faiblesse. Je t'inspire le courage pour courir, Je ne t'empêche pas d'aller plus vite encore, mais Je transporte en Moi ta crainte, et Je M'étends, en quelque sorte, pour que tu passes.

In Jo. LII.

Et Augustin s'écrie: « O Domine mediator ! » Ainsi, nulle souffrance ne reste étrangère au Seigneur, qui Se révèle être solidaire de tous les membres souffrants de son Corps. La Tête n'est pas indifférente à son Corps, et le Christ souffre tout entier de la Passion infligée à son Église :

(Le Christ) est venu recevoir des affronts et donner de la gloire, recevoir la mort et donner la vie. Au moment de mourir par ce qu'Il avait pris de nous, ce n'est pas en Lui, mais en nous, qu'Il avait peur, et quand Il disait « mon âme est triste jusqu'à la mort » (Mt. 26 ; 38) il s'agissait, en réalité, de nous tous avec Lui. Car sans Lui, nous ne sommes rien, mais en Lui, le Christ, c'est nous aussi. Pourquoi ? Parce que le Christ tout entier, c'est la Tête et le Corps.

En. in Ps. 30.

Telle est la clef qui nous permet de scruter les paroles les plus troublantes de l'Écriture. C'est dans le coeur même de celui qui souffre, que nous découvrons le présence du Seigneur.

Par la Foi, l'Espérance et la Charité, nous aussi sommes avec Lui, notre Tête, dans le Ciel pour l'éternité, puisque Lui aussi, dans sa Divinité, sa bénignité, son Unité, est avec nous sur terre jusqu'à la fin des temps..

En. in Ps. 26.

La vie dans l'Au-delà


Cette doctrine de l’Église-Corps du Christ montre clairement le pont qui relie notre dimension à l’univers spirituel. Il ne s’agit d’un seul Corps spirituel, que ses membres soient ici-bas ou dans l’au-delà. Cela pose la question du passage de notre dimension à celle qui est située au-delà de notre espace-temps. Que se passe-t-il après la fin de notre vie terrestre ? A ce propos, une homélie de saint Macaire d’Alexandrie est vraiment intéressante :

Une fois saint Macaire d'Alexandrie questionna des Anges qu'il avait rencontrés dans le désert :
Pourquoi les saints Pères nous ont-ils transmis d'accomplir dans l'Église l'offrande à Dieu pour un défunt le troisième jour, le neuvième et le quarantième et quel est le profit qui peut bien en résulter pour l'âme du défunt ?

L'Ange répondit:
Dieu n'a pas permis que quoi que ce soit se fasse dans son Église sans utilité ou sans profit. Car lorsqu'il y a une offrande le troisième jour, l'âme du défunt obtient de son Ange gardien un soulagement dans la peine qu'elle éprouve du fait de sa séparation d'avec le corps. Elle l'obtient parce que l'action de grâce et l'offrande ont été faites pour elle dans l'église, et cela produit en elle une bonne espérance. Car dans le courant de deux journées, l'âme se laisse errer sur la terre à son gré avec les deux Anges qui se trouvent devant elle. C'est pourquoi l'âme qui aime le corps erre soit autour de la maison d'où elle s'est séparée d'avec le corps, soit autour du tombeau où son corps est enterré, et ainsi passe deux jours comme un oiseau à la recherche de son nid. Mais l'âme vertueuse se promène par les lieux où elle a accompli la justice.

Au troisième jour, Celui qui a ressuscité d'entre les morts ordonne que toute âme chrétienne soit emmenée vers le ciel, à l'image de sa propre résurrection pour participer à la migration de tous vers Dieu. C'est pourquoi l’Église observe une bonne coutume en célébrant au troisième jour l'offrande et la prière pour l'âme. Après sa migration vers Dieu, Dieu ordonne que l'on présente à l’âme les diverses demeures agréables des saints et les beautés du Paradis. L'âme les visite pendant six jours, admirant et glorifiant Dieu, le Créateur de tout cela. Et lorsqu'elle regarde tout cela, elle ne change pas et n'oublie pas la peine qui était la sienne alors qu'elle demeurait dans le corps. Mais si elle s'est rendue coupable de péchés, avant de regarder la réjouissance des justes, elle commence à les regretter et à se faire des reproches en disant : quel malheur pour moi, que je me suis appauvrie en ce monde ! En m'enivrant de la satisfaction de mes désirs, j'ai perdu la plus grande partie de ma vie à ne rien faire sans servir Dieu comme il convenait pour pouvoir me rendre digne de ces grâces et de cette gloire. Quel malheur d'avoir été si paresseuse ! [...]. Et après avoir visité durant six jours toutes les joies des justes, les Anges l'emmènent de nouveau pour sa migration vers Dieu. C'est pourquoi l'Église fait bien de célébrer les offices du neuvième jour et de faire l'offrande pour le défunt.

Après une autre migration, notre Maître à tous ordonne d'emmener l'âme en enfer et de lui montrer les lieux de tourments qui se trouvent là-bas, les divers départements de l'enfer, et les tourments des impies, dans lesquels se trouvent les âmes des pécheurs qui ne cessent de se la¬menter et de grincer des dents. L'âme visite ces divers lieux de tourments pendant trente jours, toute frissonnante à la pensée d'être elle-même condamnée à s'y trouver enfermée. Le quarantième jour, l'âme reprend sa migration vers Dieu, et c'est alors que le Juge va attribuer à l'âme le lieu qui lui convient en fonction de ses actes. C’est pourquoi l’Eglise procède justement en célébrant au quarantième jour la mémoire des défunts.

Voilà ce que nous dit saint Macaire. Il faut cependant noter que cela n’a aucune base dans les Écritures, et que nous sommes parfaitement libres de ne pas croire les détails que nous donne saint Macaire. Ce qui appartient à la Foi orthodoxe, c’est l’affirmation de l’immortalité de l’âme et notre Résurrection selon la chair.

De nos jours, de nombreux livres relatent les « expériences post-mortem » - ce qu’ont aperçu les gens qui ont été en des états de mort clinique, puis réanimés. Tous sont passés dans une sorte de « tunnel », puis ont vu une grande lumière, apaisante et remplie de joie et de présences amicales. Cette expérience semble être universelle, indépendante des cultures où ont vécu les gens qui les ont éprouvées. Les personnes qui ont vécu cela ont perdu toute frayeur envers le phénomène de la mort ; cela a fréquemment changé leur existence, les a ramenés à l’essentiel, sans pour autant nécessairement les réunir à une Église institutionnelle.

Certains auteurs religieux se sont opposés à ces affirmations, car ils sont gênés que tous connaissent la lumière après la mort, même ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans une église ! Il me semble qu’il n’y ait pas de problème de ce côté, car le Seigneur est ressuscité pour toute l’humanité : TOUS ressuscitent, même Hitler ou Staline – les uns pour le Salut, les autres pour la condamnation.

D’autres auteurs s’opposent à ces récits d’« expériences post-mortem », car ils ne croient pas en une survie après la mort. Pour ceux-ci, ces visions ne sont qu’une ultime activité de défense du cerveau. Chacun est libre de croire ou de ne pas croire qu’il existe quelque chose après les apparences de cette vie terrestre.

Il me semble bien que rien ne s’oppose substantiellement au message de l’Église, parmi ces divers récits de passage de ce monde à l’autre. Il existe cependant ce que l’on peut appeller un « critère de vraisemblance » : la personne qui a été réanimée peut avoir fait l’expérience du passage dans ce « tunnel » ; par contre, il n’y a plus de retour possible après avoir goûté de la Lumière divine. Nous pouvons être certains que les récits de gens qui décrivent avec force détails les rencontres qu’ils ont fait dans l’au-delà, ces récits sont le fruit de l’imagination.

L’Église sait qu’il existe une transition nécessaire entre cette dimension où nous vivons et l’au-delà. Ce que nous racontent les gens qui ont été réanimé « in extremis » est une expérience lumineuse et pacifiante ; la rencontre que nous attendons au-delà des limites de cette vie terrestre est celle d’une lumière inexprimable, celle qu’ont vu les saints Apôtres à la Transfiguration.

Nous pouvons synthétiser tout ceci en ces termes : lorsque quelqu’un décède, la personne a conscience de sa séparation d’avec son corps, séparation qui se fait sans douleur. L’âme reste quelque temps dans le voisinage immédiat du corps, et est consciente de son environnement. Les personnes qui ont été réanimées ensuite étaient conscientes de ce qui se passait dans d’autres pièces. De nombreux témoignages vont dans ce sens. C’est pourquoi la prière au chevet d’une personne décédée est si importante : elle apaise et élève l’âme du défunt, tout autant que celle des personnes présentes. Il faut éviter les paroles inconséquentes auprès du défunt, comme toute manifestation excessive de douleur, qui peut troubler l’âme en partance vers l’au-delà.

Idéalement, tout devrait être vécu dans la paix et dans une sereine gravité. Ce n’est pas toujours possible. La prière aide l’âme à se séparer des derniers lien qui la retiennent ici-bas. C’est une force ascendante qui assiste et conforte l’âme dans son ascension vers le Seigneur. Il est très important que la prière de l’Église accompagne le corps du défunt jusqu’au lieu de son repos, car l’âme du défunt et encore présente non loin. L’Église orthodoxe a gardé cette belle tradition, alors que l’Eglise romaine n’accompagne plus le convoi au cimetière, ce qui trahit un manque de sens spirituel.

Si la personne ne s’attendait absolument pas à la cessation de sa vie terrestre, ou si son âme était absolument ensevelie dans ses soucis de ce monde, alors son départ sera très difficile. Notre vie chrétienne est un entraînement à ce grand voyage : si nous sommes déjà accoutumés à la fréquentation du monde spirituel, si nous sommes déjà détachés en esprit des choses de ce monde, alors notre départ pourra s’effectuer sans heurt ni déchirement.

Dans des cas extrêmes, certains ne parviennent pas à s’en aller, et continuent à errer ici-bas, se manifestant parfois sous diverses formes. Il est toujours possible de libérer ces âmes en priant pour elles. Nous pouvons noter que les manifestations d’esprits des défunts sont les plus fréquentes dans ces pays marqués par la Réforme protestante, où l’on ne croit pas en la puissance de la prière pour les défunts, et où l’on pense que l’abîme qui sépare les vivants des défunts est infranchissable.

L’âme franchit alors ce « tunnel » et accède à la Lumière divine. A ce moment-là, il n’y a plus de retour possible. L’âme s’élève dans l’univers spirituel par diverses étapes, qui ne nous sont pas connues avec certitude. Ce que nous savons, c’est qu’elles n’impliquent pas de souffrance : l’Église orthodoxe n’a pas de théologie de la « souffrance rédemptrice » : c’est par sa Résurrection que le Christ nous a sauvés, et non pas par ses souffrances. La purification dans l’au-delà, les étapes que nous franchirons afin de parvenir à contempler la Lumière divine, ne supposent aucune souffrance.

Ensuite arrive le Jugement. C’est une grande question qu’il nous faut scruter avec attention.

Dans plusieurs Dogmatiques, nous voyons sous la plume d’auteurs orthodoxes la notion de « Jugement particulier ». Or un « Jugement particulier » est ignoré par les Écritures, qui ne connaissent que le Jugement cosmique de la Fin des Temps. Le « Jugement particulier » a été inventé par la théologie catholique pour répondre à la question suivante : « que se passe-t-il entre le moment de la mort, et celui du Jugement dernier ? C’est un temps très long, qui comprend toute l’Histoire humaine depuis la date du décès jusqu’à celle de la fin du monde ». La théologie catholique disait qu’un « jugement particulier » se tenait au chevet du défunt, et décidait de l’envoi dans un « purgatoire » ou dans des « limbes » en attendant que survienne le Jugement dernier, où serait entérinée la décision du Jugement particulier, par la séparation des bons d’avec les méchants. Divers théologiens orthodoxes ont recopié cet argument sans réfléchir plus avant.

Le temps n’est pas un absolu : c’est la mesure du déplacement d’un objet dans l’espace. L’espace est la mesure du déplacement de l’objet dans le temps. Les deux sont inter-reliés. Nous vivons dans un espace à quatre dimensions : les trois dimensions de l’espace, et celle du temps. Nous pouvons nous mouvoir en tout sens dans l’espace, tandis que le temps est uni-directionnel. Il y a à cela une raison simple : nous vivons dans un monde pénétré d’entropie, où l’énergie se disperse, où les forces se dirigent du plus vers le moins. Si nous filmons un immeuble que l’on fait sauter et qui s’écroule dans un nuage de poussière, nous pouvons visionner le film en sens inverse, et voir la poussière et les décombres se réagglomérer en immeuble… Dans la réalité, c’est impossible, car il y a eu perte d’information, et dissipation d’énergie.

