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Préliminaires- PRÉLIMINAIRES -
près avoir expliqué quelle est la philosophie de la Scolastique et celle des Grecs, au sujet de la
personnalité, nous devons maintenant étudier comment les Docteurs des deux écoles ont appliqué ces concepts au Mystère
trois fois Saint, pour en faire la théorie rationnelle. Cet effort de la pensée, exprimé par la devise : Fides quaerens
intellectum, est le plus noble emploi de notre intelligence. Grâce au souffle de la révélation qui soutient son vol, la
méditation du fidèle s'élève au-dessus du domaine naturel de sa raison, et pénètre jusque dans le nuage des mystères. — À la vérité,
l'intelligence créée ne peut percer complètement la divine obscurité, et il faut que son dernier mot soit l'aveu de
son ignorance. Il y a, dans toute théorie de la sainte Trinité, un côté lumineux et un côté obscur, comme une colonne ne peut
être éclairée par le soleil sans projeter son ombre.
J'étudierai successivement la théorie latine et la théorie grecque, non pour discuter ou pour choisir, mais uniquement pour exposer,
laissant à mes lecteurs le soin de cueillir sur chaque arbre les fruits qui lui sembleront les plus savoureux.
Conformément à cette intention, je montrerai d'abord la beauté et les avantages de chaque synthèse rationnelle ; je ferai remarquer
ensuite les difficultés, pour ainsi dire inextricables, auxquelles la théorie conduit. Cette nécessité d'aboutir à une impasse
est imposée par le mystère même, puisque le théologien doit, aussi bien que le simple fidèle, incliner la tête et
dire : « Je crois ». — Contraste remarquable, où se montre l'impuissance de la raison relativement aux choses divines ! Les
difficultés qui arrêtent résultent, précisément, des principes qui ont donné l'impulsion. Tentez d'élever une tour jusqu'au ciel ;
un moment viendra que votre édifice s'écrasera sous son propre poids.
Je serai très bref dans mon étude de la théorie scolastique, parce qu'elle est bien connue de tous les théologiens.
...ce qui n’est certes plus le cas aujourd’hui !
- CHAPITRE I -
FORME DE CE CONCEPT
§ 1. — Ce concept est emprunté à la psychologie.
Dans la théorie classique de la Trinité, on doit distinguer deux choses : un principe dogmatique et
un système psychologique.
Le principe dogmatique, commun aux Grecs et aux Latins, est le suivant : In divinis omnia sunt unum, ubi non obviat relalionis oppositio
– en la divinité tout est un, hormis la relation d’opposition, formule dans laquelle l'unité se rapporte à la « nature »
et l'opposition aux « personnes ».
Le système psychologique est fondé sur la considération des opérations intimes de la « nature » divine, en tant qu'elle est
intelligente et voulante. Saint Augustin, dans son traité de la Trinité, s'était complu à montrer dans l'âme humaine les plus
belles images créées du mystère qui constitue la vie divine. Plus tard, un autre génie, semblable au sien, s'appliqua à ranger
ces sublimes contemplations dans un ordre logique et sous forme dialectique. Enfin, le Prince de la Scolastique, s'inspirant
de ses illustres devanciers, donna la dernière précision à la théorie psychologique de la Trinité.
Mais, entre la pensée de ces trois Maîtres, il y a une nuance qu'il importe de signaler tout d'abord.
Saint Augustin ne s'était proposé que de chercher dans les créatures les vestiges et les images de la Trinité. S'il s'arrête davantage
à la subtile analyse de l'âme humaine, c'est parce qu'il trouve cette image plus belle que d'autres.
Saint Anselme, emporté par l'impétuosité d'un génie chrétien, va plus loin. Il lui semble que, par cette étude des opérations
spirituelles, il pénètre jusque dans le sanctuaire de la divinité, non pour comprendre, bien entendu, mais du moins pour affirmer
par argument probant.
Quant à saint Thomas, esprit éminemment pondéré, il évite ce dernier excès. Il expose les raisonnements du fondateur de la Scolastique,
mais en les accompagnant de prudentes réserves. Le Verbe, dit-il, procède « per modum intelligibilis actionis (S. Thomas, I, q. 27, a. 2) » ;
et ce per modum est un peu de même nuance que l'expression française : « Par manière de dire ». Un peu plus loin, il dit
encore: « Processio Verbi attenditur secundum actionem intelligibilem (Ibid., a. 3.) » et ce mot attenditur insinue
que tout n'est pas objectif dans cette conception.
