Orthodoxie en Abitibi

P. Théodore de Régnon : Études de Théologie Positive III

P. Théodore de Régnon - Études de Théologie positive - III -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

Équivalence des mots « Personne » et « Hypostase ».
Une Étude du P. Georges : Les dix Formules de Foi, après le Concile de Nicée.
Synonymie des mots « Hypostase » et « Subsistence »

- Étude III -
Fusion des formules

- CHAPITRE I -
ÉQUIVALENCE DES MOTS « PERSONNE » ET « HYPOSTASE »


§ 1. — La fusion des Formules ne s'est pas opérée sans difficulté.

'est en nous adressant aux Docteurs de grand savoir que nous avons constaté le parfait accord entre la formule latine et la formule grecque. Mais on se tromperait, si l'on croyait que l'histoire suit la ligne droite tracée par la logique des idées. Sans doute, lorsqu'un principe s'incarne dans une société, il finit par l'entraîner de tout son poids. Mais ce mouvement est altéré par les influences des passions humaines, des intérêts particuliers, des faits accidentels de toutes sortes. Il en est comme d'une bille placée sur un plan incliné. Libre, elle roulerait vite et droit vers son but. Mais engagée dans une coque irrégulièrement ronde, elle descend lentement, déjetée tantôt à droite tantôt à gauche, et ce n'est qu'après de nombreux zigzags qu'elle parvient où l'appelle la pesanteur.

L'Église n'a point échappé à cette loi des choses terrestres. Pour mieux montrer la toute-puissance de la force qui l'entraîne à travers les siècles, Dieu a permis que le noyau divin fût incrusté de toutes les misères de l'humanité : jalousies nationales, coteries remuantes, orgueils froissés, trivialités des foules. Il n'est pas jusqu'aux vertus qui n'aient leurs misères : idées étroites, obstination partiale, zèle intempestif, en un mot, vulgarité humaine !

Je rappelle cette vérité d'expérience courante, pour préparer le lecteur au récit de ce qu'on appelle la querelle des trois hypostases. Prenons les choses à leur source, et suivons-les dans leur ordre chronologique.


§ 2. — Feuille de Sardique. — 344.

Depuis dix ans, l'Église tout entière était troublée par la guerre à la fois violente et astucieuse que les partisans secrets d'Arius avaient déclarée à saint Athanase. En 344, un synode général fut réuni à Sardique, pour juger canoniquement la cause du grand persécuté, et, par là même, pour se prononcer sur les questions de dogme qui se cachaient au fond de ce procès. Aussi, lorsque le concile eut déclaré l'innocence de saint Athanase, plusieurs évêques proposèrent d'édicter quelques explications du Symbole de Nicée. Le président Osius était partisan de cette mesure, mais l'assemblée s'y refusa par respect pour le symbole.

Ces explications, proposées sous forme de lettre synodale, nous ont été conservées en grec par Théodoret. On y lit ce passage :

La cohorte des hérétiques soutient que les hypostases du Père, du Fils et du Saint-Esprit, sont différentes et séparées. Pour nous, nous avons appris et reçu de la tradition, foi et confession catholique, qu'il n'y a qu'une hypostase que les hérétiques eux-mêmes appellent usie. Si l'on demande quelle est l'hypostase du Fils, nous professons que c'est identiquement celle du Père.

Théodoret,Hist. eccles., liv. II, ch. VI. — M. LXXXII, col. 1012

Il est excessivement probable que ce passage avait été proposé par des Latins, qui, abusés par l'analogie grammaticale, considéraient comme absolument identiques les mots : hupostasis et substantia. Ceci explique pourquoi les Grecs orthodoxes repoussèrent, sous un pieux prétexte, une lettre qui, cependant, devait leur plaire dans ses autres parties.

* Note complémentaire à propos du concile de Sardique : Sardique n’est autre que l’actuelle Sofia, en Bulgarie. Le concile de Sardique fut un convoqué par l’Empereur Constant. Ce fut un concile d’union destinée à harmoniser les décisions du concile de Rome qui eut lieu en 340, et du concile d'Antioche, qui eut lieu en 341. Cette tentative de conciliation fut un échec ; les orientaux se séparent, et l’on excommunie Osius de Cordoue, qui présidait le concile de Sardique (les évêques orientaux refusent de siéger avec les évêques d'Occident, et se rassemblent au synode de Philippopolis). La quatrième formule de Foi d'Antioche est présentée. Le concile de Sardique justifie Athanase d'Alexandrie et Marcel d’Ancyre - qui était un nicéen très strict. Athanase voulait que l'on s'en tienne au Symbole de Foi de Nicée. Le concile de Sardique ne tint pas compte de son avis, et émit une Formule de Foi, où l'on affirme à tort que l'hypostase du Fils est celle-là même qui est l'hypostase du Père (c'est le passage cité ci-dessus). Les canons 3,4 et 5 du concile de Sardique établissent une procédure d'appel en cassation auprès de l'évêque de Rome (c'est pourquoi l'auteur dit que la « feuille de Sardique » devait plaire aux Grecs « dans ses autres parties »). Le concile de Quinisexte (692 – concile In Trullo) a confirmé les décisions de divers conciles locaux, dont celui de Sardique - dont les canons sont ainsi entrés dans le droit canonique de l'Église orthodoxe. Après la défection de Rome, le droit d'appel fut reporté sur Constantinople. Ce droit d’appel ne permettait pas à Rome de juger, mais simplement de renvoyer la décision aux autorités d’origine. Cela ne sera qu'au IXe siècle que Nicolas Ier, pape de Rome, affirmera la prétention du siège romain à arbitrer et à adjuger par soi-même les contentieux des Églises locales. « En lisant avec bonne foi et sans préjugés les canons de Sardique, il est évident : premièrement, que le concile accorde à l'évêque de Rome une prérogative nouvelle ; deuxièmement, que cette prérogative n'a pour objet que les causes des évêques ; troisièmement, que le concile ne lui laissait pas le droit de juger, mais de provoquer une révision du premier jugement de la part des évêques voisins de la province où le procès avait eu lieu, et d'y prendre part par ses délégués. L'évêque de Rome n'était pas établi juge en appel ; l'appel n'avait d'autre résultat que de provoquer un nouveau jugement ou la confirmation de l'ancien par les évêques ».

Wladimir Guettée, Histoire de l'Église., tome III, p. 147, note 1.

Malgré le vote négatif du concile, quelques évêques restèrent attachés à cette profession, au point de l'annexer aux exemplaires de la lettre authentiquement synodale, et c'est dans ces conditions que Théodoret nous l'a transmise, comme si elle faisait partie des actes mêmes de Sardique. Cette erreur se répandit, surtout en Occident, probablement. J'appelle Feuille de Sardique cette pièce apocryphe, parce que c'est sous ce nom qu'elle fut désignée par le concile d'Antioche.


§ 3. — Exil de saint Eusèbe et de Lucifer. — 355.

En 353, le pape Libère, effrayé des progrès de l'arianisme en Occident, désirait que l'empereur Constance se prêtât à la réunion d'un concile. Il lui envoya en ambassade Lucifer, évêque de Cagliari. C'était une nature entreprenante et courageuse. Aussi, pour tempérer sa fougue, le pape lui adjoignit saint Eusèbe, évêque de Verceil, de mœurs plus douces et de prudence plus mûrie.

En 355, eut lieu le synode de Milan, où les deux envoyés du Saint-Siège soutinrent la foi catholique malgré les menaces et les coups. Le prix de leur héroïque résistance fut un exil en Orient, d'abord dans l'Asie Mineure, puis dans la haute Egypte. Si l'on veut admettre que saint Eusèbe et Lucifer étaient chauds partisans de la Feuille de Sardique, et que pendant leur exil ils ont dépensé leur zèle à la propager en Orient, toute l'histoire du schisme d'Antioche s'éclaircit d'une manière surprenante. J'accepte donc cette hypothèse comme un fil conducteur dans tout le récit qui va suivre. J'aurai soin de distinguer les conséquences de ma supposition et les faits démontrés, en imprimant les premières entre crochets. Au lecteur de juger de leur vraisemblance.


§ 4. — Origines du schisme d'Antioche. — 360.

Au concile de Nicée, saint Eustathe, évêque d'Antioche, avait joué un grand rôle, autant par la dignité de son siège que par son zèle pour la foi catholique. Aussi, dès 330, la vengeance arienne l'expulsa de sa ville épiscopale pour l'envoyer en un exil rigoureux, et nomma à sa place un intrus de la secte. Pendant trente ans, l'importante chaire d'Antioche fut occupée par des évêques ariens qui n'ont pas laissé de trace dans l'histoire. Cette longue influence sur une ville de mœurs molles eut pour résultat de faire entrer, au moins de fait, la masse de la population dans la communion arienne. Mais un petit groupe de catholiques courageux se refusa toujours à reconnaître les intrus, et, malgré les persécutions, continua à exercer son culte à part dans des maisons particulières. On appela ces fidèles les eustathiens.

Tel fut l'état des choses jusqu'en 360. A cette date, l'évêque arien Eudoxe, ayant troqué son siège contre celui de Constantinople, un concile se réunit à Antioche en présence de l'empereur Constance, afin de procéder à la nomination d'un nouvel évêque. Les eusébiens, c'est-à-dire ces intrigants dont la foi oscillait astucieusement entre les deux camps, cherchaient un candidat qui plût au peuple par sa douceur, et qui achevât par la modération le triomphe de leur cause. Ils crurent avoir trouvé leur homme dans un étranger nommé Mélèce. Celui-ci avait déjà été évêque de Sébaste ; mais il avait renoncé aux soucis de l'épiscopat, et il vivait en simple particulier dans ses terres, en dehors de toute discussion religieuse, et connu seulement pour sa vertu personnelle et son affabilité. Les eusébiens le proposèrent donc à l'empereur. De leur côté, les évêques catholiques, à qui l'orthodoxie de Mélèce était pertinemment connue, non seulement ne s'opposèrent pas à ce choix, mais, aussitôt l'élection faite, ils insistèrent pour qu'on en rédigeât l'acte canonique, et ils confièrent cette pièce à saint Eusèbe de Samosate, qui sut la garder au péril de sa vie. L'empereur manda immédiatement Mélèce, le reçut avec de grands honneurs, et fit procéder à l'intronisation, dans laquelle l'élu avait à faire sa profession de foi. Deux évêques prêchèrent d'abord, le premier sans déguiser son arianisme, le second avec le vague et les ambages chers aux eusébiens. Quand vint le tour du nouvel évêque, Mélèce prononça un discours où respirait l'amour de la paix, mais où il confessa clairement la foi catholique aux applaudissements du peuple (on peut lire ce discours dans S. Épiphane, Hœres. 73, § 29).

Les ariens, furieux d'être pris dans leurs propres intrigues, se plaignirent à l'empereur. Moins d'un mois après son élection, le saint pontife en consacrait la validité par la confession de l'exil, tandis que, sans plus de façon, on nommait à sa place Euzoïus, homme bien dûment vendu à la cabale.

La partie gangrenée du troupeau suivit Euzoïus, mais les honnêtes gens, révoltés de ces brutalités, restèrent fidèles à Mélèce. Tous les catholiques, pourtant, n'avaient pas accepté celui-ci pour légitime pasteur. Quelques-uns se défiaient d'un homme mis en avant par la faveur des ariens ; on commentait dans son discours certains mots équivoques que saint Épiphane signale sans oser se prononcer sur les sentiments intérieurs de Mélèce (ibid. §. 35). Bref, en 360, trois partis existaient côte à côte dans Antioche : les ariens, les méléciens, et ceux qui ne reconnaissant ni Euzoïus ni Mélèce, conservaient le nom d'eustathiens. Ces derniers, sans évoque, étaient administrés par un prêtre pieux, nommé Paulin.


§ 5. — Convocation du Synode d'Alexandrie. — 362.

Constance étant mort en 361, Julien, pour ramener plus facilement le paganisme, commença par proclamer une sorte de liberté religieuse. Les évêques catholiques comprirent que le moment était solennel. L'Église avait, pendant plus de trente ans, subi d'affreux déchirements, et l'on présageait une persécution plus épouvantable, lorsque l'Apostat reviendrait de la Perse, grandi par un triomphe. Il n'y avait pas de temps à perdre. On devait se hâter de panser les plaies de l'Église, et de réunir les fidèles dans une même communion et charité, pour opposer à l'ennemi une masse compacte et résistante. Mais l'Église ne peut accepter aucune paix au détriment de la Foi et de la discipline. La difficile question des lapsi se présenta fatalement, comme après les persécutions sanglantes. Comme autrefois aussi, on rencontra les partisans de la sévérité et ceux de la miséricorde.

Dans ces circonstances, saint Athanase convoqua un synode à Alexandrie. On y traita de la conduite à tenir avec les évêques qui avaient ou failli ou faibli, et, malgré l'avis des intransigeants, on se décida pour des mesures aussi douces que possible. Saint Athanase nous les fait connaître dans une de ses lettres : n'exiger l'anathème nominal que contre Eudoxe de Constantinople et contre Euzoïus d'Antioche, parce que c'étaient là les coryphées de l’arianisme ; faire confesser le Symbole de Nicée et déclarer qu'on ne lui préférait aucune des formules proposées dans tous les synodes postérieurs. — Décision, ajoute Athanase, bien conforme à l'esprit de l'Église, puisque, en Gaule et en Espagne, on avait fait des décrets semblables (S. Athanase, Epist. ad Rufinianum. — M. XXVI, col.1180).

Dans le même synode d'Alexandrie, on traita aussi la question du Saint-Esprit, parce que l'on commençait à l'agiter, et l'on eut à s'occuper des opinions nouvelles d'Apollinaire, qui avait envoyé quelques moines pour les soutenir. Mais il y a lieu de s'étonner que, dans ce concile de programme disciplinaire et d'esprit pacificateur, il se soit élevé tout à coup une violente tempête au sujet du mot : hypostase. D'où surgissait une question qui n'avait pas encore agité l'Orient ?

* Les évêques réunis à Alexandrie ne se contentèrent pas de promulguer la foi ; ils voulurent, à l'exemple des philosophes chrétiens, la mettre en lumière philosophiquement. Ils traitèrent donc les questions de substance et d’hypostase. Ce dernier mot était amphibologique, et les évêques voulaient en fixer le sens. Les uns attribuaient au mot hypostase le même sens qu'au mot substance, et affirmaient qu'il n'y avait en Dieu qu'une hypostase. Les autres donnaient à ce dernier mot le sens de personne ou personnalité, et soutenait qu'en Dieu il y avait trois hypostases ; les uns et les autres avaient raison, d'après le sens qu'ils attribuaient au mot en litige. Pour éviter toute discussion entre les orthodoxes, il fallait déterminer en quel sens on devait entendre les mots substance et hypostase. Lorsque Osius avait été envoyé en Égypte par Constantin pour arrêter les divisions ariennes dès le commencement, une discussion philosophique s'était élevée au sujet de ces mots, ainsi qu'à propos de l'hérésie de Sabellius qu’Arius prétendait renverser par son système. Le concile de Nicée ne jugea pas à propos d'entrer dans cette discussion. Mais, peu de temps après ce concile, on employa beaucoup, dans les discussions théologiques, les mots de substance et d’hypostase, qui n'avait pas, en grec, de sens clairement déterminé. Le concile d'Alexandrie ne se crut pas compétent pour en déterminer le sens et décida que l'on ne devait pas s'en servir en parlant de Dieu - le mot substance ne se trouvant point dans la Sainte Écriture, et saint Paul ne s'étant servi du mot hypostase que dans un sens indéterminé, et par nécessité, faute d'un mot plus clair pour exposer la doctrine. On pouvait cependant s'en servir, d'après le concile, pour réfuter plus clairement l'hérésie de Sabellius, dans la crainte que, faute d'expressions, ont pût avoir une fausse idée de la Trinité.

Wladimir Guettée, Histoire de l'Église., tome III, p. 262 - 263.


§ 6. — De quelques membres du synode.

Au moment de la convocation du synode, les glorieux exilés de la Thébaïde revenaient, rappelés par l'édit de Julien. Parmi eux étaient saint Eusèbe et Lucifer, et, suivant les coutumes anciennes de charité et de respect pour les Confesseurs de la Foi, ils avaient été invités par saint Athanase à prendre siège dans le synode. Lucifer, en particulier, était cher au grand pontife, qui lui avait écrit plusieurs lettres pour le féliciter de son courage.

Mais ici revient l'hypothèse que j'ai proposée plus haut. [Partisans de la Feuille de Sardique, nos deux Latins y voyaient une sorte de critérium de la Foi. Faire souscrire cette Feuille serait un moyen court et pratique de distinguer la zizanie du bon grain : la paix serait offerte au prix de cette souscription]. Le sage Eusèbe voulait que cette décision fût prise conciliairement. Il supplia donc Lucifer de venir, avant tout, s'entendre avec saint Athanase. Mais le bouillant évêque de Cagliari s'y refusa, et poussa droit sur Antioche pour appliquer lui-même son procédé de pacification.

Ainsi, saint Eusèbe se rendit seul au synode, et Lucifer se contenta de s'y faire représenter par deux diacres, Nérennius et Agapet. De son côté, Paulin avait envoyé d'Àntioche deux diacres, Maxime et Calémère. Signalons aussi parmi les membres du synode le nom d'Astérius, parce qu'il se rencontre fréquemment adjoint à celui d'Eusèbe dans les actes conciliaires. Cet Astérius nous est connu par l'Histoire. Évêque d'Arabie, il était venu au concile de Sardique sur les navires qui portaient les eusébiens ; mais pendant la traversée sa droiture avait été révoltée par les intrigues qu'il entendait ourdir. Aussitôt débarqué à Sardique, il avait quitté avec un autre évêque ces misérables comploteurs, et s'était réuni aux catholiques. Il connaissait donc parfaitement ce qui s'était passé dans ce concile.


§ 7. — Discussion sur les trois hypostases.

Dans son Panégyrique de saint Athanase, saint Grégoire de Nazianze témoigne de l'agitation suscitée au synode d'Alexandrie au sujet du mot « hypostase », et il en profite pour donner une belle leçon de modération dans les discussions religieuses. Écoutons ce récit :

Ce que je vais raconter est utile à dire à notre époque si féconde en divisions, et puisse servir de leçon pratique l'exemple que nous a laissé Athanase. De même, en effet, qu'on ne divise pas seulement l'eau en deux parts, lorsqu'on en puise avec la main, mais qu'on perd encore celle qui s'échappe entre les doigts ; de même on voit des hommes rejeter non pas seulement ce qui est impie, mais encore ce qui est vraiment pieux. S'il s'agissait, du moins, d'opinions de quelque importance, il n'y aurait que demi-mal ; mais on dispute sur des mots qui expriment d'une manière différente une même pensée.

Donc nous, Grecs, nous disions religieusement une seule usie et trois hypostases, le premier mot manifestant la Nature de la Divinité et le second la triplicité de propriétés individuantes [on peut remarquer ici comment S. Grégoire atteste la tradition grecque]. Les Italiens pensaient de même, mais par suite de l'étroitesse de leur langue et de la pénurie de mots, ils ne pouvaient distinguer l'hypostase de l'usie, et employaient le mot : personnes, pour ne pas paraître supposer trois usies. — Qu'en est-il arrivé? Une chose qui serait bien risible, si elle n'était si lamentable. On a cru à une différence de Foi là où il n'y avait qu'une chicane sur un son. On a voulu voir le sabellianisme dans les trois Personnes, l'arianisme dans les trois hypostases : purs fantômes engendrés par l'esprit de dispute. Et voyez : l'aigreur s'en mêlant, car l'esprit de dispute engendre toujours l'aigreur, peu s'en est fallu qu'en déchirant des syllabes on ne déchirât le monde en deux.

Le Bienheureux Athanase voyait et entendait tout cela ; et comme il était vraiment un homme de Dieu et un grand directeur des âmes, il ne crut pas devoir permettre une si déplacée et si déraisonnable division de la Raison. Il se chargea d'appliquer lui-même le remède au mal, et comment s'y prit-il ? Ayant convoqué les deux partis avec bonté et douceur, il examina avec soin la pensée qu'ils exprimaient par leurs formules, et ayant trouvé parfaite conformité dans leur Foi, il leur laissa les mots et les lia ensemble par les choses.

S. Grég. de Nazianze,Il laudem Athanasii., orat. XXI, § 35.

Après ce récit d'un homme bien à même de connaître les faits, peut-on douter que l'incident des trois hypostases n'ait été soulevé par Eusèbe et par les diacres de Lucifer ? Mais les actes mêmes du concile nous fournissent de plus amples lumières.


§ 8. — Lettre du Synode.

On doit, en effet, considérer comme un résumé officiel des actes du synode, la lettre qui fut écrite par saint Athanase et signée par tous les évêques, pour être envoyée à Antioche. Cette pièce importante a reçu dans l'histoire ecclésiastique le nom de : Tomus ad Antiochenos (M. XXVI, col. 796). Elle demande à être étudiée avec soin.

On remarque d'abord qu'elle est adressée à Eusèbe, Lucifer, Astérius, et à deux autres évêques, l'un de Cœlésyrie, l'autre d'Eubée ; mais que parmi les signataires on retrouve les noms d'Eusèbe et d'Astérius. Cette répétition, qui a étonné Baronius, s'explique facilement, parce qu'il s'agit d'une lettre de créance donnée à ces deux évêques. En effet, la lettre commence par annoncer aux fidèles de cette ville que saint Athanase, ne pouvant se déplacer lui-même, s'est entendu avec tout le synode pour députer Eusèbe et Astérius, afin de leur faire connaître les articles de la pacification.

Il est intéressant de remarquer que cette lettre est adressée à ceux qui se rangent autour de Paulin, sans qu'on donne à celui-ci le nom d'évêque. On les engage à recevoir pacifiquement ceux qui viennent de l'arianisme « et surtout ceux qui se réunissent dans l'Ancienne, en tè Palaia ». C'était le nom de l'édifice où priait la communauté attachée à Mélèce. Ce dernier n'est jamais nommé dans la lettre ; il est évident que saint Athanase était loin de lui être favorable, et qu'à ses yeux, le vrai troupeau était administré par Paulin.

Pour recevoir ceux qui veulent se joindre à vous, dit la lettre synodale :

Ne leur demandez pas autre chose que d'anathématiser l'hérésie arienne, de faire confession du symbole de Nicée, enfin d'anathématiser ceux qui disent que le Saint-Esprit est une créature ou qu'il est séparé de la substance du Christ... De plus, que tous prononcent anathème contre l'impiété de Sabellius et de Paul de Samosate, contre la folie de Valentin et de Basilide, contre l'absurdité des Manichéens. Cela fait, tout soupçon sera dissipé, et l'unique foi de l'Église catholique apparaîtra dans toute sa pureté... Encore un coup, nous demandons d'une part qu'on ne demande rien de plus à ceux qui se tiennent dans l'Ancienne; d'autre part, que ceux de Paulin ne mettent rien autre chose en avant, sinon le symbole de Nicée.