Le temps étant la mesure du déplacement d’un objet dans l’espace, s’il n’y a plus d’espace ni d’objet matériel, le temps disparaît lui aussi. Ainsi, il n’y a pas de temps entre le moment de la mort et celui du Jugement dernier. Cela a aussi peu de sens de poser la question : « que se passe-t-il entre le moment de la mort, et celui du Jugement dernier ? » que de poser la question « que se passait-il avant que Dieu crée le monde ? » En l’absence de temps, la question ne se pose pas. Il n’existe donc ni jugement particulier, ni attente dans un purgatoire quelconque. La Tradition ancienne voyait juste en décrivant le Jugement sans intervalle, après de décès de chaque être humain.

Entre notre décès et le Jugement dernier, notre âme est dépourvue de corps : elle est pure information, qui comprend toute la moisson d’expérience spirituelle que nous avons engrangée pendant notre existence corporelle. Cette information réside dans la Mémoire du Dieu créateur. C’est pourquoi nous chantons « mémoire éternelle » lorsque nous prions pour un défunt. De quelle mémoire s’agit-il ? De la mémoire humaine ? Certainement pas : le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle n’a aucun caractère d’éternité. Même si nous gravons dans le granite le nom de la personne dont nous désirons garder le souvenir, l’écoulement du temps aura raison de notre fidélité. Il s’agit de la mémoire divine, qui est seule authentiquement éternelle, et qui garde intacte toute l’information dont l’âme est faite, en attendant qu’elle soit revêtue d’un corps glorieux, à la Résurrection générale.

Les Pères de l’Église, et en particulier saint Grégoire de Nysse, considéraient de façon très concrète la Résurrection de la chair. Selon saint Grégoire, chaque atome qui a constitué notre corps garde en quelque sorte la marque de l’âme qu’il a approchée.

« L’âme demeure présente aux éléments auxquels elle a été unie dès le commencement, même après leur dissolution. Elle demeure toujours en eux, où qu’ils soient et dans quelque état que la matière les mette » dit saint Grégoire. La science actuelle nous permet de comprendre beaucoup plus facilement ce type de raisonnement, qu’à l’époque où l’on considérait la matière comme inerte par définition : nous connaissons les « isotopes » qui sont des éléments rendus eux-mêmes radioactifs, après avoir été exposés au rayonnement d’un corps naturellement radioactif. Nous pouvons considérer que la matière du corps, après avoir été exposée au « rayonnement » spirituel de l’âme, en garde une caractéristique distincte, qui permet à l’âme de reprendre ses éléments, lors de la Résurrection.

On peut rétorquer que le corps n’est jamais que le lieu de passage de la matière, car tout ce qui nous constitue, à part la structure osseuse et divers neurones, est renouvelé approximativement tous les sept ans. Très curieusement, saint Grégoire, au quatrième siècle, répond déjà à cette objection, indépendamment de la science actuelle qui nous permet de la poser. Il nous dit que certes, le corps change, mais que sa forme spirituelle (eidos)reste identique, et qu’il faut distinguer, dans notre corps, entre les éléments constitutifs qui restent immuables et ceux qui sont accidentels, qui circulent dans le corps comme la sève dans l’arbre, et dont le caractère transitoire fait qu’ils ne sauraient participer à cette dynamique de la Résurrection corporelle.

Après la Résurrection vient le Jugement – et c’est une notion qu’il est fort difficile de faire accepter aujourd’hui. L’homme n’accepte pas de se faire juger. Il est vrai que le Jugement a été terriblement caricaturé par ce que l’on peut appeler une « pastorale de la terreur ». Faute d’être capables d’inspirer l’amour de Dieu, les ecclésiastiques ont assené sur la tête des gens des menaces et des vitupérations, ce qui fait que l’on ne peut plus entendre parler du Jugement aujourd’hui. Mettons-nous à l’écoute de saint Isaac le Syrien pour savoir ce qu’il en est au juste :

Qu’est- ce que le Paradis ?

Le Paradis est l’amour de Dieu, lequel porte en lui les délices de toutes les béatitudes. (…) quand nous avons trouvé l’amour, nous nous nourrissons du Pain céleste, et nous sommes réconfortés au-delà de toute œuvre et de toute peine. Le Pain céleste est le Christ, qui est descendu du Ciel et a donné la Vie au monde. Et telle est la nourriture des Anges. Celui qui a trouvé l’amour, se nourrit du Christ chaque jour et à toute heure, et il en devient immortel.
72ème discours ascétique.

Qu’est-ce que l’Enfer ?

Quant à moi, je dis que ceux qui sont tourmentés en Enfer le sont par les coups de l’amour. Qu’y a-t-il de plus amer et de plus violent que les tourments de l’amour ? Ceux qui sentent qu’ils ont péché contre l’amour, porte en eux une damnation bien plus grande que les châtiments les plus redoutés. La souffrance que met dans le cœur le péché contre l’amour est plus déchirante que tout autre tourment. Il est absurde de penser que les pécheurs en Enfer sont privés de l’amour de Dieu. L’amour est l’enfant de la connaissance de la vérité, laquelle de l’aveu de tous est donnée sans partage. Par sa puissance même, l’amour agit de deux manières. Il tourmente les pécheurs, comme il arrive ici-bas qu’un ami tourmente un ami. Et il réjouit en lui ceux qui ont gradé ce qu’il fallait faire. Tel est à mon sens le tourment de l’Enfer : le regret. Mais les âmes des fils d’en-haut sont dans l’ivresse des délices.
84ème discours ascétique.

Ces passages sont fort importants : ils montrent bien que c’est nous-mêmes qui nous situons par rapport à Dieu. Ici-bas, nous vivons dans le temps, ce qui nous donne l’occasion de changer, d’évoluer. Le décor qui est autour de nous, nous donne tout autant de raisons d’affirmer la présence divine que de la nier : nous sommes libres. Nous pouvons nous reconnaître comme créatures de Dieu, comme serviteurs du Christ, ou considérer que nous sommes seuls dans l’Univers immense et anonyme, et imaginer que le monde entier tourne autour de nous qui nous considérons comme la fin et le terme de toutes choses. Les deux options sont possibles.

Une fois parvenus dans l’au-delà, il n’existe plus de décor pour nous mettre à l’abri de Dieu : nous sommes tout entiers exposés au puissant rayonnement divin. Pour celui qui s’y oppose avec haine, la lumière divine est un feu qui consume ; pour celui qui la reçoit avec amour, la lumière divine est une joie éternelle. La lumière solaire peut à la fois dessécher et épanouir ; la lumière divine est souffrance pour qui s’y refuse, allégresse sans fin pour celui qui s’y ouvre avec gratitude. Dans l’au-delà, tout est absolu : le temps n’existe plus, et avec lui, disparaît toute possibilité de conversion : nous ne pouvons être qu’absolument pour – ou absolument contre Dieu. Cela ne change rien au rayonnement de l’amour divin.

Notre sort est entièrement de notre responsabilité. Dans le Jugement, Dieu ne fait que constater notre position envers Lui. C’est l’être humain qui constitue volontairement son propre Enfer ; et cela, nous pouvons malheureusement le constater dès ici-bas. Le refus de Dieu de notre part ne change rien à son absolue bonté, ni au fait qu’il ne veut qu’une seule chose : nous sauver et nous associer à son amour – tout en nous laissant l’entière liberté de Le laisser dehors, alors qu’Il frappe à la porte de notre âme.

Que pouvons-nous entendre par « pécher contre l’Amour ? » C’est un domaine pénible à aborder, comme tout ce qui concerne le péché de l’être humain… Voici un passage du Père Lev Gillet, extrait de son commentaire du Symbole de Foi :

Nous entrevoyons, quoique comme au travers d'un voile, ce que pourra être pour ceux qui se tiennent à la droite du Roi - ceux qui ont cherché le Royaume de Dieu - la vie du siècle à venir. Il nous est plus difficile de nous représenter le sort de ceux qui meurent, par leur propre choix, séparés de Dieu. Nous l'avons déjà dit : ce n'est pas Dieu qui les juge, qui les condamne. La mort, comme une conséquence logique, les fixe dans l'état qu'ils ont choisi eux-mêmes.

Mais comment Dieu peut-il permettre que leur choix s'égare d'une telle manière ? La conscience religieuse moderne rejette de plus en plus l'idée d'une torture et d'un feu matériels destinés aux damnés. Mais l'idée d'une séparation éternelle d'avec Dieu et de la souffrance morale qui l'accompagne nous est-elle de beaucoup plus acceptable ? Il est vrai que, en fait, nous ne pouvons dire de personne qu'il a été ou sera damné. Mais que, en droit, la possibilité de la damnation subsiste, ne serait-ce que comme une limite logique, n'est-ce point, pour notre confiance en la bonté du Père, une épreuve et un scandale douloureux ?

On a proposé à cette énigme des solutions diverses. On a parlé d'une annihilation des âmes pécheresses, d'une séparation radicale entre le péché (en quelque sorte ontologique) qui serait éternellement condamné et le pécheur qui serait sauvé, d'un pardon ultime qui serait accordé aux pécheurs. Plutôt que de recourir à des hypothèses invérifiables, il vaut mieux maintenir comme des avertissements solennels les paroles de l'Évangile, sans chercher à en épuiser le sens ou à en interpréter les symboles ; il faut, d'autre part, admettre que ces paroles recouvrent un mystère, actuellement inaccessible et qui ne nous sera révélé que dans la vie éternelle ; il faut enfin nous rappeler que, si Dieu est amour, la solution du mystère ne peut être qu'une solution d'amour et que la Miséricorde infinie autorise des espérances infinies.

Lorsque saint Isaac le Syrien affirme : Ceux qui sentent qu’ils ont péché contre l’amour, portent en eux une damnation bien plus grande que les châtiments les plus redoutés, il fait référence à tout autre chose qu’au simple péché personnel. Dans un livre d’Histoire, un auteur se demandait qu’est-ce qui avait porté des Allemands très ordinaires, mis en situation de guerre, à commettre des atrocités inconcevables, pour redevenir plus tard des citoyens tout aussi ordinaires et apparemment dépourvus de tout remords. Cet auteur employait une catégorie fort utile : l’expression « culture de la haine ». Il expliquait que toute une génération avait été élevée dans un contexte où la haine des juifs était incessamment enseignée et justifiée. Des livres, des articles, des affiches, des expositions, la rumeur publique, bref, tout ce qui constitue une « culture » avait diffusé dans le corps social, pendant des décennies, pendant une génération entière, l’idée que le peuple juif portait la culpabilité du peuple allemand dans son ensemble. Une fois en situation de guerre, ces gens baignés dans une « culture de la haine » ont commis les pires exactions sans le moindre remords apparent, et en excédant souvent les ordres qui leur étaient donnés. Nous voyons cela se reproduire dans différents pays où la « culture de la haine » a imprégné les esprits pendant des générations.

Lorsque les information nous communiquent la nouvelle que quelqu’un a fait sauter avec lui un autobus entier rempli de passagers, on se demande qu’est-ce qui passe par l’esprit de gens qui font périr leurs frères humains, souvent dans d’affreuses souffrances ? Ne se mettent-ils pas un instant à la place de ceux auxquels ils infligent une fin brutale de leur vie terrestre ? Ne pensent-ils pas aux conjoints, à la famille, aux amis des victimes qu’ils vont occasionner ? Malheureusement, ces questions se posent bien souvent, dans l’Histoire humaine. Le « péché contre l’Amour » de saint Isaac n’est autre de cette « culture de la haine » qui imprègne l’esprit de ceux qui se sont laissés pénétrer durablement par les forces des ténèbres : c’est bien plus profond qu’un ensemble de péchés individuels. De très nombreux péchés laissent toujours une place au pardon, n’empêchent pas nécessairement de retrouver Dieu, tandis qu’une haine profondément incrustée dans l’âme rend le Salut difficile et problématique. Cette notion de « culture de la haine » peut nous aider à comprendre l’origine de comportements humains absolument stupéfiants, et attire notre attention sur le danger, par exemple, de cette atmosphère de violence qui imprègne la civilisation contemporaine, et qui risque de d’influencer chacun d’entre nous, si nous ne demeurons pas vigilants.

Oui, nous retrouverons dans l’au-delà ceux que nous avons connus et aimés ici-bas. L’amour humain est semblable à la flamme d’un cierge. Allumons celui-ci dehors, en plein midi, un jours d’été. La flamme du cierge existe bien, mais sa clarté est vraiment peu de chose si on la compare avec la pleine lumière du soleil. Le même cierge, allumé au milieu de la nuit, brille de toute sa clarté. Pourtant, il s’agit de la même flamme, qui ne brille ni plus, ni moins. Notre amour humain brille de tout son éclat dans la nuit de la vie terrestre. Cependant, la lumière de cet amour est peu de chose dans le monde à venir, lorsque nous serons baignés dans la plénitude du rayonnement divin.


Le monde immatériel


Nous avons vu que l’Église en tant que Corps du Christ réalise l’unité entre notre dimension et l’au-delà. Dès que nous parlons de l’au-delà, nous ne pouvons passer sous silence la présence des Puissances angéliques. Qu'est-ce que la Tradition de l'Église orthodoxe nous apprend sur les Anges ?

Le nom "Ange" vient du Grec « aggelos » - qui veut dire « messager », « annonciateur », « envoyé ».

Dans l'Évangile de Matthieu, nous trouvons le passage suivant :

Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits : car, je vous le dis, leurs Anges aux cieux se tiennent constamment en présence de mon Père qui est aux cieux.

