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- 1 - Notice biographique.Un grand nombre d’informations figurant dans cette « Notice biographique » furent collectées par Mr. Paul Toutchkov, lors d’entretiens qu’il eut avec Olga, la sœur du Père Léonide.
Léonide Chrol naquit à Saint-Pétersbourg, le 11 août 1902 (le 29 juillet, suivant le calendrier julien).
Son père était Trophim Chrol, et sa mère, Parascève, née Biélov. Léonide avait deux sœurs : Antonine et Olga Trophimovna (1906-1991).
Antonine mourut jeune, tandis qu’Olga partagea la vie de Léonide. Trophim Chrol occupait un poste important dans la Direction de
la Monnaie, à Saint-Pétersbourg.
Pendant toute sa vie, Léonide aura une santé fragile, assortie d’une très grande sensibilité. Il est très doué pour la musique:
à douze ans, en 1914, il donne des concerts de piano, en présence des soldats blessés sur le front de Prusse. Il compose des
pièces musicales qui font l’admiration de son entourage. En 1910, il entra au « gymnase ». Pendant tout le cursus de ses études,
il est premier de classe, et ce dans toutes les matières.
Les événements de 1917 mettent fin aux études de Léonide. Il a quinze ans. Sa famille est évacuée sur le Don. La famille Chrol
s’établit provisoirement dans la « stanitza » (Camp de cosaques dans la Russie du dix-neuvième siècle) de Kaminskaya, et Léonide
reprend ses études. Trophim trouve un nouveau poste : il est engagé pour la réorganisation de la Monnaie, à Novotcherkask, une
ville du Caucase. Toute la famille y déménage. Mais l’Armée rouge progresse. L’Administration se replie sur Novorosiisk,
une ville située sur le rivage de la Mer Noire, non loin de Krasnodar. En 1920, la famille Chrol quitte définitivement la Russie,
à bord de l’un des tout derniers bâtiments qui parviennent à appareiller avant l’ultime invasion communiste. C’est la fin d’un monde.
Léonide est un jeune homme de dix-huit ans.
Comme de très nombreux émigrés, la famille Chrol arrive tout d’abord à Constantinople. Ensuite, ils reprennent le chemin vers la
Serbie, puis la Bulgarie, et enfin la Pologne. L’arbre généalogique des Chrol plonge ses racines en Pologne, et ils ont gardé
des relations avec des lointains parents en ce pays. Au printemps 1920, ils arrivent à Paroslia, et trouvent asile dans le
Monastère orthodoxe de Yablotchinsky – où ils étaient venus avant la Révolution. Ce Monastère était gravement endommagé par les
bombardements. Deux moines y vivaient encore : le Père Iov Dytchko et l’Archimandrite Serge Korolev. L’Archimandrite Serge se
lia d’amitié avec la famille Chrol, qui étaient des intellectuels d’une foi très profonde. L’Archimandrite Serge deviendra évêque,
et décèdera en 1952. L’amitié qui le liait à la famille Chrol perdura jusqu’à la fin de sa vie.
L’Archimandrite Serge aida le jeune Léonide dans la poursuite de ses études. Mais en 1923, les autorités polonaises exilent
l’Archimandrite Serge, qui se réfugie à Prague. Léonide avait de remarquables capacités scolaires, et un incontestable talent
de musicien. Tout ceci attira l’attention de l’évêque Antoine (Matchenko), qui était venu célébrer au monastère de Yablotchinsky.
Il l’emmena en qualité de « kelénik » (frère chargé de l’entretien de la cellule – kelia) à Kremenetz. Léonide continua
ses études de théologie dans le séminaire de cette ville.
En 1924, la santé de Parascève, la mère de Léonide, se dégrada, et Léonide dut revenir à Paroslia, pour assister à son décès.
Le soir de l’enterrement de sa mère, Léonide partit à Prague, répondant à l’appel de Mgr. Serge. Pendant six mois, Léonide continua
et acheva ses études secondaires classiques au « gymnase russe ». Ses excellents résultats lui valurent une médaille d’or.
Léonide commença ensuite ses études universitaires, dans la Faculté de Philologie. Pendant ce temps, il poursuivit ses progrès
musicaux, en tant que pianiste et compositeur. Tout semblait le diriger vers des études au Conservatoire. Mais il ressentit
que sa vocation l’attirait vers d’autres horizons.
Le père de Léonide, Trophim Chrol, avait été très douloureusement affecté par la maladie et la mort de sa femme, Parascève.
Il se tourna vers le sacerdoce, et fut ordonné en 1925.
Un an et demi après l’ordination du Père Trophim, l’une des sœurs de Léonide, Antonine, décède à l’âge de 21 ans. Le Père Trophim
décède lui aussi, six mois après sa fille.
L’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, à Paris, fut créé en 1925. Léonide s’en va à Paris, et commence ses études
de théologie à l’Institut St. Serge. Le Père de Léonide fut mis au courant de la décision de son fils, et en ressentit
une grande joie (il convient de noter que le Père Léonide est décédé le 28 novembre, le même jour que son père, le Père
Trophim).
Comme à son accoutumée, Léonide obtient d’excellents résultats académique, même s’il est considéré par certains comme un élève
turbulent.
Cela se reflète dans un passage de la biographie du Père Lev Gillet, écrite par Élisabeth Behr-Sigel :
À la suite d’une faute vénielle [Léonide] se sent mis au ban par les autorités de l’Institut, abandonné de
tous sauf du Hiéromoine Français [le Père Lev Gillet] : « il fut le seul parmi les professeurs à garder des relations amicales
avec moi » se souviendra plus tard le Père Léonide, devenu un prêtre orthodoxe estimé dans le Sud-Ouest de la France (p. 214).
Un Moine de l’Église d’Orient, Cerf 2005.
Le corps professoral de l’Institut comptait les grands noms de l’Intelligentsia de l’émigration
russe, dont le Père Serge Boulgakov, qui y enseignait la Dogmatique. Léonide se lia d’amitié avec le Père Serge, et puisa
auprès de lui un profond enseignement théologique, au cours de nombreux entretiens. Plus tard, il dira : « j’aurais dû être
le successeur du Père Serge comme enseignant, mais les évènements ont été dans le sens contraire » (Propos recueillis par
l'Higoumène Jean Vesel, Recteur de la Paroisse orthodoxe de Montauban). C’est à l’Institut Saint-Serge que Léonide se lia
d’amitié avec le Père Lev Gillet, Moine bénédictin converti à l’Orthodoxie, pionnier de l’Orthodoxie francophone. Après cinq
ans d’études, en 1930, Léonide obtint son diplôme de théologie.
La période qui précéda l’ordination sacerdotale de Léonide, fut très active. Bien des membres de l’émigration russe se considéraient
comme les dépositaires des traditions de la Russie impériale, et ne voyaient aucun intérêt à la célébration des Offices
liturgiques en langues occidentales. Tout au contraire, Léonide s’intéressa à la Francophonie. Il traduisit plusieurs textes
liturgiques en langue française, et ses talents musicaux lui permirent de transposer en Français les mélodies des Offices
orthodoxes.
En 1929, la sœur de Léonide, Olga, était venue retrouver son frère à Paris (Olga était accompagnée de « Niania ». « Niania »
était la fidèle gouvernante de la famille Chrol. Elle vint rejoindre les Chrol en France, et termina sa vie à Montauban).
Ainsi, la dernière année, Léonide avait suivi le cursus des études en tant qu’étudiant externe : avec sa sœur, ils s’installèrent
dans la « maison des Ignatieff », 6 place Silly à St Cloud. Ils résidèrent dans un très petit appartement, sous les combles.
Dans cette maison se trouvait la chapelle de la confrérie Saint-Photius - une Fraternité fondée en 1925 - dont le Père Lev Gillet
et Léonide étaient des membres actifs et dévoués. Le Père Lev Gillet célébrait aussi au 10, bd. de Montparnasse, dans un local
loué par l’Association Chrétienne des Étudiants Russes (ACER). Lors de la célébration de ces Liturgies, le Chœur des Kedroff
assurait la partie chantée, et dans le Chœur, on pouvait reconnaître la voix de basse de Léonide. L’ACER déménagea ensuite
Place d’Italie ; Léonide dirigea le chœur francophone.
Il ne limita pas là ses activités : il suivit avec succès des cours de Grec, d’Hébreu et de Chinois, à l’Institut des Langues
Orientales. Il s’initia à l’astronomie ; il donna des conférences théologiques à l’Institut Roerich (du nom de Nicolas Roerich
(1874–1947) philosophe et artiste russe, qui fonda un Institut de recherche extrême-orientale et tibétaine). Léonide jette sur
le papier les premières lignes de son œuvre « Alpha et Oméga », qu’il complètera au fur des années. Le théologien orthodoxe
Olivier Clément parlera de cette œuvre comme étant « un ouvrage foisonnant, déconcertant, très boulgakovien » (article d’Olivier
Clément sur le Père Léonide, dans la revue SOP de janvier 1982). Le livre « Alpha et Oméga » ne paraîtra que beaucoup plus
tard, en 1967.
Olga était peintre et décoratrice. Son travail lui permit de gagner l’argent nécessaire pour que son frère et elle-même puissent
subsister – très modestement - pendant cette période. Comme bien des gens, dans l’émigration russe, ils durent
vivre de peu.
Léonide fut ordonné diacre le 9 décembre 1934, et accéda au Sacerdoce le 16 décembre.
Désormais, nous parlerons du « Père Léonide » :
la soutane et la croix pectorale feront partie de sa silhouette, bien reconnaissable.
Mgr. Euloge envoie immédiatement le Père Léonide à Toulouse, au Sud-Ouest de la France. Cette paroisse fondée en 1929, qui comprenait tout le Sud-Ouest de la France, avait la réputation d’être « la plus difficile de France » suivant les mots mêmes du Métropolite Euloge… Trois prêtres y étaient passés :
Le Père Nicolas Soukhikh, ordonné en 1925 par le Métropolite Euloge, est d’abord nommé au Creusot
recteur de la paroisse St. Alexandre Nevski en 1926. Il organise dès 1927 la paroisse de la Protection de la Mère de Dieu à
Decazeville avec l’aide du staroste le major-général Léopoldotoff. Il est ensuite nommé en 1928 recteur de la paroisse Notre-Dame
de Kazan à Bordeaux (…). Il lui est demandé de desservir aussi La Rochelle, Nantes, Toulouse et Decazeville (!). En 1931,
après son veuvage, il entre dans l’ordre monastique sous le nom de Hiéromoine Sérapion. [Après la démission du P. Vladimir
Aïsoff (cfr. infra)] le Hiéromoine Sérapion exprime le souhait que la région soit desservie par deux prêtres, l’un résidant
à Bordeaux, lui-même servant de prêtre itinérant. Néanmoins, le Métropolite Euloge lui confie le 18 août 1934 la paroisse
Notre-Dame du Prompt-Secours, regroupant Toulouse et ses environs, la Rochelle et la Dordogne. Le Hiéromoine Sérapion
décède à Toulouse le 6 novembre 1934.
À propos du Père Vladimir Aïsoff, nous ne disposons pas de renseignements précis avant 1929, date à laquelle le Père Vladimir,
mandaté par le Métropolite Euloge, réunit une assemblée de 16 fondateurs de la paroisse de Saint Nicolas le thaumaturge à Toulouse,
le 23 juin (…). Le P. Vladimir est nommé recteur en décembre 1929. Le 14 mars 1929, le Métropolite Euloge nomme le P. Vladimir
recteur au Creusot et second prêtre à Bordeaux – desservant Toulouse et ses environs. En mai 1934, le P. Vladimir devient veuf et,
ayant de jeunes enfants à charge, décide de se remarier et présente en conséquence sa démission, transmise par le Hiéromoine
Sérapion ; celle-ci prend effet le 15 août 1934.
Paroisse orthodoxe russe de Saint Nicolas le thaumaturge à Toulouse : soixante ans d’existence (1929 – 1988) Stephan
Jerebzoff (+ 2006).
Tout comme les deux autres prêtres, le Père Hilarion Titov éprouva de grandes difficultés pastorales. Après que le Père Hilarion eût déclaré forfait, la paroisse fut remise au Père Soukhikh qui mourut peu après. Mgr. Euloge ajoute ce commentaire :
Il était incontestable que le surmenage dû aux déplacements continuels avait usé sa santé.
Le chemin de ma vie. Mémoires du Métropolite Euloge. Presses Saint-Serge 2005. p. 436 – 437.
À Toulouse, la situation était compliquée : c’était tout un réseau de villages et de fermes isolées. Pour
rejoindre certains endroits, le prêtre devait parcourir parfois jusqu’à vingt kilomètres et, dans certains cas, passer la
nuit dehors sur un tas de foin.
Le chemin de ma vie. Op. cit. p. 436.
Nous pouvons nous imaginer dans quelles conditions se passait l’action pastorale, s’il fallait parfois « passer la nuit dehors sur un tas de foin » !
Le Père Léonide Chrol arriva à Toulouse en octobre 1934. Cinq ans auparavant, la communauté orthodoxe de Toulouse avait vu son
effectif augmenté par l’arrivée de 31 adultes accompagnés d’enfants, en provenance du camp d’hébergement de Narva en Estonie.
La communauté paroissiale était divisée, sous l’effet des querelles politiques et juridictionnelles.
À Toulouse, pour les fêtes de Noël de l’année 1934, le Père Léonide célèbra les Offices de la Nativité du Seigneur devant un
petit groupe de fidèles, dans l’appartement de l’un des paroissiens, Mr. Sardak. Le Père Léonide se mit à l’œuvre avec enthousiasme.
Il installa son lieu de culte dans un garage désaffecté du quartier saint Georges à Toulouse, 4, rue de la Rispe. Il apprit à rouler
à vélo, et se lança sur les routes afin de visiter les immigrés russes dispersés dans les villages et la campagne environnante.
C’était une tâche qui excédait très largement les forces humaines. Il parcourait fréquemment plus de cent kilomètres par jour,
pour aller célébrer un baptême ou un enterrement dans un village éloigné. Souvent, le Père Léonide prenait le train et mettait
son vélo dans le fourgon. Le vélo lui permettait de parcourir le reste du chemin. Il portait souvent une soutane blanche,
et un chapeau mou le protégeait du soleil. Il est inutile de dire qu’il ne passait pas inaperçu aux yeux des villageois !
Dix sept mois plus tard, le Père Léonide est épuisé. Il est atteint d’une « maladie de poumons » - la tuberculose, bien certainement.
Il écrivit au Métropolite Euloge, afin de recevoir un suppléant - ou une automobile… Il avoue qu’il n’en peut plus. Mais les moyens
matériels et humains de l’émigration russe étaient extrêmement limités. Dans un premier temps, il ne reçoit pas de réponse.
Sa maladie s’aggrave. Épuisé par la fièvre, il va consulter un de ses amis, le Docteur Katz, à Paris. Suite à la consultation,
le médecin écrivit à Olga, la sœur du Père Léonide, que ce dernier n’avait plus que six semaines à vivre… Un autre ami, le
professeur Chmourlo, lui prescrit un remède à base de feuilles africaines. Ce médicament opère un véritable miracle, et
quelque temps après, le Père Léonide retrouve la santé.
Pendant la maladie du Père Léonide, le Métropolite Euloge enleva à celui-ci le Rectorat de la paroisse de Toulouse.
Cette mesure fut prise malgré la présentation au Métropolite d’une pétition en faveur du Père Léonide, portant 54 signatures.
Le Métropolite Euloge nomma le Père Léonide Recteur de la paroisse de Montauban, le tout en date du 1er septembre 1936.
Le Père Léonide resta Recteur de la paroisse de Montauban jusqu’à son décès en 1982.
Pendant sa maladie, il vint se reposer au village de l’Honor-de-Cos, dans le Tarn-et-Gaonne, chez des paroissiens russes.
Depuis une date récente - providentiellement - la paroisse orthodoxe de Montauban se trouve dans le même village, au
lieu-dit Belpech. La continuité de l’œuvre spirituelle du Père Léonide est donc assurée. L’agglomération qui
compte 1200 habitants, est constituée de cinq villages qui se sont assemblés avec le développement domiciliaire, tout
en gardant les cinq églises et les cinq cimetières des paroisses d’origine… L’une de ces églises est affectée à
l’heure actuelle, au culte orthodoxe.
Le Métropolite Euloge désigna un remplaçant du Père Léonide pour la paroisse de Toulouse : c’était le Père Théodore Postavsky.
Celui-ci réunit le conseil paroissial de la paroisse de Toulouse et reprit la voie de la collaboration entre le clergé
et les fidèles - à la grande satisfaction de Mgr. Euloge. Dès lors, celui-ci confia au Père Postavsky, non seulement
la paroisse de Toulouse, mais aussi la responsabilité pastorale envers les immigrés russes résidant à Albi, Carcassonne
et Decazeville. Il ne restait au Père Léonide que Montauban et les nombreux petits groupes d'orthodoxes - principalement
d'anciens cosaques - dispersés dans des fermes aux environs de Beaumont de Lomagne, Castelnaudary, Fumel, la Française, Agen....
Comme le dit Mgr. Euloge :
Le Père Chrol ne fut pas content de cette réforme et ne le cacha pas aux paroissiens du Père
Théodore.
Le chemin de ma vie. Op. cit. p. 437.
La défiance de Mgr. Euloge envers l’indépendance d’esprit du Père
Léonide se manifestait par l’éviction de celui-ci de la paroisse de Toulouse.
Le Père Léonide devient officiellement recteur de la paroisse de Montauban en 1941, au début de la guerre. Le Père Postavsky
éprouva des difficultés dans ses relations avec la paroisse de Toulouse, pendant la deuxième guerre mondiale, car plusieurs
fidèles avaient fait des choix opposés face à l’occupant. Il demeura dans la paroisse de Toulouse jusqu’à son décès en 1946,
laissant une communauté amoindrie et appauvrie.
Une ouverture sur la communauté française s’offre inopinément. Un séminariste catholique toulousain de
souche française, Pierre Delor, décide de passer à l’Orthodoxie, entre à l’Institut Saint-Serge et est ordonné diacre puis
prêtre en décembre 1939 par Mgr. Euloge ; il est nommé second prêtre à Toulouse. Rencontrant de nombreuses incompréhensions
pour le lancement d’une paroisse de langue française dans le quartier Saint-Cyprien, il pose la question d’une nouvelle
affectation à l’Archevêché, en avril 1940. On perd sa trace au moment de la débâcle de mai 1940.
Paroisse orthodoxe russe de Saint Nicolas le thaumaturge à Toulouse : soixante ans d’existence (1929 – 1988). Stephan
Jerebzoff. Page 6.
De nombreux desservants se succèdent :
Le prêtre Nicolas Ivanov ne reste pas (1946-1947); le Hiéromoine Guerassim Alexandrov qui lui succède décède
en 1949 ; le prêtre Jean Froloff part en 1953 aux U.S.A. De 1954 à 1971, la paroisse n’a pas de recteur. L’Archiprêtre Alexandre
Rehbinder (recteur des paroisses de Biarritz et de Bordeaux) va assurer pendant tout ce temps le suivi de la paroisse.
ibid. Page 6.
Dans les années 50, cette paroisse fit appel au Père Léonide, et celui-ci vint y célébrer épisodiquement. Il fallut attendre mai 1971 pour qu’il soit finalement nommé recteur de la paroisse de Toulouse. À partir de ce moment, sa sollicitude pastorale s’étendit sur neuf départements du Sud-Ouest de la France - jusqu’à Perpignan - et ce, jusqu’à son décès.
La deuxième guerre mondiale fut une période difficile. Comme nous le voyons dans le document ci-joint (aimablement
communiqué par le Rév. Higoumème Jean Vesel), le Père Léonide fut étroitement surveillé par le Gouvernement de Vichy.
Il est
intéressant de lire cette lettre qui émane du Préfet de Tarn-et Garonne, à l'attention du Secrétaire d'État à l'Intérieur, et
plus particulièrement de la "Sûreté Nationale" et de la "Police des Étrangers". Lorsque nous connaissons le collaborationnisme du
Gouvernement de Vichy, nous pouvons bien nous imaginer que de telles enquêtes pouvaient entraîner de lourdes conséquences.
Cette lettre,
datée de 1941, nous apprend que le Père Léonide était soupçonné de faire du recrutement parmi les émigrés russes, afin qu'ils
s'enrôlent dans les troupes soviétiques ! On se demande qui a bien pu formuler cette absurde dénonciation, qui était à l'opposé des
plus profondes convictions du Père Léonide. La lettre rétablit la réalité des faits, en montrant que l'activité du Père Léonide n'était
pas d'ordre politique.
Quant à cette affirmation qu'en-dehors du Tarn-et-Garonne, il aurait distribué des "fiches", rien ne permet
de la vérifier.
Le Père Léonide changea de juridiction le 20 septembre 1942, sans la
bénédiction du Métropolite Euloge. Le Père Léonide se réunit aux « Russes Hors-Frontières », une juridiction de l’émigration
russe « non-canonique » à l'époque, c’est-à-dire dont la validité n’était pas reconnue par les autres Églises orthodoxes.
Le 11 novembre 1942, les Nazis envahissent cette région méridionale de la France. La Gestapo interrogea à plusieurs reprises le
Père Léonide, car la présence des émigrés russes paraissait suspecte.
Par la suite, le Père Léonide changea à nouveau de juridiction et se réunit au Patriarcat de Moscou, sous l’autorité
du Métropolite Séraphin Loubianov.
Ces renseignements juridictionnels proviennent de l’ouvrage suivant, qui nous fut aimablement communiqué par Alexis Ciolkovitch : « Les membres du clergé orthodoxe, théologiens et hommes d’Église de l’émigration russe en Europe Occidentale et Centrale » – 1920–1995. Annuaire biographique – Moscou–Paris. La voie russe. ImcaPresse 2007.
Le Métropolite Séraphin Loubianov se rallia lui-même au Patriarcat de Moscou le 31 août 1945. Cela
nous donne un repère chronologique : le changement de juridiction du Père Léonide est donc postérieur à cette date.
Curieusement, le Père Léonide ne dira jamais un mot au sujet de ces changements de juridiction,
même à des personnes très proches. Nous ne disposons d’aucune explication à ce propos. Probablement, ces questions administratives
n’avaient qu’une importance très secondaire, aux yeux du Père Léonide.
Le 19 août 1944, deux mille « Mongols » arrivèrent par la route de Paris et établirent leurs quartiers dans la caserne Pomponne
à Montauban. Ces soldats étaient en réalité des Tchétchènes et des Ingouches qui étaient passés de l’Armée rouge à la Wehrmacht
avec l’Armée Vlassov (l’armée Vlassov était un ensemble de volontaires russes armés par l’Allemagne nazie. Un grand nombre
de prisonniers de guerre soviétiques avaient été enrôlés dans cette armée). L’inquiétude de la population était d’autant plus
vive qu’un accrochage entre ces troupes et des jeunes résistants montalbanais avait fait dix-sept victimes parmi ces derniers.
Les soldats tiraillaient et ferraillaient dans le centre-ville. Plusieurs résistants furent pendus. La situation
était extrêmement tendue.