Tomus ad Antiochenos, §§ 3 et 4.

Mais voici où le document que nous analysons redouble d'intérêt. [On doit présumer qu'Eusèbe avait produit dans le synode la fameuse Feuille de Sardique, et que les diacres de Lucifer avaient déclaré que leur évêque en poursuivait la souscription à Antioche.] En effet, la lettre synodale continue dans les termes suivants :

En conséquence, au sujet de la Feuille, colportée par plusieurs, comme une Exposition de Foi édictée par le concile de Sardique, empêchez absolument qu'on ne la lise ou qu'on ne la produise, car le concile n'a rien défini de semblable. A la vérité, quelques-uns voulaient qu'on écrivît sur la Foi, comme si le Symbole de Nicée était insuffisant ; ils poussaient à cela indiscrètement. Mais le saint concile de Sardique s'en est indigné ; il a décrété qu'il ne fallait plus écrire de nouveau sur la Foi, qu'il suffisait que l'on confessât le Symbole rédigé par les Pères de Nicée, parce que rien n'y manque, et qu'il contient le dogme. Il a décidé qu'il ne fallait pas faire une seconde Formule de la Foi, de peur que celle de Nicée ne fût estimée insuffisante, d'où l'on fournirait prétexte à ceux qui courent toujours après de nouvelles formules et de nouvelles définitions dogmatiques.
Donc, si quelques-uns mettent en avant ou cette Feuille ou toute autre, faites-les taire et conseillez-leur de demeurer en paix. Car dans tout cela, nous savons qu'il n'y a rien que pur amour des chicanes.

Tomus ad Antiochenos, § 5.

Le synode raconte ensuite par le détail comment il a confronté les partisans et les adversaires des « trois hypostases », en leur demandant d'expliquer pourquoi ils attachaient de l'importance à leurs formules et quel sens ils leur attribuaient. — Les premiers répondirent que par trois hypostases ils entendaient la doctrine suivante : la Trinité est une réalité substantielle et subsistante, le Père est subsistant, huphestôs, le Fils est subsistant, le Saint-Esprit est subsistant ; cependant il n'y a qu'une seule divinité, car le Fils est consubstantiel au Père, et l'Esprit n'est pas séparé de l'usie du Père et du Fils. — Les seconds répondirent qu'ils soutenaient une seule hypostase « jugeant que dire hypostase ou usie, c'est dire identiquement la même chose ». On avait ensuite demandé à chaque partie si elle reconnaissait comme orthodoxe l'explication de la partie adverse, et l'accord avait été fait.

À la fin de cette lettre synodale, saint Athanase prie les fidèles d'Antioche de la lire sans retard dans leur assemblée, et de ne plus travailler ensuite qu'à faire la paix sur cette base.

Nous avons encore les noms des signataires de cette lettre synodale. Eusèbe et Astérius signèrent les derniers. Astérius se contenta de cette phrase : « Moi, Astérius, j'approuve ce qui est ci-dessus. Salut dans le Seigneur. » Quant à Eusèbe, sa souscription est plus longue et mérite quelque attention. Il est dit dans le texte original qu'il formula son suffrage en latin, et qu'on en donne la traduction grecque :

Moi, Eusèbe, évêque, d'après l'exactitude de l'explication des deux parties au sujet des hypostases, j'ai, aussi moi, approuvé... Et puisqu'on dit que la Feuille de Sardique a été exclue pour ne pas sembler ajouter quelque chose au Symbole de Nicée, moi aussi je donne à cela mon suffrage, pour que le Symbole de Nicée ne semble pas supplanté par cette exposition, et je juge qu'il ne faut pas la produire. Salut dans le Seigneur.

Tomus ad Antiochenos, §§ 10.

Si je ne m'abuse, on reconnaît dans ce suffrage la prudence d'un homme qui fait ses réserves sur l'authenticité de la Feuille de Sardique, et qui se contente de reconnaître l'inopportunité de sa publication.

La lettre synodale fut confiée à saint Eusèbe et à Astérius, pour qu'ils la promulguassent à Antioche. Le choix d'Eusèbe était tout indiqué à cause de ses relations amicales avec Lucifer. Quant à Astérius, il fut adjoint, soit parce que, lui aussi, avait connu Lucifer en Arabie, soit parce qu'il pouvait témoigner personnellement de ce qui s'était passé à Sardique à propos de la fameuse Feuille.


§ 9. — Conduite de Lucifer à Antioche.

Pendant que le synode d'Alexandrie prenait ces mesures pour rendre le calme à la pauvre Église d'Antioche, l'imprudence de Lucifer y consommait le schisme. Il s'était d'abord mis à prêcher la paix aux deux partis dissidents, [probablement en leur proposant de souscrire la Feuille de Sardique]. Mais, d'une part, les méléciens, qui attendaient d'un jour à l'autre leur évêque rappelé d'exil, ne firent point bon accueil au pacificateur étranger. D'autre part, les eustathiens ne pouvaient se résoudre à ternir la gloire de leur résistance, en fraternisant avec des hommes suspects d'hérésie. Au fond, Lucifer partageait leurs répugnances et leur austérité intransigeante. Il eut donc bientôt fait de renoncer à son rôle de médiateur, et se livrant tout entier aux eustathiens, il donna la consécration épiscopale au digne prêtre qui depuis longtemps les gouvernait [et probablement il lui fit signer la Feuille de Sardique].

Quand Eusèbe parvint à Antioche avec les lettres d'Alexandrie, et qu'il apprit la consécration de Paulin, il en conçut une vive indignation ; car il comprit que la présence de deux évêques rendait la pacification plus difficile que jamais. Il refusa donc de communiquer avec aucun des deux partis, et se contentant de faire connaître la lettre synodale d'Alexandrie, il quitta Antioche et retourna en Occident.

À son tour, Lucifer fut désappointé du désaveu que lui infligeait Eusèbe. De plus, il devait être mécontent du concile d'Alexandrie [ soit à cause de l'exclusion de la Feuille de Sardique ], soit à cause de la clémence accordée aux lapsi. Sa nature raide et austère était pour la rigueur. Il ne put se taire, et ses récriminations trouvèrent de l'écho parmi les eustathiens. Il n'est malheureusement pas si rare que l'orgueil, s'infiltrant dans de nobles courages, transforme leur fermeté en dureté et en obstination. Un groupe se forma donc, qui, blâmant toute condescendance pour les lapsi, refusa de recevoir la lettre du synode d'Alexandrie, et se sépara même de l'évêque Paulin qui avait souscrit à ses décisions.

Nous avons encore son suffrage, et il mérite d'être reproduit, car on y reconnaît une réserve mal dissimulée.

Moi, Paulin, je crois, comme je l'ai appris des Pères, le Père existant et subsistant parfait, le Fils subsistant parfait, le Saint-Esprit subsistant parfait. C'est pourquoi je recois l'interprétation de la lettre (d'Alexandrie), touchant les trois hypostases et la seule hypostase ou usie. Je communique avec ceux qui pensent de même. Car il est pieux de croire et de confesser la sainte Trinité dans une seule divinité...

Tomus ad Antiochenos, § 11.

Nous ne savons si Lucifer souscrivit à son tour. Mais bientôt il secoua la poussière de ses souliers, et repartit pour l'Occident, abandonnant son nom à la secte des Lucifériens.


§ 10. — Situation de l'Église d'Antioche.

Tout ce qui précède s'était accompli pendant que Mélèce était encore en exil. À son retour qui ne tarda guère, il fut reçu par la population avec l'enthousiasme que méritait un Confesseur de la Foi, et il rentra, sans coup férir, en possession des églises catholiques de la ville (Probablement son troupeau habitait les faubourgs, l'arien Euzoïus restant maître de la ville. Conf. Petau, lib. IV, c. VI, §§ 10 et 15). Il dut se montrer peu satisfait du silence qu'on avait fait sur son nom au synode d'Alexandrie. Lorsque un an plus tard, saint Athanase fut appelé à Antioche par Jovien, il y eut entre les deux évêques une tentative de réconciliation. D'après saint Basile, saint Athanase la désirait vivement ; mais elle ne put s'accomplir par suite de mauvais conseils (S. Basile, Ad Epiphanium, epist. 258, § 3). Cette mésintelligence nuisit beaucoup à la cause de Mélèce, parce que l'Église d'Alexandrie communiqua toujours avec Paulin, et jamais avec son adversaire.

Cependant la persécution de Valens apportait un nouvel éclat au nom de Mélèce. Pendant que le gouvernement impérial, considérant la communauté de Paulin comme une quantité négligeable, laissait son évêque en repos, il s'attaquait à Mélèce comme au véritable représentant des catholiques, et le chassait de son siège à plusieurs reprises. L'importance du Confesseur de la Foi allait toujours en s'accroissant ; son peuple le chérissait de plus en plus, et pour ceux du dehors, la fermeté de son courage manifestait la pureté de ses croyances. Seul, saint Épiphane demeurait incertain à cet égard, tout en faisant le plus bel éloge des vertus privées de l'évêque et de l'orthodoxie du troupeau (S. Épiphane, Haeres., 73, §§ 34 et 35).

Or voici la situation qui intéresse nos études. Mélèce professait « les trois hypostases ». Nous avons vu que saint Épiphane l'atteste et l'approuve. Quant à Paulin, tout en admettant la liberté de langage accordée par le synode d'Alexandrie, il professait « une seule hypostase ». Nous le savons d'une façon certaine par une lettre d'Acace, évêque de Béréa, à saint Cyrille d'Alexandrie. À propos de disputes de langage, il dit : « Le bienheureux évêque Paulin refusait de dire verbalement trois hypostases, mais de fait et en vérité, il admettait ou du moins tolérait ce langage. Il suivait les saints évêques d'Occident, qui par suite de la pénurie de la langue romaine, ne peuvent traduire notre phrase grecque ni dire trois hypostases (S. Cyrille d'Alex., epist. 15. — M. LXXVII, col. 100) ». Ne retrouve-t-on pas toujours l'influence de la Feuille de Sardique ? Du moins, on doit conclure que Paulin disait : tria prosôpa. Car il lui fallait bien quelque réponse à la question qui s'impose, comme le dit saint Augustin, sous la forme : Quid tres ?

Il n'est donc pas téméraire d'estimer que la formule des « trois personnes » s'introduisit en Orient par le schisme d'Antioche. Dans cette ville, du moins, nous la trouvons se dressant en face de l'ancienne formule des « trois hypostases ». Ces deux formules devinrent ainsi comme des mots d'ordre pour les deux factions religieuses. Or le vulgaire s'en tient toujours aux mots ou aux couleurs d'un drapeau. Malgré Paulin, les décrets d'Alexandrie ne furent plus respectés, et l'on continua à se jeter mutuellement le reproche d'arianisme ou de sabellianisme (on parvint ainsi à faire hésiter un instant S. Épiphane en lui représentant Paulin comme entaché de sabellianisme déguisé -S. Épiph., Haeres., 77, § 20).

Dans cette lutte corps à corps entre les deux formules, les chances humaines étaient bien inégales.

La formule des « trois hypostases » se présentait avec tous les droits de la tradition. De saveur grecque, elle était reçue dans tout l'Orient. À Antioche, elle s'incarnait dans un saint évêque, glorieux Confesseur de la Foi, reconnu par l'immense majorité du troupeau, admis en relations de communion et d'amitié par tous les grands évêques de l'Asie. À la vérité, la personne de Mélèce n'était pas en faveur auprès de saint Athanase et de saint Épiphane, mais son langage dogmatique était le leur.

Quant à la formule des « trois personnes », d'où venait-elle ? c'était une importation étrangère. — Où la trouvait-on ? Rien qu'à Antioche, dans une petite communauté vivant à l'écart et déchirée elle-même par un schisme. — Qui la patronnait ? Un évêque qui avait été consacré, précipitamment et peut-être contre les canons, par un étranger de passage diffamé lui-même par la secte qui se targuait de son nom. — Pour comble de malheur, Vital, prêtre turbulent, passé des méléciens aux pauliniens, semait parmi ceux-ci l'erreur naissante d'Apollinaire, et se faisait nommer évêque par l'hérésiarque. Ne pouvait-on prévoir que bientôt cette communauté mourrait d'anémie, comme il en arrive de toute petite église qui s'isole de la catholicité, et qu'avec les pauliniens la formule des « trois personnes » disparaîtrait bien vite de l'Orient ?

Mais cette formule était celle de Rome. Elle devait triompher, puisque la voix de Rome doit être écoutée et acceptée Urbi et Orbi [* Parce que Rome, pendant le premier millénaire, était une vigilante gardienne de la Foi apostolique, sans nullement la modifier. Ce n’est plus vrai, après que le Siège romain se soit séparé du tronc commun de l’Église, et après qu’il ait adopté de nombreuses nouveautés doctrinales]. Voyons comment s'opéra cette conquête.


§ 11. — Conduite de saint Basile.

Que Paulin fût mieux vu à Rome que Mélèce, cette faveur s'explique facilement. Entre deux compétiteurs dont l'un avait été élu par la faveur arienne, et dont l'autre avait été sacré par un Latin grand Confesseur de la Foi, la présomption n'était pas égale. D'ailleurs, on ne pouvait suspecter l'orthodoxie d'un évêque qui parlait le langage de Rome. Paulin avait donc pour lui la sympathie du Pape. Mais c'était tout, et contre lui se dressait un géant pour soutenir son compétiteur. Saint Basile, en effet, aussitôt qu'en 370 il eut été nommé évêque, s'était dévoué entièrement à la cause de Mélèce. Pour défendre ce collègue, il invoquait et sa piété, et la légitimité de son ordination, et son courage à défendre la Foi, et les persécutions qu'il avait subies de la part des ariens. Mais son zèle avait des visées plus hautes que l'amitié ou même que les droits d'un particulier. Pour saint Basile, il fallait ranger les catholiques autour de Mélèce, parce que sur son drapeau était inscrite la formule traditionnelle des « trois hypostases » ; l'abandonner eût donné aux ariens prétexte à dire qu'on revenait au sabellianisme. En effet, profitant de ces querelles, la vieille hérésie essaya de relever la tête, et de l'abriter sous le drapeau des « trois personnes ». Cette tentative nous est signalée par une lettre écrite en 375 par saint Basile aux notables de la ville de Néocésarée, où le mal commençait à faire ravage. Le grand évêque leur écrit :

II ne suffit pas de compter les personnes différentes;il faut encore confesser que chaque personne existe dans une véritable hypostase. Sabellius ne nie pas un déguisement accidentel suivant divers personnages, lorsqu'il affirme que Dieu est un comme suppôt, mais qu'il s'est transformé suivant les besoins successifs pour parler tantôt comme Père, tantôt comme Fils, tantôt comme Saint-Esprit... Voilà cette ancienne erreur qui était éteinte, mais que ressuscitent les auteurs cachés de la nouvelle hérésie, ceux qui rejettent les hypostases et qui renient le nom du Fils de Dieu.

S. Basile Ad Neocesareœ priores, epist. 210, § 5. Dès l'an 374 cette restauration sabellienne avait commencé. (S. Basile, epist. 126)

Dans ces conjonctures difficiles, saint Basile s'était imposé la règle suivante : maintenir l'ancienne formule des « trois hypostases », comme un rempart contre le sabellianisme, et écraser l'arianisme sous le poids de l’homoousion. Pour cela, il fallait établir une distinction nette entre l'usie et l’hypostase, et c'est dans ce but qu'il avait déjà composé le fameux traité que nous avons analysé plus haut. En même temps, il poursuivait son œuvre, en travaillant à éteindre dans Antioche le foyer de la division.

Le schisme de cette ville ne sembla d'abord à saint Basile qu'une question purement locale qui ressortissait uniquement aux tribunaux ecclésiastiques de l'Orient. Déjà tous ses amis étaient pour Mélèce ; seuls, saint Épiphane et saint Athanase se tenaient à l'écart, et même semblaient pencher pour Paulin. Les gagner serait donc décider la victoire.

Saint Basile s'adressa d'abord au vieil athlète d'Alexandrie. En 371, il lui écrivit deux lettres coup sur coup. Dans la première, il l'assurait qu'il suffisait de son intervention pour rétablir la paix à Antioche (S. Basile, Ad Athanas.,epist. 66). Dans la seconde, il lui suggérait modestement son plan : qu'Athanase réunisse à la nombreuse Église mélécienne le petit groupe paulinien qui n'est qu'un membre détaché du corps ; tout l'Orient désire cette solution, et l'Occident même y consent (Id., Ad Athanas., epist. 67. Certains indices trompaient saint Basile sur ce dernier point). Saint Athanase dut répondre que, cette affaire étant engagée près du Saint-Siège, il fallait recourir au Pape. Car bientôt saint Basile, en le remerciant de sa réponse, l'informa qu'il s'occupait de l'envoi d'une mission à Rome. Mais il le priait de veiller à ce que les Occidentaux ne revinssent pas causer des schismes, sous prétexte de mots ; car la question capitale était de rendre la paix à l'Église d'Antioche divisée à propos de l'expression prosôpa (S. Basile, Ad Athan., ep. 69, § 2.).

Saint Athanase devait trop de reconnaissance à Rome et avait un trop grand culte du Siège apostolique, pour se départir de sa réserve. Il restait en communion avec Paulin, et il montrait toujours à saint Basile l'Occident comme le point d'où viendrait la sentence. Le Docteur de Césarée avait, lui aussi, trop de lumières pour ne pas comprendre cet avis. Il tourna donc tous ses efforts à détruire les préventions de Rome contre Mélèce.

Je renvoie le lecteur aux travaux des érudits, pour apprendre les difficultés et les péripéties de ces négociations. En vain saint Basile écrivait-il conciliairement, pour demander d'une manière générale que l'Occident secourût l'Orient, et dans ces lettres officielles avait-il soin de placer le nom de Mélèce en tête de signatures nombreuses et honorables, pour mieux faire connaître le rang que lui reconnaissaient ses confrères dans l'épiscopat ; on lui renvoyait ses lettres par son ami Evagrius, en lui dictant celles qui seraient acceptées (S. Basile, Ad Eusebium Samosat., epist. 138, § 2.). En vain écrivait-il personnellement au pape saint Damase ; les porteurs de ses messages revenaient avec de mauvaises nouvelles. Tant de démarches en faveur de Mélèce n'avaient d'autre résultat que d'indisposer Rome contre Basile ; et celui-ci, dans une lettre confidentielle à un grand partisan de Mélèce, se plaignait en termes vifs de la cour romaine.

Id. ibid., epist. 239, § 2 : * « il me vient à l'esprit de dire le mot de Diomède : tu n'aurais pas dû le prier, parce que c'est un homme arrogant (Iliade, I, 695-696). Réellement, en effet, les caractères hautains se surpassent d'habitude en mépris quand on les entoure de prévenances. Si le Seigneur nous est favorable, de quelle autre assistance pouvons-nous avoir besoin ? Et si la colère de Dieu persiste, quel secours peut nous apporter l'orgueil de l'Occident ? Ces gens-là ne savent pas la vérité, ne supportent pas de l'apprendre, mais gagnés d'avance par de faux soupçons, il faut maintenant ce qu'ils avaient fait auparavant pour Marcel (d’Ancyre) : ils étaient entrés en lutte avec ceux qui leur faisaient connaître la vérité, et ils avaient par eux-mêmes consolidé l'hérésie. Je voulais, à titre personnel et non sous forme de lettre collective, écrire à leur coryphée (le pape Damase). Je n'aurais rien dit des affaires ecclésiastiques, sinon juste ce qu'il fallait pour leur faire comprendre à mots couverts qu’ils ne savent pas la vérité sur ce qui se passe chez nous, et qu’ils ne prennent pas le chemin qui leur permettrait de l'apprendre ; mais j'aurais fait remarquer d'une manière générale qu'on ne doit pas s'attacher aux hommes qui ont été humiliés par les épreuves, ni confondre la dignité avec l'orgueil, péché qui, à lui seul, suffit à créer de l'inimitié contre Dieu.

Saint Basile, Lettres, tome III. Traduction Yves Courtonne. Éditions « Les Belles Lettres » 1966, pp. 60 - 61.

Mais ses déboires ne décourageaient pas le zèle du saint Docteur pour la cause de son ami, parce qu'elle était liée à la cause des « trois hypostases ». Nous en avons la preuve dans une lettre adressée à saint Épiphane. Ce Docteur, s'intéressant également à la paix, s'était rendu en 376 à Antioche pour faire une enquête sur les deux partis. Il était revenu découragé, mais plus incliné vers le prétendant favorisé par le Saint-Siège. Il écrivit donc à l'évêquede Césarée vers l'an 377, pour l'engager à envoyer à Paulin des lettres de communion. Saint Basile lui répondit en termes pleins de déférence et de charité. Il désire la paix autant que personne ; mais il soutient dans Mélèce, et la priorité des droits à l'épiscopat, et la courageuse confession de l'orthodoxie; on ne peut le forcer d'entrer en communion avec son compétiteur, non pas qu'il accueille les bruits qu'on fait courir sur lui, mais parce qu'il a supplanté le légitime évêque ; ce n'est donc qu'en revenant à celui-ci, que la conciliation peut s'accomplir.

Puis saint Basile manifeste sa préoccupation principale, lorsqu'il ajoute :

Ce qui m'a particulièrement consolé, c'est l'exactitude avec laquelle, entre autres choses si exactement et théologiquement dites, vous déclarez qu'il est nécessaire de confesser au nombre de trois les hypostases. Que les frères d'Antioche apprennent cela de vous. Mais certainement ils l'ont déjà appris ; car, sans doute, vous n'avez pas communiqué avec eux, avant de vous être rassuré d'abord et spécialement sur ce point.

S. Basile, Ad Epiphanium, epist. 258, §3.


§ 12. — Lettre de saint Basile au comte Térence. — 375.