Mt. 18; 10.

Les Anges vivent en face du Père ; ce passage nous indique que pour chaque personne existe un Ange qui a une relation particulière avec elle. La Tradition de l'Église orthodoxe dit également que pour chaque ville, pour chaque église, pour chaque autel, il existe un Ange qui a pour mission particulière de veiller sur ce qui lui est confié par Dieu. Le psaume 102 (103 suivant le décompte hébreu) cite également les Anges :

Bénissez le Seigneur, tous ses Anges,
puissants messagers qui exécutez ses ordres,
obéissant à sa voix.

Ps. 102; 20.

Ce psaume est lu chaque matin, dans l'Église orthodoxe. Il figure en effet dans l'Hexapsalme - série de six psaumes qui sont lus au début de l'Office de Matines. Cela montre l'importance que l'Église donne à ce texte, qui souligne le rôle des Anges comme messagers de la volonté divine. Citons maintenant la magnifique vision du prophète Isaïe :

Je vis le Seigneur Dieu assis sur un trône élevé ; sa traîne remplissait le sanctuaire ; des Séraphins se tenaient au-dessus de lui, ayant chacun six ailes : deux pour se couvrir la face, deux pour se couvrir les pieds, deux pour voler. Et ils se criaient l'un à l'autre ces paroles :

Saint, Saint, Saint est le Seigneur tout-puissant.
Sa gloire remplit toute la terre.

Les gonds du seuil vibraient à la voix de celui qui criait et le Temple se remplissait de fumée.
Je dis : « malheur à moi, je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j'habite au sein d'un peuple aux lèvres impures, et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur Sabaoth ».
L'un des Séraphins vola vers moi, tenant en main une braise qu'il avait prise avec des pinces sur l'autel. Il m'en toucha la bouche et dit : « Vois donc, ceci a touché tes lèvres, ton péché est effacé, ton iniquité est expiée ».

Is. 6; 1-7.

Dans ce passage, nous voyons que les Anges proclament la sainteté de Dieu et la communiquent aux pécheurs. Le chant des Séraphins a été repris par l'Église pour le Sanctus de la divine Liturgie : par ce chant, le choeur s'identifie aux Anges qui célèbrent la gloire de Dieu.

De plus, dans l'Église orthodoxe, la sainte communion est donnée aux fidèles avec une cuillère spéciale qui n'est autre que la représentation des pinces utilisées par le Séraphin : aujourd'hui, sur l'Autel, le Corps et le Sang du Christ sont cette braise spirituelle qui vient nous apporter la chaleur de la Vie divine, la chaleur du corps du Christ ressuscité.

Le Séraphin prend à l'aide de pinces un charbon ardent sur l'Autel céleste - de même, le prêtre prend le pain consacré imbibé de vin consacré, signe du Corps et du Sang du Christ, avec une cuillère liturgique, et la donne au croyant, qui dit intérieurement la parole du prophète Isaïe: « mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur Sabaoth ».
Lorsque le prêtre a donné la communion, il dit à tous : « ceci a touché vos lèvres, vos péchés vous sont pardonnés » - c'est précisément ce que dit le Séraphin au prophète. Tout ce passage du livre d'Isaïe est donc vécu par l'Église à chaque Liturgie.

Les Anges sont présents partout dans la Liturgie de l'Église orthodoxe: au début de la cérémonie de la Préparation, avant l'Eucharistie, le prêtre met une parcelle de pain, à côté de celui qui va être consacré, « en honneur et mémoire des grands chefs des choeurs angéliques, Michel et Gabriel, ainsi que de toutes les puissances célestes et incorporelles » ; - puis le prêtre continue en disant : « du vénérable et glorieux prophète, le Précurseur et Baptiste Jean ».

Jean-Baptiste est parfois représenté sur les icônes avec les ailes d'un Ange: sa vie ascétique et toute spirituelle fait qu'il a mené une vie angélique. Surtout le fait qu'il annonce, qu'il désigne le Christ, fait de lui un « aggelos » un « messager » de Dieu, qui est de ce fait assimilé aux Anges. C'est pourquoi l'Église lui chante :

Toi qui sur terre déjà paru l'égal des anges par ta remarquable vie
bienheureux Jean, dans l'allégresse nous te glorifions et te chantons :
Toutes ses oeuvres, bénissez le Seigneur.

premier tropaire de la huitième Ode, Matines du 7 janvier.

Pendant la Liturgie, on récite le « Credo » - le Symbole de Foi, qui résume toute la Foi de l'Église. À ce moment-là, le prêtre prend le voile qui couvre les vases sacrés, et l'agite, pour symboliser le frémissement des ailes des Anges, qui se tiennent tout autour de l'Autel, participant à la célébration des saints Mystères.

Le Christ a été constamment en contact avec les Anges. Au début de son Ministère public, lorsqu'il fut tenté par le diable, ce dernier l'emmena sur le pinacle du Temple, et cita les Écritures (comme quoi, même le diable peut citer les Écritures !) en disant ce verset du psaume 90 :

À ses Anges il ordonne à ton sujet de te garder en toutes tes voies.
Sur leurs mains ils te porteront, pour qu'à la pierre ton pied ne heurte.

psaume 90, 11-12.

Ce à quoi le Christ répondit, citant à son tour les Écritures, par une parole du livre du Deutéronome : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » (Dt 6 ; 16).
Il y aurait beaucoup à dire sur cette tentation au désert. Ici, il s'agit de la tentation du prodige : Dieu a voulu créer quelqu'un de libre :

La seule puissance qui soit au-dessus de tout, c’est la liberté véritable et toute-puissante, qui possède l’empire de l’Univers, qui ne fait subsister son règne ni par la force ni par la tyrannie, qui n’impose sa loi à ses sujets ni par la peur ni par la contrainte : il faut que la vertu soit libre de toute crainte et indépendante, il faut qu’elle choisisse le bien par son plein gré ; et le premier de tous les bien, c’est d’être soumis à la Puissance qui fait vivre.

Saint Grégoire de Nysse, Homélie 3 sur le « Notre Père », DDB 1982 La Prière du Seigneur, p. 64.

Il ne veut pas d'un esclave. Il serait facile pour Dieu de nous écraser sous l'évidence de miracles. Il ne le fait pas : il laisse toujours place au doute ; sa présence est discrète et pratiquement insensible. Car il faut que nous puissions croire LIBREMENT. Nous ne sommes jamais contraint de le faire. Si malheureusement des catastrophes et des cruautés surviennent dans le monde, c'est parce qu'à ce moment, il ne s'est pas trouvé quelqu'un pour prier. Dieu ne peut intervenir en ce monde créé que par la force de notre prière : Dieu n'intervient jamais malgré nous.

C'est le pari de la liberté humaine : Dieu a préféré un monde libre à un monde parfait. Il est inutile de dire : pourquoi Dieu a-t-il laissé perpétrer tel massacre ou a-t-il laissé se développer telle maladie ou infirmité ? Dieu a toujours TOUT laissé faire, y compris la mort de son Fils ! La vrai question est celle-ci : pourquoi n'ais-je pas prié avec une intensité suffisante pour que par moi, la grâce divine ait pu illuminer le monde et empêcher l'oeuvre des puissances des ténèbres ? La prière est le premier devoir du Chrétien.

Les Anges accompagnaient Jésus. Au Mont des Oliviers, « un Ange Lui apparut, qui Le réconfortait » (Luc, 22, 43). Les Anges accompagneront Jésus lors de sa seconde venue: « Quand le Fils de l'Homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les Anges, alors Il prendra place sur son trône de gloire » (Mt. 25; 31).

Les Anges sont des messagers de Dieu. C'est donc à Dieu même que notre prière sera adressée prioritairement. Comme il est dit dans l'épître aux Ephésiens :

Puisse Dieu (l'Apôtre parle ici de Dieu le Père) illuminer les yeux de votre coeur pour vous faire voir quelle (...) extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force, qu'Il a déployée en la personne du Christ, Le ressuscitant d'entre les morts et Le faisant siéger à sa droite, dans les Cieux, bien au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Seigneurie, de tout autre nom qui se pourra nommer, non seulement dans ce siècle-ci, mais encore dans le siècle à venir.

Éphésiens, 1; 19-21.

Le Christ est au-dessus des Anges, pour la bonne raison que c'est Lui qui les a créés :

(Le Christ) est l'image du Dieu invisible,
Premier-Né de toute créature,
car c'est en Lui qu'on été créées toutes choses,
dans les Cieux et sur la terre,
les visibles et les invisibles,
Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ;
tout a été créé par Lui et pour Lui.

Colossiens, 1; 15-16.

Étant créés par le Christ, les Anges reconnaissent sa Seigneurie :

J'entendis la clameur d'une multitude d'Anges rassemblés autour du Trône, (...) et criant à pleine voix: « Digne est l'Agneau égorgé de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l'honneur la gloire et la louange ».

Apoc. 5; 11-12.

Cette même soumission au Christ est bien marquée dans le passage suivant :

Tous les Anges en cercle autour du trône (...) se prosternèrent devant le Trône, la face contre terre, pour adorer Dieu ; ils disaient : « Amen. Louange, gloire, sagesse, action de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu pour les siècles des siècles ! Amen ».

Apoc. 7; 11-12.

Les Anges contemplent le mystère du Christ :

(Le Christ) a été manifesté dans la chair,
justifié dans l'Esprit,
vu des Anges,
proclamé chez les païens,
cru dans le monde,
enlevé dans la gloire.

I Tim. 3; 16.

Les Écritures nous préviennent bien du fait que c'est le Christ qu'il faut adorer :

Je tombai aux pieds de l'Ange qui m'avait tout montré, pour l'adorer. Mais lui me dit: « Non, attention, je suis un serviteur comme toi et tes frères les prophètes et ceux qui retiennent les paroles de ce livre: c'est Dieu qu'il faut adorer ».

Apoc. 22; 9.

Nous retrouvons la même mise en garde dans l'épître aux Colossiens :

Que personne n'aille vous frustrer (de la réalité: le Corps du Christ) en se complaisant dans d'humbles pratiques, dans un culte des Anges: celui-là donne toute son attention aux choses qu'il a vues, (...) et il ne s'attache pas à la Tête (Le Christ - Tête du Corps spirituel, voir Ephésiens 4; 15 et Colossiens 1; 18) pour réaliser sa croissance en Dieu.

Colossiens 2; 18 - 19.

L'apôtre met en garde ici les croyants contre l'erreur de négliger le Christ, en mettant les Anges au centre de leur prière. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il interdise de demander l'intercession des Anges, une fois que le Christ est fermement établi au centre de notre vie spirituelle. Il est bien entendu que seul le Dieu Père-Fils et saint Esprit est l'objet de notre adoration. Nous ne faisons que vénérer les Anges et leur adresser notre prière, au même titre qu'aux Saints et à la Mère de Dieu.

L'Église orthodoxe consacre une journée par semaine à la mémoire des saints Anges, s'il s'agit d'un jour ordinaire. C'est le lundi. Voici l'une des prières qui leur sont adressées :

Archistratèges des célestes armées, * malgré notre indignité nous vous prions * de nous protéger par vos prières et de nous garder * à l'ombre des ailes de votre gloire immatérielle, * nous qui nous prosternons devant vous et vous supplions instamment: * délivrez-nous de tout danger, * grands princes des Puissances d'en-haut.

Tropaire des Anges, ton 4.

Le 8 novembre, l'Église orthodoxe célèbre la fête des Archistratèges Michel et Gabriel, et des autres Puissances incorporelles. Citons encore un texte liturgique :

Faisant cercle autour du trône immatériel, * spirituelles Puissances, divins Incorporels, * pour Dieu, votre Maître, vous chantez * de vos lèvres ardentes le Trois-fois-Saint :

Saint est le Dieu et Père éternel,
Saint est le Fort, le Fils coéternel,
Saint est l'Immortel, l'Esprit consubstantiel,
qui est glorifié avec le Père et le Fils.

Cathisme poétique des Matines, Ton 2.

Nous ne connaissons le nom que de trois Anges. D'autres noms éventuels ne sont pas bibliques.
Michel veut dire en Hébreu « Qui est comme Dieu ? » Son nom nous est révélé dans le livre de Daniel, dans le passage suivant:

Le Prince du Royaume de Perse m'a résisté pendant vingt et un jours, mais Michel, l'un des Premiers Princes, est venu à mon aide.

Daniel 10 ; 13.

Un peu plus loin dans le livre de Daniel, on peut lire la prophétie suivante :

En ce temps se lèvera Michel le Grand Prince qui se tient auprès des enfants de son peuple.

Daniel 12 ; 1.

L'Archange Michel est aussi présent dans le Nouveau Testament. L'épître de saint Jude nous en parle dans le passage suivant:

L'archange Michel, lorsqu'il plaidait contre le diable et discutait au sujet du corps de Moïse, n'osa pas porter contre lui un jugement outrageant, mais dit: « Que le Seigneur te condamne ».

Jude 9.

