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La présence du Christ, de la Mère de Dieu et des Saints dans les icônesQuels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?
Dans l'Étude précédente, nous avons réfléchi sur l'Église ; nous avons médité sur la personne de la Mère de Dieu ;
nous avons découvert quelle forme d'amour est demandée par le Commandement du Christ ; nous avons fait une incursion dans le monde
immatériel angélique, et nous avons finalement réfléchi sur l'expression liturgique de l'Église, apprenant à distinguer entre
« spectacle » et « Office divin » - voyant en ce dernier une expression de la synergie existant entre l'être humain et son Créateur.
Nous allons maintenant poursuivre notre réflexion en méditant sur les icônes, illustrant ce propos par l'épisode de la « drachme
perdue » et par celui de l'« impôt dû à César ».
Bien sûr, toute réflexion sur l'icône nous mène à approfondir la question de notre relation avec Dieu. Cela bute sur la question
du langage, et nous déterminerons ce qu'est la théologie apophatique et cataphatique. Cela étant fait, il sera temps d'orienter
notre méditation sur la Personne du Père, et ensuite sur la Personne du Fils de l'Esprit. Le Fils en tant que Verbe nous
incite à aborder la création du sens que nous voyons à l'œuvre dans le langage humain. Poursuivant notre réflexion, nous
méditerons sur la Pentecôte, en tant qu'image des relations trinitaires ; notre méditation se poursuivra, en découvrant le sens
du double envoi de l'Esprit sur les Apôtres, et en approfondissant le processus de l'action de l'Esprit, en tant que « reposant »
sur le Fils.
Après notre réflexion sur l'icône, nous nous interrogerons sur le rôle de la matière dans le processus de la vie spirituelle.
Enfin, nous considérons l'inévitable mutation, dans l'Histoire humaine, du message spirituel en un contenu culturel et ethnique.
Cela nous donnera l'opportunité d'aborder les questions fondamentales concernant la vie spirituelle, en tâchant d'effectuer
une brève synthèse de ce que toute la littérature spirituelle a à nous dire en ce domaine.
Si je considère que le Seigneur notre Sauveur est « l’image du Dieu invisible » (Col. 1 ; 15) et si je vois que mon âme est faite
« à l’image du Créateur » (Gn. 1 ; 27) pour être l’image de l’Image – mon âme en effet n’est pas expressément l’Image de Dieu
mais elle a été créée à la ressemblance de la première Image – je comprendrai alors ceci : à la manière de ceux dont le métier
est de peindre des images et d’utiliser leur art à reproduire un modèle unique, par exemple le visage d’un roi, chacun de nous
transforme son âme à l’image du Christ et trace de Lui une image plus ou moins grande, tantôt délavée ou ternie, tantôt claire
et lumineuse, répondant à l’original. Lors donc que j’aurai fait grandir l’image de l’Image, c’est à dire mon âme, et que je
l’aurai « magnifiée » par mes œuvres, mes pensées et mes paroles, alors l’Image de Dieu aura grandi et le Seigneur Lui-même,
dont notre âme est l’image, sera « magnifié ».
Origène, Homélie VIII sur saint Luc, 2-3. S.C. 87, p. 167.
Toute la Foi chrétienne peut être comprise en terme d’« image » : l’être humain est créé « à l’image » de Dieu ; le Christ Lui-même est « Image du Père » ; nous sommes appelés à restaurer la « ressemblance » avec Dieu en notre âme, « ressemblance » qui rétablit en nous une transparence à la Lumière divine, qui transparaît à tous les niveaux de notre être. En particulier, cette transparence rétablit une vision spirituelle, qui nous fait découvrir la réalité véritable des choses. Cette restauration de la Ressemblance est toujours en connexion étroite avec l'Esprit-Saint :
Quand l’intellect (ho nous) a commencé à goûter, dans un sentiment profond, la bonté de l'Esprit-Saint,
alors nous devons savoir que la grâce commence à peindre, pour ainsi dire, la ressemblance par-dessus l'image. De même, en effet,
que les peintres tracent tout d'abord avec une seule couleur l’esquisse du portrait, et que faisant fleurir peu à peu une couleur
sur l’autre ils conservent jusqu’aux cheveux mêmes l’aspect du modèle, de même aussi la grâce de Dieu commence, dans le Baptême,
par refaire l’image de ce qu’elle était quand l’homme vint à l’existence. Puis quand elle nous voit aspirer de tout notre vouloir
à la beauté de la ressemblance et nous tenir nus et sans exaltation dans son atelier, alors, faisant fleurir vertu sur vertu et
élevant la beauté de l’âme de splendeur en splendeur, elle lui acquiert la marque de la ressemblance. (…) De même, en effet, que
dans les portraits toutes les nuances fleuries des couleurs, ajoutées à l’image, conservent, jusqu’au sourire même, la ressemblance
du modèle, de même aussi, en ceux que la grâce divine peint à la ressemblance de Dieu, l’illumination de la charité, en s’y ajoutant,
révèle que l’image a totalement rejoint la beauté de la ressemblance.
Diadoque de Photicé, Œuvres spirituelles chap. 89. S.C. 5bis p. 149-150.
Dans le Nouveau Testament, l’empreinte d’un sceau sur de la cire, ou d’une matrice sur une monnaie, est une figure qui est préférée à celle d’une peinture. Elle présente l’avantage de figurer la transmission d’une forme, sans apport d’une matière étrangère. C’est saint Luc qui nous transmet la parabole de la « drachme perdue » :
Quelle femme, possédant dix drachmes, si elle a perdu une drachme, n’allume une lampe, ne balaie la maison
et ne cherche soigneusement jusqu’à ce qu’elle l’ait retrouvée. Et quand elle l’a retrouvée, elle convoque ses amies et
voisines, disant : « Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue ». C’est ainsi, je vous le
dis, qu’on se réjouit chez les Anges de Dieu pour un pécheur repentant.
Luc 15 ; 8-10.
La femme qui cherche la monnaie perdue est la Sagesse, figure du Christ. Elle cherche dans la maison
qu’est le Cosmos, la pièce faite à l’Image du Créateur qu’est l’homme. Une fois que l’être humain porteur de l’Image divine est
retrouvé, la Sagesse appelle les Anges, et se réjouit avec eux, tout comme règne la joie lors du retour du Fils prodigue –
dont le récit suit immédiatement cette parabole, dans le texte de Luc.
Par ailleurs, les trois synoptiques nous donnent le récit de la question des Pharisiens relative à l’impôt. Jésus « enseignait
journellement dans le Temple » (Lc. 19 ; 47) et dans l’enceinte de celui-ci, les Pharisiens voulurent le surprendre par une
question-piège : « nous est-il permis ou non de payer le tribut à César ? » Si Jésus répondait « Oui », les Pharisiens auraient
eu beau jeu de dire « tu es un agent et un propagandiste de l’occupant romain » si sa réponse était négative, ils n’avaient plus
qu’à le dénoncer auprès des autorités romaines comme incitant le peuple à la révolte.
La réponse du Christ est beaucoup plus profonde qu’une simple pirouette verbale. Avec un humour implicite, le Christ demande à
ces prétentieux Docteurs de lui montrer une monnaie. L’un des pharisiens sort de sa poche un denier, frappé à l’effigie de l’Empereur.
En faisant cela, ce Pharisien qui est tellement « à cheval » sur les observances de la Loi mosaïque, est surpris en flagrant délit
de blasphème contre sa propre Loi : en plein Temple, il montre une effigie figurative de l’Empereur, ce qui est absolument interdit
par la Loi ! Eux qui reprochent à tous ceux qui les entourent les manquements à la Loi, sont les premiers à ne pas la respecter.
Jésus a certainement souri, en voyant le Pharisien candidement extraire une pièce de sous ses vêtements…
Le Christ ne s’intéressait certes pas à l’impôt et aux finances de l’Empire. Ce qui L’intéresse, c’est l’être humain qu’Il est
venu sauver et tirer de l’obscurité et de l’aveuglement. Si la pièce à l’image de l’empereur doit être donnée à l’empereur,
il est bien plus important que l’être humain fait à l’image de Dieu soit rendu à Dieu ! La Loi mosaïque considérait que le
premier-né masculin appartenait de droit à Dieu : ses parents devaient le racheter. Le Christ-Enfant Lui-même fut racheté par
ses parents, pour deux colombes. Le Dieu fait homme étend cette propriété divine à l’ensemble de l’humanité : ce sera réalisé
lorsqu’Il fera siéger en sa Personne la Nature humaine à la droite du Père, après son Ascension. La « drachme humaine » faite à
l’image de Dieu, appartient à Dieu. Saint Jean de la Croix exprime cela en un bel aphorisme : « une seule pensée de l’homme est
plus précieuse que l’univers entier ; d’où vient que Dieu seul en est digne ». Origène nous donne un intéressant commentaire
du passage évangélique :
De même qu’une pièce de monnaie ou un denier porte l’effigie des Empereurs du monde, ainsi celui qui accomplit
les œuvres du « prince des ténèbres » (Eph. 6 ; 12) porte l’image de ce prince. Jésus ordonne ici de rendre cette image et de
l’arracher de notre visage pour prendre celle selon laquelle, à l’origine, nous avons été créés, à la ressemblance de Dieu.
C’est ainsi que nous rendons « à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». « Montrez-moi, dit Jésus, la
pièce de monnaie » ou « le denier » comme écrit Matthieu (22 ; 19). L’ayant prise, Il ajoute : « de qui est l’inscription ? »
Ils répondirent : « de César ». Il reprit : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Et
Paul dans le même sens a dit : « De même que nous avons porté l’image du terrestre, portons aussi l’image du céleste »
(I Cor. 15 ; 49). Les mots : « rendez à César ce qui est à César » signifient donc : abandonnez la figure de « l’homme terrestre »,
rejetez l’image terrestre pour prendre la figure de « l’homme céleste » et rendre « à Dieu ce qui est à Dieu ».
Origène, Homélie XXXIX sur saint Luc, 5-6. S.C. 87, p. 457.
Tant que nous sommes dans les questions d’impôt (!), un autre passage des Évangiles peut nous intriguer :
lorsque les collecteurs du Temple ont posé aux disciples la question : « votre maître paie-t-il sa contribution au Temple ? »
et que les disciples embarrassés sont venus poser la question au Christ ; Il leur a répondu qu’Il n’est pas assujetti à cette
obligation, mais – pour ne pas les scandaliser – qu’ils tirent de la bouche du premier poisson qu’ils pêchent, la monnaie nécessaire
au paiement (Mt. 17 ; 24-27). Là aussi, s’agit-il d’une simple « pirouette » qui permettrait de se tirer d’un mauvais pas ?
Généralement, les commentateurs restent muets sur ce passage, au moins aussi embarrassés que ne l’étaient les Disciples !
Le Corps du Christ est le Temple véritable, détruit et rebâti en trois jours. Le Christ ne devait certes pas contribuer à
l’entretien matériel d’un Temple de pierre, appelé à une destruction imminente. Mais il fait cracher par un poisson une monnaie,
ce qui est la figure évidente du Prophète Jonas. Celui-ci, qui est un homme à l’image de Dieu, est restitué vivant par le
« monstre marin » en signe de la Résurrection le troisième jour. L’entretien du Temple véritable qu’est le Christ est assuré
par la figure de la Résurrection : il ne peut en être autrement.
Cette théologie de l’icône ne peut être comprise que dans le cadre général de nos relations avec Dieu.
Comment les comprenons-nous ?
Si l’être humain veut imaginer Dieu avec uniquement les ressources de son imagination et de sa réflexion, il ne fait généralement en
absolutisant les caractères positifs qu’il voit autour de lui (Dieu est « absolument bon », « absolument juste », etc…) ou en disant
de Dieu qu’Il est le parfait contraire des maux qu’il perçoit (Dieu est « infiniment grand » - car l’homme vit dans un monde limité ;
« Dieu est immortel et éternel » - car l’homme est lui-même mortel et étroitement limité…). Il est très important de comprendre que
ces notions qui peuvent immédiatement se conclure des réflexions de la philosophie n’ont pas besoin de Révélation. Puisque
nous pouvons les déduire de notre propre expérience et réflexion, il n’est pas nécessaire que Dieu nous les révèle.
Si Dieu nous révèle quelque chose, ce ne sera certainement pas le fait qu’il soit « parfaitement bon, juste, charitable, étranger
au mal… ». Si Dieu nous révèle quelque chose, c’est certainement le fait qu’il est TOUT AUTRE. Saint Grégoire de Nazianze nous le dit :
Ô Toi l’au-delà de tout, comment T’appeler d’un autre nom ?
Quel hymne peut Te chanter ? Aucun mot ne T’exprime.
Quel esprit peut Te saisir ? Nulle intelligence ne Te conçoit.
Seul Tu es ineffable, tout ce qui se dit est sorti de Toi.
Seul Tu es inconnaissable ; tout ce qui se pense est sorti de Toi.
Tous les êtres Te célèbrent, ceux qui parlent et ceux qui sont muets.
Tous les êtres Te rendent hommage,
ceux qui pensent comme ceux qui ne pensent pas.
L’universel désir, le gémissement de tous tend vers Toi.
Tout ce qui existe Te prie,
et vers Toi, tout être qui sait lire ton Univers fait monter un hymne de silence.
En Toi seul, tout demeure.
En Toi, d’un même élan, tout déferle.
De tous les êtres Tu es la fin,
Tu es unique.
Tu es chacun et n’es aucun.
Tu n’es pas un Etre seul, Tu n’es pas l’ensemble :
Tu as tous les noms ; comment T’appellerais-je ?
Toi, le seul qu’on ne peut nommer,
quel esprit céleste pénétrera le voile qui est au-delà des nuées ?
Aie pitié, Toi, l’au-delà de tout ;
comment T’appeler d’un autre nom ?
P.G. 37, 1433-1435 in : « Les chemins vers Dieu » Centurion 1967, p. 113-114.
Dieu est souverainement et absolument différent. Si cela est vrai absolument de Dieu,
cela est vrai relativement en ce qui concerne la communication avec d’éventuels extraterrestres. S’ils existent,
ils ne parlent certainement pas notre langage, et leur civilisation n’a certainement rien de commun avec la nôtre ! Il est
amusant de regarder les films de science-fiction, car ils reflètent exactement la période où ils sont faits : aujourd’hui,
les extra-terrestres sont décrits comme vivant en un monde plein d’ordinateurs et d’électronique. Dans les années cinquante,
ils évoluaient au milieu de grands cadrans et de gros boutons lumineux… Il ne s’agit jamais que de la projection de ce que
nous estimons être la pointe du progrès. Tout ce que l’on peut dire, c’est que si des extra-terrestres existent réellement
et qu’ils entrent en communication avec nous, nous n’aurons affaire à rien de semblable. Notre seule certitude est que ce
sera absolument différent de tout ce à quoi nous pouvons nous attendre.
Cela est encore infiniment plus vrai en ce qui concerne Dieu. Il est absolument différent de toutes nos pensées.
Si une prétendue révélation correspond à ce que nous pouvons élaborer par le simple exercice de notre raisonnement, nous
pouvons être certains qu’elle sera sinon fausse, du moins grandement inexacte. Cela est magnifiquement exprimé
par la prière qui commence la « Théologie mystique » de saint Denys l’Aréopagite :
Trinité suressentielle
et plus que divine, et plus que bonne,
Toi qui présides à la divine Sagesse chrétienne,
conduis-nous non seulement par-delà toute lumière,
mais au-delà même de l’inconnaissance
jusqu’à la plus haute cime des Ecritures mystiques,
là où les mystères simples, absolus et incorruptibles de la Théologie
se révèlent dans la Ténèbre plus que lumineuse du Silence :
c’est dans le Silence en effet que l’on apprend les secrets de cette Ténèbre
dont c’est trop peu dire que d’affirmer qu’elle brille de la plus éclatante Lumière
au sein de la plus noire obscurité,
et que, tout en demeurant elle-même parfaitement intangible et parfaitement invisible,
elle emplit de splendeur plus belles que la Beauté
les intelligences qui savent fermer les yeux.
Trad. Gandillac Aubier 1943 p. 177.
Dieu est au-dessus de toute bonté, en ce sens qu’il n’est pas limité par notre concept de bonté, qui ne fait que projeter à l’infini ce que nous connaissons de la bonté humaine. Le concept de bonté n’épuise pas la réalité divine : en disant que Dieu est bon, nous n’avons pas TOUT dit sur Dieu ; la Bonté divine n’est pas notre bonté. De la même façon, Dieu est au-dessus de toute justice, au-dessus de toute immuabilité, au-dessus de toute unité ou diversité.
La ténèbre est invisible à la lumière,
et d’autant plus invisible que la lumière est plus forte.
Les connaissances ne découvrent point les secrets de l’inconnaissance,
et elles les découvrent d’autant moins qu’elles-mêmes sont plus nombreuses.
Si tu considères, en effet, l’inconnaissance, non point au sens privatif du mot, mais au sens transcendant,
tu pourras affirmer ceci : qui est plus vrai que toute vérité : à qui possède la lumière positive ; et la connaissance positive,
l’inconnaissance divine demeure secrète, car cette Ténèbre transcendante demeure impénétrable à toute lumière, inaccessible à toute
connaissance. S’il advient que, voyant Dieu, tu comprennes ce que tu vois, c’est que tu n’as pas vu Dieu Lui-même, mais quelqu’une
des choses connaissables qui lui doivent l’être. Car en soi Il dépasse toute intelligence et toute essence ; il n’existe, de
façon suressentielle, et n’est connu, au-delà de toute intellection, qu’en tant qu’Il est inconnu et qu’Il n’existe point.
Et c’est cette parfaite inconnaissance, prise au meilleur sens du mot, qui constitue la connaissance vraie de Celui qui dépasse
toute connaissance.
Peut-on dire que Celui qui transcende toute créature transcende également la Théarchie et le Principe même de tout bien ?
Oui, mais à condition d’entendre par Déité et par Bonté la substance même du Bon qui produit le bon et le divin.
Saint Denys l’Aréopagite – Lettre à Gaios. Trad. Gandillac, Aubier, p. 327-328.