À la vérité, ces nuances de langage sont délicates à saisir, et les théologiens, qui sont venus ensuite, n'en ont pas toujours
tenu assez grand compte. Aujourd'hui, on y attache plus d'importance. On a raison. C'est le meilleur moyen de rejeter hors du
sanctuaire tous ces rationalistes modernes qui prétendent réduire nos mystères à des conceptions humaines.
§ 2. — Il s'appuie sur le concept de la nature.
Je réserve à plus tard le détail de la théorie scolastique. Je ne veux actuellement appeler l'attention
du lecteur que sur sa métaphysique.
Dans cette théorie, la pensée tombe d'abord sur la « nature » et poursuit jusqu'à la « personne ». En effet, c'est dans la considération
de la nature spirituelle qu'on va chercher les raisons des diverses processions. Les personnes sont les termes d'actes qui émanent de
facultés naturelles, et les caractères de ces personnes résultent de la nature même de ces facultés.
En résumé, la méthode, dont saint Thomas est le plus illustre représentant, consiste à concevoir d'abord la na¬ure en elle-même, et à
en déduire ensuite les personnes. On le reconnaîtra mieux, en étudiant successivement les avantages et les difficultés de la
théorie classique.
- CHAPITRE II -
AVANTAGES DE CE CONCEPT
§ 1. — Premier avantage : comment on explique le nombre et le caractère des processions.
La théorie psychologique satisfait à beaucoup de données de la révélation.
1° Les personnes sont les termes des opérations vitales de Dieu. Or, en Dieu, ces opérations sont absolument identiques à la
substance très une et très simple de Dieu. Donc chaque personne est Dieu, et les trois personnes ne sont qu'un seul et même Dieu.
2° Cependant, dans une opération, on doit distinguer le principe d'opération et le terme de l'opération. Il y a entre eux
une relation qui s'oppose à leur confusion. En Dieu, cette opposition par voie de relation constitue des subsistences
réellement différentes. C'est là le mystère, et, pour ainsi dire, l'unique mystère de la Trinité.
3° Dans une nature spirituelle, il n'y a que deux facultés véritablement différentes, l'intelligence et la volonté.
Par conséquent, il n'y a pour un pur esprit que deux opérations différentes, penser et vouloir. Donc, dans la nature divine,
il y a deux processions et il n'y en a que deux.
4° La procession de l'intelligence est par voie de pensée. Donc en Dieu un terme de la pensée, c'est-à-dire un VERBE. D'ailleurs
le verbe est toujours semblable à l'objet pensé, et chez Dieu l'objet pensé est le sujet pensant. Donc similitude adéquate
du Verbe divin au principe pensant ; filiation naturelle du Verbe.
5° La procession de la volonté est par voie d'amour. Donc en Dieu un AMOUR qui unit l'objet aimé au sujet aimant. De plus,
en Dieu l'objet aimé est le sujet aimant. Donc Amour qui subsiste en Dieu et qui est Dieu.
6° L'acte d'intelligence précède naturellement l'acte de volonté et y concourt, suivant l'adage : Nil volitum nisi praecognitum – rien
n’est voulu qui ne soit préalablement connu. Donc ordre qui place le Saint-Esprit après le Fils dont il procède.
Plus tard nous développerons ces belles considérations. Encore une fois, je ne fais ici que les rappeler, afin de montrer que,
dans la théorie latine, les caractères personnels sont déduits des propriétés de nature, et que par conséquent les personnes
semblent surgir de la nature. La pensée scolastique tombe d'abord sur la nature, et poursuit par après jusqu'à la personne.
§ 2. — Deuxième avantage : Comment on démontre le « Filioque ».
Dans les discussions avec les Grecs, on ne pouvait faire appel à la théorie psychologique de saint Augustin, que les Grecs ne trouvaient point dans leurs Docteurs. Saint Anselme s'est donc appuyé sur le principe dogmatique admis des deux partis : In divinis omnia sunt unum, ubi non obviat relalionis oppositio, et c'est là que la Scolastique a puisé ses plus forts arguments contre les Grecs.
