Orthodoxie en Abitibi

P. Théodore de Régnon : Études de Théologie Positive II

P. Théodore de Régnon - Études de Théologie positive - II -

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Du développement dogmatique
Terminologie latine
Terminologie grecque

- Étude II -
Formules du Dogme

- CHAPITRE I -
DU DÉVELOPPEMENT DOGMATIQUE

- ARTICLE I -
GÉNÉRALITÉS


§ 1. — Rôle des théologiens et des Docteurs.

n connaît le célèbre passage dans lequel saint Vincent de Lérins détermine les règles de la saine théologie :

II est permis, dit-il, de s'exercer sur la tradition primitive de la céleste philosophie pour tailler les dogmes, les limer, les polir ; mais il est criminel de les changer, de les briser, de les mutiler. Qu'ils acquièrent plus d'évidence, de lumière, de distinction : c'est bien. Mais qu'ils conservent leur plénitude, leur intégrité, leur sens propre : c'est nécessaire.

S. Vincent de Lérins,Commonit., I, § 23.

Cette image si belle et exacte doit être appliquée au travail de nos grandes écoles théologiques. Qu'ont fait nos scolastiques du moyen âge, sinon tailler, limer et polir les dogmes déjà déterminés, pour les relier et les réunir dans un édifice de majestueux ensemble ? Parmi ces savants, ceux dont l'enseignement s'imposa davantage méritèrent le nom de docteurs de l'École.

Si les Scolastiques n’avaient fait que « tailler, limer et polir les dogmes déjà déterminés », cela aurait été fort bien. Mais l’entreprise scolastique consista à façonner la théologie suivant les mesures de l’aristotélisme, ce qui en fit un être hybride, qui termina son existence sous la forme d’une pensée scolaire et sclérosée.

Mais quelques-uns brillèrent par une telle sûreté de doctrine, par une telle profondeur de pensée, par une telle puissance contre l'erreur, que l'Église se les appropria et leur décerna le titre glorieux de Docteurs de l'Église.


§ 2. — Rôle des Pères de l'Église.

Saint Vincent de Lérins ne borne pas à ce travail d'architecte le progrès dans la doctrine. Il compare encore l'Église à un organisme vivant qui se développe de lui-même par les lois de sa propre nature.

La religion des âmes, dit-il, doit imiter le développement des corps, qui restent les mêmes, bien qu'ils développent leurs membres par la succession des années. Il y a grande différence entre la floraison de l'enfance et la maturité de la vieillesse; mais ce sont les mêmes hommes qui sont successivement jeunes et vieux... Autant de membres dans l'enfant, autant dans l'adulte ; et s'il en est quelques-uns qui ne se développent que plus tard, ils existaient déjà en germe, de telle sorte que rien de nouveau n'apparaît dans le vieillard, qui n'ait déjà existé latent dans le jeune homme.

S. Vincent de Lérins, Commonit., I, § 23.

Cette nouvelle image est plus belle, puisqu'elle nous montre la vie de l'Église. Or c'est une loi que, sur la terre, toute vie procède de parents et se développe sous les influences qui l'ont fait naître. Toujours les fidèles seront les agneaux, et les évêques seront les brebis. Mais pour l'Église primitive, jetée dès le berceau dans la tempête de la persécution et de l'hérésie, il fallait des soins plus spéciaux. Aussi Dieu lui donna-t-il non seulement des pon¬tifes pour la conduire au martyre, mais des Docteurs pour sauvegarder sa foi et déterminer d'une manière précise les formules de son Credo. Ces grands hommes ont été établis les véritables éducateurs de l'Église, chargés de faire parvenir à l'état de formes parfaites les éléments qui vivaient déjà dans la tradition primitive. Et voilà pourquoi la reconnaissance chrétienne ne se contente pas pour eux du titre de Docteurs de l'Église, mais les salue du titre plus beau de Pères de l'Église.


§ 3. — Vitalité doctrinale de l'Église.

Plus on approfondit la comparaison de saint Vincent de Lérins, plus on la reconnaît exacte et, par là même, mieux on comprend le sens du titre : « Pères de l'Église ».

La société des fidèles n'est pas une secte s'attachant à la doctrine d'un mort, comme il en est pour l'école d'Aristote ou de Platon. Notre Maître est né en Judée, sans doute ; il est mort il y a dix-neuf cents ans, sans doute encore ; mais il est ressuscité, et il vit toujours dans son Église. Aussi vivant que lorsqu'il enseignait en Galilée, sa croissance se poursuit sans cesse, jusqu'à ce que son corps mystique soit parvenu à l'état d'homme parfait, à la mesure de l'âge de la plénitude du Christ (Ephes., IV, 13.). À la vérité, l'âge de la révélation est clos. Mais si le Sauveur n'enseigne plus sur la terre, il a laissé à l'Église son propre Esprit, avec mission d'enseigner d'une manière explicite toutes ses paroles : « (le Père) vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que Je vous ai dit » (Jn., XIV, 26). Tel est le privilège divin du catholicisme.

Dans le sens d’« intégralité » de préférence au sens actuel du terme, qui est plus étroit, et désigne spécifiquement l’Église romaine en tant que « Confession chrétienne ».

Le rationaliste apprécie le christianisme primitif comme un résultat accidentel d'opinions diverses ; le théologien l'étudie comme la racine vivante qui a poussé en arbre et fleuri par la culture des Pères. Seule entre toutes les doctrines, la foi catholique possède ce caractère de véritable vie. Elle est, à la lettre, un théorème vivant. Ses conséquences s'épanouissent, à mesure que le principe se développe par l'effet de sa propre vitalité. Et c'est ainsi qu'il faut entendre ce conseil que donne le même saint Vincent de Lérins, en expliquant le texte : « garde le dépôt » :

« Ô Timothée! ô prêtre! ô théologien! ô Docteur !... que par ton exposition on croie d'une façon plus claire ce qu'auparavant on croyait d'une façon plus obscure. Que la postérité, grâce à toi, se félicite de comprendre ce que l'antiquité vénérait déjà sans le comprendre. Cependant enseigne les mêmes choses qu'on t'a enseignées. Parle d'une manière nouvelle, mais ne dis pas des nouveautés.

S. Vincent de Lérins, Commonit., I, § 22.


§ 4. — Devoir de l'apologétique.

Ce qui précède peut servir à guider l'apologiste dans la défense de la foi primitive. Les rationalistes accusent la doctrine catholique d'avoir varié. Pour réfuter cette calomnie, doit-on se contenter de montrer dans l'antiquité nos formules modernes, en glanant ça et là quelques textes rares et souvent de petite autorité ? Ce procédé serait d'une apologétique étroite et mesquine. La vraie et large méthode consiste à se dépouiller de ses idées, de son éducation, de son langage, pour se plonger nu dans le siècle qu'on veut étudier, comme dans un milieu auquel on prendra tout. Il faut en arriver à penser comme un chrétien de ce siècle. Alors, mais alors seulement, on se placera vis-à-vis de nos formules dogmatiques actuelles, pour se demander : À ces formules qu'aurait répondu l'antique foi ?


- ARTICLE II -
APPLICATION AU DOGME DE LA TRINITÉ

§ 1. — Enseignement de saint Grégoire de Nazianze.

J'ai dit que la foi, contenue tout entière dans la révélation écrite ou orale, s'était peu à peu développée en dogmes précis et définis. Personne n'a parlé de cet épanouissement avec plus de hardiesse qu'un Père de l'Église. Je veux citer son exposition pour rassurer les esprits timides ; car ce Père est saint Grégoire de Nazianze, celui que l'admiration universelle a fait surnommer le Théologien.

Dans le texte, en note : « et dont l'Église romaine certifie qu'il n'y a pas un mot à reprendre dans tous ses volumineux écrits: cfr. Bréviaire romain, Légende de saint Grégoire de Nazianze. » Avec tout le respect que nous devons à saint Grégoire de Nazianze, cette affirmation est certainement excessive !

D'ailleurs, cet enseignement nous ramène au sujet de nos Études, puisqu'il traite des phases par lesquelles a passé la doctrine relative à la Trinité.

C'est à la fin des célèbres Discours théologiques consacrés à exposer et à défendre le dogme de la Trinité. Notre Docteur a brillamment triomphé de toutes les objections et de toutes les arguties accumulées par les hérétiques. Il ne lui reste plus qu'un point à emporter : savoir, le droit du Saint-Esprit au titre de Dieu. Quelques catholiques timides hésitaient, parce que cette appellation ne se trouve pas formellement dans l'Écriture (voir dans l'Étude VII l'explication de cette hésitation). Pour répondre avec largeur à cette difficulté, saint Grégoire expose la loi de l'épanouissement dogmatique.

Faisant donc appel à toute son éloquence, il commence par un brillant développement sur les trois tremblements de terre accompagnant les trois changements de dispositions providentielles. Sur le Sinaï, un tremblement annonça la promulgation de la Loi ; au Calvaire, un tremblement annonça la promulgation de l'Évangile ; à la fin du monde, la terre tout entière tremblera une dernière fois pour annoncer la promulgation de l'état de choses final et éternel. Cependant, malgré ces secousses, le passage d'un état à l'autre n'a pas été brusque et instantané ; car la Providence ménage la faiblesse humaine. Après la promulgation de la Loi, Dieu autorisa encore les sacrifices sanglants, tout en les purifiant. Après la promulgation de l'Évangile, il permit encore quelque temps certaines observances judaïques. Saint Grégoire continue :

Je puis, dit-il, comparer à ce progrès le développement du dogme, sauf qu'il y a ici accroissement de lumière, au lieu de suppression de préceptes. L'Ancienne Loi proclamait clairement le Père, obscurément le Fils. La Nouvelle Loi a manifesté le Fils et indiqué la divinité de l'Esprit. Maintenant l'Esprit règne et se montre à nous en toute lumière.