Il est bien entendu qu’en affirmant cela, nous ne désirons nullement mettre en doute quoi que ce soit
de la parfaite bonté, justice, unité etc… de Dieu. Il convient simplement de souligner que l’idée que nous nous faisons de la
Bonté, de la Justice, de l’Unité, etc… de Dieu ne correspond que de très loin à la réalité : ce qui est en Dieu ne correspond
guère à nos concepts.
Nous pouvons sans doute faire une analyse exhaustive d’un objet, par les moyens de la recherche scientifique – bien que,
là aussi, les limites de la connaissance sont atteintes à un moment ou à un autre. La pensée positiviste du dix-neuvième
siècle pensait parvenir finalement à une connaissance totale du monde qui nous entoure. Aujourd’hui, au vingt et unième siècle,
nous nous apercevons que la Nature s’abrite derrière la complexité : l’univers est fantastiquement plus complexe que nous
l’imaginions, et chaque découverte, en résolvant une question, pose des centaines d’autres. Ces réserves une fois établies,
disons que « grosso modo », il est possible de connaître entièrement un objet.
Par contre, une personne garde toujours son jardin intérieur : aucune recherche ni investigation ne parviendra à
en « faire le tour ». Toute personne est mystère – étant entendu que le mystère est une invitation à la recherche,
et non pas une interdiction. Le mystère n’est pas un panneau sur lequel il serait marqué : « ici, il est interdit de penser » !
Tout au contraire, le mystère nous dit : « venez, cherchez, ici, c’est le fond qui manque le moins ! Plus vous rechercherez,
plus vous découvrirez, et il n’y aura jamais de limite à l’approfondissement de vos recherches, jamais de fin à vos découvertes ».
En ce sens donc, la personne est « mystère » : nous ne connaîtrons jamais pleinement quelqu’un ; toujours elle nous réservera
des surprises, des aspects de sa personnalité que nous ne connaissions pas. Il n’y aura jamais de limite nos découvertes,
dans nos relations d’amour ou d’amitié avec quelqu’un.
Ce qui est vrai pour l’être humain, l’est encore bien davantage pour Dieu. Nous explorons les richesses du Divin « en des
commencements qui n’auront jamais de fin » suivant la belle expression de saint Grégoire de Nysse, car Dieu est une Personne,
et à ce titre, est inépuisable. Les attributs que nous prêtons à Dieu, le Nom même de Dieu, ne sont que des « étiquettes »
qui certes, désignent une réalité qui existe réellement, mais qui ne nous permettent pas de la connaître en plénitude.
C’est cela, la Théologie négative ou apophatique : Dieu est inconnaissable parce qu’Il est une Personne –
et, mutatis mutandis, nous reconnaissons également ce caractère inconnaissable en ce qui concerne l’hypostase humaine,
car elle est faite « à l’image » du Créateur. L’icône participe à cet apophatisme : elle désigne un Inconnaissable, car elle
est une fenêtre ouverte sur une Personne. Cet apophatisme se reflète sur l’écriture de l’icône : elle ne montre pas ce qui
s’est réellement passé, comme le fait une photographie. Les icônes décadentes de style « saint-Sulpice » avaient précisément
comme but de procurer cette illusion : tâcher de représenter, de façon la plus illusionniste possible, la scène
« telle qu’elle aurait pu se passer », comme si elle avait été photographiée à ce moment-là. Et bien sûr, ce type de
représentation est fondamentalement mensonger : c’est de la « fausse monnaie » iconographique. L’icône est écriture, elle
est symbole. Elle n’a aucunement comme but de décrire photographiquement la réalité.
Quelle est la différence entre « signe » et « symbole » ?
Le signe est extérieur à sa signification. Un panneau « arrêt » planté sur le bord d’un croisement de routes ne porte
pas en lui-même sa signification. Celle-ci est connue conventionnellement, et reste extérieure à l’objet. Un symbole porte en
lui-même ce qu’il évoque. La Croix est symbole, car elle porte en elle-même la puissance du Salut. L’icône est symbole,
car elle porte en elle-même la présence de celui qu’elle représente. L’être humain est lui-même symbole, car il porte en
lui-même l’étincelle de la Présence divine.
Si nous ne tenons pas compte de cet apophatisme fondamental et essentiel, la tentation est forte de tenter d’aligner Dieu
sur nos concepts philosophiques, et en particulier sur les concepts qui définissent les particularités de l’Absolu. Nous
affirmerons que Dieu est UN, par opposition à un monde que nous percevons comme totalement diversifié. De toute façon,
au point de vue philosophique, il n’y a pas trente-six solutions : soit Dieu est UN, soit Il est MULTIPLE.
S’Il est multiple, comme le conçoivent toutes les religions animistes, nous Le retrouvons sous tous les aspects de l’Univers.
Il est présent partout, et les puissances exprimées dans la Nature expriment la force divine. Il est donc logique, dans cette
perspective, de diviniser la force du tigre, la férocité du crocodile, de vénérer les diverses formes de fécondité, de voir
la présence divine dans la source qui affleure et dans la vigueur du taureau. Dans cette perspective, l’être humain est
immergé dans le torrent de vie qui irrigue l’univers. Rien ne vient distinguer l’être humain de son environnement.
Si Dieu est une unité philosophique, Il ne se communique pas ; car dès qu’Il se communique, Il se divise. C’est la
conception musulmane, qui est parfaitement logique en affirmant que Mohammed et le Christ sont des Prophètes : Dieu ne sort
pas de son Unité pour Se communiquer Lui-même. Il envoie en son Nom des intermédiaires, jamais Lui-même. En récompense à
l’accomplissement de ses préceptes, Dieu ne Se donne pas Lui-même, puisqu’Il est incommunicable : il donne des récompenses
extérieures – un Paradis avec des fontaines de ce vin qui est interdit pendant la vie terrestre, des jouissances avec des
femmes et des éphèbes… Mais pas Dieu ! Les deux conceptions de Dieu n’ont pas besoin de Révélation, puisqu’elles découlent
logiquement du raisonnement humain.
Tout en étant conscient de beaucoup simplifier les choses, nous pouvons dire que l’Occident chrétien s’est laissé fortement
contaminer par la conception de Dieu comme l’« Un » philosophique, comme une « monade ». Cela a rendu problématique toute
idée de participation du Divin, et cela a pavé à voie à l’idée d’une grâce créée qui est une sorte de « cadeau » octroyé par
un Dieu qui reste Lui-même inaccessible. Un Dieu philosophiquement UN ne communique pas, il se délègue par des intermédiaires.
Dieu le Père se délègue par le Fils. Tout naturellement, ce Fils, délégué de Dieu, n’est déjà plus Dieu. Effectivement, la
Foi en la divinité du Christ va être toujours attaquée et laisser progressivement place à un Arianisme qui est le milieu
ambiant de la mentalité occidentale. L’humanité du Christ sera perçue en priorité, et sa divinité s’estompera dans les
consciences. D’abord, on mettra uniquement l’accent sur les souffrances de l’homme-Christ ; la Résurrection du Christ va
passer au second plan, car elle témoigne inévitablement de sa divinité. Aujourd’hui, une grande partie des Chrétiens
d’Occident sont des Ariens de fait, ne voyant dans le Christ qu’un être humain, un modèle moral qui prêcha l’amour et la
tolérance. Dans ce cas l’Eglise est inutile, les Sacrements ne sont que des rituels sociaux, la vie spirituelle s’efface
au profit de la bienfaisance sociale.
Après s’être délégué dans le Christ, Dieu se délègue dans le prochain intermédiaire, qui est la Vierge. Elle est
unique médiatrice : par elle passe toute communication possible entre l’humanité et Dieu. A ce titre, elle est ressentie
comme une semi-divinité, plus proche que le Christ. La floraison de statues de la Vierge en plastique que les québécois
plantent dans leur gazon, devant leur maison, procède d’une telle conception des choses. L’Eglise romaine a facilité les
choses, par la doctrine de l’Immaculée Conception, en disant que la Vierge a été arrachée à l’humanité, car un privilège
de naissance lui aurait été donné : celui d’être épargnée par la Péché Originel. On ne sait plus très bien ce que cela
veut dire, mais on garde conscience que la Vierge n’appartient pas entièrement à l’humanité.
Après la Vierge, Dieu se délègue dans le Pape de Rome, qui se déclare lui-même vicaire du Christ. La délégation se
poursuit ensuite dans le clergé, et aboutit enfin aux fidèles, en bout de course. Dans une telle perspective, il est
certain que l’icône n’a aucune place. C’est un objet de dévotion que l’on pose quelque part, et qui est joli. Elle
restera là, sous un projecteur, jusqu’à ce que la mode des icônes soit passée, et qu’on la reléguera parmi les objets
inutiles.
Tout ceci n’a que peu de rapport avec le monothéisme biblique qui est rigoureusement personnaliste, contrairement à un
Absolu philosophique abstrait. Le Dieu chrétien accomplit en plénitude la vision de Dieu de l'Ancien Testament, en en
révélant le caractère totalement personnel. Car un Dieu personnel ne saurait être un Dieu seulement solitaire, la relation
entrant dans la définition de la Personne. On ne peut aligner sans plus le Christianisme sur les « religions monothéistes »,
comme si le "monothéisme" pouvait être un commun dénominateur indépendant du contenu de ces religions.
L'Unité de Dieu n'est, en effet, pas du même type que l'unicité d'une créature qui, elle, réalise son unicité en n'existant
qu'en un seul exemplaire. L'Unité divine est elle-même unique, parfaitement singulière : Il a une manière unique d'être
Lui-même, en ce sens que rien ne peut Lui être comparé. Or sa manière unique d'être Un est d'être Trinité. Dieu n'est pas
Un MAIS Trine ; Il vit son unité de façon trinitaire. Et cela, nous ne pouvons le savoir que par voie de Révélation.
Nous pouvons imaginer par nos propres facultés un absolu philosophique, ou une immanence divine dans l'Univers, mais non
point la Trinité. En tant qu'événement révélé historiquement, nous ne pouvons déduire la Trinité de quoi que ce soit.
Elle est un événement, comme la visite des trois Anges à Abraham, et non point le fruit d'un raisonnement. La Trinité
n'est pas une triade qui pourrait se conclure d'analogies psychologiques ou simplement rationnelles ; elle est l'événement
de notre adoption du Père, par le Fils, dans l'Esprit.
Les événements de la Révélation nous montrent trois Personnes, avec lesquelles se sont nouées des relations.
Par elles, le Mystère nous est révélé, Mystère qui n'est pas un tabou opposé à la pensée, mais bien l'indication
de la possibilité d'une recherche et d'une découverte inépuisables. La sagesse que nous découvrons dans la création
étant le reflet de la Sagesse divine, la structure de notre pensée ne saurait être sans quelque parenté d'avec la
structure même de la Révélation. Notre effort, dans la Théologie, pour trouver une cohérence interne aux événements
de la Révélation est donc non seulement licite, mais encore voulu par Dieu, et représente notre participation, à notre
mesure, au mouvement de la Révélation. La Théologie est donc l'une des expressions de notre amour de Dieu, et s'inscrit
dans la synergie divino-humaine de la Rédemption.
Avec le Christ, Dieu S'est révélé comme Celui qui est Père d'un Fils unique, et c'est cette relation
avec son Père qui constitue la Divinité de Jésus. A la fois, Il reçoit tout de son Père, et pour nous, Se révèle être l'unique
Voie vers son Père, Celui qui nous mène à Lui. Ainsi donc, nous ne croyons pas en un Dieu abstrait, mais bien au Père du Christ,
et par le Christ, nous découvrons véritablement Dieu comme notre Père. Ainsi, nous ne croyons pas en trois dieux: le Fils et l'
Esprit ne viennent pas s'ajouter au Père; c'est Lui qui Les constitue. D'autre part, Dieu n'est pas une perfection statique,
immobile et auto-suffisante: Il n'est qu'en Se donnant, en engendrant son Fils bien-aimé, et en spirant l'Esprit-Saint.
Son Unité se révèle donc en terme de Communion.
D'une part, l'expression néo-testamentaire: Le Dieu (ho theos), qui désigne le Père, n’est pas seulement une
expression archaïque (telle que nous la trouvons dans les Actes, lors du Discours de Pierre à la foule : « Dieu l’a ressuscité,
ce Jésus… » 2 ; 32), mais bien une désignation de l'unique Source d'où tout découle, le Père éternel de l'Unique-Engendré,
et notre Père, vers qui nous nous dirigeons - d'où le fait que toutes les prières eucharistiques sont adressées au Père
(citons comme exemple le début de l’Anaphore de la Liturgie de saint Basile : « Père adorable et tout-puissant, Maître et
Seigneur notre Dieu, Toi qui es l’Etre par excellence… »).
D’autre part, cela est très bien exprimé par les articles du Symbole de Foi: "Je crois en un seul Dieu, le Père... ET en
un seul Seigneur Jésus-Christ... ET en l'Esprit-Saint... Le Dieu-Source est seul Dieu « par excellence » (d'où le fait que
le Christ appelle son Père « le seul vrai Dieu », dans la Prière sacerdotale en Jn. 17; 3) la conjonction, dans le Symbole,
montrant en les deux autres Hypostases la Divinité reçue. Et c'est bien pourquoi, dans l'énumération des Personnes divines,
le Père ne saurait être nommé autrement que le premier. Cela ne veut bien sûr pas dire que le Fils et l'Esprit soient
de « moindres » divinités. Ils ne sauraient être Dieu à demi: le Père, en tant que Père, précisément, se donne tout entier,
et c'est bien ce qui fait la perfection de sa Paternité.
Il n'y a nulle contradiction entre le fait du don de la Divinité et la plénitude de celle-ci. Tout l'Ancien Testament nous
montre en Dieu le Dieu de l'Alliance, c’est-à-dire du don de Soi à quelqu'un qui est reconnu comme partenaire à part
entière. Et cela n'est pas un accident historique, mais bien l'écho du Dieu qui est pleinement Lui-même en Se donnant
totalement à son Fils, faisant reposer sur Lui son Esprit. Inversement, le Christ nous fait découvrir Dieu comme
son Père et notre Père ( Jn. 20; 17 ), qui nous appelle à devenir ses fils adoptifs, devenant ainsi « frères » du Christ :
« afin qu'Il (le Fils) soit l'aîné d'une multitude de frères... (Rm. 8; 29) citons aussi Hb. 2; 17 : « Il a dû devenir
semblable en tout à ses frères... ») en l'Esprit.
Sur terre, toute paternité est également l’écho du Mystère fondamental de la Paternité divine - écho cependant lointain,
car l'homme donne trop souvent avec réserve, contrairement à Dieu, dont le Don est toujours parfait. L'amour humain est une
relation qui se noue après le surgissement de la personne - car il lui a fallu croître et élaborer sa conscience. Cette relation
établie a posteriori est extrinsèque à notre propre Nature. Il n'en est pas de même pour Dieu: il y a simultanéité absolue
entre relation et Personne, la relation étant constituante de la Personne. Ainsi en Dieu, la Paternité constitue
la première Personne, et cette Paternité est tout aussi absolue que la Divinité elle-même; elle n'a rien d'accidentel.
Le Christ est venu d’abord et avant toute chose pour nous révéler Dieu comme « Abba » - Père, et pour Se révéler Lui-même
comme l’unique chemin vers le Père. La désignation de Dieu comme « Abba » est une nouveauté absolue apportée par le Christ.
C’est le premier mot de l’Oraison qu’Il nous a apprise, et qui est le centre de notre vie de prière.
Qui me donnera des ailes
pour permettre à mon esprit d’élever son vol à la hauteur de ces paroles sublimes,
pour me faire abandonner complètement la terre et traverser l’air répandu dans l’espace,
atteindre l’éther et sa splendeur,
arriver jusqu’aux astres et observer leur ordonnance ;
pour que là je ne m’arrête pas encore,
que je me fraye un chemin parmi eux,
que j’échappe à tout ce qui se meut et change,
que j’atteigne la substance stable,
l’inébranlable Puissance qui n’est fondée que sur elle-même,
par qui est conduite et portée toute chose existante,
en sorte que tout est suspendu ainsi à l’ineffable volonté de la Sagesse divine ;
pour qu’enfin, l’esprit éloigné de tout ce qui s’altère et change,
l’âme établie dans l’immuable et l’immobile,
j’en arrive à concilier d’abord par mes dispositions intérieures
Celui qui est immuable et ne saurait changer,
et qu’ensuite j’invoque le nom le plus familier
et dise : « Père » !
Saint Grégoire de Nysse - Homélie 2 sur le Notre Père – « La Prière du Seigneur » DDB 1982.
Si l'on perd de vue cette primauté du titre de « Abba », le nom biblique de Père s'efface au profit d'une désignation philosophique de Cause. Nous voyons ainsi la différence qui s'établit entre paternité humaine et Paternité divine. Le Père est Père parce qu'engendrant de toute éternité le Fils ; aucune Personne divine ne peut être considérée indépendamment des relations qu'elle entretient avec les autres Personnes trinitaires.
Saint Basile nous a montré que la Nature constitue le « commun » de l'Hypostase (Lettre CCXIV). Si l'hypostase est un subsistant individuel, elle se détermine elle-même par sa liberté, qui est constituante de la Personne - cette notion est mise en lumière par saint Grégoire de Nysse :
Si la Divinité est plénitude de tous les biens, et si l’homme est à son image, c’est bien dans cette
plénitude que l’image trouvera sa ressemblance avec le modèle (…) Parmi tous ces biens, il y a la liberté.
Saint Grégoire de Nysse : « La Création de l’homme » ch. XVI – DDB 1982, p. 97.
L'individu devient Personne, dans son histoire, comme fruit de son expérience vécue. Par contre,
en Dieu, l'hypostase a toute sa dignité de plénitude personnelle, dans cette relation qui à la fois unit et distingue les
Personnes trinitaires. Dans cette plénitude, cette relation unit les Personnes jusqu'à l'identité de substance.