« En Dieu, tout est Un, hormis les relations d'opposition ». Cette affirmation d'ordre philosophique est la source
d'importantes difficultés. Pour la comprendre, recourons à une comparaison : en automne, nous admirons les innombrables nuances
des couleurs du paysage. Ces couleurs sont plus belles qu'en été, lorsqu'elles sont écrasées par le rayonnement impitoyable du soleil.
On peut imaginer que, si le soleil accroissait encore son rayonnement, les nuances de couleurs iraient s'affaiblissant,
jusqu'à ne plus présenter que l'état d'une photo fortement surexposée. Ultimement, avec un soleil absolu, il ne resterait plus
que du « noir et blanc ». Devant le rayonnement du soleil absolu, plus aucune différence ne subsiste. De fait, les différences
témoignent d'une modalité de possession de l'être. Et dans l'absolu, il n'existe pas de milieu entre l'être et le non-être, entre
le « noir » et le « blanc ». Cela nous permet de comprendre qu'en Dieu, il ne peut exister que des « relations d'opposition »,
du type : « un tel n'est pas un tel ». En Dieu, le Fils « n'est pas » le Père, tout comme le Père « n'est pas » le Fils.
Si le Fils est engendré par le Père, d'une part - et si l'Esprit procède du Père d'autre part, il devrait exister une différence
entre engendrement et procession. Or il ne peut exister aucune « différence » dans l'absolu. Donc l'Esprit procède du Père et du
Fils « comme d'un même principe » : c’est le « filioque ».
Nous voyons ici très clairement les effets d’une invasion de la philosophie dans un domaine qui n'est pas le sien, et les
inextricables problèmes conceptuels qui en découlent : il s'agit d'une pensée qui est incapable de ne pas transformer
une « différence » en une « opposition ». Cette incapacité d'une pensée religieuse excessivement influencée par la philosophie,
d'envisager en Dieu une différence qui ne soit pas une opposition, cette incapacité, nous le retrouvons dans le débat sur les
Volontés en Christ. La Nature humaine du Christ possède une Volonté humaine ; la Nature divine du Christ possède une
Volonté divine - car en Christ les deux Natures possèdent la plénitude de leurs facultés. La possibilité de l'existence d'une
harmonie entre Volonté humaine et Volonté divine en Christ fut niée par les opposants à saint Maxime le Confesseur, précisément
parce que ses opposants ne distinguaient pas entre différence et opposition en Dieu : à leurs yeux, du fait que
ces Volontés étaient différentes, elles ne pouvaient manquer d'être en opposition. Or comme l'opposition des volontés
est impossible dans la personne du Christ, ils en concluaient que le Christ ne pouvait avoir qu'une seule Volonté : la Volonté
divine - amputant par là même, la Nature humaine du Christ. Nous voyons jusqu'où peuvent aller les conséquences de cet axiome
théologique qui peut être à la source de bien des contradictions.
Résumons les arguments des latins contre les grecs, pour montrer comment, dans cette mise en œuvre,
la pensée latine fait encore passer la nature avant la personne.
De l'adage précédent on déduit que le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils, unica processione, en argumentant,
soit par voie de communauté, soit par voie d'opposition.
1° Voie de communauté :
Le Père n'est pas le Fils, le Fils n'est pas le Père. Mais à part cette opposition relative, tout est commun entre eux : l'essence,
la nature ; donc aussi l'origine active du Saint-Esprit. — Ou encore : Dans la propriété de « spiration active » rien qui
s'oppose, soit à la propriété d'être père, soit à la propriété d'être fils. Donc cette spiration active se trouve également
dans le Père et le Fils. Elle y est une, puisqu'il n'y a pas d'opposition. Donc le Saint-Esprit procède du Père et du Fils
par une seule et identique procession.
2° Voie d'opposition :
Le même principe démontre spécialement que la troisième personne procède de la seconde. En effet, entre le Fils et le Saint-Esprit,
il faut quelque opposition, pour qu'ils ne se confondent pas dans une seule et même personne. Or, dans la Trinité, les seules
oppositions sont des relations d'origine. Donc le Saint-Esprit procède du Fils (Voir S. Thomas, I, q. 36, a. 2).