Ces « Mongols » fortement armés, n’étaient plus ravitaillés. Ils ne parlaient pas un mot de français. La préfecture s’adressa
au Père Léonide, craignant qu’un incident grave ne survienne entre les soldats et la population. Le Père Léonide partit
sans hésiter. Sa connaissance de la langue russe et allemande était précieuse en de telles circonstances. Habillé d’une
soutane blanche et le drapeau blanc à la main, il commença de difficiles négociations, en russe, avec ces hommes frustes
et inquiets. Il obtint d’eux une forme d’armistice, ce qui sauva certainement la ville de Montauban de ce qui aurait pu
être une catastrophe. Il faut se rappeler que la 2ème division SS « Das Reich » a été cantonnée à Montauban ; elle
commit de nombreux massacres et exactions lors de sa progression du Midi de la France vers la Normandie – et notamment
le massacre d’Oradour-sur-glane, qui fit 642 victimes, le 10 juin 1944, soit deux mois avant l’intervention du Père Léonide.
L’inquiétude de la population montalbanaise était amplement justifiée.
Vingt ans plus tard, en 1964, la municipalité de Montauban reconnaissante mit à la disposition du Père Léonide – pour
le reste de sa vie - une grande maison qui avait appartenu au pasteur Charles Westphal - Pasteur de l’Église réformée
de France, qui fut un ardent protagoniste de l’œcuménisme naissant (1896 – 1972). Cette maison était sise au Pont-de-Chaume.
Le Père Léonide y vécut avec sa sœur Olga ; en 1957, le Prince Alexis Kropotkine s’était joint à eux. Fidèle entre les fidèles,
il fut « l’ombre » du Père Léonide, et l’accompagnait partout.
Une église dédiée à l’icône de N.D. du Prompt-Secours fut aménagée dans l’ancienne serre de la grande maison du Pont-de-Chaume.
Dans cette maison, le Père Léonide improvisait ou jouait ses œuvres musicales sur un vieux piano plus ou moins désaccordé,
se laissant parfois entraîner en une véritable transe. Il y réalisait aussi des œuvres d’« art brut », faites de pièces
hétéroclites (des objets d’usage courant, des pièces de monnaie…), assemblées suivant une logique dont il gardait le secret…
Ces œuvres d’art étaient mises dans des cadres asymétriques, qui évitaient soigneusement tout angle droit.
Ciseaux en mains, le Père Léonide réalisait aussi des dentelles filiformes en papier coloré. Celles-ci s’imbriquaient
parfaitement les unes aux autres et formaient des compositions à double face. Le Père Léonide les fixait ensuite entre
deux plaques de verre qui permettaient de voir le recto et le verso de ces œuvres. D’autres découpages encadraient
les icônes dans l’église.
Du vivant du Père Léonide, certaines de ses œuvres ont été exposées. En mars et avril 1978, des œuvres du Père Léonide
furent présentées avec celles de quatre autres artistes, en une exposition intitulée : « Visionnaires et voyants ».
Cela se déroula en la Galerie Alphonse Chave, 13 rue Isnard à Vence. Des œuvres du Père Léonide sont conservées au Musée
d’Art Brut de Neuilly-sur-Marne. Le mobilier n’était pas épargné par son inspiration qui était ennemie de toute ligne
trop géométrique : plusieurs meubles et bancs ont vu leurs arêtes entaillées, taillées à traits de scie, jusqu’à ce que
leur aspect corresponde à l’esthétique « déchiquetée » qui était celle du Père Léonide.
Au départ de cette maison qui était généreusement ouverte à tous, le Père Léonide rayonnait dans la région. Il avait
constitué une « église mobile » : le Prince Alexis Kropotkine conduisait leur 2 CV, et à son bord prenaient place le
Père Léonide et sa sœur Olga, qui lui servait de chantre.
Il est intéressant de noter que cette 2CV fut offerte au Père Léonide par l’Archevêque catholique-romain d’Albi (il s’agit
très probablement de Mgr. Jean-Joseph Moussaron, qui fut Archevêque d’Albi de 1940 à 1956. D’une façon très évangélique,
Mgr. Moussaron entourait de beaucoup de discrétion ses actes de bienfaisance). Avec ce véhicule, le Père Léonide, sa sœur Olga et le
Prince Alexis Kropotkine pouvaient ainsi célébrer les Offices dans les coins les plus reculés du Sud-Ouest de la France,
dès qu’ils étaient appelés auprès d’un malade ou d’un mourant - à moins qu’une famille ait eu besoin de la célébration d’un
baptême ou d’un mariage. Pendant un demi-siècle, il sillonna les routes de la région, avec sa haute taille voûtée, ses longs
cheveux et sa barbe, ainsi que sa soutane allongeant encore sa silhouette.
Mgr. Jacques de Saint-Blanquat, évêque catholique romain de Montauban à l’époque, parle en ces termes du Père Léonide :
Le pope (sic) habitait Montauban avec son chauffeur. (…) C’était un philosophe haut en couleurs. Il avait
écrit un livre intitulé « Alpha et Oméga » assez abscons, mais sans doute très profond. Il était musicien, peintre.
Il vivait avec sa sœur qui avait une grande qualité de cœur et son chauffeur, un authentique prince russe (…). Bref,
un trio des plus pittoresque et charmant, très attachant ! »
Évêque, tout simplement - Jacques de Saint-Blanquat, Évêque émérite de Montauban – interrogé par François Bécheau,
sj. éd. Apostolat de la prière / Source de Vie, p. 107.
C’est d’une plume ironique et un rien condescendante que Mgr. de Saint-Blanquat parle de ses relations avec les Orthodoxes de la région, et plus particulièrement du Père Léonide. On ne peut s’empêcher d’être surpris d’un tel persiflage. Sans doute cette attitude reflète-t-elle un certain malaise que ressentait cet évêque en présence des membres de l’Église orthodoxe.
L’abord pour le moins original du Père Léonide déconcertait parfois certains adultes. Mais il avait un excellent contact
avec les enfants. Il aimait jouer avec eux. Ses grands yeux étaient encore agrandis par la loupe des forts verres de ses
lunettes. Il avait la faculté de les faire rouler à toute vitesse dans ses orbites, ce qui faisait rire aux éclats les enfants…
Les jeunes qui servirent d’acolytes à la paroisse de Toulouse gardèrent généralement un souvenir positif des célébrations
du Père Léonide. Dans l’ensemble, il fut très apprécié par ses paroissiens.
Les arcanes de l’administration étaient peu compatibles avec le tempérament du Père Léonide. Lors d’une réunion diocésaine
dans la Cathédrale Saint-Alexandre Nevsky à Paris, les discussions s’éternisaient dans la description des difficultés
financières du diocèse. L’heure était au pessimisme et à la morosité. Et voici qu’à la stupeur générale, le Père Léonide
se lève et entonne de sa puissante voix de basse, la grande litanie d’intercession ! L’instant d’étonnement passé,
les uns après les autres, tous les participants se joignent à la prière du Père Léonide. Celui-ci continue par une
prière improvisée, qui incite chacun au partage. Le Père Léonide tire de sa poche un billet tout froissé, lui qui
n’avait pratiquement rien ! Sa prière suscita un grand mouvement de générosité, ce qui permit de surmonter les difficultés.
Ceux qui ont côtoyé le Père Léonide furent fortement impressionnés par la profondeur de sa Foi et l’intensité de sa vie
spirituelle. Il célébrait avec une grande expressivité, comme le faisait saint Jean de Cronstadt. La « dynamique » de sainteté
de celui-ci avait marqué le Père Léonide. Comme Saint Jean de Cronstadt, il avait une très haute idée de la responsabilité
sacerdotale. À l’image du Saint de Cronstadt, il célébrait la Divine Liturgie avec une flamme qui était bien loin de la neutralité
liturgique à laquelle on s’attend de la part du célébrant, dans la Liturgie orthodoxe. Souvent, le Père Léonide s’acheminait
vers une extase qui le réduisait momentanément au silence. Il s’arrêtait dans sa célébration, et la reprenait un moment
plus tard, quand il était revenu au niveau des choses terrestres. La Liturgie qu’il célébrait était parsemée de prières
de sa composition, qui ne faisaient nullement partie de l’Ordo du rite byzantin.
Notons le fait qu’en 1953, le Métropolite Vladimir Tikhonitski réintégra le Père Léonide dans la « Rue Daru », c’est-à-dire dans l’Archevêché des paroisses russes sous l’obédience du Patriarcat de Constantinople. Le Père Léonide reçut le titre d’Archiprêtre le 7 janvier 1969.
Ceux qui l’ont vu célébrer ne pourront jamais l’oublier. Tous les hommes, toutes les situations, il
les prenait dans ses prières, ou plutôt il les intégrait dans la prière de l’Église. Il priait pour les désespérés et les
suicidés, pour les Patriarches orthodoxes comme pour le Synode Russe Hors-Frontières, pour le Pape, pour le Primat de
l’Église anglicane, les pasteurs des Communautés protestantes. Il demandait pardon à tous, se confessait devant les fidèles
avant de les introduire à la pénitence et à la réconciliation, afin que tous puissent communier. Il était rare qu’il dît
sans larmes l’Anaphore eucharistique.
In memoriam : le Père Léonide Chrol - Olivier Clément - SOP janvier 1982.
Tout vieux, tout perclus, tout cassé – nous dit un témoin oculaire - il se prosternait devant nous, et demandait pardon.
Il fondait en larmes, et tous pleuraient dans l’église.
Témoignage du Père Jean Vesel.
Ceci se passait sur un plan bien plus profond que celui du sentiment : dans l’église, à ce moment là, se produisait authentiquement le « don des larmes », ce charisme bien connu dans la Tradition spirituelle du Christianisme.
Le Père Léonide avait une grande vénération pour la fête de la Transfiguration, ce qui est sans doute à l’origine de l’une
des constantes de sa pensée : la ferme conviction que non seulement Dieu et le Cosmos ne sont pas étrangers l’un à l’autre,
mais encore qu’ils sont inconcevables et inexplicables l’un sans l’autre.
Vivant dans un pays culturellement catholique romain, le Père Léonide apparaissait de temps à autre dans des réunions œcuméniques.
Cela ne voulait pas dire pour autant qu’il était apprécié… L’évêque catholique du lieu se faisait l’écho de cette
relative incompréhension :
Les Orthodoxes venaient rarement aux réunions œcuméniques et nous les redoutions un peu car quand le pope (sic)
prenait la parole, il l’accaparait indéfiniment et ses interventions n’étaient pas faciles à comprendre. Faut-il évoquer
un coefficient culturel slave très différent du nôtre ? Pour résumer, disons que le dialogue n’était guère fructueux mais
que les relations étaient très amicales et très riches quand tel ou tel laïc y participait.
Évêque, tout simplement - Jacques de Saint-Blanquat, Évêque émérite de Montauban – ibid. p. 107.
Pendant l’été 1980, la maladie atteignit le Père Léonide et l’immobilisa. Il avait brusquement perdu l’usage de ses jambes. Au début du mois de novembre 1982, le Père Léonide communia pour la dernière fois sur cette terre. Ensuite, il fut jour et nuit en prière, jusqu’à ce qu’il perdit connaissance, le dimanche 21 novembre, une semaine avant son décès. En ce jour, un prêtre - le Père Jean Baïkoff - récita à son chevet la longue et émouvante prière des agonisants.
Avant de mourir, le Père Chrol resta quarante jours sans s’alimenter. Dans les tout derniers temps, il ne put même plus
accepter aucun liquide. Finalement, pendant quelques jours, il avait été mis sous perfusion, mais cela n’avait apporté
qu’un bref soulagement, auquel il avait fallu renoncer.
Quelques instants avant de quitter ce monde, il fit signe à son fidèle compagnon Alexis Kropotkine de s’approcher, et lui
dit à voix à peine audible : « si tu pouvais voir, si tu pouvais voir… »
- « Quoi, Père ? »
- il leva les yeux au ciel :
« comme c’est beau ! »
C’était le dimanche 28 novembre 1982, à 19 heures, en son domicile de Pont-de-Chaume, près de Montauban.
Les funérailles furent célébrées le mercredi 1er décembre 1982, dans la chapelle de N.D. du Prompt secours, adjacente à la maison
de feu le Père Léonide. Elles furent célébrées par l’Archevêque Georges Wagner, concélébrant avec le Père Eugène Czapiuk
et le Père Jean Baïkov.
Mgr. Jacques de Saint-Blanquat, évêque catholique romain de Montauban, et plusieurs prêtres de son diocèse étaient également
présents lors de la célébration. Parmi eux se trouvait le Père Guy Lourmande, qui était alors le "Délégué Régional à
l'Oecuménisme".
La présence du Pasteur Alain KUSNER (E.R.F.) du Temple de Montauban, fut aussi remarquée.
L’église ne suffit pas à contenir la très nombreuse assistance de ceux qui étaient venus rendre un dernier hommage au Père
Léonide : bien des personnes durent assister à l’Office liturgique de l’extérieur, devant les portes ouvertes, dans
le froid vif de ce jour d’hiver.
Une très longue file de voitures se forma pour accompagner la dépouille du Père Léonide jusqu’au Vieux Cimetière de Montauban.
Sa tombe est surmontée d’une grande croix de chêne.
La maison que le Père Léonide occupait n’existe plus ; elle disparut sous le pic des démolisseurs, pour laisser le passage
à la bretelle d’une autoroute… Par contre, Montauban perpétua la mémoire du Père Léonide Chrol en donnant son nom à une
avenue qui prolonge le boulevard Herriot vers la rocade Sud-Est de la ville.
Jean Vesel fit le discours d’inauguration de la stèle, devant le Député-Maire Hubert Gouze. C’est le même Jean Vesel
qui - entre-temps devenu prêtre de l’Église orthodoxe - devint le Recteur de la paroisse N.D. du Prompt-Secours à Montauban,
étant de fait le successeur spirituel du Père Léonide. La continuité est assurée, et il est permis d’y voir le fruit de
l’action de la Providence divine.
Il ne cessait de témoigner du monde à l’envers des Béatitudes.
Il fut parmi nous une sorte de fol en Christ.
En lui vivait, vibrait l’annonce originelle :
Le Dieu qui S’incarne et descend dans la mort
Et l’enfer, pour les détruire.
In memoriam : le Père Léonide Chrol - Olivier Clément - SOP janvier 1982.
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Archiprêtre Léonide Chrol. 1902 - 1982
La fausse crainte que nous puissions d'une manière ou d'une autre, être séparés de Dieu, est à
la racine de toutes les formes d'anxiété de l'Univers - et le remède est la connaissance que rien ne peut jamais
nous séparer de Dieu.
Dr. Eben Alexander. La preuve du Paradis ?. Ch. 14 - éd. Trédaniel 2013.
Le Cosmos est une immense cathédrale où se célèbrent en permanence les liturgies de la vie.
Léonide Chrol
Prêtre de l’Église orthodoxe russe
Essai sur le christianisme œcuménique intégral
Nous sommes en 1983. À l’époque, j’étais étudiant à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, à Paris.
Nous nous situons dans le contexte de l’émigration russe. Depuis la Révolution de 1917, soixante-six ans ont passé. Quelqu’un
qui était né avec le siècle, et donc qui avait connu la Révolution à l’âge de dix-sept ans, avait quatre-vingt trois ans à l’époque.
Les années quatre-vingt du vingtième siècle connaissent la disparition rapide de la « première émigration », celle qui a
gardé pieusement et religieusement le souvenir - et même parfois le culte - du Tzar et de l’Empire russe.
L’émigration russe est profondément divisée : nous avions d’une part, la juridiction « russe hors-frontières » qui rassemblait
les éléments qui se situaient le plus à « droite » de l’émigration russe, et qui étaient franchement monarchistes (Cette juridiction
est maintenant réunie au Patriarcat de Moscou). Par contre,
la cathédrale russe de saint Alexandre-Nevsky à Paris appartient à l’autre juridiction, celle qui était à l’époque « l’Archevêché
des paroisses russes sous l’obédience du Patriarcat de Constantinople ». Cette cathédrale est située Rue Daru, non loin de l’Étoile,
près du parc Monceau. La « Rue Daru » a donné son nom à cette juridiction, plus modérée dans ses opinions que sa concurrente.
En tant que prêtre, je dépendais donc de la « Rue Daru ». Mon évêque était Mgr. Georges Wagner, allemand d’origine. Au cours de
l’année 1982, il dut se rendre dans le Sud de la France pour célébrer les funérailles du Père Léonide Chrol, qui était en charge
des paroisses de Toulouse et de Montauban. Quelque temps plus tard, l’Archevêque Georges me demanda d’aller célébrer là-bas.
Pour moi, c’était loin d’être commode, car il fallait parcourir la grande distance séparant Paris de Toulouse, pour assurer
les Vigiles du Samedi soir et la Liturgie du Dimanche matin - tandis que les cours reprenaient le lundi matin, à l’Institut
Saint-Serge. C’était pénible également, car j’étais bien conscient que la présence épisodique d’un prêtre était loin d’être
suffisante pour apporter l’appui qui était nécessaire à ces communautés. Pour cela, il fallait être sur place. Mais il
me fallait achever les études. Et puis, je n’étais certes pas la personne adéquate pour de telles paroisses. Lors de
la dernière année de mes études, je ne suis plus allé à Toulouse ni à Montauban, car j’étais absorbé par la rédaction
de ma thèse de Maîtrise.
Je n’ai donc pas connu personnellement le Père Léonide, étant arrivé peu après son décès. Mais j’ai rencontré sa sœur, Olga,
et le Prince Kropotkine, qui les véhiculait à bord d’une deux-chevaux, dans tous les coins du Languedoc. Ils habitaient dans
la vaste maison qui avait été donnée au Père Léonide par la ville de Montauban, en signe de reconnaissance pour avoir contribué
à sauver les habitants de l’occupation des troupes nazies. C’était une grande maison méridionale, quelque peu délabrée,
avec un beau cèdre qui poussait au milieu de l’herbe folle, devant la façade. Il n’y avait qu’un seul robinet d’eau froide
dans la maison, et il y régnait un désordre très russe… L’église était aménagée dans un appentis assez vaste. L’iconostase
était formé d’un cadre de fer forgé, qui présentait des peintures à l’huile dont certaines avaient été réalisées par
le Père Léonide, telle une Vierge priant devant un crucifix – aussi éloignée de l’iconographie orthodoxe qu’il est possible de
l’être. Deux grandes barres obliques maintenaient l’iconostase par derrière. L’ensemble des ornements sacerdotaux étaient
suspendus – faute d’armoire - à ces deux barres, et formait deux alignements à 45 degrés. Le Père Léonide, qui était
très grand, avait fabriqué l’Autel à sa mesure. L’Autel et la table de Préparation étaient ornés d’inscriptions slavonnes
que le Père Léonide avait découpées dans un contreplaqué mince, dans le style « déchiqueté » qui lui était propre,
et que l’on reconnaissait tout de suite. Derrière l’Autel, il avait dressé une grande croix à huit branches, assortie
de la lance et de l’éponge (figurée par un disque de bois planté au bout d’un manche de la même matière), les instruments
de la Passion. Le Père Léonide avait décoré l’ensemble de sept bougies électriques : une sur le sommet de la croix, deux
aux extrémités du titulus de celle-ci ; deux aux extrémités des bras de la croix elle-même – et puisqu’il en restait
deux à mettre, l’une sur la lance, et l’autre sur « l’éponge », ce qui donnait à l’ensemble un aspect quelque peu étrange.
Le Tabernacle était constitué d’un globe de verre, plus haut que large, sous lequel était un calice renversé, qui servait
de base à un ciboire.
Cette maison était menacée par l’arrivée de travaux : une route devait passer à son emplacement. Personne ne tint
compte des avertissements répétés de nombreuses fois. La dernière fois où je pus me rendre jusqu’à cette maison, les
excavatrices n’étaient pas loin. Il n’y avait même plus de chemin : il fallait escalader des tas de sable pour y parvenir.
Des fenêtres de la maison, on voyait les engins du chantier. Mais l’existence se poursuivait dans la maison, comme
si de rien n’était…
À la « Rue Daru », on disait candidement : « il n’y a plus que dix personnes à Montauban ». Dix personnes, alors que
c’est une agglomération populeuse et en pleine expansion ? Il était entendu qu’il s’agissait de dix russes, les seules
personnes dont il faille tenir compte, dans ce milieu émigré extrêmement fermé. Ils étaient dix, et totalisaient à eux
tous, mille ans d’âge. Lorsque je suis arrivé, ils n’étaient plus que huit. Mais c’étaient des gens charmants. Ils vous
accueillaient dans une maison dont le jardin était depuis longtemps retourné à l’état de nature. On se faufilait entre
les buissons, et parvenait à la porte d’une sorte de sous-sol. Après avoir poussé la porte et franchi quelques mètres
dans un couloir encombré, on parvenait dans une pièce où la première chose que l’on apercevait, c’était une commode à tiroirs,
couverte d’objets religieux hétéroclites - dont une « grotte de Lourdes » en plastique, avec des ampoules électriques.
Aux murs, des chromos entourés des découpages en papier coloré, faits par le Père Léonide. Après la célébration du service,
tous se retrouvaient dans la pièce de séjour, et il fallait s’asseoir avec précautions sur le bord d’une chaise, dont
le cannage présentait un trou béant. J’avais conscience d’être témoin d’un monde au bord de la disparition définitive,
et la cordialité des rares survivants de l’émigration russe de Montauban rachetait largement le caractère
exotique de la situation.
Le Père Léonide desservait Toulouse, et célébrait dans la crypte de l’église saint Aubin. C’est un monumental édifice en
briques, qui est resté inachevé : la maçonnerie s’arrête aux colonnes de la nef, et les voûtes ne furent jamais construites.
À l’époque, les toitures fuyaient et laissaient couler d’eau de pluie dans les massifs de maçonnerie ; l’humidité se diffusait
jusqu’à la crypte.
Le dimanche, un marché se tenait sur la place, tôt le matin. Le staroste et moi, nous nous faufilons derrière une échoppe,
et nous poussons une lourde porte, à droite de la façade de l’église. Une bouffée d’air froid et humide nous envahit.
Cette porte donne sur une volée d’escalier, qui s’enfonce dans un univers souterrain. Nous parcourons un très long couloir,
voûté en plein cintre, qui correspond au bas-côté de la nef de l’église haute. L’écho se répercute lugubrement sur les murailles.
Sur notre gauche, des parois de contreplaqué séparent le couloir de divers locaux. Au bout du couloir, nous poussons
la porte pratiquée dans la dernière cloison, et nous nous trouvons dans l’église où célébrait le Père Léonide – lorsqu’il
venait célébrer à Toulouse. C’est un beau volume, avec des voûtes en plein cintre et des piliers de brique. Mais il y fait
une humidité à couper au couteau… C’est une crypte où jamais ne parvient la lumière du jour. Dans une ville illuminée par
un radieux soleil comme l’est Toulouse, c’est étonnant de se retrouver en un lieu à ce point obscur et sinistre. Des peintures
accrochées avec une sorte de gros ruban brun, font fonction d’icônes, sur un iconostase massif en contreplaqué.
Le long des murs, s’alignent des bancs de bois charançonnés, qui déposent sur le sol des petits tas de sciure. L’un des paroissiens
fait le tour des pièges à souris pour en enlever les rongeurs qui s’y sont laissé prendre. Sur l’autel, les angles de l’Évangéliaire
sont rongés par les dents des souris. Dans une armoire, pend un ornement défraîchi qui pèse bien cinq kilos, dont trois
d’humidité accumulée dans le tissu. - J’ai célébré un certain nombre de fois dans cette église, et ce n’était pas facile.
Le chœur était chancelant, et personne ne savait trop quoi chanter. C’était particulièrement éprouvant lors de la Semaine
Sainte et Pâques, car les Offices longs et complexes de cette période étaient une épreuve pour tous. Je garde un souvenir
quelque peu traumatisé d’une nuit de Pâques, où s’était rassemblée une foule de gens qui ne venaient qu’une fois par an
à l’église, avec un chœur stressé, et des Russes qui demandaient à se confesser à la dernière minute… Je n’avais certes
pas le charisme du Père Léonide, pour affronter tout cela.