L'Unité de Nature n'est pas un fond commun antérieur à la distinction des Personnes - elle est constituée par la
plénitude même des relations trinitaires. Ces dernières sont non seulement unifiantes, mais encore ordonnatrices :
c'est la Paternité divine du Dieu-Source, de la première Personne de la Trinité qui nous fait citer la Personne du
Père en premier. Et nous verrons plus tard que ces relations sont aussi ordonnatrices du Fils et de l'Esprit, ce qui
est une question aiguë qui fut longtemps débattue.
La citation en premier du Père Le désigne comme Celui qui est « Un seul Dieu », sans danger de subordinationnisme car,
comme nous venons de le voir, la première Personne de la sainte Trinité n'est pas antérieure à la relation qu'elle
pose (ainsi pouvons-nous comprendre et situer dans son contexte de signification la célèbre phrase de Jésus: « le
Père est plus grand que Moi » Jn. 14; 28). Ce que nous devons retenir, et qui est fondamental, c'est que l'Économie
(la « dispensation » du Salut) suit les lignes même des Processions trinitaires. Le Christ, comme Unique-Engendré,
comme « Image du Dieu invisible » (Col. 1; 15) est à la fois Quelqu'un, une Personne comme le Père est une Personne -
et non point une émanation révélatrice du Père, selon une vision gnostique - et Il révèle complètement ce qu'est Dieu,
c’est-à-dire le Père. Le Père, engendrant le Fils, Lui communique tout ce qu'Il a, « toute la plénitude de la
Divinité » ( Col. 2; 9 ).
La deuxième Personne de la Trinité est à la fois le Verbe, c’est-à-dire Celui qui révèle le Père ( Hb. 1; 3 ) et
qui est inséparable de sa Nature, et son Fils, c’est-à-dire une Personne distincte, en laquelle le Père met toute
sa complaisance ( Mt 3 ; 17 ).
Cette plénitude d'Union, nous ne pouvons la vivre, ni par rapport à notre enfant, ni par
rapport à notre oeuvre dans notre vie terrestre. Car l'enfant est certes une personne distincte, mais n'est pas la possession
de l'auteur de ses jours - car ce sont les parents qui se donnent à leurs enfants, afin de les faire aboutir à l'autonomie
personnelle ; et d'autre part, notre pensée nous appartient certes, mais elle n'est pas une personne qui nous soit distincte.
La deuxième Personne de la Trinité est par contre à la fois Fils et Verbe, parfaitement Un et distinct du Père.
Le Fils est également appelé Image du Père. Nous trouvons une comparaison originale d'Origène dans De Principiis (I, 2, §8)
pour illustrer cette expression :
Pour mieux faire comprendre comment le Sauveur est « empreinte à l’effigie de la substance ou de l’existence de Dieu », prenons un exemple, qui, sans signifier complètement ni exactement la chose dont nous parlons, sera retenu cependant pour enseigner que « le Fils, qui avait la forme de Dieu, s’anéantissant » (Phil. 2 ; 6-7) veut nous montrer par son acte même de s’anéantir « la plénitude de la divinité » (Col. 2 ; 9). Supposons qu’ait été faite une statue assez grande pour contenir toute la terre et telle que son immensité empêche qui que ce soit de l’observer, et qu’une autre statue soit faite en tous points pareille à la première, par la forme des membres, les traits du visage, l’aspect et la matière, à l’exception de l’immensité de la dimension, à seule fin de permettre à ceux qui ne pourraient voir ni observer la statue immense, d’être convaincus, en voyant celle-ci, qu’ils ont vu la première ; elle conserverait en effet sans aucune différence tous les traits des membres et du visage, l’aspect, la matière : de façon analogue, le Fils s’anéantissant et abandonnant l’égalité avec le Père, et nous montrant le chemin pour Le connaître, est devenu « empreinte à l’effigie de sa substance » ; ainsi, nous qui étions incapables de regarder la gloire de la lumière pure qui réside dans la grandeur de la divinité, nous saisissons le moyen de percevoir la lumière divine grâce à la vue de l’ « éclat », parce qu’il se fait « éclat » pour nous. La comparaison des statues, qui reste au niveau des choses matérielles, doit être admise seulement pour montrer que le Fils de Dieu s’étant introduit dans la petitesse d’un corps humain indiquait par l’analogie de ses actes et de sa puissance la grandeur immense et invisible de Dieu le Père qui est en Lui : c’est ce qu’Il disait à se Disciples : « qui M’a vu a vu le Père (Jn. 14 ; 9) et « Moi et le Père sommes Un » (Jn. 10 ; 30). Il faut entendre de la même façon l’expression suivante : « Le Père est en Moi, et Moi dans le Père (Jn. 10 ; 38).
Les progrès de la science contemporaine, qui nous donnent une conscience accrue de l’immensité
et de la complexité de l’Univers, peuvent nous rendre davantage sensibles à la comparaison d’Origène, que ne pouvaient
l’être les gens de l’époque. Devant la splendeur d’un tel Univers, Celui qui l’a voulu et créé, ne peut être qu’immense
et absolument incompréhensible. Devant Lui, tout comme devant l’Univers qu’Il a imaginé, nous ne sommes que des fourmis
rampant sur la surface des choses, totalement incapables d’avoir conscience de la dimension réelle des choses, et à
fortiori incapables de nous faire une idée de Celui qui a mené du néant à l’être le Cosmos qui est l’expression de sa
Volonté. Le Christ nous donne la clef de compréhension qui nous permet d’établir une relation avec le Père. Plutôt que
de voir en Dieu une Puissance inquiétante et indifférente, dont le langage n’aurait rien à voir avec le nôtre, et qui
nous considérerait comme des néants grouillant à la surface d’une poussière, le Christ nous révèle l’Amour du Père, et
nous donne de communiquer avec Lui.
Pouvons-nous concevoir l'Esprit comme Image du Fils, penser la Pneumatologie selon le même schéma que la Christologie ?
Saint Athanase le dit dans sa lettre I à Sérapion: « comme le Fils est dans l'Esprit comme dans sa propre image, ainsi le
Père est dans le Fils » (§ 20). Dans ce sens, le Fils et l'Esprit sont tous deux « Paraclets ». Le Christ dit en effet :
« Moi, je prierai le Père : Il vous donnera un autre Paraclet (un autre consolateur - allon paraklèton) qui restera
avec vous pour toujours » (Jn. 14 ; 16). Néanmoins, l'Esprit comme Image du Fils est dénuée de fondement scripturaire.
Ensuite, elle s'accorde mal au fait que l'Esprit n'a pas connu d'Épiphanie personnelle et explicite; Il ne S'est pas
rendu visible de la même façon que le Christ. Il y a aussi le danger de concevoir une cascade d'images qui n'auraient
pas de raison de s'arrêter au nombre trois. Mais cependant cette expression montre bien que le Fils et l'Esprit révèlent
et manifestent la plénitude de la Divinité. Cette expression est donc justifiée, du point de vue de l'Economie et de la
Révélation. Du point de vue de la fonction et de l'organisation trinitaires, nous devrons cependant prendre des termes
différents.
Ainsi l'Esprit, qui est l'Esprit de Dieu, est aussi l'Esprit du Christ. Quant au Fils, Il est issu de
Dieu, mais Il ne vient pas également de l'Esprit, et on ne le dit pas : l’ordre est contraignant et ne se retourne pas
de telle façon que nous puissions aussi bien, reprenant l’analyse de cette parole en sens inverse, comme nous disons
« l'Esprit du Christ » appeler le Christ « de l'Esprit ».
Saint Grégoire de Nysse : Homélie 3 sur le Notre Père – « La Prière du Seigneur » DDB 1982 p. 69.
L'Esprit apparaît comme le Souffle de la Parole, car c'est le souffle qui fait exprimer la parole.
Sans cette profération, la parole reste à l'état de simple pensée mentale, c’est-à-dire non communiquée. Une parole
communiquée peut être distincte de celui qui l'exprime, et elle peut même être subsistante ( dans le cas d'un enregistrement,
par exemple ). Tout cela peut nous faire comprendre pourquoi une telle analogie est particulièrement apte à nous montrer
le Mystère de la Personne. Si le premier Concile de Sirmium ( en 345, sous Constance II ) a interdit de distinguer entre
Verbe proféré et Verbe immanent (logos prophorikos / logos endiathetos formulés par Théophile
d'Antioche), c’est dans le but d'éviter tout danger de subordinationnisme, qui prétendrait que le « Verbe proféré »
serait inférieur au « Verbe immanent ».
Il convient dès lors de souligner que le Verbe n'est ni n'a jamais été sans Esprit, comme une parole plénière
ne peut se concevoir sans souffle. Ainsi que le fait le souffle pour la parole, l'Esprit le fait pour le Verbe ; Il Lui
« donne corps ». Il est intéressant de voir à ce propos que dans l'Écriture, l'Esprit est en corrélation particulière
avec le corps, en ce sens que c'est en Lui que le Verbe S'incarne (« Né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie », dans le Symbole)
- c'est par l'Esprit qui habite en nous que le Christ donne la vie à nos corps mortels (Rm. 8; 11) - Lui qui a été « mis à
mort selon la chair, et vivifié par l'esprit » (I P. 4; 18). « C'est en un seul Esprit que tous nous avons été baptisés
pour ne former qu'un seul corps » (I Co. 12; 13), ce Corps qu'est l'Église, dont le Christ est la Tête, Corps qui est
formé et unifié par l'Esprit.
Si l'Esprit, comme Souffle, est ce sans quoi la Parole ne peut être exprimée, nous pouvons par là également observer
la corrélation particulière qui existe entre l'Esprit et la beauté. La parole est plus que le contenu de la pensée.
Si la parole est à la hauteur de la pensée qu'elle doit exprimer, elle y ajoute la beauté par la puissance et la justesse
de l'expression. Par rapport à la Beauté, le contenu de la pensée est de l'ordre de la Vérité - c'est ce que dit le Christ,
lorsqu'Il donne la Vérité comme l'un de ses Noms (« Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » Jn. 14; 6 ).
Enfin, notons que la pensée, une fois exposée, revient à son auteur dans le mécanisme de la réflexion. C'est ce qui
fait la vie de la pensée, et la distingue des mots couchés dans le dictionnaire. Si le souffle permet d’exposer une pensée,
cette exposition, cette communication permet la vie de cette pensée, et permet qu'elle revienne à son auteur, enrichie de
la réaction de son interlocuteur. Le souffle se cache derrière la parole, et est ordonné pour elle : nous prêtons l'oreille
au sens donné dans la parole, tout en ne prêtant pas attention au souffle qui fonde cette transmission de sens. De même, par
le souffle, l'échange est accompli, et la parole revient à celui qui l'émet, comme dit le Prophète Isaïe : « La Parole qui
sort de ma bouche ne me revient pas sans résultat, sans avoir fait ce que Je voulais et réussi sa mission » (Is. 55; 11).
Nous pouvons deviner que cette sentence du Prophète désigne les abîmes de la Divinité, bien au-delà de la simple
parole humaine.
Tout ceci nous aidera à comprendre les relations existantes dans la sainte Trinité. Ces comparaisons
sont en fait empruntées au langage, qui est un domaine de l'activité humaine, où l'on observe une création de sens.
En ce domaine, le passage se fait en effet du sensible (le son) à l'intelligible (la signification). Cette « création de sens »
est en fait le seul mode de création qui soit réellement accessible à l’être humain. Dans son langage, l’être humain
est créateur à l’image de son Créateur. Le reste des activités humaines se borne à de la transformation. D’où
l’importance du langage, de la Parole.
- Dans l’Office divin, l’homme se fait le vecteur d’une Parole ecclésiale qui transcende l’espace, car elle agit jusqu’aux
extrémités de l’Univers, et qui transcende le temps, car elle transmet la Tradition au-travers des générations.
- Dans l’Office divin, l’être humain offre la seule chose qui lui appartienne en propre : le temps – ce capital qui s’écoule
progressivement, et qui sert de cadre à son cheminement vers la Ressemblance.
- Dans l’Office divin, l’être humain réalise le fait qu’il est « à l’image » de son Créateur, en faisant lui-même
œuvre de création, par ce surgissement du sens qu’est le langage.
- Enfin, dans l’Office divin, l’homme suscite la Présence du Christ en invoquant son Nom – qui est l’icône verbale de la
Personne divino-humaine.
Ce passage du sensible à l’intelligible, d'une dimension en une autre, peut être une image adéquate des relations existantes
entre le créé et l'incréé, pourvu que l'on se fonde toujours sur le donné de la Révélation. L'esprit humain ne pourrait
se permettre de comparer les Personnes divines à ce qui se passe dans le langage, si les Écritures elles-mêmes, en nous
révélant les noms de Verbe et de Souffle, ne nous y incitaient. Le choix même de ces termes par l'Écriture doit nécessairement
être porteur de sens.
C'est ce que dit la cinquième objection contre la Procession de l'Esprit du Fils, que nous rapporte
Thomas d'Aquin : « Le Fils procède comme Verbe. Mais en nous, notre souffle ne paraît pas procéder de notre parole. Dès lors
le Saint-Esprit ne procède pas du Fils » (Somme th. Ia Pars, quaest. 36, art. 2).
Il conteste cette analogie, sans pourtant justifier sa préférence pour celle qui se réfère au verbe mental : « ce n'est pas
par analogie avec la parole vocale - dont en effet notre souffle ne procède pas - qu'il faut concevoir le Verbe de Dieu :
on n'aurait là qu'un verbe métaphorique. Il faut l'entendre par analogie avec notre verbe mental : et de celui-ci
procède l'amour » (ibid.).
Le passage d'une dimension à l'autre n'existe pas dans le domaine psychologique, où Augustin
a puisé ses comparaisons, devant prendre des termes philosophiques (mens - notitia - amor), plutôt que
scripturaires (Verbe - Souffle). Mais d'autre part, des comparaisons de type linguistique échouent à exprimer
correctement le fait qu’il s'agit de l'existence plénière de trois Personnes, et non point seulement d'un esprit pensant.
Le Mystère du Père n'y est donc pas suffisamment explicité.
D'un côté, une conception augustinienne de l'Esprit comme « lien d'amour » entre le Père et le Fils échoue à rendre
compte de la dimension proprement hypostatique de l'Esprit (car une relation existant entre deux personnes n'est pas
nécessairement une autre personne - et ne saurait l'être qu'en mettant un intermédiaire entre les deux personnes
ainsi réunies); et d'un autre côté, une conception « photienne » d'une Trinité - angle ouvert, avec un Fils engendré
du Père, et un Esprit procédant du Père seul, doit rendre compte de la nécessaire existence de relations plénières
entre le Fils et l'Esprit.
La Théologie occidentale ne connaissait pas ce problème, car elle admet d'emblée une relation d'origine entre le Fils et l'Esprit, se basant sur deux axiomes, selon Thomas d'Aquin: ces relations - dit le premier axiome - « ne peuvent distinguer les Personnes que pour autant qu'elles soient opposées » (oppositio relationis) et - dit le deuxième axiome - « il ne peut y avoir d'autres relations opposées que des relations d'origine ». Ces relations d'origine entre le Fils et l'Esprit ne sauraient être dans le sens d'une procession du Saint-Esprit au Fils, « ce que personne ne dit », mais bien du Fils au Saint-Esprit. Le Saint-Esprit procéderait donc bien du Fils (ibid.). Ce type de raisonnement ne tient que selon la force des axiomes qui le fondent. Selon ce raisonnement, la pensée grecque, ne reconnaissant pas entre le Fils et l'Esprit de relation d'origine, ne peut faire autrement que de les fondre en une même essence. Inversement, il peut être reproché à la théologie filioquiste de confondre les deux hypostases du Père et du Fils dans « un seul principe », d'où procéderait l'Esprit.
Il convient de mettre en pleine lumière la véritable relation qui à la fois unit et distingue
le Fils et l'Esprit. Ce n'est pas seulement une réponse polémique, mais une élucidation des rapports entre Théologie
et Économie (dans le sens de « Dispensation du Salut »). En effet, un théologien comme Grégoire de Chypre montra
que c'est précisément la relation éternelle entre le Fils et l'Esprit, sur le plan de la Théologie, qui est le modèle
selon lequel le Fils envoie l'Esprit dans le monde, en sa Mission temporelle, dans l'Économie du Salut. Sans cette
relation éternelle, l'envoi de l'Esprit à la Pentecôte deviendrait inintelligible, car il serait en Dieu un phénomène
accidentel. Or l'envoi de l'Esprit l'est aussi peu que ne l'est l'Incarnation.
Nous ne saurions dire que l'Esprit est envoyé par le Fils seulement sur le plan de l'Économie, sans disqualifier
nombre d'affirmations des Pères qui montrent l'Esprit procédant PAR le Fils. D’autre part, on ne peut pas tout simplement
assimiler comme la même chose la Procession PAR le Fils, et la Procession DU Fils, voyant en le Père la Cause de l'Esprit
par le Fils, comme le voulait le Patriarche unioniste Beccos. Les deux mouvements rendent inintelligible le rapport existant
entre Théologie et Economie: le principe directeur de notre pensée doit être le fait que nous ne pouvons penser les
relations entre l'homme et Dieu qu'en termes trinitaires.
Nous ne sommes pas en contact avec une Divinité indifférenciée : notre Dieu est le Dieu Un, Père, Fils et Saint-Esprit.
Or la plupart du temps, nous pensons l'Économie en termes de rapport de l'homme avec une Monade. D'autre part,
la Théologie est conçue comme un ensemble formel qui n'a plus aucun rapport avec notre Salut. Face aux hérésies, et
dans le souci de systématiser l'enseignement des Écritures, l'Église aurait ainsi élaboré tout un ensemble conceptuel
complexe, qui est ensuite resté à l'état de bloc erratique de la pensée, une fois ces hérésies éteintes. Désormais, la
pensée de l'Église s'exercerait dans un tout autre domaine, celui de la Sotériologie, par exemple, où se posent
toutes les questions brûlantes de notre époque, notamment celle de la Rédemption. Or tel n'est bien sûr pas le cas :
les relations entre le Fils et l'Esprit sont bien la clef de notre sanctification, si nous admettons, avec
Grégoire de Chypre, que l'Esprit que nous recevons dans l'Église est le même que Celui qui repose éternellement sur le Fils.