En un mot, partout où les relations ne font pas obstacle, on retombe sur l'unité de nature. Aussi, lorsque les Grecs demandaient
aux Latins, comment à l'unique personne du Saint-Esprit peuvent s'opposer à la fois les deux personnes du Père et du Fils, ceux-ci
répondaient que la spiration provient de la nature divine, en tant qu'elle est commune au Père et au Fils. Puis ils corroboraient
leur réponse par le raisonnement suivant. Les œuvres extérieures de Dieu, création, conservation, providence, proviennent,
à la fois et par une même causalité, des trois personnes divines. Pourquoi cela ? Parce que ces œuvres proviennent de la puissance
infinie qui est une perfection de la nature divine, et que, par conséquent, l'acte de cette puissance se rapporte aux trois
personnes à la fois. C'est ce qu'exprimé le symbole qui porte le nom de saint Athanase: « Omnipotens Pater, omnipotens Filius,
omnipotens Spiritus Sanctus, et tamen non très omnipotentes sed unus omnipotens ». Or la spiration a sa source dans une vertu
commune au Père et au Fils. Elle est donc une dans son principe comme elle est une dans son terme, et il convient de
dire : « Spirator Pater, spirator Filius, et tamen non duo spiratores sed unus spirator » (Voir S. Thomas, I, q. 36, a. 4,
ad 7um).
Certes, ces belles considérations eussent été approuvées des Basile et des Grégoire, car elles mettent en vive lumière le dogme
catholique ; mais on ne les trouve pas développées dans leurs œuvres pourtant si riches. N'est-ce pas la preuve qu'elles ne se sont
pas présentées à leur esprit dans leur conception de la Trinité ? En effet, toutes, elles supposent que, dans l'ordre des concepts,
la nature soit antérieure à la personne, et que celle-ci se montre comme une sorte de floraison de celle-là.
§ 3. — Comment on distingue entre Dieu « ut Unus » et Dieu « ut Trinus ».
De cette même théorie, les scolastiques ont tiré la distinction classique, entre Dieu considéré ut Unus
et Dieu considéré ut Trinus : expressions dont l'avantage considérable est de présenter, sous une forme brève, des
explications souvent très complexes.
La création, la conservation, la coopération aux causes secondes, la providence ; en un mot, les opérations que l'on nomme
« extérieures », operationes ad extra, tout ceci se rapporte à Dieu considéré dans son unité, Deo ut Uno. Saint Thomas
en donne une preuve qu'il nous faut signaler, soit à cause de sa beauté métaphysique, soit parce qu'elle montre bien comment
la pensée scolastique peut s'arrêter à la nature sans passer aux personnes. La création, dit saint Thomas, est une
production « d'être ». Or « l'être » vient de « l'être ». Donc Dieu est créateur par son « être », qui est un et commun aux
trois personnes. C'est donc en tant qu'Un, ut Unus, et non en tant que Trine, que Dieu crée et agit d'une manière
efficiente dans les créatures (S.Thomas, I, q. 45, a. 6).
Quant à la vie intime de Dieu, dans laquelle il se parle et il s'aime ; aux opérations que l'on nomme « intérieures », operationes
ad intra, tout ceci se rapporte à la Trinité, Deo ut Trino.
§ 4. — Comment on distingue l'ordre naturel et l'ordre surnaturel.
Le symbole latin de la Trinité est un triangle. Cette figure, fermée sur elle-même, sépare complètement
l'espace intérieur, et s'oppose à ce que rien d'étranger n'y pénètre. Ce symbole est donc très propre à faire discerner
l'ordre « naturel » de la création et l'ordre « surnaturel » de la grâce. Rappelons cette distinction.
La cause première de tous les êtres créés est la Toute-Puissance Divine, c'est-à-dire Dieu ut Unus. D'où résulte que la
similitude qui rattache l'effet à sa cause ne se rapporte qu'à ce qui en Dieu est « Un », c'est-à-dire, aux attributs essentiels
de la nature divine. Par conséquent, lorsque la raison remonte des créatures au créateur par voie de causalité, elle peut bien
parvenir jusqu'à la connaissance d'une substance, une, infinie, éternelle, immuable, sage, bonne, toute-puissante ; mais sans qu'il
lui soit possible de soupçonner des mystères plus intimes. La révélation, et la révélation seule, peut nous faire connaître, non
seulement la réalité, mais la possibilité même de la Trinité.