J’avais entendu parler du fait que le Père Léonide avait écrit un livre. Aussi un jour, demandais-je à Alexis Kropotkine
si ce livre était disponible. Peu de temps après, il m’apporta solennellement un volume beige frappé d’un chrisme dessiné
dans le style du Père Léonide, intitulé : « Alpha et Oméga ». Il précisa que ce livre était parmi les derniers qu’il possédait.
J’ai lu cette œuvre, sans trop la comprendre toutefois. Mais je me suis dit qu’un jour, je trouverais le temps d’en faire la
lecture approfondie, et d’en penser quelque chose ! Car le « livre d’une vie », le livre unique dans lequel quelqu’un
a déversé toute sa réflexion, ce livre mérite respect et attention.
Le Père Léonide avait écrit son œuvre en Français, ce qui est très exceptionnel dans le cercle fermé de l’émigration russe.
La plupart des auteurs ont écrit en Russe (Comme le Père Serge Boulgakov, qui a écrit l’ensemble des ses œuvres en Russe, à part
(à ma connaissance) un article sur l’Église orthodoxe, publié dans « Grand memento encyclopédique Larousse » 1936 pp. 467 – 469),
ne se souciant pas d`être entendu en-dehors de leur milieu. Le Père Léonide était très ouvert à la francophonie : la célébration
des Offices liturgiques en Français ne posait pour lui aucun problème. Il faut situer cela dans le contexte de l’émigration
russe, où les gens – et les ecclésiastiques en premier lieu – se crispaient sur leur héritage russe, d’autant plus que c’était
la dernière chose russe qui leur restait, dans le « pays étranger » où ils vivaient en exil. Certains d’entre eux vivaient assis
sur leur valise, dans l’attente d’un retour dans la mère-patrie – retour qui n’allait pas se produire de leur vivant.
D’autres s’étaient accommodés d’une scission presque schizophrénique : la vie « civile » était française, et la vie « religieuse »
était russe. Mais il ne fallait pas contester ni mettre en danger la russité de cette vie religieuse, sous peine de se
voir opposer de vives réactions identitaires. C’était paradoxal, car en Russie, ces gens étaient la plupart du temps
indifférents envers l’Église orthodoxe, et complètement assimilés à la culture occidentale. Ce n’est qu’après l’écroulement
de leur monde culturel qu’ils s’attachèrent à l’Orthodoxie en tant qu’identité ethnique, vivant en des pays non-orthodoxes.
Ils cultivaient le mythe d’une « Sainte Russie » qui bénéficiait de tous les embellissements d’un rêve longtemps caressé,
mais qui manquait complètement de réalité historique.
Rien de tel pour le Père Léonide : il avait été le chef de chœur de la première paroisse francophone à Paris, et parlait parfaitement
français. Le fait qu’il ait rédigé son livre en langue française n’était pas sa seule originalité tant s’en faut. Lorsqu’il
célébrait en la paroisse de Toulouse, il donnait la Communion eucharistique à tout le monde, ce qui est formellement
interdit par les règles qui ont cours dans l’Église orthodoxe.
L’Église orthodoxe est constituée par l’Eucharistie : quelqu’un qui communie à l’Eucharistie célébrée dans l’Église orthodoxe est Orthodoxe, et par conséquent, est gardien de la Foi orthodoxe et assume la Tradition de l’Église orthodoxe. Ce n’est pas une question administrative. Aux yeux d’un Chrétien orthodoxe, quelqu’un qui communie à une Eucharistie célébrée dans l’Église romaine est ipso facto Catholique Romain, reconnaît de ce fait l’autorité papale sur tous les sujets de l’Église romaine, et en général, assume la doctrine et la Tradition de l’Église romaine. Comme il existe de nombreux points de la doctrine de l’Église orthodoxe et de l’Église romaine qui sont incompatibles, la Communion eucharistique entre Catholiques romains et Orthodoxes n’a pas de sens. Le Père Léonide se situait au niveau d’un « Christianisme œcuménique intégral » - bien au-dessus de ce qu’il estimait être des contingences - et dès lors, ne tenait aucun compte de tout cela.
Il donnait la Communion à tous, qu’ils aient jeûné ou pas. Une dame russe avait poussé la porte
de l’église de la crypte de saint Aubin, très en retard comme à l’accoutumée. La Liturgie était en cours – et voici qu’au moment
de la Communion, le Père Léonide lui dit d’approcher. Elle se récrie, disant qu’elle n’est pas préparée. Le Père Léonide
lui répondit : « les mères de famille n’ont pas de péché ! » Elle ne pouvait plus rien faire d’autre que de communier…
Le plus étonnant, c’est que le Père Léonide soit parvenu à faire admettre tout cela à ses fidèles, alors que d’habitude,
le milieu russe est tout ce qu’il y a de plus formaliste. Cette remarquable ouverture d’esprit se reflétait dans l’esprit
des fidèles de cette paroisse. En d’autres lieux, j’étais habitué à ce que l’on me demande de célébrer en Slavon, et accoutumé
à entendre dire : « parlez-vous pas russe ? » - « quelle dommage que vous ne soyez pas russe… » (l’Archevêque Georges Wagner -
celui-là même qui célébra les funérailles du Père Léonide - me dit, à l’issue de mes études de théologie en l’Institut
Saint-Serge : « je ne sais vraiment pas ce que je pourrais faire avec quelqu’un comme vous : vous n’êtes pas russe… ».
C’est révélateur de la mentalité qui régnait à l’époque dans ces milieux). À Toulouse, rien de tel : la célébration
en français ne posait aucune difficulté, et j’eus la surprise de rencontrer des Russes qui étaient favorables au Français – qui
se rendaient compte que l’Orthodoxie serait étrangère à leurs enfants si tout se faisait en une langue incompréhensible.
Bien des années plus tard, je repris en main l’œuvre du Père Léonide, en me disant qu’il était temps de scruter son contenu,
si je voulais le faire avant de quitter ce monde… En fait, ce livre présente des obstacles importants pour celui qui veut
en prendre connaissance. Il fut imprimé à compte d’auteur, en une typographie extraordinairement compacte et resserrée.
Le texte est ponctué d’innombrables guillemets qui soulignent certains termes. Le Père Léonide écrivait certes en Français,
mais il pensait en Russe : le texte comporte de très nombreux participe présent, et présente souvent de
très longues phrases abondamment nuancées qui font perdre de vue le sujet dont on parle. Pour rendre le texte
compréhensible et en faciliter la lecture, il fallait introduire des paragraphes, couper certaines phrases et en modifier
la syntaxe pour mouler la pensée du Père Léonide au génie de cette expression claire et analytique qu’est la langue française.
Prenons un exemple :
Nous avons le texte du Père Léonide :
La première parole divine et sa conséquence, l’illumination du chaos primitif dont nous voyons peut-être encore les restes dans les nébulueuse gazoïdes (les phénomènes du ciel en général nous racontent par la voie de « révélation naturelle » le passé lointain de notre monde), de même que les paroles qui suivent (sauf d e u x cas où Dieu crée immédiatement) s’expliquent non seulement par une action divine immédiate, mais aussi par des causes « naturelles ».
Après la remise en ordre du texte, nous obtenons ceci :
Nous voyons peut-être encore les restes de l'illumination du chaos primitif dans les nébuleuses gazeuses, car les phénomènes du ciel nous racontent par la voie de la révélation naturelle le passé lointain de notre monde. La première parole divine et sa conséquence - l'illumination du chaos primitif - s'expliquent non seulement par une action divine immédiate, mais aussi par des causes naturelles. Nous pouvons tenir pour exception deux cas où Dieu crée immédiatement.
Par ce travail, j’espère avoir observé le délicat équilibre entre le respect de la pensée de l’auteur,
et la facilitation de la compréhension du lecteur.
Le Père Léonide n’était pas apprécié par les autorités ecclésiastiques. Le Père Léonide apparaît dans les Mémoires de
Mgr. Euloge (Le chemin de ma vie – Mémoires du Métropolite Euloge. Presses Saint-Serge 2005 p. 437). Et la description
que Mgr. Euloge fait du Père Léonide n’est guère flatteuse :
Le Père Chrol, ancien maître de chapelle de la paroisse orthodoxe française, était un homme énergique, sachant prendre des initiatives et qui parlait parfaitement le français. Hélas ! son orgueil lui faisait croire qu’il était plus intelligent que tous les autres, ce qui expliquait sa mauvaise volonté pour se soumettre à la discipline de l’Église. Il se mit à l’œuvre avec enthousiasme en créant des communautés successives dans divers lieux de sa vaste paroisse qui s’étendait en effet sur trois ou quatre départements, mais il ne tenait aucun compte des règlements paroissiaux.
Effectivement, on imagine mal le Père Léonide se pliant aux règlements ecclésiastiques… Le Père
Léonide ne put avoir de relation constructive avec les hiérarques qui se succédèrent à la « Rue Daru » de son vivant.
La vie sacerdotale du Père Léonide se déroula sous l’autorité de quatre évêques : le Métropolite Euloge (Guéorguievski),
qui fut évêque diocésain de 1921 à 1946 – celui-là même dont nous venons de lire l’opinion envers le Père Léonide ;
le Métropolite Vladimir (Tikhonicky), qui fut évêque diocésain de 1946 à 1959 – un homme de prière ; l’Archevêque
Georges (Tarassov), qui fut évêque diocésain de 1960 à 1981 – il avait accepté cette fonction à contre cœur : il ne
s’est guère occupé de ses paroisses, et au décès de l’Archevêque, il n’existait même pas une liste tenue à jour des
paroisses et du clergé de son archevêché ; et enfin l’Archevêque Georges (Wagner), qui fut évêque diocésain de 1981
à 1993, et qui célébra les funérailles du Père Léonide en 1982. Mgr. Georges Wagner se bornait à gérer la disparition
progressive de l’émigration russe, et ne s’intéressait nullement à ce qui pouvait se passer à Toulouse ou à Montauban…
L’administration ecclésiastique ne se préoccupait pas particulièrement de ce qui pouvait se passer en-dehors de Paris,
et le Père Léonide n’apparaissait pratiquement jamais à Paris. Il était toujours absent aux réunions diocésaines.
Un jour, il disait à une paroissienne : « c’est curieux : avec le nombre d’années d’ordination que j’ai, l’Archevêché
ne m’a jamais accordé de décoration… » (Dans l’Église russe, il est d’usage d’accorder au prêtre le droit de porter
la croix d’or, le « nabedrennik » ou l’« épigonation » (pièces de vêtement liturgique), à partir d’une certaine
ancienneté) Et la dame de lui répondre : « mais Batiouchka ! (« petit Père » - appellation affectueuse donnée au prêtre)
ils ne vous ont jamais vu ! ils ne vous connaissent pas… » Et le père Léonide de répondre : « après tout, vous avez raison ».
Le livre du Père Léonide n’eut pas de diffusion – sans doute à cause de la difficulté de son style – mais surtout
du fait qu’il n’habitait pas à Paris, cœur de l’intelligentsia de l’émigration russe et centre de la vie intellectuelle.
Il est sans doute malheureux que la pensée du Père Léonide n’ait pu rayonner davantage. Mais un avantage est lié à cet
inconvénient : il est certain que si le Père Léonide – par impossible - avait enseigné la dogmatique à l’Institut Saint-Serge,
cela se serait abruptement terminé par des ennuis majeurs : le Père Serge Boulgakov lui-même fut accusé d’« hérésie » par
des évêques russes hors-frontières et moscovites. La pensée du Père Léonide, avec ses aspects provoquants et déconcertants,
aurait immanquablement attiré des foudres et des sanctions. En habitant à Montauban, le Père Léonide a pu vivre en paix,
dans l’indifférence affichée de son évêque. Bien des gens le prenaient le Père Léonide pour un original, pour ne pas
dire davantage… Il faut dire que le Père Léonide n’a rien fait pour dissiper cette impression ! La plupart du temps,
ceux qui ont eu en mains le livre « Alpha et Oméga », n’ont pas pris au sérieux la pensée de l’auteur, affectant
de sourire devant le caractère atypique du personnage. En ce qui me concerne, j’estime que la pensée d’un homme dont la foi
immense a impressionné les gens qui l’entouraient, d’un homme qui est parvenu de toute évidence à une profonde expérience
de la présence de Dieu, qui a vécu intensément la présence du Christ en célébrant l’Eucharistie, cette pensée
mérite d’être considérée.
En lisant cette œuvre, je me suis trouvé devant une pensée d’une hardiesse remarquable, souvent déconcertante, parfois
décourageante… Le Père Léonide connaissait fort bien les Pères de l’Église, ainsi que la théologie orthodoxe. Il a construit
sa propre pensée qui embrasse l’Univers entier en une vision enflammée. Cette pensée n’est sans doute pas compatible
avec la théologie orthodoxe. Nous sommes libres de ne pas la partager, mais elle constitue néanmoins un puissant
défi intellectuel et une forte remise en question de nos convictions les plus enracinées.
ARCHIMANDRITE GEORGES LEROY.
Les réflexions et commentaires que nous nous sommes permis d'ajouter au texte du P. Léonide Chrol, pour une
meilleure compréhension de ce texte, figurent en BLEU.
Les sous-titres sont ajoutés par le rédacteur, car ils n'existent pas dans le texte original.
1) Préface.
En présentant à nos lecteurs le second tirage de notre livre, nous pouvons constater avec joie que, nonobstant les difficultés parfois quelque peu considérables pour une lecture ordinaire, il a su, un peu lentement peut-être, mais de façon sûre gagner les intelligences et toucher les cœurs. Des lettres particulièrement touchantes, jusqu'à celles de remerciement même, et pour lesquelles à notre tour nous remercions leurs auteurs, attestent en le confirmant ce que nous venons de dire. En mettant une fois de plus les destinées ultérieures de cet ouvrage entre les mains du Seigneur et Sauveur de toutes choses, nous pouvons dire que l'espoir ferme que notre livre pourrait un jour servir de pont entre toutes nos différences religieuses, confessionnelles, scientifiques, nationales et individuelles s'est transformé, vers ce second tirage, en une certitude absolue dans ce sens : ne nous appartenant au fond qu'au point de vue exposition ou description seulement et ayant ainsi pour auteurs nous tous ensemble et chacun de nous en particulier, il va nous aider efficacement de retrouver l'unique - sous ses plusieurs aspects - chemin vers la transfiguration complète et intégrale, avec abolition de tout « mal » et de tout «péché », de l'univers entier. Que cela soit au plus tôt possible, et que la bénédiction du Seigneur ne nous abandonne ainsi jamais!
L'AUTEUR.
2) Au lecteur.
L'ouvrage présent, bien qu'écrit d'un seul jet, est néanmoins le fruit d'années de réflexions.
Il a donc été entièrement vécu et, tout en étant descriptif et par conséquent objectif, il est aussi profondément subjectif.
C'est le compte-rendu d'un voyage spirituel à travers le christianisme ; ce n'est point un exposé doctrinal ou encore
moins systématique des vérités de la religion chrétienne. Nous n'avons point essayé de faire entrer ce qui
s'est révélé à nous dans les cadres de tel ou tel système religieux déjà existant ou encore moins de créer un système nouveau ;
et nous osons croire que c'est peut-être le seul moyen possible de rapprocher le problème de l'œcuménicité chrétienne de la
conscience moderne. C'est peut-être le seul mérite de ce livre, et nous pouvons dire en toute sincérité que ce n'est
que ce motif-là qui nous a poussé à le publier.
Nous avons pensé que cette absence de tout esprit confessionnel, esprit qui s'est déjà montré souverainement inutile — sinon nuisible —
pour la grande cause de l'unité chrétienne et qui a joué un rôle si triste dans l'histoire de l'Église du Christ, ferait
de ce livre un trait d'union entre diverses confessions chrétiennes, écoles théologiques et opinions personnelles.
Aux lecteurs de juger si nous visons juste.
Et c'est à cette indépendance intégrale qu'est dû le fait que tout ce livre s'est trouvé être un développement concentrique
d'une certaine conception ou vision de la Trinité, — vision qui, traditionnelle en son fond, pourra sembler nouvelle par quelques
aspects. Les conditions de la présente édition nous ont également obligé à en resserrer l'exposé, et comme nous n'avons
point cherché à simplifier le problème, nous avons plutôt préféré nous limiter à des questions d'une importance primordiale
pour chaque chrétien et ne décrire que les résultats définitifs de notre travail. C'est pourquoi il serait peut-être plus
juste de donner à ce livre le sous-titre d'Introduction à l'étude du christianisme œcuménique, d'autant plus que nous
avons l'intention de revenir plus tard aux problèmes traités dans le présent volume pour les exposer in extenso et en
tirer un plus grand nombre de conclusions et de conséquences nouvelles.
Écrit en 1933 encore, ce livre n'a pas pu être publié à l'époque à cause de son caractère surconfessionnel et indépendant de
toute idéologie religieuse particulière. Ce n'est qu'en 1949 que seule la conclusion put être publiée sous forme d'une modeste
brochure actuellement épuisée. Cette épreuve par le temps nous fut particulièrement précieuse : non seulement nous
avions pu vérifier la solidité des arguments utilisés par les 26 ans de pratique sacerdotale dans les conditions particulièrement
difficiles, mais voici que le réveil interconfessionnel que nous pressentions est enfin à l'ordre du jour, et c'est peut-être
le moment le plus favorable pour la parution de notre ouvrage, dédié à tous ceux qui s'intéressent à cette haute et noble tâche.
Nous pouvons dire en toute sincérité que nous avons tout fait pour pouvoir parler avec une certitude absolue. Mais nous invitons
tous nos lecteurs à vérifier minutieusement chacune de nos affirmations et de nos négations. Il va de soi que chacun de ceux qui
voudront entreprendre cette tâche devront s'adresser uniquement à des sources originales, et non se contenter des renseignements
inexacts et parfois même faux que leur pourraient fournir leurs propres confessions.
Nous vivons à une époque chargée de responsabilités. Le moment propre d'une rencontre décisive, de confrontation finale
et de revalorisation définitive de toutes les valeurs est enfin venu. Ou bien notre monde suivra-t-il la pente d'abaissement et
de dépravation qu'il a jusqu'ici suivie nonobstant le développement actuel des connaissances humaines et le progrès de la civilisation,
ou bien nous allons tous nous ressaisir, nous comprendre mutuellement en unissant tous nos efforts pour éviter la catastrophe mondiale,
imminente si l'aveuglement général continue. Puisse le livre présent contribuer à ce mouvement salutaire qui ne peut se réaliser
autrement que par la collaboration sincère de nous tous ! Mais pour que cette collaboration soit efficace, il faut qu'avant
tout nous puissions trouver un langage qui nous soit commun, au moins dans les choses les plus importantes — sinon la seule
qui importe — pour que l'édifice merveilleux de l'activité humaine actuelle ne soit point une nouvelle tour de Babel,
mais bien le merveilleux édifice de la création restaurée, divinisée.
Un dernier aveu. Bien qu'actuellement prêtre de l'Église Orthodoxe russe, nous n'étions point croyant au moment de commencer
nos réflexions au sujet de divers problèmes traités dans le présent volume. Nous n'étions même point lié à l'Église du Christ.
Pour systématiser nos recherches ultérieures nous avons commencé une étude comparative des diverses confessions chrétiennes, et... notre
conversion et notre prêtrise furent le résultat de ces recherches.
Nous avons donné à notre âme de souffrir usque ad finem, en conservant toujours l'espérance que la justice suprême, si
seulement elle existe, saura nous porter aide et nous guérir au moment nécessaire. Cette expérience nous a été précieuse
et à jamais mémorable ; nous avons vu divers doutes et préjugés tomber d'eux-mêmes, et la vérité elle-même s'est présentée,
éblouissante dans sa splendeur, devant nos yeux. Et comme l'auteur n'est qu'un homme parmi les autres, il a de suite pensé
que la voie qu'il a suivie peut l'être par tous ceux qui se disent non-croyants. C'est à eux aussi qu'il s'adresse, de même
qu'à tous ceux qui sont dans une situation peut-être encore plus difficile, celle d'une foi tiède ou incomplète. Tous peuvent
répéter notre expérience et atteindre au moins les mêmes résultats. Que Dieu Lui-même les y invite et leur vienne en aide !
Telle sera la prière la plus fervente de l'auteur.
Montauban, 1961.
L'auteur n'est pas le premier à remarquer qu'il existe une analogie frappante entre l'état de choses à l'époque actuelle, avec ses possibilités matérielles extraordinaires d'une part et sa pénurie non moins grande de spiritualité, de morale et de religion d'autre part — et la situation politique et religieuse de l'univers lors de l'apparition du christianisme, situation qui aboutit à la fin du monde ancien, converti à la religion nouvelle. Comme autrefois le monde judéo-païen, c'est aujourd'hui le monde évangélique qui approche de sa fin, monde dont le but était d'annoncer la bonne nouvelle aux « autres brebis » :
J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos. Il me faut les conduire ; elles entendront ma voix, il y aura un seul troupeau et un seul Berger (Jn 10, 16).
- qui devaient dominer la sainte cité pendant quarante-deux mois symboliques.
Le parvis extérieur du Temple, rejette-le au-dehors, ne le mesure pas, car il a été donné aux Nations, et elles fouleront la Ville sainte pendant 42 mois (Ap 11, 2).
L'analogie entre les deux périodes est si complète qu'on peut dire avec certitude que nous vivons à l'aurore du second avènement du Christ sur la terre, ayant pour but de détruire à tout jamais le mal dans le monde. Car chacune de ces deux grandes époques devait aboutir à l'avènement du Grand Roi : la première, celle de l'« Israël selon la chair», par la venue du Messie-Rédempteur résumant et sublimant dans sa chair la loi ancienne ; la seconde, celle de l'« Israël selon l'esprit», par l'avènement du même Christ dans un corps spirituel de gloire dont nous ne connaissons pas encore la nature,
Bien-aimés, maintenant nous sommes Enfants de Dieu ; ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que lorsque (le Christ) paraîtra, nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons comme Il est (Jn 3, 2).
— cette fois dans le but de parfaire définitivement l'univers.
Sans « prophétiser » et insister sur les dates — le Fils lui-même ne connaît pas, selon la chair, le jour du jugement dernier,
Au sujet de ce Jour et de cette Heure, personne ne le sait, ni les Anges des Cieux, ni le Fils, sinon le Père seul (Mt 24, 36).
— nous tenons beaucoup à rappeler et à faire renaître l'attente si vive des premiers chrétiens : «Oh ! viens, Seigneur Jésus !».
Celui qui témoigne de tout cela dit : Je viens rapidement. Amen, viens, Seigneur Jésus (Ap 22, 20).
Notre titre devient ainsi expliqué : l'Alpha et l'Oméga, c'est-à-dire le Christ et, comme limite,
Dieu lui-même est, selon notre conviction profonde, près de nos portes ; encore quelque peu, et II se présentera Lui-même
devant nos regards à la fois troublés et pleins d'admiration.
S'il en est ainsi, peut-on taire de telles choses ? Et, s'il faut parler, de quoi donc sinon de Celui qui est le commencement
et la fin, l'Alpha et l'Oméga ? Pourtant jusqu'ici tous les essais de parler à ce sujet n'ont que partiellement réussi.