Il serait contradictoire de partager notre pensée en deux étapes distinctes et successives :
- tout d'abord, penser selon les termes d'un Dieu trinitaire, car nous y sommes contraints par l'Écriture ;
- et ensuite, ceci étant acquis, penser les rapports entre l'homme et Dieu en les termes des relations de la créature
avec une Monade, faisant abstraction de tout ce qui a été dit auparavant.
La Vie trinitaire de Dieu façonne toute la création, et en particulier modèle notre Vie en Christ.
Pour tenter d'expliquer la manifestation éternelle du Saint-Esprit par le Fils, Grégoire de Chypre usa d'une comparaison - celle du rayon par lequel se manifeste la lumière :
Le Paraclet Lui-même resplendit et se manifeste éternellement par l'intermédiaire du Fils, comme la
lumière du soleil resplendit par l'intermédiaire du rayon… Mais cela ne signifie pas qu'il possède son existence
(hypostatique) par le Fils ou du Fils ».
Tomos du Concile de Constantinople en 1285, in « L'essor du Christianisme oriental » O. Clément, FTC 1985.
Les Pères nous donnent fréquemment de ces comparaisons où la lumière est la figure des réalités
éternelles. Nous connaissons la comparaison classique de la Divinisation avec un fer rougi au feu. Mais ces images, pour
utiles et évocatrices qu'elles soient, sont toujours incomplètes. Dans le cas de la Divinisa-tion, il s'agirait d'un feu
qui volatiliserait le fer à son approche, s'il n'y avait la Kénose. Dans le cas du rayon évoqué par Grégoire de Chypre,
cette image est encore insuffisante, car le rayon n'est nullement autre chose que la lumière manifestée. Le rayon est
en fait une forme de lumière, et le Métropolite d'Ephèse n'aura pas tort d'accuser Grégoire de mélanger deux choses
distinctes : la Procession du Père, et la manifestation par le Fils (Epistola ad Imperatorem).
Si l'on conçoit cette dernière comme un simple prolongement de la Procession, on retombe dans le Filioque : l'illumination
de l'Esprit par le Fils signifierait en fait une venue à l’être, du Père. Grégoire tenta certes de différencier
les deux domaines par une distinction de termes: le Père est « Celui qui manifeste » (proboleus) l'Esprit, et la Procession
du Père est en fait cette « projection » (probolè) qui inclut en second lieu la « manifestation » (ekphansis) par le Fils,
que Grégoire de Chypre désigne par le terme de "avancée".
Mais en fait, si sa distinction entre :
- la Procession personnelle de l'Esprit, qui se fait DU Père,
- et la Procession naturelle, qui est également éternelle et se fait PAR le Fils,
est excellente, son choix de termes pour tous deux, ainsi que la comparaison du rayon, ne contribuèrent pas à
éclaircir la problématique.
Grégoire de Chypre eut cependant le mérite de souligner la corrélation étroite qui existe :
- d'une part, entre la Procession de l'Esprit du Père et sa manifestation par le Fils,
- et d'autre part, entre cette manifestation, qui est éternelle, et son envoi dans le monde, qui se fait également
par le Fils, quoique dans l'Histoire, et non point de façon éternelle.
Il ajouta le fait que cet envoi est l'expression d'une relation personnelle entre le Fils et l'Esprit, et non point
de leur Communauté de Nature.
Cette relation personnelle entre le Fils et l'Esprit est un attribut hypostatique ; il fait partie intégrante de leur
être en tant que Fils et Esprit.
Ainsi, deux choses sont propres à chacune des Personnes du Fils et de l'Esprit :
- au Fils, d'être engendré par le Père, et de manifester l'Esprit,
- et à l'Esprit, de procéder du Père, et de manifester le Fils.
C'est avec le Fils et par le Fils que se manifeste l'Esprit qui procède du Père.
La corrélation soulignée par Grégoire de Chypre nous fait conclure au fait que l'Esprit procède du Père en tant que Père
plus spécifiquement qu'en tant que Dieu. La relation entre le Fils et l'Esprit montre que l'on ne peut pas se contenter
de dessiner d'une part, l'engendrement du Fils, et d'autre part, la procession de l'Esprit, selon l’« angle ouvert » photien.
Si l'on dit que l'Esprit procède du Père, le terme même de Père suppose l'engendrement du Fils: l'Esprit procède du Père en
tant que Père engendrant le Fils, et non point abstraction faite de cette motion fondamentale.
Les Écritures nous désignent le Fils avec deux déterminations : Il est Fils Unique, et Il est Fils Bien-Aimé. Le Christ est Fils
UNIQUE, parce qu'il n'existe pas d'autre Engendré du Père. La Procession du Père n'est donc pas une autre génération;
l'Esprit ne peut pas être juxtaposé au Fils. Il a un mode spécifique d'existence, qu'Il tient du Père. Nous pouvons
être appelés « frères » du Christ, à notre niveau, en tant que créatures, car nous aussi, nous accédons à la filiation,
quoique par voie d'adoption et non par voie d'engendrement :
(le texte suivant donne la parole à Sainte Marie-Madeleine, l’« Apôtre des Apôtres » - celle qui annonça aux Disciples la Résurrection)
Quelle est donc la Bonne Nouvelle annoncée par cette femme ?
En vérité, elle ne vient pas des hommes ni par les hommes,
mais par Jésus-Christ.
Ecoutez, dit-elle en effet,
ce que le Seigneur m’a ordonné de vous dire,
à vous qu’Il appelle ses frères :
« Je M’en vais vers mon Père, et votre Père,
vers mon Dieu, et votre Dieu (Jn. 20 ; 17).
Ô l’admirable et heureuse nouvelle !
Celui qui pour nous, s’est fait comme nous,
pour pouvoir, en devenant de même race que nous,
faire de nous ses propres frères,
emmène l’homme qu’Il est, vers le vrai Père,
afin d’entraîner à sa suite tout ce qui est de sa race,
pour qu’il n’y ait plus de déshonneur
pour ceux qui ont été esclaves,
ceux qui ne sont pas « Dieu par nature » :
et que, conduits à nouveau vers le Dieu vivant et vrai,
ils ne soient plus ni rejetés,
ni publiquement déshérités des biens paternels,
eux qui ont suivi le Fils, par l’adoption !
Celui qui, en prenant chair, s’est rendu Lui-même
le Premier-né d’une multitude de frères,
a attiré la création tout entière,
dont Il était devenu une partie
par cette chair unie à Lui !
Saint Grégoire de Nysse : première homélie sur la Résurrection du Christ P.G. 46, 625 D-628A in : « La Prière du Seigneur » DDB 1982 p. 151.
L'Esprit n'est pas frère du Christ, car la Procession n'est pas Engendrement. La troisième Hypostase procédant AUTREMENT que le Fils, quoiqu'également du Père, nous montre l'Unicité de l'Engendrement du Fils, non seulement de fait (ce qui serait le cas avec seulement deux hypostases), mais aussi de droit. Le Fils comme UNIQUE Engendré met en relief l’altérité de la Procession par rapport à l'Engendrement.
Nous disposons d'un terme important, pour désigner la relation entre le Fils et l'Esprit. L'Esprit
DEMEURE en effet sur le Fils, Il REPOSE sur Lui. Saint Jean-Baptiste dit en effet : « Celui qui m'avait envoyé baptiser dans
l'eau m'avait dit : Celui sur Qui tu verras l'Esprit descendre et demeurer, c'est Lui Qui baptise dans l'Esprit-Saint » (Jn. 1; 33).
L'Esprit ne descendit pas sur le Christ seulement à l'Épiphanie, sinon nous tomberions dans l'adoptiannisme. Il s'agit
d'une action éternelle de l'Esprit sur le Christ. Mais cela se produisit au commencement de sa Mission publique, car
en devenant homme, le Fils assuma l'être de Créature, dont la Nature est de tout recevoir.
La Nature créée est entièrement reçue, alors que la Nature divine est Être et Vie qui se donnent. Le Christ reçut
tout de son Père, y compris l'Onction de l'Esprit. Le Fils, devenu homme, consentit à recevoir comme homme, ce qu'Il possède
de toute éternité en tant que Dieu. En ce sens, Il est le « Premier-né de toute créature » (Col. 1; 15), en un sens différent
d'être « Premier-né d'entre les morts » (v. 18 et Apoc. 1; 5). L'Évangile de Jean est rempli des paroles du Christ qui montrent
que tout ce que le Christ a, Il le tient du Père: « le Fils ne peut rien faire de Lui-même, Il ne fait que ce qu'Il
voit faire au Père » (5; 19) – « Je ne puis rien faire de Moi-même » (v. 30).
L'Esprit repose ainsi sur le Fils ; Il ne provient
pas de Lui. Car s'Il provenait du Fils, le Père étant à l'origine du Fils, et dans ce cas, le Fils à l'origine de l'Esprit,
il y aurait plusieurs Personnes qui seraient à l'origine de la suivante. Il n'y aurait dès lors aucune raison que
cette chaîne causale ne s'arrête, aucune raison pour que la Divinité ne soit pas multi-hypostatique [pour reprendre
le terme de Grégoire Palamas : murioüpostatos], pour que d'autres hypostases n'existent pas autour du Père.
Le repos de l'Esprit sur le Fils, Esprit qui procède du Père, accomplit l'Unité interne de la Trinité.
Il est important de souligner le fait qu'en tout premier lieu, l'unité trinitaire est réalisée en la Personne
du Père : La Trinité est Une, du fait que le Fils est engendré du Père, et que l'Esprit procède du Père. C'est, en quelque
sorte, la vue de la Trinité que nous avons « du point de vue du Père », si nous pouvons nous permettre cette expression...
« Du point de vue de l'Esprit », Celui-ci unit le Père et le Fils par le Don mutuel qu'Il est Lui-même, et Il accomplit
en Lui l'Unité trinitaire. Le Trois de la Trinité n'est pas une unité ajoutée à la dualité, mais le lien entre
deux Personnes, afin de mener la pluralité à la perfection de l'Unité. L'Esprit est le Don du Père au Fils, réalisant ainsi
l'Unité parfaite entre eux.
Si la relation que nous avons avec le Père se fait à l'image de celle qui existe avec le Fils, si nous sommes destinés à
être adoptés par filiation au Père, comme le Fils, Lui, le vit de toute éternité - nous sommes nous aussi appelés, non
seulement à la filiation, mais à recevoir à notre tour le Don de l'Esprit qui reposera sur nous. Et c'est tout le sens de
la Pentecôte. Nous voyons là se préciser la relation inséparable qui existe entre la filiation et le Don de l'Esprit.
L'Esprit ne peut être reçu ni contemplé indépendamment du Fils. L'Esprit est pareil à la Lumière qui est elle-même
invisible, si un objet ne la reflète. Il est semblable en Lui-même, au « Rayon de ténèbres » de Denys, jusqu'au moment
où un objet en est illuminé, et fait par lui apparaître la lumière. Le Christ est exposé entièrement au Rayon de l'Esprit,
et manifesté par Lui. Ainsi, nous ne saurions contempler l'Esprit en Lui-même, mais nous Le recevons. Il n'y a pas
d'auto-manifestation de l'Esprit, mais nous voyons le Christ en la Lumière de l'Esprit.
L'Esprit se manifeste aussi dans les Saints, comme Il se manifeste dans le Christ. C'est la doctrine du Corps Mystique
qui nous permet de comprendre comment l'Esprit peut reposer sur nous à l'instar du Christ. Nous ne sommes pas des pseudo-Christs
pour jouer le même rôle que Lui. En reposant sur nous à la Pentecôte, c'est sur le même Christ que l'Esprit repose.
Cependant, l'Esprit repose en plénitude sur le Christ, alors que nous Le recevons dans la mesure où nous pouvons Le contenir.
Et cette contenance même s'accroît selon la croissance de notre vie spirituelle, comme le dit saint Grégoire de Nysse :
La Sagesse qui créa tout façonna les âmes, ces réceptacles de la libre volonté, comme des vases, pour que
comme tels, ils puissent être capables, selon leur capacité, de recevoir ses bénédictions et de s'agrandir continuellement
selon la mesure de ce courant. Tels sont les miracles qu’opère la participation à l'oeuvre des bénédictions divines.
Elles rendent celui en qui elles viennent plus grand, et d'une capacité plus étendue, car sa capacité de les recevoir donne
au récipiendaire un tel accroissement qu'il ne cesse jamais de s'agrandir. La fontaine de bénédictions jaillit incessamment,
et celui qui y prend part, ne trouvant rien de superflu et d'inutile en ce qu'il reçoit, fait de l'ensemble du courant un
élargissement de ses propres proportions, et devient de plus en plus désireux de se pénétrer de ces dons, et davantage
capable de les contenir.
De Anima et Resurrectione.
Faut-il pour autant dire que nous ne recevons pas l'Esprit en Personne, mais que nous ne recevons
que l'activité de l'Esprit, son Énergie? Car recevoir une Personne, signifie La recevoir en plénitude, car on ne peut La recevoir
en partie. Tandis que les Énergies sont « modulables » selon notre capacité de réception. Grégoire Palamas, en sa distinction/identité
Essence/Énergies, nous a donné un précieux moyen qui nous permet de distinguer entre la manifestation éternelle de l'Esprit
par le Fils, qui se fait sur le plan des Énergies - et la manifestation de l'Esprit dans la Création, sa Mission temporelle,
qui se fait dans l'Économie. Il alla plus loin que Grégoire de Chypre, et avec Palamas, nous avons enfin une distinction
claire entre les trois plans :
- la Procession de l'Esprit du Père, dans l'Essence ;
- la Manifestation éternelle de l'Esprit par le Fils, dans les Énergies ;
- l'Envoi de l'Esprit dans le monde, par le Fils, dans l'Économie du Salut.
Les Évangiles nous rapportent DEUX envois de l'Esprit :
- d’une part, lors de l’apparition du Christ ressuscité aux Disciples, en l’absence de Thomas, « Il souffla sur eux, et leur dit :
Recevez l'Esprit-Saint, ceux à qui vous remettrez les péchés, il leurs seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, il leur
seront retenus » (Jn. 20 ; 22-23);
- le second envoi de l’Esprit-Saint se déroula lors de la Pentecôte, lorsqu’une flamme reposa sur la tête de chaque disciple.
Lors de la Pentecôte, il est incontestable qu’il s’agit de la Personne de l'Esprit qui reposa sur les Apôtres. La troisième
Personne de la Trinité reposa en forme de flamme sur chaque personne des Disciples du Christ.
Ce fut la Personne de l'Esprit qui fut donnée à l'Église comme Corps du Christ, à la Pentecôte, tout comme c'est
la Personne de l'Esprit qui repose sur le Christ, et non point seulement son Énergie. Sinon, quelle serait la réelle nouveauté
de la Pentecôte, par rapport à l'inspiration vétéro-testamentaire ?
Les Apôtres ont reçu la Personne de l'Esprit. Et comme l'Esprit est plus grand que ses dons, ainsi,
ce que les Apôtres ont reçu est plus grand que ce que les Prophètes ont reçu.
Cette parole: « Je vous enverrai un AUTRE Paraclet pour être avec vous à jamais » (Jn. 14; 16) désigne une autre Personne,
et non l'action.
C'est la Personne Elle-même de l'Esprit-Saint qui fut donnée aux Apôtres. Avant la Croix, les Apôtres ont reçu
du Christ la grâce et le Don de l'esprit, comme les Prophètes. Mais après la Croix, c’est la Personne même
(de l'Esprit, qu'ils ont reçue) du fait qu'ils pardonnaient les fautes et les péchés, qu'ils liaient et déliaient au ciel
et sur terre, ce que les Prophètes n'ont pas pu faire.
L'expérience de l'Esprit par l'Église, dans la tradition Syrienne d'Antioche. Emmanuel Pataq-Siman.
Citation de Moïse Bar-Kipho (IXème s.), p. 40 – 41 Beauchesne 1971.
Ainsi donc, le Christ ressuscité souffla sur ses Disciples l'Esprit-Saint, en tant qu’Énergie trinitaire.
Dieu est tout entier présent en ses Énergies, et l’envoi par le Fils de la présence particulière de l'Esprit n’empêche nullement
qu’il s’agisse d’une action pleinement trinitaire.
Par contre, ce fut spécifiquement l’Hypostase de l'Esprit qui fut donnée à la personne des Apôtres lors de la Pentecôte.
Les deux Dons de l'Esprit-Saint se font à des niveaux différents : celui des Énergies trinitaires, et celui de l’hypostase divine.
C’est pourquoi il était nécessaire que les DEUX Dons successifs de l'Esprit-Saint figurent dans les Évangiles : c’est PAR
le Christ que les Énergies de l'Esprit-Saint nous sont données ; mais par contre, la Personne de l'Esprit ne peut
« court-circuiter » la Personne du Christ, tant que sa mission sur terre n’est pas accomplie : « il n’y avait pas
encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié », nous dit saint Jean (7 ; 39).
Une fois que le Christ s’est élevé à la droite du Père, la Personne de l'Esprit peut être donnée aux Apôtres ; il existe
une réciprocité de présence des hypostases.
Si la plénitude de notre union au Père, comme créatures déifiées, se fait par l’adoption du Fils et l’illumination en l'Esprit,
qu’avons-nous besoin de la notion d’Énergies trinitaires ? Les relations entre les Personnes divines ne suffisent-elles pas à
nous montrer la voie de notre réconciliation et de notre réunion avec Dieu ?
- Tout d’abord, les Énergies nous montrent que Dieu ne communique pas avec nous par l’intermédiaire du « cadeau » créé de sa grâce.
Il se donne Lui-même tout entier, sans intermédiaire, car les Énergies sont Dieu Lui-même, en tant qu’Il rayonne.
Ensuite, les Énergies nous montrent que c’est toute la Trinité qui est en action, lors même que nous recevons les Énergies spécifiques
d’une Personne divine. Si nous recevons l’inspiration de l'Esprit, c’est également l’inspiration des deux autres Personnes
divines qui nous atteint : une Personne de la Trinité n’agit jamais indépendamment de l’autre, même si son action peut être spécifique.