Finalement, nous retrouvons l'Archange Michel dans l'Apocalypse :

Alors une bataille s'engagea dans le ciel: Michel et ses Anges combattirent le Dragon.

Apoc. 12, 7.

Gabriel veut dire en Hébreu « Homme de Dieu ». Son nom nous est révélé dans le livre de Daniel, dans le passage suivant :


Daniel 8 ; 16-19.

- et aussi dans ce passage :

Je parlais encore en prière, quand Gabriel, l'être que j'avais vu en vision au début, fondit sur moi en plein vol, à l'heure de l'oblation du soir. Il vint, me parle et me dit: « Daniel, me voici: je suis sorti pour venir t'instruire dans l'intelligence ».

Daniel 9 ; 21-24.

L'intervention la plus célèbre de l'Archange fut bien sûr son action répétée en liaison avec la Naissance du Seigneur. Nous trouvons ces récits dans l'Évangile de Luc:

Zacharie dit à l'Ange: « Qu'est-ce qui m'en assurera" (de la naissance de saint Jean-Baptiste) ? car je suis un vieillard et ma femme est avancée en âge ». L'Ange lui répondit: « je suis Gabriel, qui me tiens devant Dieu, et j'ai été envoyé pour te parler et t'apporter cette bonne nouvelle ».

Luc 1 ; 9-19.

Le récit de l'Annonciation se trouve dans le même Évangile:

Le sixième mois, l'Ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. Il entra chez elle et lui dit : « Salut, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi ».

Luc 1 ; 26-32.

Raphaël veut dire en Hébreu « Dieu a guéri ». Son nom nous est révélé dans le livre de Tobie, dans le passage suivant :

Tobie sortit, en quête d'un bon guide capable de venir avec lui, en Médie. Dehors, il trouva Raphaël, l'Ange debout face à lui (sans se douter que c'était un Ange de Dieu).

Tobie 5 ; 4.

Tobie se désigne lui-même sous le nom d'« Azarias » (5; 13); c'est la transcription grecque d'un mot hébreu qui veut dire « Dieu a secouru ».

Tout ceci nous a permis de faire le tour de ce que l'Église nous enseigne au sujet des Anges. Les Anges, quels qu'ils soient, sont les ENVOYÉS du Christ et ses serviteurs.

Notre prière ira donc au Christ lui-même, en présence des saints Anges. Nous sommes conscients de leur présence et de leur action, mais notre piété et notre attention vont d'abord au Christ, car c'est Lui qui a uni en sa personne l'humanité et la divinité, c'est Lui qui est ressuscité d'entre les morts, et par sa résurrection nous communique une Vie qui n'est plus affectée par la mortalité et la corruption.

Nous avons aussi pris connaissance des principales citations des Écritures qui concernent les Anges. D'autres noms que les trois noms d'Anges que nous avons cités ne sont que des inventions étrangères à la tradition chrétienne. Nous ne savons rien d'autre sur les Anges que ce qu'enseignent les Écritures: n'acceptons pas de faux enseignements qui tendent de satisfaire notre curiosité avec des informations que ne contient pas la Révélation.

Citons encore la prière suivante, qui est chantée aux vêpres, le Dimanche soir, pour le sixième ton :

Les choeurs angéliques, de leurs incessantes voix,
font retentir leurs chants de fête en l'éternité,
voyant en pleine lumière ton éclatante beauté
et comblés de ta splendeur, ô Dieu de bonté ;
sans cesse attentifs aux choses contemplées
et captant avec ardeur la bienheureuse clarté,
ils intercèdent avec confiance pour nos âmes.

Un grand nombre de nos contemporains croit fermement en une intervention matérielle des extra-terrestres dans notre univers. Les États-Unis sont une terre fertile à cet égard. Ce phénomène doit être mis en liaison avec le caractère sécularisé des confessions religieuses américaines. Ces « religions » diverses ont en commun le fait d’appartenir entièrement au « monde », en l’absence de toute transcendance. Ce que l’on chasse par la porte revient par la fenêtre : la transcendance s’incarne dans ces êtres « venus d’ailleurs » et qui détiennent par rapport à nous, toute la supériorité d’un « dieu ». La crainte que chacun de nous ressentons, consciemment ou inconsciemment, envers la « torture autorisée » des interventions chirurgicales, rejaillit dans ces phantasmes d’extra-terrestres faisant des « prélèvements » sur des cobayes humains choisis arbitrairement. Ce nouveau mythe de société est typique de l’Amérique du Nord et se diffuse dans les autres pays, dans la mesure même où ces derniers sont colonisés par la mentalité américaine matérialiste. Ce colonialisme candide estime que les extra-terrestres doivent nécessairement s’intéresser aux États-Unis, le seul coin de la terre qui vaille la peine d’être visité par des entités intelligentes…

En France, un mouvement est né, qui possède toutes les caractéristiques des religions traditionnelles. La transcendance est incarnée par les extra-terrestres, qui deviennent de ce fait nos créateurs et nos initiateurs. Le messianisme s’exprime par l’attente d’une venue imminente et salvatrice des extra-terrestres dans une « ambassade », avec piscine et salles de bains (curieusement, les extra-terrestres apprécient le shampooing et l’eau chaude…), spécialement aménagée pour eux et pour les menus plaisirs du fondateur ; l’eschatologie se révèle dans l’imminence de la fin des temps, annoncée dans une période proche : les extra-terrestres sont sur le point d’arriver, et mettront fin à l’Histoire telle que nous la connaissons. Si ce mouvement dure dans le temps, il devra se comporter comme l’on fait plusieurs grandes religions : réajuster sa doctrine, en se résignant à postposer dans les siècles ultérieurs la fin des temps espérée. Avec le temps, le mouvement religieux va perdre sa brûlante ardeur et deviendra plus pondéré, laissant une plus grande place aux décevantes imperfections humaines.

Il est vraiment curieux de voir à quel point nos contemporains croient facilement aux interventions extra-terrestres, qui sont en quelque sorte, les Anges de la mythologie moderne. Il existe pourtant une différence importante : les Anges sont les serviteurs de Dieu, ce que ne sont pas les extra-terrestres. Les extra-terrestres sont sensés s’intéresser à nous ; ils gravitent autour de nos préoccupations. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’homme sécularisé d’aujourd’hui, lorsqu’il veut inventer un dieu, crée une divinité dont toutes les préoccupations tournent autour de lui, l’être humain. Des extra-terrestres qui s’intéressent à nous, sont tellement plus fascinants que des Anges qui transmettent la volonté de Dieu, que nous ne tenons pas trop à connaître, et qui est sans doute gênante : il existerait dans ce cas une autre dimension ; les biens matériels ne seraient pas le tout de notre univers ?

Il faut affirmer cette vérité première, même si elle ne plaît pas à tout le monde : c’est nous qui sommes les serviteurs de Dieu, et ce n’est certainement pas Dieu qui serait notre serviteur ! Nous sommes serviteurs de Dieu, et c’est ce qui fait à la fois notre dignité et notre gloire. Nous croissons vers la ressemblance à Dieu, nous sommes co-créateurs en tant que serviteurs ; par contre, si nous nous établissons comme termes de la création, si nous rejetons le Créateur de son œuvre, afin d’établir notre propre souveraineté sans rivale, paradoxalement nous tombons dans l’esclavage le plus radical ; nous devenons des girouettes agitées par les bourrasques désordonnées des passions. C’est en tant que serviteurs du divin que nous sommes les plus grands.

Il en est précisément de même pour les Anges. Ils ont transmis la Volonté divine, ce qui transparaît tout au long de l’Ancien Testament. Ils continuent de le faire aujourd’hui, mais leur mission la plus essentielle fut réalisée par Gabriel : l’annonce à Marie du projet divin. Là aussi, le mécanisme de l’action divine dans la création se révèle en plein jour : Dieu veut susciter une réponse libre, consciente et volontaire à son amour. L’obéissance passive d’un esclave n’a pas de signification pour Lui. Tout le projet de Salut (l’Économie divine, comme on dit en théologie), est suspendu à la réponse de Marie. Elle est une femme qui est à la fois comme toutes les autres, sans privilège particulier de naissance – c’est dans cette mesure qu’elle peut tous nous représenter – mais d’autre part, elle contient en elle toute l’expérience de l’Ancienne Alliance. La lente et séculaire maturation de l’appel divin, le patrimoine spirituel de son peuple est tout entier contenu dans son esprit.

Nous sommes en présence d’une situation qui est précisément la même que celle qui s’est présentée au Premier Adam, cette figure globale de toute l’humanité. Il a répondu NON à l’appel divin, et immédiatement la totalité de l’Histoire s’est trouvée récapitulée, recommencée depuis le début, sur base de ce refus fondamental. Cette même question est maintenant posée à l’être humain, au nom du peuple élu. Si Marie avait répondu NON, il aurait également fallu récapituler l’Histoire spirituelle de l’humanité, la recommencer à partit du tout début, à partir de l’appel à Abraham : « quitte ton pays et va dans la terre que je t’indiquerai ». Cet appel fut la première intervention personnelle de Dieu auprès de l’humanité, dans l’Histoire déchue. Ce qui fut demandé à Abraham, ce fut l’expression libre de la Foi, comme saint Paul nous l’explique admirablement tout au long de l’Épître aux Romains : « espérant contre toute espérance (Abraham) crut et devint ainsi père d’une multitude de peuples » (Rm. 4 ; 18). Marie elle aussi, exprima librement sa Foi, et rendit possible par là même, la réalisation du projet divin du Salut. Dieu n’agit pas sans la coopération libre de l’être humain.

En conclusion, nous pouvons dire que les Anges sont les seuls extra-terrestres qui ont croisé le cheminement historique de l’être humain, et l’ont influencé. Leur présence est d’autant plus vraisemblable qu’ils sont différents de nous. Il est en effet peu probable qu'un extra-terrestre nous ressemble trait pour trait… En fait, la création angélique repose sur des paradigmes à la fois différents et semblables aux nôtres. C’est une création sans matière. Ne subissant pas d’inertie, les déplacements angéliques sont instantanés, et leur intelligence est immédiate : elle n’est pas alourdie par des neurones, par des neuro-transmetteurs, des réactions chimiques qui prennent du temps – si rapides qu’elles soient - ce qui ralentit et limite notre réflexion, à nous, êtres matériels.

Si leur réflexion est instantanée, leur « positionnement » envers Dieu l’est aussi. Ils n’ont pas besoin de l’Histoire ; ils vivent le temps différemment de nous. Leur temps lui aussi, est instantané. C’est donc immédiatement qu’ils ont répondu à l’appel divin. Immédiatement, originellement, ils se sont répartis en Anges de Lumière qui ont répondu OUI à l’appel de Dieu, et en Anges des ténèbres, qui se sont opposés à toute collaboration avec leur Créateur. Les Anges, comme toute créature consciente dans l’Univers, sont tout comme nous devant le même appel : celui d’un choix conscient de collaboration à l’œuvre divine ou de rejet envers le Créateur.

La Liberté est l’axiome fondateur de tout projet de création de la part de Dieu. Par contre, l’immatérialité est un axiome relatif concernant la création angélique. En ce qui nous concerne, la matérialité est un axiome relatif qui gouverne les propriétés de notre monde transitoire. Notre matérialité n’est pas pour nous, uniquement un handicap. Certes, en tant qu’êtres matériels, nous sommes vulnérables. Nous ne subsistons que grâce à de la nourriture, de la boisson et de l’air. Nous sommes étroitement solidaires d’une biosphère dont nous partageons la fragilité. Mais cette nature à la fois matérielle et spirituelle fait aussi notre richesse. C’est nous qui faisons le pont entre le matériel et le spirituel. C’est en nous qu’existent les deux berges de la rivière de la Vie : la matière et l’Esprit. C’est en nous, être matériels, que resplendit l’Image de Dieu. C’est par nous que doit passer la Lumière incréée qui maintient l’Univers dans l’être. Dans le projet initial de la Création, c’est par notre transparence que la Lumière incréée, Dieu en tant qu’Agissant, devait pénétrer progressivement le monde matériel, animal et végétal, afin qu’une fois totalement illuminé, il puisse être intégré entièrement dans l’univers divin.

L’être humain aurait donné un LOGOS à ce monde a-logique ; le Cosmos aurait trouvé sa voix dans l’expression de la liberté humaine associée à l’agir divin. Tel ne fut pas le cas. Le monde matériel, suite au refus fondateur de l’Adam global, fut entraîné dans une logique de contradiction et de division. Il nous offre désormais le spectacle inquiétant d’une splendeur qui est le souvenir de l’œuvre divine, et d’un entre-dévorement qui en illustre la contradiction interne. Il est désormais difficile d’apercevoir réellement Dieu dans sa création. Nous voyons certes des traces de son action, une beauté et une harmonie saisissantes, mais par ailleurs la création même présente le piège de l’idolâtrie, si l’être humain se laisse prendre à diviniser les immenses forces cosmiques qui le parcourent.