On a tenté de présenter le Christ sous divers aspects d'après les convictions religieuses de tel ou tel milieu confessionnel
ou « secte » ; l'ensemble de toutes ces opinions souvent contradictoires n'est qu'un faible balbutiement des lèvres mortelles
qui ne savent parfois point ce qu'elles disent, — une série de moments détachés, sans lien organique, placée « quelque part entre »
le « commencement » et la « fin ». Et comme cette fin et ce commencement sont la même chose, le même être vivant,
la nécessité surgit donc d'une synthèse, d'autant plus urgente que nous vivons probablement à l'aurore du «royaume millénaire» du Christ.
Et je vis des trônes ; et ils siégèrent et le Jugement leur fut donné. Les âmes de ceux qui ont été décapités à cause du témoignage de Jésus et à cause de la Parole de Dieu, et ceux qui ne se sont pas prosternés devant la Bête ni devant son image, et qui n’ont pas reçu la marque sur leur front ou sur leur main. Il vécurent et régnèrent avec le Christ mille ans (Ap 20, 4).
Qui pourra donner une solution juste à ce problème si élevé? Nul de ceux qui ne sont pas éclairés par l'Esprit de Dieu, l'Esprit-Saint qui nous enseigne toute vérité.
Quand Il viendra, l’Esprit de Vérité, Il vous guidera en toute Vérité (Jn 16, 13).
L'objet de l'effusion de l'Esprit, c'est l'Église, l'Épouse du Christ, élue de tous les peuples,
de tous les temps. C'est d'elle seule que nous pouvons obtenir une réponse complète et compétente.
Mais où trouver la vraie Église du Christ, où se cache le vrai Alpha et Oméga du christianisme intégral ? Épouse du Christ,
l'Église doit porter son image et sa ressemblance ; pourtant l'extérieur bien décevant du christianisme historique nous
semble prouver plutôt le contraire : comme tel, le christianisme n'existe même pas ; nous ne voyons qu'une foule de
confessions et de sectes diverses, formées au cours des siècles passés et qui, parfois, se trouvent dans un état d'antagonisme
susceptible de provoquer des luttes matérielles et spirituelles ; leurs exigences et leurs prétentions sont parfois dangereuses,
parfois ridicules et odieuses ; leurs intérêts n'ont souvent rien de commun avec l'idéal chrétien. La question fatale,
tel un fantôme gigantesque, s'élève au-dessus de ce triste spectacle, exigeant une réponse approfondie et immédiate :
le christianisme a-t-il réussi historiquement ? ses sublimes idéaux peuvent-ils s'incarner, se réaliser enfin dans
les conditions de la vie terrestre ?
Dans l'affirmative, où est leur domaine historique ? où les chercher, où diriger nos pas ?
Dans la négative, quel est le sens et la valeur du mouvement chrétien, d'où vient la notion même du « christianisme » ?
Une troisième solution est possible : le christianisme idéal existe comme hen epi pollon : au-dessus des diverses confessions.
En ce cas-là, qu'y a-t-il de commun à toutes ces confessions ? qu'est-ce qui, en elles, peut devenir un point de concentration,
un lieu d'ensemble, d'où puisse sortir au moins la possibilité d'une entente ? Et, en fin de compte, pourquoi cette multiplicité
indéfinie de confessions réciproquement hostiles ? que doit penser le Christ lui-même de tout cela ?
Une chose est claire a priori : aucune de ces confessions ne peut prétendre exprimer par elle seule toute la plénitude
de l'idéal chrétien. Il suffit de jeter un hâtif coup d'œil sur les vingt siècles de l'existence historique du
christianisme pour s'en rendre compte.
Que voyons-nous comme résultat de l'épanouissement historique de la religion chrétienne ? Le joug d'exclusivisme et du formalisme
juridique dans la confession romaine, le joug de l'individualisme, du conformisme et de l'État dans le protestantisme,
le joug du byzantinisme étroit et du pouvoir civil dans l'Orthodoxie orientale, enfin le joug du provincialisme étroit,
prétentieux et navrant dans les diverses sectes chrétiennes. Telle est l'ivraie historique qui a poussé sur le corps
immaculé du christianisme idéal (nous ne disons pas « primitif », car celui-là non plus n'est pas sans reproche).
Mais il faut être juste : audiatur et altera pars. Le christianisme historique ne pouvait devenir autre chose que ce
qu'il est devenu. Il est sorti de l'âge apostolique comme un arbre de sa graine ; chacun des siècles qui ont suivi a enrichi
l'Église à sa manière, lui donnant la nourriture historique indispensable, tout comme chaque année ajoute quelque chose
de plus à la vie d'un individu. Il est évident que l'Histoire offrait au christianisme plusieurs voies à suivre ; mais
il ne faut pas croire que celle qu'il a choisi de préférence soit la pire de toutes : il est, au contraire, infiniment
probable qu'elle soit sinon la meilleure, au moins la voie médiane, caractéristique de notre monde, mélange provisoire
du bien et du mal, dont l'antagonisme constitue l'Histoire actuelle de l'Univers. Il ne pouvait en être autrement, et le
fait lui-même de la non-réussite de réformes de toute sorte nous en fournit peut-être la meilleure preuve.
Il ne nous reste ainsi qu'une chose, c'est de profiter de ce que nous avons devant nous. Notre tâche principale doit
consister à ramasser le bien véritable qui, comme une perle dans le sable, s'est perdu dans le désert stérile des confessions chrétiennes.
Nous avons donc commencé un long travail de catalogage et de comparaison de tout ce qu'on peut ramasser dans toutes ces confessions,
abstraction faite de tout ce qui était « trop humain » — les accusations et les « anathèmes » réciproques, le mensonge évident
et enfin les décisions qui actuellement ont perdu tout sens et toute raison d'être. Et voici quel fut le résultat de nos recherches.
Le christianisme universel possède une double origine, une double nature et par conséquent deux vies, historique et métahistorique, — nous
verrons plus tard pourquoi.
Sans pouvoir séparer ces deux vies, l'on ne doit pas non plus les confondre sans distinction. Le christianisme métahistorique ou divin
est un christianisme idéal et indépendant des péripéties historiques ; il reste toujours pur et sans tache. Le côté historique,
humain, au contraire, partage avec l'humanité déchue tous les défauts propres aux hommes : homo sum et nihil humanum mihi alienum est.
En son entier le christianisme intégral est donc une entité théandrique, (plutôt « théanthropique »,
de THEOS + ANTHROPOS. Dieu-Homme et Homme-Dieu), — tel est le « mystère caché pendant les siècles » (Éph. 3, 9), mystère
toujours en état de devenir et qui est, verrons-nous, celui de l'incarnation de Dieu dans la création d'une part - et de la
divinisation de cette dernière de l'autre.
Tel est le dualisme foncier (plutôt dualité sans aucun antagonisme entre les deux opposés) du christianisme intégral.
Dès ses débuts apostoliques, ce dernier reste une union théandrique de l'humanité et du monde entier avec les
habitants du Ciel et avec Dieu ; telle est la vraie et unique religion, et voici pourquoi : Toute religion naît
d'un sentiment de liaison, sinon de dépendance de l'homme par rapport au monde qui l'entoure et à certaines forces, bonnes ou
mauvaises, qui agissent en lui. Plus tard, ces forces sont personnifiées - ou restent impersonnelles. La plus haute
forme de religion est celle qui, atteignant le monothéisme sous telle ou telle forme, arrive à l'idée de la création
du monde par un dieu personnel, supérieur et plus puissant que les autres dieux (hénothéisme). La vraie religion est
celle qui, unissant le monothéisme, le dualisme et le polythéisme dans un tout suprarationnel et antinomique, proclame non
seulement la création et la dépendance, mais l'union complète entre la créature et son Dieu, — la « kénose » (kenosis)
divine d'une part, et la theosis, apothéose de la création, de l'autre.
La théandrie, theandreia, est la vérité fondamentale, principale et unique, de la vraie religion, vérité en-dehors
de laquelle notre vie elle-même est impossible - de même qu'est impossible la création comme reflet et complément de Dieu dans
les limites de l'espace et du temps. Tout dans l'Église est théandrique; un acte seulement divin ou seulement humain,
au fond, ne peut appartenir à elle. C'est sous cet angle que nous devons considérer toutes les richesses du christianisme
œcuménique : tel est son vrai Wesen.
Si maintenant nous attirons notre attention sur les relations mutuelles des deux ingrédients de la théandrie universelle,
nous verrons ceci :
Le côté métahistorique du christianisme et de l'Église essaie de transformer et transformera enfin le côté humain, le relevant
de sa chute. Cette œuvre réformatrice et aussi rédemptrice, l'Église en est entièrement responsable ; consistant à
recueillir dans le sein de l'Église tous ceux qui peuvent, veulent et doivent être sauvés dans les conditions actuelles,
cette œuvre est constamment menée avec la même ferveur et la même insistance qui caractérisent l'activité des apôtres du Christ.
Mais le reste, dû au péché et à la déchéance humaine — le mensonge, les vices, l'injustice, les aberrations, bref l'antichristianisme
complet, achevé et voulu, des membres de l'Église historique, laïcs et cléricaux, n'a rien à faire avec l'Église elle-même et
reste à charge de la conscience de ses auteurs. Infaillible dans son métahistoire, l'Église, vierge pure, ne comprend rien
dans les intrigues de ce monde, d'où ses schismes et raskols constants, ne pouvant embarrasser que des « pharisiens » hypocrites
ou des faibles d'esprit ; et comme une réalité de l'au-delà, elle semble souvent impuissante historiquement. D'ailleurs là
où il y a plus de sainteté, là également il y a plus de tentations — c'est une loi permanente de la vie spirituelle d'ici-bas.
Tout en déplorant cet état de choses, l'Église toutefois le considère comme issu de la volonté divine, d'après la décision de laquelle
le blé est censé pousser longtemps ensemble avec l'ivraie (voir la Parabole de l’ivraie : Mt 13, 24-30) ; avec modestie et
humilité, comme il le convient à une assemblée de chrétiens, l'Église s'est soumise à cette décision sans que sa tâche sacrée,
dont elle avait été chargée par le Christ, pût en souffrir.
Il est donc tout-à-fait faux d'affirmer que le christianisme a évolué dans l'Histoire en s'adaptant à la vie du monde et
en s'y créant une demeure confortable : ce mélange des intérêts mondains avec les intérêts religieux ne fut, en tous temps,
l'œuvre que des pires éléments de l'Église qui y pénétrèrent surtout après l'étatisation de l'Église par l'Empereur Constantin (311-313).
On se gardera donc bien d'imputer à l'Église des actes trop humains de ses membres ainsi que des diverses organisations mondaines
qui entraient en relations avec elle. Dans l'accomplissement de leur tâche sacrée, le peuple croyant et ses vrais pasteurs
restaient toujours complètement en dehors de toute politique et de toute violence d'où qu'elle vienne.
Il faudra éviter également de confondre les opinions infaillibles de l'Église même avec celles, parfois tout-à-fait hétérodoxes,
des théologiens. Militante, l'Église a lutté et lutte toujours sans s'affai¬blir ; déchirée souvent par ses propres enfants
et par des anathèmes mutuels des divers « partis » surgissant en elle, elle reste toujours une et indivisible ; vivant en
plein milieu des passions humaines, elle reste toujours Vierge sainte et immaculée. Son pouvoir immense, elle ne l'impose
pas, imitant son Chef unique, le Christ ; les « portes de l'enfer » ne prévaudront point contre elle (Mt. 16, 18). On comprendra
pourquoi une pareille force intérieure n'a pu être étouffée par toutes sortes de mesures administratives persécutrices,
prises par les Etats soi-disant protecteurs ou bien par le pouvoir ecclésiastique administratif ; l'Église, en guise
de réponse, s'est renfermée dans l'intérieur divin de son être, en attendant patiemment l'heure de sa délivrance.
Le christianisme véritable reste d'ailleurs toujours un scandale perpétuel et permanent pour « ce monde » fier de sa noblesse :
les vrais chrétiens sont souvent des gens simples, ou de basse origine, et Dieu se plaît à choisir parfois précisément les vases
indignes pour les remplir de sa sagesse. Le Verbe de Dieu lui-même s'incarne dans les conditions misérables. Tout dans
l'Église semble être plus ou moins compromis ; et voici que toutes ces imperfections contiennent la vérité éternelle,
parfaite, intègre, qui nous sauve. Heureux sont ceux qui sont arrivés à connaître pleinement ce secret de la vie de l'Église !
ils ont surmonté un grand obstacle à leur développement spirituel.
Voici maintenant le point suprême de nos recherches. Le côté divin du christianisme est présent partout,
— dans toutes les confessions et les sectes chrétiennes sans exception ; mais comme unité intégrale et aussi unicité de
ces manifestations partielles, il s'exprime historiquement, à titre de témoignage permanent, par la doctrine de l'ancienne
Église chrétienne indivise, celle d'avant la séparation religieuse et plus tard culturelle de l'Orient et de l'Occident chrétiens.
Cette doctrine, dûment comprise dans sa divine largeur, constitue un critère sûr de vérifier, de confirmer ou d'infirmer nos recherches,
car elle embrasse pleinement toute doctrine chrétienne possible ; elle n'est d'ailleurs point restée, après la séparation,
quelque chose de sclérosé : elle se développe sans développement et s'enrichit sans cesse, du point de vue humain - étant exprimée,
de façon continue, par l'ensemble de toutes les formations chrétiennes, sans s'identifier désormais avec aucune d'elles.
Tel est l'Alpha et l'Oméga du christianisme intégral. Tout comme le Christ lui-même, étant l'Humanité entière, exprime
cette humanité par l'unicité d'un « homme Jésus-Christ »,
Il y a un seul Dieu, et un seul Médiateur entre Dieu et les hommes : l’Homme Jésus-Christ (I Tim 2, 5).
- de même le christianisme intégral s'est manifesté historiquement par cette doctrine universelle
que nous allons désormais nommer « Orthodoxie Catholique ». Chacune des confessions et sectes chrétiennes n'est que
participante de ce christianisme intégral - dont elle peut d'ailleurs amoindrir, falsifier ou même nier le contenu et le
vrai caractère, mais dont elle tire néanmoins son droit à l'existence.
Ce n'est que l'Église métahistorique, quoique existant aussi et nécessairement dans l'Histoire, qui possède
le christianisme intégral dans sa plénitude. C'est pourquoi l'Église métahistorique, partiellement possédée
et décrite par les diverses particularités chrétiennes - dont chacune, dans les limites de cette possession, est orthodoxe
de droit - est exempte de leur exclusivisme. Cet exclusivisme est d'ailleurs provoqué en chacune d'elles par un contact
réel et direct, inconscient parfois, avec la vraie Église. Telle est l'unité organique de tous les particularismes possibles
et imaginables qui, tôt ou tard, volontairement ou non, devront rentrer en elle, — unité réalisée historiquement dans
la pluralité indéfinie d'Églises locales, dans la multiplicité de ses membres et - du point de vue de l’activité - dans
celle des habitudes et des rites locaux qu'elle réunit organiquement dans son sein.
Telle est la véritable patrie du monde tout entier, visible et invisible, où ici-bas encore nous nous sentons déjà
citoyens du glorieux Royaume de Dieu à venir. Tel est le vrai sens de la vérité ancienne si souvent déformée : extra ecclesiam
nulla salus - pas de Salut en-dehors de l'Église, et cette formule reçoit un sens infiniment plus large qu'autrefois.
Car l'Église dans son ensemble théandrique comprend non seulement tous ceux qui ont cru, croient et croiront encore
en Christ dans toutes les confessions et sectes chrétiennes, mais aussi tous ceux qui « invoquent le Nom du Seigneur en tout lieu » (I Co. 1, 2),
c'est-à-dire dans toutes les religions possibles, en tant que celles-ci reflètent aussi, ne serait-ce que pour une infime partie,
la vérité universelle.
Il ne s’agit point d’éclectisme théosophique ou anthroposophique dans leur unilatéralité inévitable, ni non plus d’une
relativité ou d’un mélange mécanique ou plus ou moins artificiel de toutes les religions et « hérésies » possibles (« fraternité »
ou fellowship des religions), mais de leur parenté étroite et intime - jusqu'à l'identité complète - dans un tout qui
dépasse tout raisonnement, toute intelligence humaine, un tout qui reste pourtant absolument simple. En même temps, cette
intégralité parfaite existe non point indépendamment, mais nécessairement dans la multiplicité des relativités : la multiplicité
participe à l'unité ; l'unité existe dans le multiple, dans la pluralité d'éléments disparates, dans un tout qui n'est
point lui-même hiérarchiquement au-dessus de l'unité et de la multiplicité.
Pour saisir d'une façon plus tangible ce caractère universel de l'Orthodoxie catholique, on n'a qu'à la comparer avec
toutes les religions et institutions du monde ; nous regrettons beaucoup que cette démonstration ne puisse pas faire partie
de la présente édition. Unité, centre et périphérie vers lequel convergent tous les systèmes et les croyances hétérodoxes disparates,
l'Église véritablement catholique (katolikè, terme ne pouvant être rendu adéquatement en aucune des langues de
l'Europe occidentale) n'est donc pas un simple agrégat, une « société » ou « institution » quelconque ; elle est un organisme
vivant ayant sa vie propre, possédée en même temps par tous ensemble et par chacun en particulier. D'ailleurs le vrai
sens du terme « confession », homologhia, homologhéma, obscurci par les abus historiques, est notamment celui
de reconnaissance de la vérité par l'ensemble des fidèles, oppositum voci MARTYRIA — reconnaissance portant un
caractère commun, universel, « conciliaire ».
C'est une traduction très approximative de l'intraduisible expression russe courante « sobornaïa tsérkov », Église « conciliaire » dans le sens de l'assemblée de tous les croyants sans exception avec leurs pasteurs, d'où la notion même de la catholicité de l'Église.
On ne peut être chrétien en dehors de la communion spirituelle avec les autres frères chrétiens ; la
religion - tout en l'étant en même temps - n'est pas une Privât sache uniquement de chaque individu ; les individus
séparés sont d'ailleurs une fiction irréalisable sans l'unité organique de tous : séparés, ils sont unis en même temps et dans
le même sens ; tous sont liés ensemble dans un tout unique, to kath’holou, dans l'unique re-li-gion chrétienne
qui est en même temps la seule confession possible - le terme « religion » (renfermant peut-être un élément de crainte
réverentielle et aussi celui de l'obéissance toute passive) étant assez inexact et parfaitement insuffisant pour la
plénitude du catholicisme orthodoxe.
Si nous abandonnons, ne serait-ce que pour un seul instant, cette ligne générale, « orthodoxe », nous tombons aussitôt et
inévitablement dans l'étroitesse et l'unitéralité du séparatisme de toute sorte. Pourtant la vérité du kath’holou, vérité catholique,
intégrale, doit être acceptée telle quelle, sans addition quelconque - inutile (impossible d'ailleurs), et de même sans aucune
soustraction consciente et active (impossible elle aussi). Ces éventuelles additions et soustractions seraient
uniquement basées sur le côté « humain » de l'Église.
Tout, d'ailleurs, jusqu'à la moindre des choses, doit être fait sous l'égide de l'Esprit de Dieu. Si cette dernière condition
est présente, il n'y a plus rien à craindre. On ne peut imposer ni borne ni obstacle à l'activité de l'organisme théandrique.
Les vérités les plus essentielles peuvent être rédigées de nouveau si l'Esprit le dicte ; le symbole même de foi peut être
soumis de nouveau à la révision. Mais tout ce qui n'est qu'humain seulement, — la simple fantaisie de l'esprit humain ou bien
le délire d'un fou, ne saurait trouver place dans l'Église, bien qu'elle ait béni la folie dans le cas des saints « innocents »
et la fantaisie théandrique dans celui du prophétisme.
Il n'y a qu'un seul fondement, de la vie spirituelle - Jésus-Christ Dieu-Homme ; sur ce fondement, dit saint Paul, chacun peut construire
une demeure à son goût ; mais, ajoute-t-il, que chacun soit attentif à sa construction, car le jour du Seigneur viendra où toutes
les âmes seront à nu et où l'œuvre de chacun sera mise à l'épreuve.
De fondement, nul autre en peut en poser un autre que celui qui est là : qui est Jésus-Christ. Si quelqu’un édifie sur ce fondement avec de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du bois, de la paille – l’œuvre de chacun deviendra manifeste. Le Jour (du Jugement) la montrera, car il se manifeste dans le feu. Le feu testera l’œuvre de chacun. Si l’œuvre de quelqu’un sera consumée, il en subira le dommage ; lui-même sera sauvé, ainsi comme au-travers du feu (I Co 3, 11-15).
Il n'y a donc nul obstacle et il ne peut en exister d'ordre dogmatique ou canonique qui puisse empêcher de
trouver le Christ et de s'unir à Lui - et cette union est en elle-même orthodoxe, car celui qui a vraiment rencontré
le Christ, possède ipso facto l'Orthodoxie catholique toute entière. S'il reste attentif et fidèle à l'appel
du Christ et à l'action du Saint-Esprit qui lui est inséparable, il comprendra rapidement tout le reste dans l'Église.
Il suffit d'accepter une parcelle dignement, et l’on acceptera le tout, car tout est organiquement lié en un tout ; ceux
qui ont vraiment, sans superficialité quelconque, participé à l'Église, en ont reçu l'enseignement parfait dans sa plénitude.
Le christianisme intégral ne demande aux aspirants que de changer leur « hétérodoxie » hétéran doxan - pensée autre
(plus étroite) que la pensée catholique, en « orthodoxie », orthon doxan - pensée juste, droite et divinement large.
Car ce changement, si difficile soit-il, est parfaitement justifié par la suite : l'Orthodoxie catholique sait satisfaire
à toutes les aspirations de chaque âme humaine cherchant Dieu et la vérité éternelle ; elle sait donner une solution
juste de tous les problèmes dans tous les domaines, de toutes les questions qu'on lui pose. Elle est un chef-d'œuvre
de toute l'activité humaine connaissante et créatrice, sans rien outrer, sans rien déformer ou simplifier, — c'est le
développement de tous les talents que Dieu nous a accordés (voir la parabole des talents : Mt 25, 14-30 // Lc 19, 12-27).
Elle sait également indiquer et assurer les possibilités pour la faible création déchue d'atteindre de nouveau
l'union avec son Créateur autrefois abandonné. C'est le véritable panarion - remède universel de l'intelligence,
de la morale, de l'activité et de la vie chrétiennes.
Le christianisme intégral renferme un abîme des choses qui paraissent obscures, flottantes, imprécises,
mais c'est uniquement parce que l'abondance de leur lumière aveugle les yeux. Les contrastes s'identifient par l'infini.
Contenant les enseignements de l'Esprit-Saint qui parle dans l'Église, l'Orthodoxie catholique coïncide avec la vérité
universelle elle-même, connaissance à la fois divine et relative : d’une part, l'Orthodoxie catholique coïncide avec la
connaissance divine des choses grâce au Christ qui les crée et grâce à l'Esprit-Saint qui les vivifie - et, d’autre part,
avec la connaissance relative (si attrayante pour l'Absolu !) des choses par la création elle-même en général et
l'être humain en particulier.
Dans l'Église entrent les anges et les archanges, tous nos morts, tous ceux qui n'ont pas encore vu ce monde,
de même que ceux qui auraient pu avoir l'existence dans les limites de l'espace et du temps. C'est un tout intégral,
englobant le contenu futurible même des choses. Tel est le fondement profond de la célèbre formule, souvent mal
comprise, de saint Vincent de Lérins, dite « critère de l'Orthodoxie catholique » : est catholique tout ce qui « ubique,
semper, ab omnibus creditum est - est cru partout, toujours et par tous » (Commonitorium 2. 17).