Enfin, cela nous permet de distinguer clairement deux plans : la présence de la Personne de l'Esprit dans les Sacrements de
l’Eglise-Corps du Christ, suite à la Pentecôte - et l’inspiration des Energies divines dans la vie de prière, qui ne se distingue
nullement de l'Esprit qui animait les Prophètes et les Justes de tous les siècles. Les deux mouvement de l'Esprit sont tout aussi
réels l’un que l’autre, mais se situent sur des plans différents.
Cela nous donne une importante clef de compréhension : les Sacrements de l’Église sont les signes de l’action et de la présence
de la Personne de l'Esprit-Saint dans l’Église. Comme celle-ci, en tant que réalité spirituelle, est le Corps mystique du Christ ;
nous y voyons cette réciprocité d’action entre les deux Personnes divines, les « bras du Père » comme disait saint Irénée :
L’homme est un mélange d’âme et de chair, et d’une chair formée selon la ressemblance de Dieu et modelée par
les Mains de Celui-ci, c’est-à-dire par le Fils et l'Esprit.
Saint Irénée – Contra Haereses ; préface, in fine.
- D’autre part, notre vie spirituelle est la construction et la l’unification de notre être intérieur,
sous la motion et le rayonnement vivifiant des Énergies divines, en une synergie entre notre volonté et l’action divine.
Les Sacrements sont le lieu et l’effet de la Présence de l’hypostase de l'Esprit ; notre vie spirituelle est la réponse que nous
y apportons, sous l’influence constructrice et structurante de l'Esprit en tant qu’Énergie divine.
Il n’y a donc pas lieu de mettre en concurrence les Sacrements et la vie spirituelle, notre vie collective dans le Corps mystique
du Christ, et notre approfondissement personnel sous le regard de Dieu.
Il n’y a pas lieu de se poser la question : « à quoi bon les Sacrements, puisque par ma prière, je communique directement
avec Dieu ? ». Les deux domaines correspondent à des actions distinctes du Divin en nous.
Nous voyons la conséquence immédiate de cette pensée pour l’iconographie : les icônes sont le Sacrement de la Présence de
la Personne représentée.
- D’une part, l’icône est le Signe réel de la Présence de l’hypostase du Christ, de la Mère de Dieu ou des Saints, suivant
qui est représenté sur l’icône.
- D’autre part, lorsque nous contemplons les saintes icônes, nous sommes baignés dans le flot vivifiant des Énergies trinitaires,
qui sont représentées dans l’icône par la lumière intérieure qui l’emplit, car il n’y a ni ombre ni distance dans l’icône. Celle-ci
nous montre un univers déjà transfiguré, modelé par l’Unité trinitaire.
Les relations trinitaires ne se définissent pas seulement par l'Engendrement et la Procession.
Saint Grégoire de Nazianze avait déjà désigné :
- le Père comme « Parent et Producteur » gennètôr kai proboleus ;
- le Fils et le Saint-Esprit comme respectivement « Progéniture » et « Produit » gennèma - problèma (Oratio XXIX, 2.).
En 1422, Joseph Bryennios, lors de ses 33 Conférences sur la Trinité, précisa le fait que chaque Personne a deux Noms.
Il désigna :
- le Père comme étant la « Cause de la Procession » ;
- le Fils comme étant le « Verbe »,
- et l'Esprit comme étant « Celui qui procède ».
Les relations trinitaires supposent que chacune des Personnes entretiennent des relations spécifiques avec les autres.
- Il est vrai, en effet, que le Fils est seul Fils du Père, tandis qu'envers l'Esprit, Il est « Verbe proféré par le Souffle ».
- L'Esprit est le seul procédant du Père, mais plutôt que de l'appeler « Celui qui procède », nous préférons Le nommer « Celui qui
repose sur le Fils ».
D’autres expressions ne sont pas employées, de peur d'un contresens :
- l’« Esprit du Père » est rarement formulé dans le sens des relations intra-trinitaires, pour éviter de laisser penser que le
Père puisse également engendrer l'Esprit ;
Le « Fils de l'esprit » est une locution évitée, pour ne pas supposer que le Fils puisse naître de l'Esprit.
Il est certain que la personne se révèle et se réalise dans la relation. Une relation d'amour avec une autre personne fait
resplendir celui qui aime en une nouvelle lumière. Ainsi, chacune des Personnes divines manifeste toute la plénitude de la Vie
divine en relation avec les deux autres.
Bryennios, tout comme Grégoire de Chypre en un autre domaine, a donc aperçu là une vérité profonde, tout en ne réussissant pas
à lui donner une terminologie adéquate. Le Père comme « Producteur », et l'Esprit comme « Produit » ne sont en effet pas des
noms révélés.
Le Fils manifeste la Plénitude divine en répondant à l'amour paternel par son affection filiale. Le Fils participe activement
à l'amour du Père, en Lui rendant l'Esprit, en Don d'amour. Il le fit suprêmement sur la Croix, en rendant l'Esprit à
son Père (Jn. 19; 30). C'est le Fils Lui-même qui aime le Père en l'Esprit.
De même, c'est nous-mêmes qui aimons Dieu lorsque c'est l'Esprit qui crie en nous « Abba, Père! » ( Rm. 8; 15 ).
Ainsi cet Esprit qu'offre le Fils comme Don d'amour est bien l'Esprit du Père, et en tant que tel, est la conscience aimante
du Christ vis-à-vis du Père. C'est pourquoi il est impossible de décrire la psychologie du Christ en sa Nature humaine seule.
À la suite de l'« Enhypostaton » de Léonce de Byzance, on attribue souvent cette impossibilité à l'« absence d'Hypostase humaine
en Christ ».
L'« Enhypostaton » de Léonce de Byzance nous dit que toute Nature s’investit dans une Personne. Il n’existe
aucune Nature qui subsisterait par elle-même, sans être en liaison avec une Personne :
- la Nature humaine s’« en-hypostasie » dans les très nombreuses Hypostases qui constituent l’humanité ;
- la Nature divine s’« en-hypostasie dans les Trois Personnes Trinitaires ;
- la Nature humaine du Christ s’« en-hypostasie » dans les Hypostases humaines qui font partie du Corps mystique du Christ,
réalisant par là la Divinisation, faisant de ceux qui, par le Baptême et l’Eucharistie, sont devenus Membres du Corps du Christ,
des « Dieu par adoption ».
Cette formulation d'« absence d'Hypostase humaine en Christ » sonne étrangement à l'oreille.
En fait, elle est assez malencontreuse : s'il est vrai que l'Hypostase du Christ est divine, et s'Il ne constitue qu'une
seule Personne, après avoir reproché aux Apollinaristes leur conception d'un Christ dénué du nous,il serait mal venu
de refuser au Christ une humanité concrète, dans toute son épaisseur et toutes ses implications. L'« Enhypostaton » est une
affirmation théologique exacte, mais ne doit être ni durci ni schématisé : cette notion désire exprimer le fait que la Vie
nouvelle apportée par le Christ ressuscité ne concerne pas seulement l’individu du Christ, à l’exclusion des autres individus
appartenant à l’humanité, mais concerne bien l’ensemble de la Nature humaine.
Lors de l’Ascension, c’est la Nature humaine dans son intégralité qui siège à la droite du Père, et non pas un simple individu,
dont le destin ne concernerait que lui-même.
Le Christ S'incarne, et par là nous donne l'Esprit, afin que nous aussi, nous puissions L'adresser au Père, en un amour conscient.
L'Esprit est la réponse d'amour du Fils au Père, et le Christ nous Le donne, afin qu'Il prie en nous, et nous fasse reconnaître
le Fils, qui seul peut nous mener au Père ( Jn. 14; 6 ). La Trinité tout entière est nommée dans ce verset de
l'épître aux Galates : « Dieu ( le Père ) a envoyé dans nos coeurs l'Esprit du Fils qui crie : Abba, Père ! »(4 ; 6.)
C’est l'Esprit qui en nous contemple le Père - que le Christ nous montre en apparaissant en son icône.
C’est l'Esprit qui en nous, ouvre nos yeux spirituels, afin que nous puissions discerner la Lumière de la Transfiguration,
en l’icône du Christ.
C’est la force de l'Esprit que nous recevons en embrassant les saintes icônes, car la matière emplie de l'Esprit est pour
nous un levier souverainement efficace pour notre Salut.
Ce qui caractérise l’Orthodoxie, c’est à la fois la vision trinitaire de Dieu, et la compréhension vécue du fait que la matière,
loin d’être inutile pour notre Salut, peut nous aider dans notre vision de Dieu, dès qu’elle est remplie de la puissance de
l'Esprit. Nous croyons en un Dieu incarné, en un Dieu « qui s’est fait matière » comme le dit saint Jean Damascène.
Ce n’est pas n’importe quelle matière, mais une matière « rougie au feu de l'Esprit ». L’icône se trouve dans le droit fil
de cette mise en pratique de l’Incarnation, car elle est faite de matière revêtue de l'Esprit, et à ce titre, est un outil
incontournable pour notre Salut.
Nous avons constaté les impasses où mène une pensée de type philosophique qui ne voit en Dieu qu’une unité absolue.
Sur une telle base, une théologie de l’icône est réellement impossible, car on ne peut participer réellement à une unité
fermée sur elle-même. Par contre, la pensée orthodoxe contemple Dieu au-delà de l’unité conceptuelle et de la diversité
morcelée à l’infini. Elle contemple la Vie divine trinitaire, qui est un appel à la participation et à la divinisation.
Dans ce contexte, l’icône est authentiquement un Sacrement de la Présence de celui ou celle qu’elle représente : à la fois
inhabitation de l’hypostase qui est représentée par l’icône, et synergie de notre réponse en la vie spirituelle –
ouverture, en l'Esprit, de notre œil spirituel pour contempler la réalité du Royaume. L’Orthodoxie est l’Église de ceux qui
ont hâte que le Royaume advienne, et qui désirent ardemment en goûter les prémices dès ici-bas.
Lorsqu’il s’agit de l’icône du Christ, ce Sacrement de la présence ne peut être confondu avec l’Eucharistie. L’Eucharistie
détient un rôle central dans la vie de l’Église, car elle nous agrège au Corps mystique du Christ ; elle nous rend
con-corporels au Christ, nous constitue membres de ce Corps dont l'Esprit est le Sang vivifiant. Ce n’est pas le
rôle de l’icône. L’icône ne constitue pas l’Église, ce qui est le rôle spécifique de l’Eucharistie. Par contre, elle rend
présent celui ou celle qui y est représenté, et – si nous y collaborons – elle concourt à nous donner des yeux nouveaux
pour accéder à cette Réalité nouvelle qui se tisse progressivement sous le voile des apparences.
Le Baptême immerge dans l’eau ; la Chrismation oint avec de l’huile ; l’Eucharistie prend du pain et du vin. Tout ceci montre que la MATIÈRE n’est pas étrangère à notre processus de croissance spirituelle. Bien plus : elle est inséparable de ce processus, car nous sommes des êtres situés entre le matériel et le spirituel. Nous ne sommes pas que matière, et c’est pourquoi la mort nous paraît si cruellement étrangère à notre Nature. Du côté divin, Dieu s’est incarné : à un moment de l’Histoire, Il est devenu matière ; le Christ a pris toute notre dimension, Il s’est meurtri les pieds sur les cailloux de nos chemins. Il a pris de sa salive et en a fait de la boue pour en guérir les yeux de l’aveugle. Il a mangé un rayon de miel devant ses disciples, après sa Résurrection. La matière que le Christ donnait à ses disciples n’était pas que matière : il souffla sur eux et ils reçurent l'Esprit. Cela nous dévoile une vérité fondamentale : la matière pénétrée de l'Esprit devient un levier puissant de notre vie spirituelle. Notre Vie en Dieu se fait AVEC la matière – pas sans elle, et surtout pas contre elle. Le Christianisme n’est pas seulement une religion de l’intellect ; il concerne l’être humain tout entier, y compris l’intégralité de sa condition matérielle.
De nombreux textes liturgiques viennent nous contredire, en émettant un jugement extrêmement négatif - sinon
envers la matière en tant que telle - du moins envers notre corporéité. Citons ce texte :
Qui me délivrera de cette chair qui me procure la mort, et sauvera mon âme des épreuves et tentations ? Dans la force, elle
me tyrannise par son amour du plaisir, et contre l'âme se trouve révoltée. Dans la faiblesse, hélas, elle m'opprime à
nouveau; et je ne puis lutter contre sa faiblesse, Sauveur. Ne permets pas, ô Créateur, que la fange soit victorieuse de
l'esprit, Toi qui selon ton bon plaisir, mis en moi ton Souffle de Vie.
Octoèque, le lundi soir à Vêpres, 6e Ton. Trad. P. Denis Guillaume. Diaconie apostolique 1979 T. II. p. 191-192.
C'est un exemple typique ce cette littérature monastique qui est davantage stoïcienne que chrétienne. Il est vrai que,
au sens strict, ce texte ne traite que de la « chair », et non point de la matière en général. Ce texte, et de nombreux autres
textes semblables, trouve un sens orthodoxe (au sens étymologique du terme), si l'on considère que la signification du mot
« chair » n'est rien d'autre que l'ensemble de la négativité que nous éprouvons dans notre condition corporelle vécue dans cet
univers marqué par l'entropie et la finitude. La pensée s'écarte de l'orthodoxie, lorsqu'elle cette appréciation
négative de la « chair » s'étend à la matérialité tout entière. Ce pas est franchi très rapidement, dans la tradition
monastique ancienne. La « vie angélique » était vécue le plus fréquemment comme une grandiose entreprise de séparation de son
propre corps, et une tentative parfois désespérée de vivre uniquement comme un intellect, par une mortification du
corps qui prenait toutes les caractéristiques d'un sport extrême. Un bel exemple nous en est donné dans les
œuvres d'Evagre le Pontique (346-399).
À la suite du Christ, l’Église garde ce sens de la matière. À cet égard, l’Église orthodoxe
agit avec un « maximalisme » caractéristique. Elle bénit les eaux, et en asperge copieusement ses fidèles ! L’Église
demande que « cette eau ait les mêmes pouvoirs que les eaux du Jourdain » où le Christ s’est plongé pour purifier les êtres
humains qui s’y immergent à leur tour dans le Baptême, que ces eaux dans lesquelles le Christ fut immergé par le Baptiste,
prophétisant la Mort et la Résurrection prochaines, et où surtout se sont manifestées les Trois Personnes divines. Le
Christianisme n’est pas seulement une question d’intellect. Il contient tout, notre cœur, et aussi notre corps. Imprégné
d’Esprit, notre corps est lui aussi, instrument de notre Salut ; lui aussi, il participera à la Résurrection, dans sa dimension
glorifiée, totalement transparent à la Lumière incréée.
La Croix que présente le prêtre est embrassée par les fidèles, et ce n’est pas un geste de politesse… Cette matière
imprégnée d’Esprit, comme le fer chauffé à blanc est imprégné de chaleur, nous donne la grâce spirituelle. Nous embrassons
l’Évangéliaire et le prêtre embrasse l’angle du saint Autel, dans le même sens. La matière chargée d’Esprit fore un
« trou dans l’espace-temps » qui fait communiquer le divin avec notre dimension humaine. Alors que dans l’univers physique,
un trou dans l’espace-temps est en réalité un « trou noir », limite ultime de l’entropie, où tout finit - horizon extrême de
l’évolution – dans l’Église, il s’agit en réalité d’un surgissement de Lumière, où tout commence, par des commencement qui
n’ont pas de fin, comme le dit saint Grégoire de Nysse.
L’icône est précisément cette matière chargée d’Esprit. Elle est un lieu où l’humain communique avec le divin. Ce n’est pas le
seul lieu de ce genre. Nombreux sont les objets et les lieux où l’Église nous communique l'Esprit. Il faut insister sur cela ;
en-dehors de l’Orthodoxie, c’est une réalité qui est niée, ou du moins, fortement limitée. On entend par exemple, ceci :
« ce ne sont pas les objets qui sont saints, mais bien les personnes ». Pourtant, l’Ancien Testament est rempli de sanctification
d’objets : l’Arche d’Alliance en particulier. À quoi l’on peut rétorquer : « où donc voyez-vous que l’on bénisse un objet, dans
le Nouveau Testament ? » Cela me fait penser à la question : « porte-t-on des vêtements liturgiques dans le Nouveau
Testament ? » - À quoi l’on peut répondre : « où est-il marqué dans le Nouveau Testament qu’il soit interdit
d’en utiliser ? De plus, qu’est-ce qui permet de déclarer obsolète la parole du Prophète David : je me prosternerai devant
Dieu en ornements sacrés ? » Où donc est-il marqué dans le Nouveau Testament qu’il soit interdit de bénir un objet,
malgré tant de témoignages vétéro-testamentaires explicites ?
Le Nouveau Testament n’est pas une « encyclopédie du comportement religieux »… Ce que l’on peut affirmer, c’est que la nouvelle
Alliance donne une signification nouvelle à ces gestes sacrés, du fait de la révélation de l'Esprit-Saint.
Il faut certes éviter toute superstition. Mais la superstition est tout autre chose : il s’agit en l’occurrence d’un attachement
fétichiste à un objet en lui-même, indépendamment de toute référence à l'Esprit.
Lorsque nous vénérons un objet pour en acquérir la puissance de l'Esprit-Saint, ce n’est pas l’objet en tant que tel qui nous intéresse.
De même, lorsque nous prions devant une icône, ce n’est pas fondamentalement l’icône qui nous concerne… Une icône de bonne
iconographie ne cherche pas à représenter la réalité historique de l’événement. Elle y fait allusion d’une façon symbolique,
volontairement surréaliste. Nous pouvons même dire qu’une icône de bonne iconographie ne se remarque pas : elle se fond
dans l’ensemble liturgique de l’église. Elle n’est pas l’expression du « moi » de l’iconographe (surtout pas !), de même
que le prêtre orthodoxe, lorsqu’il célèbre, n’exprime pas sa personnalité (ne fait pas un « one-man show… »), mais fait
passer par lui le message de l’Église de la façon la plus sobre et détachée que possible. Nous ne venons pas à l’église pour voir
le prêtre, mais pour Dieu seul.