On doit maintenant le comprendre, saint Basile était inflexible dans son attachement à Mélèce, parce qu'il croyait la foi intéressée à sa cause. Rien ne montre mieux cette disposition d'esprit qu'une longue lettre qu'il écrivit au comte Térence (S. Basile, Ad Terentium, epist. 214). Nous l'analyserons, après en avoir fait connaître les circonstances. On était en 375, au plus fort de la persécution de Valens et des intrigues ariennes. Mélèce souffrait l'exil et son troupeau demeurait sans pasteur; le seul évêque catholique résidant à Antioche était Paulin. Or celui-ci avait dénoncé à Rome les erreurs du prêtre Vital, et il venait de recevoir une lettre très flatteuse du pape Damase, qui lui donnait une sorte de commission pour juger de l'orthodoxie soit de Vital, soit des autres. On comprend la joie des pauliniens, qui virent dans ce document la reconnaissance officielle des droits de Paulin. Ils en firent donc grand bruit, et proposèrent l'union aux méléciens, à cette seule condition qu'ils accepteraient la lettre papale, ce qui revenait à reconnaître la juridiction de leur évêque. Pour faire vite, ils cherchaient à mettre dans leurs intérêts le comte Térence, qui arrivait à Antioche comme gouverneur impérial. Saint Basile se hâta de donner à Mélèce ces nouvelles bien faites pour rendre plus dur son exil. En même temps, il le consolait, en lui annonçant qu'il avait déjà écrit à Térence pour le dissuader de toute mesure précipitée et pour lui expliquer la « tromperie » des pauliniens (S. Basile, Ad Meletium, epist. 216.). De fait, le nouveau gouverneur d'Antioche, pieux catholique, et très désireux de la pacification religieuse, était probablement incapable de deviner par lui-même la portée canonique des invitations pauliniennes. Mais Basile, habitué aux plus hautes relations, entretenait avec Térence en particulier un commerce d'intime amitié. Il lui écrivit avec l'assurance d'être écouté. Après quelques compliments, il aborde l'affaire :

J'ai entendu dire que les frères de la communion de Paulin s'adressent à Votre Excellence pour l'union avec nous ; je dis : avec nous, c'est-à-dire avec l'homme de Dieu, Mélèce, qui est l'évêque. Ils colportent, dit-on, des lettres des Occidentaux, qui leur attribuent l'épiscopat de l'Église d'Antioche, et qui frustrent de ses droits le vénérable évêque de la véritable Église de Dieu, savoir, Mélèce. Je ne m'étonne pas de tout cela. Les uns ignorent absolument les choses d'ici ; les autres semblent les connaître, mais ils les expliquent avec plus de chicane que de vérité.

Saint Basile prie ensuite Térence de bien s'informer des circonstances qui ont brouillé Mélèce et saint Athanase. Quant aux lettres de Rome, ne les connaissant pas, il n'en discute ni l'authenticité ni la teneur. Mais il connaît trop et l'histoire du schisme et les droits de Mélèce pour qu'il abandonne jamais ce saint homme. Alors, prenant un ton plus familier, saint Basile entre dans le vif de la question :

Songez-y, mon illustre ami : les corrupteurs de la vérité, je parle de ceux qui cherchent à faire pénétrer l'arianisme dans la Foi saine, n'ont pas d'autre prétexte pour repousser le Symbole des Pères, sinon le mot homoousion, qu'ils interprètent d'une manière calomnieuse, en nous faisant dire que le Fils est consubstantiel en hypostase. Si nous prêtons le flanc, en nous laissant emporter par ceux qui, soit simplicité soit méchanceté, disent cela ou chose approchante, inévitablement nous fournissons des armes contre nous, et nous fortifions l'hérésie en ceux dont l'unique soin dans leurs discours est moins d'établir leur doctrine que de calomnier la nôtre. Or quelle calomnie serait plus dangereuse et plus capable de troubler les masses, que si quelques-uns des nôtres étaient pris à dire une seule hypostase du Père, du Fils et du Saint-Esprit ? Il ne suffit pas d'ajouter qu'on distingue les personnes, puisque Sabellius admettait cette distinction. Il disait, en effet, que Dieu est réellement un en hypostase, mais qu'il avait voulu dans l'Écriture prendre différents masques, suivant le besoin de chaque circonstance : tantôt parlant comme Père, lorsqu'il y avait lieu de jouer ce rôle ; tantôt parlant comme Fils, lorsqu'il descendit pour notre salut ou pour certaines autres actions providentielles ; enfin maintenant prenant le masque de l'Esprit, parce qu'il y a utilité à parler dans ce rôle. Si donc parmi nous, il en est qui disent que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, sont un comme suppôt, et se contentent de confesser trois personnes parfaites, ne sembleront-ils pas fournir une irréfragable preuve à l'appui de la calomnie arienne ?

Après avoir ainsi montré le danger du langage paulinien, saint Basile résume à son ami sa théorie sur l’usie et l’hypostase.

Que l'hypostase et l'usie, dit-il, ne soient pas termes identiques, nos frères d'Occident l'insinuent eux-mêmes, si je ne me trompe. Car, se défiant de la pauvreté de leur langue, pour nommer l'usie ils gardent le mot grec sans le traduire, afin que s'il y a quelque différence entre les deux concepts, elle se maintienne par la différence des mots. Pour résumer ma pensée à cet égard, nous disons ceci : ce qu'est le commun au propre de l'individu, l'usie l'est à l'hypostase. Chacun de nous participe, par la raison d'être, au commun de l'usie ; mais par ses caractères individuels il est celui-ci ou celui-là. Ainsi en Dieu, la raison d'usie est commune, par exemple, la bonté, la divinité ou autre chose semblable. Mais l'hypostase se distingue dans le caractère de paternité ou de filiation ou de puissance sanctificatrice. Si donc ceux qui disent « les personnes » ne prennent pas ce terme dans le sens de choses subsistantes, leur langage est faux. S'ils accordent que les personnes existent chacune dans une véritable hypostase, qu'ils se décident à compter ce qu'ils confessent. Ainsi sera conservé l'homoousion dans l'unité de la Divinité, et le mystère du Père, du Fils et du Saint-Esprit, sera proclamé dans la parfaite et distincte hypostase de chacun de ceux que l'on nomme.

Saint Basile termine donc, en engageant le comte à ne point céder aux invitations des pauliniens, mais à attendre pour l'œuvre de l'union le retour du véritable évêque, colonne de la vérité, et d'autant plus respectable qu'il est chassé plus loin par haine de la foi.

Telle est la célèbre lettre de saint Basile au comte Térence. Ce fut un des derniers efforts du grand Docteur pour la cause de Mélèce. Quatre ans après il mourait, épuisé par ses luttes héroïques contre toutes les hérésies acharnées à le calomnier, mais surtout attristé de l'état précaire dans lequel il laissait la cause de son ami. Il est vrai, le comte Térence s'était maintenu dans l'abstention conseillée. Sans doute aussi, l'opposition à Mélèce se réduisait à un petit groupe parqué dans la ville même d'Antioche. Mais ce groupe contenait des hommes distingués. Le prêtre Evagrius, d'une noble famille d'Antioche, grand ami de saint Basile et d'abord partisan de Mélèce, avait modifié son attitude depuis un voyage à Rome entrepris pour la question du schisme, et refusait de communiquer avec les méléciens. Chose plus grave, Pierre, successeur de saint Athanase sur l'important siège d'Alexandrie, ne se contentait pas d'être sympathique à Paulin, mais il se montrait ouvertement hostile à Mélèce, et l'avait même décrié pendant un séjour à Rome, conduite qui avait blessé au vif saint Basile (S. Basile, Ad Petrum Alexandr., epist. 266, § 2).

Bref, l'illustre défenseur de Mélèce constatait que, s'il avait réussi pendant sa vie à conserver à son protégé la communion des évêques asiatiques, il le laissait à sa mort en mauvais rapports avec Rome et Alexandrie, premier et second sièges de la catholicité.


§ 13. — Lettre de saint Jérôme au pape saint Damase. — 376.

De plus, avant même la mort de saint Basile, un puissant appoint était venu renforcer la cause de Paulin. Le prêtre Evagrius avait ramené avec lui de Rome à Antioche une petite colonie qui accourait en Orient chercher la vie monastique. C'étaient des jeunes gens, distingués par leur savoir et dans toute l'ardeur de leur vocation au plus parfait. De tous le plus brillant était Jérôme, en qui le pape saint Damase voyait déjà poindre une des gloires de l'Église latine.

Or, impatient d'austérités et de veilles savantes, Jérôme quittait bientôt la ville et son protecteur Evagrius, pour aller se renfermer dans des monastères, et s'y livrer à l'étude des manuscrits en dehors de toute querelle de partis. Mais l'agitation le poursuivit dans ce désert. Les monastères où il s'adressa appartenaient au diocèse d'Antioche, et tous ces moines étaient méléciens, ardents jusqu'à l'intolérance pour la cause des « trois hypostases ». Ils persécutèrent donc le jeune Latin pour le faire sortir de son abstention. Mais notre Dalmate n'était pas pour se laisser intimider, et par une lettre qu'il écrivit à un ami, nous apprenons comment il avait l'habitude de répondre.

On m'appelle hérétique, moi qui proclame l'homoousion de la Trinité! On me taxe de sabellianisme, moi qui confesse à haute voix trois personnes subsistantes, vraies, complètes, parfaites ! Si mes accusateurs sont ariens, à la bonne heure ! s'ils sont orthodoxes, ils cessent de l'être, par le fait qu'ils m'accusent. Mais à leur aise ! qu'ils me condamnent comme hérétique avec l'Occident, comme hérétique avec l'Egypte, je veux dire, avec Damase, avec Pierre.

Puis, soupçonnant que, dans ces moines, la jalousie se cache sous les apparences du zèle, il flagelle leur orgueil de son sarcasme, et leur dit enfin :

Je suis hérétique? qu'est-ce que cela te fait ? C'est dit ; maintenant tiens-toi tranquille.

S. Jérôme, Ad Marcum presbyterum, epist. 17.

Les moines grecs avaient été bien maladroits d'agiter le sang d'un homme qui ne savait jamais se défendre qu'en attaquant. C'est à cette occasion, en effet, que saint Jérôme écrivit au pape saint Damase sa célèbre lettre (Id., Ad Damasum, epist. 15) dans laquelle, invoquant ses droits de citoyen romain, et se réclamant de Rome « chaire de Pierre, fondement de l'Église, arche contre le déluge », il dresse un véritable réquisitoire contre les méléciens.

Je ne connais pas Vital, je repousse Mélèce, j'ignore Paulin. Quiconque ne recueille pas avec vous disperse, car celui qui n'est pas du Christ est de l'Antéchrist.

Quoi ! aujourd'hui, après la Foi de Nicée, après le décret d'Alexandrie auquel s'est joint l'Occident, un mot nouveau : « trois hypostases », est exigé par des campagnards (Campenses. Les partisans de Mélèce tenaient les faubourgs et les campagnes) issus des ariens ! on l'exige de moi, homme romain! Quels sont, je vous prie, les apôtres qui ont apporté ces choses ? Quel nouveau Paul les a enseignées aux nations ? Nous leur demandons ce qu'ils entendent par trois hypostases ; ils répondent : Trois personnes subsistantes. Nous répliquons que nous croyons ainsi. Mais le sens ne leur suffit pas, ils réclament le mot même, parce qu'il y a je ne sais quel venin caché dans les syllabes. Nous crions : Si quelqu'un ne confesse pas trois hypostases, en tant que concrètes, c'est-à-dire trois personnes subsistantes, qu'il soit anathème ; et parce que nous ne disons pas le mot tout seul, nous sommes jugés hérétiques ! Nous disons : Si quelqu'un, entendant par hypostase l'usie, ne confesse pas une seule hypostase dans trois personnes, il est séparé du Christ ; et pour cette confession, qui est la vôtre, on nous imprime la marque du sabellien !

Dans cette première partie de sa lettre, saint Jérôme explique fort clairement l'ambiguïté du mot « hypostase ». Dans la seconde partie, il montre comme saint Basile l'utilité de se décider pour un sens ; mais le Latin choisit à l'encontre du Grec.

Décidez, je vous en prie, s'il vous plaît, et je ne craindrai pas de dire « trois hypostases ». Ordonnez et que l'on fabrique une nouvelle Foi après Nicée, une Foi qu'orthodoxes et ariens confessent dans les mêmes termes. Toute l'École profane n'a jamais vu dans l' « hypostase » autre chose que l’ « usie ». Et quelle bouche sera donc, je le demande, assez sacrilège pour dire trois substances ?... Une seule Divinité subsiste en trois personnes : Divinité qui est vraiment, et qui est une seule Nature. Quiconque dit qu'il y a trois choses, qu'il y a trois hypostases (c'est-à-dire trois usies) [Ces mots ne se trouvent pas dans tous les manuscrits] s'efforce, sous un nom accepté par la piété, d'affirmer trois Natures. S'il en est ainsi, pourquoi mettons-nous des murs entre les ariens et nous, puisque nous sommes unis dans la même infidélité ? Qu'Ursin se joigne à votre Béatitude, Auxence à Ambroise ! Dieu en préserve la foi romaine !... Qu'un tel sacrilège ne souille pas les cœurs des fidèles. Qu'il nous suffise de dire une substance, trois personnes subsistantes, parfaites, égales, coéternelles. Qu'on supprime les trois hypostases, s'il vous semble bon, et qu'on n'en garde qu'une seule. Ce n'est pas d'un bon signe qu'on exprime le même sens sous des mots différents. Que la Foi nous suffise, telle qu'on nous l'a apprise.

Puis radoucissant son style :

Cependant si vous jugez bon que nous disions trois hypostases avec les interprétations qu'ils en donnent, nous ne nous y refusons pas. Mais, croyez-moi, il y a du venin sous ce miel ; l'ange de Satan s'est transfiguré en ange de lumière. Ils interprètent l'hypostase dans un bon sens, et cependant lorsque j'affirme admettre leur façon de l'exposer, ils me traitent d'hérétique ! Pourquoi s'entêter ainsi à un seul mot ? Que cachent-ils sous un terme ambigu ? S'ils croient comme ils interprètent, je ne condamne pas leur usage. Si ma Foi est la même, comme ils feignent de le penser, qu'ils me permettent à moi aussi d'avoir mes mots pour exprimer le sens qu'ils admettent. C'est pourquoi je supplie Votre Béatitude par le Crucifié Salut du monde, par la consubstantielle Trinité, qu'Elle m'autorise par ses lettres, soit à taire, soit à dire les hypostases... En même temps signifiez-moi avec qui je dois communiquer à Antioche. Car les campagnards, joints aux hérétiques de Tarse, n'ont qu'un désir : s'appuyer sur l'autorité de votre communion pour affirmer les trois hypostases suivant l'ancien sens.

Par l'ancien sens, saint Jérôme entend à tort celui qui identifie l'hypostase à l'usie.


§ 14. — Attitude du pape saint Damase.

J'ai rapproché à dessein les deux lettres précédentes, dont l'opposition éclaire l'histoire. Saint Basile et saint Jérôme sont, tous les deux, préoccupés des mêmes divisions de langage entre les catholiques, et s'inquiètent également des avantages que peut en tirer l'arianisme. Mais ils proposent des remèdes diamétralement opposés.

Le vieil évêque grec, qui n'entretient avec le Pape que des relations officielles, se plaint, dans sa lettre confidentielle à Térence, que l'Occident ne comprenne pas la question orientale, et que les pauliniens abusent de la protection de Rome. Le jeune prêtre latin, qui écrit au Pape avec la respectueuse liberté d'un ami, s'indigne qu'en Orient on méprise son titre de catholique Romain, et cédant à sa fougue, il presse Damase de trancher la question à coup d'anathèmes en faveur de ceux d'Antioche qui latinisent. Mais tous les deux s'accordent pour s'adresser à la chaire de saint Pierre, siège de l'orthodoxie et de la juridiction suprême.

Cependant saint Damase ne se hâtait de répondre ni aux ambassades de saint Basile ni aux sollicitations de saint Jérôme. Conformément à cette prudente politique qui de tout temps fut une de ses forces, Rome temporisait, laissant les passions humaines s'émousser par leurs propres agitations, et les questions s'éclaircir par la lutte des opinions.

D'ailleurs, le cas était difficile, par suite de l'imprudence de Lucifer, qui avait greffé une question de droit canonique sur une question de pure terminologie. Saint Basile profitait habilement de cette complication, et en appelait toujours aux droits sacrés de Mélèce. Lorsqu'en 373 Evagrius lui rapporta de Rome l'invitation d'engager son protégé à se démettre de l'épiscopat, il lui répondit : « Je ne demande qu'une chose : qu'il plaise à Dieu que tout soit traité suivant les lois ecclésiastiques » (S. Basile, Ad Evagrium, epist. 156, § 2). Lorsqu'en 377 Rome promit enfin une enquête, il en manifesta sa joie, et parmi les points qu'il invita le Pape à faire étudier, il insinua cette même question de droit. « Quant à Paulin, dit-il, ce sera à vous de dire si son ordination contient quelque chose de répréhensible » (Id., Occidentalibus, epist. 263, § 5).

Rome n'avait garde de s'engager dans cette discussion canonique. Il était trop évident que les accusations contre l'élection de Mélèce étaient de pures chicanes, puisque les évêques les plus catholiques avaient pris part à sa nomination et l'avaient toujours défendue contre les ariens pris à leur propre piège. D'ailleurs, s'il y avait dans son cas quelque irrégularité, la discipline établie par le synode d'Alexandrie et par toute l'Église avait passé l'éponge sur de bien autres taches. D'un autre côté, la légitimité de Paulin avait pour appui la communion d'Athanase et de la chaire d'Alexandrie. Or ce nom et cette chaire dominaient le droit canonique de l'Orient.

Il n'était donc pas opportun de diriger l'enquête sur les droits respectifs des deux rivaux. La ferait-on porter sur la terminologie ? — Condamnerait-on « les trois hypostases » ? Ce serait condamner la gloire la plus pure de l'Asie, le soutien de l'orthodoxie, et en frappant Basile, ruiner sa grande œuvre et troubler la foi de tout l'Orient. — Condamnerait-on « l'unique hypostase » ? Ce serait frapper Paulin, l'ami du Saint-Siège, et détruire à Antioche ce petit îlot latin si utile pour l'influence romaine en Orient.

Telles étaient les considérations pour lesquelles Rome temporisait, malgré les requêtes de saint Basile et les instances de saint Jérôme. Celui-ci renouvelait ses demandes à saint Damase, en excusant son importunité par des exemples de l'Évangile.

L'Église est ici divisée en trois partis. On cherche à m'attirer, les vieux moines qui m'entourent font pression. Pour moi je ne cesse de crier : Si quelqu'un des prétendants est uni à la chaire de Pierre, je suis à lui. Mais Mélèce, Vital et Paulin, déclarent qu'ils sont en communion avec vous. Si un seul le disait, je pourrais peut-être le croire. Mais certainement deux au moins mentent, et peut-être tous les trois ».

Et il terminait en suppliant le Pape de lui signifier avec qui il devait communiquer (S. Jérôme, Ad Damasum, epist. 16).

En temps ordinaires, la disjonctive de saint Jérôme eût été vraie. Mais à Antioche un seul des trois prétendants mentait ; c'était Vital. En effet, Mélèce avait bien le droit de se dire en communion avec Rome, puisqu'il était en communion avec saint Basile, saint Eusèbe de Samosate, et tant d'autres évêques qui recevaient du Pape le baiser de paix. Quant à Paulin, saint Jérôme ne semble émettre un doute que pour achever brillamment sa période. On doit cependant conclure qu'en 377, la cour romaine n'avait pas encore reconnu officiellement la juridiction du candidat qu'elle préférait.


§ 15. — Quels furent ses actes.

Si Rome évitait de toucher à ces questions épineuses qui passionnaient l'Orient, elle ne laissait pas que d'agir. L'éminence de la chaire apostolique donne au successeur de saint Pierre une portée de vue qui dépasse les horizons des génies particuliers. Saint Damase comprenait qu'au milieu de ces discordes il fallait, par-dessus tout, sauvegarder le magistère de l'Église Mère et Maîtresse de toutes les Églises. Lorsque cette Église parle, toutes les autres doivent écouter et croire ce qu'elle enseigne. Or, puisque toute doctrine est nécessairement incarnée dans des mots appartenant à une langue humaine, le rôle du disciple n'est-il pas d'apprendre la langue du maître, et d'admettre les mots comme il les définit ? Rome parle Urbi et Orbi. En parlant Urbi, elle parle latin. Au monde, Orbi, d'apprendre le latin et d'en comprendre les mots comme Rome.

Toutes ces belles paroles sur le Siège de Rome n’empêchent pas le fait que saint Basile n’ait reçu nulle réponse valable de la part du pape Damase, à propos des « hypostases » : L’Orient a dû se contenter de diverses réponses dilatoires formulées en latin (Rome n’était sans doute pas en mesure de comprendre la problématique des hypostases), réponses où ne figurait que le terme latin « persona ».

C'est à cette hauteur de pensée que s'élevait le pontife, et de là il dominait toutes les querelles sans y prendre part. Son unique soin, et ce fut véritablement un trait de génie, consista à imposer aux Grecs les définitions dogmatiques en langue latine. Sans discuter sur le sens du mot grec hupostasis, saint Damase s'appliqua donc à faire admettre en Orient l'exactitude et la suffisance du mot latin persona, dans le sens que lui donne l'Église Romaine. C'était du même coup déterminer le sens cano-nique du mot grec prosôpon.

Lorsqu'en 372 saint Basile écrivit à Rome pour demander du secours, saint Damase se borna à lui envoyer par un diacre latin un document formulé en latin (voir la preuve que Damase a envoyé en Orient le texte latin, dans les prolégomènes de Merenda aux œuvres de saint Damase, ch. IV, § 3. — M. XIII, col. 134. Quœritur an epistola illa. — Voir aussi Garnier, dans ses notes aux lettres de S. Basile, epist. 92, note 52). Je veux parler de la lettre synodale qu'avait rédigée le concile de Rome tenu en 369 contre l'arien Auxence. Il y est recommandé de s'en tenir à la Foi de Nicée; car cette foi réunit tous les vrais catholiques, soit en Orient, soit en Occident. La seule phrase dogmatique est la suivante, présentée comme le résumé de la foi de Nicée : Ce concile, est-il dit, a déclaré « ut Patrem, Filium, Spiritumque sanctum unius Deitatis, unius figurae, unius credere oporteret substantiae » (Opp. S. Damasi, epist. 1. — M., col. 348). — À la réception de cette lettre, saint Basile réunit des adhésions, et envoya à Rome, en 373, une lettre synodale où paraît en première place le nom de Mélèce, suivi des deux noms d'Eusèbe de Samosate et de Basile, et ensuite d'un grand nombre de noms manifestement catholiques (S. Basile, Ad Italos et Gallos, epist. 92). Il y est dit qu'on a reçu la lettre où était proclamée la Foi de Nicée, qu'on a reconnu les cachets pontificaux, qu'on la reçoit et accepte avec tout ce qui s'y trouve canoniquement défini (Ibid., § 3, in fine).