C’est donc en nous, êtres matériels et spirituels, que l’Incarnation devait se produire. Le texte de la Genèse nous montre bien la jalousie des Anges déchus, devant notre Nature. Ils savaient que c’est en notre Nature matérielle et spirituelle que doit se dérouler l’immense aventure de l’Incarnation. La nature angélique possède tous les avantages de l’immatérialité, mais en même temps, n’étant que spirituelle, ne pouvait assumer le reste de la Création. C’est par jalousie que les Anges déchus ont voulu empoisonner à la base le projet divin à l’égard de l’être humain.

La jalousie est une passion purement négative, une obsession qui nous porte à être chagriné du bien qui arrive aux autres - sans que cette jalousie ne nous apporte quoi que ce soit de constructif. Les autres passions sont, en quelque sorte, du « bien retourné », le négatif des choses que l’on recherche. La jalousie par contre, présente une caractéristique purement négative : le bien détesté pour lui-même, le mal recherché en tant que tel. C’est ce qui incité les Anges des ténèbres à saboter la création, avec une diabolique habileté !

Si les Anges sont les seuls extra-terrestres qui aient croisé le route de l’Histoire humaine et l’aient influencée, il est bien préférable de croire à la présence et à l’action angélique, plutôt qu’aux différentes moutures du mythe contemporain des extra-terrestres… Certes, les Anges véhiculent la Volonté divine plutôt que la nôtre. Mais s’associer au Projet divin est tellement plus fécond que de s’obstiner à nous limiter à notre simple vouloir individuel !

La Mère de Dieu qui a dit OUI à la question posée par l’Ange, a ouvert d’immenses perspectives. Nous sommes appelés à suivre son exemple, dans l’espoir de parvenir, comme elle, à la cîme de la vie spirituelle.


L'initiatrice de la sainteté


Un jour, j’entrais dans une église orthodoxe, et un élément nouveau attira mon attention : une main pieuse et bien intentionnée avait suspendu au point culminant de l’église, au-dessus de l’iconostase, une grande représentation de la Vierge. Elle est dessinée à mi-corps, avec un manteau bleu, les mains étendues, déversant des grâces sur les fidèles. Il a fallu dépenser beaucoup d’énergie pour parvenir à accrocher cette œuvre d’art en un endroit si difficilement accessible. Mais ils y sont parvenus.

Je ne pus m’empêcher de penser, en une réaction immédiate : « c’est bien dommage : l’iconostase était parfaitement iconographique. Pourquoi fallait-il aller mettre cela ? Le mieux est l’ennemi du bien… » Puis, retournant sur moi-même, je me posai la question : « pourquoi cette représentation me dérange-t-elle ? Est-ce simplement une question de style ? »

L’Église orthodoxe vénère abondamment la Mère de Dieu. Pendant l’Office divin, lorsque nous chantons un « tropaire » - strophe poétique en l’honneur d’une fête ou en mémoire d’un saint – nous terminons toujours ce chant par celui d’un « théotokion » qui est un hymne à la Mère de Dieu. L’Office est ainsi parsemé de prières à la Vierge. Les mercredi et vendredi de chaque semaine sont consacrés à la Croix et à la Mère de Dieu ; de nombreuses compositions poétiques sont chantées en cet honneur, suivant les huit Tons. L’année est ponctuée de fêtes en mémoire de tel ou tel épisode de la vie de la Vierge : sa conception (9 déc.), sa nativité (8 sept.), la présentation au Temple (21 nov.), sa dormition (15 août).

La Mère de Dieu est aussi présente dans l’iconographie ; il n’est même pas besoin de le souligner. Dans l’iconostase, à gauche des portes royales, se trouve bien en évidence l’icône de la Vierge portant le Christ-enfant. Cette icône montre la venue historique du Christ, lorsqu’Il s’est incarné sur cette terre. A droite, nous voyons l’icône du Christ, tel qu’Il viendra à la fin des temps, comme Juge de tous les peuples. Au milieu, nous avons les portes royales, où nous communions aujourd’hui au Corps et au Sang du Seigneur, pendant l’Eucharistie. Cette disposition désigne bien l’écoulement du temps : passé, présent et futur.

Généralement, au sommet de l’iconostase se trouve l’ensemble d’icônes que l’on appelle la « Déisis », l’intercession. Il s’agit du Christ Pantocrator, tout-puissant, avec à sa droite et à sa gauche, la Mère de Dieu et saint Jean-Baptiste qui portent devant Lui toute la prière de l’Église, qui intercèdent pour nous tous. Cette Déisis peut être développée et inclure de nombreux autres saints. À ce moment-là, cet ensemble d’icônes montre clairement que la Mère de Dieu fait pleinement partie de l’humanité, tout en ayant atteint la plénitude de la sainteté, suite à l’effusion de l'Esprit qu’elle a reçu lors de l’Annonciation. Dans l’abside, au-dessus du saint Autel, nous pouvons voir dans certaines églises une grande représentation de la Mère de Dieu en orante, les bras levés. Il s’agit du même thème que la Déisis : elle porte nos prières auprès du Christ, qui est représenté dans la coupole centrale de l’église.

Pourtant, cette vénération qui est partout présente dans la prière de l’Église, garde une mesure, une sobriété au sein même de l’exubérance poétique des textes liturgiques et de la multiplicité des représentations picturales. L’Église orthodoxe désigne la mère du Seigneur sous le titre de « Théotokos » - Mère de Dieu, et évite généralement de l’appeler « la Vierge ». Car le titre de Mère de Dieu est unique, alors que bien des vierges ont vécu au sein de l’humanité. La Tradition de l’Église vénère toujours la Mère de Dieu avec le Christ, jamais sans Lui, ou indépendamment de Lui. La Vierge n’est jamais isolée du Christ. C’est réellement le critère orthodoxe en ce qui concerne la vénération de la Vierge. Cela n’a jamais été dogmatisé. C’est une sagesse qui a toujours existé implicitement dans l’Église.

L’iconographie souligne fortement cet aspect des choses : la Mère de Dieu est toujours représentée en relation avec le Christ : soit elle porte l’Enfant-Dieu, soit elle s’incline vers son Fils dans le cadre d’une Déisis, soit elle Le porte en son sein, lorsqu’elle Le prie en orante dans l’icône de Notre-Dame-du-Signe, soit le Christ Pantocrator est figuré dans la coupole de l’église, et la Mère de Dieu élève les bras vers Lui, lorsqu’elle est représentée dans l’abside. Jamais la Mère de Dieu n’est représentée en elle-même, ni priée pour elle-même. Toujours, elle nous dit, comme elle le fit à Cana : « tout ce qu’Il vous dira, faites-le » (Jn 2 :5). Elle se tourne vers le Christ, et nous Le désigne. Elle serait la première à s’opposer à ce que nous fassions d’elle le terme exclusif de notre prière, indépendamment du Christ. Elle ne veut rien nous dire de plus que d’écouter le Christ et de suivre son enseignement.

Voilà ce qui me dérangeait, lorsque je considérais cette représentation de la Vierge accrochée au sommet de l’arc triomphal qui surplombe l’iconostase. C’est vers le Christ que doit converger toute la prière liturgique de l’Eglise. La centralité de cette figure de la Vierge montre que l’on n’a pas saisi la dynamique de la liturgie célébrée en ce lieu. En voulant honorer la Vierge au-delà de toute mesure, on l’outrage, car on la pose en « concurrence » avec son Fils et notre Dieu, ce qu’elle est la première à ne pas désirer. C’est le Christ seul qui illumine l’humanité des Énergies incréées.
Quant aux couleurs, disons qu’il est préférable que la Mère de Dieu soit revêtue du manteau pourpre de l’humanité – chair et sang – qu’elle a donnée au Sauveur du monde.

Vénérer la Vierge indépendamment du Christ et, à la limite, sans Lui, est un dérapage qui peut s’avérer dangereux pour la Foi chrétienne. Cet excès est favorisé par une vision linéaire de la relation entre l’être humain et Dieu. Si nous voyons cela comme un jeu d’émanations, nous avons un Père lointain et pratiquement inconnu, puis en-dessous le Christ, déjà nettement plus vénéré, puis encore en-dessous, la Vierge, qui est une sorte d’intermédiaire entre l’humanité et la divinité, et, pourquoi pas ? une autorité ecclésiastique qui serait un intermédiaire de plus entre nous et la divinité. Cette conception donne trois effets : le Saint-Esprit n’y trouve pas sa place et est pratiquement oublié, la Vierge est exaltée au point de lui donner presque le rang de divinité, et cela donne une hypertrophie du rôle du clergé dans la vie spirituelle.

Les Pères grecs, à l’inverse, partent de ce que l’on voit dans l’Évangile, et tout particulièrement lors de l’Épiphanie. Dieu y apparaît sous la Personne du Père, dont la voix retentit, du Fils, qui vient se faire baptiser pour prendre sur ses épaules le péché du monde, et de l'Esprit, qui apparaît sous forme de colombe, ce même symbole qui montrait à Noé qu’une vie nouvelle avait surgi.

Le Père est cette source intarissable de Divinité que le Fils est venu nous faire connaître. Nous sommes au départ prisonniers d’une vie limitée, finie, assiégée de toutes parts par la maladie physique et spirituelle. Le Christ nous convie à nous abreuver, à nous connecter à la Vie absolue du Père, totalement affranchie de toute mortalité, de toute négativité. Cette Vie divine nous est communiquée par le Christ et l'Esprit, qui sont les deux « bras » avec lesquels le Père agit dans la création, alors que Lui-même ne s’est jamais révélé. (Il est bien entendu que les Personnes divines existent de toute éternité, indépendamment de leur action dans la création). Lorsque le Fils retourne au Père, il nous insufle l'Esprit, afin que son message soit gardé vivant jusqu’à la fin des temps.

Le Christ et l'Esprit interagissent mutuellement auprès de nous. Nous communions au Corps et au Sang du Christ, qui est consacré par l'Esprit. La Mère de Dieu a enfanté le Christ, mais elle l’a fait par la venue de l'Esprit. La Vierge partage entièrement notre humanité, mais elle est le modèle par excellence de la sainteté, car elle été parfaitement illuminée par l'Esprit. Personne plus qu’elle n’a connu le Christ. Nul n’a été davantage illuminé de l'Esprit-Saint que la Vierge.

Nous sommes ainsi appelés à nous greffer sur cet Arbre vivifiant que sont le Christ et l'Esprit, trouvant leur origine dans le Père. Même si la barrière entre ce qui est créé et ce qui ne l’est pas subsistera toujours, nous devenons nous-mêmes vecteurs de la Vie divine pour l’univers entier qui nous entoure. Nous sommes appelés à être des sarments, et à nous-mêmes porter des fruits. Il ne s’agit plus d’émanations linéaires, mais d’une croissance organique qui vise à inonder de lumière spirituelle l’entièreté de la création. La Mère de Dieu est un modèle d’humanité ; elle est parvenue à la plénitude de la sainteté, et peut tous nous inspirer.

À la fin des ecténies, nous disons : « Faisant mémoire de notre Dame, la très-sainte, très-pure, toute-bénie et glorieuse Mère de Dieu et toujours Vierge Marie ainsi que de tous les Saints, offrons-nous nous-mêmes, les uns les autres et toute notre vie au Christ notre Dieu ». La Mère de Dieu est placée au premier rang de tous les Saints, mais elle en fait partie ; rien ne vient l’arracher à la Communion des saints qu’elle partage avec tout ceux qui sont parvenus à la plénitude de la perfection. Lors de la Divine Liturgie, le prêtre commémore tous les Saints, immédiatement après l’Epiclèse : « Nous t’offrons encore ce Culte raisonnable pour tous ceux qui ont trouvé le repos dans la Foi : les Ancêtres, les Pères, les Patriarches, les Prophètes, les Apôtres, … » - à la suite de cette liste de formes diverses de sainteté, le prêtre cite la Mère de Dieu : « Et en premier lieu pour notre très sainte, immaculée, toute bénie et glorieuse Souveraine, la Mère de Dieu et toujours Vierge Marie ». Une fois encore, la Mère de Dieu est agrégée au Corps mystique des Saints. Elle en est la première, mais elle en fait partie intégrante. Il n’y a aucune séparation entre le Corps spirituel des Saints et la Vierge : elle fait partie de l’humanité, et montre la perfection de sainteté à laquelle nous sommes appelés. Cela écarte tout danger de faire de la Mère de Dieu une sorte de semi-divinité, en l’arrachant de l’humanité, et en rendant inopérant, par le fait même, le rôle qui est le sien : montrer à l’humanité la voie de perfection.

Revenons à l’iconographie, car ce fut notre point de départ. En ce qui concerne la représentation de la Pentecôte, deux traditions existent : l’une montre la Mère de Dieu au milieu des disciples, l’autre laisse la place vide, avec l’absence visible de la Vierge lors de l’effusion de l'Esprit-Saint sur les Apôtres. Ceux qui peignent une icône de la Pentecôte avec la Vierge au milieu des disciples disent qu’elle était assurément présente lors de cet événement, et de plus qu’elle est figure de l’Eglise. Ceux qui peignent une place vide affirment qu’il est erroné de représenter la Vierge recevant l'Esprit, car la Pentecôte personnelle de la Mère de Dieu se déroula lors de l’Annonciation. La flamme de l'Esprit reposa sur la Vierge lors de la Conception du Christ. Sa place n’était donc pas à la Pentecôte. L’Église est représentée par le corps des Apôtres ; il n’est pas opportun de doubler ce symbole par la représentation de la Mère de Dieu en cet endroit. Elle est présente au milieu des Apôtres sur l’icône de l’Ascension mais là, il n’est pas question de la constitution de l’Église et de la réception de l'Esprit-Saint.
En ce qui nous concerne, il me semble qu’il est mieux de ne pas représenter la Vierge sur l’icône de la Pentecôte, mais je vous en laisse juge : chacun est libre d’avoir son avis sur la question.