Que l'on réfléchisse bien sur ce principe qui nous parle non point seulement de la catholicité exclusive et limitative,
soit dans le temps (ce qui nous amènerait à nier les formules nouvelles même des sept conciles œcuméniques de l'Église indivise),
soit quantitativement (ce qui signifierait la destruction du travail personnel de notre intelligence, de même que l'abolition
des traditions locales, qui par la suite deviennent parfois même œcuméniques). Ce principe exprimé par saint Vincent de Lérins
nous parle surtout de la catholicité intégrale (elle ne peut d'ailleurs être autre), renfermant tout ce que l'esprit humain –
indifféremment chrétien et païen, peut dire au sujet de la vérité universelle.
Cette catholicité est donc vraiment le « bruit des grandes eaux » :
Sa voix était comme la voix des grandes eaux (Ap 1, 15).
- il faut posséder une oreille universelle, catholique, pour comprendre la résultante
de ces sons multiples. D'ici découle le plein droit de cité pour toutes les affirmations et les négations possibles
dans leur totalité : que chacun parle selon le don qui lui est confié ! La nécessité surgit donc d'exaucer tous les
membres du corps du Christ : que les chœurs des anges, le genre humain et toute la création se rassemblent, avec les morts
et les futurs vivants en un grand concile vraiment œcuménique, et cette testimonio creaturœ naturaliter christianœ - témoignage
de la créature naturellement chrétienne, cette confessio fidei catholicœ - confession de la foi catholique nous
donnera une expression adéquate de la vérité universelle tellement désirée, de la vérité orthodoxe proprement dite.
La célèbre sentence de saint Augustin : in necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus charitas – unité dans les questions
essentielles, liberté dans les questions incertaines et charité en toutes - doit être complétée : in necessariis varietas
et multiplicitas in unitate perjecta ; in dubiis veritas in eodem sensu quo et in necessariis ; in omnibus charitas intégra et
immaculata in amore christiana perfecta – dans les questions essentielles, variété et multiplicité aboutissant en l’unité ; dans
les questions incertaines, vérité dans le même sens que celle que nous trouvons dans les questions essentielles ; en toutes,
charité intègre et immaculée dans le parfait amour chrétien.
Embrassant dans sa catholicité théandrique toutes les données des traditions religieuses chrétiennes et païennes sans exception
et différence, toutes les vieilles coutumes des divers cultes et mystères religieux, l'Église leur donne une signification
nouvelle, réelle, profonde. Elle a reçu dans son sein toute la philosophie et la culture antique et ne trouve aucun
empêchement à profiter aussi des résultats de la philosophie et de la science nouvelles. Elle ne méconnaît point la
valeur du modernisme, ni d'aucune doctrine nouvelle, car rien ne saurait lui nuire, ni détruire la moindre chose en elle.
Bien le contraire : l'Église revit tous ces mouvements du siècle et leur donne des formes les plus hautes, les plus
spirituelles possibles. Mais jamais elle ne s'identifie avec aucun courant de la pensée séculière, les dépassant tous.
Le kath’holou ne connaît ainsi aucune crainte, n'a peur d'aucun fantôme.
Arius, Sabellius, Nestorius, les monophysites, Origène, Sévère d'Antioche, Mahomet, le Bouddha, les gnostiques et autres suspects,
tous ont raison et tort à la fois, à côté de saint Irénée de Lyon, de saint Athanase d'Alexandrie, de saint Basile
de Néocésarée, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Grégoire de Nysse, de saint Augustin, de Denys l'« Aréopagite », de
saint Léonce de Byzance, de saint Cyrille d'Alexandrie, de saint Jean Damascène, et tous les autres champions de la science
et de la littérature chrétiennes. Chacun, dans l'Orthodoxie catholique, a le droit de dire librement tout ce qu'il veut,
tout ce qu'il pense, car sa participation, son appartenance à l'Église garantit de toute erreur, de toute « hérésie » : haereticare
potero, sed haereticus non ero - je puis parler à la façon d'un hérétique, mais je ne serai pas un hérétique (Karsavine).
Car, quoique toute connaissance seulement individuelle sera toujours faible, imparfaite et insuffisante, elle est néanmoins
précieuse et possède une valeur permanente en tant qu'individuelle, c'est-à-dire ne pouvant être dédoublée. L'explorateur de
la vérité universelle se trouve tout d'un coup devant un problème immense : il doit glaner toutes les particularités
possibles et contradictoires pour saisir leur ensemble que représente l'Orthodoxie catholique.
Une seule condition sine qua non est toutefois formellement exigée : ne rien nier de ce qui n'entre pas dans le
cadre des opinions personnelles de chacun de nous. Rien n'est plus nuisible et injuste en général que d'être partisan
d'un tel ou tel point de vue, de tel ou tel parti, en niant tout le reste avec une obstination aveugle : un tel homme
est véritablement un hérétique — de la science, de l'art, de la vie.
Renfermant en elle tout ce qui est vrai dans les opinions historiquement déclarées hérétiques, l'Église définit l'hérésie
active (seule possible et seule blâmable) comme un appauvrissement conscient et voulu de la vérité totale, avec la
négation active, consciente et obstinée, de tout ce qui n'entre pas dans ce cadre. Tel est le sens originaire du mot airêsis,
choix, — terme rendu odieux par les sectes gnostiques des deux premiers siècles du christianisme historique, sectes dont
le choix était trop bizarre et arbitraire. Car l'Église elle-même a fait son choix, et l'empereur Constantin la nomme
précisément « sainte hérésie catholique » ; mais l'obstination, le refus d'accepter cet enseignement parfait de l'Église,
voilà l'hérésie au sens actuel de ce mot.
À l'exemple de l'Église entière, chacun de ses membres est complètement libre de choisir, dans les richesses du christianisme
intégral, ce qui convient mieux pour son Salut, mais ceci sans critiquer ou rejeter une foi plus riche d'expérience, plus éclairée,
qui va toujours en croissant, sans se contenter des vérités devenues élémentaires. Égal aux autres quant aux droits de membre,
tout membre de l'Église occupe dans le Christ sa place propre qui lui est expressément réservée, et qui ne saurait en
aucun cas être occupée par un autre ; mais d'autre part, quelle qu'elle soit, cette place n'est jamais le Christ en son entier -
la vérité intégrale n’étant d'avance exprimable par aucun individu, par aucun concile.
Certes, le christianisme intégral n'est point une religion « des philosophes et des savants ». Mais par ailleurs, pour
le christianisme intégral, l'expression de Pascal : « la foi du charbonnier » est tout aussi dépourvue de sens.
Rien n’est plus anti-orthodoxe que de chercher, dans toutes les choses, le « milieu d'or » d'Horace pouvant satisfaire
le fameux « homme moyen » de Tolstoï : ce n'est qu'un exclusivisme appauvrissant la vérité intégrale, l'état de stérile tiédeur :
Message adressé à l’Église de Laodicée : « Je connais tes œuvres : je sais que tu n’es ni froid ni bouillant. Plût au Ciel que tu sois ou froid ou bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède, ni bouillant ni froid, je vais te vomir de ma bouche » ( Ap 3, 15).
Bien au contraire, partout et dans toutes les conditions sociales, ethnographiques et culturelles,
la foi est essentiellement identique ; elle est à la disposition de chacun, et son premier dogme est celui de l'accessibilité
absolue du christianisme à chacun, accessibilité qui peut exclure au besoin la nécessité de connaître tout ce qui ne
concerne point notre Salut. En elle s'efface aussi tout problème social proprement dit, toute différence entre riches
et pauvres, patrons et ouvriers, nobles et peuple etc... ; sans proclamer l'égalité commune de tous, absurde en-dehors
de l'inégalité universelle, elle affirme le principe d'ouverture à tous sans exception, des profondeurs de son trésor théandrique.
Tout en étant reçue dans l'Église, toute égalité seulement démocratique se trouve être exclue de l'organisme ecclésiastique, au même
titre que toute tendance seulement aristocratique. L'Église ne saurait donc revêtir le seul caractère d'une monarchie spirituelle
ou d'une république spirituelle. Chacun des individus qui la composent est à la fois complètement libre dans ses opinions et
ses actions - mais d'autre part il obéit volontairement à un tout catholique dont l'essence est inexprimable, et qui
n'exerce point de contrainte sur ceux qui le composent. Aucune des formes mondaines ne peut donner une notion quelconque
de l'ordre des choses qui règne dans l'Église.
On peut parler même d'une « anarchie », anarchia, de l'Orthodoxie catholique, dans le sens terrestre ; elle ne
connaît aucun cléricalisme, aucun sacrement de l'Église unilatéralement compris, aucune différence entre les pasteurs
et leur troupeau (plutôt celui du Christ dont ils ont la charge provisoire) :
Paissez le trouveau de Dieu (qui est) parmi vous, en veillant sur lui non pas par contrainte, mais de bon gré selon Dieu ; non pour un gain honteux, mais avec ardeur (I Pe. 5, 2).
Nous n'avons qu'un seul père, le Père céleste ; un seul chef et pasteur, Jésus-Christ ; un seul guide et vivificateur, l'Esprit-Saint. Une telle confession ou profession de foi suffit pour devenir chrétien.
Ce « christianisme intégral », asile de toutes les perfections, qui plane au-dessus des Confessions
chrétiennes, existe-t-il réellement quelque part ?
Si le « christianisme intégral » se classe parmi les réponses évasives et dilatoires d’un certain langage religieux, dans ce cas,
le « christianisme intégral » a le malheur de n’exister que dans l’esprit du Père Léonide… Est-ce bien le cas ? Posons-nous la question.
Le langage religieux justifie tout et n’importe quoi : pour lui, les événements positifs de l’existence sont
des « grâces », et les aspects négatifs sont des « épreuves ». Allez chercher quelque chose qui ne trouve pas sa place
dans un tel schéma ! Si le « christianisme intégral » fonctionne de cette façon, les qualités de telle Église font
assurément partie de ce « christianisme intégral », tandis que les vices et défauts de cette même Église n’en font
pas partie – ce qui permet au « christianisme intégral » de rester à jamais pur et sans tache. Un tel concept
est de la pure idéologie, dont le caractère artificiel saute aux yeux.
Non, le « christianisme intégral » n’existe pas que dans l’imagination du père Léonide. Bien au contraire. Il est
présent dès les premiers mots de l’Évangile. Que dit saint Jean-Baptiste : « Repentez-vous » Metanoeite
« changez d’esprit » (Mt. 3, 2). Cette prédication est reprise par le Christ ; ou pour mieux dire : saint Jean-Baptiste
était lui-même l’écho précurseur de la voix du Christ. Et le Christ prescrit ce « changement d’esprit » à Nathanaël,
en lui disant : « nul, s’il ne naît d’En-Haut, ne peut voir le Royaume des Cieux » (Jn. 3, 3).
Il n’existe pas de christianisme sans conversion.
Et à quoi se convertit-on ? À une organisation ecclésiastique ? À une culture, à des coutumes ethniques ? Certains
le font, pour leur plus grand malheur. Car ils abandonnent les richesses de leur propre culture, sans pouvoir pour
autant acquérir celles de la culture des autres. Et ils passent à côté de ce que demande le Christ. On se
convertit au christianisme intégral, et aucune conversion vraie ne peut se diriger vers quoique ce soit d’autre.
La « conversion » a perdu progressivement son sens initial de « changement d’esprit, changement de vie » pour revêtir
le sens étroitement moralisant de « regret des péchés ». La « conversion » est passée d’une ouverture joyeuse vers
le Christ, d’une ouverture cosmique sur la réalité transfigurée par sa Présence – le Royaume – vers un repli sur soi,
une culture de la culpabilité, un « regret » étroitement personnaliste – une comptabilité des péchés commis, comme si
le premier intérêt de Dieu était de tenir un grand registre de nos manquements au règlement… Quelle image puérile
de Dieu se fait-on ?
En fait, le sens même de la notion du « péché » a été oublié, altéré : le décompte juridique
et minutieux des péchés « de la chair » a évincé le sens fondamental du mot amartia – qui vient du verbe amartanô
signifiant « manquer le but ». Ce but n’est pas une chose, mais bien une personne : le Christ, Dieu et Homme.
Pécher est manquer le but qui est le nôtre, qui est la Vie en Christ, l’intimité joyeuse avec le Sauveur, car il
n’existe pas de christianisme sans un contact personnel avec le Christ.
Qu'a perdu le christianisme avant que le monde, nourri par lui, ne l'ait rejeté et avant que ne
commence le procès de la foi chrétienne ? Il a perdu la joie - non point la joie naturelle, non point la joie optimiste,
générée par un bonheur terrestre, mais la joie en Dieu, dont le Christ a dit que personne ne pouvait nous l'enlever.
Seule cette joie-là sait que l'amour de Dieu pour l'homme et pour le monde n'est pas dur, et elle le sait parce
qu'elle-même vient de ce bonheur absolu pour lesquelles Dieu nous a créés.
Le christianisme a perdu sa dimension
eschatologique, même si l'Eglise, dans sa profondeur mystique, l'a conservée. Le christianisme s'est présenté au
monde sous la forme d'une « loi », d'un « jugement », du « rachat » ou de la « rétribution », comme la religion de
« l'outre-tombe » et, à la limite, il a interdit la joie et condamné le bonheur. (...)
Dans ce monde déchu qui a
perdu le bonheur mais qui en a la nostalgie et qui, malgré tout, vit de lui, le christianisme a découvert et
offert le bonheur ; il l'a accompli en Christ comme « la joie ». Et puis, de lui-même, il l'a refermé. Si bien
que le monde - j'entends bien : le monde chrétien - s'est mis à détester le christianisme et il est retourné
à son bonheur à lui. (...)
Le christianisme s'est scindé en deux : les « conservateurs », nostalgiques d'une
religion de la loi et de la rétribution - celle qu'ils ont eux-mêmes créée - et les « progressistes », qui sont
au service du bonheur futur sur la terre. (...) Le monde, affublé de son « progrès » est dans l'impasse. La religion,
affublée de sa « loi », avec sa thérapie, est dans l'impasse. Le Christ nous a fait sortir de ses deux impasses.
Cela, l'Église le fête éternellement, et les gens, tout aussi éternellement, refusent de l'entendre.
Alexandre Schmemann Journal (1973 – 1983) Éditions des Syrtes 2009. pp. 758 – 759.
L’originalité de la pensée du Père Léonide est d’appeler à la conversion - c’est-à-dire de vivre dans
le « christianisme intégral » - non seulement chacun d’entre nous, mais aussi les Églises chrétiennes elles-mêmes.
Le Père Léonide souligne lucidement le péché de chacune d’entre elles, comment elles ont « manqué le but » dans
leur cheminement historique. Mais rien n’est perdu : chacune peut s’agréger au « christianisme intégral », tout comme
chaque individu qui est interpellé par le Christ.
Malheureusement, parmi ceux qui sont en contact avec la Parole de l’Évangile, seule une petite minorité d’êtres humains
répond à l’appel du Christ : « beaucoup sont appelés, mais peu sont élus » (Mt. 22, 14). Le Christ va même jusqu’à dire :
« le Fils de l’Homme, quand Il viendra, trouvera-t-il la Foi sur la terre ? » (Lc. 18, 8 – ce verset ne se trouve que
dans l’Évangile de Luc). La grande majorité des être humains, soit ne veut pas entendre le message du Christ, comme
les grains qui tombent le long du chemin, dans la parabole du semeur (Mt. 13, 1 – 9) - soit, se détourne du message,
absorbé par les soucis de la vie, comme le grain tombé dans les épines : « et les épines montèrent et l’étouffèrent,
et (le grain) ne donna pas de fruit » (Mc. 4, 7).
Quant à ceux qui sont nés dans un milieu chrétien, ils estiment
trop souvent « tout savoir depuis le berceau », c’est-à-dire être exonérés de tout devoir de recherche spirituelle.
Assurément, penser qu’« il n’y a rien à chercher dans la religion » est une grave erreur. Si les êtres humains montrent
une telle tiédeur envers le message du Christ, nous ne saurions nous étonner devant le fait que les institutions religieuses
présentent les mêmes insuffisances que leurs membres : tiédeur, absence de recherche spirituelle, enlisement dans les
préoccupations ethniques et culturelles. Mais assurément cela n’excuse rien… Simplement, la vérité de l’idéal n’est
pas compromise par les carences de ceux qui le poursuivent ; le « christianisme intégral » existe malgré la tiédeur
ou l’indifférence de ceux qui sont appelés à le rejoindre.
En ce qui concerne l’Église orthodoxe, « le Père Léonide distinguait entre :
- l’orthodoxie comme continuité absolue, mais souvent voilée, défigurée : l’Église indivise, qu’il appelait
« orthodoxie catholique » et :
- les aspects confessionnels et culturels, respectables mais limités, voire limitatifs, pris peu à peu par les Églises
orthodoxes, dans un christianisme éclaté.
C’est pourquoi il pouvait écrire d’une part que :
Le christianisme intégral ne constitue pas l’apanage exclusif de telle ou telle confession chrétienne prise séparément, (…) il embrasse métahistoriquement (les confessions) dans leurs diverses variantes et il existe en elles toutes nonobstant leurs antagonismes historiques…
Mais d’autre part :
Il faut que toutes les Églises viennent de bonne volonté à la source unique et seule possible de l’orthodoxie catholique - ce qui, pour les orthodoxes aussi, d’abord peut-être, exigerait une conversion.
Extrait d’un article d’Olivier Clément sur le Père Léonide, dans le SOP de janvier 1982.
Tout ceci nous mène au point suprême du christianisme œcuménique : son antinomisme. Celui-ci
permet de conserver la vérité universelle intacte de toute souillure des mains impures de l'homme.
Le terme grec ANTINOMIA nécessite quelques éclaircissements. Dans son sens vulgaire il désigne la contradiction entre les lois ;
dans la théologie et le droit ce terme désignait jusqu'ici la contradiction dans l'application pratique de tel ou tel cas
concret ressortissant à deux lois quelconques. En philosophie ce terme n'apparaît qu'assez tard, — à partir de Kant, qui
s'en sert pour désigner « le conflit entre les lois de la raison pure », contradiction qui surgit inévitablement dans la
raison lorsqu'elle touche aux problèmes initiaux de même qu'aux problèmes finaux.
Toutes ces définitions n'expriment point le vrai sens de l'antinomie ; l'Orthodoxie catholique seule donne à ce terme
un sens défini et définitif, l'ayant trouvé comme en passant dans les luttes trinitaires du IVème siècle. Ce sens, le voici.
L'antinomie n'est pas une contradiction; c'est une constatation de l'impossibilité foncière et consciente, pour notre raison,
de définir l'objet qui l'intéresse. Dépassant ainsi les lois de la raison et de la pensée, l'antinomie montre la
nécessité de trouver une loi nouvelle qui, dans les cas insolubles, doit être substituée à la place, ANTI, de la loi, NOMOS, ancienne.
Conçue de cette manière, l'antinomie ne peut être que vécue, confessée, acceptée — volontairement ou non — comme
le guide le plus fidèle vers la vérité intégrale, dépassant la compréhension humaine.
Voici la loi nouvelle : tout ce qui est, existe dans les contraires, dans les incompatibilités. L'antinomie
est la coexistence en une union des contraires, organique et complète ; ainsi est-elle libre de toute contradiction, étrangère
à toute solution.
Par contre, toute contradiction logique ou dialectique, par exemple celle du bien et du mal, de la vérité et du mensonge,
peut et doit être résolue, car elle est provoquée par l’une ou l’autre erreur ou malentendu — dans la pensée elle-même
ou bien dans le processus discursif. En outre, toutes les contradictions sont mortes en elles-mêmes : leurs deux moitiés
ne se supportent pas l'une l'autre et ne peuvent appartenir au même objet en même temps : la justice de l'une implique
la fausseté de l'autre, et réciproquement.
Du point de vue de la logique, un seul et même objet ne saurait être, pour le sujet connaissant, en même temps et dans le
même sens, simple et composé, divisible et indivisible : les opposés logiques sont séparément séparés. - Pourtant les
opposés antinomiques existent nécessairement ensemble, l'un dans l'autre et, sans s'exclure mutuellement, ils s'évoquent l'un l'autre.
L'antinomie supprime les contraires, les neutralise et les identifie. N'étant point contraire aux lois de la logique, elle
est simplement incompatible avec elles, à cause de leur unilatéralité saillante. Toute rationalisation de l'antinomie
est absolument impossible et parfaitement inutile ; l’antinomie entre victorieusement dans l'Orthodoxie catholique depuis
les premiers moments de l'apparition historique du christianisme. Elle définit tout, y compris notre vie chrétienne même,
comme une antinomie partielle, participant à l'antinomie universelle, celle de la Sainte Trinité.
Maintenant, apparaît clairement la différence de fond qui existe entre les confessions chrétiennes définissables et l'Orthodoxie catholique :
celle-ci dépasse les cadres habituels de l'entendement humain, et c'est notamment son antinomisme qui produit dans les esprits
positifs cette sensation étrange - ou bien d'un vide, ou bien d'un vertige mental. Il est en effet impossible de définir l'Orthodoxie
catholique et d'étudier seulement sa théologie.
Identité des opposés, elle est aussi, lorsqu'elle traite du contenu individuel des choses, une consubstantialité des opposés polaires,
comme nous le verrons plus tard. Cette conscience claire de l'antinomisme chrétien fut, comme beaucoup d'autres choses, compromise
par les hérétiques antinomistes qui ont compris l'antinomie dans un sens absolument inacceptable et antichrétien d'immoralité intégrale.
La seconde cause de cet oubli de l'état orthodoxe des choses réside dans les conséquences fâcheuses de ce que les théologiens
appellent « péché originel », ce dernier étant réalisé dans l'ensemble de nos péchés personnels formant la multiplicité de son unité.
La philosophie et les sciences séculières veulent ignorer consciemment tout péché, et cette ignorance voulue et obstinée est
la cause principale de tous leurs malheurs.
La première conclusion que nous pouvons tirer de cet état de choses est non seulement la relativité complète de toute connaissance
seulement rationnelle, qui n'est qu'unilatéralité. Cette unilatéralité doit être nécessairement complétée par
le point de vue diamétralement opposé, seul vraiment complémentaire. L'antinomie n'est point un obstacle sur la voie de notre raison ;
au contraire, étant libre de toute condition assurant l'activité connaissante de cette dernière, elle pose à la raison un
problème infiniment plus profond, en la faisant sortir des cadres de la connaissance conditionnelle et, sans violer les
lois propres de cette dernière, lui désignant la voie vers la véritable science du sujet, la GNOSIS divine.
Celle-ci est la synthèse et la coïncidence antinomique de la raison et de la foi, les deux domaines de la connaissance théandrique,
la seule possible. C'est le domaine où la raison est obligée et accepte volontairement de recourir à la foi, où la raison devient foi
et réciproquement. Et — l’on y revient toujours — c'est le grand mystère de la catholicité, de l'identité en même temps
que de la diversité des unilatéralités particulières et multiples — à la fois sommet, centre et périphérie des jugements
sur tel ou tel objet ou sujet en question, sommet auquel toutes les divergences entre les résultats justes relativement,
non seulement se neutralisent, mais s'identifient et se soudent organiquement.
Dans la vérité intégrale rien n'est donc sans valeur ; chaque opinion, chaque particularité doit être prise en considération
et soigneusement conservée, car elle participe (constitue une partie organique) à un tout inexprimable et intégral.
La vérité intégrale se trouve en chacune d’entre elles, ensemble les embrassant et les unissant. Tous les « points de vue »
ont ainsi une valeur égale sans égalité, chacun occupant sa propre place, possédant sa valeur propre,
étant absolu dans sa relativité, et ne prétendant point être l'expression parfaite, unique et adéquate, de la vérité intégrale.