Cette réponse ne plut pas à Rome, soit à cause de la place accordée à Mélèce, soit à cause de la manière peu bienveillante dont on y parlait à mots couverts de la communauté Paulinienne. Saint Basile fut donc invité officieusement à composer une nouvelle lettre, et, en effet, il en envoya une seconde en 374, qui est écrite en son nom personnel, et dans laquelle il n'est question que des hérétiques et de leurs persécutions. Mais, en habile diplomate, il fit porter cette lettre à Rome par Dorothée, diacre de Mélèce. Saint Damase la reçut dans un nouveau synode, et renvoya par le même Dorothée la réponse synodale en latin (Opp. Damasi, epistol. 2, fragmentum primum. — M., XIII, col. 350.). Il y est dit qu'on se réjouit de l'accord de l'Orient et de l'Occident : « quia omnes uno ore unius virtutis, unius majestatis, unius divinitatis, unius usiae dicimus divinitatem : ita ut inseparabilem potestatem tres tamen asseramus esse personas, nec redire in se aut minui, ut plerique blasphemant, sed semper manere... » et un peu plus loin: « Spiritum quoque Sanctum increatum, atque unius majestatis, unius usiae, unius virtutis cum Deo Patre et Domino nostro Jesu Christo fateamur... ».

Remarquez l'habileté de cette rédaction. On se réjouit de l'accord universel sur le mot usie ; on évite de prononcer le mot hypostase sur lequel il y a division. Enfin, on déclare l'orthodoxie du mot latin persona, en le dégageant de tout sens sabellien. La lettre conclut : « Haec est, fratres carissimi, fides nostra; quam quisque sequitur noster est particeps. Discolor corpus membra déformat. His nos communionem damus, quoniam in omnibus sententiam probant. Absit ut fides pura variis coloribus adsuatur ». — C'était à la fois déclarer nettement l'orthodoxie des pauliniens, et insinuer l'invitation à employer leur terminologie, puisqu'elle était celle même de Rome.

En 375, saint Damase affirma davantage sa communion avec Paulin, en lui écrivant directement au sujet de Vital. Il lui donna une véritable commission pour informer sur la doctrine de cet homme dissimulé, et pour recevoir dans la communion romaine ceux qui souscriraient à la lettre pontificale. J'ai dit plus haut l'émoi que cette lettre causa à Antioche.

Enfin, en 380, le Pape adressa encore à Paulin les célèbres anathèmes fulminés par un nouveau concile romain contre toutes les hérésies de cette époque :

Opp. S.Damasi, epist. 4, Confessio fidei catholicae. — M., col. 358.
* « Si quelqu'un ne dit pas que sont vraies les trois Personnes du Père, du Fils et du Saint Esprit, qu'elles sont égales, toujours vivantes, contenant toutes les choses visibles et invisibles, puissantes sur tout, jugeant tout, vivifiant tout, créant tout, conservant tout, il est hérétique.
Si quelqu'un ne dit pas que le Saint Esprit doit être adoré par toute créature, comme le Fils et le Père, il est hérétique.
Si quelqu'un, en disant que le Père est Dieu, que son Fils est Dieu et que le Saint Esprit est Dieu, partage, et veut dire ainsi des dieux et non pas Dieu, à cause de l'unique divinité et puissance, que nous croyons et savons appartenir au Père, au Fils et au Saint Esprit ; s'il excepte le Fils ou l'Esprit Saint, en estimant que seul le Père doit être dit Dieu, et que c'est ainsi qu'il croit en un seul Dieu, il est hérétique en tous ces points ; il est même juif. Car le nom de dieux a été disposé et donné par Dieu, à tous les anges et à tous les saints. Mais pour le Père, le Fils et l'Esprit Saint, leur unique et égale divinité fait que ce n'est pas l'appellation de dieux, mais de Dieu, qui nous est montré et indiquée pour que nous y croyions. Car nous sommes baptisés uniquement dans le Père, le Fils et l'Esprit Saint et non pas au nom des archanges ou des anges, comme les hérétiques ou les juifs ou même les païens insensés.
Tel est le salut des chrétiens: croyant à la Trinité, c'est-à-dire au Père et au Fils et au Saint Esprit, baptisés en elle, nous devons croire fermement qu'elle est une seule vraie divinité et puissance, majesté et substance.

La foi Catholique, Dumeige, p.136.

Ces anathèmes frappent les sabelliens, les ariens, les macédoniens et les apollinaristes, et condamnent toutes les formules sous lesquelles ces hérétiques déguisaient leurs erreurs. Un seul de ces canons intéresse notre récit, c'est le 21e ainsi libellé: « Si quis tres personas non dixerit veras Patris et Filii et Spiritus sancti, aequales, semper viventes, omnia continentes visibilia et invisibilia, omnia patentes, omnia judicantes, omnia vivificantes, omnia facientes, omnia quae sunt salvanda salvantes : anathema sit ».

Ce canon fixe définitivement et officiellement le sens ecclésiastique des mots persona et prosôpon. C'est précisément et identiquement le sens que saint Basile et les orthodoxes donnaient au mot grec hupostasis. Mais, par raison de prudence, saint Damase ne prononce pas une seule fois ce dernier mot dans tout son long formulaire.


§ 16. — Comment se poursuivit l'œuvre de pacification.

Cette formule de foi fut reçue en Orient sans opposition aucune ; car déjà, depuis un an, les méléciens admettaient l'orthodoxie du mot prosôpon.

En effet, lorsqu'on 379, Mélèce revint d'un dernier exil pour reprendre à Antioche son siège épiscopal, il comprit que son intérêt, autant que son devoir, était de rentrer officiellement en relations avec saint Damase, pour qu'il ne fût pas dit que le seul Paulin eût la communion de Rome. Il réunit donc à Antioche un synode composé de ses adhérents. Après avoir recueilli les divers documents pontificaux parvenus pendant son absence, il en fit un résumé ou Tomos, qu'il expédia à Rome avec la signature des membres du concile. On a découvert dans les archives romaines des fragments de cette pièce importante, qui contient le passage du concile romain de 374 où l'on avait affirmé les trois personnes (Voyez Merenda, Prolego. cap. 14. — M. col. 190.). À la fin de la pièce (Opp. S.Damasi, epist. 2. — M. col. 353), Mélèce signe le premier dans ces termes : « Meletius, episcopus Antiochenus, consentio omnibus supra dictis, ita credens et sentiens ; et si quis praeter haec sentit, anathema sit ». Aussitôt après son suffrage, on lit la signature de saint Eusèbe de Samosate, également attaché et à Mélèce et à saint Basile dont on pleurait la mort récente ; puis quelques noms moins célèbres, et enfin l'attestation de 146 autres signatures. C'est ainsi que, par un même document, Mélèce faisait constater à Rome et son orthodoxie et la puissance de son parti. De plus, dans le même synode, il nouait des négociations avec Paulin, et la conciliation s'opérait sur cette base, qu'à la mort d'un des deux évêques, le survivant serait reconnu par toute l'Église d'Antioche.

La paix était conclue entre les pasteurs ; restait à la faire accepter et observer par les troupeaux. La chose était moins facile, car l'animosité réciproque allait jusqu'à la violence, et ne reculait pas devant des moyens tels que la falsification de pièces pontificales (on ne peut expliquer que par là certains textes et certains récits de Théodoret). Mélèce et d'autres saints personnages s'employèrent donc à l'apaisement d'une querelle, qui d'Antioche avait envahi tout l'Orient.

Nous avons sur ce sujet deux discours de saint Grégoire de Nazianze prêchés à Constantinople en 379. Ils portent le titre : Orationes de Pace. Le premier mériterait d'être traduit de nos jours pour rappeler les catholiques à la modération dans leurs discussions (* ces textes sont accessibles aujourd'hui : Éd. Cerf, Coll. "Sources chrétiennes" # 270, Grégoire de Nazianze, Discours 20-23. Discours 22 : p. 194 - 259). Le second doit surtout fixer notre attention (ibid. Discours 23 : p. 260 - 311).

Au lieu de froisser les deux partis par des récriminations, saint Grégoire se retourne contre les hérétiques qui faisaient gorge chaude des divisions entre orthodoxes. — Qu'avez-vous à vous moquer, leur dit-il ? Nous ne sommes pas, comme vous, divisés sur les dogmes sacrés. Nous demeurons unis dans la même Foi; notre seule faute est un excès d'amour pour nos pasteurs respectifs, tous les deux étant si parfaits qu'on ne sait lequel choisir.

Ces compliments étaient bien faits pour rapprocher les cœurs ; mais restait ce qu'on appellerait aujourd'hui la question de principe. Le mot « hypostase » est d'odeur arienne, disaient les uns ; le mot « personne » a une saveur sabellienne, disaient les autres. L'auditoire attendait avec curiosité pour laquelle des deux expressions Grégoire allait se prononcer. Ici apparaît toute la souplesse de notre orateur. Sans paraître deviner la préoccupation de l'assistance, il se retourne encore contre les hérétiques. — Qu'ils viennent de partout, qu'ils viennent de toutes sortes, et qu'ils soient eux-mêmes les arbitres, pour décider si les catholiques sont d'accord... Alors, sans prononcer une seule fois le mot « hypostase » ou le mot « personne », uniquement en employant les expressions « la Trinité » et « les Trois », il fait une magnifique exposition du dogme catholique, proclame « la Trinité parfaite de Trois parfaits », réfutant du même coup sabellianisme et arianisme (déjà, dans le discours précédent, il avait employé une formule analogue ; Il faut adorer « l'unique divinité dans les Trois » (De pace, II, orat. XXII, § 12). Contre toutes vos hérésies, dit-il, « je n'ai qu'un seul mot, mot bref, toujours le même : Trinité ! oui, mes frères, mais véritablement Trinité » (De pace, III, § 10). Le grand orateur a senti que son auditoire est totale¬ment gagné. S'adressant toujours aux hérétiques, il peut donc leur dire : « Voyez : nous nous donnons les mains sous vos yeux. Voyez: cette paix est l'œuvre de cette Trinité que nous confessons et que nous adorons semblablement. » Puis son enthousiasme éclatant, il s'écrie : « Ô Trinité sainte, adorable, longanime ! oui, longanime ! puisque tu supportes ceux qui vous divisent. Ô Trinité dont j'ai été jugé digne depuis longtemps d'être et l'adorateur et le prédicateur » ! (Ibid., § 13).

Son discours est fini, car il a conquis à la cause de l'union tous les catholiques qui l'écoutent. Il le sent si bien, qu'il peut mettre à découvert son artifice oratoire, et rejeter les hérétiques comme un mannequin auquel on ne demande plus aucun usage. — Tout cela ne vous plait pas, leur dit-il? Votre langue se crispe et cherche à contredire ? Nous verrons cela une autre fois. Nous examinerons ce que vous avez enfanté. Nous briserons ces œufs pour y montrer la vipère. Soyez-en sûrs, Dieu nous donnera de tenir notre promesse, lui qui donne de marcher sur l'aspic et le basilic, et de fouler aux pieds les serpents et les scorpions. — C'est ainsi qu'en descendant de chaire, saint Grégoire annonçait à une foule avide de l'entendre ses fameux sermons théologiques (De pace, § 14).

Le lecteur, je l'espère, ne m'en voudra pas de l'avoir retenu sur ce discours, où sont comme ramassées toutes les ressources de l'éloquence humaine.


§ 17. — Comment s'acheva la fusion de langage. — 382.

Moins d'un an après ce discours, un grand événement remuait tout l'Orient. En 381, Théodose appelait à Constantinople les évêques pour un concile qui terminât toutes les questions en litige. De cette assemblée je n'ai à dire que ce qui revient à mon sujet. En l'absence de l'évêque d'Alexandrie, saint Mélèce en eut d'abord la présidence, en sa qualité d'évêque d'Antioche. Bientôt il mourut, et saint Grégoire le remplaça ; mais le grand orateur n'avait pas ce qu'il fallait pour diriger une assemblée turbulente. Malgré ses efforts pour faire respecter le pacte conclu entre Paulin et Mélèce, la majorité des évêques, composée de méléciens ardents, raviva le schisme d'Antioche en consacrant Flavien. Saint Grégoire, découragé par cette obstination et par quelques chicanes sur sa propre élection, renonça à l'évêché de Constantinople, et se décida à fuir dans sa chère solitude (voyez Monitum in orationem XLII. — M. XXXVI, col. 454). Mais avant de partir sans avoir pu faire la concorde entre les évêques, il voulut du moins laisser la paix sur les questions de doctrine. Dans son célèbre discours d'« adieu », il osa donc revenir sur la terrible difficulté de terminologie, et il le fit avec cette dextérité incomparable dont il avait le secret.

Au moment, dit-il, de quitter son église, il veut faire sa Profession de Poi. Montrant alors aux évêques qui entourent sa chaire la masse serrée qui remplit l'édifice, il s'écrie : Demandez-vous quelle est ma foi? La voici. Elle est gravée dans le cœur de cette foule comme sur une colonne de marbre.

Une seule nature dans Trois, c'est Dieu... Laissons donc, toutes ces déviations et ces oscillations rivales de langage. Ne soyons pas sabelliens, en défendant le « un » contre le « trois » par une confusion qui supprime la distinction. Ne soyons pas ariens, en soutenant le « trois » contre le « un » par une division qui détruise l'unité. Cherchons non à troquer un mal pour un autre, mais à ne pas nous départir du bien. Ce sont là enfantillages du démon qui joue méchamment avec nous comme avec une balance folle. Pour nous, marchant dans la voie royale des vertus, voie qui tient le milieu suivant les philosophes, nous croyons dans le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit, consubstantiels, égaux en gloire. C'est en eux que le baptême s'opère, et par les noms et par les choses. Vous le savez, vous initiés : abjuration de l'athéisme, profession de la Divinité, c'est ainsi que nous sommes purifiés.

S. Grég. de Naz., In supremum vale. Orat. XLII , § 16

Après cette profession dont les termes réunissent toute l'assemblée dans un commun assentiment, il démasque brusquement ses batteries.

Le UN, continue-t-il, nous le reconnaissons dans l'usie et dans l'inséparabilité de l'adoration. Les TROIS, nous les confessons dans les hypostases, ou les personnes prosopois, comme certains préfèrent dire. Car il faut en finir avec cette ridicule querelle, élevée entre frères, comme si notre religion consistait dans les mots et non dans les choses. — En effet, que prétendez-vous dire, vous partisans des trois hypostases ? Est-ce que vous employez ce mot pour supposer trois usies ? J'en suis sûr, vous réclameriez à grands cris contre ceux qui penseraient ainsi ; car vous professez une et identique l'usie des Trois. — Et vous maintenant avec vos personnes? Est-ce que vous vous figurez le UN comme je ne sais quel composé, comme un homme à trois faces ? Allons donc. À votre tour, vous répondriez à grands cris : Jamais ne voie la face de Dieu, celui qui aurait de telles pensées. — Eh bien, alors ! que signifient pour nous les hypostases et pour vous les personnes (Remarquez la nuance : pour nous... pour vous. L'ami de saint Basile tient pour la tradition antique des trois hypostases) ? Je vous le demanderai encore une fois. — Cela veut dire que les Trois sont distingués non par les natures, mais par les propriétés. — Parfaitement. Mais dites-moi donc : peut-on s'accorder davantage, dire plus absolument la même chose, bien qu'avec des syllabes différentes ?

S. Grég. de Naz., In supremum vale

Ici encore, l'orateur a compris que la cause est gagnée et que tout son auditoire est à lui. Il peut donc se permettre un mot agréable pour consommer l'union des cœurs dans un commun sourire. Faisant une fine allusion à la dénomination des méléciens, tirée de leur réunion dans une église appelée l'Ancienne, oi en tè palaia, saint Grégoire ajoute : « Voyez-vous comme je suis entre vous un bon conciliateur, élevant de la lettre à l'esprit comme pour l'Ancienne et la Nouvelle (Le mot Loi reste sous-entendu).

L'auditoire souriant à ce jeu de mots, l'orateur n'a plus à insister. « Revenons à notre sujet », dit-il, et il continue son discours sans plus toucher à ce point délicat.

Tels furent les derniers fruits d'une éloquence si féconde en succès, et ces fruits furent durables. L'année d'après, les mêmes évêques, qui avaient applaudi saint Grégoire, se réunirent de nouveau (382). Ils offrirent leur communion aux pauliniens, en se basant sur les décisions romaines (Voir Héfélé, liv. VII, § 98, canon V). De plus, dans la Confession de Foi qu'ils envoyèrent au pape saint Damase, on lit cette phrase : « Nous croyons que la divinité, la puissance, l'usie, est unique dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit : égale gloire et coéternelle domination dans trois parfaites hypostases, ou bien, trois parfaites personnes » (Théodoret, Hist. eccles., lib. V, c. IX).

Cette formule fut admise à Rome, et par la suite, adoptée dans les correspondances dogmatiques de l'Orient et de l'Occident. C'est ainsi que les deux terminologies demeurèrent officiellement identifiées. Le mot latin s'était imposé à l'Orient, mais le mot grec demeurait, et la Feuille de Sardique était définitivement déchirée, suivant l'ancien désir de saint Athanase.

À la vérité, le schisme divisait encore Antioche, par suite de la malencontreuse élection de Flavien, et l'Occident réclama quelque temps en faveur de Paulin. Mais le parti de ce dernier avait perdu sa raison d'être, depuis que les « trois hypostases » étaient acceptées. Or un parti qui n'a plus à montrer que des services passés est vite abandonné de ses protecteurs. D'ailleurs, du côté contraire allaient toujours en croissant et l'influence sur les affaires publiques, et les relations avec Rome et Constantinople, et les grands noms de l'Église, car Jean Chrysostome était un prêtre de Flavien. Le petit îlot latin fut donc submergé sans bruit, comme un rocher entouré par la mer, qui se condamne par son immobilité même à disparaître sous la marée montante.


§ 18. — Coup d'œil d'ensemble sur cette histoire.

Jetons un coup d'œil rétrospectif sur toute cette querelle.

Après la mort de Constantin, la force même des choses scinda la domination romaine en deux empires séparés par le climat, la langue, les mœurs et les nécessités politiques. N'était-il pas à craindre que, dans cette séparation, l'unité religieuse ne subît quelque détriment ? Dieu, voulant sauver de ce danger son Église encore trop jeune pour le supporter, employa un des moyens providentiels dans lesquels il se complaît. Il fit tourner à bien les agissements du Dragon qu'il a créé pour se moquer de lui.

L'arianisme triomphant exilait de toutes parts les évêques catholiques ; saint Athanase était chassé d'Alexandrie jusqu'à Trêves, et saint Hilaire était poussé de Gaule en Asie. Oui : mais Athanase faisait acclamer en Occident l'orthodoxie de la doctrine grecque, et rentrait en Egypte pour y resserrer les liens hiérarchiques entre la chaire de saint Marc et la chaire de saint Pierre. À son tour, saint Hilaire apportait en Asie la pureté de la Foi gauloise, et rassurait les Latins sur l'orthodoxie du langage grec. Ne dirait-on pas de ces larges palettes que l'ouvrier promène dans un liquide afin d'en mélanger intimement toutes les couches ?

Pour que la concorde dans la Foi se maintienne, il faut qu'on s'accorde aussi sur l'expression de cette Foi. Dans le but de troubler cette entente, Satan excita des zèles intempestifs, et mit en feu l'Église d'Antioche. Ce n'était, semblait-il d'abord, qu'un incendie local ; mais le « Malin » y jeta tant d'aliments, rivalités de personnes, jalousies nationales, interventions hérétiques, que la flamme parut envahir l'Église Catholique tout entière. Pour l'éteindre, deux grands pontifes s'employèrent, l'un plus grand par le rang hiérarchique, l'autre plus grand par le génie personnel. Leur zèle était également pur ; mais ils préconisaient des remèdes diamétralement contraires. Ne consultant que les intérêts de l'Orient, saint Basile voulait faire prévaloir la formule traditionnelle des « trois hypostases ». Comprenant que les intérêts de Rome sont ceux de l'Église universelle, saint Damase tenait à imposer la formule latine des « trois personnes ». Entre les deux saints, le dissentiment alla jusqu'à engendrer la contrainte. Saint Basile se plaignait de la hauteur « du sourcil romain » ; saint Damase ne correspondait plus avec l’évêque de Césarée que par l'intermédiaire d'Alexandrie.

Ici encore, le Dragon fut moqué. Le Pape triompha, pour qu'il fût dit que toujours la primauté de Pierre a été reconnue dans l'Église. Mais le Docteur de l'Orient ne fut pas amoindri, puisque sa formule a été finalement acceptée par Rome. On peut donc résumer toute la lutte entre saint Basile et saint Damase, en mettant dans la bouche du dernier ces paroles de l'archange : L'ange de Perse m'a résisté vingt et un jours (Daniel, X, 13).

Aussi, lorsque tout fut apaisé, Rome a tenu à honorer saint Basile dans la personne même du protégé pour lequel il avait constamment combattu contre l'Occident. Mélèce est inscrit au Martyrologe romain, à la date du douzième de février, sous cette glorieuse rubrique : « À Antioche, saint Mélèce, évêque, qui fut souvent exilé pour la foi catholique, et mourut enfin à Constantinople. Saint Jean Chrysostome et saint Grégoire de Nysse ont célébré ses vertus par de magnifiques éloges ».


- Étude complémentaire -
P. Georges

LES DIX FORMULES DE FOI, APRÈS LE CONCILE DE NICÉE

Entre deux chapitres de l'ouvrage du P. Théodore de Régnon, nous introduisons ici une Étude de la plume du P. Georges. Cette Étude traite de la période qui vient d'être étudiée, et apportera d'autres lumières sur cet épisode passablement complexe de l'Histoire doctrinale de l'Église.


§ 1. — Constantin et le Concile de Nicée.

À l'issue du Concile de Nicée, les Pères adressèrent aux Églises des lettres synodales afin de les informer des décisions prises. Nous n'en connaissons plus qu'une : celle adressée à l'Égypte. Les Pères s'y réjouissent du fait que la paix et la concorde soient rétablies entre tous, et que les hérésies soient ruinées totalement. Ils demandent aussi de prier afin que ce qui a été décidé justement reste ferme et stable. Malheureusement, cette paix et cette stabilité tant souhaitées ne devaient demeurer que pour fort peu de temps, et être supplantées par de pénibles et complexes controverses dont nous nous ferons l'écho ici.

Du temps du Concile, ce dernier avait été en quelque sorte, la "chose" de l'Empereur Constantin. Il avait mis à la disposition des évêques la Poste impériale afin d'assurer leurs déplacements, et il les combla de prévenances. À l'ouverture du Concile, il leur avait fait un long discours où il assurait qu'il considérait les discussions dans l'Église de Dieu comme plus dangereuses que toute guerre, et où iI les conjurait d'apporter la concorde et l'union intime des âmes.

Au vingtième anniversaire de son règne, il avait également réuni les évêques en un grand banquet, et leur donna de somptueux cadeaux. Une nouvelle fois, en un long discours, il leur recommanda l'union et la bienveillance.

Tout portait donc à croire que Constantin allait se porter garant de l'œuvre accomplie à Nicée, et être le premier à défendre les décisions qui y avaient été prises. Ainsi l'Église eût-elle connu un temps de paix, et aurait-elle sans doute fait l'économie des troubles qu'elle allait connaître. Mais c'était sans compter sur les atermoiements de Constantin et la faiblesse de ses conceptions théologiques. Le revirement de Constantin aura de très graves conséquences pour l'Orthodoxie.