Je suis toujours surpris lorsque quelqu’un me demande « pourquoi suspendez-vous des lampades devant les icônes ? Cela nous empêche
de les voir ». Il me semble que, lorsque je prie, je ne regarde pas particulièrement les icônes. Nous prions en présence
de celles-ci – il n’est certes pas interdit de les regarder ! Mais notre perspective va au-delà de ce qui n’est en fait qu’une
médiation.
En ce chapitre, nous n’avons jusqu'à présent pas parlé spécifiquement de l’Eucharistie. C’est volontaire, car le Pain et le Vin consacrés
ne sont PAS des médiations ; c’est une réalité. Le Christ a dit : Ceci EST mon Corps ; ceci EST mon Sang. Cela ne fait pas allusion
à une réalité autre, c’est tout simplement LA réalité. Les espèces eucharistiques ne sont pas des icônes ; c’est un tout
autre registre. Et pourtant, ne s’agit-il pas aussi de « matière chargée d’Esprit » ? Dans l’Église orthodoxe, le pain et
le vin deviennent en plénitude Corps et Sang du Christ lors de l’invocation de l'Esprit-Saint, que le prêtre supplie de
« venir consacrer ces Dons ». C’est l’action des Trois Personnes divines : un fragment de la Création est offert AU Père,
PAR les paroles d’Institution du Fils, DANS l’invocation de l'Esprit. C’est une action totalement trinitaire. Nous parlons
là de la Personne de l'Esprit, et non pas d’une force divine.
Car il y a DEUX Dons de l'esprit, comme nous l’avons déjà vu plus haut. Le Christ a soufflé sur ses Disciples, et leur a donné
l'Esprit. Puis à la Pentecôte, l'Esprit est venu sur chacun des Apôtres, sous forme de flamme. L'Esprit de la Pentecôte fut
la PERSONNE de l'Esprit, donnée individuellement aux Apôtres, sans médiation. Le Christ a soufflé sur ses Disciples,
collectivement, l’Énergie incréée de l'Esprit. Il s’agit de l'Esprit donné PAR le Fils, l’Énergie divine, et non pas
de la Personne trinitaire.
Les Sacrements du Baptême, de la Chrismation et de l’Eucharistie nous communiquent les PERSONNES divines.
Il s’agit là des Sacrements fondateurs, qui déterminent et vivifient toute la vie chrétienne. Les autres Sacrements sont en réalité des effusions de l'Esprit, de l’Énergie trinitaire – une action qui inclut celle des trois Personnes, tout en étant spécifiquement celle de l'Esprit : c’est un bel exemple de ce qui apparaît comme une contradiction sur le plan de notre logique humaine, alors que l’harmonie est parfaite sur le plan divin. La contradiction est une « illusion d’optique » due à l’étroitesse de notre perspective intellectuellement limitée sur le plan humain. - Lors de la célébration de chaque Sacrement, l’Église appelle l'Esprit afin qu’Il agisse sur celui qui reçoit le Sacrement, et l’illumine. À cet égard, de nombreux actes de l’Église sont authentiquement sacramentels. La Bénédiction des Eaux est bien sûr un Sacrement, puisqu’on implore l'Esprit-Saint de descendre en ces eaux, afin qu’elles ouvrent vers Dieu le coeur de ceux qui en sont aspergés - avec la même efficacité que les eaux du Jourdain. De façon plus générale, l’Église tout entière est le Sacrement du Salut.
Les Sacrements du Baptême, de la Chrismation et de l’Eucharistie sont des ouvertures avec le divin
qui rendent possible le cheminement spirituel, le contact avec l’intimité divine. Pourtant, si ce contact divin n’est pas
actualisé par une vie spirituelle consciente et vécue, rien ne se passera… Dieu respecte notre liberté. Il nous est toujours
possible de répondre « non » ou « cela m’est indifférent », même après avoir reçu les Sacrements.
Le contact avec des objets sacrés nous communique les Énergies divines, le rayonnement de Dieu où Il est tout entier présent -
le mode d’existence de Dieu, en tant qu’Il se communique, éternellement. L’Énergie spécifique d’une Personne de la Trinité
contient l’action des deux autres Personnes divines. L’Énergie de l'Esprit donnée par le Christ, a donné aux Apôtres
l’intelligence spirituelle nécessaire pour comprendre et intérioriser les paroles du Christ, ce qui les a menés à la
connaissance du Père.
En vénérant l’icône de la Résurrection, nous nous baignons dans les Énergies divines, sans pour autant que cela vienne
« concurrencer » l’action des Sacrements, comme nous venons de le voir. Il s’agit de deux modes d’action différents.
Voir des icônes et les admirer, c’est bien. Les étudier et les connaître, c’est mieux. Mais faire le geste de les vénérer,
voilà qui demande une conversion de l’esprit, une « métanoïa » - un changement d’esprit : il s’agit de prendre au sérieux
l’Incarnation. Celui qui croit que Dieu s’est fait chair, qu’Il a cheminé parmi nous, qu’il est devenu homme, dans
toutes ses dimensions, ce croyant ne considérera plus la matière du même œil. Sa démarche ne sera plus seulement intellectuelle :
c’est avec tout son être qu’il va cheminer vers Dieu. Pour monter vers notre Créateur, nous avons désormais une échelle,
qui est faite de matière pénétrée d’Esprit divin. Par cette échelle, la voie de la terre vers le Ciel nous est ouverte.
Nous venons d'affirmer que le Christianisme donne toute sa place au sens de la matière. Nous avons également affirmé que la matière est essentielle dans le processus de la Rédemption : la matière emplie de l'Esprit est un levier puissant pour notre illumination et pour l'accomplissement de notre Salut. Du fait que le Christ est ressuscité selon la chair, il est hors de question de mépriser la matière... Mais nous avons également constaté qu'un grand nombre de textes ascétiques et liturgiques prétendent tout le contraire, et affichent insolemment un mépris décidé de la matière. Nous avons remarqué qu'il s'agit certainement d'un héritage stoïcien que le Christianisme des premiers siècles a emmené dans ses bagages - héritage qui, quant à lui, n'a rien de chrétien.
Nous trouvons un bel exemple de cette « invasion stoïcienne » dans le premier texte qui figure dans la Philocalie -
ce recueil de textes spirituels et ascétiques publié à Venise par Nicodème l'Hagiorite, en 1782. Le premier texte de la Philocalie est
attribué à Saint Antoine le Grand, et s'intitule : « Exhortation sur le comportement des hommes et la vie vertueuse ». Étrangement,
ce texte ne contient aucune mention du Nom du Christ... En fait, ce n'est pas étonnant, car il s'agit d'un texte fait d'un assemblage de
sentences stoïciennes. Un seul paragraphe, visiblement interpolé, cite la Trinité. Le fait que la Philocalie - cet ouvrage monumental qui a eu, et a toujours,
une influence déterminante sur la spiritualité orthodoxe - commence par un texte manifestement stoïcien, où le Christ brille par son absence,
en dit long sur l'imprégnation du stoïcisme dans les milieux monastiques.
Ce texte se trouve dans l'ouvrage suivant : Philocalie des Pères Neptiques Tome A, Volume 1. éd. Bellefontaine 2004. p. 41-64.
Ceci étant dit, l'« héritage stoïcien » ne justifie pas à lui seul l'effacement progressif de la conscience
dogmatique des Chrétiens, qui s'est produit au fur des siècles. Il nous faut chercher plus loin les causes réelles du glissement qui s'est
produit dans la pensée chrétienne - partant d'une haute conscience théologique, et finissant par un moralisme généralisé.
Certains éléments de la matière concrète, étudiée par la science physique, sont instables. Lentement ou rapidement, ils se dégradent
en d’autres éléments. Et il en est précisément de même de la belle vision théologique que avons décrite tout au long de nos recherches sur
la Rédemption : très vite, presque instantanément, le « spirituel » se transmute en « moral », puis se métamorphose encore pour
se placer sur le plan « ethnique ».
Nous partons du message du Christ : « qui Me voit, voit Celui qui m’a envoyé. Moi, la Lumière, je suis venu dans le monde, afin que
quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres » (Jn. 12 ; 45-46). Lui qui renvoya la femme adultère sans la condamner,
Il répondit aux disciples qui voulaient ordonner au feu de descendre du ciel et de consumer ceux qui refusaient sa prédication
(Lc. 9 ; 54-55) : « vous ne savez pas de quel Esprit vous êtes. Car le Fils de l’Homme n’est pas venu perdre les âmes des hommes,
mais les sauver ».
Immédiatement après, la prédication des Apôtres se fait entendre : « vous les domestiques, soyez soumis à vos maîtres, avec
une profonde crainte… » (I Pierre 2 ; 18) ; « pareillement, vous les femmes, soyez soumises à vos maris (…) telle Sara obéissait
à Abraham, en l’appelant son Seigneur » (ibid. 3 ; 1). - « Eux sont comme des animaux sans raison, voués par nature à être
pris et détruits. (…) Après avoir quitté la voie droite, ils se sont égarés en suivant la voie de Balaam, fils de Bosor… (…)
Mieux valait pour eux n’avoir pas connu la voie de la justice, (…) il leur est arrivé ce que dit le véridique proverbe :
le chien est retourné à son propre vomissement, et : la truie à peine lavée se roule dans le bourbier » (II Pierre 2; 10-22).
C’est un tout autre ton ! Il s’agit de maintenir l’ordre, et d’éviter à tout prix de donner l’occasion aux gens de l’extérieur
de penser que la doctrine nouvelle puisse susciter des troubles sociaux. Bien sûr, la prédication des Apôtres ne se réduit
pas à cet aspect de leurs écrits. Mais il paraît étonnant que des hommes qui ont vu de leurs yeux le Christ, aient pu si
rapidement voiler le caractère divin du message qu’ils avaient à transmettre, pour se contenter d’une prédication morale.
Saint Paul, quant à lui, dresse la longue liste des exclus : « Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens
de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu’ivrognes, insulteurs ou rapaces, n’hériteront du Royaume de Dieu »
I Co. 6 ; 9-11. Il distingue entre toutes les fautes, celle de la fornication, en émettant cette idée : « tout péché que
l’homme peut commettre est extérieur à son corps ; celui qui fornique, lui, pèche contre son propre corps » I Co. 6 ; 18.
Cette pensée est à l’origine de la conviction bien établie dans le Christianisme que le péché avec un grand « P » est le sexe,
et que tous les autres péchés sont des petites choses bien aisément pardonnables.
En fait, c’est une idée étrange, si on l’analyse : celui qui est saisi de la passion de l’avarice, qui refuse les biens
indispensables tant à lui-même qu’à son entourage, pèche-t-il sans son corps ? L’appétit du pouvoir, l’orgueil, qui déclenche
les guerres et provoque massacres et mutilations, serait-il une passion indépendante du corps ? Et de toute manière, toute
passion n’a-t-elle pas ses racines dans les profondeurs de l’esprit humain, bien plus que dans le corps qui l’exprime ?
Dans son énumération des exclus, saint Paul met l’idolâtrie au même rang que toutes les autres passions humaines. Il ne prévoyait
pas que l’apostasie et que l’athéisme allaient se parer des ornements de la moralité, et qu’il ne suffit pas d’éviter certains
actes ou attitudes pour ipso facto, se retrouver disciple du Christ. Saint Paul est d’une remarquable ouverture
d’esprit, lorsqu’il est question de nourriture : « Tout ce que Dieu a créé est bon et aucun aliment n’est à proscrire, si
on le prend avec action de grâces : la Parole de Dieu et la prière le sanctifient » (I Tim. 4 ; 4). L’éducation de Paul lui
interdisait d’élargir une telle tolérance aux autres plaisirs de la vie.
Parmi les exclus, personne ne l’était davantage que la veuve qui ne satisfait pas aux nombreuses conditions posées par l’Apôtre :
« la vraie veuve, celle qui reste absolument seule, s’en remet à Dieu et consacre ses jours et ses nuits à la prière et à
l’oraison » (I Tim. 5 ; 5). Il faut qu’elle ait plus de soixante ans – âge canonique pour l’époque - qu’elle ne se soit pas
remariée, qu’elle ait « élevé des enfants, exercé l’hospitalité, lavé les pieds des Saints, secouru les affligés »
(v. 10) – bref, la perle rare… Si elle a le malheur d’avoir encore une sexualité, qu’elle crève, nous dit l’Apôtre :
« quant à celle qui ne pense qu’au plaisir, quoique vivante, elle est morte » (v. 6). Tout cela doit être situé dans un milieu
culturel méditerranéen où la femme, après avoir accompli de son rôle reproductif, est vêtue de noir, couverte de voiles,
écartée de façon absolue de l’univers de la sexualité.
Nous pouvons facilement comprendre le « pourquoi » des prises de position de Paul, en les situant dans leur contexte religieux
et culturel. Cela n’enlève rien au fait que ces prises de position ont chargé le Christianisme d’un lourd fardeau moralisant.
Suivant cette optique, le Christianisme sera désormais bien davantage un ensemble de comportement à adopter et de règles à
observer, qu’une Voie à découvrir et un cheminement à parcourir. La transmutation du « spirituel » en « moral » se fait donc
immédiatement, inévitablement.
La toute première idée qui disparaît de la Tradition lorsqu’elle commence à s’affaiblir est l’enseignement
à propos des gradations de l’être en l’homme. Lorsque cela arrive, il n’est plus possible à l’homme de voir la distance
réelle qui sépare la vie humaine ordinaire des puissances morales et spirituelles qui sont associées avec les plus hauts
états de Présence. Ainsi, avant que l’on ne puisse parler d’états extraordinaires ni de dons, associés avec la spiritualité
hautement développée de la sainteté, on devrait plutôt parler de liberté de choix, de discernement de l’intelligence, de
bonne volonté (d’altruisme) non pas comme des caractéristiques inhérentes à notre être, mais bien comme elles-mêmes les
résultats de notre discipline intérieure. Il peuvent aussi être définis comme des aspects du patrimoine de l’homme dans la
mesure même où l’homme naturel est défini comme la « ressemblance à Dieu ». Nous sommes des être humains sous-naturels. La
nature essentielle de l’être humain réside en l’activation de sa disposition envers Dieu.
Lost Christianity ; Jacob Needleman PENGUIN, p. 125-126.
Il faut un peu plus de temps pour que l’on descende la deuxième marche, et que l’on se retrouve
au niveau « ethnique ».
Une fois que le Christianisme est devenu une affaire d’État, lorsqu’il devient la sauvegarde de la culture d’un peuple,
lorsque les hiérarques prient pour « l’armée aimée de Dieu », à ce moment-là, il devient tout naturel de dire aux gens :
« vous devez aller à l’église parce que vous êtes Grec - ou Russe, ou Arménien, etc… ». « Je vais à telle église parce que
j’appartiens à tel peuple ». Cela simplifie merveilleusement les choses. Il est inutile de connaître ou d’enseigner toutes
les complexités du message chrétien. Tout tient désormais en une phrase : « je suis Orthodoxe, parce que je suis Grec. Et
l’Orthodoxie est l’expression de la culture grecque. Le fait que je ne connaisse absolument rien à l’Orthodoxie n’a
ainsi aucune importance ». Un autre dira : « je suis Catholique, parce que je suis Polonais. Et le Catholicisme est l’expression
de la culture polonaise. Le fait que je ne connaisse absolument rien, etc… ». C’est très pratique. De plus, la Confession chrétienne
bénéficie de l’appui financier et politique de l’État concerné, qui construit des grosses églises et fournit des limousines
aux évêques. On exalte l’Orthodoxie, parce qu’on est fier d’être Russe, par exemple.
Généralement, tout cela se construit sur une absence de pensée : il n’y a aucune réflexion, aucune théologie, et l’on exalte
son appartenance ethnique, parce qu’on n’a rien de mieux à dire… Il existe un « baromètre de l’ethnicité religieuse » :
dans les textes élaborés dans ces milieux, dans les discours émis par les dirigeants d’ethno-religions, « Dieu » ou « le Christ »
brillent par leur absence.
Nous avons un très bel exemple de « langage ethnique » dans ce passage de l'homélie que Sa Sainteté Vazkên Ier a prononcée
le 29 septembre 1991 à Edjmiatzine, à l'occasion de la bénédiction du Saint-Chrême :
En ces jours où notre patrie a proclamé son indépendance politique, l'Église apostolique arménienne salue cette déclaration, consciente que depuis les temps reculés de sa création jusqu'à notre époque, elle-même, l'Église arménienne a sauvegardé l'idée d'indépendance sur le plan de la vie spirituelle. Pendant des siècles, sous le joug des oppresseurs, le croyant arménien s'est senti libre et indépendant seulement à l'ombre de la mère Église. Il est donc juste que l'Église arménienne soit reconnue désormais comme le premier témoin et le précurseur de l'indépendance politique actuelle. L'Église arménienne a incarné aussi pendant des siècles l'idée de la souveraineté et de l'indépendance dans ses relations avec les autres Églises. Depuis l'époque byzantine, de grandes Églises chrétiennes ont tenté souvent de soumettre l'Église arménienne et l'âme du peuple arménien, en entravant l'indépendance de sa spiritualité nationale. De ce point de vue, l'histoire de l'Église arménienne est une lutte héroïque contre les tendances conquérantes des Églises étrangères. Même aujourd'hui l'Église apostolique arménienne veut maintenir des relations amicales et fraternelles avec toutes les Églises chrétiennes soeurs, dans un esprit oecuménique, tout en demeurant fermement et saintement attachée à sa doctrine et à son indépendance administrative nationale interne. Jamais le peuple arménien ne voudra être dépendant d'autres centres religieux et jamais il n'acceptera que d'autres Églises fassent du prosélytisme en son sein, en Arménie et en Diaspora. L'Église apostolique arménienne est l'une des plus anciennes et authentiques Églises chrétiennes et n'a pas besoin d'importer un enseignement religieux. Aujourd'hui, avec la proclamation d'indépendance de notre État, la nécessité du renforcement de l'indépendance spirituelle de l'Église du peuple arménien reçoit toute son actualité, en tant que la seule Église, propre au peuple arménien et indépendante des centres religieux étrangers. L'un des fondements de notre nouvelle indépendance politique c'est l'indépendance et la souveraineté de l'Église du peuple arménien. Nous confessons et nous croyons en une nation libre, un État indépendant et une seule Église nationale indépendante. Aussi béni par la force du Saint-Esprit, ce Saint-Chrême Nous le déclarons Saint-Chrême de l'indépendance... "
Qui dit mieux ? Combien de fois trouvons-nous le terme « arménien » dans le texte ? Le Christ est
totalement absent. Le Saint-Esprit est mentionné pour mémoire, à propos du « Saint-Chrême de l’indépendance » parce
qu’avec le Christ, il fait partie du paysage, du patrimoine culturel arménien. Ce hiérarque mentionnerait le Christ comme
on dit « Joyeux Noël ! » Il y croit, de la même façon que l’on croit en l’existence de Napoléon.