Car, bien que l'objet de réflexion soit seul et unique, les opinions diverses à son sujet s'écartent les unes des autres ;
elles sont parfois même diamétralement opposées. Même ceux qui étaient remplis de l’Esprit-Saint n'avaient pas d’opinions
identiques sur les mêmes sujets, car l'Esprit ne force point notre Nature, — Il entr'ouvre seulement à notre esprit
les domaines supérieurs qui présentent la même structure surrationnelle et antinomique.
De cette manière, l'expression adéquate que nous cherchons existe à la fois dans l'un et le multiple, dans le divisible
et l'indivisible, dans le simple et le composé etc... ; en même temps, chacune de ces antinomies partielles pénètre
l'une dans l'autre ; il est tout-à-fait impossible de les identifier, — par exemple, l'un avec l'indivisible, le simple, etc...,
et le multiple avec le divisible, le composé etc...
En outre, ces diverses qualités se combinent entre elles de diverses manières, décrivant l'indescriptible. Il peut même
arriver que toutes les possibilités émises ne suffisent pas à embrasser l'objet en question, dans sa totalité. Il faut donc
parvenir à faire la synthèse antinomique des diverses opinions unilatérales et incompatibles, dont chacune n'est orthodoxe
que dans une certaine mesure ; leur affirmation simultanée nous permettra de saisir la question plus impartialement,
en dehors de la connaissance unilatérale ordinaire, basée parfois sur une sorte de logique purement personnelle. Si j'émets
une opinion, je dois aussitôt admettre la pleine validité de son contraire, et ce n'est que leur identité dans un
ensemble suprarationnel qui nous donnera au moins une idée de ce tout que nous cherchons.
Probablement, nous n'arriverons jamais à énumérer toutes les opinions possibles sur tel ou tel sujet ; mais n'oublions
pas que cette énumération a déjà depuis longtemps été réalisée dans la conscience théandrique de l'Église, par la puissance
de l'Esprit-Saint qui l'anime.
Maintenant, si nous examinons attentivement les choses qui nous entourent, nous apercevons avec étonnement que la moindre
d'elles dépasse, dans sa totalité, les forces connaissantes de notre raison et, par conséquent, ne peut jamais être connue
jusqu'à la fin ; souvenons-nous de la célèbre « chose en soi » de Kant. Notre connaissance n'ira jamais au-delà du contenu
extérieur, objectif des choses ; leur contenu subjectif justifiant leur objectivité nous restera,
dans les conditions actuelles, à jamais caché.
Car tout ce qui existe est antinomie, et par conséquent est rationnellement (logiquement et scientifiquement) insaisissable.
La même chose est en même temps et dans le même sens, une et multiple, simple et composée, visible et invisible, — pour
certaines notions il est difficile même de trouver un oppositum voci direct. Cette loi divine, à la fois nouvelle
et toujours ancienne, pénètre le monde entier. Ce monde est mû par l'antinomie et contenu en elle ; chaque chose qu'il
renferme, le moindre de ses détails est une antinomiesui generis. L'antinomie est l'énigme de l'existence même de
toutes choses, de leur individuation en même temps que de leur communion.
Dieu en lui-même, nous le verrons encore, est une antinomie suprême, source des autres, de la Sainte-Trinité :
- Dieu dans la création ou Dieu-Homme, est une antinomie initiale ;
- la création en Dieu, Homme-Dieu ou l'Église, est une antinomie finale.
Chaque chose créée, chaque « atome » physique ou spirituel est une antinomie partielle, participant à l'antinomie théandrique,
suite logiquede la Trinité divine.
L'antinomie n'est donc pas seulement une notion, une méthode, une loi ; elle est Dieu en lui-même, Dieu dans le monde
et, d'autre part, le monde en lui-même, le monde en union avec Dieu, le terme final de cette union étant lathéopoiêsis, théosis,
la divinisation.
Tel est l'état orthodoxe de l'univers ; nous voici en plein centre du problème, en plein mystère de l'Orthodoxie catholique.
Il faut arriver à exprimer antinomiquement chaque objet, chaque chose, chaque pensée, en se souvenant toujours que cette antinomie
n'a pas de solution pour un esprit créé. Car cette solution ne se trouve que dans la connaissance divine et parfaite de la
chose en question, ne s'exprimant autrement que par la création même de cette chose. Nous pouvons seulement nous approcher
de cette solution, par la voie unique de la vie et de l'expérience religieuse dans toutes ses formes. L'objet existe : cela prouve
que l'antinomie que l'esprit ne fait que nous démontrer se réalise dans la vie et seulement en elle.
Les grandes visions théologiques trouvent leur source dans une intuition. La réflexion théologique d’un penseur chrétien est en fait le développement conceptuel d’une intuition de départ qui la fonde.
Dieu et le monde ne sauraient être mutuellement étrangers.
Si la création ne peut être comprise sans Dieu,
Dieu Lui-même ne saurait être compris sans sa création.
L’intuition de base du Père Léonide rejoint celle du Père Serge Boulgakov :
Entre le ciel et la terre, existe-t-il une échelle le long de laquelle montent et descendent les Anges ?
Ou n’est-ce qu’un tremplin d’où celui qui veut se sauver doit sauter, pour échapper au monde ? (…) La réponse
est contenue dans le dogme fondamental du Christianisme : celui de la Théanthropie. Le monde créé est relié avec
le monde divin. Par la Sagesse divine, le Ciel s’est penché pour toucher la terre. Le monde n’existe pas seulement en lui-même,
il est aussi en Dieu ; et Dieu ne demeure pas seulement au Ciel, mais encore sur la terre, dans le monde et dans l’homme.
P. Serge Boulgakov. Le problème central de la Sophiologie. Traduit par Constantin Andronikof. Colloque P. Serge Boulgakov.
Le Messager orthodoxe – hors série. P. 84.
Comme le dit le Père Léonide : Dieu n’est pas un grand NON face à sa création ». Chez le
Père Boulgakov, le « lieu » où Dieu et le Cosmos se rencontrent est la Sagesse divine, la « Sophie ». Comme nous le verrons,
la sophiologie se retrouve dans l’œuvre du Père Léonide.
Lorsqu’on s’approche de l’Absolu, tout se métamorphose. Les règles qui gouvernent le réel changent de nature. La physique
contemporaine peut nous aider à comprendre ce phénomène : l’espace-temps se modifie, lorsqu’on s’approche de la vitesse
de la lumière. De même, l’espace-temps spirituel se métamorphose profondément, à l’approche de l’Absolu. Les parallèles
se rejoignent, les incompatibles se réunissent, sans pour autant se confondre. Les lois qui gouvernent le réel, auprès de Dieu,
diffèrent profondément de celles que nous connaissons dans la dimension de notre monde fini et limité.
Cette unité où rien ne se confond est difficile à saisir. Elle dépasse notre connaissance conceptuelle. Auprès
de Dieu, nous sommes dans l’inconnaissable. Seule la vie spirituelle peut éclairer notre esprit. Le Père Léonide
contempla l’ensemble de la création dans la blanche lumière de la Transfiguration. Il avait une vénération particulière
pour cette fête, qu’il vivait avec intensité.
La lumière blanche qu’émet le soleil, si on la fait passer par un prisme, se décompose en un « spectre » où les éléments
qui composent l’astre se révèlent par des « barres » distinctes. C’est en analysant la lumière des étoiles que
l’on connaît ainsi leur composition. La blanche lumière de la Transfiguration, qui est incréée, s’épanouit en un « spectre »
divinement large, qui comprend toutes les potentialités de la création – tous les « futuribles », comme les appelle
le Père Léonide. Ce « spectre » de la lumière de la Transfiguration, le Père Léonide l’appelle : ANTINOMIE.
Dès les premiers pas de sa recherche spirituelle, le Père Léonide s’est aperçu du fait que le christianisme est
fondamentalement antinomique : c’est la Religion du Dieu fait Homme, de Dieu qui est Trois en Un.
Le Divin et l’humain, voici les deux pôles d’une première antinomie. En un moment de notre Histoire, Dieu
est venu partager la vie de ses créatures humaines. Et Il est venu en récapitulant en Lui-même l’antinomie Divin/humain.
Cette récapitulation n’était aucunement un juste milieu : le Christ n’était pas constitué « à 50% » d’humain,
et « à 50% » de divin. En Lui se trouvent la totalité de l’humain et latotalité du divin.
L’Unité et la diversité sont les deux pôles d’une seconde antinomie. Le Christ s’est fait baptiser par Jean
dans le Jordain. Ce faisant, Il nous a révélé qui est Dieu : le Père a fait entendre sa voix ; l’Esprit est apparu
sous forme de colombe ; et le Christ Lui-même inclinait la tête sous la main de Jean-Baptiste. Trois – en un seul Dieu.
Tel est Dieu. Là aussi, il n’existe nulle part dans cette antinomie, de juste milieu : Dieu est totalement
Un, et totalement multiple. Le « Trois » des Personnes divines n’est pas un nombre : seulement l'indice de
cette Unité/multiplicité ineffable, que notre langage humain est incapable d’exprimer adéquatement.
Le Créateur et la création constituent les deux pôles d’une troisième antinomie. Que penser de cela ? Là aussi,
il n’existerait pas de juste milieu ? Comme le Christ est totalement divin et humain - comme la
Trinité est totalement Une et multiple - la réalité serait-elle totalement créatrice et créée ?
Pour parvenir – sinon à comprendre – du moins à nous faire une idée de cette vision, osons cette affirmation :
le Père Léonide est le théologien du « Yin » et du « Yang ». Certes, ni cette notion, ni le symbole qui la représente
n’apparaissent explicitement dans ses œuvres.
Le symbole du « Yin » et du « Yang » est l’expression graphique de l’antinomie : au cœur du « blanc », apparaît le « noir » ;
au cœur du « noir » apparaît le « blanc ». Dans ce symbole, le « gris » du juste milieu n’existe pas.
L’antinomie met
en relations des incompatibles, des contraires.
Chacun de ces contraires surgit au cœur de l’autre ; c’est ainsi qu’ils
sont en relation, sans se confondre.
Le monde est antinomique : au cœur de la création apparaît le divin ; au cœur du divin apparaît la création.
- Ce « divin » qui apparaît au cœur de la création, le Père Léonide l’appelle Trinité créée.
- Ce « créé » qui apparaît au cœur du divin, le Père Léonide l’appelle Trinité incréée.
Nous verrons apparaître ces notions dans la suite de son œuvre.
La pensée du Père Léonide est inclusive : TOUTE la réalité trouve sa place dans l’antinomie. Toutes les opinions,
tous les points de vue s’y trouvent : « chaque particularité doit être prise en considération et soigneusement conservée,
car elle participe à un tout inexprimable et intégral ». Rien ne doit en être exclu : « Tous les points de vue ont ainsi
une valeur égale sans égalité, chacun occupant sa propre place, possédant sa valeur propre, étant absolu dans
sa relativité, et ne prétendant point être l'expression parfaite, unique et adéquate, de la vérité intégrale ».
Cette inclusivité extrême est parfois déconcertante. À chaque fois, le Père Léonide doit citer l’un et son contraire :
la transcendance/immanence, la grâce/non-grâce, la non-création non-est, le non-sujet non-est, le non-objet,
la non-vie non-est non-égale non à la non autre vie, etc… toutes choses qui peuvent laisser penser que l’auteur déraisonne,
si l’on ne garde pas à l’esprit la « logique non-logique » de l’antinomie : « Si j'émets une opinion, je dois aussitôt
admettre la pleine validité de son contraire, et ce n'est que leur identité dans un ensemble suprarationnel qui
nous donnera au moins une idée de ce tout que nous cherchons ».
Si je cite « blanc » dans le Yin, je dois citer du même souffle « noir » dans le Yang – et être conscient que le « blanc »
surgit au cœur du « noir », et que le « noir » surgit nécessairement au cœur du « blanc ». En gardant cela à l’esprit,
nous ne serons plus déstabilisés par la pensée toujours contrastante du Père Léonide.
L’inclusivité de la pensée du Père Léonide tranche radicalement sur la mentalité qui régnait dans le clergé de l’émigration
russe de l’époque. Ce milieu était très fermé ; l’émigration conservait jalousement la russité comme étant la dernière
chose qui survivait du naufrage de l’Empire russe à la révolution. L’Église était le rempart ultime de l’héritage
impérial russe.
Dans ce contexte, l’ouverture d’esprit du Père Léonide, tant en ce qui concerne l’usage de la langue française dans la
célébration liturgique que dans ses relations avec la population catholique qui l’entourait, était vraiment exceptionnel.
À ses yeux, toutes les opinions entraient de plein droit dans l’antinomie. Donc rien ne devait être rejeté à priori
au nom de quelque dogmatisme.
Cela ne veut pas dire pour autant que le Père Léonide sombrait dans le relativisme. Bien au contraire : il était persuadé
que la plénitude de la Révélation chrétienne se trouve dans la Tradition de l’Église indivise, et que cette Tradition
était gardée par l’Orient chrétien. Mais jamais le Père Léonide n’accréditait le folklore de la « Sainte Russie », tel
qu’on le trouvait abondamment représenté dans l’émigration russe. Nulle part on ne trouve dans l’œuvre du Père Léonide
de nostalgie d’une patrie perdue et idéalisée. Dans les milieux de l’émigration russe, cette patrie était d’autant
plus idéalisée qu’elle était désormais inaccessible, et que celle-ci s’éloignait toujours plus dans le temps, appartenant
désormais à un passé à jamais révolu.
La pensée du Père Léonide vogue en d’autres cieux, sous la lumière de la Transfiguration.
Dire que la totalité du réel est compris dans le large « spectre » de l’antinomie ne revient pas à accepter tout et
n’importe quoi. Le critère de vérité est l’intégralité de l’antinomie. Il est difficile de toujours garder à l’esprit
la plénitude de la largeur de l’antinomie. À la limite, il faut être Saint pour y parvenir.
L’antinomie est une Croix pour notre intelligence. C’est un effort crucifiant que d’être toujours à la hauteur
de l’antinomie. Très souvent, notre esprit réduit sa vision à sa propre capacité. Il prend une notion - ou un tout petit
ensemble de notions - et décrète qu’il s’agit de la Vérité, de préférence en condamnant tout le reste.
Cette étroitesse, ce particulatisme entraînent nécessairement une propention à la condamnation et à l’exclusion.
Prendre une partie pour le Tout est l’unilatéralisme. Une pensée ou un concept unilatéral ne prend en compte
qu’une partie de l’antinomie du réel, et donne de ce fait même, une perspective erronée, inexacte. Dans son œuvre,
le Père Léonide démasquera l’unilatéralité de telle pensée ou de telle position, toujours afin de faire surgir la
Vérité intégrale, qui est en concordance avec le caractère antinomique du réel.
Dans un remarquable passage du « Journal » du Père Alexandre Schmemann, nous trouvons une intéressante application de
la notion d’antinomie, sous le point de vue de l’Histoire :
Les uns affirment que l'homme ne trouve le sens de sa vie que dans l'Histoire et en la servant, en allant « dans son sens ».
L’idéologie communiste a utilisé abondamment cet argument. Les propagandistes du Communisme prétendaient que l’Histoire allait inévitablement conduire au triomphe de leur idéologie. Cela mena rapidement au harcèlement et à l’élimination physique de ceux qui ne consentaient pas à aller « dans le sens de l’Histoire ». L’Histoire, quant à elle, a apporté un démenti écrasant à cette conception de l’univers qui a apporté tant de souffrances et de ruines à l’Humanité, pendant le vingtième siècle.
Les autres, avec la même passion, nous assurent qu'on ne peut trouver le sens de notre vie qu'en nous affranchissant de l'Histoire.
La négation de l’Histoire est bien présente dans l’Orthodoxie, avec le mythe qui dit que « rien n’a jamais bougé,
et rien ne doit bouger… » - mettant sur le même pied le calendrier et les langues liturgiques mortes, avec l’Évangile
et la Parole du Christ.
Cependant, la négation de l’Histoire ou l’oblitération de celle-ci n’est pas un monopole de l’Orthodoxie : les gens
qui, dans l’Église catholique romaine, s’imaginent que la Papauté et les Cardinaux remontent à l’époque apostolique – certains
Réformés qui décrivent les premiers chrétiens comme des gens lisant rationnellement la Bible au pied d’un mur blanc – et les
divers Pentecôtistes qui passent immédiatement des Apôtres au fondateur de leur secte, sautant allègrement par-dessus
dix-neuf siècles de vie ecclésiale et d’expérience spirituelle de l’Église, tous succombent à la négation de l’Histoire.
Et les chrétiens ont adopté ce « ou bien / ou bien » et intérieu-rement, dans leur conscience, ils s'y sont soumis - là réside la tragédie du christianisme moderne.
Les Chrétiens ont adopté l’une ou l’autre position unilatérale (le « ou bien / ou bien »), par incapacité de se maintenir au niveau de l’antinomie. Oubliant l’Histoire ou esclaves de celle-ci, leur position est partielle et donc fausse. Le Christianisme intégral est antinomique : à la fois dans l’Histoire et en-dehors de celle-ci, tendu vers la Fin des Temps :
Je dis bien : tragédie, parce que, en dernier ressort, toute la nouveauté du christianisme résidait (et réside) dans le fait qu'il supprime cette alternative. Et cette suppression est l'essence même du christianisme, qui est eschatologie. Le Royaume de Dieu est le but de l'Histoire, et le Royaume de Dieu est déjà, maintenant, « parmi nous », « au-dedans de nous ». Le christianisme est un événement historique unique, et il est la présence de cet événement - dans le présent - comme l'accomplissement de tous les événements et de l'Histoire elle-même. C'est pour qu'il en soit ainsi et seulement pour cela qu'est nécessaire l'Église, en cela seulement est l'Église, son « sens » et son « essence ».
Le Royaume est antinomiquement « à venir » et « déjà en œuvre » - et les deux points de vue doivent être maintenus simultanément. Le Père Alexandre Schmemann emploie explicitement le terme « antinomie » un peu plus loin dans le texte
L'Église est attelée au monde. Elle est pour le monde, mais en tant que son commencement et sa fin,
comme l'affirmation que le monde est pour l'Église, puisque l'Église est la présence du Royaume de Dieu. Là est
l'éternelle antinomie du christianisme, et là est le cœur de toutes les discussions actuelles sur lui. La tâche
de la théologie est d'être fidèle à l'antinomie surmontée dans l'expérience de l'Église, comme une « Pâque », le passage
permanent (et non pas seulement historique) du monde au Royaume. Il faut sans cesse sortir du monde et sans
cesse être dans le monde.
Alexandre Schmemann. Journal (1973-1983). Édition des Syrtes 2009. p. 643.
Le Père Léonide ne dit pas autre chose.
Le caractère vital de tout ce que possède l'Orthodoxie catholique constitue un autre trait
caractéristique de celle-ci ; elle fait ainsi entrer la raison dans le domaine ontologique, en la forçant à vivre,
à confesser par la vie elle-même ce qu'elle affirme.
On oublie d'ailleurs que ce nouvel ordre de choses n'est que le retour vers l'ancien, car la logique elle-même est absurde
en-dehors de la vie, n'étant basée au fond que sur l'expérience vitale. C'est ainsi que la « raison pure » de Kant
s'identifie indissolublement avec la « raison pratique ». C'est pourquoi il est inutile d'assigner à la vérité intégrale
un caractère exclusivement théorique ou exclusivement pratique ; elle n'est ni l'un ni l'autre, mais elle participe
aux deux aspects.
La « théorie » (theoria) dans le sens d'exposé abstrait, uniquement philosophique (scientifique d'un côté - et
métaphysique de l'autre) des principes ou des fondements de tout ce qui existe, ne suffit point pour un catholique orthodoxe.
Le mot grec originel theoria signifie pour lui « contemplation » : une pénétration à l'intérieur des choses,
par les yeux spirituels.
La theoria catholique-orthodoxe est parfois le résultat de toute une vie menée dans l'« entraînement » (askèsis)
le plus austère. Cette ascèse est toujours un acte de vie, de la vie en l'Esprit-Saint. L'acquisition de l’Esprit-Saint
devient le sens et le but principal de la vie du chrétien ici-bas.
Cette vie concerne à la fois la vérité abstraite et la pratique chrétienne. Toutes deux forment un tout indivisible,
car la notion de la vie chrétienne englobe tout en soi, et identifie les contraires. « Je suis la Voie (pratique), la
Vérité (théorie) et la Vie (synthèse des deux) » (Jn. 14, 6). Tel est le criterium unique de l'appartenance au
Christ et par conséquent de l'appartenance à l'Église son Épouse - appartenance non seulement formelle,
mais surtout réelle et active. Celui qui ne vit pas en Christ dans l'Esprit ne peut rien comprendre dans le
christianisme intégral ; ses opinions sont et resteront toujours erronées et imparfaites.
C'est précisément ici que gît la difficulté principale pour un « exposé » de la « doctrine » catholique-orthodoxe.
Tout en elle, du commencement à la fin, est dicté par l'expérience spirituelle vivante, dont la synthèse constitue
la vie et la voie historique de l'Église du Christ — expérience non seulement personnelle, mais aussi et nécessairement
commune, catholique, c'est-à-dire appartenant à tous ensemble, et à chacun en particulier.
Cette expérience spirituelle est donc la conditio sine qua non pour connaître l'Église dans toute sa plénitude,
car l’expérience spiriutelle est un processus de rassemblement des trésors de la coopération de l'Esprit de Dieu avec
l'Église entière et avec chacun des membres de celle-ci. Rares sont, dans la vie de chacun de nous, les moments
où nous sommes emplis de l'Esprit ; mais ces moments-là existent néanmoins, et c'est notre devoir que de ramasser
ces grains de vérité qui rassasient l'âme.
Une fois apparus, ces grains ne peuvent disparaître ; tout ce qui a été exprimé dans la vie historique de l'Église est
conservé à jamais dans le trésor ésotérique de l'expérience spirituelle infaillible de l'Église toute
entière, tou kath’holou. Nous disons ésotérique, car tout ce que le christianisme intégral possède, il le
possède intérieurement, indépendamment de toute définition extérieure formelle, juridique ou scientifique ; rien en lui
n'est réglé par une autorité extérieure ou matérielle, si l’on peut dire.
En utilisant diverses sources concernant l'Orthodoxie catholique, l'on doit toujours tenir en mémoire qu'elle ne possède
et ne peut point posséder d'exposé obligatoire et officiellement reconnu de sa doctrine. La notion d’obligation et l’officialisme
sont peu compatibles avec elle, car elle est le centre antinomique de toutes les religions, philosophies et sciences possibles.
Le christianisme œcuménique évite ainsi toute organisation ou toute institution qui rechercherait les prescriptions permanentes,
sans l'interdire toutefois à personne ; sans rien imposer, il invite seulement les hommes de « bonne volonté » (Lc. 2, 14) à contempler
attentivement les richesses de son trésor doctrinal : « viens et vois » (Apoc. 6, 1). C’est le même état de choses qui se manifeste
dans tous les domaines de la vie de l'organisme théandrique. On ne peut point se contenter d’enseigner l'Orthodoxie universelle ;
l faut y être initié par la vie chrétienne elle-même.
La théologie expérimentale devient ainsi l’unique théologie possible dans le christianisme intégral.
C'est pourquoi toute instruction catholique-orthodoxe ne peut revêtir qu’un caractère purement inductif, qui ne déforme
point les particularités individuelles de chaque homme, si précieuses devant Dieu. Un tel enseignement ne poursuit
d'ailleurs dans la plupart des cas qu'un but purement préventif, celui d'indiquer les erreurs (uni-latéralités ou abus)
surgissant inévitablement là où l'activité du mal cherche à nuire aux hommes par tous les moyens, y compris par un
enseignement faux, malhonnête, étroit.