§ 2. — Eusèbe de Nicomédie et l'Arianisme.

Eusèbe de Nicomédie fut un assez curieux personnage. Toute sa vie, il s'attacha, par les voies les plus diverses, à propager l'Arianisme. Disciple de Paul de Samosate, le maître d'Arius, il était subordinationniste et mit tout son zèle et toute son intelligence à l'appuyer. Ambitieux, il avait réussi à passer du siège épiscopal de Béryte à celui de Nicomédie, et était protégé par l'impératrice Constantia, soeur de Constantin. Au Concile de Nicée, il avait proposé une formule de foi, qui, d'après Eustathe d'Antioche, avait été rejetée comme blasphématoire. Il n'adhéra pas aux décisions du Concile de Nicée, mais apposa sa signature au pied des décisions qui y avaient été prises, sous la pression de l'empereur, peu désireux de connaître les douleurs de l'exil.

Après le Concile, quelques Égyptiens avaient continué à protester contre les décisions prises à leur égard. Eusèbe de Nicomédie appuya leurs prétentions, ce qui eut pour conséquence de lui faire subir ce qu'il craignait: l'exil en Gaule. Mais trois ans plus tard, en 328, les intrigues de Constantia parvinrent à le réhabiliter. C'est le prélude du revirement, dont le premier acte fut la déposition d'Eustathe d'Antioche, qui était fermement attaché au "Consubstantiel" de Nicée.

Eusèbe excellait dans l'intrigue de cour. Prompt à flatter, rien ne limitait la souplesse de son comportement et le flou de ses convictions. Eustathe reprochait justement à Eusèbe de Césarée ses tendances trithéistes, tandis qu"Eusèbe taxait Eustathe de Sabellianisme.

§ 3. — Sabellianisme ou Trithéisme.

Il est intéressant de remarquer que dès le début sont posés les termes entre lesquels se dérouleront toutes les phases du combat: d'une part, le Sabellia-nisme, où l'Unité de la Divinité allait jusqu'à réduire pratiquement les Personnes à l'état de modalités: le Père et le Fils ne seraient donc que des modalités d'un seul Dieu qui aurait souffert sur la Croix. D'où vient leur nom de Patripatiens. Selon Sabellius, le Père, le Fils et l'Esprit ne seraient que des noms différents donnés au Dieu unique, que nous appelons Père en tant qu'il est notre Créateur, Fils ou Verbe ou Christ en tant qu'il est notre Sauveur, incarné parmi nous pour nous arracher du mal, Esprit en tant qu'il nous sanctifie et nous attire invisiblement à Lui par sa Grâce. Cette hérésie est ancienne. On en relève des témoignages à Smyrne au second siècle. En Afrique, elle fut combattue par Tertullien ; à Rome, elle trouva sur son chemin saint Hippolyte, qui s'appuyait sur la théologie du Logos. En Orient, elle se développa dans les milieux d'Egypte. Elle deviendra la hantise des théologiens orientaux, et c'est par crainte d'y tomber que l'on repoussera si longtemps le « Consubstantiel » de Nicée, rendant ipso facto insoluble le débat christologique. Le chef d'accusation de l'Orient en face de l'Occident sera précisément le Sabellianisme.

D'autre part, les Occidentaux soupçonneront toujours l'Orient de Trithéisme, car la pensée théologique orientale, contrairement au relatif monisme christologique d'Occident, mettra toujours l'accent sur les Personnes antérieurement à l'Ousie. Origène expliquait que les trois Personnes de la Trinité ne sont pas confondues au sein d'une Divinité indifférenciée, mais distinctes par nature, tout en étant indissolublement unies dans une parfaite communauté de pensée et de sentiments par un amour indéfectible. Le risque, dans ce cas, est de séparer les Trois en introduisant entre eux une hiérarchie qui relègue le Fils et l'Esprit dans une condition inférieure à celle du Père.

Cette antériorité des Personnes n'est pas une question indifférente, et l'on ne peut résoudre la question en la ramenant à une simple différence de méthodologie théologique, se bornant à dire que le Latin considère la personnalité comme un mode de la nature, et que le Grec considère la nature comme le contenu de la personne. En fait, tout se résume à la question de l'Être de Dieu, comme nous allons le voir brièvement ci-dessous.

§ 4. — La question de l'Être divin.

À ce problème ontologiquement central, l'esprit grec n'apportait qu'une réponse insuffisante: en liant l'être avec l'intelligence, le einai et le noῦs, il arrivait à la vision d'une harmonie, le dans l'unité duquel se trouvait la Vérité alètheia semblable en tous points à la Beauté kalon et à la Vertu aretè. L'Être, dans l'optique grecque, était donc de nature cosmologique. L'histoire ne trouvait place dans cette vision immuable que par la médiation du logos qui unit la Vérité au Bien. L'Être était donc conçu comme une unité close, qui ne pouvait que déchoir en s'historicisant. Ce monisme ontologique explique l'impasse où se trouvèrent les Pères Apologistes lorsqu'ils voulurent se servir de la notion de logos pour expliciter le mystère trinitaire, après l'avoir précisé sous les termes de logoi spermatikoi.

Plus tard, les Cappadociens mettront le point final à la question de l'Être de Dieu, en dissociant les deux termes d'Ousie et d'Hypostase, et en donnant le caractère de l'origine ontologique, non pas à l'Ousie, mais à l'Hypostase du Père: c'est le Dogme de la Monarchie divine. L'archè de l'Être divin coïncide avec l'Hypostase du Père ; et ce dernier devenant Cause, c-à-d. ultime catégorie ontologique de la Divinité, il devenait possible (grâce à l'idée relationnelle de communion de personnes - et non d'idée générale englobant des idées particulières) de décrire une altérité Père - Fils qui n'aboutissait pas à la subordination. Le Fils tire son Être et par là sa Divinité du Père par voie de génération, comme l'Esprit par voie de Procession.

L'« Homoousion » de Nicée avait ainsi reçu là une signification indéfectiblement orthodoxe, car l'altérité des Personnes divines y est fondée sur l'identité substantielle des Hypostases. Cette identification de l'Être avec une Personne trouve son fondement dans l'identification de l'Être avec la Vie dans les Epîtres de st. Ignace d'Antioche, notion qui est d'ailleurs déjà apparente dans l'Evangile de Jean. De même, dans les oeuvres de st. Irénée, le Christ n'est pas la Vérité parce qu'il coïncide avec l'Être, mais parce qu'il est la source d'incorruptibilité, c-à-d. parce qu'il est la Vie véritable, et qu'il restaure dans l'incorruptibilité toute la Création qu'il récapitule en Lui. L'Être divin n'est donc plus une catégorie ontologiquement close, mais une notion relationnelle et dynamique, ce qui met la pensée des Pères orientaux à l'abri des pièges néoplatoniciens.

§ 5. — L'influence aristotélicienne en Occident.

L'Occident par contre a toujours bâti sa pensée sur les fondements aristotéliciens, mis à part de remarquables exemples comme Jean Scot Erigène. Or pour Aristote, la vie est une qualité ajoutée à l'Être, et non pas l'Être en lui-même. Dans la même optique, nous verrons Thomas d'Aquin considérer que l'immortalité et l'incorruptibilité furent en Adam des dons préternaturels surajoutés à sa Nature, et non pas des caractères inhérents à sa Nature. La Chute aura donc enlevé à Adam ses dons préternaturels sans mutiler pour autant sa Nature, alors que les Pères orientaux verront en l'état de chute une sous-nature où l'homme, tout en gardant son Image divine aura perdu sa ressemblance. Le danger était grand, et l'on n'a pas manqué d'y tomber, de voir en les Personnes divines des caractéristiques de l'Etre, et à identifier l'Etre divin à la Nature.

Alors que les Orientaux verront en la Personne du Père l'archè de la Divinité, les Occidentaux l'identifieront avec l'ousia, qui devient ainsi antérieure aux Personnes. Cela est lourd de conséquences: faisant passer la Nature avant les Personnes, les Occidentaux se ferment à la perspective trinitaire qui sera longuement développée plus tard par les Cappadociens, et ne verront dans la théologie de la Personne élaborée par les Pères orientaux qu'une menace de trithéisme. Paradoxalement, sur la base d'Aristote, ils passeront du monisme ontologique grec qui fut la première pierre d'achoppement que rencontra la pensée chrétienne au monisme christologique. Celui-ci devait amener une sous-évaluation de l'économie pneumatologique et être la source lointaine des controverses dogmatiques contemporaines.

§ 6. — Les premières attaques anti-nicéennes.

Eusèbe de Nicomédie rassembla à Antioche, des évêques favorables à ses projets, en vue de convoquer un synode. On craignit d'aborder en face les questions doctrinales, et on monta de toutes pièces une accusation « ad hominem » contre Eustathe, le Pasteur d'Antioche. II fut bien sûr déclaré coupable et l'on annonça sa déposition. Constantin accéda à la requête d'Eusèbe et exila l'évêque d'Antioche.

L'Église devait à Constantin sa liberté et sa prospérité matérielle. Mais Constantin était loin de comprendre la complexité des questions doctrinales. Soucieux avant tout du maintien de l'ordre public, il désapprouvait l'intransigeance des Confesseurs de la Foi. Soucieux de garantir son autorité, susceptible et influençable, il était une proie facile pour des courtisans aptes à lui plaire, art où Eusèbe excellait. La destitution d'Eustathe forma un schisme durable dans l'Église d'Antioche.

§ 7. — Saint Athanase.

Eustathe vaincu, les menées anti-nicéennes se tournèrent contre la grande figure d'Athanase d'Alexandrie. Toute sa vie, il sera le grand et inconditionnel défenseur de la Foi de Nicée. Cinq fois exilé, il souffrira tout, sauf de voir la Foi orthodoxe altérée. Il était diacre d'Alexandre d'Alexandrie lorsqu'il participa au Concile. Il deviendra évêque à trente-trois ans, et le restera quarante-cinq ans, longue période pendant laquelle on compte dix-sept ans d'exil. Lorsqu'il prit possession de son siège, il trouva son diocèse troublé par le schisme mélécien. Eusèbe en profita: il s'allia avec eux - quoiqu'ils ne fussent unis que par leur opposition à Athanase - et adressa à l'évêque d'Alexandrie des lettres persuasives, qu'il repoussa fermement. On fit courir sur lui bien des calomnies, allant jusqu'à exhiber la main desséchée d'un évêque mélécien qu'il aurait tué (!). Il parvint à dissiper ces calomnies : il se justifia devant la Cour impériale. Les attaques contre Athanase faisaient partie d'un vaste plan d'"épuration" de tout l'Orient, afin de destituer tout évêque défendant la Foi de Nicée et opposé à l'Arianisme. Comme la position doctrinale du front arianisant n'était que bien peu défendable et encore moins unie, les accusations ne se portaient pas sur les questions dogmatiques, mais visaient à détruire le prestige moral de l'adversaire. On en usa donc ainsi pour Athanase.

§ 8. — Le Concile de Tyr.

Constantin voulut profiter du trentième anniversaire de son règne, coïncidant avec le dixième anniversaire de Nicée et la dédicace de l'Anastasis à Jérusalem, pour rassembler un Concile qui rétablirait la concorde dans l'Église. Il se réunit à Tyr. Ce Concile se transforma en une tribune d'accusation contre Athanase, et il dut s'enfuir. Condamné au Concile, il refusa de recevoir Arius à Alexandrie. Athanase se rend à Constantinople, et interpella Constantin en pleine rue. Accusé de vouloir affamer Constantinople en suspendant les envois de blé en provenance d'Egypte - ce qui était une pure calomnie, il est exilé à Trêves. Pendant qu'il s'acheminait péniblement jusqu'en Gaule, les derniers nicéens furent chassés de leurs sièges. Arius mourut sur ces entrefaites, mais cela ne désarma pas ses disciples. Nous aboutissons là à une victoire totale du front sabellien en Orient.

§ 9. — L'Affaire de Marcel d'Ancyre.

Il faut noter ici la curieuse question de la condamnation de Marcel d'Ancyre. Il était un nicéen strict. Cependant, il confondit les Personnes, et présenta un point de vue purement sabellien. Il élabora un étrange système où une sorte de « diastole » de la divinité aurait produit les Personnes, elles-mêmes se résorbant en l'Un lors d'une « systole » divine. C'était réduire les Personnes à l'état de simples « avatars » de la Divinité, en niant leur coéternité. Malgré cela, Marcel d'Ancyre sera toujours et inconditionnellement soutenu par l'Occident. Ce soutien fut une grave erreur, car il contribuera à alimenter l'opinion des Orientaux quant au Sabellianisme supposé de l'Occident en général, et de Rome en particulier.

§ 10. — Mort de Constantin.

Le vingt-deux Mai 337 mourut Constantin. Il reçut le baptême des mains d'Eusèbe de Nicomédie. Ce grand Empereur dont le Ménologe fait mémoire au 21 Mai comme « égal aux Apôtres » fut donc baptisé par un Arien, après avoir, pendant son pèlerinage terrestre, contribué à faire passer de vie à trépas bien des membres de son entourage. Il est vrai que des historiens caractériseront le régime politique de Byzance de « monarchie absolue tempérée par l'assasinat », quoique nous ne soyons pas encore dans la période où les maîtres de la nouvelle Rome verront trop souvent leurs jours se terminer abruptement, au tournant d'un complot politique.

L'armée massacra tous ceux qui n'étaient pas les descendants directs, avec sinon l'ordre, du moins l'assentiment de Constance. Constantin II permit à Athanase de rentrer. Eusèbe s'était fait transférer à Constantinople, et écrivit à Rome afin de lui communiquer les décisions de Tyr. Athanase riposta en faisant porter à Rome une lettre énergique, confirmée par une centaine d'évêques. Il convoque un Concile en 358 à Alexandrie et saint Antoine lui-même quitta sa solitude afin de soutenir la Foi orthodoxe, en la personne d'Athanase. Des délégués alexandrins furent envoyés à Rome. Rome se retrouve donc en position d'arbitre. Mais l'évêque envoyé par Eusèbe, Grégoire de Cappadoce, arrive à Alexandrie en 339. Les troubles deviennent tels qu'Athanase doit s'enfuir d'Égypte et trouver refuge à Rome.

§ 11. — Les Conciles de Rome et d'Antioche.

Jules premier rassembla un Concile à Rome, en qui proclama l'orthodoxie d'Athanase et de Marcel d'Ancyre dont nous venons de parler plus haut.

Les eusébéens ripostèrent par le Concile d'Antioche, qui sacra un évêque pour Alexandrie, ce qui est un abus de pouvoir manifeste, légalisé par un édit du Préfet d'Égypte. Eusèbe mourut peu après. Ce Concile présenta quatre formules de foi, qui sont les premières des dix qui font l'objet de notre Étude.

Il était nécessaire de brosser à grands traits le tableau des événements qui menèrent, à partir du Concile de Nicée, à un abandon quasi général, en Orient, des décisions doctrinales qui y avaient été prises, et ceci au profit du front anti-sabellien et arianisant. Pendant plus de vingt ans, cette victoire fut acquise, quoique la situation demeurât toujours tendue. Cependant, il ne suffisait pas de s'opposer au Concile et à la doctrine de Nicée. Il fallait encore s'appuyer sur une base doctrinale. En face de Rome et de l'Occident qui demeuraient inébranlablement fidèles à Nicée, dix formules successives furent élaborées - qui témoignent de l'impossibilité de cerner la Foi en rejetant la formulation du Premier Concile.

§ 12. — Première formule d'Antioche.

Le Concile d'Antioche édicta quatre professions de foi. Le premier et le plus ancien de ces symboles commence de façon significative par ces mots : "Nous ne sommes pas des sectateurs d'Arius ; comment suivrions-nous un prêtre, étant évêques ? " La question était en effet de ne pas glisser dans de trop voyantes erreurs ariennes, tout en ouvrant la porte à ces doctrines par le refus de Nicée. C'est une position inconfortable, s'il en fut. Ce Symbole affirme la foi en un seul Dieu suprême et en son Fils unique qui existe de toute éternité. En fait, ce Symbole est orthodoxe, si ce n'est qu'il pêche par omission - se gardant bien de mentionner le homoousios de Nicée, tout en s'abstenant d'énoncer une opinion contraire. Le parti eusébéen manifestait par là sa position: l'abandon du Symbole de Nicée, et l'opposition à l'Occident et à Rome.

§ 13. — Deuxième formule d'Antioche.

Le second Symbole est plus particulièrement dirigé contre les Sabelliens, et particulièrement contre Marcel d'Ancyre, comme le montre l'affirmation bien caractéristique : le Père qui est véritablement Père ; le Fils qui est véritablement Fils, et le Saint-Esprit qui est véritablement le Saint-Esprit. Mais d'autre part, ce Symbole dit que le Père, le Fils et l'Esprit sont trois par l'Hypostase et Un par l'Union ( sumphonia ) ce qui est tout-à-fait équivoque et insuffisant. Il eût fallu dire Un par l'Ousie. Ce texte montre le rejet persistant de ce qui était ressenti comme les « nouveautés » de Nicée, surtout pour la Consubstantialité. Cette réaction conservatrice s'allie avec la tendance subordinationniste : « les noms » Père, Fils et Esprit « ne se trouvent pas placés là sans raison et par hasard: ils signifient clairement le rang et la gloire de l'Hypostase propre, ceux qui sont nommés ». L'anathème est lancé contre ceux qui disent « qu'il fut un temps et une durée quelconque où le Fils n'était pas engendré », ce qui désigne les Marcelliens, et contre ceux qui appellent le Fils « engendré comme les autres engendrés », ce qui désigne les Ariens. Ce Symbole, tout en ne renfermant rien qui soit franchement et réellement hérétique, est néanmoins tout-à-fait insuffisant et nébuleux quant à ses affirmations.

§ 14. — Troisième formule d'Antioche.

Le troisième Symbole, celui de Théophrone de Tyane, fut signé par toute l'assemblée. Il condamne une nouvelle fois la doctrine de Marcel d'Ancyre. Il anathématise aussi Sabellius et Paul de Samosate. Il affirme la Foi en le « Fils unique, Dieu, Verbe, force et sagesse, Notre Seigneur Jésus-Christ, par Qui est tout, engendré du Père avant les temps, Dieu parfait de Dieu parfait » ce qui est exact, mais se borner à dire « qui existe hypostatiquement en Dieu » est également insuffisant. Que veut dire une telle expression, à une époque où Ousie et Hypostase sont encore considérés comme synonymes ?

§ 15. — Quatrième formule d'Antioche.

Constant, successeur de Constantin à la tête du centre de l'Empire, avait beaucoup augmenté sa puissance et son influence par sa victoire contre son frère Constantin, qui avait envahi ses Etats. Désormais seul maître d'Occident, il soutint les évêques de ses Etats, qui demeuraient fidèles à Nicée. Aussi avait-il demandé un complément d'information à propos de la déposition d'Athanase. L'assemblée des évêques rédigea un quatrième Symbole et l'envoya par une délégation de quatre évêques. Là aussi, on anathématise les auteurs des affirmations qui disaient « le Fils est né du néant » ou bien « le Fils est né d'une autre Hypostase et non pas de Dieu » ( Hypostase étant ici à prendre dans le sens étymologique de Substance ) et enfin ceux qui disent qu' « il y avait un temps où le Fils n'était pas». Ces condamnations reviennent à celles qui ont été citées antérieurement. De même, la confession de foi s'approche toujours autant qu'elle peut de celle de Nicée, comme l'asymptote le fait de sa droite, sans jamais consentir à l'emploi du Consubstantiel qui les ferait se rejoindre. Ces symboles n'étaient pas faux, à proprement parler, mais incomplets et imprécis. Le quatrième Symbole ne comportait pas de ces formulations hasardeuses que nous avons relevées, et à ce titre est le moins imparfait. Des Canons du Concile d'Antioche ont été repris par le Concile de Chalcédoine.

§ 16. — Cinquième formule de Foi : le Concile de Sardique.

Constant voulut reprendre la politique conciliaire de son père : il décida le rassemblement d'un Concile à Sardique en 343, qui devait ramener la concorde dans l'Église. Les Eusébéens, dès son ouverture, exigèrent la reconnaissance des Actes de Tyr. Cela aurait mis Athanase hors de la Communion ecclésiastique, et décidait ce dont il était précisément question. Osius de Cordoue s'entremit et fit bien des concessions, au point d'accorder aux Eusébéens la promesse de ce qu'Athanase ne retournerait pas à Alexandrie, même si son innocence était reconnue. Les Orientaux n'acceptèrent même pas cela, et s'enfuirent pendant la nuit, non sans produire un Symbole dans une lettre encyclique adressée aux pères de Sardique et à quelques autres évêques. Dans celle-ci, nous retrouvons les habituelles condamnations des erreurs christologiques les plus flagrantes des Ariens et l'affirmation de la coéternité du Fils au Père. Il est à remarquer qu'ils y affirment à tort, que l'hypostase du Fils est celle-là même qui est celle du Père, par l'usage du mot hupostasis dans le sens d' ousia, voyant en les trois Personnes de la Trinité une seule hypostase: mian hupostasin. Bien sûr, aucune mention n'est faite du Consubstantiel.

Malgré la défection des Eusébéens, le Concile continua ses travaux. Il reconnut l'innocence d'Athanase ainsi que celle de Marcel d'Ancyre, commettant toujours la même confusion. Il excommunia les intrus qui occupaient leurs sièges, et édicta des Canons disciplinaires qui furent confirmés par le Concile de Quinisexte. Ils entrèrent ainsi dans notre Droit Canon, y introduisant la notion du Droit d'appel au Siège de Rome, droit transféré plus tard sur Constantinople. Le Concile avait cependant échoué dans son oeuvre maîtresse: le rétablissement de la paix dans l'Église.

§ 17. — Sixième formule de Foi : Symbole Macrostiche.

Alors qu'en Occident, Constant était fidèle à la cause nicéenne, Constance, en Orient, multipliait les violences en faveur des Eusébéens, déçus par les résultats du Concile de Sardique. Constant envoya en Orient des lettres dont les porteurs furent victimes d'une machination aux allures de guet-apens. Il provoqua un tel scandale qu'il fallut déposer l'auteur de celui-ci, Etienne d'Antioche, ce qui fut fait en une seconde assemblée d'Antioche, réunie sans doute en 345. Ce Concile émit un Symbole, remarquable à cause de sa longueur; il ne compte pas moins de quatorze cents mots. C'est pourquoi il est connu sous le nom de makrostichos. Ce Symbole accumule condamnations, explications et anathématismes ; il rejette la doctrine arienne en soutenant la filiation éternelle du Verbe ; il modère la subordination des Personnes à 1'encontre de Paul de Samosate ; il anathématise Marcel pour négation de la Personne véritable du Fils et condamne les Sabelliens car ils soumettent le Père à la souffrance.