Au point de départ, la Mère de Dieu n’avait pas de privilège particulier. Elle avait exactement la même liberté que la nôtre, lorsque survint l’appel divin. Elle a répondu positivement, et pouvait répondre « non », précisément de la même façon que nous, lorsque la vie nous met en face de la question du sens de l’existence. Nous pouvons saisir l’occasion d’un événement de la vie, pour nous mettre en marche dans le chemin de la découverte de Dieu – à moins que nous ne décidions de faire la sourde oreille aux signes qui nous sont destinés.

Il est toujours étrange de voir l’être humain préférer l’affirmation que la vie est absurde, qu’elle est une sinistre aventure qui se termine abruptement par la dissolution la plus abjecte - à l’appel divin, source de joie et de paix intérieure, qui considère l’existence dans la perspective de l’Infini, et donne une stature grandiose à l’existence la plus modeste et inconnue. Il est toujours étonnant de constater avec quelle énergie l’être humain échafaude ses mythes pour se persuader à grands frais qu’il est un bipède captif d’une biosphère, un animal parmi d’autres, à peine plus intelligent que d’autres mammifères tellement plus inadapté à son environnement et incroyablement vulnérable…

La Mère de Dieu a construit sa vie spirituelle sur base des mêmes éléments qui constituent notre vie humaine. De ce fait, elle est pleinement notre modèle de vie spirituelle. Elle a franchi les étapes du processus de découverte de Dieu, tout comme nous les franchirons, si nous prenons au sérieux l’appel de notre Créateur. Comment s’est exprimé son amour de Dieu ? Elle a gardé les paroles du Christ dans son cœur ; elle a dit aux autres « faites ce qu’Il vous dira » ; elle s’est tenue au pied de la croix ; elle a partagé la prière des Apôtres après la Résurrection. Tout cela est aussi loin que possible des effusions d’un amour sentimental, tout cela est empreint de sobriété, tout cela nous montre un type d’amour que nous allons nous efforcer de cerner.


L'Amour avec un grand « A »


Quel est le type d’amour que la Mère de Dieu nous enseigne ? Car l’« amour » est un mot passe-partout, qui désigne sous un même mot des réalités très hétérogènes. C’est certainement l’icône de la Nativité qui pourra nous l’enseigner. Lorsque nous regardons l’icône de la Nativité du Christ, un élément de celle-ci est vraiment frappant : la Vierge ne regarde pas son nouveau-né. Non seulement elle ne le regarde pas, mais elle s’en détourne ostensiblement ; elle tourne le dos, pratiquement, à l’Enfant-Dieu. De plus, l’iconographe représente le nouveau-né devant un fond obscur – les ténèbres du Tombeau – et enveloppé de bandelettes, comme Lazare. Cela trahit la préoccupation évidente de l’iconographe de montrer en le Christ-Enfant le Dieu incarné victorieux de la mort. Il ne veut surtout pas céder à la sentimentalité, et évite absolument tout détail qui puisse nous attendrir.

Nous pouvons observer une telle distance prise à l’égard de la sentimentalité, pratiquement dans tout l’art de l’icône – pourvu que celui-ci soit de bonne qualité. À part les icônes de la Mère de Dieu de type « Eleousa » qui montrent le doux amour que la Mère de Dieu éprouve pour son Fils, les icônes évitent avec le plus grand soin tout ce qui pourrait toucher au sentimentalisme. Même les icônes « Eleousa » montrent en l’amour que la Vierge porte au Christ tout autre chose qu’une sentimentalité superficielle. Cette « austérité » très apparente fait partie de la grandeur de l’iconographie.

Les icônes font partie intégrante de la Liturgie, et nous pouvons aussi appliquer la même remarque à la Liturgie orthodoxe. Malgré sa richesse, malgré sa complexité, elle reste toujours sobre, elle est bien davantage théologique que sentimentale. Les Liturgies anciennes de l’Église partagent toutes cette même caractéristique : elles sont « austères » ; elles demandent de la patience et de la persévérance de la part de ceux qui s’y immergent ; elles nous éprouvent par de longues psalmodies, et elles se tiennent résolument à distance de toute sentimentalité.

Pourquoi cette défiance affichée, envers le sentiment ? Les sentiments que nous éprouvons et qui constituent une bonne part de notre richesse humaine, seraient-ils mauvais ou nuisibles ? Ce serait bien étonnant, car le Christianisme nous demande d’aimer notre prochain, et cet amour ne doit pas se contenter d’exister abstraitement…

Le Christianisme voit effectivement en l’amour du prochain un élément fondamental de sa doctrine, à côté de l’amour dû à Dieu lui-même :

Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
en tout ton coeur
et en toute ton âme
et en toute ton intelligence :
tel est le grand et premier commandement.
Le second lui est semblable,
Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

Mt. 22 ; 37 – 39.

En ces deux commandements, « est suspendue » krematai la Loi et les Prophètes (v. 40), dit le Christ au légiste. Dans cette parole, le Christ cite le Lévitique (19 ; 18) :

Tu aimeras ton prochain comme toi-même : Je suis le Seigneur.

Et pourtant, il ne s’agit pas là d’une simple citation de l’ancienne Loi. Saint Jean le précise bien :

Je vous donne un commandement nouveau,
afin que vous vous aimiez les uns les autres :
comme je vous ai aimé
afin qu’aussi, vous vous aimiez les uns les autres.
En cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples,
si vous avez de l’amour les uns envers les autres.

Jn. 13 ; 34 – 35.

Le Lévitique considérait le « prochain » comme les membres du peuple d’Israël. Dans l’ancienne Loi, le commandement d’amour était loin d’avoir cette centralité que Jésus lui a donné dans son enseignement. Le verset du Lévitique cité par le Christ est compris dans une liste de prescriptions hétéroclites, allant de l’interdiction de la vengeance, passant par l’interdiction de l’accouplement d’animaux de races différentes, et finissant par énumérer divers interdits sexuels (19 ; 1–22).

Avec le Christ, les prescriptions de l’ancienne Loi passent du zéro à l’infini : le « prochain » s’élargit du peuple d’Israël à l’ensemble des êtres humains avec lesquels nous sommes en relation. Cet immense agrandissement de la perspective n’est pas sans susciter une question : le Christ demande-t-il réellement d’éprouver un sentiment d’amour pour l’humanité tout entière ? Dans ce cas, l’application du principal commandement du Seigneur nous fait revêtir une attitude artificielle, ou même hypocrite. La quintessence du Christianisme consiste-t-il réellement à présenter à ceux qui nous entourent le sourire crispé de quelqu’un qui est contraint d’aimer, ou qui fait semblant d’aimer un prochain qui, par ailleurs, n’est souvent guère « aimable » - ne fait rien pour susciter ou recevoir cet amour ?

D’autre part, nous ne voyons pas clairement quelle peut bien être la relation entre le commandement d’amour et la première chose que le Christ demande au commencement de sa prédication, après avoir repris le message de conversion de Jean-Baptiste : « à moins de naître d’en-haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu ».
Quelle est cette nouvelle naissance, en quoi peut-elle être un préalable indispensable pour la réalisation du commandement du Christ ? La simple conception d’un amour sentimental ne nous explique rien à ce sujet.

La langue grecque possède trois termes pour désigner l’amour : éros - philia - agapè. Éros désigne l’amour charnel, le désir; Philia désigne l’amour sentimental, l’amitié ; Agapè désigne l’amour spirituel.

L’éros et la philia sont faciles à comprendre ; il est nettement plus difficile de cerner ce qu’est l’agapè. Nous savons bien que l’homme a un corps, qui sert d’interface entre lui-même et le monde. Le corps me permet de communiquer avec le monde qui m’entoure, et me donne également la possibilité de m’y exprimer. Il permet à ce monde d’informer mon esprit ; il communique un fleuve d’impressions à mon intelligence, via mes sens.

Une précision terminologique est nécessaire : la philosophie antique voit en l’homme trois parties : le corps/l’âme/l’esprit, comme nous le voyons dans ce passage de saint Irénée :

Lorsque sera complet le nombre des humains fixé par {Dieu} tous ceux qui auront été inscrits pour la Vie ressusciteront, ayant leur propre corps, leur propre âme et leur propre esprit, en lesquels ils auront plu à Dieu.

Adv. Haer. II, 33, 5. Cerf 1984, p. 266.

Dans cette perspective, l’« âme » correspond au monde des réalités psychiques et intelligibles, et l’« esprit » correspond aux ultimes profondeurs de l’être humain. Nous voyons ainsi que ce que la pensée grecque antique appelle l’« âme » est ce que nous désignons aujourd’hui généralement par « intelligence », et ce que nous avons coutume d’appeler aujourd’hui l’« âme » est désigné « esprit » par la philosophie antique. Pour éviter toute confusion, nous emploierons la division tripartite de l’homme : corps / intelligence ou esprit / âme, qui correspond davantage aux significations communément reçues aujourd’hui, comme le montre le résumé suivant :

La notion antique du corps correspond à la notion contemporaine du corps, et s'identifie au monde matériel ;
la notion antique d'âme correspond la la notion contemporaine d'esprit, et se situe dans le monde psychique ;
la notion antique d'esprit correspond à la notion contemporaine d'âme, et se situe dans l'univers spirituel.

Le désir tend à unir mon corps (sôma) à celui de l’autre, et l’accomplissement de cette union suscite du plaisir. L’ Éros est un facteur déterminant dans l’édification de la culture humaine : la majorité des œuvres d’art et de la littérature n’existeraient pas sans l’impulsion du désir, qu’il soit frustré et empêché, ou qu’il trouve le moyen de s’assouvir.

L'esprit (psuchè) de l’homme, en tant qu’intellect, est un système de forces psychiques, conscientes et inconscientes. Ce n’est rien d’autre que le « Moi » dans son acception courante. L’amitié tend à unir mon esprit à celui de mon ami(e), et si cette union se réalise, elle peut me procurer un bonheur véritable. Cette affection peut devenir une passion « pathos », si elle finit par monopoliser toutes nos facultés.

Le désir et l’amitié dépendent toutes deux de l’extérieur : c’est un « pathos » selon lequel nous sommes dirigés et affectés extérieurement.

L’âme est nettement plus difficile à cerner, puisqu’elle existe à un niveau de profondeur considérablement plus grand que les autres composantes de l’être humain. Si nous ne croyons pas en l’existence de l’âme, l’être humain se réduit à l’interaction d’un corps matériel et d’une intelligence tout aussi matérielle, qui dépend entièrement des réactions électro-chimiques entre les neurones. La mort dissout en un instant ce merveilleux mécanisme, et il ne reste plus rien de la personne. Cette perspective n’est guère enthousiasmante, vu la brièveté évidente de la vie humaine !

L’Agapè désigne l’union des personnes au niveau de l’âme. L’âme est cette profondeur ultime de la personne humaine, le Nous, le cœur biblique, ce centre de l’individu, où le Créateur a imprimé son Image. C’est totalement différent de l’intellect ; cela n’a rien à voir avec la pensée discursive. C’est le lieu d’intériorité où s’effectue la rencontre entre l’homme et Dieu. Ce point n’est pas affecté par la mort : là se trouve le secret de l’immortalité.

L’amour au niveau de l’Agapè - que nous pouvons appeler « amour avec un grand A » n’est pas un « pathos », un état fluctuant, dépendant des modifications extérieures ; c’est un état permanent de l’être : un « éthos ». C’est un caractère stable, une caractéristique qui appartient au sujet, et qui est indépendante des fluctuations extérieures.

Le désir est hautement instable : il dépend entièrement de son objet, et est nourri par le changement. Dès que nous trouvons un nouvel objet de désir, celui-ci se ranime d’une nouvelle flamme. Par contre, il s’étiole sous l’effet de la répétition et de la quotidienneté.

L’amitié, quant à elle, présente déjà de meilleures garanties de stabilité. Pourtant, les personnes changent au fur des temps. Si quelques amitiés résistent à l’écoulement des années, d’autres relations amicales s’éteignent du fait que les goûts et intérêts des personnes concernées se sont modifiés, à moins que l’éloignement physique et géographique ne soit parvenus à tarir progressivement de la relation.

L’amour avec un grand « A », présente la plénitude de stabilité, car c’est un éthos fondé sur la vie intérieure de la personne, et sur sa relation avec Dieu. C’est cet amour qui est demandé par le Christ, qui emploie précisément le terme Agapè.