II n'eût pas été prudent, avant que la divinité du Père ne fût professée, de prêcher ouvertement le Fils, ni, avant que la divinité du Fils ne fût admise, d'imposer le Saint-Esprit, si j'ose m'exprimer ainsi ; de peur que, comme des gens chargés de trop d'aliments ou fixant sur la lumière du soleil des yeux encore débiles, les fidèles ne courussent danger de perdre cela même dont ils étaient capables. Mais par des additions partielles, et, comme dit David, par des ascensions, par des progressions de gloire en gloire, la lumière de la Trinité brille de plus en plus.

C'est pour cela, je pense, que le Saint-Esprit se communiqua partiellement et successivement aux disciples, suivant la mesure de leurs forces : au commencement de l'Évangile, après la Passion, après l'Ascension : d'abord perfectionnant leur vertu, puis insufflé, enfin apparaissant dans les langues de feu. Jésus lui-même ne le manifeste que peu à peu, comme vous pouvez le constater avec un peu d'attention. Il dit : Et Je prierai le Père et Il vous donnera un autre Paraclet … l’Esprit de Vérité (Jn. XIV, 16). Il se sert d'abord de cette formule, de peur qu'on ne croie qu'il s'oppose à Dieu, et qu'il parle avec une autorité étrangère à Dieu. Plus loin il dit que le Père enverra, mais il ajoute en mon Nom (Jn. XIV, 26) supprimant ainsi le je prierai, et conservant le enverra. Plus tard il dit que je vous enverrai (Jn. XV, 26), pour marquer son autorité propre. Enfin quand Il viendra (Jn. XVI, 13) pour marquer la libre puissance de l'Esprit.

Voyez comme les illuminations croissent peu à peu ; voyez la gradation dans la science théologique. Nous aussi, en prêchant, nous devions, respectant cet ordre, ne pas tout déclarer à la fois, mais à la fin ne rien cacher. L'un eût été inhabile, l'autre impie ; l'un pouvait offusquer les étrangers, l'autre aliéner les nôtres [Allusion à certains débats que nous étudierons plus tard].

À cet égard, il est venu peut-être à plusieurs parmi vous la même pensée, mais je vous la propose comme le fruit de mes propres méditations. Bien que le Sauveur eût rempli ses disciples de sa doctrine, il leur dit pourtant que certaines choses restaient qu'ils ne pouvaient pas porter alors. Ne serait-ce pas pour les raisons données plus haut ? Il tient donc cachées ces choses, mais il ajoute que toutes, elles nous seront enseignées par l'Esprit habitant parmi nous. Or je pense qu'un de ces mystères est précisément la divinité de l'Esprit, manifestée plus tard d'une manière claire, lorsque ce dogme fut à maturité et devint facile à recevoir après que le prodige de l'Ascension eut affermi la foi. En effet, quoi de meilleur ou le Christ pouvait-il promettre ou l'Esprit pouvait-il enseigner? Or il faut s'at¬tendre à une chose grande, à une chose digne de la magnificence divine, lorsque le Christ promet et que l'Esprit enseigne.

S. Grég. de Nazianze, orat. XXXI, §§ 26, 27. Voir un enseignement semblable, dans Didyme, De Trinitate, lib. II, c. XIX.

Cette exposition, où le génie de saint Grégoire se déploie dans toute sa largeur, va nous servir de guide.


§ 2. — Croyance primitive à la Trinité.

Le dogme catholique est formulé dans nos catéchismes d'une manière courte et précise : « Le mystère de la sainte Trinité est le mystère d'un seul Dieu en trois per¬sonnes. » — Unité de substance et de nature ; identité de chaque personne avec la nature divine ; opposition des trois personnes l'une par rapport à l'autre.

Cette formule et cette explication supposent que l'on sache distinguer entre la personne et la nature, et par conséquent que l'on ait des concepts clairs de l'une et de l'autre. Mais rappelons-nous qu'il faut éviter de confon¬dre un concept clair avec un concept philosophiquement défini. Je l'ai montré dans l'Étude précédente : la distinction entre la nature et la personne est un fait de conscience qui précède toute recherche philosophique, tout système et toute définition. Si les sages de la Grèce n'en ont point parlé, c'est que leur attention n'a pas été éveillée sur ce sujet.

Mais les chrétiens avaient reçu à cet égard une lumière nouvelle. Le Sauveur avait pris soin d'enchâsser le dogme de la Trinité dans la formule même de « l'initiation », puis¬que le baptême se donne au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit. Or le baptême sanctifie, « déifie », comme on disait alors. Les chrétiens croyaient donc que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, sont inséparables comme auteurs de la déification et comme objets de la même adoration.

Ce n'est pas tout. L'Évangile montrait aux chrétiens, sous chacun de ces trois noms, un être qui subsiste, qui vit, qui opère, qui commande. Ces caractères suffisaient au plus vulgaire bon sens, pour appliquer à chacun des trois un concept parfaitement clair, que le philosophe appelle le concept de la personnalité. — Ajoutez à ce concept les notions de Créateur et d'Infini, notions corrélatives dans l'esprit humain des notions du contingent et du fini, et vous aurez constaté dans les premiers fidèles toutes les notions nécessaires et suffisantes pour l'acte formel de foi en la Trinité. Une substance créatrice, unique, infinie ; trois noms dont chacun manifeste un être personnel, subsistant, créateur, infini, et par conséquent identique à la même et unique substance infinie ; enfin, ces trois noms indiquant des oppositions et des relations entre les personnes qu'ils désignent.

C'est le mystère de la sainte Trinité. On l'adorait comme un mystère ; on le croyait, pour ainsi dire, par parties, sans se douter que la synthèse philosophique nécessitait une laborieuse purification des concepts. De plus, l'absence même de définitions abstraites obtenait ce résultat, que les diverses notions fournies par l'Évangile n'étaient pas délimitées de façon à s'opposer, mais qu'elles se fon¬daient plutôt ensemble sans se confondre, comme il en est des réalités elles-mêmes auxquelles ces notions se rapportent. Foi moins scientifique, mais foi plus intime et peut-être plus pénétrante !

Aussi l'Église n'avait-elle aucune hâte d'appliquer à ce divin mystère les investigations d'une raison curieuse. Quelle définition peut-on bien donner à ce qui en Dieu est un, et quelle autre définition à ce qui est triple? Quel est le concept formel qui distingue les trois réalités divines sans les séparer? Autant de questions subtiles, difficiles, inutiles au peuple. L'Église savait qu'elle avait été instituée, non pour être une académie du beau savoir, mais pour évangéliser tous les hommes et surtout les pauvres. Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti hœc à sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis. - Je Te bénis, Père (…) d’avoir caché cela aux sages et aux habiles, et de l’avoir révélé aux petits (Mt. 11 ; 25). Cette parole du Maître dictait le langage des évêques.


§ 3. — Cette croyance était complète.

Les concepts des fidèles n'étaient donc pas définis suivant les lois de la grammaire et de la dialectique. Ils n'avaient d'autres contours que les paroles de l'Évangile ; et cependant ces concepts étaient complets, et contenaient, cachées sous leurs enveloppes indécises, toutes les vérités révélées, toutes les formules dogmatiques. On le constate aux éclairs qui de temps en temps jaillissent de ces nuages, et qu'on recueille comme des actes de foi exprimés sous une forme qui n'a été consacrée que plus tard.

On le constate surtout par un fait qui témoigne d'une croyance permanente. Toutes les fois que l'erreur, enfantée dans les antres de la sophistique, vient à montrer sa tête orgueilleuse, la piété des catholiques réclame, sans attendre qu'on lui fasse la leçon. Un hérétique voit trois dieux dans la formule du baptême ; le peuple réclame. — Dans cette même formule, Sabellius ne voit que trois rôles d'une même personne; le peuple réclame. — Arius ose prétendre que le Fils est une créature du Père ; le peuple réclame. — Eunomius et Macédonius soutiennent à leur tour que le Saint-Esprit est une créature du Fils ; pour les confondre, les évoques n'ont qu'à rappeler au peuple la formule de son baptême.

De là vient que les premières définitions dogmatiques sont en général des anathèmes à l'erreur ou bien des formules négatives : « Le Fils est incréé, non-fait. » — « le Saint-Esprit est incréé, n'est pas une créature, n'est ni le Père ni le Fils. » La vérité préexistait à l'erreur, et la repoussait comme le bloc d'acier pulvérise le caillou qui le choque. Mais en même temps, ce choc faisait jaillir la lumière. La foi se réfléchissait sur elle-même ; elle prenait mieux possession d'elle-même, et se rendait mieux compte de ce qu'elle possédait : travail intérieur dirigé par les évêques dont la fonction est d'instruire.


§ 4. — Les Pères s'opposent à l'intrusion de la raison.

L'orgueilleuse indiscrétion des rhéteurs troubla cette simplicité primitive de la foi. Tous les Docteurs font aux hérétiques le même reproche :

Tu demandes - dit saint Grégoire à Eunomius - ce qu'est la procession du Saint-Esprit. Dis-moi d'abord ce qu'est l'innascibilité du Père [allusion ironique aux rêveries d'Eunomius sur l'innascibilité] ; alors, à mon tour je traiterai en physiologiste la génération du Fils et la procession de l'Esprit. De cette façon, tous les deux ensemble nous serons également frappés de folie, pour avoir regardé sournoisement les mystères de Dieu. Et pour parler de telles choses que sont-ils donc ? Ils ne peuvent seulement savoir ce qui est à leurs pieds ; ils ne savent supputer ni le sable de la mer, ni les gouttes de la pluie, ni les jours du temps, et les voilà qui pénètrent dans les abîmes de la Divinité, qui rendent raison de la nature ineffable et incompréhensible !

. Grég. de Naz., orat. XXXI, § 8.