Tout cela exprime l'obligation où se trouve le parti eusébéen de condamner de plus en plus énergiquement les positions extrêmes des hérésies manifestes, sans pour autant pouvoir préciser la doctrine orthodoxe : on se borne à affirmer l'inséparable unité du Père et du Fils dans la Divinité, tout en s'arrêtant devant l'emploi du mot homoousios . Ce Symbole entérine la position semi-arienne : le Fils est semblable au Père en toutes choses (kata panta homoios) affirmation qui entraîna des protestations en Occident.

À la mort de Grégoire, qui usurpait le siège d'Alexandrie, Constance, dans une position politique difficile, rappela Athanase. Celui-ci revint, non sans demander à Constance l'annulation des sentences de Tyr. Il ne put l'obtenir, mais son « casier judiciaire » fut enlevé des archives égyptiennes. Athanase rentra en 346, accueilli avec enthousiasme par la population.

§ 18. — Septième formule de Foi : premier Symbole de Sirmium.

Constant fut assasiné en 350. Un ferme allié de l'Orthodoxie disparaissait, et Constance, après avoir reconstitué l'unité de l'Empire à son profit, fera triompher l'Arianisme. Constance se fixa à Sirmium et y réunit un Concile afin de déposer 1'évêque de cette ville, Photin. Celui-ci était disciple de Marcel d'Ancyre, et il est frappant de constater que les Occidentaux condamnèrent Photin en 345, alors qu'ils avaient toujours défendu Marcel, bien qu'ils eussent professé tous deux une doctrine à la fois sabellienne et adoptianniste.

Le Concile édicta vingt-sept anathèmes et un Symbole, qui rappelle le quatrième Symbole d'Antioche. Il anathématise l'Arianisme, mais nulle part il ne donne le Consubstantiel de Nicée. On sait fort bien ce qu'il faut condamner, mais nullement ce qu'il faut correctement affirmer : les anathèmes s'adressent à ceux qui prétendent que le Fils serait né du néant (1e.) ou ne serait pas coéternel, (5e) que la substance de Dieu serait sujette à s'étendre ou se rétrécir (6,7e) ; à toutes les prétendues épiphanies de l'Inengendré (4,10,15,16e) ; à toute péréquation des Personnes divines (14,18e) ; à tout amoindrissement de la Divinité du Fils (12,13e). Tout ceci ne fait que tourner autour du problème, sans le résoudre.

En 352, le Pape Jules mourut. Le parti de Nicée venait de perdre un énergique défenseur. Les menées contre Athanase reprirent de plus belle, et le successeur du Pape, Libère, voulant reprendre la tenta¬tive d'unité, rassembla un Concile à Arles. Tous les évêques occidentaux, et même les Légats du Pape, cédèrent lâchement à un édit impérial menaçant d'exiler quiconque n'excommunierait pas Athanase. Le Pape désavoua d'ailleurs les décisions de ce Concile.

Sous la pression de Libère, Constance consentit à réunir un Concile à Milan. Tous cédèrent également aux pressions impériales, sauf le bouillant évêque de Sardaigne, Lucifer de Cagliari et deux autres évêques. Une fois de plus, Libère s'y opposa ; il fut exilé,comme Hilaire de Poitiers et Osius de Cordoue

§ 19. — Huitième formule de Foi : deuxième Symbole de Sirmium.

En Égypte, Athanase dut s'enfuir dans les déserts, non sans avoir frôlé la mort lorsque les troupes se précipitèrent dans son église. On profita de cette victoire presque universelle pour rédiger à Sirmium une nouvelle formule, en 357. Celle-ci est remarquable en ces deux points : d'une part, le deuxième symbole de Sirmium interdit de parler encore de la doctrine nicéenne: "comme l'homoousios et l'homoiousios répugnent à quelques-uns, qu'on n'en fasse plus mention et que personne ne les enseigne, parce qu'ils ne sont pas contenus dans les Écritures et dépassent l'intelligence de l'homme".

Cette doctrine de la faiblesse des facultés humaines sera en opposition avec les présupposés des Eunoméens ou ariens tardifs qui, en se heurtant à la même question de l'Être de Dieu dont nous avions brièvement parlé plus haut, en vinrent à assimiler l'Essence divine à l'Inengendré du Père, et à prétendre épuiser la Personne du Père en cette définition. Ils avaient comme prémices la rationalité de Dieu, définissable par son unicité et son innascibilité. Faisant avœuglément confiance en leurs raisonnements intellectuels, ils prétendirent connaître Dieu « aussi bien qu'ils se connaissent eux-mêmes », absurdité contre laquelle St. Jean Chrysostome luttera magistralement dans son Traité sur 1'incomprehensibilité de Dieu.

Il est intéressant de voir apparaître l'argument le plus fort contre le Consubstantiel, qui est le fait de son absence de l'Écriture. Le fait qu'il ait été canonisé par le second Concile Œcuménique nous éclaire quant à la place qu'il faut accorder aux Écritures dans la vie de l'Église. Si elles étaient la source exclusive de la Tradition, tout ce qui ne figure pas dans les Écritures ne pourrait faire partie de la Tradition ecclésiale, et le Consubstantiel tombe sous cet interdit.

En fait l'Écriture est l'une des expressions de la Tradition, et sans doute la plus autorisée - mais la recherche humaine, voire le raisonnement philosophique, trouvent aussi leur place dans la vie de l'Église. Il en est de même d'autres moyens d'expression, comme l'iconographie et 1'hymnographie, qui sont des expressions de la Tradition, comprise comme Vie de l'Esprit qui anime le Corps ecclésial. L'acceptation du Consubstantiel a donc remis les Écritures à leur juste place dans l'économie ecclésiale.

Le deuxième Symbole de Sirmium contient des formules ariennes indiscutables, dont St. Hilaire de Poitiers s'est scandalisé à juste titre: « Il est indiscutable que le Père est plus grand, que le Père surpasse le Fils en honneur, en dignité, en magnificence, en majesté, et par le fait même de son nom de Père ». Osius de Cordoue, presque centenaire, jadis conseiller de Constantin et qui avait siégé à Nicée, constant défenseur de l'orthodoxie de la Foi, dut apposer sa signature au bas de cette formule, victime des brutalités impériales et affaibli par un emprisonnement. Mais ensuite il dénonça dans son testament les violences qu'il avait subies.

§ 20. — Neuvième formule de Foi : troisième Symbole de Sirmium.

Un autre défenseur de la Foi allait succomber aux menées ariennes: le Pape Libère accepte de signer une formule de Foi, la troisième de Sirmium, où les doctrines semi-ariennes l'emportèrent sur celles des Anoméens. Il abandonna le mot homoousios tout en affirmant avec force que le Fils est semblable en tout au Père, même quant à la substance. Il excommunie Athanase et affirme sa communion avec les évêques d'Orient ( 3e lettre aux évêques orientaux dans de Fragmentum VI de St. Hilaire ). Tout cela pour rentrer d'exil !

Le succès même des Ariens révéla les divisions doctrinales qui les séparaient. L'éventail des convictions allait de l'Arianisme absolu de ceux qui prétendaient que le Fils était en tout dissemblable au Père ( anomoios ): les Anoméens, jusqu'à la position très proche, à un iota près, de Nicée, de ceux qui voyaient le Fils parfaitement semblable au Père ( homoiousios ): les Homéousiens, en passant par ceux qui, refusant de se prononcer, ne confessaient que la similitude du Père et du Fils ( homoios ) : les Homéens.

§ 21. — Dixième formule de Foi : quatrième Symbole de Sirmium.

Basile d'Ancyre, chef de file des Homéousiens, rêvait d'un grand Concile qui, corrigeant Nicée, entérinerait ses propres convictions. Un tremblement de terre ayant détruit Nicomédie où l'on projetait de le tenir, on opta pour un double Concile, à Rimini en Occident, et à Séleucie en Orient.

À Rimini, on ne laissa rentrer les évêques qu'après qu'ils eussent signé un formulaire rédigé d'avance à Sirmium, qui est sa quatrième et dernière formule. Celle-ci, rejetant le Consubstantiel, n'affirmait qu'avec ambiguïté la similitude des Personnes: « Quant au mot Substance ousia que les Pères ont employé avec simplicité, il est inconnu des fidèles et leur cause du scandale ; du reste, comme il n'est pas contenu dans les Écritures, il a paru bon de le supprimer et d'éviter à l'avenir toute mention de "substance" à propos de Dieu ; les divines Écritures ne parlent jamais de la Substance du Père et du Fils. Nous, nous disons que le Fils est semblable ( homoion ) au Père en tout, comme le disent et l'enseignent les saintes Écritures » ( kata tas graphas ).

L'Homéisme paraissait ainsi comme un plus petit commun dénominateur, sur lequel tout le monde au moins serait d'accord. Libre à chacun d'ajouter à cette base obligatoire tous les théologoumena de son cru, pourvu qu'ils lui demeurent personnels, et qu'il ne veuille obliger personne à croire davantage que le commun dénominateur homéen.

Dans cet esprit, Valens a permis à certains évêques d'ajouter une notice anathématisant l'Arianisme, pourvu qu'ils signent le formulaire de Rimini, ce qui était l'essentiel dans l'opinion impériale. Hilaire de Poitiers reprochera durement aux Occidentaux leur défection de Rimini.

Le Concile de Séleucie ne parvint pas à un accord, et envoya deux délégations à Constantinople. Un Concile fut réuni à Constantinople en 360, et consacra officiellement les résultats de Rimini et de Séleucie, décidant qu'il fallait s'en tenir à la position homéenne stricte ; toute discussion concernant la Substance étant interdite. Ceci met fin à l'élaboration doctrinale. La doctrine arienne se trouve fixée dans ses positions définitives, en face de l'Orthodoxie nicéenne.

Saint Hilaire, dangereux pour les ennemis de la Foi, et décidément trop encombrant, fut renvoyé en Gaule. Tous les évêques qui ne s'alignèrent pas sur l'homéisme furent déposés et remplacés - mais la mort de Constance et l'avènement de Julien l'Apostat changèrent radicalement la situation.

Échappé au massacre de toute sa famille, avec Gallus, son frère, Julien avait grandi dans la prison de Césarée où le retenait Constance, qui ne pouvait se résoudre ni à le laisser vivre, ni a le faire mourir. Il en sortit ennemi du Christianisme comme de la religion de ses oppresseurs et des meurtriers de toute sa famille. Sa doctrine et ses mœurs ne sont cependant pas sans rappeler celles l'Église qu'il voulut détruire et qui, triomphante, jettera pendant quatorze siècles l'anathème à sa mémoire : il remplaça la Trinité chrétienne par la Triade alexandrine, le Dieu unique des Chrétiens par le Dieu unique des Philosophes, le Logos par le Soleil, la Révélation par l'explication des Mythes, et le Baptême par l'initiation aux mystères. Ces idées-soeurs se ressemblent mais ne se reconnaissent pas.

Au début de son règne, il rappela les évêques exilés par Constance « car il savait - dit Ammien Marcellin, historien latin du IVes. - que les Chrétiens sont pires que des bêtes féroces quand ils se disputent entre eux ». Il eut l'idée originale de relever le Temple de Jérusalem pour faire mentir les Prophéties du Christ. Il mourut chez les Perses avant d'avoir pu réaliser son projet. L'Orthodoxie répara ses forces sous son règne avant de pouvoir reprendre la lutte. Au-travers de bien des luttes et de bien des travers, la position des Orthodoxes ira s'affermissant. L'arianisme extrême des Anoméens sera vaincu, et le parti homéousien perdra progressivement de ses préventions contre le Consubstantiel.

Saint Athanase meurt en 373. Ce Prophète et défenseur de la Déification aura, par l'oeuvre de toute sa vie, sauvegardé l'acquis de Nicée, fondement de la conception chrétienne de la Personne.

§ 22. — Conclusion.

Le combat contre l'Arianisme a souligné les faiblesses des conceptions origénistes, et en général du cosmologisme de la théologie des Pères apologistes. Que fallait-il entendre par Verbe de Dieu et peut-on se servir de la doctrine du Logos pour découvrir l'Être, telles étaient les questions essentielles posées lors des discussions à propos de la relation entre le Verbe engendré et le Père.

Saint Athanase apporta une première réponse en donnant la base théologique qui manquait à la définition de Nicée. Il distingua avec clarté la Substance de la Volonté. L'Être du Fils n'avait pas le même type de relation avec le Père que l'Être du monde, comme le soutenaient faussement les Ariens. L'Être du fils est engendré par la Substance de Dieu, alors que l'Être du monde ressort de sa Volonté. Cette distinction entre Substance et Volonté fit définitivement éclater le Monisme ontologique des Grecs qui liaient indissolublement Dieu et le kosmos. Par là, saint Athanase garantissait l'altérité entre Dieu et le monde, par le fait que l'Être du monde ressort de sa Volonté, et non point de sa Substance.

Athanase s'opposa aux Ariens qui voulaient ravaler le Verbe au rang d'un élément du monde, en dévoilant clairement sa consubstantialité avec le Père, vérité du Concile de Nicée dont il fut l'inconditionnel défenseur, envers et contre tout. Mais pour Athanase, Ousie et Hypostase sont encore synonymes. C'est une étape suivante que les Cappadociens résoudront, car il fallait montrer qu'une altérité ( celle du Père et du Fils ) était possible au sein d'une même Substance. Ce sera fait en revêtant un terme ontologique comme Hypostase d'une signification relationnelle. Ainsi des termes philosophiques viendront-ils garantir le caractère biblique de la vision que les Chrétiens portent sur le monde qui les entoure, et sur le Dieu unique en trois Personnes qui les sauve.

Continuons notre étude, par la lecture attentive de la suite du texte du P. Théodore de Régnon :


- CHAPITRE II -
SYNONYMIE DES MOTS « HYPOSTASE » ET « SUBSISTENCE »


§ 1. — Le mot « subsistentia » était inconnu au quatrième siècle.

Quelque vénération que Petau professe pour les Docteurs de l'Église grecque, il est pourtant, avant tout, de l'Église latine.

Denis Petau :1583-1652. Sa renommée repose principalement sur son traité inachevé, De theologicis dogmatibus, qui fut la première tentative systématique d’exposer le développement historique de la doctrine chrétienne, en interprétant les Écritures à partir des Conciles et des Pères.

Aussi ne peut-il pas admettre, sans une réclamation un peu hautaine, cette assertion de saint Basile et de saint Grégoire, que toute la querelle des trois hypostases provient de la pauvreté de la langue latine. Eh quoi ! dit-il, les Latins n'avaient-ils pas les deux mots essentia et substantia pour rendre ousian, et le mot subsistentia pour rendre hupostasin (Lib. IV, cap. IV, § 16).

Petau aurait dû remarquer qu'il n'y avait pas là une simple jactance grecque, puisque lui-même retrouve le même aveu dans Boèce qui savait son latin. De fait, le restaurateur de la théologie patristique se trompe en ce point, et son excuse est dans l'énorme quantité de documents qu'il a mis en œuvre. Malgré sa grande perspicacité, quelques témoignages apocryphes ou douteux ont pu se glisser dans ses citations. C'est ainsi qu'il signale le mot subsistentia dans l'opuscule intitulé In symbolum apostolorum, que de son temps on attribuait à saint Ambroise (Petau, lib. IV, c. III, § 6. Voir Admonitio sur le traité De Trinitate vel In symbolum apostolorum. — M., Patr. lat., XVII, col. 507).

La vérité est qu'à part Victorin, dont nous discuterons le texte, aucun auteur latin, ni avant ni pendant la querelle des trois hypostases, n'a employé le mot subsistenlia, du moins dans le sens qu'on lui donne actuellement. Saint Damase et saint Jérôme l'ignoraient complètement, puisque jamais ils ne prononcèrent une expression qui aurait jeté un si grand jour dans les obscurités de ces débats.

Il est donc utile et intéressant de faire l'histoire de ce mot, qui joue un grand rôle dans l'enseignement scolastique.


§ 2. — Saint Hilaire l'ignorait.

Petau s'étonne de l'inattention, aprosexia, qu'aurait commise saint Hilaire, en traduisant par le même mot substantia les deux mots hupostasis, ousia, et cela à quelques lignes de distance (Petau, lib. IV, c. IV, § 16). Notre critique aurait été plus réservé, s'il avait réfléchi à la difficulté de l'entreprise que se proposait le Docteur de Poitiers. L’Étude précédente sur la terminologie nous a montré la variété du sens de certains mots, et surtout la difficulté qu'éprouvaient les Grecs et les Latins à s'entendre à leur sujet. Or il s'agissait, pour saint Hilaire, de faire comprendre des pensées grecques à des lecteurs latins et par des mots latins ; par conséquent, le traducteur devait choisir dans chaque circonstance le mot latin qui manifestât le mieux la pensée de l'auteur grec. De là ces excuses, ces explications qui reviennent sans cesse dans le Livre des Synodes. L'auteur remarque en commençant que « la traduction mot à mot du grec en latin engendre l'obscurité, parce que les mots n'ont pas exactement le même sens dans les deux langues » (De synodis, § 9 — Cette remarque est d'une haute importance et en littérature et en théologie).

Posons clairement la difficulté. À l'époque de saint Hilaire, la lutte portait encore sur le homoousios. C'était donc surtout le mot ousia qu'il fallait bien expliquer. Pour le traduire, notre Docteur choisit le mot essentia dont le radical est équivalent. Mais, en Occident, on avait reçu le symbole de Nicée en traduisant homoousios par consubstantialis ; d'où résultait une sorte de liaison canonique entre ousia et substantia. Aucun mot latin ne restait donc pour traduire hupostasis, — sauf subsistentia... si ce mot existait. Tel est le point de vue auquel il faut se placer pour comprendre le Livre des Synodes.

Entrons dans le détail.
Saint Hilaire a soin, dès le commencement, de définir les expressions latines qu'il compte employer pour traduire les textes grecs où se rencontre le mot ousia. Ces deux expressions sont essentia et substantia qu'il unit dans un même concept, en les prenant toutes les deux dans le sens concret d'essence subsistante, comme la « substance première » d'Aristote. Écoutons, en effet, l'explication qu'il en donne.

Comme nous aurons, dit-il, à faire fréquent usage des mots essence et substance, il faut bien connaître ce que signifie essence, de peur que nous ne sachions pas de quoi nous parlons. L'essence est ou la chose qui est, ou ce qui la constitue ; c'est ce qui subsiste et par là même demeure. De chaque chose on peut dire une essence, une nature, un genre, une substance. On l'appelle proprement essence, parce qu'elle est toujours. Par conséquent elle est aussi substance, puisque pour qu'une chose soit, il est nécessaire qu'elle subsiste en soi. D'ailleurs, tout ce qui subsiste demeure nécessairement dans un genre, ou une nature, ou une substance. Ainsi donc, lorsque nous disons que l'essence signifie la nature ou le genre ou la substance, nous l'entendons de la chose qui subsiste toujours dans tout cela.

S. Hilaire, De synodis, § 12.

Cette définition peut sembler obscure et tourmentée. C'est qu'en effet, saint Hilaire se tourmente pour identifier les deux traductions du mot ousia, savoir : essentia, traduction grammaticale, et substantia, traduction canonique. De même, dans un autre ouvrage, il donne la raison pour laquelle, relativement à Dieu, ousia peut se traduire à la fois par essentia et substantia. Expliquant le symbole de Nicée, et parvenant au mot : homoousion, c'est-à-dire : unius cum Patre substantiae, il dit :

Pour que la méchanceté hérétique ne pût outrager le Seigneur Jésus-Christ, on a affirmé en lui la vérité de l'essence. On dit essence, parce qu'il existe toujours. Mais parce qu'il n'a jamais eu besoin d'être contenu extrinsèquement, on dit substance, puisque ce qui existe toujours subsiste en soi et dans la vertu de sa propre éternité.

Ex opere historico, fragm. 2, § 32. — M. X, col. 657.

On ne peut plus en douter : pour saint Hilaire, le mot ousia répond aux deux mots essentia et substantia, parce qu'il signifie la substance première, c'est-à-dire l'être qui subsiste.

Mais voici qu'en poursuivant son histoire des synodes orientaux, saint Hilaire rencontre le mot hupostasis dans le synode d'Antioche in incaeniis tenu en 341. Pour le traduire, il s'y prend comme il a déjà fait pour le mot ousia ; il s'attache au radical et à la forme grammaticale. Ne serait-ce point le cas d'employer le mot subsistentia ? Hé bien, notre Docteur passe à côté et retombe sur le mot substantia. Saint Athanase nous a conservé la phrase grecque : ôs einai tè men hupostasei tria, tè de sumphônia hen (S. Athanase, De synodis, § 23. — M. XXVI, col. 724). Saint Hilaire traduit par la phrase latine : « ut sint quidem per substantiam tria, per consonantiam vero unum. » (S. Hilaire, De synodis, § 29. — M. X, col. 503).

Le Docteur de Poitiers sait bien cependant qu'une telle formule offusquera des oreilles latines. Aussi, dans son désir d'excuser le synode et d'en défendre l'orthodoxie, il entre dans de nouvelles explications. Il rappelle à ses lecteurs qu'il leur a demandé, en commençant, d'avoir la patience de lire jusqu'au bout ses explications. Il expose que le synode n'a pas été réuni contre les ariens partisans de la dissimilitude de substance, dissimilis substantiae, mais contre les rejetons sabelliens qui ne voyaient que des noms dans la Trinité, sans qu'il y eût une cause subsistante de chaque nom, non subsistente causa uniuscujusque nominis. « Voilà, continue-t-il, pourquoi le synode a dit trois substances, exprimant par substances les personnes des trois subsistants, et ne séparant pas la substance du Père et du Fils par une diversité d'essence dissemblable » (§ 32). Que le lecteur observe ce rapprochement entre les mots substantia et subsistentium. Le mot subsistentia n'aurait-il pas dû jaillir de la plume d'Hilaire? Mais de son temps, ce mot manquait à la langue latine. Petau ne s'en est pas aperçu, et l'inattention, aprosexia, reste à sa charge.

Celui qui voudrait découvrir tous les trésors contenus dans les œuvres de saint Hilaire devrait pousser plus loin ces études de terminologie. En général, on ne lit qu'avec difficulté le Docteur de Poitiers. On reproche à son style une sonorité confuse, un abus des mots abstraits dans le sens concret. La vérité est que saint Hilaire, nourri de concepts grecs, ne peut les rendre en latin que par des circonlocutions. En particulier l'ambiguïté du mot substantia, qu'on peut prendre, soit dans le sens essentiel, soit dans le sens personnel, explique sa manière de donner un sens orthodoxe au mot suspect : homoiousios. (De Synodis, 72 et seqq.).