Telle est aussi l'unique apologétique possible, qui est loin d'assigner à la théologie la valeur indue d'une science autonome
et autosuffisante qui pourrait être développée sans cesse, comme les autres sciences humaines. Une telle théologie pour la théologie,
la théologie en soi, remplie d’amas de définitions et de notions techniques pratiquement inutiles et inutilisables
pour un croyant non préparé - théologie qui est d'ailleurs le plus souvent parfaitement incapable d'ouvrir les horizons nouveaux - ne
peut produire sur l'esprit d'un chrétien conscient de sa haute vocation, que la sensation d'un adultère spirituel.
La théologie catholique-orthodoxe est plutôt une théosophie ou, encore mieux, une théanthroposophie, qui forme
d’une part la synthèse organique et parfaite de la révélation divine — c’est l’aspect théologique à proprement parler — et
qui est constituée d’autre part du labeur humain, axé vers la connaissance — c’est l’aspect philosophique - ce dernier terme étant
pris dans le sens général de connaissance sous toutes ses formes. Ce domaine est assez facilement séparable
du premier, d'où la possibilité pour lui d'un luciférisme qui est propre à la création en général et consiste en
la substitution de l'humain au divin, suivie de la négation active et obstinée de ce dernier.
Cependant, les deux domaines s’interpénètrent en réalité jusqu'en leurs dernières profondeurs, ceci sans diminuer en quoi que
ce soit les richesses propres à chacun d'entre eux. Leur différence elle-même, loin de justifier leur séparation, évoque
au contraire la nécessité qui existe pour ces deux domaines de s'unir en un tout théandrique, tout en conservant
leur indépendance intégrale, en une interdépendance absolue. Confondre pour séparer et - à la fois - ni confondre
ni séparer, telle est la devise de la connaissance théandrique.
La théologie à proprement parler est absolument nécessaire à toutes les doctrines humaines particulières, car elle constitue
leur unité organique et s'occupe surtout des problèmes fondamentaux — initiaux et finaux. Ceux-ci sont insolubles pour une
connaissance uniquement humaine.
D'autre part, en vertu de la pénétration mutuelle des deux ingrédients de la connaissance théandrique, cette étude du commencement
et de la fin se prolonge inévitablement dans le domaine des choses créées, qui reflètent la beauté et la sagesse souveraine de
leur Créateur. Telle est la connaissance philosophique conçue comme participation à l'œuvre créatrice de Dieu. Cette participation
possède un côté scientifique qui étude la réalité objective des choses ; elle possède aussi un côté qui se livre à l’étude
du meta ta physika - du côté métaphysique ou intuitif, qui concerne la réalité subjective de l'univers,
le « — » nécessaire au « + ».
La participation à l'œuvre créatrice de Dieu est également la continuation de cette œuvre divine ; elle se manifeste dans l'art
sous toutes ses formes (littérature, musique, choréographie, peinture, sculpture, architecture, etc..., le monde étant lui aussi
un jeu divin), et même dans l'industrie (technè signifiant originairement art qui a pour fonction d'ennoblir la
technique). Telle est la pénétration mutuelle – la seule possible et la seule qui soit légitime - des deux ingrédients
de la connaissance théandrique. Toute séparation introduit immédiatement dans chacun des deux domaines un élément hérétique,
unilatéral - de même que, de l'autre côté, il est absolument interdit de confondre les deux domaines sans en faire la
distinction complète.
1) Le sujet et l'objet.
Dans le domaine de la connaissance créée, philosophique à proprement parler, nous découvrons
aussitôt une antinomie fondamentale : il s’agit du fait que la connaissance rationnelle et scientifique des vérités
du complexe théandrique doit nécessairement être complétée par la connaissance sur-rationnelle, métaphysique, qui forme
avec elle un tout organique.
Cette connaissance intuitive est, du point de vue de la raison, une « ignorance », car elle ne peut rien prouver
de ce qu'elle affirme, autrement que par la voie de l’évidence intérieure. Cette évidence intérieure n'est réalisable
que par la participation active à cette connaissance, de la part de celui qui désire connaître. C'est ainsi
que la connaissance philosophique sous son double aspect sus-indiqué découvre dans chaque chose, deux côtés
existant dans un tout, que l’on nomme d'habitude la « chose en soi » : le côté extérieur ou objet - par
lequel cette chose entre en relations avec les autres - et le côté intérieur ou sujet – qui préserve
la chose dans son individualité.
Nous avons vu que seul l'extérieur des choses, leur réalité objective, est soumis à la connaissance rationnelle,
comme pouvant être l'objet de l'expérience physique. Par ailleurs, tout sujet lui échappe totalement.
Une connaissance adéquate et complète de telle ou telle chose, est en fait la création de cette chose - non dans le
sens réducteur d'un dédoublement de la chose en question - mais bien dans le sens de notre transformation en elle. Celui
qui connaît, sort de soi-même et se dirige vers un autre pour s'incarner en lui et le faire entrer ensuite en soi-même.
Aucun des êtres créés n'est capable d'atteindre cet état d'autoévacuation, de « kénose » ; ce n'est que Dieu seul qui
pense par les choses, « nomme les choses inexistantes comme existantes » (Rm. 4, 17).
2) La gnose divine.
La philosophie humaine, créée, doit donc être complétée par la science divine, créatrice,
pour devenir la gnose véritable dont la science créée ne constitue qu'une des multiples faces. Cette gnose constitue
actuellement l'apanage de Dieu seul ; mais elle est en même temps l'une des aspirations des plus ardentes du christianisme
intégral, attaché à la vérité qui nous est à la fois transcendante et immanente.
Cette gnose ne peut ainsi être atteinte que par une déification ou divinisation de la création, divinisation qui,
nous le savons, est elle aussi l’une des aspirations du christianisme œcuménique.
Cette gnose est une véritable coïncidence des opposés : science absolue, elle est en même temps l'absolue « ignorance » (ou
plutôt « inconnaissance »), cette dernière étant exprimée avec évidence par le fait même de la création libre - la prescience
divine n'étant point un joug qui pèse sur ce qui est créé.
La gnose divine, c'est ce que Dieu révèle à la création ; les faits de cette révélation entrent dans la conscience
humaine uniquement par la voie de la foi. Des deux réalités, divine (transcendante) et humaine (immanente) forment
ensemble une seule réalité théandrique. La pre¬mière réalité, divine et transcendante, échappe totalement à la
connaissance créée et exige la foi ; la seconde réalité, humaine et immanente, au contraire n'est soumise qu'à la
connaissance créée - sous le double aspect sus-indiqué.
3) La foi comme réalité théandrique.
Il est maintenant facile de voir que l'ensemble des deux réalités, le Dieu-Homme, n'est connu que par une synthèse
organique de la foi et de la science. Et comme d'autre part ces deux réalités sont en elles-mêmes également antinomiques,
la seconde étant « l'image et la ressemblance » de la première, les deux moyens de les connaître sont théandriques
également : la science rationnelle est complétée par la sur-rationnelle (intuitive), et la foi est une entité théandrique
qui nous révèle, en un seul et même Dieu, d’une part la Divinité - et d’autre part le Créateur.
Il est donc unilatéral de considérer la foi uniquement comme un don divin, ce que l'on fait grâce à une mauvaise
traduction d'un endroit de saint Paul. La connaissance humaine et philosophique, dans ses deux aspects, s'appuie
donc - inconsciemment dans la plupart des cas - sur la foi, et réciproquement. Dans leur pénétration mutuelle, la foi et la
science conservent en même temps leur indépendance, et aucun conflit entre elles n'est possible.
Si quelqu’un aime Dieu, celui-ci est connu de lui (I Co 8, 3).
Ainsi, nous ne serons plus des enfants, emportés à tout vent de doctrine par le jeu des humains, par leur astuce
au fourvoiement de l’erreur ; professant la vérité dans l’amour, nous grandirons en tout vers le Christ,
qui est la Tête (Eph 4, 14).
la Vie éternelle, c’est qu’ils Te connaissent, Toi, le seul vrai Dieu, et Celui que Tu as envoyé : Jésus-Christ (Jn 17, 3).
La foi ne devient science parfaite, divine, que dans le glorieux siècle à venir. Elle forme la branche verticale de la croix de la gnose ; la science-intuition en est la branche horizontale.
4) La foi et le progrès des sciences naturelles.
Combien maigres sont des résultats de l'intrusion de la science dans le domaine de la foi ! Cherchant à tout prouver
avec évidence immédiate, elle devient sans cesse obligée à recourir à toutes sortes d'hypothèses de travail,
absolument invérifiables et nécessitant paradoxalement une démarche de foi (théories cosmogoniques de toute sorte,
théorie d'évolution transformiste des êtres vivants, l'âge de la terre, la pluralité des mondes habités, etc...).
De même sont absolument ridicules et absurdes les essais de recourir uniquement à la foi dans l'explication des
phénomènes naturellement soumis à la connaissance rationnelle, comme ceci a souvent eu lieu, par exemple, au XVIème siècle
encore (la condamnation, des deux côtés, romain et protestant, de la cosmogonie de Copernic).
Le progrès de la connaissance « naturelle » et les découvertes de cette dernière ne diminuent point le domaine et
l'autorité séculaire de la foi, comme le craignent en vain les chrétiens trop ignorants ou trop zélés : les choses encore
inconnues ne concernent point la foi ; ce qui diminue (sans diminuer d'ailleurs, car nous avons devant nous l'infini
du microcosme et du macrocosme), c'est l'ignorance-inconnaissance qui constitue l'énergie potentielle - par rapport à
l'énergie cinétique de la science positive.
La foi qui ne concerne que les vérités initiales et finales, embrasse de tous les côtés la philosophie humaine qui,
sous son double aspect, ne fait que décrire ou découvrir ce qui existe déjà et se trouve ainsi quelque part entre
le Commencement et la Fin.
La foi ne peut donc que souhaiter les horizons nouveaux que nous ouvre la connaissance humaine, consciente de sa haute tâche.
Le progrès de cette dernière saura enfin reproduire tous les effets merveilleux et tous les miracles que nous annonce
d'avance la foi. Au lieu de diminuer en quoi que ce soit la valeur et la véracité de la tradition théandrique,
cela va démontrer, au contraire, la splendeur divine et la justesse de toutes les affirmations du christianisme œcuménique,
de même que toutes les théories évolutionnistes nouvelles, par exemple celles de la critique historique radicale moderne,
des « Bibel und Babel » prouvent déjà l'universalité de cette vérité.
La notion du surnaturel est donc, dans ce sens, presqu'inutile: dans l'organisme théandrique tout est naturel.
D'ailleurs la connaissance humaine ne pénètre pour la plupart des cas que dans le passé lointain, en étudiant les possibilités
cachées depuis l'antiquité dans la Nature ; elle ne dépassera jamais les limites du relatif et du créé, et certains domaines
resteront à jamais fermés pour elle.
Laissons donc la foi et la science subsister librement côte-à-côte ; autrement nous allons tomber dans l'unilatéralité hérétique
de telle ou telle sorte — par exemple, dans le matérialisme historique de la part de la philosophie, et dans la superstition
et la bigoterie du côté de la foi.
Les deux domaines doivent pénétrer (et pénètrent d'ailleurs toujours) l'un l'autre selon la loi du théandrisme ; leur séparation
actuelle est un des plus grands malentendus de nos jours.
5) La foi et la théologie.
La théologie qui devait servir de couronnement aux beaux édifices de l'activité humaine connaissante et créatrice,
est ressentie par les tenants de la science positiviste, comme étant le caprice de quiconque a la folie de s'intéresser aux questions religieuses et spirituelles.
Ceci ne veut point dire que le christianisme intégral désirerait faire revivre l'état médiéval de la philosophie
occidentale qui la faisait considérer comme une ancilla theologiae (la théologie considérant la philosophie comme étant
sa « servante ») - état médiéval grâce auquel la séparation elle-même
s'est produite : il n'y a rien de servile dans l'activité humaine.
Mais les théories sans cesse inévitablement changeantes
que nous offrent la science et la métaphysique ne suffisent point pour la plénitude de l'activité connaissante ;
ce qui est mobile par nature ne peut point exister en dehors de l'immutabilité parfaite. Ceci explique pourquoi
le christianisme œcuménique, au fond, ne s'arrête point aux théories de la science sécularisée, dont les assertions
ne concernent que l'extérieur historique de la tradition théandrique sacrée, extérieur qui a toujours besoin d'être
corrigé et complété par le point de vue diamétralement opposé.
Si telle ou telle décision définitive sur telle ou telle question est ou sera vraiment nécessaire, c'est alors l'Église
même qui parlera, et ceci sans équivoque. Comme même cette réponse complète provoquera toujours des discussions et comme,
d'autre part, aucune théorie nouvelle ne peut rien changer à la substance des choses, à quoi bon une polémique
qui est vaine par avance ? L'Orthodoxie catholique ne peut et ne veut pas s'engager dans les discussions interminables
sur des sujets sans valeur religieuse, dans les suppositions gratuites. Elle ne répondra jamais, tant qu'il y a de la
vanité dans les questions qu'on lui pose. Comment d'ailleurs peut-elle échanger - contre ces phénomènes accidentels
et improuvables - la vérité éternelle de ce qui dépasse la raison, qui est démontrée par la foi et saisie par la vie religieuse,
vérité abandonnée malheureusement par presque tout le monde en raison de la tendance au moindre effort qui envahit
l'univers entier, selon la parole prophétique du Christ : « le Fils de l'Homme, en revenant, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »
Les connaissances humaines resteront spirituellement stériles comme le figuier desséché, tant qu'elles ne voudront pas
s'unir avec l'Orthodoxie catholique dans une synthèse organique qui va nous révéler la plénitude splendide de la théandrie universelle.
Cette synthèse, c'est aussi l'amour divin qui pénètre l'univers entier et dont le siège, dans l'homme, est toujours le cœur,
centre de l'être humain - l'amour étant le seul mobile de l'action théandrique. Tel est l'antinomisme intégral du christianisme
œcuménique, union de la grâce divine, avec la bonne volonté raisonnable de la création.
1) Le dogme comme constatation d'un lien entre Dieu et le monde.
Le sommet de la symbiose surrationnelle de la philosophie humaine et de la Révélation divine se
manifeste dans l'activité dogmatique de l'Église du Christ. Dans ce domaine-là, il nous faut aussi aller à rencontre
de certains préjugés.
Un dogme, ce n'est pas seulement une axioma fidei - indémontrable affirmation de foi ou bien une katalysis loghiké
(expression de saint Clément d'Alexandrie. katalusis : dissoution, ruine, renversement), car l'Orthodoxie catholique
ne connaît pas de vérités limitativement abstraites ; elle ne nous parle que des réalités supérieures.
Le mot grec dogma provient de dokéo, paraître, — ce qui apparaît, ce qui a été observé, connu, ce qui semble,
c'est-à-dire, entre toute autre explication possible, être notamment un fait d'ordre spirituel, ayant une justification
toujours démontrable.
Vanité, la pensée que les dogmes soient gratuitement fabriqués par l'Église contre toute évidence rationnelle !
Comme établissement de tel ou tel fait dans le domaine théandrique, tout dogme est une constatation de telle ou telle liaison
entre Dieu et le monde ; tout dogme concerne le domaine des « Énergies divines » créatrices.
Il faut distinguer dans chaque dogme la vérité sous-jacente et son expression humaine plus ou moins symbolique. Car
un dogme absolument insaisissable ne peut nous être révélé ; d'autre part, aucun dogme ne peut être totalement compréhensible,
car cela le transformerait en une évidence qui sans doute ne mériterait aucun intérêt particulier.
Le dogme est toujours une vérité d'ordre vital, à la fois théorique et pratique, exigeant une confession dans et
par la vie. Il nous indique le chemin vers la connaissance suprême de Dieu, vers la participation future à l'Essence divine.
Révélé nécessairement par Dieu, tout dogme est également proclamé par les hommes, d'où ses deux aspects — l'aspect divin
(révélé ou théologique) et l'aspect humain (philosophique) - aspects que la séparation ou la confusion rendent inintelligibles.
La séparation entraîne l'unilatéralité du déisme, la confusion — celle du panthéisme. La théandrie du dogme le
préserve de ces erreurs - et en même temps le rend antinomique, surrationnel, ne pouvant être saisi que par l'expérience religieuse.
Tels sont les principaux objets de la révélation théandrique que l'Occident romain nomme unilatéralement proprie mysteria,
en les distinguant des « mystères de la grâce » qu'il nomme « sacrements ». Ces mystères (Trinité, Incarnation, Rédemption, etc...) sont
toujours et nécessairement des faits théandriques possédant leur contre-partie créée, et non point des « décrets divins » ; ils le
seraient seulement dans le sens large du mot, comme étant des vérités qui dépassent absolument la raison.
D'ailleurs l'Orthodoxie catholique ne connaît au fond qu'un seul dogme central et unique, dont découle tout le reste, et
ce « Dogme » ex professo est celui de la TRINITÉ DIVINE - dogme dont celui de la Création n'est qu'une contre-partie :
une simple conséquence logique.
Il est clair maintenant que nul dogme partiel reflétant l'unique dogme trinitaire ne saurait être une formule obligatoire forçant
notre volonté et notre compréhension : une pareille conception le priverait de toute sa valeur.
Entre un dogme et la conscience chrétienne se tisse une relation intérieure et vivante ; chaque dogme est le résultat de l'expérience
religieuse de l'Église toute entière. Si l'on peut parler de son caractère obligatoire, c'est uniquement dans le sens que chaque chrétien
conscient l'acceptera toujours. Aucun dogme ne peut ainsi contredire ni à la raison, ni à la conscience humaine. Tout au contraire,
il les confirme définitivement.
2) Est-il nécessaire de tout connaître ?
Le nombre de dogmes partiels étant pratiquement indéfini, peut-on dire que la connaissance
de toutes ces vérités soit nécessaire pour notre Salut ?
Oui, et non. Car la foi « simple » en Christ notre Sauveur suffit à saisir (et non à atteindre, car ceci est le résultat
de la vie toute entière) le Salut qui nous est offert par Lui. Il serait donc superflu de troubler la haute clarté de cette
foi par des formules qui d'avance sont mortes, pour un esprit non préparé.
Toutefois la liberté de l'individu, conservée intacte dans l'Église, se trouve être parallèle à la nécessité de croire aux dogmes
qui expriment le contenu de la tradition théandrique de l'Église. Mais ces dogmes, l'Église les propose avec un soin maternel,
sans en faire des vérités dont on frappe ; ce ne sont que les avertissements d'une mère qui aime ses enfants et essaie de
les délivrer de la souffrance inutile - de la recherche de la vérité qui demeure introuvable et d'avance inaccessible
au seul effort de la raison créée. C'est pourquoi tous ceux qui ont foi et confiance en Christ acceptent ces dogmes
sans difficulté, sachant qu'à travers leur enveloppe historique ils renferment une vérité éternelle, un des aspects
innombrables de la vérité absolue.
S'il n'y a aucun obstacle au Salut pour quiconque ne les connaît qu'imparfaitement, malheur à qui, les connaissant, les déforme !
Les dogmes n'ont été proclamés que pour combattre les hérésies actives. Ceux qui ignorent ces dernières peuvent librement
se passer de toutes formules dogmatiques les concernant ; mais ceux qui y sont initiés doivent les recevoir volontairement
comme un contrepoids aux opinions fausses. Les dogmes ne sont point l'expression adéquate ou même seulement analogique
de la Vérité éternelle, l'Orthodoxie catholique ne les ayant jamais disposés en un « système » défini.
3) L'explication de la foi et les théologoumena.
La théologie romaine se croit autorisée à faire de ce qu'elle appelle dogmes « quoad se », les dogmes « quoad nos ».
Il s’agit de la distinction entre le dogme « en soi », et le dogme « par rapport à nous ».
Le dogme « en soi » repose sur l’autorité divine. Méanmoins, le dogme est fait pour être reconnu. Ainsi, la Confession
du dogme par l’Église peut être appelée le dogme « par rapport à nous ». La Vérité doit apparaître dans la conscience ecclésiale
et être confessée suivant ses propres termes.
Cette distinction entre le « dogme en soi » et le « dogme par rapport à nous » a son intérêt, parce qu’elle reconnaît de
ce fait même qu’il existe deux acteurs dans la formation des dogmes : Dieu et l’Église – chacun jouant un rôle différent
en ce qui concerne l’expression dogmatique.
Suivant cette optique, Dieu révèle et crée les dogmes ; l’Église les reçoit suivant les modalités humaines, et les
confesse face au Créateur.
La confusion du « dogme en soi » et du « dogme par rapport à nous » serait le fait de l’Église romaine, pour laquelle
le dogme serait l’œuvre de l’Église seule, tandis que la séparation totale de ces deux domaines serait l’œuvre du
piétisme – pour lequel le dogme serait l’œuvre de Dieu seul, sans dimention ecclésiale.
Le christianisme intégral, quant à lui, tout en reconnaissant la simultanéité antinomique de ces deux aspects, ne considère ce droit (la distinction entre le dogme « en soi », et le dogme « par rapport à nous »)que comme un moyen de protéger les faibles. Bien que l'Église n'ait pas à s'occuper des définitions dogmatiques ex professo, une nouvelle définition, de même qu'un certain progrès dans le développement historique des anciennes formules sont toujours possibles. On peut donc, si l'on veut, parler d'une mutabilité ou d'une évolution des dogmes, qu'elle soit homogène ou non ; l’explicatio fidei est toujours nécessaire car :
Il se trouve (dans les lettres de Paul) des passages difficiles dont les gens ignares et sans formation
tordent le sens, comme ils le font aussi des autres Écritures pour leur perdition.
II Pierre. 3, 16.
Sans être une « transformation », une mutilation ou une altération de la foi de l'âge apostolique,
l’explicatio fidei continue dans l'Église depuis cet âge jusqu'à nos jours et continuera encore sans interruption
jusqu'au Second Avènement du Christ.
La croissance d'un dogme est celle de l'organisme vivant qui s'assimile sans cesse de nouveaux éléments. Tout dogme
peut être changé quant à son expression verbale ; immuable par son côté divin, il varie constamment dans son expression historique,
son objet variable, confirmant par cette variabilité son immutabilité intérieure. Les Veranderungen si
chères à Harnack ne concernent que cet extérieur humain changeable par nature, et c'est selon cette apparence
extérieure que les dogmes peuvent naître ou mourir, comme le Christ lui-même quant à son humanité.
N'oublions pas que là où il y a immutabilité il doit exister un changement. Les formules dogmatiques ont donc une valeur
relative, à de rares exceptions près ; mais cette relativité exprime toujours une vérité absolue. On ne peut pas
dire que les nouvelles formules ou bien les transformations des formules anciennes ajoutent nécessairement au
contenu humain des dogmes, quelque chose de plus clair : ce ne sont que de simples transpositions d'une langue
scientifique à une autre. La marche de la vérité n'est point régie par une évolution transformiste ; il existe certes
une transformation, mais conjointement avec une unité et une croissance organiques. Enfin là où il y a progrès,
là aussi il y a régression, et les dogmes en sont également témoins — régression qui nous prouve justement la
dégradation de la foi qui, en s'affaiblissant a besoin d'appui, nommé : explication de foi.
Le contenu non-expliqué des dogmes existe sous deux formes :
- l’état de certitude, le théologouménon - opinion théologique,
exprimé par des hommes de valeur et de vie spirituelle intense (les « Pères de l'Église » et les autres),
- et l'état
de simple probabilité, l’opinio theologica.