En même temps que les Pères flagellent la fatuité des hérétiques, ils s'emploient à préserver les fidèles d'une vaine curiosité. Croyez, répète sans cesse saint Cyrille de Jérusalem dans ses célèbres catéchèses, croyez et ne me demandez pas le comment. — Et saint Grégoire à son peuple de Constantinople :

Tu entends qu'il y a génération? ne cherche pas curieusement le comment. Tu entends que l'Esprit procède du Père ? ne te fatigue pas à chercher le comment. Si tu t'inquiètes si fort au sujet de la génération du Fils ou de la procession de l'Esprit, je m'inquiéterai à mon tour au sujet de l'union entre ton corps et ton âme. Comment es-tu à la fois poussière et image de Dieu? En toi quel est le moteur et quel est le mobile ? Comment le même est-il mû et moteur ? Comment la sensation demeure-t-elle en toi et attire-t-elle ce qui est au dehors ? Comment l'intelligence demeure-t-elle en toi, et engendre-t-elle un verbe dans une autre intelligence, ou comment la pensée est-elle transmise par la parole ? ... Si tu ne te connais pas toi-même, si tu ne comprends pas les choses qui te sont attestées par les sens, comment espères-tu connaître exactement de Dieu et ce qu'il est et combien il est grand ? Quelle folie !


§ 5. — Les Pères fondent la dogmatique.
Texte de saint Hilaire.

Il faut qu'il y ait des hérésies, oportet haereses esse, ne serait-ce que pour manifester l'activité intellectuelle de l'Église. Sans les Arius, les Eunomius et les Nestorius, aurions-nous les Athanase, les Basile, les Grégoire, les Cyrille? Saint Hilaire, l'émule en gloire de ces grands hommes, commence son immortel traité de la Trinité, par confesser que l'hérésie a aiguillonné son génie, et l'a contraint à entreprendre une dogmatique de la Trinité.

Aux fidèles - écrit-il - il suffisait de la parole divine qui pénètre dans nos oreilles par le témoignage de l'Évangéliste avec la vertu de la Vérité parlante. Le Seigneur a dit : « Allez donc, et enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tous les commandements que je vous confie. Voici que je suis moi-même avec vous jusqu'à la consommation du siècle. » Du mystère du salut, qu'y a-t-il qui ne soit contenu dans cette parole ? Qu'y a-t-il à ajouter ? Qu'y a-t-il d'obscur ? Tout y est plein, comme provenant du Plein ; tout y est parfait, comme provenant du Parfait. Car cette simple phrase contient et la signification des mots et l'efficacité des choses, et l'ordre des sujets et l'intelligence de leur nature...
Mais la méchanceté des hérétiques et des blasphémateurs nous force à faire des choses illicites, à gravir des cimes inaccessibles, à parler de sujets ineffables, à entreprendre des explications interdites. Il devait suffire d'accomplir par la seule foi ce qui est prescrit, c'est-à-dire, d'adorer le Père, de vénérer avec lui le Fils, et de nous remplir du Saint-Esprit. Mais voici que nous sommes contraints d'appliquer notre humble parole aux mystères les plus inénarrables. La faute d'autrui nous jette nous-mêmes dans cette faute, d'exposer aux hasards d'une langue humaine les mystères qu'il aurait fallu renfermer dans la religion de nos âmes.

S. Hilaire, De Trinitate, lib. II, §§ 1 et 2.


§ 6. — Élaboration de cette dogmatique.

Dieu, qui promet les victoires à son Église, veut qu'elle les achète toujours par une lutte incessante. Les premiers pontifes cimentèrent par le martyre la foi du Christ ; pendant les persécutions sanglantes, il fallait souffrir plutôt que parler. Puis vint l'ère des hérésies. Le rôle des Docteurs fut de combattre par la parole et de sauvegarder la tradition révélée, en formulant les dogmes d'une manière précise. Ce fut un rude labeur. Que de notions à éclaircir ! et pour cela que de mots à définir ! Quelle langue nouvelle à créer ! mais en même temps quelle discrétion pour allier la sauvegarde du dogme aux ménagements pour les usages établis !

Faut-il s'étonner si, dans les anciens Pères, on trouve des expressions quelque peu malsonnantes pour nos oreilles habituées à un langage défini ? Faut-il se scandaliser si, dans l'enfantement laborieux de ce langage, il s'est rencontré des malentendus, des disputes de mots ? Les con¬ciles, au témoignage de saint Grégoire de Nazianze, semblaient transformés en congrès de rhéteurs ; on n'y entendait que des discussions de grammaire et de dialectique. Ne devons-nous pas plutôt reconnaître dans la rédaction définitive des formules dogmatiques, un miracle aussi grand que celui du don des langues au jour de la Pentecôte ?

Par rapport au dogme fondamental de la Foi, la providence divine suivit la même méthode que dans ses autres œuvres. Dès le premier jour, la lumière éclaira les fidèles ; mais ce n'est que peu à peu que cette lumière se concentra en un soleil plus brillant et plus délimité. C'est au quatrième siècle que s'opéra surtout cette con¬centration dogmatique, et que les formules relatives à la Trinité furent définitivement arrêtées. Les Pères de ce grand siècle seront donc nos maîtres préférés dans l'étude difficile du plus profond des mystères.

Mais je ne puis me lasser de le répéter. Pour comprendre ces Docteurs, il faut penser comme eux, c'est-à-dire attacher aux mots les mêmes significations. Or ce résultat ne peut s'obtenir que par une sorte de gymnastique de l'esprit, qui, rompant avec ses habitudes, se soumet à une nouvelle éducation intellectuelle. Il est donc nécessaire avant tout, de jeter un coup d'œil historique sur la formation du langage ecclésiastique.



- CHAPITRE II -
TERMINOLOGIE LATINE

§ 1. — Elle fut consacrée de bonne heure.

Dès la première moitié du troisième siècle, nous trou¬vons l'Église occidentale en pleine possession de son langage actuel au sujet de la Trinité. Lorsque Noet et Praxéas, tristes précurseurs de Sabellius, osèrent confondre le Père, le Fils et le Saint-Esprit, saint Hippolyte et Tertullien leur opposèrent le dogme affirmé dans les propres termes que nous employons encore aujourd'hui : un seul Dieu, une seule nature, une seule substance, trois personnes; Unité, Trinité. Or, dans l'usage de ces mots, rien ne trahit l'embarras d'écrivains obligés de créer et d'expliquer des expressions nouvelles. Au contraire, leur style présente alors toutes les allures que donne l'assurance d'être compris, parce qu'on parle la langue même des lecteurs.


§ 2. — Du mot « personne ».

Que les mots « Dieu, nature, substance » aient été affectés sans difficulté à l'unité divine, rien là d'étonnant, puisque ces expressions répondent très bien à ce que la raison conçoit au sujet de la Divinité. Il n'existe qu'un Dieu ; Dieu est une substance vivante ; sa nature n'a rien de commun avec la nature des êtres créés.

Mais comment a-t-on été conduit à choisir le mot « personne » pour distinguer les trois réalités divines révélées par la foi ? Boèce résout cette question en signalant les divers sens du mot persona.

Ce mot - dit-il - signifiait d'abord le masque dont se servaient les acteurs dans les comédies et les tragédies. Persona vient de personare, dont on a rendu grave l'antépénultième, parce que le son, en roulant dans la concavité du masque, devient plus fort... Mais, comme les histrions se servaient de ces masques pour représenter des individus, par exemple Hécube, Médée, Simon, Chrémès, on a pris l'habitude d'appeler aussi « personnes » les autres hommes qui se reconnaissent et se distinguent par leur aspect particulier.

Boèce, De persona et duabus naturis, cap. III.

Ainsi le mot latin persona signifia d'abord un masque, puis un personnage de tréteaux, puis un personnage sur le théâtre du monde, puis un individu quelconque.

Ce dernier sens dérivé prit, de bonne heure, une grande prépondérance, soit parce que les grammairiens y recoururent, pour distinguer les trois cas du discours : « moi, toi, lui » ; soit surtout par l'emploi qu'en firent les jurisconsultes romains, pour distinguer dans le Droit ce qui concerne les hommes et ce qui concerne les choses. Déjà, au deuxième siècle, Gaius écrivait : Omne jus quo utimur, vel ad personas pertinet, vel ad res, vel ad actiones – toute notion juridique dont nous faisons usage a trait soit aux personnes, soit aux choses, soit aux actions (Digest., I, tit. 5, 1).

La langue latine se trouvait donc bien préparée à recevoir le dogme de la Trinité. Un père et un fils étaient déjà deux « personnes » différentes dans le langage usuel et le langage juridique. Tout naturellement on fut conduit à désigner sous le nom collectif de « personnes » les trois réalités distinguées dans la formule du baptême : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ».

§ 3. — Du mot « prosôpon ».

Boèce, pour rattacher au mot latin persona le mot grec prosôpon, donne à tous les deux le même sens primitif : « Les Grecs, dit-il, ont appelé les masques prosôpa, parce qu'on les place devant les yeux pour cacher la figure. » (Boèce, loc. cit.) Cette étymologie est inexacte. Le sens primitif du mot prosôpon est face, visage, comme le prouve son emploi dans Homère et autres auteurs primitifs. Mais il est très vrai qu'au théâtre, on l'adopta pour signifier le masque qui sert à l'acteur pour se composer une face, une figure de circonstance. De là tout naturellement le sens de « personnage », de « rôle ». De là encore le sens très ancien, suivant lequel un ambassadeur est dit représenter la « personne » de son maître.

On sait que dans la Rome impériale, le grec était parlé concurremment au latin. Par conséquent, on ne peut s'étonner que les chrétiens aient traduit persona par prosôpon, et qu'ils aient transporté au mot grec le sens canonique déjà attaché au mot latin. Il en résulta que dans ses rapports officiels avec l'Orient, l'Église Romaine employa toujours le mot prosôpon, comme un terme consacré. Mais, dans le monde grec, ce mot n'avait point subi toutes les dérivations du mot persona, et ne se présentait qu'avec sa signification de rôle et de personnage. De là des luttes que nous aurons à raconter bientôt.