§ 3. — Saint Augustin l'ignorait.

On pourrait, à la rigueur, expliquer le silence de saint Hilaire, parce qu'il écrivait avant la querelle des trois hypostases. Mais c'est plus de trente ans après le concile de Constantinople que saint Augustin composait à tête reposée son traité de la Trinité. Or on constate chez lui la même difficulté pour rendre en latin le mot grec hupostasis.

La nécessité, dit-il, de parler de choses ineffables, et l'obligation d'énoncer, comme nous pouvons, les choses qui ne sauraient être énoncées, a fait dire par nos Grecs : une essence, trois substances, », et par les Latins : « une essence ou substance, trois personnes » ; parce que dans notre langue latine, comme je l'ai déjà fait remarquer, essence et substance ont même signification.

De Trinit., lib. VII, cap. IV, initio.

Ces ambiguïtés sont le tourment de saint Augustin ; il y revient sans cesse :

J'appelle, dit-il, essence ce que les Grecs appellent ousia et que nous appelons plus ordinairement substance. Il est vrai, les Grecs parlent de l'hypostase. Mais je ne sais pas la différence qu'ils prétendent exister entre l'usie et l'hypostase. Quoi qu'il en soit, la plupart des nôtres qui traitent ce dogme en grec, ont accoutumé de dire : mian ousian, treis hupostaseis ce qui signifie en latin : une essence, trois substances.

Ibid., lib.V, c. VIII.

On peut même affirmer, sans grande crainte de se tromper, que ce sont les querelles suscitées à propos de ces mots, qui ont contraint ce Docteur à étudier avec tant de subtilité les mots : essence, substance, personne. Ce qu'il faut surtout remarquer, c'est que saint Augustin, qui prononce sans cesse le mot subsistere pour l'appliquer à chaque personne divine, n'emploie jamais le mot subsistentia, qui eût si bien dénoué les ambiguïtés. En revanche, il répète par deux fois dans un même chapitre sa formule pour accorder les Grecs et les Latins : « Ce que nous avons dit des personnes suivant notre usage, il faut l'entendre des substances dans le sens que les Grecs donnent à ce mot. Car ils disent : « trois substances, une essence, » comme nous disons : « trois personnes, une essence ou substance (De Trinitate, lib. VII, cap. IV. § 8).


§ 4. — Rufin est le créateur de ce mot. — 401.

Le mot subsistentia était inconnu de saint Augustin, qui connaissait, je pense, ses lettres latines. Et pourtant, ce mot existait depuis une vingtaine d'années, et nous pouvons même déterminer avec grande probabilité l'auteur et l'occasion de ce néologisme. Nous avons entendu saint Jérôme réclamer pour les formules latines, et déclarer que toute l'école des grammairiens identifie l'usie et l’hypostase. — Contraste curieux! c'est l'ancien ami de saint Jérôme, mais brouillé avec lui à propos d'Origène, c'est l'admirateur des Grecs jusqu'à vouer sa vie à traduire leurs œuvres, c'est Rufin qui forge le mot latin subsistentia ; et il s'y décide, précisément pour expliquer le diférend survenu au synode d'Alexandrie au sujet du mot hupostasis. Grâce à cette innovation hardie, toutes les difficultés accumulées sur le mot substantia s'évanouissent, et le récit d'un incident compliqué devient d'une simplicité parfaite.

II fut encore question, dit-il, de la différence entre les substances et les subsistences, que les Grecs appellent ousias et hupostaseis. Les uns disaient que substance et subsistence paraissent identiques, et que par conséquent il ne faut pas dire trois subsistences, pas plus qu'on ne dit trois substances. D'autres, pour lesquels le mot « substance » présentait une autre signification que le mot « subsistence », disaient que la substance désigne la nature d'une chose, ce en quoi elle consiste; tandis que la subsistence de chaque personne signifie cela même qui existe et subsiste. C'est pourquoi ils soutenaient qu'à cause de l'hérésie de Sabellius, on devait confesser trois subsistences, ce qui revient à dire trois personnes subsistantes, de peur qu'on ne nous soupçonnât d'appartenir à cette secte qui dans la Trinité ne reconnaît que des dénominations, et non des choses et des subsistences.

Rufin, Histor. ecclesiast., lib. I, c. XXIX. — M. XXI, col. 499.

Peut-on imaginer une explication plus claire, et ne devons-nous pas applaudir à un néologisme si avantageux? J'ajoute que cette création était, grammaticalement parlant, aussi légitime que régulière, et révélait dans son auteur une profonde connaissance des deux langues.

En effet, malgré la pauvreté que lui reprochaient les Orientaux, la langue latine était plus riche que sa sœur aînée, au moins sur un point. Elle possédait les deux verbes stare et sistere, tandis que, le radical staô étant tombé en désuétude, la langue grecque ne possédait plus que son dérivé histamai. De même, le latin comptait deux verbes composés, substare et subsistere, répondant à deux significations nettement différentes ; mais le grec en était réduit au seul verbe huphistamai pour exprimer ces deux sens. Quant aux substantifs, il n'y en avait qu'un seul de part et d'autre : hupostasis en grec, substantia en latin ; et de là vint l'erreur de ceux qui identifièrent ces deux substantifs.

Mais Rufîn remarqua que Grecs et Latins étaient d'accord sur l'emploi et le sens d'un verbe. Les Latins disaient souvent que chaque personne divine subsiste, subsistit. De leur côté, les Grecs défendaient les « trois hypostases » dans ce sens que chacune des trois choses divines sub-siste, huphistatai. Notre savant en conclut que le substantif grec hupostasis répondait, non au verbe substare, mais au verbe subsistere. Or ce dernier verbe était resté stérile. Pourquoi ne pas lui faire produire subsistentia, comme substare avait fourni substantia ?

Substare
Subsistere


Substance d'une chose : ce EN QUOI elle consiste ;
Subsistance d'une chose : CELA MÊME qui existe.

La substance : un être qui existe EN sa Nature ;
la subsistence : la PERSONNE MÊME qui existe.

Un être humain existe EN une nature ;
Une personne humaine est CELA MÊME qu'est un être humain.

La substance est afférente à la nature ;
la subsistence est afférente à la personne.

Telle est, si je ne m'abuse, la marche logique qui a conduit Rufin à son heureuse innovation. Je me suis arrêté à cette dérivation, parce que nous aurons bientôt à constater qu'elle n'a pas toujours été comprise.


§ 5. — Ce mot est mis en usage. — 401.

La nouvelle expression, créée vers l’an 400 par Rufin, ne fit son chemin que lentement, puisqu'on 420 saint Augustin ne la connaissait pas. Peut-être son défaut était-il d'avoir pour patron un homme dont la réputation demeurait écrasée sous la gloire de son rival saint Jérôme. Mais elle résolvait si bien une grosse difficulté qu'elle finit par s'imposer. J'emprunterai à Petau presque tous les témoignages, mais en les disposant suivant leur ordre chronologique (Petau, lib. IV, c. III).

En 480, on trouve le mot en question dans Fauste de Riez, qui en fait un bel emploi : « Sicut in subsistentia triplex, quia sibi quisque subsistit; ita in substantia simplex, quia unus, seipsum praecedere nesciens, nec posteriorem recipit nec priorem. (Faustus Rhegius, epist. 7. — M. LVIII, col. 838).

Vers l'an 500, Paschase diacre écrit dans son traité Du Saint-Esprit : « Dans une seule Divinité, il y a trois noms, mais non trois royaumes ; trois appellations, mais non trois puissances ; trois hypostases ou subsistences, mais non trois substances, très hypostases vel subsistentias, sed non tres substantias. » (Paschas. diacon., De Spir. Sanct., lib.I, c. IV. — M. LXII, col. 13) À la vérité ce n'est qu'une indication en passant. L'auteur emploie partout ailleurs le mot « personne », et en tire parti d'une façon brillante.

Je ne sais s'il faut faire remonter à une date antérieure l'opuscule In symbolum Apostolorum, que Petau attribue à saint Ambroise. Mais il n'y pas à en tenir compte, soit parce qu'il est apocryphe, soit parce qu'il est interpolé, et que tous les manuscrite ne portent pas le mot : subsistentia (V. Patrol. latine, XVII, col. 507. Admonitio sur le traité i>De Trinitate ou In symbolum apostolorum. — Voir en particulier col. 511, dans la note f, le passage cité par Petau, lib. IV, c. III, § 6, et dans le texte la meilleure version).


§ 6. — Boèce s'égare dans l'explication de ce mot. — 512.

Nous parvenons ainsi jusqu'à l'époque où Boèce composa son traité De persona et duabus naturis. Cet ouvrage est d'une haute importance dans l'histoire théologique, surtout parce qu'on y trouve la définition de la personne, adoptée par toute la Scolastique. Il nous intéresse aussi, parce qu'on y fait emploi du mot subsistentia, et qu'on cherche à en donner l'explication. Mais l'auteur fait fausse route. On le devine, rien qu'à ses aboutissants ; car il exprime le regret que l'usage ecclésiastique ne permette pas de dire en Dieu trois substances !

Étudions avec attention cette théorie (Boèce, De persona et duabus naturis, cc. II et III.).
Boèce commence par chercher la définition du mot latin persona, d'après sa signification usuelle. On dit ce mot des seules réalités, des seules substances, des seuls êtres raisonnables, des seuls individus. C'est ainsi que, par élimination successive, notre auteur parvient à sa fameuse définition : persona est naturae rationalis individua SUBSTANTIA - la personne est une substance individuelle de nature raisonnable.

Ce dernier mot a toujours fait dresser l'oreille aux théologiens, et ce n'est qu'à force de distinctions qu'ils innocentent le Maître (Conf. S. Thom., I, q. 29, a. 1 et 2, et q. 30, a. 1). Aussi bien, dans les théologies classiques, on a soin d'avertir qu'il faut mettre à la place le mot subsistentia, pour avoir une définition irréprochable. À la vérité, on trouve bien cette correction dans le texte même de Boèce. Par deux fois dans le même chapitre et à quelques lignes de distance, voulant identifier le mot persona au mot hupostasis, il dit que ce dernier signifie : naturae rationalis individuam SUBSISTENTIAM. Mais je crains fort que nous ne soyons là en face d'une pieuse altération du texte primitif. Car il serait bizarre qu'un philosophe aussi précis que Boèce, après s'être appliqué à légitimer une définition, l'ait modifiée à l'instant même. Et cela : — sans avertir, — malgré l'importance du changement, — et pour donner des explications qui corroborent sa première définition.

— Que Boèce n'avertisse pas de cette modification, le lecteur peut le vérifier lui-même, et cette confusion de mots, dans le texte que nous possédons, est une des choses qui troublent ceux qui veulent saisir sur le vif la pensée de notre auteur.

— Que Boèce comprenne l'importance de cette modification, il le déclare lui-même par cette phrase : Neque enim pensius subtiliusque intuenti idem videbitur esse subsistentia quod substantia.

— Enfin que Boèce maintienne jusqu'au bout sa première définition, c'est ce qui résulte de la distinction qu'il donne entre ces deux mots. Appliquons-nous à la bien comprendre, et pour cela rappelons-nous que la philosophie antique distinguait l'individu par ses accidents.

Boèce rencontre donc les deux verbes latins : subsistere et substare, et il les distingue par leurs relations avec les accidents. Subsistere, dit-il, signifie n'avoir pas besoin d'accidents pour être ; substare signifie servir de sujet aux accidents pour qu'ils puissent être. Ces définitions lui permettent de distinguer entre l'individu et l'espèce, ou, si vous le voulez, entre la substance première et la substance seconde. En bon réaliste, il déclare donc que les genres et les espèces sont des subsistences, puisque les accidents n'y entrent pas, et que les individus seuls sont des substances, parce que seuls ils supportent les accidents. Cette déclaration doit déjà nous mettre en éveil, car elle contraste avec la terminologie classique.

Boèce a expliqué par la philosophie profane la non-synonymie des deux mots latins. Il veut, de plus, montrer la parfaite synonymie des expressions théologiques grecques ou latines.
En latin il constate quatre mots, savoir : essentia, subsistentia, substantia, persona.
- Il lui est facile d'identifier prosopon et persona.
- Comme saint Hilaire, il identifie ousia et essentia.
- Reste hupostasis pour les deux mots latins : subsistentia et substantia.

Comme Rufin, il voit bien que ce mot provient du verbe huphistanai, répondant seul aux deux verbes latins : subsistere et substare ; mais dans le choix de la traduction, il va à l'inverse de Rufin.
Celui-ci, on s'en souvient, prenant huphistanai dans le sens de subsistere, avait traduit hupostasis par subsistentia.
Boèce, prenant le verbe grec dans le sens de substare, identifie hupostasis au mot latin substantia.
C'est la grande faute de notre philosophe, et nous allons voir où elle l'entraîne.

Boèce avait cru établir la synonymie parfaite de trois mots latins et de trois mots grecs.
Restait à sa charge un quatrième mot latin, précisément le fameux terme subsistentia. Il fallait lui trouver un équivalent en grec, pour l'honneur de cette belle langue. Notre savant exhume donc, je ne sais d'où, le substantif ousiôsis (Ce mot, inconnu des anciens Grecs et des Pères du quatrième siècle, se trouve une fois dans saint Cyrille et dans Théophylacte. Voir Thesaurus linguae graecae), qu'il fait dériver du verbe ousiôsthai, aussi peu connu. Ce mot lui paraît assez voisin de ousia pour exprimer ce qui convient aux genres et aux espèces. Il déclare donc : « quocirca einai atque ousiôsthai, esse atque subsistere ; huphistasthai vero substare intelligitur ».

Après cela, Boèce ne doute plus que son labeur grammatical n'ait abouti ; car il a retrouvé en grec autant de mots qu'en latin.

La Grèce, dit-il, n'est pas pauvre dans sa langue, et Marcus Tullius a fait allusion à sa richesse. Elle a rendu essence, subsistence, substance, personne, par autant de termes; elle appelle :
— l'essence ousian,
— la subsistence ousiôsin,
— la substance hupostasin,
— la personne prosopon.

Parfaitement convaincu de son interprétation, il la répète pour mieux la faire comprendre à son lecteur, en l'appliquant à un exemple.

Il y a donc, dit-il, pour l'homme :
— essence, c'est-à-dire ousia,
— subsistence, c'est-à-dire ousiôsis,
hupostasis, c'est-à-dire substance,
— et prosopon, c'est-à-dire personne.

Ousia et essence, parce qu'il est,
ousiôsis et subsistence, parce qu'il n'existe dans aucun sujet,
hupostasis et substance, parce qu'il sert de support aux autres choses qui ne sont pas subsistences ou ousiôseis,
— enfin prosopon et personne , parce qu'il est individu raisonnable.

Jusqu'ici ce n'est qu'affaire de philosophie. Mais immédiatement après, Boèce applique à Dieu sa terminologie.

— Dieu, lui aussi, est ousia, c'est-à-dire essence ; car il est, et cela d'une manière suprême, puisque c'est de lui que provient l'être de toutes choses.
— Il est ousiôsis, c'est-à-dire subsistence, car il subsiste sans aucun secours.
— De plus huphistatai, substat enim.

Aussi nous disons que, dans la divinité, unique est ousia et ousiôsis, c'est-à-dire l'essence et la subsistence ; mais qu'il y a trois hupostaseis, c'est-à-dire trois substances. Et de fait, suivant cette manière de voir, on a dit autrefois une seule essence de la Trinité, trois substances et trois personnes. L'usage actuel de la langue ecclésiastique exclut trois substances. Et pourtant, il semble qu'on pourrait appliquer à Dieu le mot substance, non qu'il soit le suppôt des autres choses, mais parce qu'en même temps qu'il domine toutes les créatures, il est comme le principe fondamental qui les soutient et les fait ousiôsthai et subsister.

À part cette dernière phrase où reparaît le génie de Boèce, l'explication précédente est véritablement malsonnante, et l'on s'étonne qu'elle n'ait pas nui à la réputation du Maître. Car, tout en soupçonnant dans le texte certaines interpolations et altérations, on est bien obligé d'admettre que, depuis la première définition de la personne jusqu'à la conclusion finale, tout conduit à admettre dans la Trinité la formule : « une seule subsistence et trois substances » [alors que, comme nous l'avons vu, la subsistence est afférente à la personne]. C'est la terminologie de Rufin, mais renversée. Tandis que celui-ci a traduit huphistasthai par subsistere, Boèce l'a traduit par substare.

Cette erreur d'un philosophe catholique aura, du moins, cet avantage qu'elle nous rendra indulgents, comme saint Hilaire, dans nos jugements sur les disputes du quatrième siècle.

Nous nous permettons d'insérer dans l'Étude du Père Théodore de régnon, ces réflexions à propos de la pensée de Boèce :

En quoi consiste le problème de la traduction latine d'hupostasis au VIe siècle ?

Il émerge de la richesse et de l'hétérogénéité des sources auxquelles le mot renvoie. Sur le plan philosophique, hupostasis est une notion d'origine stoïcienne reprise par les auteurs néoplatoniciens pour signifier un mode ou un niveau d'existence d'une part, et une fonction de fondation évoquée par la construction étymologique du mot d'autre part. Dans le monde néoplatonicien, hupostasis n'a donc pas la signification individualisante que l'usage théologique lui donne à partir du VIe siècle ; elle se rattache plutôt à l'eidos platonicien.

La métaphysique qui se dégage des réflexions boéciennes sur la traduction d'hupostasis dans le traité Contre Eutychès est fondamentalement dualiste : l'étant se définit dans une tension entre sa réalité de substance d'une part, c'est-à-dire de sujet individualisé par les accidents qu'il soutient, et de subsistence d'autre part, c'est-à-dire de réalité intelligible existant de manière autonome dans une substance. Sur le plan anthropologique, la personne humaine est une subsistence ayant pris substance qui, grâce à sa nature rationnelle, est établie au sommet de l'échelle des êtres sensibles. Ce que Boèce lègue à Thomas, ce ne sont pas seulement des définitions de subsistence et de personne qui pourraient être réutilisées indépendamment du contexte qui les a vues naître, mais plutôt une certaine manière de problématiser la personne humaine à partir d'un couple de notions (subsistentia/sub-stantia) en lien avec la possession d'une certaine nature (la nature rationnelle). Sans pour autant articuler ces trois propriétés dans une perspective unifiée, Boèce établit que la personne humaine doit être saisie en termes :
(1) de mode d'être autonome (subsistence),
(2) de sujet individuel en relation avec des accidents (sub-stance) en lien avec
(3) la nature rationnelle.
Le lien entre personne humaine et subsistence établi par Boèce est donc initialement complexe et problématique.

Sylvain Chareton. Subsistence et métaphysique de la personne humaine chez Thomas d'Aquin Université Paris IV - La Sorbonne. 2011.

§ 7. — Rustique rétablit le véritable sens. — 650.

Boèce avait entrepris sa définition de la personne à propos des eutychiens qui niaient l'existence de deux natures dans le Christ. Mais il avait fortement compromis par un contresens le mot créé par Rufin. Heureusement surgirent à cette époque des hommes de talent, qui sauvèrent une expression vraiment utile, en lui restituant sa signification primitive.

En effet, trente ans après la mort de Boèce, Rustique publiait son beau dialogue contre la même secte eutychienne (Rustique, Contra Acephalos disput. — M. XLVII, col. 1167). Le nouveau défenseur de l'orthodoxie était un diacre de l'Église romaine qui, d'abord, avait obtenu la confiance du pape Vigile à cause de son grand savoir, mais qui démérita ensuite par des menées schismatiques. Il avait séjourné longtemps à Constantinople, se mêlant aux discussions dogmatiques avec les Grecs hérétiques, et lisant attentivement tout ce qui avait été écrit en Orient sur ces graves sujets. C'est lui-même qui l'atteste dans la préface de son livre (Col. 1170). Pour traiter les questions théologiques, ce diacre se trouvait donc mieux préparé qu'un simple laïque, versé principalement dans l'étude d'Aristote et de Porphyre.

L'œuvre de Rustique est composée sous forme de dialogue entre un hérétique et un orthodoxe, et l'on doit admirer l’art qui rend la discussion vraiment vivante, la loyauté qui accorde à l'hérétique une vraie subtilité, et la science qui assure la victoire à l'orthodoxie.

Je n'étudierai ce dialogue qu'au point de vue du mot subsistentia.
Je remarque d'abord que, lorsque les deux interlocuteurs citent des témoignages grecs, ils sont d'accord pour traduire hupostasis par subsistentia. Cette traduction était donc, dès cette époque, bien acclimatée en Occident. Mais tout l'artifice de l'hérétique consiste à entendre dans le sens de substance le mot grec et son équivalent latin, tandis que tout l'effort de l'orthodoxe est de montrer que ces deux derniers termes doivent être pris dans le sens de personne.

On cite donc, de part et d'autre, des textes grecs, où l'on traduit toujours, je le repète, hupostasis par subsistentia. Un texte, où saint Cyrille a pris hupostasis uniquement dans le sens de réalité, donne lieu à une longue discussion (Col. 1192). L'hérétique, voulant identifier la personne et la nature, traduit encore par subsistence. L'orthodoxe admet cette traduction, mais il échappe à la conclusion en remarquant que les Grecs ont entendu par « subsistence », tantôt la « substance », tantôt la « personne », jamais tous les deux à la fois. Cette remarque est exacte en ce sens que les Pères grecs ont pris quelquefois le mot hupostasis dans le sens profane de réalité substantielle par opposition à l'accident ou au phénomène. Saint Damascène fait la même observation. Rustique est, par là, conduit à faire quelque distinction entre la personne et la subsistence, et à considérer ce dernier mot, non plus comme une simple traduction du mot hupostasis, mais dans sa racine latine.

« Ce nom, dit-il, est ambigu, et signifie tantôt la personne, tantôt la nature. Nous disons que la subsistence du Seigneur Christ est une, car sa personne est subsistante. Mais nous ne condamnons pas absolument qu'on dise deux subsistences, si on a pieusement soin d'avertir qu'on entend par là les natures, car les deux natures subsistent ».

Mais voici où le débat devient plus intéressant pour nous ; car on aperçoit clairement dans Rustique l'intention de corriger Boèce, sans le nommer et avec tous les égards dus à une gloire qui vivait encore dans tous les cœurs romains. L'hérétique, après avoir été battu sur le terrain des témoignages patristiques, en appelle à la raison : « Je suis homme, dit-il, Dieu m'a créé raisonnable ; je désire être persuadé par la raison (Col. 1198). » Et le voilà qui pose comme principe la définition de Boèce. « Definio sic : Omnis individua et rationalis natura persona est » (Col. 1196), d'où il conclut que, dans le Christ, il faut admettre deux personnes. On ne peut le nier, le subtil homme a bien trouvé dans cette définition ce qui restera toujours le défaut de la cuirasse.