Nous pourrions citer de la même manière des kilomètres de textes émanant des lèvres ou de la plume des « ethno-religieux ».
L’essentiel est de se souvenir de ceci : méfions-nous, lorsque dans le texte ou le discours d’un homme d’Eglise, Dieu est
visiblement absent, évincé par les questions d’autorité ou de structure. Ne nous laissons pas entraîner par l’argumentation ;
crions tout de suite : « et Dieu, dans tout cela ? » - quitte à se faire mettre à la porte…
Il est important de s’apercevoir qu’il est absolument inutile de s’indigner de cet état de chose : c’est perdre une énergie
précieuse. Le fait que la spiritualité « décade » très vite, et descend immédiatement, dans l’immense majorité des cas,
les deux marches de la moralisation et de l’ethnicité, ce fait est inévitable, inhérent à la paresse humaine, à son désir
de trouver des réponses simples et préfabriquées aux interrogations de la vie. Les institutions ecclésiastiques sont devenues
ce qu’elles sont devenues, parce que les êtres humains sont ce qu’ils sont… Cette décadence omniprésente pourra, au contraire,
nous faire découvrir le caractère infiniment précieux de la vie spirituelle, dans les rares endroits où elle se trouve,
auprès des personnes à la fois exceptionnelles et effacées qui la vivent. Ces personnes sont presque invisibles.
Je m’émerveille toujours du fait que se soient conservés jusqu’à nos jours, dans l’Église orthodoxe, des rites et des prières
qui ne sont absolument pas « rentables », alors qu’il aurait été si facile et confortable de les supprimer. Il est humainement
inexplicable que dans l’Église orthodoxe, malgré tant de bouleversements sociaux et politiques, malgré l’aveuglement et le
manque d’intelligence des gens d’Église, subsistent bien des choses que rien ne justifie, sauf la vie spirituelle.
C’est un miracle de l'Esprit, vraiment.
Dans l’état actuel des choses, nous pouvons nous demander : qu’est-ce qui est le plus fort : l’ethnicité, ou l’Évangile ?
Et la réponse nous apparaît, à la fois consternante et évidente : l’ethnicité, bien sûr. On vient à l’église, si l’on y vient
encore, parce que l’on appartient à tel peuple et telle culture, et que l’on est héritier de telle Histoire nationale.
Même les phénomènes de conversion ne sont le plus souvent rien d’autre et rien de plus que les conséquences individuelles
du rayonnement d’une culture : en l’occurrence le foisonnement de communautés évangéliques dans bien des coins de notre
planète exprime l’influence universelle des États-Unis, et le rayonnement du mode de vie « étatsunien ». Que faire ? Existe-t-il
un attrait naturel de l’être humain vers la Vérité, une aspiration vers Dieu qui soit plus séduisante que les attraits du monde ?
L'Art de recevoir
Que faire ? Rien bien sûr, sur un plan uniquement extérieur. Car la simple action extérieure ne fera qu’embrouiller davantage une situation déjà confuse. L'esprit humain, dans son état actuel, tend à la divergence, à la fragmentation, à la contradiction.
Évitons avec soin de dire « l’esprit est naturellement divergent », car nous sommes en réalité dans un état sous-naturel ; nous sommes appelés à redécouvrir notre véritable nature. Dire que notre état présent est naturel est un piège du langage.
- Ne rien faire ; est-ce possible ? Une action purement extérieure va être immédiatement récupérée
par les instances du monde. De plus, elle est nécessairement ambiguë : elle sera bien souvent un prétexte pour l’exaltation de
notre « Ego », disant : « regardez ce que j’ai réalisé ! ». Il est bien certain qu’il faut venir en aide à qui en a besoin,
mais il ne faut pas s’imaginer pour autant que l’on a fait autre chose qu’un bien moral.
Que faire devant le Don de Dieu qu’est toute notre vie sur cette terre ? Simplement, le recevoir. La réponse à un don
est de l’accepter. Et c'est même la seule réponse appropriée et valable. Notre action, quelle qu’elle soit, n’est pas à
la hauteur du don qui nous est fait. Mais recevoir ce don avec simplicité, avec calme, dans la paix, est le fruit de toute
une vie.
Dans la prière, je suis vulnérable, pas enthousiaste. (…) Vous ne devez pas être enthousiaste, ni opposé –
mais simplement ouvert. C’est tout le but de l’ascèse : devenir ouvert ».
Citation du Métropolite Antoine Bloom, in : Lost Christianity ; Jacob Needleman PENGUIN, p. 25.
Cette ouverture est semence de paix :
Le signe auquel on reconnaît l’ami de la solitude est la paix. Qu’il le sache ou non, il exsude une paix
intense. Il est si pacifiant que le simple fait d’être près de lui a un effet apaisant. Il y a très peu de gens dans le monde
avec lesquels vous vous sentez en paix. Il y a très peu de gens qui vous recouvrent de paix comme d’un manteau.
Dans le texte, l’« ami de la solitude » est désigné par le terme « poustinik ». C. De Hueck Doherty, Poustinia
- Cerf 1989 p. 101-102.
Pour que Dieu puisse nous donner le Don qu’il nous destine, il faut qu’il y ait quelqu’un qui soit présent pour le recevoir. Lorsque Dieu s’adresse à l’être humain, le plus souvent, il reçoit la réponse : « il n’y a personne au numéro que vous avez demandé ». Un jour, quelqu’un prit conscience de son état personnel, et s’exclama : « pendant quarante ans, j’ai vécu à côté de moi-même ! » - Afin de dire « je suis un Chrétien », un être humain doit d’abord être capable de dire : « je suis » (Lost Christianity ; Jacob Needleman PENGUIN, p. 123) : Dieu parle au cœur, mais seulement lorsque le coeur est « activé », disponible et attentif pour L’écouter : « tu diras : Parle, Seigneur, car ton serviteur écoute » (I Sam. 3 ; 9).
Toute la littérature spirituelle en quelques lignes...
Que penser, devant l’immensité décourageante de la littérature spirituelle ? Faut-il lire tout cela ?
Plutôt que de s’égarer dans l’océan des livres, il vaut sans doute mieux s’en tenir à un auteur spirituel, et tâcher - si faire
se peut – de réaliser ce qu’il conseille. De toute manière, cette littérature doit concourir à nous faire progresser
spirituellement, plutôt que de servir à juger les autres, en prétendant : « untel ne fait pas cela, untel n’est pas comme ceci,
il (ou elle) n’est pas un homme spirituel, car il n’est pas conforme à ce que dit tel ou tel livre… ». Car il est possible
d’absorber la littérature spirituelle comme un breuvage toxique, qui nous écarte du Christ et de l’Évangile.
Existe-t-il un message qui soit commun à tous cet auteurs spirituels – un invariant de cette littérature spirituelle ?
Il est évidemment illusoire de chercher à résumer en quelques lignes le résultat de vies entières de recherche et d’ascèse.
Disons simplement ceci, conscients de l’insuffisance flagrante de nos paroles : tout être humain qui ressent l’appel de Dieu
et y répond, reçoit au début de son chemin, de grandes grâces. Elles peuvent être des sentiments de joie profonde, de proximité
du Divin, ou tout simplement, des « grâces d’aveuglement » : ne pas voir les aspects négatifs de l’institution ecclésiastique
et des gens qui la composent, ne pas être immédiatement conscient de ses propres limites et de ses incapacités.
En avançant dans la vie spirituelle, ces grâces se raréfient, pour pratiquement disparaître. Tout d’abord, Dieu veut que nous
Le connaissions par pure Foi. Si nous approchons de Lui pour le plaisir – tout spirituel – des grâces qu’Il nous donne, ce
n’est pas pour Lui uniquement que nous parcourons ce chemin. Nous cheminons pour – ne fût-ce que partiellement – continuer
à goûter les grâces spirituelles. Notre démarche est ambiguë. Il est indispensable que nous soyons sevrés de ces goûts spirituels,
pour que Dieu seul soit notre horizon.
Outre la Foi seule exigée par Dieu, il existe une autre raison : Dieu est venu parmi nous, Il a parlé notre langage – mais Il
est resté en même temps totalement inaccessible et incompréhensible. Lorsqu’Il nous parle, il est très exceptionnel
qu’Il utilise nos « mots », nos concepts. Nous nous attendons à ce qu’Il nous parle en utilisant notre propre langage :
l’« ouragan », le « tremblement de terre », le « feu » du prophète Élie – ce qui impressionne les masses, le langage de puissance
et de menaces compris de tous. Or Dieu se fait entendre dans la « brise légère » (I Rois, 19 ; 12) : ce langage auquel il faut
prêter l’oreille, qui disparaît derrière les rumeurs du monde.
Dans l’espoir que nous avons de parvenir à rencontrer Dieu, nous risquons de nous laisser influencer – même inconsciemment -
par l’imagerie de la peinture baroque qui montre les Saints ravis en extase, ou mieux, en lévitation à cinquante centimètres
au-dessus du sol. Cela est sans doute arrivé dans l’Histoire, mais uniquement à des Saints dont l’amour-propre ne risquait
pas de se gonfler à l’occasion d’une faveur aussi visible ! Dans l’immense majorité des cas, le langage divin est incompréhensible
au monde, invisible, inaudible, discret…
L'au-delà du sentiment
Au cours de l’avancement spirituel, non seulement les grâces initiales s’évanouissent, mais il peut en être de même, pendant
de longues périodes, pour le sentiment de présence de Dieu. C’est une épreuve qui est généralement inattendue, car elle
survient après que l’on ait goûté les premiers biens, et alors même que l’on mène une vie irréprochable... Cela
fait partie de ce que l’on peut appeler la « stratégie de la Foi pure », que le Créateur essaie de nous inculquer. Nous
sommes appelés à apprendre existentiellement, par notre vie même, que la présence de Dieu est totalement indépendante
du sentiment que l’on peut en avoir. Nous arrivons ainsi à un au-delà du sentiment. Tout ce qui, dans notre piété,
est mièvre, « à l’eau-de-rose » est impitoyablement balayé par l’océan démonté de l’existence.
Ce n’est pas une métaphore : c’est la vérité littérale du mûrissement. Il ne reste, après des années, que le roc dur de la Foi.
Le romantisme des beaux chants, de la pénombre douce de l’église, tout cela a perdu de ses couleurs, a laissé place à
une sobriété infiniment plus solide que ces effusions. La Tradition orthodoxe, au-delà de la floraison des textes liturgiques
et de la richesse des symboles, pratique cet au-delà du sentiment qui est typique de la sobriété religieuse. Il s’agit de cette
dimension d’austérité qui est partout perceptible sous la profusion des formes. Les milliers de tropaires et de Canons
ne détrônent en rien la primauté de la prière du cœur. Les fondations de la maison s’approfondissent jusqu’à reposer sur la pierre
originelle. Cette érosion ne souffre pas d’exceptions : nous devons tout lâcher, jusqu’à l’image que nous désirons présenter
de nous-mêmes. Adieu, le désir que nous avions de paraître comme de parfaits chrétiens, ou d’élégants moines : à chacun
d’entre nous sera réclamée une petite partie de la vocation d’un Fol-en-Christ.
La tentation contre laquelle nous préviennent un grand nombre d’auteurs spirituels, est de revenir à un état spirituel
antérieur, pour goûter à nouveau de ces grâces initiales, qui étaient si douces… On se dit : « je fais sûrement fausse
route, car je ne ressens plus rien de ce que je goûtais auparavant, et de plus, le Seigneur m’a quitté ». En fait,
non seulement le Seigneur ne m’a pas quitté, mais Il n’a jamais été aussi proche, aussi intimement présent. Je dois
faire l’acte de Foi en sa Présence, ce qui est infiniment plus précieux à Ses Yeux, que toutes les délices spirituelles
possibles. Le tout est de ne pas reculer sur notre chemin, sous prétexte de faveurs spirituelles sensibles et de vertus
trop apparentes. Ici, la présence d’un Père spirituel trouve toute son utilité, afin que celui qui chemine ne recule pas sous
prétexte d’avancer.
La Nuit Obscure
Tout ceci est le bagage commun d’un grand nombre d’écrivains spirituels. La privation du sentiment de Présence est souvent
décrite comme une Nuit spirituelle dans le contexte de la mystique occidentale – « Nuit » séparée assez artificiellement
de l’état d’Union à Dieu, alors que parmi les auteurs orientaux, la sobriété recouvre la même réalité ; cette dimension
subsiste au cœur même de l’Union avec Dieu la plus profondément vécue.
Il n’est pas besoin d’être dans un monastère ou de vivre dans la solitude pour parcourir ce chemin. Ce dépouillement nécessaire
dans le parcours de la Voie, est la Croix que chacun est appelé à prendre sur ses épaules. Et à ce titre, le Christ
peut vraiment dire : « mon joug est doux et mon fardeau léger ». Car la joie profonde et intérieure que l’on vit en progressant
avec le Christ et dans l'Esprit, est réellement sans comparaison avec les douleurs et les arrachements qui sont vécus,
et qui ne sont rien d’autre qu’une authentique libération.
Pourtant, le début de cette recherche semble inaccessible à la plupart des gens qui nous entourent. Les gens sont frappés du
« syndrome du tout-ou-rien ». Soit, on est sensé vivre avec Dieu et en Dieu - soit, on se considère comme totalement étranger
au monde spirituel. Il devrait exister un état intermédiaire, une sorte de marchepied qui permette d’accéder au premier
mètre du sentier à parcourir. Et quel est-il ? Pour le savoir, interrogeons-nous sur ce qu’ont fait les Pères, ceux qui nous
ont précédés et qui n’avaient pas plus que nous, de « science infuse » pour parcourir les premiers pas.
Être témoin de soi-même
Les Pères spirituels avaient une attitude d’étude envers eux-mêmes : ils observaient ce qui se passait en eux lorsqu’ils
priaient, quant ils étaient en cet état d’écoute attentive de leur monde intérieur. Devant le Don divin, celui de notre propre
existence, celui du Cosmos qui nous entoure, que puis-je faire d’autre, que de le recevoir ? S’il s’agit de le recevoir,
que se passe-t-il en moi, lorsque je prends conscience que je le reçois ?
Toute leur attitude était faite d’attention à soi-même. La prière est une réponse à Dieu ; la prière ne sert
pas à faire quelque chose avec elle. En l’absence de cette attention à soi-même, nous vivons dans la distraction,
nous vivons à côté de nous-mêmes, sans nullement nous connaître. Celui qui n’est pas vigilant envers lui-même ne peut
devenir pur de cœur.
Que se passe-t-il ne nous lorsque nous nous questionnons ? Il s’agit de la Question primordiale, la source de toutes les autres.
Il s’agit de cet ébranlement de l’être qui nous porte à nous demander : « qu’est-ce que je fais dans cet univers ? quel est le
sens de ma vie ? - il est impossible que tout ce que je suis cesse à ma mort ! » La plupart du temps, cet ébranlement se produit
à l’occasion de malheurs et d’accidents ; l’être humain ne s’interroge guère lorsque tout va bien… Et c’est pourquoi cette
Question primordiale est ressentie comme quelque chose de pénible et d’importun. Mais elle n’a rien de négatif en
elle-même. Si nous sommes attentifs à ce qui se passe dans notre monde intérieur, nous nous apercevons vite que la Question
se pose à tout instant.
Lorsque nous sommes attentifs à nous-mêmes, et que nous nous situons en attitude de témoin à côté de ce Questionnement,
que se passe-t-il ? En fait, cette attitude de témoin est très féconde : lorsque nous observons en nous-mêmes ce qui
se passe, en nous tenant imperceptiblement à côté de l’événement, nous découvrons bien des choses. L’attitude de témoin
permet de ne pas être immergé dans ce qui se passe. Lorsque nous nous questionnons, il arrive quelque chose de très remarquable :
l’énergie nécessaire pour résoudre ce Questionnement apparaît. Il s’agit de l’éveil de l’âme. Le Créateur agit en synergie
avec l’être humain qui se penche sur son être intérieur : le Créateur agit avec lui, et donne ce qui est nécessaire pour
que le Questionnement se poursuive et aboutisse. Cette énergie est sans commune mesure avec celle dépensée par l’être humain.
Les deux phénomènes sont simultanés : l’action divine ne précède pas l’initiative humaine ; elle est une réponse immédiate
à celle-ci : « quand l'élève est prêt, la leçon arrive... ».
L'invasion des pensées conceptuelles
Encore faut-il ne pas neutraliser cette action. Nous avons fait un pas de côté, pour observer la petite pousse verte qui vient
de sortir du sol. Si nous déversons dessus un camion de pavés en pierre, eh bien, il ne se passera plus rien… Les pavés ne
sont pas mauvais en soi – mais ils ont la capacité d’étouffer ce qui vient de commencer à pousser. Et c’est ce qui se fait
la plupart du temps : nous déversons sur la petite pousse tendre de la vie spirituelle le camion des pensées conceptuelles
et des sentiments qui nous animent. Nous submergeons ainsi l’organe de la connaissance profonde de notre âme. Nous neutralisons
immédiatement le Questionnement par un flot de pensées, une tourmente d’émotions ou un débordement d’activités physiques.