Leur présence est nécessaire en tant que preuve et épreuve de la
continuité et de l’intensité de l'expérience religieuse intense ; nous le verrons d'ailleurs bientôt.
1) Les sources.
Avant de passer à l'exposé systématique des vérités de la religion chrétienne, jetons un regard
d'ensemble sur les sources dont nous disposons et sur la façon de les utiliser conformément à l'antinomisme et au théandrisme
du christianisme intégral. Nous limiterons notre description aux sources chrétiennes à proprement parler, et laisserons à côté — ceci
nécessiterait un livre à part — les sources non-chrétiennes.
Le contenu intérieur de l'Orthodoxie catholique, c'est-à-dire tout ce qui a été exprimé dans la vie théandrique de l'Église du Christ,
est nommé d'habitude sa tradition. Que ceux de nos lecteurs qui ne reconnaissent pas la valeur d'une tradition
autre que la tradition fixée par écrit (dont on détruit souvent ensuite et l'authenticité et l'autorité) nous pardonnent
l'emploi de ce terme un peu spécial ; mais pourquoi peut-on parler de toutes sortes de traditions — nationales, sociales,
professionnelles, etc... — et se croit-on obligé de nier l'existence et la valeur, la validité et la nécessité d'une tradition
religieuse que toute secte ou institution sans exception possède d'ailleurs toujours et inévitablement modo proprio ?
La voix de l'Église, c'est-à-dire tout ce qui a été, est et sera encore révélé par l'Esprit-Saint et découvert par l'expérience
religieuse personnelle de tous les membres de l'Église, est donc une tradition vivante et mobile, croissant sans cesse.
Dans sa catholicité, ce trésor ne peut être ni catalogué ni mesuré, d'où son incompatibilité foncière avec les cadres
d'un système théologique ou philosophique quelconque, dans le sens des sommes scolastiques du Moyen-Age latin.
Le côté divin de la tradition théandrique, la révélation divine, est un domaine très vaste. Dieu se révèle partout, en
toutes choses sans exception.
Depuis la création du monde, les choses invisibles (qualités divines), la puissance éternelle et la divinité, deviennent
visibles quand on considère ses œuvres.
Rm. 1 ; 20.
Dieu se révèle en toutes choses, sauf en le mal et le péché - domaines propres à la création seule.
En dehors de la révélation dans la création du monde et en les êtres créés eux-mêmes, Dieu se révèle aussi tout
spécialement dans l'homme, seul créé à l'image et à la ressemblance divine, dans le sens spécifique de centre et de sommet
de la création. Car toute créature, en commençant par les anges supérieurs et en finissant par un atome quelconque,
reflète Dieu et est son image.
Comme Dieu se révèle aussi dans le gouvernement du monde, dans son activité providentielle, on peut dire en général qu'il
se révèle dans l'espace (création) et dans le temps (providence). Nécessaire pour la création, la révélation a
donc été donnée (dans la dimension de l'espace); une fois donnée elle est nécessairement conservée (dans la dimension du temps).
Mais une pareille révélation naturelle restera toujours incomplète, car d'une part le monde évolue sans cesse en s'approchant du
but que Dieu lui a tracé ; notre connaissance naturelle de Dieu est semblable à la connaissance que le voyageur, assis
à la fenêtre de sa voiture, reçoit des localités qu'il traverse. D'autre part, cette révélation est obscurcie par
le fait que le monde s'est trouvé soumis au mal.
Nous savons que nous sommes de Dieu, et que le monde entier se trouve dans le Mauvais.
I Jn. 5, 19.
Il n'est donc point étonnant que l'homme s'égare dans cette masse d'impressions qui ne
constitueront jamais un tout harmonieux ; il faut qu'à cette multiplicité indéfinie soit donné un sens plénier
et une raison d'être par son opposé : l'unité de la notion de Dieu. Celle-ci en elle-même dépasse toute compréhension humaine.
L'unité de la notion de Dieu constitue une théologie-révélation surnaturelle, sans laquelle la révélation naturelle
n'a pas de sens. Cette révélation ne peut être donnée que par Dieu lui-même, et le commencement en est décrit dans les livres sacrés
comme apparitions de Dieu au Paradis (Gn. 2 - 3). Plus tard, après la chute de l'homme primitif, cette révélation continua
sous les formes diverses de révélations particulières, adressées à certains hommes élus — des visions, songes, inspiration, etc...
2) La tradition sacrée.
L'ensemble de cette révélation « multiforme » (Hb. 1, 1) constitue la tradition sacrée qui fut plus tard partiellement fixée
sous la forme du canon des livres sacrés, écrits par des hommes inspirés, les prophètes, — livres constituant le recueil sacré
de l'Ancien Testament. Celui-ci qui fut prolongé jusqu'à l'époque de Jésus-Christ par un recueil supplémentaire des livres
non-canoniques (deutérocanoniques de l'Église romaine et apocryphes du protestantisme). Cette fixation
scripturaire de la tradition sacrée continua, à l'époque chrétienne, dans les écrits d'origine apostolique, réunis
dans le recueil du Nouveau Testament qui forme, conjointement avec l'Ancien, l'unique Écriture Sainte : la Bible.
En dehors de cette fixation scriptuaire inspirée, la tradition sacrée, devenue chrétienne, fut - toujours partiellement - fixée
dans les autres documents de l'Église chrétienne — les écrits des Pères et Docteurs de l'Église, divers documents
conciliaires et liturgiques, etc... En plus de cette fixation littéraire partielle que l'on appelle, à tort, la tradition
non-inspirée, la tradition continua sous une forme orale, non-écrite, qui constitue avec la tradition écrite un tout
que l'on peut nommer tradition intégrale, ou Tradition tout court.
Cette tradition est, au fond, essentiellement homogène dans sa parfaite diversité ; rien en elle n'est sans valeur, et
tout en elle est lié. On voit bien notre point d'arrivée : il n'y a, dans le christianisme intégral, qu'une seule source
unique de révélation — la tradition sacrée sous ses deux formes de tradition orale et de tradition écrite ; cette
dernière englobe en elle l'Écriture Sainte en qualité de partie principale et fondamentale, sans en faire une autre source
de révélation qui soit juxtaposée à la tradition étroitement comprise sous forme de tradition non-inspirée, orale et écrite.
L'affirmation catéchétique de cette dualité révélée n'est qu'un malentendu, la partie ne pouvant point être séparée du tout.
Toute unilatéralité, tout abus dans l'usage des diverses parties de l'unique tradition œcuménique intégrale doit donc être exclus.
Il est tout aussi unilatéral par exemple de ne conserver que la tradition écrite sous forme de l'Écriture Sainte conçue comme
Parole de Dieu, en dédaignant les révélations ultérieures de l'Esprit-Saint qui caractérisent la vie de l'Église à chaque moment
de son existence - comme il est unilatéral de ne vouloir s'attacher qu’au Christ seul, méprisant l'Esprit qui pénètre les
profondeurs divines.
L’Esprit sonde tout, même les profondeurs divines
I Co 2, 10.
Une telle parole de Dieu ayant Dieu pour auteur, est même une impossibilité : en réalité cette parole a besoin de la coopération humaine pour la fixer par écrit. Cette coopération va jusqu'à conserver intactes les propriétés individuelles et humaines des auteurs sacrés, dont les écrits sont à la fois profondément divins et profondément humains, théandriques. La seule différence de qualité qui existe entre diverses parties de la tradition théandrique, c'est celle des auteurs eux-mêmes, selon le rang qu'ils ont occupé dans l'Église et surtout selon leur valeur morale et spirituelle.
3) La Parole théandrique.
La tradition intégrale, la Parole théandrique, est avant tout le Verbe de Dieu lui-même, deuxième personne de la Sainte Trinité,
complexe théandrique personnel, lors même de sa naissance éternelle du Père. Non seulement toute parole divine, mais aussi
toute parole humaine revient à Lui, trouve en Lui sa raison d'être. La Parole divine serait impossible, irréalisable dans les
conditions de ce monde sans son pendant humain ; elle est essentiellement inexprimable par un être créé, même à l'état de grâce,
car, aussitôt comprise, elle brûle et consume l'être humain.
La parole théandrique s'exprime donc polymeros kai polytropos – à
maintes reprises et de maintes manières (Hb. 1, 1) — dans le silence, dans un geste quelconque, dans les larmes et la souffrance,
dans la joie et l'extase. Enfin, la révélation divine s'adresse toujours aux hommes et ne les atteint intimement que par des moyens humains.
Ces moyens constituent la partie humaine du complexe théandrique de la tradition sacrée.
Cette tradition n'est donc pas seulement verbum Dei scriptum et traditum- le Verbe de Dieu écrit et transmis, comme le définit
unilatéralement la théologie romaine, mais nécessairement verbum theandricum scriptum et orale – le Verbe théandrique à la fois
écrit et oral. Telle est sa structure antinomique, une et multiple à la fois. Le verbum Dei - Verbe de Dieu, l'unité,
est le contenu intérieur de la tradition, à jamais immuable ; c'est ce que « l'Esprit dit aux Églises » (Ap. 2, 7 - 11). Le verbum
creaturae – le Verbe de la créature, multiplicité, est le côté qui change et varie selon les époques, et qui seul peut
être soumis à l'exploration scientifique étroitement comprise. La parole divine et la parole humaine forment dans la tradition
chrétienne un tout organique, indivisiblement divisible.
C'est sur le théandrisme universel de l'Église que se base l'idée de l'inspiration. Car la moindre chose dans le complexe théandrique
est toujours plus ou moins inspirée, l'inspiration pouvant être différente gradu, non statu – c’est une question de degré et non
point de nature, car tout dans l'Église se passe toujours sous la guidance du Saint-Esprit.
Si l'élément humain est souvent en état de déchéance - la grâce et la puissance de l'Esprit vivifiant la lettre morte restent toujours
les mêmes, et elles parviennent, bien entendu, à vaincre tout obstacle, à guérir toute infirmité. Tout en étant soumise aux
hasards des destinées historiques, la tradition chrétienne dans sa vraie et complète signification est conservée absolument intacte
dans l'Église qui en possède la pleine connaissance, étant remplie de l'Esprit-Saint qui l'anime.
Grâce à cette activité de l'Esprit de Dieu, la révélation divine serait conservée, même si le pendant humain et historique de la
tradition chrétienne était complètement falsifié. Nous connaissons le Christ et atteignons par Lui notre salut, non par la voie de
l'instruction extérieure - si utile soit-elle - mais uniquement par la vie chrétienne où agissent les grâces divines opérées
en nous par l'action du Saint-Esprit. Un vrai chrétien peut ainsi se passer presque totalement de la lettre morte de la
tradition chrétienne. Plusieurs chrétiens remarquables, les saints, ne connaissaient même pas la tradition théandrique en son
entier ; mais ils la connaissaient d'une autre façon, beaucoup plus vitale, et qui osera dire que cette façon-là était moins parfaite ?
Car la Parole théandrique ne parle, au fond, qu'à l'homme intérieur (suivant l’expression de saint Paul) et, si elle
est aussi écrite, elle l'est à notre honte (comme le dit saint Jean Chrysostome) : nous ne sommes presque jamais attentifs
à cette voix qui résonne toujours (Ap. 3, 20) à la porte de notre cœur. Le cœur est le centre véritable de notre conscience
morale et spirituelle, qui est si distincte - et par ailleurs si proche ! - de l'intellect humain. En réalité, c'est sur le cœur
que doivent être, et sont tracées, les paroles divines.
L'attitude fondamentale du christianisme intégral reste toujours la même : il ne cherche point à augmenter
artificiellement le soi-disant « dépôt » révélé (ce qui est un terme caractéristique de la théologie romaine) ; si telle ou
telle question nous reste cachée à jamais, qui sait ? peut-être faut-il qu'il en soit ainsi — est ratio rerum...
L'Orthodoxie catholique conserve donc une pleine équité à l'égard de divers témoignages, pensées, jugements qu'elle
rencontre au long de son existence historique ; elle les accepte tous sans s'identifier avec aucun d'eux ; tout ce qui,
dans ces témoignages, n'est que mensonge et futilité n'est point capable de lui nuire et est automatiquement écarté
de la tradition vivante par la vertu de l'Esprit-Saint. C'est donc le caractère strictement descriptif qui doit être
précieusement conservé dans les explorations historiques et scientifiques du christianisme intégral.
Laissant à ses membres le plein droit d'examiner et d'interpréter librement la tradition théandrique en son entier (c'est
en ceci d'ailleurs que consiste notre participation active à cette dernière), l'Église n'élève sa voix que dans les cas
d'une interprétation unilatérale, hérétique, et ne s'exprime en outre que par des formules lapidaires, laissant
beaucoup de place au travail personnel de chacun d’entre nous. Elle admet et elle exige même une recherche soigneuse
concernant telle ou telle question particulière, à condition toutefois que cette recherche reste toujours dans les
limites de sa compétence ; à aucun égard notre activité personnelle ne doit être étouffée !
L'Histoire au sens catholique-orthodoxe est et sera toujours une Histoire hiératique, car l'Orthodoxie catholique
dans sa divine splendeur connaît non seulement l'extérieur ou l'intérieur des choses, mais même leur contenu futurible.
Ce dernier contenu est le domaine des possibilités en dehors duquel la réalité en général — comprenons-le bien ! — n'existe point,
les domaines si différents de la réalité et de la fantaisie étant liés en un tout indissoluble. Le domaine
de la mythologie entre ainsi victorieusement dans le christianisme intégral : il existe donc une mythologie chrétienne qui,
tout en étant basée sur la réalité historique qui nous est souvent inconnue, est d'autre part fondée sur le domaine purement
légendaire, confirmant et donnant force à la réalité des choses.
De ce point de vue, telle vie de saint - vie évidemment composée et caractéristique des écrits de ce genre - produirait
plus d'effet sur tel chrétien que même l'Ecriture sacrée. Car si nous faisons quelque chose, nous le faisons toujours
ensemble avec le Christ : « sans Moi vous ne pouvez rien faire » (Jn. 15, 5). L'Église recommande la lecture des œuvres de
cette sorte, les nommant légendes, c'est-à-dire « ce qui doit être lu », quod legendum est. Qu'est-ce qu'une légende,
sinon le contenu futurible des événements historiques, le midrash historique entourant le noyau de la réalité, - l'ampleur
de l'Histoire ? Peut-on négliger une telle richesse, la rejetant d'avance comme « fausse » ?
Ceci ne veut point dire que l'Orthodoxie catholique soit prête à admettre n'importe quelle légende à l'usage ecclésiastique : elle
a fait par exemple son choix théandrique entre une masse de récits portant le caractère évangélique (les évangiles apocryphes,
interdits à une lecture liturgique, sont largement utilisés dans les chants liturgiques des diverses confessions). En général,
chaque chose est un complexe pratiquement infini tout en étant limité ; elle est liée avec l'univers entier, et certains
changements dans son existence peuvent provoquer un désastre pour l'univers. La connaissance hiératique est donc une connaissance
vraiment intégrale, une connaissance vivante, toujours créée non seulement dans le présent, mais aussi dans
le passé et dans l'avenir.
La contribution de la création à la révélation divine, avons-nous vu, n'est point limitée à l'Écriture
seule, — comme d'ailleurs la révélation divine elle-même. Elle est exprimée avant tout par ceux qui, durant cette vie, sont devenus
des vases dignes de recevoir en eux les dons de la grâce divine : ce sont les saints en général, et spécialement ceux qui nous
ont décrit les fruits de leur expérience spirituelle dans leurs œuvres. Nous parlons, outre des Apôtres du Christ, des
Pères de l'Église, ainsi que de ceux que l'on nomme « Docteurs de l'Église » (écrivains ecclésiastiques non-canonisés — Origène par
exemple).
Les Pères sont les interprètes des trésors de la tradition théandrique ; non seulement ils nous ont expliqué spirituellement
les écrits sacrés primitifs, mais nous ont aussi laissé des exemples de sagesse chrétienne et d'expérience spirituelle ; sans
posséder chacun en particulier la vérité entière, ils la possèdent tous dans leur ensemble, ayant prolongé la tradition théandrique
en tant que successeurs des apôtres, également dans le domaine littéraire. Leur voix commune, c'est toujours le « bruit des grandes eaux »,
à tel point grandiose et inénarrable, que nous pouvons à peine en saisir les tons fondamentaux.
Il est complètement absurde de parler du système doctrinal des Pères ; rien de plus contraire à leur esprit. Dans leurs
écrits il n'y a nulle ombre de doctrine ; il n'y a qu'une défense de foi correspondant aux besoins du moment et du lieu - et par
conséquent tout-à-fait occasionnelle à de rares exceptions près, se servant d'expressions ou propositions orthodoxes contre
ceux qui heterodoxian spectabant, c'est-à-dire substituaient l'étroitesse, l'unilatéralité et la fausseté des
opinions particulières à la plénitude universelle.
Encore plus que les écrits du Nouveau Testament, ceux des Pères portent ainsi un caractère hasardeux, parfois hâtif, et en
aucun cas ne peuvent être reconnus comme exposition faisant autorité de la doctrine chrétienne. Les Pères n'ont d'ailleurs
point été des pieux pédants qui auraient inventé et rendu obligatoires des formules sèches et sans vie, en liant la liberté
d'esprit des libres enfants de Dieu. La vérité qu'ils défendaient était à la portée de tout le monde, car à leur époque presque
tous s'intéressaient vivement aux questions religieuses — les intérêts de ce monde n'avaient pas encore prévalu. Les Pères
et les docteurs de l'Église étaient simplement mieux instruits que les autres et avaient en outre atteint un certain degré de sainteté
et de perfection spirituelle. Ces qualités, surtout quand elles se trouvaient unies à une dignité hiérarchique, les plaçaient
pour ainsi dire naturellement au centre des événements.
Bien que les Pères parlent dans leurs œuvres et leurs définitions dogmatiques le langage de leur époque, ils ne sont pourtant point
liés à telle ou telle école, à tel système philosophique de leur temps. Très instruits parfois, ils ne craignent point
d'user et d'introduire à l'usage de l'Église entière certaines données de la philosophie païenne dont ils unissent organiquement
les richesses à leurs opinions propres, imbues de l'esprit de la tradition théandrique.
L'époque de l'activité des Pères de l'Église ayant été close vers le IXème siècle environ, la continuation de leur héritage
théandrique incomba alors à tous les chrétiens s'intéressant à cette haute et noble tâche — les théologiens, les philosophes
religieux, etc. L'histoire du développement du christianisme dans le monde étant en même temps celle de la manifestation
de l'Antéchrist dans l'univers entier, cette période, celle de la tiédeur de plus en plus grande du christianisme historique
envers ses devoirs les plus importants, a été particulièrement dangereuse. Car c'est en elle surtout que la division du seul
et unique christianisme, en toutes sortes de scissions confessionnelles, s'est produite.
Les continuateurs des nobles traditions patristiques doivent être surtout et avant tout des hommes d'expérience religieuse
particulièrement intense, se souvenant toujours de la nécessité absolue de réaliser dans la vie même l'idéal évangélique
et patristique. Le vrai théologien ne peut pas se contenter de transposer inutilement le contenu déjà donné, en le développant
selon le simple élan de sa fantaisie professionnelle, sans aucune nécessité vitale. Les théologiens, les artisans ecclésiastiques
(écrivains, compositeurs, peintres, sculpteurs, architectes, ingénieurs) doivent être avant tout des saints hommes ; alors
seulement leurs écrits ou leurs œuvres peuvent devenir vraiment inspirés - ou du moins partiellement (mais ils sont toujours
inspirés, en vertu de la catholicité théandrique, dans tout ce qu'il y a de vrai en eux).
Ce n'est qu'à cette condition que leurs opinions et leurs arguments, au lieu d'être soumis à des doutes sérieux, peuvent
être reçus et utilisés par l'Église comme des theologumena proprement dits — telles sont dans la plupart des cas,
les opinions des Pères et des docteurs de l'Église. Telle est l'époque — notre époque — de civilisation dogmatique, si
distincte de celle de la culture dogmatique, celle des Pères. Tout en s'efforçant d'exposer objectivement le contenu
dogmatique de l'Orthodoxie catholique, tout vrai théologien - et c'est presque son devoir - ne doit pas s'interdire de
joindre à son exposé des theologumena personnels, fruits de sa propre expérience religieuse aussi bien que de ses
spéculations intellectuelles. Mais il doit toujours faire abstraction de ces opinions, en les distinguant nettement
du dogme catholique-orthodoxe.
Le même raisonnement peut être tenu au sujet de toutes les définitions, tous les symboles, tous les canons
que l'on trouve dans les actes des conciles qui ont suivi l'époque des sept conciles principaux de l'Église indivise,
reconnus comme œcuméniques par le christianisme intégral, et dont l'autorité est pareille à celle des Pères de l'Église
dans leur ensemble. Toutes ces définitions ont été élaborées parfois tout-à-fait mécaniquement, d'après des textes ou
des expressions préparés d’avance. De plus, elles admettent et nécessitent une telle quantité d'interprétations supplémentaires
et sont tellement incomplètes, qu'il est impossible de les considérer comme un exposé ne varietur, sauf quelques
expressions vraiment éternelles et par conséquent obligatoires. L'Orthodoxie catholique reste partout et toujours
souverainement indescriptible.
Nous passons maintenant à l'exposé systématique de la doctrine catholique-orthodoxe. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, nous n'avons pas de guide, le terminus a quo et celui ad quem étant absents.
Originellement, la « date la plus ancienne » et la « date la plus récente » entre lesquelles un événement historique peut être situé. Ces expressions prennent comme sens dérivé, celui de « début » et de « fin » d’un processus.
Naturellement, ceci ne fait qu'augmenter encore notre responsabilité spirituelle et quelquefois même matérielle. Mais voici une lueur d’espoir : puisque, au fond, toute l'histoire des luttes dogmatiques de l'ancienne Église indivise se résume dans l'explication in extenso- intégrale du seul terme essentiel de toute religion, le théanthropos – l’Homme-Dieu, les Anciens distinguaient entre la « théologie » theologia, doctrine de la divinité proprement dite, et l'« économie » oikonomia, expression « extérieure » de cette divinité (la doctrine des énergies divines créatrices, — Dieu comme Créateur, Providence et, plus étroitement, comme Rédempteur de la création).
« Économie » : ce terme est pris dans le sens de « dispensation du Salut » - et n’a rien à voir avec l’acception moderne de ce mot.
Cette distinction entre thélogie et économie doit être conservée, du fait qu’elle est
à la fois naturelle et logique. Il faut toutefois unir ces deux termes en une synthèse organique, car la vérité théandrique
n'est qu'une simple déduction, une conséquence directe de l'unique dogme central de la Trinité, — nous le verrons ultérieurement.
D'autre part il convient de sauvegarder le schéma habituel des théologiens latins d'après saint Thomas :
- Dieu Créateur ou les choses émanant de Dieu,
- de la conservation de ces dernières (de Deo gubernatore)
- et enfin de leur réintégration dans la divinité (de Deo consummatore, de la theosis-divinisation de la création).
Nous procédons donc, sans énumérer en détails les schémas de nos prédécesseurs, de la manière suivante :
a) Dieu en Lui-même : la Trinité divine ;
b) Dieu dans la création ou Dieu-Homme - l'Alpha, premier donné de la Trinité théandrique ;
c) la Création en Dieu ou Homme-Dieu - l'Oméga, deuxième donné de la Trinité théandrique ;
d) la Création en elle-même : le Bien et le Mal.
Enfin, dans la Conclusion, nous reviendrons au problème de l'unité chrétienne.