§ 4. — Texte de saint Hippolyte.

Pour mieux faire comprendre combien le langage ecclésiastique s'est rapidement formé en Occident, je veux rapporter deux textes qui remontent à la première moitié du troisième siècle.

Voici d'abord saint Hippolyte, employant le mot prosôpon, lorsqu'il réfute Noet. Pour confondre le Père et le Fils, l'hérétique arguait du texte : Ego et Pater unum sumus – Moi et mon Père, nous sommes Un. « Réfléchissez donc, reprend saint Hippolyte ; observez que le Sauveur n'a pas dit : Ego et Pater unum sum – Moi et le Père je suis Un, mais bien : unum sumus – nous sommes Un. Le mot sumus ne se dit pas d'un seul. Cette phrase exprime donc deux personnes et une seule puissance. (S. Hippolyte, Contr. Hœres. Noeti, § 7).

Plus loin, saint Hippolyte fait une profession de foi que je rapporte tout entière - soit à cause de sa beauté - soit à cause de certaines idées que nous discuterons plus tard dans les Pères grecs du quatrième siècle - soit surtout parce que nous y retrouvons la terminologie que nous étudions actuellement.

Voici donc, mes frères, ce que nous révèlent les Écritures. Voici « l'ordre de choses » [ économie - oikonomian Ce mot, appliqué d'habitude à l'Incarnation, est appliqué ici à la Trinité. Voir Migne, x, col. 821, note (99)] qu'atteste saint Jean dans son Évangile, lorsqu'il confesse la divinité du Verbe, en disant : In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum – Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Mais quoi ! le Verbe est en Dieu et le Verbe est Dieu : nous annonce-t-on deux dieux ? Non certes : je ne dis pas deux dieux, mais un seul, et deux personnes, prosôpa de duo et une troisième disposition, oikonomian de tritèn, qui est la grâce du Saint-Esprit. Un seul Père, mais deux personnes, prosôpa de duo, puisqu'il y a aussi le Fils, et de plus une troisième réalité, le Saint-Esprit. Le Père décrète, le Fils accomplit ; le Fils se montre, et par lui on croit dans le Père. Toute cette harmonique disposition se rassemble dans un seul Dieu ; car il n'y a qu'un seul Dieu : le Père ordonnant, le Fils obéissant, le Saint-Esprit instruisant ; le Père étant super omnia – au-dessus de tout, le Fils étant per omnia – par tout, le saint Esprit étant in omnibus – en tous.
Il est impossible de connaître comment Dieu est un, à moins de croire vraiment au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Les Juifs glorifiaient le Père, mais ils ont été ingrats parce qu'ils ont méconnu le Fils. Les disciples ont confessé le Fils, mais non dans l'Esprit saint; aussi ont-ils renié. Le Verbe Paternel connaissant donc la « disposition » - oikonomian - et sachant que la volonté du Père est de ne pas être glorifié autrement que de la sorte, a donné à ses disciples après sa résurrection la formule : Euntes docete omnes gentes, baptizantes eos in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti – allez et enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Par cette formule, il déclare que celui qui omet une de ces choses ne glorifie pas Dieu parfaitement. Car c'est par cette Trinité que le Père est glorifié. Le Père a voulu, le Fils a fait, l'Esprit a manifesté. Voilà ce que toutes les Ecritures proclament sur ce sujet.

Ibid., §14.

Peut-être un lecteur, encore peu familiarisé avec les anciens Pères, s'étonnera-t-il de certaines formules qui choquent nos concepts modernes. Ce n'est pas encore le lieu de les expliquer. Mais cette étrangeté ne fait que mieux ressortir l'accord qui a toujours existé dans l'Église latine au sujet des mots : Personnes et Trinité.


§ 5. — Texte de Tertullien.

Bien étrange est aussi parfois le langage de Tertullien, lorsqu'il défend contre Praxéas le mystère de la sainte Trinité. Sans doute, on peut démontrer l'orthodoxie de certaines expressions choquantes, en les rapprochant du contexte. À travers cette obscurité particulière au docteur africain, on reconnaît l'effort du penseur qui cherche en vain, dans une langue profane, des mots qui puissent exprimer un mystère sacré.

[Par exemple cette exposition :] Ils sont trois, non pas en essence, mais en degré ; non pas en substance, mais en forme ; non pas en puissance, mais en espèce ; tous trois ayant une seule et même substance, une seule et même nature, une seule et même puissance, parce qu'il n'y a qu'un seul Dieu duquel procèdent ces degrés, ces formes et ces espèces, sous le nom de Père, de Fils et de Saint-Esprit.

Adv. Praxeam, Cap. II.

Mais le style de notre Docteur devient clair et précis, du moment qu'il emploie le mot « personne ». On voit qu'il n'a plus à craindre de ne pas être compris des chrétiens.

De plus, ce mot réveille dans Tertullien ses vieilles habitudes du barreau ; car dans le droit romain, c'est un terme juridique. Aussi voyez comment le grand avocat plaide contre Praxéas la cause de la foi catholique.

Pour prouver la réelle distinction entre le Père et le Fils, notre jurisconsulte apporte d'abord quelques textes qui font foi. Et dixit Deus : Fiat firmamentum, et fecit Deus firmamentum – Dieu dit : qu’il y ait un firmament, (…) et il en fut ainsi. Dieu a dit et Dieu a fait. De plus, Dieu a tout fait par sa Parole, per quem omnia facta sunt – par qui tout a été fait, et cette Parole est Dieu, Deus erat sermo. Ces textes authentiques étant produits, l'avocat argumente :

Vous êtes en présence de deux ; autre celui qui dit de faire, autre celui qui fait. Comment comprendre l'expression « autre», je l'ai déjà déclaré. Elle se rapporte au mot personne et non au mot substance ; elle est pour distinguer, non pour diviser. Certes, bien que partout je soutienne une seule substance dans les trois unis ensemble, le bon sens me contraint à déclarer autre celui qui exécute et autre celui qui commande. Car celui-ci ne commanderait pas, si lui-même exécutait ce dont il ordonne l'exécution par celui-là. Cependant il commande. S'il était seul, il ne se commanderait pas à lui-même. Il agirait sans commander, sans attendre à recevoir ses propres ordres.

Adv. Praxeam, Cap. XII.

C'est bien là, si je ne me trompe, le plaidoyer d'un avocat qui distingue, oppose, sépare les personnes impliquées dans une même affaire, en s'appuyant sur le rôle que chacune y a joué.

Tertullien plaide de la même façon au sujet du Saint-Esprit. Après avoir accumulé un grand nombre de textes de la Loi divine, il déclare se borner à ces citations pour ne point mettre de l'affectation à dérouler toutes les Écritures. Puis il conclut :

De ces quelques textes résulte manifestement la distinction de la Trinité. Il y a en effet l'Esprit qui parle, et le Père auquel il parle, et le Fils de qui il parle. Ainsi en est-il des autres passages dans lesquels on parle au Père du Fils ou au Fils du Père, et des textes qui ont trait, soit au Père, soit au Fils, soit à l'Esprit ; passages qui établissent chaque personne dans sa singularité propre.

Adv. Praxeam, Cap. XI.

Tertullien était d'autant plus à l'aise pour employer le mot personne dans son traité contre Praxéas, qu'il s'y consacrait à combattre la confusion des trois subsistences, et que, par conséquent, il n'avait pas à être soupçonné de réduire la personne à une fiction juridique. Cependant il insiste sur la substantialité de la personne divine. La Parole de Dieu, dit-il, n'est pas un vain son ; c'est quelque chose de substantiel dans toute la propriété du mot « substance » ; c'est une chose réelle, une personne, à ce point qu'il y a un premier et un second, le Père et le Fils, Dieu et la Parole ; car en Dieu tout est pure substance.

Cette substance de la Parole, je l'appelle personne, et je réclame pour elle le nom de Fils ; et puisque je reconnais un Fils, je le défends comme le second par rapport au Père dont il procède.

Adv. Praxeam, Cap. VII.

Après Tertullien, nous trouvons Novatien qui le suit pas à pas. Saint Cyprien, et plus tard le pape saint Damase, expriment la Trinité par la formule: « Un seul Dieu et trois Personnes. » Enfin saint Augustin emploie sa subtilité à expliquer le mot « personne » et à en légitimer l'emploi dogmatique.


§ 6. — Belle réflexion de Richard de Saint-Victor.

On le voit : les formules exprimant le dogme de la Trinité furent consacrées de très bonne heure dans l'Église occidentale. Faut-il faire honneur de ce résultat au génie latin, dont le caractère est la netteté et la décision ?

L’auteur s’abandonne ici à un accès de papisme, singulièrement hors-contexte : « Ne doit-on pas attribuer cette clarté précise à la lumière surnaturelle qui rayonne autour de la Chaire Apostolique ? Mais à quoi bon séparer ces deux influences, puisque la Providence n'a préparé le génie romain que pour en doter l'Église Mère et Maîtresse de la Catholicité ? » (sic)

C'est le lieu de rappeler une belle pensée d'un Docteur du moyen âge. Saint Augustin avait dit, et saint Anselme répété, qu'on avait été contraint de prendre le mot « personne » afin de répondre à la question : Quid tres ? - pourquoi trois ?