Et une fois de plus, la « petite pousse » a disparu. Nous recommencerons cette manœuvre autant de fois que nécessaire,
tout au long de notre vie, sans même nous en apercevoir, et la vie spirituelle demeurera pour nous lettre morte : nous
ne saurons même pas qu’elle existe. Même si nous sommes nés en milieu chrétien, notre Christianisme demeurera inexistant,
limité à des pratiques extérieures, si elles existeront encore… Si nous faisons de bonnes actions, celles-ci se cantonneront
dans le domaine moral, sans susciter de progrès spirituel.
Les Pères ascétiques ne nous disent rien d’autre lorsqu’ils affirment qu’une « pensée » qui survient en notre âme n’est pas un
péché, tant que nous n’y attachons pas notre attention. Il ne s’agit pas de lutter contre le surgissement des « pensées »
qui battent constamment le rivage de notre âme, comme les vagues une côte sablonneuse. Mais une « pensée » devient un péché,
disent-ils, lorsque nous y attachons notre âme, et la laissons croître en nous, devenant une « passion » qui se nourrit
de notre énergie spirituelle, comme un parasite, comme le gui se nourrit de la sève de l’arbre sur lequel il pousse.
Ce langage qui pose la question en terme de « péché », a l’immense inconvénient d’être devenu incompréhensible à l’heure actuelle.
La notion de « péché » est comprise comme un manquement à une liste de règles arbitraires, et nous fait glisser dans le domaine
de la culpabilité et des interdits. Et ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit. Par contre, ce qui reste toujours vrai, c'est
ceci : lorsque nous recouvrons notre organe de connaissance intérieure par une pensée, par une impulsion, par une association
d’image – dont le premier but est d’étouffer dans l’œuf ce Questionnement – alors, cet ensemble d’émotions devient impossible
à surmonter, et ne peut être renouvelé que par un autre train de pensées, d’impulsions, d’associations d’images qui viennent
recouvrir le précédent. Recouvert par des « strates » psychiques toujours plus nombreuses et plus pesantes, notre monde intérieur
nous devient de plus en plus lointain, étranger, tandis que devient invincible ce carcan psychique qui nous domine de plus en
plus totalement.
La découverte du lieu du cœur
Ce « cercle vicieux » de l’extériorité peut être brisé, en faisant un retour sur soi, en se mettant en position de silence, de
vacuité, d’accueil, d’attente, et en observant au plus profond de soi, ce qui se passe… L’être humain retrouve ainsi ce pouvoir
de recueillir l’énergie de l’âme, qui lui est donné en abondance dès lors qu’il accueille en lui le Questionnement. Tout cela
est dit dans le langage traditionnel : il s’agit de « découvrir où se trouve le cœur », de plonger dans notre propre intériorité,
et de faire avec vigilance la « garde du cœur », de sorte que l’on ne recouvre pas avec tout l’amoncellement de notre vie
psychique la fragile pousse qui vient de naître, et afin de ne pas la déraciner par notre agitation.
L’attention à nous-mêmes, la vigilance intérieure est le point de départ de toute vie spirituelle. L’Église a montré le but :
l’union à Dieu, mais elle a le plus souvent négligé de montrer les instruments nécessaires pour franchir la première marche.
Le langage des Pères ascétiques est devenu incompréhensible, car il a été compris comme s’il traitait purement des choses
extérieures. Les Pères nous mettent en garde contre une attention excessive donnée au « monde extérieur ». Il ne s’agit pas
nécessairement du monde qui est géographiquement en-dehors de nous ; il s’agit plutôt de tout le complexe psychique des
réactions de désir et de rejet qui canalisent nos énergies vers l’extérieur. La « virginité » ne se limite pas à être un
état du corps. Il s’agit de cette disponibilité, de cette pureté et vacuité intérieure qui n’est pas envahie par toutes
les constructions mentales toujours prêtes à se cristalliser dans notre âme, si nous perdons notre attention envers nous-mêmes.
Le corps, quant à lui, reçoit toutes les impressions et toutes les matières de l’Univers. Tout cela concerne des états mentaux,
des degrés de la croissance spirituelle.
Toutes ces notions sont très simples, sont découvertes et vécues intuitivement par chaque croyant qui cultivent sa vie
spirituelle. Chacun a trouvé le chemin de son cœur, trouvé ce « lieu » au plus profond de lui-même, où il entre en contact
avec Dieu - lieu secret où brûle la lampe précieuse de la Présence aimante du Créateur, où resplendit l’Image sacrée,
qui nous attire vers sa Ressemblance. De là jaillit la fontaine vivifiante de la force divine, qui irrigue tout l’être du croyant.
Toute la question est de savoir que ce Temple intérieur existe, et d’en trouver le chemin. Une fois qu’il est trouvé,
il est essentiel de ne pas l’encombrer du « bazar » de nos impressions multiformes et de nos constructions mentales ; sinon,
la lampe s’éteint et la source se tarit.
Si ce Temple intérieur est rempli de ces concrétions, les « pensées/passions » deviennent pratiquement invincibles : il n’est
pas plus possible à l’être humain de dominer ces « pensées » que d’inverser le cours d’une rivière ou de déplacer l’Himalaya.
Une fois enlisé dans cette accumulation, l’être humain ne peut plus même concevoir qu’une vie spirituelle puisse exister :
tout ce qui s’y rapporte est réellement pour lui, invisible et inconcevable. Ces « pensées » gouvernent l’être humain, et
toute tentative d’améliorer l’être humain en modifiant ses pensées et son comportement de l’extérieur, est promise à l’échec
et reste sans effet. Voilà pourquoi une morale purement extérieure est totalement inefficace, tandis que la simple action sociale reste
impuissante à modifier durablement l’être humain.
L'Office divin
Que vais-je faire, concrètement ? Vais-je me mettre à méditer ? Oui, certes, il n’y a rien de mieux que de cultiver la vie intérieure.
Mais tout dépend de l’esprit dans lequel on le fait… Si je médite en me disant : « je vais acquérir de nouveaux pouvoirs », je
tombe immédiatement dans ce gonflement de l’Ego qui rend impossible toute approche de la vie spirituelle. - La méditation
est la meilleure chose possible, si elle est ouverture à Dieu, vigilance spirituelle, silence attentif… Par contre, s’il s’agit
d’un temps passé dans la distraction, dans la succession d’images mentales, ou si nous le faisons pour donner de nouvelles
facultés à notre « Moi », à ce moment-là, c’est une idole subtile… Bien des gens payent en espèces sonnantes et trébuchantes
des stages et des séjours, pour « apprendre la méditation », persuadées qu’elles vont acquérir « quelque chose de plus », et
par là s’éloignent de la Présence divine qui ne s’achète ni ne s’échange contre des biens terrestres.
L’Office divin n’est pas la spécialité des Moines et des Moniales. D’ailleurs, les Moines et Moniales ne sont rien d’autres que
des Chrétiens qui ont mis en œuvre tous les moyens à leur disposition, pour se lancer dans la quête spirituelle. L’Office divin
est la sanctification du temps, l’offrande à Dieu de la seule chose qui nous appartienne vraiment : le temps…
Bien des gens nous diront : « mais je n’ai pas le temps ! » Nous avons tout le temps nécessaire pour ce qui nous intéresse.
D’innombrables gens passent de nombreuses heures, et parcourent de très nombreux kilomètres pour se retrouver debout ou assis
sur d’inconfortables sièges en plastique, afin d’assister à quelque événement sportif. Si vous dites, comme s’il s’agissait
d’une évidence : « je n’ai pas le temps » pour Dieu, dites tout simplement, de façon plus sincère et réaliste : « Dieu ne
m’intéresse pas ». Ce sera plus près de la réalité.
En chantant l’Office divin, nous nous mettons en position d’écoute, tandis que toutes les icônes verbales présentes
dans les textes liturgiques métamorphosent progressivement notre âme : ces icônes verbales érodent lentement les excroissances
de l’Ego, éveillent le cœur spirituel, approfondissent la personne en l’ouvrant à l'Esprit-Saint et en lui accordant une
transparence nouvelle. Tout cela demande des années. Rien ne se fait au « presse-bouton » ! Mais c’est un moyen sûr, à l’abri
des entreprises du « Moi », car ce n’est pas « mon » œuvre : je ne fais que laisser passer par moi un langage qui me dépasse,
qui est celui de l’Église, traversant les siècles et parcourant l’espace. L’Office divin nous transforme réellement, bien
que ce soit un phénomène lent. Très souvent, un verset biblique nous « accroche », et nous révèle un sens caché du texte inspiré.
Existe-t-il un moyen plus rapide ? C’est un peu décourageant de nous entendre dire : « oh, après vingt-cinq ans, cela devient
plus facile… ». Eh non ! Sauf miracle, tout prend du temps, et particulièrement la transformation de nous-mêmes.
Ce n’est pas en quelques jours que le granite se transforme en une chair chaude, souple et vivante.
Théologie positive et ascétique
Pourquoi tant de mots, pour ces réalités qui n’ont pas besoin de cela pour exister ? La plupart des croyants expérimentent
tout cela intuitivement, sans se poser de question particulière. Tout d’abord, parce que certains concepts nous aident à vivre,
mettant un mot sur une réalité que nous avions jusque là des difficultés à cerner et identifier. Et surtout, parce que ces
concepts simples nous permettent d’unifier les deux grands domaines de la pensée chrétienne : la théologie positive,
et la théologie ascétique.
Dans les sciences physiques, nous avons deux domaines qui ne se recoupent pas, pour le moment : le monde de la Relativité Générale,
décrit par Einstein et successeurs, qui est celui de notre espace-temps – et le monde décrit par la théorie quantique, celui des
très petites dimensions, dont les règles étranges sont totalement différentes de celles qui gouvernent l’univers que nous voyons.
Entre ces deux théories, il n’y a pas de point de rencontre, du moins dans l’état actuel de nos connaissances. Nous constatons
le fait que lorsque nous changeons de dimensions, passant de notre espace-temps à l’infiniment petit, nous changeons par le fait
même de méthode et d’outil de connaissance.
Généralement, on présente la théologie sensiblement de la même façon : deux systèmes qui ne se rencontrent pas. D’un côté, nous
avons la théologie positive, une élaboration rationnelle sur le donné de la Révélation. Et de l’autre, la théologie
ascétique, qui est la systématisation de ce que de nombreux écrivains ont écrit ou pensé sur la vie spirituelle. Et les deux
ne se rencontrent pas ! Bien sûr, on prend soin de dire qu’il n’y a pas de théologie sans prière, et que celui qui prie est un
théologien, mais cette précaution oratoire en reste là.
Nous pouvons remarquer autre division apparente : d’un côté, nous avons la « Zone A », qui est celle de la théologie positive,
cataphatique, qui dit ce que Dieu est : « Dieu EST, Dieu est bon, absolu, infini, etc… C’est une connaissance
imparfaite, car le vocabulaire humain, fait pour décrire les réalités terrestres, tâtonne et procède par approximations,
lorsqu’il s’agit des réalités divines. De l’autre côté, nous avons la « Zone B » qui est celle de la théologie apophatique,
qui dit ce que Dieu n’est pas : « Dieu est au-dessus de tout être, au-dessus de toute bonté, etc… » C’est en quelque sorte,
une voie plus parfaite, car elle débouche sur la vision divine, dans l’inconnaissable. La théologie cataphatique remplit
les gros volumes des Dogmatiques, tandis que la théologie apophatique, par la force des choses, n’a pas grand-chose à dire :
elle tient en les quelques pages du Traité de la « Théologie mystique » de Denys le Pseudo-Aréopagite. Entre les deux, là non plus,
il semble ne pas y avoir de point de contact…
Le problème apparent surgit lorsqu’on juxtapose les deux modes de connaissance, comme si elles traitaient de domaines différents :
la « Zone A » et la « Zone B ». Or il s’agit en fait d’un changement de dimension : la théologie apophatique est
au cœur, au centre même de chaque mot énoncé par la théologie cataphatique. Lorsque nous disons que Dieu est « bon »,
le mot « bonté » recouvre un abîme d’inconnaissance : la bonté de Dieu ne s’exerce pas sur le même mode que la bonté humaine,
elle ne lui est comparable que « vue de loin » ; nul ne peut présenter une définition exhaustive de la bonté divine.
Il en est de même pour tous les concepts de la théologie positive. Cela ne veut pas dire pour autant que ce qu’affirme
la théologie positive n’est pas vrai, ou serait inexact. C’est vrai, dans une dimension donnée, comme une formule de
physique est vraie dans notre dimension, mais ne l’est plus dans l’espace quantique. Les extrêmes se rejoignent
dans l’absolu, sans passer par un « juste milieu ». De même qu’au temps zéro de notre Univers, l’espace-temps se recourbait
pour former le point que fut la Singularité initiale - dans l’Absolu divin, apophase et cataphase se réunissent sans cesser
d’être distincts.
De la même façon, les relations entre théologie positive et théologie ascétique peuvent aussi être décrites comme une question
de dimension. La théologie ascétique est au cœur même de chaque terme de la théologie positive. Lorsque nous lisons des textes
théologiques, nous pouvons certes les comprendre intellectuellement, sans que cela n’éveille un écho dans notre âme.
Dans ce cas, il s’agit d’encre sur du papier : nous lisons les mots, nous faisons des associations d’idées, mais en fait,
nous ne comprenons pas réellement ce dont il s’agit. Nous pouvons discourir à ce propos, nous pouvons discuter, nous pouvons
polémiquer, mais nous demeurons à l’extérieur de ce dont il s’agit réellement.
Nous pourrions évoquer le symbole du « Ying » et du « Yang ». Au cœur même du « noir » apparaît un point « blanc », et vice versa.
Mais il est préférable de parler de dimension, car l’apophase se trouve à l’intérieur de la cataphase, la théologie ascétique à
l’intérieur de la théologie positive, et non le contraire. Ce n’est pas interchangeable.
À ce titre, nous nous comportons envers la théologie, exactement de la même manière que nous en faisons envers les Écritures.
Là aussi, nous pouvons lire les Écritures sans aucunement les comprendre. Si nous lisons les Écritures en comprenant
intellectuellement le sens obvie du texte, mais sans que cela éveille un écho en notre âme, en fait nous restons à l’extérieur
de la compréhension réelle des Écritures. Nous pouvons bien être un expert en histoire des textes, en exégèse historico-critique,
si nous lisons ces textes comme s’il n’y a pas eu de Révélation, nous passons radicalement à côté du dynamisme de ces textes :
ceux-ci restent muets pour nous, sans écho sur notre être intérieur.
À chaque dimension de l’être correspond une méthode de recherche, un domaine de la connaissance. Dans le champ de la recherche
intérieure, il s’agit de retrouver le chemin du cœur, d’être attentif et vigilant à ce qui s’y passe, d’être témoin de l’éveil
de notre âme et de ne pas ensevelir le miracle de cette éclosion par l’envahissement des réactions psychiques.
À ce moment, nous nous apercevons de la très grande force spirituelle que Dieu nous accorde, parallèlement à l’éveil de notre cœur.
C’est ce cœur agissant qui nous donnera des yeux spirituels nouveaux, avec lesquels autant l’Écriture que la Théologie nous
apparaîtront vivantes et fécondes, bien plus et bien autre chose que du papier imprimé !
Un jour, j’ai commencé à voir que la semence de l’amour est le désir de connaître, de comprendre.
Comment cultiveras-tu de fragile désir ?
Comment rechercheras-tu le Christianisme ?
Comment aspireras-tu à la conscience et à l’être ?
Comment rechercheras-tu l’immortalité, l’amour du prochain, le Royaume des Cieux ?
Comment aspireras-tu à servir Dieu et se création ?
Comment rechercheras-tu ce qui a été perdu ?
La réponse est simple, mais le travail – difficile : tu dois apprendre comment rechercher. L’ensemble de l’enseignement
est cela : la connaissance du comment de la recherche, pour nous-mêmes d’abord, et ensuite pour Dieu.
Lost Christianity ; Jacob Needleman PENGUIN, p. 212.
L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?
Après plusieurs réflexions sur différents thèmes théologiques, nous nous sommes interrogés sur le rôle de la matière dans
l'Économie, sans cacher le fait que notre réflexion paraisse être en apparente contradiction avec un certain nombre de textes
de la littérature ascétique. Ensuite, nous avons envisagé le « glissement » qui s'accomplit en métamorphosant le Christianisme,
d'une réalité spirituelle à un ensemble culturel et ethnique. Enfin, nous avons abordé différents aspects, concernant la mise
en pratique de la vie spirituelle. Nous avons constaté le fait que, pour l'être humain, il est fort difficile de « recevoir »
tout simplement le Don divin. Nous avons ensuite cherché à savoir si, parmi l'extrême abondance de la littérature ascétique,
il existe un « invariant » qui nous permettrait de résumer en quelques notions précises, les éléments essentiels de cet
enseignement spirituel. L'au-delà du sentiment, la connaissance de Dieu par pure Foi, la Nuit Obscure, l'attention à soi-même
en une attitude de témoin, la vigilance par rapport à l'invasion des pensées conceptuelles, la découverte du lieu du cœur,
tout cela nous est apparu comme étant des éléments importants du paysage la vie spirituelle. Ensuite, nous nous sommes
interrogés sur la mise en pratique concrète de tous ces éléments. Nous avons relevé l'importance de la sanctification du temps.
Enfin, s'est posé la question de savoir s'il est réellement nécessaire de formuler avec des mots l'expérience de la vie
spirituelle, alors qu'on peut tout aussi bien la vivre de façon intuitive. Nous avons distingué entre théologie apophatique
et cataphatique, constatant le fait que l'inconnaissance se situe au cœur même de chaque mot que nous prononçons ou que nous
écrivons. Nous pouvons donc exprimer par des mots ce que nous ressentons et que nous vivons, sans risquer de trahir le mystère
spirituel qui se déploie en notre âme.