Cette merveille existe-t-elle, ou n’est-elle qu’une belle création de l’esprit ?
Elle n’existe évidemment pas, si l’on ne croit pas en l’existence de l’âme. Si l’homme n’est rien d’autre qu’un composé électro-chimique au sein d’un support qu’est le corps, nous ne pouvons parler que de désir et d’amitié, lorsque nous désignons les relations entre les personnes.
Si l’âme existe, le contact entre les âmes peut se produire, et l’Agapè ne peut manquer d’exister.
L’Agapè reste lettre morte, si l’on n’existe qu’au niveau du corps matériel et de l’intelligence discursive. Pour découvrir ce qu’est véritablement l’Agapè, il faut naître de nouveau, commencer une nouvelle existence, en laquelle nous serons sensibles à cette nouvelle dimension.

Dans un monde matérialiste, le bébé qui naît, est absolument complet : il est capable de sentir, et sera capable de réfléchir; c’est tout ce qui importe. A cet égard, c’est déjà un être humain dans sa totalité. Selon cette perspective, il est achevé ontologiquement, car il possède toutes les dimensions de son être. Selon le point de vue scientifique, il ne peut exister qu’une seule et unique naissance : la naissance biologique.

Si nous considérons que l’âme existe, nous ne faisons pas que sentir par notre corps et réfléchir grâce à notre esprit. Nous sommes appelés à contempler, en usant des facultés de notre âme. A la naissance physique, l’âme n’existe que de façon virtuelle. L’être humain est appelé à développer son âme virtuelle, en passant par une nouvelle naissance : à ce moment-là, il naît à l'Esprit (avec un grand « E » ), ou pour mieux dire, l'Esprit naît en lui. L’âme commence son existence réelle, en acte. Ce faisant, l’être humain libère un être nouveau : son « être selon l'Esprit » qui est un papillon resplendissant, né de la chenille qu’était son « être selon la chair ». Il ne renie rien de son corps ni de son intellect : l’ensemble de ses dimensions s’épanouissent dans la lumière de l’âme. Il réalise le sens de sa vie, et devient capable de cet état permanent d'Agapè, inaccessible à l’ancien état des choses.

Cet Agapè se déploie suivant cinq directions :

1) l’amour que Dieu a pour l’être humain, car « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant », comme nous dit saint Irénée ;
2) l’amour que l’être humain porte à son Créateur, et dans lequel il épanouit toutes ses facultés, comme un arbre croît en la lumière du soleil ;
3) l’amour que l’homme doit éprouver pour lui-même. La « haine de soi » est la source d’une grande partie des déséquilibres psychologiques que nous pouvons constater. La constatation de nos imperfections, de l’écart immense qui nous sépare de la perfection du Créateur, produit deux effets opposés, suivant que l’on cultive sa vie spirituelle ou que l’on vive à la surface de soi-même. Si l’on est en chemin vers Dieu, c’est un incitatif – non pas à rechercher une perfection illusoire, aquise « à la force du poignet » - mais bien à demander la miséricorde divine. Si l’on vit dans l’ignorance du spirituel, ce sentiment d’imperfection se corrompt en un redoutable acide : la haine de soi, qui fait des effets ravageurs sur la psyché humaine.
4) l’amour que l’être humain éprouve pour les autres, non pas seulement un désir ou un attachement sentimental, mais l’état permanent d’union des âmes, sur le plan de l’Agapè.
5) l’amour que l’être humain éprouve pour toutes les créatures, animées et inanimées, car l’Agapè tend à replacer dans la lumière de Dieu l’ensemble du Cosmos : ce n’est pas seulement une question « entre Dieu et mon âme ».

L’Agapè est donc le seul amour essentiel, le seul qui ouvre les perspectives d’une vie totale, le seul qui se vit en contact immédiat avec Dieu. Les admirables paroles de saint Paul dans la première épître aux Corinthiens (13 ; 1-3) nous le disent :

Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’agapè, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas l’agapè, je ne suis rien.

L’Agapè est un « pont » qui relie les âmes l’une à l’autre. Il se situe au-delà du désir, et au-delà même du sentiment amical ou bienveillant. Cet au-delà du sentiment, que l’on remarque dans tous les aspects des grandes Traditions spirituelles, s’appelle « sobriété », (nèpsis). Sous ce point de vue, le langage de l’icône est « sobre » : la Mère de Dieu ne se tourne pas avec une affection simplement humaine vers son Enfant, sur l’icône de la Nativité. Elle s’en détourne même, montrant que son amour pour Lui n’est pas sur le plan du sentiment. L’Office divin orthodoxe est « sobre » lui aussi, malgré son apparente richesse et prolixité : le contact avec le divin se fait au niveau du « nous », même si tous les sens sont eux aussi appelés à collaborer.

En effet, le fait de rechercher l’Agapè ne veut pas dire pour autant que l’on puisse se permettre de mépriser l’Éros ou la Philia. La vie monastique est un choix de vie qui veut mettre la priorité sur l’Agapè, en s’écartant autant que possible des tempêtes et des troubles que l’Éros peut apporter dans notre vie, et en envisageant l’existence dans des perspectives plus larges que les particularismes de la Philia.
Comme toutes les réalités humaines, cela peut être la meilleure ou la pire des choses. Si cela est vécu dans l’équilibre et la sérénité, il s’agit d’une voie de perfectionnement spirituel éprouvée. Si par contre, il s’agit de vivre en méprisant les dimensions d’Éros et de Philia, c’est à dire « comme si l’on n’avait pas de corps », et en posant sur les autres un regard glacé et impersonnel, cette démarche mène à une caricature et à un dramatique rétrécissement spirituel.

En-dehors de ce mode de vie spécifique qu’est le monachisme, l’être humain ne peut être équilibré qu’en assumant pleinement ses dimensions d’Éros, Philia et Agapè. Un Éros qui se limite à lui-même, sans les dimensions supérieures de l’amour, n’est qu’une captivité des sens - du sexe sans véritable communication humaine. La Philia qui ne s’ouvre pas sur l’âme, se limitera à être un mécanisme d’entraide mutuelle, se bornera aux charmes de la conversation…

L’inférieur ne peut exister pleinement sans le supérieur. Par contre, il est important de noter qu’il n’en va pas de même dans l’autre sens : les degrés supérieurs de l’amour peuvent très bien trouver leur accomplissement sans l’exercice des niveaux inférieurs. Nous pouvons fort bien éprouver de l’amitié pour quelqu’un, sans devoir faire l’amour avec lui ou elle… Cela nous permet de poser cette conséquence importante : nous pouvons aimer d’un amour spirituel, selon l’Agapè, quelqu’un ou l’humanité entière, sans nécessairement éprouver pour lui ou pour eux un attachement sentimental, de la sympathie affective, de la Philia, c’est-à-dire de l’amitié.

L’amour sentimental universel est une chose impossible, car le Pathos est affecté par les réalités extérieures, et donc, ne dépend pas de nous, pour une grande part. Ce qui est sujet à notre volonté, c’est l’Agapè. Nous pouvons faire un choix de vie, et nous consacrer à la plus haute forme de l’amour, qui est d’ouvrir la voie à Dieu, afin que l'Esprit naisse en chacun de nous. Nous voyons pourquoi saint Séraphim de Sarov disait que le Christianisme n’est rien d’autre que l’acquisition du Saint-Esprit. Le commandement du Christ est donc parfaitement réalisable, pourvu que nous disions « oui » à notre propre « nouvelle naissance ». Nous voyons qu’ainsi veut parler saint Jean le Théologien, lorsqu’il nous dit :

Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous.

I Jn 4 ; 12.


L'expression liturgique


La Mère de Dieu nous montre ce qu’est l’Amour authentique, au-delà de l’effusion sentimentale passagère et transitoire, au-delà d’une simple amitié qui n’atteint pas l’horizon spirituel. Comment apprendre à le vivre aujourd’hui ? Cet « Amour avec un grand « A » s’exprime dans la Liturgie de l’Église, qui est une pédagogie d’une grande efficacité. Lorsque l’Office divin est chanté quotidiennement, il finit par façonner celui qui s’expose à son rayonnement spirituel, par influencer, développer et approfondir l’ensemble de son être.

Lorsque nous entrons dans une église orthodoxe et que nous assistons au service, la première chose qui frappe notre regard, c’est l’iconostase. Lorsque nous sommes accoutumés au service liturgique, nous ne ressentons pas l’iconostase comme une « barrière » entre nous et l’Autel. Cela ne nous empêche pas de « regarder » car, après tout, qu’y a-t-il à voir ? Nous ne sommes pas venus à l’église pour regarder la figure du prêtre. L’iconostase propose à notre contemplation la présence du Christ, de la Mère de Dieu, des Saints, et des principales fêtes de l’année liturgique. Et surtout, elle « gomme » l’individualité du prêtre et des concélébrants. Le prêtre disparaît en tant qu’individu lorsqu’il est revêtu des ornements, et il est mis au rang des icônes lorsqu’il agit liturgiquement.

La sagesse de l’Église a pris grand soin de mettre en œuvre tous les moyens possibles pour qu’on ne perçoive pas le prêtre en tant qu’individu, afin que l’action liturgique ne dépende pas du charisme individuel du célébrant. Tous, prêtre, diacre et fidèles, se dirigent vers l’Orient spirituel qu’est le Christ. Le prêtre n’est que le premier d’entre les fidèles. La sagesse de l’Église lui fait multiplier les inclinations, les affirmations de son propre péché. Le prêtre laisse son individualité propre au seuil de l’église. A de nombreuses reprises, l’Église ordonne au prêtre de prier afin que ses propres imperfections ne soient pas un empêchement à l’accomplissement des Mystères. Enfin, le prêtre supplie l'Esprit-Saint de venir consacrer les Dons, malgré les péchés du célébrant. Ainsi, vraiment tout est mis en œuvre pour que le prêtre, serviteur de Dieu, ne se prenne pas pour un autre…

La Liturgie et l’Office divin sont un tissu continu de chants et d’invocations. L’action liturgique de l’Église possède sa propre logique et se déroule inéluctablement, car ce n’est pas nous qui la faisons : nous nous contentons de nous « syntoniser » sur la fréquence angélique, et de participer à la Liturgie éternelle des Anges autour du Trône divin. Ce ne sont donc pas des êtres humains qui se rassemblent pour se congratuler mutuellement, et pour faire circuler entre eux et le célébrant le « courant électrique » d’une affectivité mutuelle. Tout ne dépend pas du charisme et des capacités de communication de celui qui célèbre. Ce n’est pas un spectacle qui est présenté aux assistants, prestation après laquelle ils applaudiront parce que cela leur a plu… La Liturgie est théocentrique : dans l’action liturgique, chacun s’oriente vers la Présence divine, et participe à quelque chose qui se passe à l’échelle cosmique, et dépasse totalement l’individu. Bien loin d’être amoindri, l’individu se hisse à la hauteur de l’Universel, car il échappe au temps pour participer à l’éternel – cette éternité qui participe de façon cyclique à notre temporalité, sous forme d’année liturgique.

Inversément, une liturgie sécularisée consiste en le rassemblement de gens qui pensent qu’eux-mêmes sont ce qu’il y a de plus important dans le culte. Dans ce cas, évidemment, le célébrant se tourne vers eux. On lui demandera d’être un excellent animateur. Dans cette perspective, les ornement liturgiques sont une pure décoration. Rien ne doit faire obstacle à la vue, comme dans une salle de cinéma. Les gens doivent être confortablement installés. Le langage doit être clair et univoque ; les Écritures seront lues exactement comme au journal télévisé. On décorera l’église selon le modèle que présentent les centres d’achats et supermarchés. Pourquoi ne pas fêter la saint-Valentin, la fête des mères ou l’Halloween, plutôt que les fêtes liturgiques répétitives, dont on ne perçoit plus le sens ? Le jeûne et autres pratiques rébarbatives sont incompréhensibles. La poésie est devenue prose, le symbole est devenu un raisonnement – et le chant disparaît progressivement, car qui voudra chanter un raisonnement ? On trouve que l’icône est une « jolie œuvre d’art », et on en suspend une sous un projecteur. Et l’icône pleure sous la lumière froide et impitoyable, veuve de la louange avec laquelle elle vibrait, et de l’encens qui s’élevait devant elle.

J’entends déjà les protestations indignées : et les Apôtres ? Vous n’imaginez quand même pas qu’ils avaient une iconostase, et qu’ils embrassaient des icônes ? Certes, non. Cependant, chaque époque a recréé l’image qu’elle se fait des premiers Chrétiens, suivant sa propre imagination. Au temps de la Réforme calviniste, on a imaginé que les premiers Chrétiens ressemblaient aux étudiants des cours d’Université de l’époque : assis au pied de murs blancs et nus, écoutant un exposé présenté par un homme drapé dans la toge noire d’un professeur. Ce qui est certain, c’est que les Chrétiens des temps apostoliques étaient des orientaux, et qu’ils étaient loin d’avoir la sagesse disciplinée qu’on leur imaginait ! Plus près de nous, les « peplum » hollywoodiens nous présentent les réunions des premiers Chrétiens à la sauce américaine : l’apôtre est là, les yeux au ciel, tandis que les fidèles l’écoutent, drapés dans des toges d’une propreté impeccable… Ces Chrétiens étant classés dans les « bons », ils ne sauraient avoir un vêtement douteux ! Les femmes sortent de chez le coiffeur, les cheveux figés en une permanente fort peu vraisemblable. Aujourd’hui, nous imaginons les premiers Chrétiens assis en rond sur un coussin, en train de gratter une guitare, avec le sourire de circonstance. - Nous avons une seule certitude : ce n’était pas cela ! Les apôtres et les fidèles étaient des orientaux, prompts à gesticuler, à s’exclamer, « la tête près du bonnet » – et parmi eux, les gens de formation grecque avaient une remarquable capacité de former des gnoses et des élucubrations en tous genres. Bien des tendances coexistaient et se heurtaient dans les communautés, la prière héritait des usages synagogaux de ce temps. Tout cela était très diversifié, et ne se figera que plus tard.