Richard de Saint-Victor écrit à ce propos :

Je dirai ce que je pense, ce que je crois fermement et indubitablement. Dans ce mystère si sublime et suréminent de la Trinité, le mot : « personne » n'a pas été choisi sans une inspiration divine et sans le ministère du Saint-Esprit. Considérons comment le Saint-Esprit s'est occupé de tant de mystères de notre foi, de notre rédemption, de notre sanctification, pour les prédire par la bouche des prophètes, pour les décrire par la bouche des évangélistes, pour les expliquer par la bouche des Docteurs. Or, de tous ces mystères, celui de la Trinité est le plus sacré et le plus secret. Si l'on songe à tout cela, on ne pourra pas se persuader que le Saint-Esprit ait voulu qu'un mot servît à exprimer la foi en la Trinité, et qu'il en ait abandonné le choix à l'opinion des hommes, sans le déterminer par sa propre inspiration. Disons, je le veux bien, que ceux qui les premiers ont transporté ce nom aux choses divines l'ont fait par nécessité et pour avoir quoi répondre à ceux qui demandent : Quid tres ? - pourquoi trois ? Mais le Saint-Esprit, qui présidait à leurs pensées, connaît comment cette nécessité les poussait vers la raison et la vérité.

Richard de Saint-Victor, De Trinitate, lib. IV, cap. V.


- CHAPITRE III -
TERMINOLOGIE GRECQUE

- ARTICLE I -
PREMIÈRE ÉLABORATION


§ 1. — On employa d'abord les mots dans leur sens profane.

Pendant que l'Église latine exprimait tranquillement sa foi par une formule consacrée, l'Église orientale avait à supporter la lutte contre des hérésies plus insidieuses les unes que les autres.

Or il est bien évident que, pour réfuter des erreurs exprimées dans un langage compris de la foule, les défenseurs du dogme devaient, eux aussi, se faire comprendre facilement par les fidèles, et par conséquent employer les mots dans leur sens vulgaire et généralement accepté. Si donc nous voulons acquérir l'intelligence de l'apologétique grecque, il nous faut, avant tout, obtenir des notions exactes sur le sens primitif et profane des expressions qui interviennent dans les débats dogmatiques de cette époque.

Deux mots sont principalement à étudier, savoir, ousia et hupostasis.

§ 2. — Sens primitif du mot ousia.

Le mot ousia met, en général, les traducteurs en grande perplexité. Ils le rendent tantôt par essence, tantôt par substance, suivant le contexte, et bien des fois le contexte les laisse hésitants.

Cette incertitude est très ancienne. Saint Hilaire, pour faire comprendre aux évêques latins le sens de ousia, le traduit par essentia, en se laissant guider par le verbe racine ; mais les explications qu'il en donne lui attribuent le sens de substantia. — Saint Jérôme, dans sa fa¬meuse lettre à saint Damase, hésite entre les deux sens et il se contente d'écrire usia. — De même, nous lisons dans une lettre de saint Basile le passage suivant :

hupostasis et ousia ne sont pas synonymes. Nos frères d'Occident l'ont indiqué eux-mêmes, à mon avis. Car se défiant de leur langue trop étroite, ils conservent dans leurs traductions le mot grec ousia ».

S. Basile, Ad Terentium, epist. 214, §4.

Je suivrai ces exemples et j'emploierai le mot : usie. Ce sera le vrai moyen de nous débarrasser de nos concepts latins.

Que signifiait donc pour les Grecs le mot usie, ousia ?
Le législateur de la philosophie, Aristote, en avait donné deux significations.

On appelle, principalement, premièrement, proprement, usie, ousia, ce qui n'est dit d'aucun sujet, et qui n'est dans aucun sujet ; par exemple, cet homme ou ce cheval. On appelle secondes usies,deuterai ousiai, les espèces dans lesquelles les premières usies existent avec les genres correspondants ; ainsi cet homme est spécifiquement homme et génériquement animal. On appelle donc secondes usies, l'homme et l'animal.

Aristote, Catégories, ch. V, ousia.

Ainsi, d'après le Philosophe, le mot ousia, dans son premier sens, signifie l'individu subsistant en soi-même, hoc subsistens, to huphestôs. Voilà pourquoi les péripatéticiens latins, traduisant ousia par substantia, ont formulé le principe : substantiae primae solae subsistunt – seules subsistent les premières usies. Quant au second sens du mot ousia, il indique l'essence, ou mieux, ce que nous appellerions la substance spécifique. Je reviendrai bientôt sur cette nuance délicate.

Ce double sens du mot ousia prête donc à l'amphibologie, puisqu'on peut y comprendre ou en écarter le concept de subsistence individuelle. C'est une remarque que je prie de ne pas oublier.

§ 3. — Sens primitif du mot hupostasis.

Le mot hupostasis ne se trouve point défini dans Aristote, et ne fait point partie de sa terminologie philosophique. Mais il était d'un usage vulgaire pour opposer le réel au phénoménal, ou comme nous dirions actuellement, pour opposer la réalité objective au phénomène subjectif. C'est ainsi qu'Aristote distingue, parmi les météores, ceux qui ne sont que des apparences et ceux qui existent réellement,ta men kat'emphasin, ta de kath'hupostasin. C'est ainsi que Thémistius oppose les choses distinctes par la raison seule et les choses réellement distinctes, a mède tô logô chôrista, tauta kai hupostasei chôridzousi (Voy. Opp. S. Basil., t. IV, prœfat.- Garnier, § 1, n. 6. —M. XXXII, col. 19. — Voir d'autres témoignages, Petau, lib. IV, c. 1, § 5).

On ne doit donc pas s'étonner si quelquefois les Pères de l'Église emploient le mot hupostasis pour affirmer une réalité substantielle quelconque. Voici trois exemples d'autant meilleurs qu'ils sont fournis par des Docteurs, chauds partisans des trois hypostases.

Saint Épiphane, dans sa discussion avec l'apollinariste Vital, voulant exprimer que l'intelligence de l'homme est une substance réelle, soutient que le noûs est hupostasis (S. Épiphane, Haeres., 77, § 24. — M. XLII, col. 676).

Saint Basile enseigne contre Eunomius que toute la nature du Père passe dans le Fils, comme la réalité des sciences, tôn technôn hè hupostasis, passe des maîtres dans les disciples (S. Basile, Contr. Eunom., lib. II, § 16. — M. XXIX, col. 605). Son frère Grégoire, parlant des sophismes du même Eunomius , les compare à une toile d'araignée : « Il y a apparence d'un tissu, mais il n'y a aucune réalité dans cette apparence. Celui qui y touche ne touche à rien de subsistant, car ces toiles d'araignées s'évanouissent au contact des doigts, hupostasis de ouk estin en tô schèmati (S. Grég. de Nysse, Cont. Eunom., lib. II. — M. XLV, col. 489).

Ce dernier texte est important; il nous montre la corrélation entre les deux mots grecs hupostasis et huphistanai. Le verbe répond bien à notre verbe subsister, d'où il faut reconnaître au mot hupostasis le sens de subsistence ; et en effet, à partir du cinquième siècle, les auteurs ecclésiastiques le traduisent par subsistentia.

§ 4. — Sens concret de ces deux mots.

Il convient de faire dès maintenant une remarque capitale que j'ai annoncée tout à l'heure, et qui plus tard sera le point de départ d'une longue et délicate étude.

Nous avons vu comment Aristote distinguait les premières usies et les secondes usies. Sans conteste, les premières usies sont les substances individuelles. Quant aux secondes usies, on leur donne quelquefois le nom d'essences. Cette traduction n'est exacte que si on y attache un sens véritablement réaliste ; c'est-à-dire, si l'on comprend l'usie, non comme une idée abstraite, mais bien comme une réalité substantielle existant dans l'individu.

La même remarque s'applique au terme hupostasis. Pour le traduire exactement par subsistentia, il faut prendre ce dernier mot, non dans le sens d'une simple modalité, comme pourrait l'insinuer la forme grammaticale de sa terminaison, mais bien dans le sens formel d'une réalité substantielle et individuelle. Dans le langage grec, on ne dit pas : « Pierre a une hypostase, » pas plus qu'on ne dit : « Pierre a une substance. » On dit « Pierre est une hypostase » comme on dit : « Pierre est une substance. » Le mot hypostase est concret comme le mot personne. Aussi Petau observait judicieusement (Petau, lib. IV, c. III, § 6.) que les anciens Latins qui ont traduit hupostasis par subsistentia donnaient au mot latin un sens concret qu'il a perdu en scolastique. Ils ne disaient pas : Pater habet subsistentiam - Pierre a une subsistence ; ils disaient : Pater est subsistentia – Pierre est subsistence.

§ 5. — Définitions de saint Damascène.

Nous venons d'étudier le sens profane des mots ousia et hupostasis. Je crois utile de résumer et de confirmer ces notions par un témoignage de très grande valeur. Saint Damascène a composé une savante Dialectique, afin de prémunir contre les sophismes de l'erreur. Dans ses définitions, il s'inspire surtout d'Aristote, parce que ce philosophe était l'autorité qu'invoquaient toujours les hérétiques. Mais, en même temps, il signale les corrections que les Pères ont apportées au langage païen pour lui faire exprimer le dogme chrétien.

L'usie est la chose qui existe par soi-même, et qui n'a besoin de rien autre pour sa consistance. — Ou encore, l'usie est tout ce qui subsiste par soi-même, et qui n'a pas l'être dans un autre. C'est donc ce qui n'est pas pour un autre, qui n'a pas l'existence dans un autre, qui n'a pas besoin d'un autre pour sa consistance ; mais qui est en soi et en qui l'accident a l'existence.

S. Damasc. Dialectica, c. XXXIX.

Notez avec soin la différence entre ces deux définitions de l'usie. Sans doute, toutes les deux répondent bien à la substance. Mais il est clair que saint Damascène a voulu indiquer la distinction entre la substance « seconde » qui existe sans support étranger, authuparkton, et la substance « première » qui subsiste par soi-même, authupostaton.