Cette conclusion n'est d'ailleurs qu'un corollaire d'une proposition plus générale. Dans tout ordre de choses, la cause finale
correspond à la cause première. Donc la fin naturelle de la « créature » est son « créateur », c'est-à-dire, Dieu ut Unus.
L'homme, considéré dans sa propre nature, ses aspirations et ses exigences, n'a pas d'autre bonheur final à attendre, qu'une
certaine participation de Dieu ut Unius, par voie de connaissance abstraite. Sa fin dernière, dans « l'ordre naturel »,
n'est qu'une approximation plus grande, laissant toujours entre Dieu et l'homme la distance qui sépare la cause de l'effet.
Quant à l'ordre « surnaturel », il consiste, suivant la révélation, dans une participation divine, en vertu de laquelle l'homme
devient fils adoptif du Père, frère et cohéritier du Fils, temple du Saint-Esprit. C'est une élévation qui fait pénétrer l'homme
dans la famille de Dieu. Pour cela, il faut que le triangle s'ouvre à cet accès ; il faut qu'une influence de vie divine descende
dans la créature pour lui donner une nouvelle force et une nouvelle opération, comme le feu pénètre dans le fer pour le rendre brûlant.
En un mot, il faut une grâce « surnaturelle » qui rattache l'homme à Dieu ut Trino, et qui lui donne de participer aux
opérations de Dieu ut Trini.
Par là même, on reconnaît que l'élévation à l'ordre surnaturel est totalement gratuite. Dieu aurait pu créer l'homme, tel qu'il est
par nature, sans l'appeler à la vision béatifique, sans le doter de la grâce sanctifiante, et se borner à le conduire par sa providence
vers une fin conforme à la nature humaine.
C'est ainsi que sont réfutées d'un seul coup les erreurs de Baius et de ses successeurs.
- CHAPITRE III -
DIFFICULTÉS RÉSULTANT DE CE CONCEPT
§ 1. — Ces difficultés lui sont inhérentes.
La théorie latine est belle, d'une simple et large synthèse. Pourrait-il en être autrement, puisqu'elle
est le fruit de génies tels que saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas ? Mais quel que soit le génie humain, quelle que soit
même l'assistance divine donnée à ces Docteurs, il faut toujours que la raison s'incline devant le Mystère, et qu'au terme d'explications
très claires on aboutisse à des obscurités impénétrables. Disons plus : il faut que toute théorie rationnelle d'un tel mystère
fasse voir l'insuffisance humaine par des difficultés insolubles, et qui surgissent du fond même de cette théorie.
Signalons quelques-unes de ces difficultés.
§ 2. — Première difficulté : relative aux processions divines.
Le Fils procède de l'intelligence divine. Or l'intelligence est une faculté de nature ; elle est donc
identiquement la même dans les trois personnes. Le Père, le Fils, le Saint-Esprit n'ont qu'une même et identique pensée. Comment
se fait-il donc que le Fils soit le terme d'une pensée qui est sienne ? Peut-il procéder de soi-même ? Pourquoi ne procède-t-il pas
du Saint-Esprit dont la pensée est celle du Père ?
Il en est de même de l'acte d'amour. La volonté est une faculté de nature ; par conséquent son acte essentiel est identiquement un
dans les trois personnes. C'est même en s'appuyant sur cette identité de l'amour que l'on explique pourquoi le Saint-Esprit procède ab
utroque par une seule et identique procession. L'explication est séduisante ; mais, à la poursuivre sans précaution, on arriverait
à conclure que le Saint-Esprit procède de soi-même.
Ces difficultés ont toujours fait le tourment de l'École. Pour les résoudre, on fait appel à des distinctions subtiles entre
l'intellection et la diction, entre l'amour dans son principe et dans son terme. Mais, de bon compte, ces réponses ne
doivent-elles pas une partie de leur force à leur obscurité même ? — De plus, on a beau faire : toutes ces analyses psychologiques
restent dans l'ordre de la nature et ont trait aux opérations de la nature. Comment donc espérer y trouver une distinction des
personnes, puisque la foi enseigne que chaque personne divine possède toute l'essence avec toutes ses opérations essentielles,
quelle que soit l'analyse logique de ces opérations ?