Dans cette évolution complexe, nous pouvons envisager trois possibilités :

- soit nous considérons que Dieu fait tout, et nous – rien. C’était globalement ce que pensait Augustin et la plus grande partie de la pensée religieuse occidentale : à Dieu revient de prendre l’initiative, et tout ce que fait l’homme par lui-même ne peut être que mauvais ;

- soit nous considérons que nous faisons tout, et Dieu – rien. C’est généralement ce que l’on pense aujourd’hui. L’homme agit « tout azimut », considère sa science comme pratiquement infaillible, et Dieu est relégué aux oubliettes des vieux mythes inutiles. Dans cette perspective, le Christ est compris comme un simple homme qui aurait donné un exemple moral – mais il n’y a aucune place pour l’Incarnation : Dieu fait homme est exclu ;

- soit nous considérons que Dieu et l’homme sont appelés à collaborer : c’est la « synergie » : l’action de l’homme sans Dieu est stérile : il détruit son environnement et risque de ce perdre lui-même. Dieu lui-même veut agir avec l’être humain ; la Divinité n’agit en ce monde que si la vie spirituelle de l’homme lui ouvre le chemin. Sans la spiritualité de l’être fait à l’image de Dieu, l’univers est coupé de ses sources divines. Par l’illumination de « l’image de l’Image » - l’être humain fait à l’image du Christ, Lui-même empreinte du Père, source de toute Vie divine, l’univers entier est appelé à la Transfiguration. Cette « synergie » n’est rien d’autre que l’Incarnation, Dieu fait homme, poussée en ses ultimes conséquences.

Dans l’Histoire, si Dieu fait tout, et l’homme – rien, tout le développement doctrinal, toute l’élaboration iconographique qui s’est faite au fur des siècles, est frappé de nullité. Il nous faut retourner aux premiers temps de la prédication apostolique, car dès la première génération, le message original est trahi par l’activité humaine. C’est la base conceptuelle des travaux de l’exégèse contemporaine, qui essaie désespérément de remonter aux « ipsissima verba » du Jésus historique, qui s’efforce de connaître avec une certitude scientifique « ce qui s’est réellement passé » - entreprise vouée à l’échec vu le peu d’étendue des textes du Nouveau Testament, et le petit nombre de témoignages historiques qui concernent cette minuscule partie de l’Empire romain. Cette exégèse fouille tellement bien dans les textes qu’elle finit par les faire tomber en poussière. D’ailleurs, il faut généralement bien davantage de Foi pour croire en ce que disent les exégètes, qu’il n’en faut pour adhérer à la Tradition de l’Église.

Comme Dieu fait tout et que l’homme est incapable de rien faire de valable, le témoignage de l’Église des premiers siècles est lui aussi frappé de nullité. Selon ces exégètes, la pensée des premières générations chrétiennes ne saurait nous éclairer sur ce que le Christ nous a apporté. Et comme les textes du Nouveau Testament n’ont pas été écrits pour le plaisir de donner du travail aux experts du XXe ou du XXIe siècle, mais bien pour servir de catéchèse et d’instruction pour les communautés du Christianisme naissant, ces exégètes ne sont pas au bout de leurs problèmes de compréhension. Il faut d’ailleurs une fatuité assez remarquable pour affirmer que nous avons enfin trouvé la vérité au XXIe siècle, parce que nous sommes enfin rationnels, alors que tous ceux qui nous ont précédés étaient plongés dans les ténèbres du discours religieux… C’est , en quelque sorte, un « colonialisme rationaliste » qui nous fait considérer comme enfin aptes à comprendre les choses, plus de vingt siècles après qu’elles se soient produites, alors que nous considérons les gens qui vivaient à un ou siècles de distance, comme entièrement incapables de nous donner un éclairage valable sur ce sujet… Dans cette même optique, il est inutile de préciser que le développement iconographique est frappé du même anathème : c’est une « hellénisation » qu’il n’est pas même besoin de considérer.

Si nous considérons que l’homme fait tout, et Dieu – rien, l’histoire de l’icône constitue un chapitre de l’Histoire de l’Art, et ne saurait avoir de signification spirituelle, la Liturgie est un fait social et la spiritualité elle-même est frappée d’inexistence.

Si nous considérons que les réalisations de l’homme sont capables de collaborer avec le projet divin, à ce moment-là, l’iconographie prend toute sa dimension, et la Liturgie peut réellement nous faire anticiper le Royaume. L’Église en tant que Corps spirituel, s’est emparée de l’Art du Bas-Empire, et l’a progressivement métamorphosé pour lui faire traduire ce qu’elle désire exprimer : l’expression d’une réalité transfigurée, la présence du Royaume, l’ouverture d’une fenêtre en notre monde, qui ouvre sur une autre dimension, où tout est Unité et Lumière.

Cette élaboration a pris des siècles. Ce n’est pas en une fois que l’art iconographique et l’expression liturgique sont parvenus à maturité. Tout n’était pas donné au départ : il a fallu la collaboration active des iconographes, des saints Moines et Moniales, des théologiens et des spirituels, afin que toute cette moisson de prière se cristallise dans les formes belles et sereines de l’iconographie et des textes liturgiques.

Ce qui est vrai pour l’icône se vérifie également dans la Dogmatique. Nous entendons souvent autour de nous : « vive la Foi, à bas la Religion ! » La Foi est sensée être tolérante, aimable, informe – la Religion serait dogmatique, froide, violente, rituelle.

Si c’est Dieu qui fait tout, et l’être humain ne peut rien penser de valable, à ce moment-là, toute élaboration dogmatique est nuisible. Il nous faut vivre notre démarche de Foi dans un brouillard laiteux, où « tout est dans tout » et inversement. Cela ne risque pas de tenir la route longtemps – et surtout pas de passer dans l’Histoire.

Si nous parlons de collaboration, de synergie entre l’être humain et Dieu, nous sommes intellectuellement capables de concevoir les choses divines, notre esprit, dont l’élaboration est voulue par Dieu, est apte à saisir ce qu’il est possible de comprendre des desseins divins.

Le 6 août, nous chantons : « Tu t’es transfiguré sur la montagne, ô Christ notre Dieu, laissant tes disciples contempler ta gloire autant qu’ils le pouvaient ». Nous ne contemplons que ce que nous pouvons contempler, c’est-à-dire la frange extérieure de l’infini divin. Notre connaissance ne met qu’un mot sur une réalité dont nous ne connaissons qu’une part infinitésimale. Notre connaissance n’épuise pas le contenu divin, qui est infini, et que nous ne ferons jamais que commencer à apercevoir, même si notre connaissance augmente sans cesse.

C’est pourquoi saint Grégoire Palamas précisait que nous connaissons Dieu en ses Energies incréées – et c’est une connaissance vraie, car Dieu est pleinement présent en ses Énergies, mais par contre, son Essence nous demeurera toujours inconnaissable. Il nous faut toujours demeurer sur le tranchant de la lame disant : la connaissance que nous avons de Dieu est vraie - nous sommes capables de connaître Dieu avec l’esprit qui nous est donné - mais cette connaissance n’épuise pas son objet, ne parviendra jamais à « faire le tour de la question » ; c’est ce qui fait tout l’intérêt de la pensée théologique.

Dès que Dieu s’est fait homme, il est naturel que l’esprit humain s’interroge : « quel est ce Christ qui est venu parmi nous ? Qu’est-ce qui en Lui, est humain et qu’est-ce qui est divin ? » De là est issue la Dogmatique de l’Eglise, qui vise à défendre TOUTE l’humanité et TOUTE la divinité du Christ. Bien loin d’être une oppression pour la pensée, du genre « il est interdit de dire ceci et cela… » c’est une invitation à réfléchir disant : « venez, c’est le fond qui manque le moins ! » - tout en maintenant les portes ouvertes.

Si l’on ferme la porte de l’humanité ou celle de la divinité, le passage d’une dimension à l’autre n’est plus possible. Si le Christ est seulement Dieu, et qu’il s’est borné à apparaître « sans risque » parmi nous, je ne vois pas qu’est-ce qu’Il aurait à nous dire, car Il n’a pas partagé notre sort. Si le Christ n’est qu’un homme qui est venu nous donner des leçons morales, en attendant l’échec final de sa crucifixion – la Résurrection n’étant qu’une illusion d’optique – je ne vois pas ce qu’il m’apporte : les leçons morales peuvent m’être apportées par d’autres exemples historiques, qui auront mieux réussi leur carrière poitique…

L’icône du Christ me montre en une fois, tout ce qu’il y a à dire : l’homme-Dieu dans sa réalité transfigurée, qui me révèle ce qu’est ma véritable nature. Il me dit :

Le monde affirme que tu n’es qu’un consommateur, qui est juste bon à jeter s’il n’est plus capable de produire.

Moi, Je dis que tu es un être infini, à la recherche de l’absolu et de l’éternité.

Cela change tout ! La mort n’est plus une impasse désespérante, qui projette l’ombre du non-sens sur toute ma vie ; c’est une Porte qui donne sur la Lumière. Cette Lumière intarissable, qui n’est éteinte par aucune ombre, nous est présentée par les icônes.

Il n’y a donc aucune raison de renier l’élaboration dogmatique de l’Église, tout comme il n’y a aucune raison de mettre en question l’existence du rite. Que pouvons-nous offrir à Dieu qui ne Lui appartienne déjà ? Rien, sauf le temps.


L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?

Au début de notre recherche, dans cette Étude, nous nous étions heurtés au considérable décalage qui existe entre une ecclésiologie idéalisée, et l'existence concrète des structures ecclésiastiques, dans notre environnement. Nous avons appris à distinguer clairement entre le « Royaume », et la notion d'Église. Sans que ce soit pour autant une façon de tout excuser, cette distinction nous aide à ne pas nous scandaliser devant les avatars de la vie concrète. De plus, cette distinction nous met en garde contre les empiétements éventuels de la structure ecclésiastique, qui réclame bien souvent pour elle-même les attributs du « Royaume », sans que ce soit pour autant justifié. Nous avons ensuite mené plus loin notre recherche, et nous avons constaté que la Tête et le Corps du Christ spirituel ne font en fait, qu'un seul et unique Christ Total. La pensée d'Augustin d'Hippone nous a beaucoup aidé dans cette découverte. Comme l'Église a un pied dans notre univers, et un autre pied dans l'Au-delà, nous nous sommes interrogés sur ce qu'est réellement la Vie, au-delà des bornes de ce monde matériel. Nous avons vu que le Jugement est bien davantage une fixation de l'être humain dans l'état qu'il a choisi lui-même, qu'une décision arbitraire et juridique, de la part du Créateur. Dans l'Au-delà, nous sommes à proximité immédiate des Anges, nous avons constaté que les Écritures en parlent très abondamment. Nous avons vu que les Anges sont, en quelque sorte, les seuls « extra-terrestres » qui aient interféré avec notre monde, et influencé son devenir. Les Anges sont, en particulier, les Messagers de la Volonté divine ; l'Archange Raphaël a manifesté la Volonté divine, auprès de la Mère de Dieu. Nous avons remarqué le fait que la Mère de Dieu participe réellement et plénièrement à notre humanité. Aucun « privilège de départ » ne vient la rendre étrangère à l'humanité. Emplie de l'esprit saint, la Mère de Dieu est authentiquement notre guide dans la progression de notre vie spirituelle. Encore faut-il savoir de quel amour sommes-nous appelés à aimer le Christ. Nous avons distingué entre « l'Éros », l'« Agapè » et la « Philia ». Le commandement d'amour que nous donne le Christ concerne l'« Agapè » : c'est un « amour » qui n'est pas sujet aux fluctuations du sentiment. Ainsi est-il possible d'en faire l'objet d'un commandement de la part de Dieu - et de la part de l'être humain , de le construire en soi, en un « Éthos », qui donne toutes les garanties de stabilité. Cet « Éthos » se vit dans la vie liturgique de l'Église. Nous avons constaté que l'une des grandes caractéristiques de l'Office divin de l'Église est la « sobriété », car l'Office divin se construit à l'écart du sentiment. L'Office divin est l'expression de la collaboration qui peut exister entre Dieu et l'être humain. Et après tout, la seule chose que nous puissions offrir au Créateur, c'est notre temps...


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T. des Matières

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