Un peu plus loin, notre Docteur donne aussi une double définition de l’hypostase :

Le mot hypostase a deux significations. Tantôt il signifie simplement l'existence. Suivant cette signification, usie et hypostase sont la même chose. Voilà pourquoi certains Pères ont dit les natures ou les hypostases. — Tantôt il désigne ce qui existe par soi-même et dans sa propre consistance. Suivant cette signification, il désigne l'individu numériquement différent de tout autre, par exemple Pierre, Paul, ce certain cheval.

S. Damasc. Dialectica, c. XLII.

Deux remarques sont à faire sur ces définitions de l'hypostase. Et d'abord sur la première. Saint Damascène fait une évidente allusion à un passage de saint Cyrille où la réalité des deux natures en Jésus-Christ est affirmée sous ces termes : les natures ou hypostases demeurant sans confusion (S. Cyrille, Scholia de Incarnatione, c. XI. —M. LXXV, col. 1381). Saint Cyrille s'est exprimé plusieurs fois dans ce même langage (Voir les indications d'autres passages, à la note 22 des Dialectiques de saint Damascène. — M., col. 591. Ces textes de saint Cyrille ne peuvent bien être étudiés qu'en traitant de l'Incarnation). Mais il ne peut y avoir de doute sur la pensée de celui qui a vaincu Nestorius. Ici le mot hupostasis est pris dans son sens vulgaire et primitif de « réalité » substantielle.
La seconde remarque porte sur le second sens du mot hupostasis. On peut s'étonner qu'après les noms des apôtres Pierre et Paul donnés comme exemple d'individus, saint Damascène ajoute : « et ce certain cheval ». Mais c'est un rappel de l'explication d'Aristote au sujet de la substance première. Saint Damascène veut rapprocher le mot hypostase des expressions substance première, et individu subsistant.

§ 6. — Obscurité dans le langage des anciens Pères.

Cette dernière équivalence de signification philosophique est bien à retenir ; car elle nous explique la difficulté des anciens Pères à parler du mystère de la Trinité.
Dans notre langage consacré par l'Église, il nous est bien facile de dire: « En Dieu, une seule substance première, et trois subsistants ». Mais autrefois, ousia, pris dans le sens de substance première, signifiait un être subsistant, auquel la dénomination hupostasis convenait également. D'ailleurs, on ne pouvait admettre en Dieu le mot ousia pris dans le sens de substance seconde, puisqu'en Dieu il ne peut y avoir ni genre ni espèce. Les anciens Docteurs se trouvaient donc saisis, comme dans un étau, par l'équivalence vulgaire des mots ousia et hupostasis, et ne se dégageaient qu'à force d'explications. De là le devoir pour leurs interprètes de ne pas les juger sur une phrase isolée, mais bien sur l'ensemble de leur doctrine. Photius applique prudemment cette méthode dans un exemple qui revient à notre sujet. Analysant les œuvres d'un saint prêtre du troisième siècle, nommé Pierius, le savant critique s'exprime ainsi :

Il parle exactement du Père et du Fils, sauf qu'il dit quelque part deux usies et deux natures. Mais il est évident, par ce qui précède et ce qui suit ce passage, qu'il prend les mots usie et nature dans le sens d'hypostase, et qu'il ne favorise pas Arius.

Photius, Bibliotheca, cod. 119. — M. C III, col. 400.

Si l'on restait toujours fidèle à cette règle sage, on réduirait considérablement les textes qui font difficultés. Citons un cas intéressant.
Le concile de Nicée avait porté anathème contre ceux qui diraient du Fils de Dieu « qu'il fut un temps qu'il n'était pas, ou qu'il n'était pas avant d'être engendré, ou qu'il est tiré du néant, ou qu'il procède d'une autre hypostase ou usie, ou qu'il est créé, ou changeant ou variable ». Cette énumération ne semble point avoir eu d'autre but, comme le fait remarquer Petau, que d'obstruer tous les chemins par où le serpent de l'hérésie aurait pu s'échapper. Mais saint Basile a été plus loin. Dans sa préoccupation de montrer la différence entre les mots « usie » et « hypostase », il s'empare de cette définition conciliaire, et il dit :

Si ces deux mots ont la même et identique signification, quel besoin d'employer l'un et l'autre? Le concile, en condamnant, soit ceux qui nient que le Fils procède de l'usie du Père, soit ceux qui prétendent qu'il ne procède pas de l'usie mais d'une certaine autre hypostase, témoigne par là même qu'il distingue ces deux erreurs.

S. Basile, Exemplar fidei, epist. 125, § 1.

Petau, dominé par son opinion qu'on a longtemps confondu les deux mots, attaque ce raisonnement du grand Docteur. À l'entendre, il y a contre Basile un témoignage écrasant : celui d'un Docteur qui avait assisté au concile de Nicée, et qui en avait été la lumière. Car, ajoute-t-il, saint Àthanase affirme à plusieurs reprises l'identité de l’usie et de l'hypostase (Petau, lib. IV, c. i, § 6).

Mais, comme l'a fait remarquer Garnier dans sa belle étude sur saint Basile (Garnier, Préface aux lettres de saint Basile. — M. XXXII, col. 16), lorsqu'on étudie dans leur contexte les passages cités, on y découvre toute autre chose que ce qu'a voulu y voir Petau. Dans l'un (S. Athanase, Ad Afros, § 4. — M. XXVI, col. 1036), saint Athanase réfute les ariens, qui, pour se débarrasser du concile de Nicée, prétendaient qu'on ne devait appliquer à Dieu ni le mot usie ni le mot hypostase. Le concile, reprend notre Docteur, a eu raison de les affirmer tous les deux, parce que ces deux mots s'accordent à signifier tout ce qu'il y a de plus réel dans l'être. Dans le second passage (S. Athanase, Contr. Arianos, orat. IV, § 1), saint Athanase enseigne que la divinité du Fils ne lèse en rien la « Monarchie », c'est-à-dire l'unité de principe, parce que tout procède en Dieu d'une première hypostase. Ces exemples suffisent pour montrer avec quel scrupule il faut maintenir un texte dans son contexte (Petau cite aussi plusieurs textes où saint Épiphane semble identifier l'usie et l'hypostase. Une discussion attentive du contexte infirme cette conclusion. Le premier texte, et c'est le plus fort, n'est même pas de saint Épiphane, mais consiste en une citation de source semi-arienne. Petau lui-même a reconnu son erreur. Comparez Petau, lib. IV, c. I, § 7, et la note du même auteur dans les œuvres de saint Épiphaue, Hœres., 73, § 12, note 50). Mais ils montrent en même temps à quelles difficultés les anciens se heurtaient, lorsqu'ils devaient appliquer aux mystères des locutions profanes.

§ 7. — La formule des trois hypostases est de tradition anténicéenne.

L'ensemble du langage traditionnel importe plus que certaines phrases détachées. Or Garnier a démontré victorieusement contre Petau que, bien avant le concile de Nicée, la tradition grecque avait consacré la formule des trois hypostases. Pour le prouver, non seulement il apporte des textes formels, mais surtout il met au défi de citer un seul de ces anciens Grecs qui ait dit : « une seule hypostase en trois personnes. » On pouvait annoncer à priori le résultat de cette savante enquête.

Si les Pères prenaient le mot : hupostasis dans son sens primitif de véritable « réalité » par opposition à la simple apparence, ils devaient soutenir contre Noet que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont des réalités, et que puisque l'une n'est pas l'autre, il faut compter trois réalités, trois hypostases, malgré leur unité dans la même usie. Les ariens voulant abuser du même mot en sens inverse de Sabellius, saint Denis d'Alexandrie leur répond :

Ils soutiennent que s'il y a trois hypostases, elles sont divisées. Mais il y en a trois, malgré qu'ils en aient ; ou bien qu'ils suppriment absolument la Trinité.

Cité par S. Basile, De Spiritu Sancto, c. XXIX, § 72.

— Que si les Pères entendaient le mot hupostasis dans le sens plus limité de substance individuellement « subsistante », la formule même du baptême leur notifiait trois hypostases. C'est ainsi qu'Origène affirmait contre les sabelliens : « Nous avons appris à croire qu'il y a trois « hypostases : le Père, le Fils et le Saint-Esprit » (Origène, in Joann, t. II. — M. XIV, col. 128).

Et ce n'était point, dans l'illustre Alexandrin, un langage de circonstance dicté par une simple raison d'opportunité. Lorsque plus tard il s'est agi de combattre l'arianisme, erreur diamétralement contraire au sabellianisme, saint Athanase employa les mêmes expressions, dans des passages qui ne peuvent prêter à de fausses interprétations.
Rappelant le cantique des Séraphins, il dit :

L'adorable Trinité est une, inséparable et sans figure. Elle est conjointe sans confusion, de même que l'unité est distinguée sans séparation. Aussi les Séraphins répètent trois fois la doxologie : Sanctus, Sanctus, Sanctus pour notifier les trois hypostases parfaites, et ils ajoutent une seule fois Dominus, pour signifier l'unique usie.

S. Athanase, in illud, Omnia mihi tradita,§ 6, — M. XXV, col. 220.

Saint Athanase revient ailleurs sur cette vision d'Isaïe :

Les Séraphins, pour glorifier Dieu, disent : Sanctus Sanctus, Sanctus, Dominus sabaoth, pour glorifier le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Voilà pourquoi, de même que nous sommes baptisés au nom du Père et du Fils, nous le sommes aussi au nom du Saint-Esprit. Or nous devenons, par le baptême, fils de Dieu et non pas fils des Dieux. Car le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont Dominus sabaoth. Une seule divinité et un seul Dieu en trois hypostases.