Mieux vaudrait se rappeler que la théorie psychologique de saint Augustin ne fournit qu'une image de l'impénétrable mystère, et se
débarrasser de la difficulté par l'adage : Omnis comparatio claudicat - toute comparaison est bancale. À cette modeste réponse,
on en préfère une autre de plus grande tournure. On dit que le Fils procède de l'intelligence divine, mais « en tant » que c'est
l'intelligence du Père. On dit que le Saint-Esprit procède de la volonté divine, mais « en tant » que c'est la volonté commune du
Père et du Fils.
J'accepte ces phrases, puisqu'il n'y a pas d'autre moyen de répondre à l'objection. On les comprend, paraît-il. Pour moi, à parler
franc, je n'y vois qu'une habile manière de se replier en bon ordre.
§ 3. — Deuxième difficulté : relative aux vestiges de la Trinité.
La seconde difficulté a trait aux rapports entre Dieu et ses œuvres extérieures.
Saint Augustin, avec sa subtilité ordinaire, avait découvert dans les créatures ce qu'il appelle les « vestiges » de la Trinité.
Saint Thomas reconnaît ces vestiges délicats, et cherche à les rattacher aux notions personnelles. Dieu, dit-il après son Maître,
est cause des créatures par son intelligence et par sa volonté, comme un ouvrier ou un artiste.
Or un ouvrier opère par le verbe qu'il a conçu dans son intelligence, et par l'amour qui rapporte sa volonté
à quelque chose. Donc Dieu le Père produit la créature par son Verbe qui est le Fils, et par son Amour qui est le Saint-Esprit.
D'où résulte que les processions des personnes sont les raisons de la production des créatures, en tant que ces processions
contiennent les attributs essentiels de science et de volonté.
S. Thomas, I, q. 45, a. 6.
On doit donc s'attendre à trouver, dans les créatures, soit « des vestiges » qui signalent cette causalité sans en représenter la forme, soit des « images » qui en reproduisent la forme par une certaine ressemblance.
Dans les créatures raisonnables qui possèdent intelligence et volonté, on découvre une représentation de la Trinité
par manière d' « image », en tant qu'on rencontre chez elles verbe conçu et amour. Mais dans toutes les créatures, on découvre
une représentation de la Trinité par manière de « vestiges », en tant que l'on constate dans chaque créature certains caractères
qu'il est nécessaire de ramener aux divines personnes comme en leur cause.
S. Thomas, I, q. 45, a. 7.
Cette considération est grandiose ; mais il est difficile de la faire concorder avec ce principe que la création est l'œuvre de la nature divine, comme l'a prouvé saint Thomas par l'argument rapporté un peu plus haut. Le saint Docteur ne pouvait omettre une telle objection, et voici dans quel syllogisme il se la propose :
L'effet ne représente que sa cause.
Or la causalité des créatures appartient à la nature commune, et non aux relations suivant lesquelles les personnes sont distinguées
et multipliées.
Donc on ne trouve pas dans la créature le vestige de la Trinité, mais seulement celui de l'unité d'essence.
À cette objection si nettement posée, saint Thomas se contente de répondre :
Les processions des personnes sont, elles aussi, cause et raison de la création de quelque manière, comme
il a été dit.
Ibid., ad 3um.
De quelque manière, aliquo modo : — j'avoue que ce mot un peu vague me laisse en suspens. Pour maintenir la
réalité objective de ces vestiges, dois-je admettre que les causalités des personnes divines se distinguent comme les personnes
elles-mêmes ? Pour maintenir l'unité de causalité divine, dois-je considérer la comparaison de l'ouvrier comme un simple rapprochement
ingénieux ?
Il faut croire que les anciens scolastiques ont partagé cette même hésitation ; car ils ont un mot et une théorie qui semblent
une sorte de juste milieu. Je veux parler de l'appropriation. Le mot date du moyen âge ; je ne sache pas qu'on le trouve
dans les Pères, du moins avec son sens scolastique ; mais la théorie a son germe dans le traité De la Trinité, où saint Augustin
a semé tant d'idées.
§ 4. — De « l'appropriation ».