Que fera Rustique? S'acharnera-t-il à défendre la parole du Maître par des distinctions obscures, comme on le fait quelquefois? Non pas. Il se contente de mettre dans sa définition le mot subsistentia à la place du mot substantia. Mais voyez avec quelle adresse cette substitution est opérée. Rustique y prépare le lecteur longtemps à l'avance, en ayant soin d'identifier l'usie et la substance, « substantia, id est, ousia » (Col. 1181). Ensuite, quand il s'agit de définir la personne, il s'inspire de saint Basile : « La nature, dit-il, signifie ce qu'on appelle l'espèce commune ; la personne est le concours des choses qui déterminent une subsistance rationnelle (Col. 1238). » Cette subsistence individuelle, continue-t-il, est comme le fondement et le support de tous les accidents, en ce sens que rien ne peut exister sans ce fond ; de là vient qu'on donne à la totalité des choses existant dans un être, le nom de ce qui en est le soutien dans l'existence. Puis, rentrant dans le sillon de Boèce, il rend compte des mots rationalis et individua pour déclarer que la personne est une « subsistence raisonnable et individuelle » (Col. 1238).

C'est ainsi que notre savant diacre parvenait à la définition qui est, encore de nos jours, la plus correcte et la plus usuelle.


§ 8. — Textes de Victorin l'Africain.

Faisons un retour en arrière pour tenir notre promesse au sujet d'un texte cité par Petau. « Victorin, dit-il, a écrit : unam esse substantiam, subsistentias tres » (Petau, lib. IV, c. III, § 4, in fine). Ce témoignage est grave, car il est tiré d'un ouvrage composé vers 365, au commencement de la querelle des trois hypostases. S'il est authentique, il réduit à néant la thèse historique que j'ai cherché à établir. Mais l'ensemble du récit précédent nous fournit des raisons pour y regarder de plus près.

Commençons d'abord par faire connaissance avec Victorin. C'était un de ces païens fameux par leur science profane, tels qu'en possédait encore la Rome du quatrième siècle. Vieilli dans l'enseignement de la rhétorique et de la philosophie, il avait composé des commentaires sur Platon que saint Augustin étudia dans sa jeunesse. Toute la noblesse romaine avait suivi ses cours, et, pour prix de ses longs et glorieux services, lui avait élevé une statue. Ces détails nous sont fournis par saint Augustin, qui raconte d'une manière charmante la conversion du vieux rhéteur, et sa noble conduite pendant la persécution de Julien.


S. Augustin, Confessiones, lib. VIII, cc. II, IV, V. J'engage à lire tout ce récit, pour apprendre quelle était dans Rome la réputation de Victorin.

Voici le texte :

- III -

J’allai donc vers Simplicianus, père selon la grâce de l’évêque Ambroise, qui l’aimait véritablement comme un père. Je le fis entrer dans le dédale de mes erreurs. Et lorsque je lui racontai que j’avais lu quelques ouvrages platoniciens, traduits en latin par Victorinus, rhéteur à Rome, qui, m’avait-on dit, était mort chrétien, il me félicita de n’être point tombé sur ces autres philosophes pleins de mensonges et de déceptions, professeurs de science charnelle (Coloss. II, 8), tandis que la doctrine platonicienne nous suggère de toutes les manières Dieu et son Verbe. Puis, pour m’exhorter à l’humilité du Christ, cachée aux sages et révélée aux petits (Matth. XI, 25), il réunit tous ses souvenirs sur ce même Victorinus, qu’il avait intimement connu pendant son séjour à Rome. Ce qu’il ma dit de lui, je ne le tairai pas.

Adorable chef-d’oeuvre de puissance et de grâce ! Ce vieillard, si docte en toute science libérale, qui avait lu, discuté, éclairci tant de livres écrits par les philosophes; maître de tant de sénateurs illustres, à qui la gloire de son enseignement avait mérité l’honneur le plus rare aux yeux de la cité du monde une statue sur le Forum ; jusqu’au déclin de son âge, adorateur des idoles, initié aux mystères sacrilèges, si chers alors à presque toute cette noblesse, à ce peuple de Rome, honteusement épris de tant de monstres divinisés, et d’Isis, et de l’aboyeur Anubis, qui, un jour, avaient levé les armes contre Neptune, Vénus et Minerve ( Enéid. Liv. VIII, 678-700); vaincus à qui Rome victorieuse sacrifiait, abominables dieux que ce Victorinus avait défendus tant d’années de sa bouche prostituée à la terre.

Merveille ineffable ! ce vieillard n’a point eu honte de se faire l’esclave de votre Christ, d’être lavé comme celui qui vient de naître, à la source pure; il a plié sa tête au joug de l’humilité, et l’orgueil de son front à l’opprobre de la croix ! Seigneur, Seigneur, ô vous qui avez abaissé les cieux et en êtes descendu, qui avez touché les montagnes et les avez embrasées ( Ps. CXLIII, 5), par quels charmes vous êtes-vous insinué dans cette âme ?

Il lisait, me dit Simplicianus, la sainte Écriture, il faisait une étude assidue et profonde de tous les livres chrétiens, et disait à Simplicianus, loin du monde, en secret et dans l’intimité « Sais-tu que me voilà chrétien ? Je ne le croirai pas, répondait son ami, je ne te compterai pas au nombre des chrétiens, que je ne t’aie vu dans l’Église du Christ ». Et lui reprenait avec ironie : « Sont-ce donc les murailles qui font le chrétien ? » Il répétait souvent qu’il était décidément chrétien ; même réponse de Simplicianus, même ironie des murailles. Il appréhendait de blesser ses amis, superbes démonolâtres, et il s’attendait que de ces sommets de Babylone, de ces cèdres du Liban que Dieu n’avait pas encore brisés ( Ps. XXVIII, 5), il roulerait sur lui d’accablantes inimitiés.

Mais en plongeant plus profondément dans ces lectures, il y puisa de la fermeté, il craignit « d’être désavoué du Christ devant ses saints anges, s’il craignait de le confesser devant les hommes » (Matth. X, 33) ; et reconnaissant qu’il serait coupable d’un grand crime s’il rougissait des sacrés mystères de l’humilité de votre Verbe, lui qui n’avait pas rougi des sacriléges mystères de ces démons superbes dont il s’était rendu le superbe imitateur, il dépouilla toute honte de vanité, et revêtit la pudeur de la vérité, et tout à coup, il surprit Simplicianus par ces mots: « Allons à l’église; je veux être chrétien ! » Et lui, ne se sentant pas de joie, l’y conduisit à l’instant.

Aussitôt qu’il eut reçu les premières instructions sur les mystères, il donna son nom pour être régénéré dans le baptême, à l’étonnement de Rome, à la joie de l’Eglise. Les superbes, à cette vue, frémissaient, ils grinçaient des dents, ils séchaient de rage ( Ps. XCI, 10) mais votre serviteur, ô Dieu, avait son espérance au Seigneur, et il ne voyait plus les vanités et les folies du mensonge (Ps. XXXIX,5). Puis, quand l’heure fut venue de faire la profession de foi, qui consiste en certaines paroles retenues de mémoire, et que récitent ordinairement d’un lieu plus élevé, en présence des (430) fidèles de Rome, ceux qui demandent l’accès de votre grâce; les prêtres, ajouta Simplicianus, offrirent à Victorinus de réciter en particulier, comme c’était l’usage de le proposer aux personnes qu’une solennité publique pouvait intimider ; mais lui aima mieux professer son salut en présence de la multitude sainte.

Car ce n’était pas le salut qu’il enseignait dans ses leçons d’éloquence, et pourtant il avait professé publiquement. Et combien peu devait-il craindre de prononcer votre parole devant l’humble troupeau, lui qui ne craignait pas tant d’insensés auditeurs de la sienne ? Il monta ; son nom, répandu tout bas par ceux qui le connaissaient, éleva dans l’assemblée un murmure de joie. Et de qui, dans cette enceinte, n’était-il pas connu ? Et la voix contenue de l’allégresse générale frémissait : Victorinus! Victorinus! Un transport soudain, à sa vue, avait rompu le silence, le désir de l’entendre le rétablit aussitôt. Il prononça le symbole de vérité avec une admirable foi, et tous eussent voulu l’enlever dans leur coeur ; et tous l’y portaient dans les bras de leur joie et de leur amour.

- IV -

Car l’ennemi est plus glorieusement vaincu dans celui qu’il possède avec plus d’empire, et par qui il en possède plusieurs. Il tient les grands par l’orgueil de leur renommée, et le vulgaire par l’autorité de leurs exemples. Or, plus on aimait à se figurer le coeur de Victorinus comme une citadelle inexpugnable où Satan s’était renfermé, et sa langue comme un dard fort et acéré, dont il avait tué tant d’âmes, plus l’enthousiasme de vos enfants dut éclater, en voyant le fort enchaîné par notre Roi (Matth. XII, 29) ; ses vases conquis purifiés, consacrés à votre culte, et devenus les instruments du Seigneur pour toute bonne oeuvre (II Tim. II, 21).

- V -

L’homme de Dieu m’avait fait ce récit de Victorinus, et je brûlais déjà de l’imiter. Telle avait été l’intention de Simplicianus. Et quand il ajouta qu’au temps de l’empereur Julien où un édit défendit aux chrétiens d’enseigner les lettres et l’art oratoire, Victorinus s’était empressé d’obéir à cette loi, désertant l’école de faconde plutôt que votre Verbe, qui donne l’éloquence à la langue de l’enfant (Sag. X, 21), il ne me parut pas moins heureux que fort d’avoir trouvé tant de loisir pour vous. C’est après un tel loisir que je soupirais, non plus dans les liens étrangers, mais dans les fers de ma volonté. Le démon tenait dans sa main mon vouloir, et il m’en avait fait une chaîne, et il m’en avait lié. Car la volonté pervertie fait la passion ; l’asservissement à la passion fait la coutume ; le défaut de résistance à la coutume fait la nécessité. Et ces noeuds d’iniquité étaient comme les anneaux de cette chaîne dont m’enlaçait le plus dur esclavage. Cette volonté nouvelle qui se levait en moi de vous servir sans intérêt, de jouir de vous, mon Dieu, seule joie véritable, cette volonté était trop faible pour vaincre la force invétérée de l’autre. Ainsi deux volontés en moi, une vieille, une nouvelle, l’une charnelle, l’autre spirituelle, étaient aux prises, et cette lutte brisait mon âme.

Une fois converti, Victorin consacra ses dernières années aux veilles théologiques. Il composa des commentaires sur quelques épltres de saint Paul. Saint Jérôme en parle avec dédain, tout en rappelant que, dans sa jeunesse, il avait étudié la rhétorique sous ce maître.

Je n'ignore point qu'un certain Caius Marius Victorinus, qui enseigna aux jeunes Romains les principes de la rhétorique, écrivit des commentaires sur l'Apôtre ; mais par cela même que l'enseignement des lettres mondaines l'occupait spécialement, son ignorance des saintes Écritures ne peut être mise en doute ; d'ailleurs n'est-il point de toute évidence que personne ne peut, ex professo, traiter un sujet qu'il ignore , quoique ce même sujet puisse lui servir de texte pour d'éloquentes divagations ?
S. Jérôme, Praefat. commentar. in epist. ad Galatas.

Comme chacun sait, saint Jérôme avait un fort mauvais caractère...

Mais notre auteur est surtout connu par ses livres Contre Arius. Saint Jérôme est obligé d'en admettre la valeur, mais il ajoute qu'ils ne sont intelligibles que pour les érudits.

Voici la notice de saint Jérôme sur notre auteur :

VICTORIN, né en Afrique, commença par enseigner la rhétorique à Rome, et embrassa le christianisme dans sa vieillesse. Il a écrit des commentaires sur l'Apôtre et une réfutation l'arianisme. Ce dernier ouvrage, obscur comme tous les livres de controverse, n'est intelligible que pour les érudits.
De viris illustribus, C. CI.

Cette remarque est exacte. Victorin n'est point un évêque qui prêche aux fidèles. C'est un vieux philosophe, qui est en correspondance avec un de ses amis adonné comme lui à la fine dialectique. Tous les deux observent la méthode que préconise Boèce, et qui consiste à converser entre savants dans un langage incompris de la foule. Mais cette obscurité, entre plusieurs inconvénients, présente celui-ci, que les copistes, ne comprenant pas ce qu'ils écrivent, prennent souvent un mot pour un autre, ou bien intercalent dans le texte les notes marginales ajoutées par des lecteurs studieux. Il est, en effet, reconnu que les manuscrits de Victorin fourmillent de fautes, et les éditeurs modernes n'ont pas osé assumer la tâche de purger un texte si obscur.

C'est regrettable, car ces écrits mériteraient d'être étudiés avec soin. On y trouve le premier essai d'une théorie philosophique de la Trinité, fondée sur l'unité et la distinction relatives aux trois choses : esse, vivere, inlelligere. Saint Augustin s'en est inspiré certainement en bien des choses (on constate en outre dans Victorin une métaphysique théologique, qu'on retrouve ensuite dans l'auteur des Noms divins et de la Théologie mystique). Mais nous n'avons à nous occuper ici que de la terminologie de notre auteur.

Je le reconnais, Victorin se sert quelquefois du mot subsistentia, en même temps qu'il forge une quantité de mots barbares tels que : substantialitas, intelligenlialitas, counitio unalitas (Marius Victorin, Adversus Arium, lib. I, § 50. — M. VIII, col. 1079). Mais il ne l'emploie pas dans le sens d'une attribution personnelle et distinctive. Pour s'en con vaincre, il suffit de comparer deux passages.

Dans un premier, cité par Petau (lib. IV, c. III § 5), Victorin explique le mot subsistentia dans le sens d'une chose qui « subsiste » par soi-même, en opposition à ce qui n'est que dans un autre. En même temps, il explique le mot substantia dans le sens du « sujet » qui supporte les accidents (Marius Victorin, Adversus Arium, lib.I, §30. — M., col. 1062). — Dans le second passage (Lib. II, § 4. — M., col. 1092), destiné à défendre l’Homoousion, il consacre une longue discussion à soutenir que hupostasis est synonyme de ousia et de substantia. Alors, revenant sur le mot subsistentia, il déclare que les mots : existentia, subsistentia, substantia, conviennent tous à Dieu, parce qu'ils expriment l’être dans sa détermination parfaite. Puis il ajoute que le mot substantia est celui qui convient le mieux à Dieu, non pas qu'il soit le support des créatures, mais parce qu'il est la source de toutes choses.

Cette doctrine a tant de rapports avec celle de Boèce qu'on doit admettre que ce dernier a beaucoup emprunté au vieux rhéteur romain. Or Boèce a pris le mot subsistentia, dans le sens vulgaire de chose qui subsiste. Il est donc légitime d'attribuer à Victorin la même manière de voir.

De fait, l'expression qu'adopte notre auteur pour exprimer la triplicité est existentia, et il est curieux de retrouver si loin dans le passé l'expression préconisée par Richard de Saint-Victor. Citons deux passages bien formels.

Dans le premier, montrant l'unité substantielle du Fils et du Saint-Esprit, il dit : « Spiritus Sanctus et ipse existens, ut sint existentiae duae Christi et Spiritus Sancti, in uno motu qui est Filius » (Lib. III, § 8. — M., col. 1105).

Le second passage est pris dans le résumé final de toute sa théorie. « ... ut quomodo, Pater et Filius unum cum sint, non tamen Pater sit etiam Filius, existentia unusquisque sua, sed ambo una eademque substantia : sic Christus et Spiritus Sanctus cum ambo unum sint, existit tamen Christus sua existentia et Spiritus Sanctus sua, sed ambo una substantia... » (Lib. IV, § 33. — M., col. 1138).

Il faut pourtant le reconnaître. Par trois fois nous rencontrons la formule : tres subsistentiae dans le texte de Victorin, tel que nous le possédons.

La première fois, c'est quelques lignes après avoir dit que tout dans Dieu est unum subsistentia. Peut-on croire qu'un tel auteur se soit aussitôt contredit ? Il est donc probable que nous sommes en présence de notes marginales malencontreusement intercalées (Lib. III, § 4. — M., Col. 1101).

Le second passage (Lib. III, §§ 8 et 9, col. 1105) fournit matière à la même critique. Victorin, employant le mot existence, vient de dire que le Christ et le Saint-Esprit sont deux existences. Quelques lignes plus bas, dans une phrase destinée à établir la consubstantialité, mais tellement défigurée par les fautes qu'elle en est incompréhensible, on fait dire à notre auteur : unam esse substantiam, subsislentias tres. Ces deux derniers mots, jetés ici en passant, me paraissent encore une interpolation.

Le troisième passage (Lib. II, c.IV. — M., col. 1092) est moins visiblement interpolé. Sa discussion exigerait une longue étude de la théorie de notre auteur.

Quelque jugement qu'on porte sur mes critiques, on sera, je crois, forcé d'admettre qu'on trouve peu d'appui dans ces passages, pour répondre à l'argument négatif tiré du silence de tous les contemporains. Si donc on veut soutenir que Victorin a créé le mot subsistentia, il faut cependant accorder que Rufîn l'a fait adopter, et que Rustique en a fixé définitivement le sens classique.


§ 9. — L'emploi de ce mot devient général.

Si l'expression subsistentia n'avait été qu'un sujet propre aux discussions subtiles, elle serait probablement demeurée dans le cercle des érudits. Mais, je l'ai déjà dit, elle harmonisait trop facilement les dogmatiques grecque et latine pour qu'elle n'acquît point droit de cité dans la langue ecclésiastique. L'Église l'employa, et par là même en fixa le sens définitif. C'est ce que faisait observer en 547 un contemporain de Rustique, à propos d'une question qui touchait aussi à l'eutychianisme.

L'Église du Christ, dit Facond d'Hermia, avant d'employer le nom de personne, croyait en trois et prêchait le Père, le Fils et le Saint-Esprit... Plus tard, et seulement à l'occasion de Sabellius, le mot personne fut imposé, afin que les trois objets de la foi, appelés Père, Fils et Saint-Esprit, fussent désignés à la fois par le commun nom de personne. Plus tard encore, on a dit des subsistences, parce qu'il a plu à l'Église d'appliquer ce mot à la distinction personnelle ».
Facond d'Hermia, Pro defensione trium cupitul.,lib. I, c. III.— M. XLVII, col. 538.

En 582, le pape Jean II dit dans sa lettre aux sénateurs : « Christum... unam de tribus sanctae Trinitatis personis sanctam esse personam sive subsistentiam, quam Graeci hupostasin dicunt » (Joann II. Epistol. ad senatores. — M. i.xvi, col. 20).

Les actes du VIe concile œcuménique, tenu en 680, contiennent plusieurs pièces dogmatiques envoyées par les Latins, savoir deux lettres de Rome et une lettre d'un concile de Milan. Dans tous ces documents ou lit souvent la formule : subsistentia sive persona.

Je ne poursuis pas plus loin la marche du mot latin subsistentia. Je me contente de résumer cette étude historique par un passage d'Anastase le Bibliothécaire. Nous comprendrons mieux comment ce mot s'est imposé à la langue latine par la nécessité de traduire fidèlement les Grecs, et nous apprendrons en même temps quelle était au neuvième siècle la situation des esprits à l'égard de cette expression.

Dans la préface de sa traduction du Septième Synode, Anastase s'exprime ainsi :

Il faut remarquer que partout où, dans le texte de ce synode, j'ai mis le mot subsistence, on doit l'entendre dans le sens de personne. En effet, le grec porte hypostase, que les uns traduisent par personne, les autres par subsistence. Or ce dernier mot est pris par beaucoup de gens dans le sens de personne, et par beaucoup d'autres dans le sens de substance. J'ai suivi ceux qui ont entendu par le mot subsistence non la substance, mais la personne, et j'ai pour moi de grandes autorités. Aussi partout où dans le grec j'ai trouvé le mot hypostase, je l'ai traduit par subsistence, voulant comme beaucoup d'autres qu'on l'entendît dans le sens de personne ».
Anastase le Biblioth., Interpretatio VII synodi, praefat. — M. CXXIX, col. 195. Je rappelle qu'on trouvera ce texte et la plupart des précédents dans Petau, lib. IV, c. III.


§ 10. — Sens concret de ce mot.

C'est ainsi que, malgré certains cahots, le mot de Rufin fit son chemin dans l'Église latine, et parvint enfin à la scolastique du moyen âge. D'un autre côté, le mot hypostasis, sous sa forme grecque, avait forcé, lui aussi, l'entrée de la langue latine, à cause de certaines difficultés qui concernent l'exposition du mystère de l'Incarnation. Nos théologiens du treizième siècle se trouvèrent donc en présence des trois mots latins : persona, subsistentia, hypostasis, et ils dépensèrent leur subtilité à les distinguer par des nuances de signification.

Je n'ai point ici à les suivre dans leur analyse ; mais il est important que je rappelle à ce sujet l'importante remarque de Petau. Tandis que les scolastiques prennent subsistentia dans le sens abstrait, et l'entendent d'une sorte de propriété affectant la substance, les anciens auteurs latins l'ont pris dans le sens concret (Petau, lib. IV, c. III, § 6). Il devait en être ainsi, puisqu'alors l'expression latine était considérée comme la traduction servile de l'expression grecque hupostasis, qui est certainement concrète. Plus tard, nous connaîtrons la raison de cette conversion du concret à l'abstrait.


§ 11. — Résumé de cette étude.

Lorsqu'après cette aride discussion sur des mots et des textes, on jette un coup d'œil d'ensemble sur la formation du langage théologique, on est saisi d'admiration en constatant dans l'Église un puissant organisme dont le ressort est le Saint-Esprit lui-même. Rome apparaît comme le cœur, où afflue la foi de toutes les Églises, et d'où cette même foi jaillit pour porter dans toutes les Églises la consommation de l'unité. C'est en Orient, à la vérité, que surgissent les hérésies, et que Dieu suscite les plus grands Docteurs. C'est en Orient que se livrent les plus terribles batailles, et que la vérité remporte ses plus beaux triomphes. Et cependant il faut que toutes les théologies des Athanase, des Basile, des Grégoire, des Cyrille ; toutes leurs formules, leurs définitions, leurs expressions, tout vienne à Rome pour s'y imprégner d'autorité. Rome renvoie en Orient ses décisions dogmatiques, et les impose sous la forme qui convient à la langue du législateur. Il faut que la formule latine soit acceptée partout, et que le génie de Basile se plie sous la crosse de Damase. Est-ce violence de la tyrannie ? Non pas, mais exigence de la vie. Car cette circulation vitale, partie du coeur pour vivifier les membres, retourne au cœur de l'Église avec les éloquentes explications des Grecs, et contraint doucement les Latins à se forger de nouvelles expressions pour s'approprier les richesses de l'Orient. Basile cède au Pape, mais il finit par triompher des Occidentaux.


ligne ornementale


T. des Matières

Page précédente

Retour haut de page

Page suivante