S. Athanase, De Incarnat, et contr. arianos, § 10. — M. XXVI, col. 1000.

Ces passages suffiraient ; car on sait avec quel soin ja¬loux saint Athanase a conservé les anciennes traditions. Mais nous avons un autre témoignage peut-être encore plus décisif, ou du moins plus formel. C'est celui de saint Épiphane à qui Petau reproche d'avoir, lui aussi, confondu les termes usie et hypostase. Il s'agissait d'une sorte d'enquête sur la foi de saint Mélèce d'Antioche qu'on suspectait d'arianisme voilé. Saint Épiphane dit que l'orthodoxie de cet évêque a été garantie par ses concitoyens.

Ceux-ci confessent la consubstantialité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, trois hypostases, une seule usie, une seule divinité : ce qui est la vraie foi, celle qui nous vient des premiers chrétiens, la foi prophétique, évangélique et apostolique ; celle qu'ont proclamée nos pères et évêques réunis à Nicée sous le grand et bienheureux empereur Constantin. Dieu veuille, que l'honorable Mélèce ait la même confession de foi que ses ouailles d'Antioche.

S. Épiphane, Hœres., 73, § 34. — M. XLII, col. 468.

Après ces témoignages, on doit conclure que dès les premiers siècles l'accord a toujours existé entre l'Orient et l'Occident, non seulement sur le fond du dogme, mais encore sur la manière de le formuler. Les Latins disaient : « une substance, trois personnes » ; les Grecs disaient : « une usie, trois hypostases ».


- ARTICLE II -
DÉTERMINATION SCIENTIFIQUE


§ 1. — Circonstances qui déterminèrent cette détermination.

L'arianisme troubla l'Église jusque dans son langage ; car un des caractères de cette hérésie fut la ruse, la subtilité, le sophisme et les professions de foi captieuses. Depuis que le concile de Nicée avait défini l’Homoousion, les ariens avaient pris en grande horreur le mot ousia. Quant au mot hupostasis, et parce qu'il était moins clairement défini, et surtout parce qu'on y adjoignait d'habitude la triplicité, il se prêtait mieux à l'équivoque. Les hérétiques ne demandaient donc pas mieux que d'admettre trois hypostases dans la Trinité, sauf à identifier l'hypostase avec l'usie. « Trois hypostases, donc trois êtres; or un seul être qui soit Dieu ; donc ni le Fils ni le Saint-Esprit n'ont droit à l'adoration » : c'était là une suite déductive faite pour séduire les simples. La ruse arienne ne put échapper à l'observation des évêques occidentaux, dans les innombrables conciles où ils se trouvèrent en contact avec l'Orient. D'ailleurs, le parallélisme grammatical des deux mots hupostasis et substantia rendait suspect aux Latins le mot grec. Il se produisit donc en Occident un mouvement pour proscrire la formule des « trois hypostases », et ce mouvement reflua en Orient pour y substituer la formule des « trois personnes ». Nous raconterons bientôt cette histoire plus en détail. Mais nous devons dire dès maintenant que cette réaction fit relever la tête au sabellianisme. La vieille erreur, réfractaire à l'expression « trois hypostases », s'accommodait assez bien de l'expression « trois personnes » ; car elle sous-entendait que l'expression prosôpa signifiait, uniquement, les divers rôles joués successivement dans le monde par l'unique hypostase divine.

Alors la Discorde put battre des mains en contemplant son œuvre. Non seulement elle avait divisé l'Orient en mille sectes qui se déchiraient mutuellement ; non seulement elle avait compliqué les questions de foi par les intrigues de palais, les factions ambitieuses, les rivalités individuelles ; mais, grâce à l'esprit de dissimulation qui flétrit la charité, elle avait introduit la défiance jusque dans la communauté des vrais fidèles. Les catholiques s'observaient, s'épiaient. À dire « trois hypostases », on encourait le soupçon d'arianisme ; à dire « une seule hypostase », on était taxé de sabellianisme.

Saint Basile, mêlé à ces querelles, reconnut le danger d'une telle situation. Il comprit qu'il fallait avant tout rétablir le calme parmi les catholiques, et que le seul moyen efficace pour faire cesser les malentendus, était de fortifier le langage de l'antique tradition ecclésiastique, en le fixant par des définitions exactes. Sa science, sa réputation, son autorité, sa position hiérarchique, tout le préparait à cette œuvre difficile. Il l'entreprit dans sa lettre sur la différence entre l’usie et l'hypostase (S. Basile, Ad Gregorium fratrem, epist. 38, § 1.). Dieu prouva qu'il avait inspiré cet effort, car il le bénit.


§ 2. — Saint Basile étudie la question en philosophe.

Ce document célèbre s'ouvre par un exposé très clair de la question.

Beaucoup ne distinguent pas dans le dogme entre la communauté de l'usie et la raison des hypostases. Ils s'en font une même idée, et ils pensent qu'on peut dire indifféremment usie ou hypostase. De là vient qu'à plusieurs qui se décident sans examen sur ces choses, il semble bon d'affirmer en Dieu une seule hypostase, de la même façon qu'une seule usie. Au contraire, plusieurs, qui reçoivent les trois hypostases, pensent que cette confusion les oblige à distinguer les usies en même nombre. Pour que vous ne subissiez pas ces défaillances, je vous ferai un court mémoire sur cette question. Voici donc, en termes brefs, comment il faut penser sur ces choses.

Avant d'analyser cette explication magistrale, quelques préliminaires seront utiles pour préparer le lecteur à en comprendre l'esprit et l'importance. Dans cette grande bataille, où toutes les puissances de l'enfer s'étaient concertées, la sophistique avait beaucoup puisé dans l'arsenal de la philosophie païenne. Comme aujourd'hui, contre la foi on invoquait la science et la raison. Il faut lire dans saint Basile et dans son frère de Nysse les arguments philosophiques d'Eunomius. Il faut lire surtout dans saint Épiphane les quarante-sept objections d'Aétius (S. Épiphane, Hæres., 76. — M. XLII, col. 533) ; c'est l'hérésie mise en forme syllogistique suivant tous les procédés d'Aristote.

Mais si les querelles s'alimentaient par les chicanes des rhéteurs, saint Basile, de son côté, avait été merveilleusement préparé par ses fortes études aux discussions les plus subtiles. Il ne craignit donc pas de porter la question sur le terrain philosophique. Aussi, pour que nous puissions le comprendre, nous devons jeter un regard sur l'enseignement profane de cette époque.

§ 3. — Son point de départ.

Porphyre, dans son Arbre célèbre (* Porphyre de Tyr (234 – ca 310), philosophe néo-platonicien et commentateur de Potin, écrivit l’ « Isagogè » - introduction aux « Catégories » d’Aristote. Dans cet ouvrage, il propose une structure arborescente des « prédicables » que sont les différents modes selon lesquels un attribut se rapporte à un sujet : le genre suprême, la substance, se distingue entre matérielle ou immatérielle ; l’être matériel, le corps se distingue entre animé ou inanimé ; l’être animé, l’être vivant se distingue entre sensible ou insensible ; l’être sensible, l’animal se distingue entre rationnel et irrationnel, l’humain et la bête ; l’être humain se divise entre individus, tels que Socrate et Platon… - Porphyre écrivit également un grand traité : « Contre les Chrétiens »), avait épanoui la substance en genres, en espèces et individus. Mais tandis qu'il rencontrait des notions abstraites pour distinguer les genres et les espèces, qui sont choses abstraites, il ne pouvait signaler aucune abstraction pour définir les individus, choses essentiellement concrètes. Il se tira de cette difficulté, en distinguant les individus par l'ensemble et la totalité concrète de propriétés, dont chacune pouvait être considérée abstractivement.

Le nom individus, atoma, dit Porphyre, provient de ce que chacun est constitué par des propriétés dont l'amas, athroisma, ne peut se rencontrer identiquement le même dans un autre individu.

Porphyre, Instit., 2.

Son disciple Ammonius interprète ce texte comme suit :

Venons à l'individu, par exemple, à Socrate. Ses propriétés sont d'être philosophe, chauve, gros, fils de Sophronisque, Athénien, etc. Chacune de ces propriétés peut se rencontrer dans d'autres individus. Car il y a d'autres hommes chauves et camus, d'autres philosophes, d'autres Athéniens, et peut-être d'autres fils de Sophronisque. Mais l'ensemble de ces choses, athroisma : être à la fois philosophe, camus, gros, vivre à telle époque, cela n'existe que dans le seul Socrate, et ne se rencontre dans aucun autre.

Ammonius, in Porphyrium.

Quelles que soient les critiques auxquelles prête cette définition de l'individu, saint Basile l'accepta comme base de sa distinction entre l'uise et l'hypostase.


§ 4. — Exposé de sa théorie.