Nous avons entendu saint Thomas nous dire que les processions sont les raisons des créatures, « en tant
que ces processions contiennent les attributs essentiels de science et de volonté ». Que faut-il bien entendre par là ? Saint Thomas
nous l'explique dans un autre passage, qu'on peut résumer comme il suit :
La Trinité des personnes ne peut être découverte par la raison ; mais une fois connue par la révélation, on peut en rendre plus
manifestes les caractères. Or les attributs essentiels de Dieu nous sont mieux connus, puisque nous pouvons les découvrir par
la simple raison. Il convient donc de rechercher, dans les distinctions et les rapports de ces attributs, certains concepts qui
nous fassent mieux saisir les distinctions et les rapports des personnes. Et cette manifestation des personnes par les attributs
essentiels se nomme appropriation (S. Thomas, I, q. 39, a. 7).
C'est ainsi, dit-il dans l’article suivant, que saint Au¬ustin approprie au Père l'unité, au Fils l'égalité, au Saint-Esprit la
concorde. C'est ainsi encore qu'on approprie au Père la puissance, au Fils la sagesse, au Saint-Esprit la bonté (Ibid., a. 8).
Toutes ces « appropriations » sont ingénieuses. Mais, je le répète à ma honte, ce mot ne me semble être qu'un expédient voilant la
difficulté plutôt que la dénouant. À mes yeux, l'objection demeure dans toute sa force.
— Ou bien ces vestiges tiennent à l'essence de la créature, et cependant cette essence ne dépend que de l'essence divine où tout
est un et identique.
— Ou bien ces vestiges ne sont que des signes surajoutés par le Créateur pour manifester un ordre surnaturel, et alors ces vestiges
sont dans la créature choses aussi accidentelles que la marque de fabrique sur un coffre ou un sabre.
Lorsque nous étudierons la théorie grecque des processions divines, nous aurons à revenir sur les appropriations. Mais déjà nous
pouvons soupçonner que nous ne retrouverons pas les mêmes explications. Car la théorie de l'appropriation est fondée sur la
méthode scolastique, qui envisage la nature divine avant les personnes.
Pour le prouver, il suffit de l’article même où saint Thomas expose cette théorie. Il présente la difficulté précédente sous
une forme logique :
- Le propre précède l'approprié, car le propre entre dans la raison de l'approprié.
- Or les attributs essentiels, suivant notre manière de concevoir, précèdent les personnes, comme le commun précède le propre.
- Donc les attributs ne doivent pas être appropriés.
Et il répond :
Bien que l'attribut essentiel dans sa raison propre précède la personne, suivant notre manière de concevoir ;
cependant, dans sa raison de caractère approprié, rien n'empêche qu'il ne vienne après le propre de la personne. C'est ainsi que
la couleur est postérieure au corps, en tant que corps ; et cependant elle précède par nature le corps blanc, en tant que blanc.
S. Thom., I, q. 39, a. 7, ad 3um.
Je laisse au lecteur le soin de méditer cette réponse subtile. Je me contente de faire observer que cette analyse logique répond bien à la visée latine, qui tombe d'abord sur la nature avant d'atteindre la personne.
§ 5. — Troisième difficulté : relative à la subsistance absolue de Dieu.
La même difficulté, se présentant sous une autre forme plus métaphysique, a donné lieu à ces obscures
discussions, à ces fastidieuses disputes, qui ont jeté je ne sais quelle aridité sur le traité de la Trinité. Je veux parler des
subsistences absolues et relatives.
Cette question surgissait forcément de la méthode que j'ai appelée scolastique. Puisque, pour atteindre l'individu concret, la
pensée philosophique tombe d'abord sur la nature et poursuit jusqu'au suppôt, le théologien qui médite sur la Trinité conçoit
d'abord la nature divine, puis complète sa pensée par le concept des trois termes personnels. Certes, il affirme l'identité
réelle de cette nature et de ces trois personnes ; mais puisqu'il y a chez lui succession de deux concepts, il peut arrêter sa pensée
au premier sans passer au second. C'est ce qu'on appelle avoir un concept « précisif », praecisivum. — Encore une fois,
la théorie latine de la personnalité est ainsi construite, que le théologien ne puisse point penser aux personnes sans penser à
la nature divine, mais qu'il puisse, sans penser aux personnes, méditer sur la nature praecisive sumpta.