Notre Docteur fait d'abord remarquer que certains mots signifient quelque chose de « commun », par exemple, le mot homme.:

Car ce mot, en désignant une nature commune, ne la circonscrit pas à un individu ; puisque Pierre n'est pas plus homme qu'André, Jean ou Jacques. Cette communauté de signification, qui s'étend à tous les sujets répondant au même nom, exige donc une sous-division, par laquelle nous connaissions non simplement l'homme universel to kath'olou anthrôpon , mais en particulier Pierre ou Paul. D'autres noms, au contraire, ont une signification très particulière, qui ne se rapporte pas à une communauté de nature, mais qui circonscrit l'objet en lui enlevant toute communauté sous ce rapport particulier. Tels sont les noms de Pierre et de Timothée... Lorsque vous considérez l'usie dans plusieurs hommes, tels que Paul, Sylvain ou Timothée, votre concept n'est pas autre à l'égard de Paul, autre à l'égard de Sylvain ou de Timothée. Le concept de l'usie, tel que vous le tirez de Paul, s'applique aux autres; sous le concept d'usie, ils sont de même usie. Mais lorsqu'après avoir connu ce qu'il y a de commun entre ces hommes, on cherche à connaître ce qui les sépare l'un de l'autre, la raison caractéristique de chacun ne s'applique à aucun autre dans toutes ses déterminations, bien que quelques-unes d'entre elles puissent être communes à plusieurs individus.
Or je dis ceci : le particulier correspond au mot hypostase. Car, en disant « homme », je n'engendre qu'une connaissance en quelque sorte confuse par son indéfini, puisque tout en signifiant une nature, je ne désigne pas un sujet particulier et subsistant. Mais en disant : « Paul », je montre une nature subsistant dans le sujet indiqué par ce nom. L'hypostase répond donc, non pas au concept indéfini de l'usie, concept qui reste flottant à cause de la communauté de signification, mais au concept qui circonscrit et définit un certain sujet par ses caractères propres et individuels.
C'est ainsi que l'Écriture sainte en agit dans beaucoup de cas, et, en particulier, dans l'histoire de Job. Voulant parler de lui, d'abord elle emploie un mot commun : homme, mais aussitôt elle coupe cette communauté par un mot qui individualise : un certain. En outre, tandis que l'Écriture se tait sur la définition de l'usie, qui serait inutile au but qu'elle se propose, elle s'attache à bien faire connaître ce certain homme, par des notions qui lui soient propres, par son pays, par sa nationalité, et par tout un ensemble extrinsèque qui le sépare et le distingue des autres hommes. De cette manière, elle fait parfaitement connaître celui dont elle doit raconter l'histoire, par son nom, son lieu d'origine, ses qualités de l'âme, et les circonstances extrinsèques...

Puis saint Basile conclut :

Maintenant que vous connaissez quelle différence il y a par rapport à nous entre l'usie et l'hypostase, transportez ces mêmes notions dans les dogmes divins, et vous ne vous égarerez pas.

J'ai cité ce long passage tout entier, à cause de sa singulière importance. Cette doctrine de saint Basile s'est imposée à toute l'Église orientale. Méditons-la donc attentivement.


§ 5. — L'usie répond au commun et l'hypostase répond au singulier.

Je remarque d'abord un coup de maître pour anéantir la chicane en lui enlevant toute matière. À quoi bon l'arbre de Porphyre avec ses divisions et ses sous-divisions, puisqu'en Dieu il n'y a ni genre, ni espèce, ni distinction entre la substance et la nature ? Adoptons une philosophie qui puisse s'appliquer à la théologie. Pour cela, il suffit de distinguer le commun et le singulier. Le commun nous l'appellerons usie, le singulier nous l'appellerons hypostase.
Saint Basile s'en tient à ses définitions, et il ne cesse de les répéter à tous ceux qui le consultent.
Au comte Térence :

S'il faut dire en quelques mots ma pensée, je soutiens que la distinction logique entre l'usie et l'hypostase est la même qu'entre le commun et le particulier. Car chacun de nous participe à la communauté d'usie au point de vue de l'être, et est celui-ci ou celui-là par ses propriétés particulières. Ainsi en Dieu la raison d'usie est commune, par exemple la bonté, la divinité, ou telle autre perfection que l'on conçoit ; mais l'hypostase est conçue dans la propriété de paternité, dé filiation ou de puissance sanctificatrice.

S. Basile, Ad Tetentium., 214, § 4.

De même, à l’évêque Amphiloque :

L'usie et l'hypostase ont entre eux la même différence que le commun et le singulier ; comme, par exemple, on distingue entre « animal » et « cet homme ». Voilà pourquoi nous confessons dans la Divinité une seule usie, de façon à ne pas y supposer diverses raisons d'être ; mais nous confessons que chaque hypostase est différente des autres, afin que notre pensée au sujet du Père, du Fils et du Saint-Esprit, soit claire et exempte de confusion. »

S. Basile, Ad Amphilochium., epist. 236, § 6.

§ 6. — Cette distinction est reçue par l'Église grecque.

Grâce à ces efforts de Basile et au précieux concours des Grégoire, le langage ecclésiastique fut fixé en Orient. L'Église, pour parler de choses ineffables, se décida à choisir elle-même et à définir ses mots, pour se créer une langue propre qu'elle imposât à ses fidèles. Ce coup d'autorité est nettement reconnu par Théodoret dans ses Dialogues théologiques. L'hérétique demandant s'il y a une différence entre l’usie et l’hypostase, l'orthodoxe répond :

Suivant la philosophie profane, il n'y en a aucune. Car l'usie signifie ce qui est, et l'hypostase ce qui subsiste. Mais suivant la doctrine des Pères, il y a entre l'usie et l'hypostase la même différence qu'entre le commun et le particulier, c'est-à-dire qu'entre le genre ou l'espèce et l'individu.

Théodoret, Dialog I. Immutabilis.— M. LXXXIII, col. 33. Toute cette doctrine est très bien expliquée par Théodoret.

Nous ne devons donc pas être étonnés d'entendre saint Cyrille d'Alexandrie expliquer comme saint Basile la différence entre l'usie et l'hypostase (S. Cyrille, De Trinitate, dialog. I. — M. LXXV, col. 700).
Plus tard, le philosophe saint Maxime, expliquant les formules grecques, déclare : « L'usie signifie l'espèce et la nature, considérées en soi. Quant à l'hypostase, elle désigne quelqu'un de l'usie » (S. Maxime, Opuscula theolog. — M. XCI, col. 260. Voir toute la suite, où la même définition est souvent répétée et expliquée).
Enfin, saint Damascène résume toute cette question dans un passage que je dois citer, parce qu'il exprime d'une manière claire la doctrine de l'Église, et qu'il rappelle la façon auctoritative dont elle a fixé son langage. Après avoir expliqué comment les philosophes profanes distinguaient entre :
— l’usie générique, ousia, commune à toute substance,
— la nature spécifique, phusis,
— et les individus, atoma, saint Damascène continue :

Les Pères, laissant de côté tous ces ergotages, ont appelé ce qui est commun à plusieurs, c'est-à-dire l'espèce la plus spécifique : usie, ou nature, ou forme ousian kai phusin kai morphèn: par exemple, l'ange, l'homme, le cheval, le chien, et choses semblables. Car ousia vient de einai (être), phusis de pephukenai : or einai et pephukenai sont identiquement la même chose; et de même, la forme et l'espèce sont identiques dans la réalité. Quant au particulier, to de merikon, les Pères l'ont appelé individu, ou personne, ou hypostase, atomon kai prosôpon kai hupostasin, par exemple Pierre, Paul.

S. Damascène, Dialectiques, ch. XXX.

§ 7. — Utilité de cette distinction.

Nous avons vu que Porphyre définissait l'individu, atomon, par un ensemble d'accidents, et que cette définition, acceptée par nos Docteurs, leur servit à fixer le sens du mot hypostase. Saint Damascène ne fait donc que reproduire la doctrine reçue lorsqu'il ajoute :

L'hypostase exige d'avoir une nature avec des accidents, de subsister en soi-même, et d'être conçue en acte. Il est impossible que deux hypostases ne diffèrent pas l'une de l'autre par quelque accident, et ne diffèrent que par le nombre. Mais il faut savoir que les seules propriétés individuantes sont les accidents qui caractérisent l'hypostase.

S. Damascène, Dialectiques, ch. XXX.

Cette dernière phrase a pour but d'écarter les accidents qui vont et viennent dans une même hypostase, et de ne conserver, comme véritablement caractéristiques, que certains accidents inséparables de l'hypostase qui les contient.

Il faut l'avouer : au point de vue métaphysique cette théorie semble bien incomplète. Les accidents sont des choses de « nature », c'est-à-dire des réalités qui sont dans la nature et qui pour la plupart en procèdent. Comment supposer que leur ensemble constituera un ordre « personnel » différent de l'ordre « naturel »? De plus, s'il est facile d'affirmer que deux hypostases différentes ne peuvent pas exister avec un identique ensemble d'accidents, il serait difficile de le prouver par quelque raison métaphysique et à priori. Mais la métaphysique n'était pas le principal souci des Pères. Ils ne demandaient à la philosophie classique qu'une méthode pratique pour opposer l’hypostase à l’usie, préoccupés qu'ils étaient de fournir aux fidèles un moyen facile de distinguer ce que l'hérésie s'efforçait de confondre.

Et voyez comme ils tirent un merveilleux parti de leur distinction entre le « commun » et le « singulier » :
— Le commun, c'est l’usie. Or, en Dieu, ni genre, ni espèce, ni substance « seconde ». Donc, dans la Trinité tout entière, communauté de substance « première », c'est-à-dire véritable consubstantialité.
— Le singulier, c'est l’hypostase, caractérisée par un ensemble d'accidents et de relations. Or, dans une hypostase divine, aucun accident n’est possible. Donc les seules notes individuantes sont des relations d'origine.

C'est la conclusion à laquelle aboutit saint Basile dans le traité que nous analysons. Pour le Saint-Esprit, dit-il,

le signe qui dénote l'individualité d'hypostase est que l'Esprit est connu après le Fils et avec le Fils et qu'il procède du Père.

Quant au Fils,

unique fils et splendeur de l’innascible lumière, il n'a, suivant ces notions particulières, aucune communauté avec le Père ou le Saint-Esprit, mais il est distingué par les signes précédents. Enfin la note spéciale du Dieu suprême est d'être Père, et d'être seul à ne procéder d'aucun principe.

Saint Basile conclut :

Par ces signes on découvre la distinction des hypostases. Quant à l'infinité, l'incompréhensibilité, l'aséité, l'immensité et autres attributs semblables, il n'y a aucune diversité dans la nature vivifiante, qu'il s'agisse du Père, du Fils ou du Saint-Esprit.

S. Basile, De l'usie et de l'hypost., lettre 38, § 4.

Telle est la manière dont s'est élaborée cette belle formule des Grecs, que nous a conservée saint Damascène :

Un en toutes choses sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit, sauf l'innascibilité, la filiation et la procession.

S. Damascène, Foi orthodoxe, liv. I, ch. VIII.— M. col. 828.


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