Mais voyez ce qui résulte de cet arrêt de la pensée : La nature divine est l'essence même de Dieu ; donc elle est l'Être infini et
substantiel ; donc elle est l'existence même absolue et nécessaire. Voici déjà la nature divine conçue praecisive, comme une
substance parfaite existant par soi-même en vertu de son absolue nécessité. — Ce n'est pas tout. Plus une substance est parfaite,
plus elle subsiste en soi-même, c'est-à-dire, plus elle est indépendante, dans son existence, de tout ce qui n'est pas son être.
Une substance infiniment parfaite est donc parfaitement subsistante, et la substance absolument existante possède une subsistence
absolue. En vertu de cette déduction logique, Cajétan, et à sa suite l'école thomiste, enseigne qu'en Dieu, outre les subsistences
relatives constitutives des personnes, son unique substance possède une subsistence absolue.
J'exposerai cette opinion d'après Billuart [Charles René Billuart, théologien français, né en 1685 à Revin (Ardennes), mort en 1757.
Il fut provincial des Dominicains, et a publié un Cours de théologie d'après Saint-Thomas], à cause de la clarté et de la franchise
toutes françaises de son style et j'aurai soin
de mettre son texte même en présence de ma traduction. Il nous sera intéressant de suivre cet auteur, surtout pour constater
quel est l'ordre et la succession des visées dans son concept de la Trinité (Billuart, De Trinitate, dissertatio 4a, art. 3).
Billuart fait d'abord remarquer que la « subsistence » emporte quatre choses, savoir :
1° L'unité numérique et individuelle ;
2° L'indépendance de toute autre substance, c'est-à-dire la propriété de se soutenir soi-même et en soi-même ;
3° L'incommunicabilité qui est le caractère propre de la personnalité ;
4° Enfin, cet état concret, en vertu duquel un être subsistant dispose de sa propre nature comme d'une chose qui lui appartient, d'où
l'axiome : actiones sunt suppositorum. C'est ce qu'on exprime, en disant que le suppôt subsistant est le principium QUOD, tandis
que sa nature n'est que le principium QUO.
Ces notions rappelées, Billuart poursuit.
Il est certain 1° que la substance divine est numériquement une.
Il est certain 2° que Dieu « considéré en lui-même, abstraction faite des personnalités », n'est pas incommunicable et, en ce sens,
n'est pas une personne. — « Certum est Deum secundum se consideratum remotis personalitatibus, non esse incommunicabilem, adeoque
nec esse suppositum seu personam quae essentialiter importat incommunicabilitatem. » Autrement, dit Billuard, il y aurait
quatre personnes, ce qui est contre la foi.
Mais, continue-t-il, la difficulté est de savoir si, en Dieu « considéré en lui-même », il y a une subsistence absolue, quant à l'indépendance
intrinsèque et quant à la constitution d'un être concret, principe opérant. — « Difficultas est utrum in Deo, secundum se considerato,
detur subsistentia absoluta, quoad perseitatem independentiae ac constitutionem concreti et principii quod operandi ».
Billuart déclare : « Hors de l'École de saint Thomas, la plupart des théologiens sont pour la négative. Mais les thomistes l'affirment
communément, et avec eux plusieurs étrangers ». En bon thomiste, il pose donc la thèse suivante, dont les termes et les preuves mettent en
évidence la succession des concepts, telle qu'elle vient d'être exposée.
« Je dis : En Dieu, considéré en soi et avant les relations et les personnes, il y a une subsistence absolue, en vertu de laquelle Dieu
existe par soi-même, indépendamment de tout autre suppôt, et est constitué principe opérant. — « Dico : in Deo secundum se considerato et
relationibus ac personis praeintellecto, datur subsistentia absoluta, qua existit per se independenter ab alio sustentante, et constituitur
principium quod operandi ».
Après avoir apporté à l'appui quelques textes de saint Thomas, notre auteur donne trois preuves de sa thèse.
1° Dieu, considéré en lui-même et avant les personnes, — secundum se consideratus et ut personis praeintellectus, — crée et opère
à l'extérieur, puisque toutes ses œuvres sont indivisiblement communes à la Trinité. De plus, dans ce premier instant de raison,
in illo priori, on le conçoit intelligent et voulant. On trouve donc déjà en lui un principium quod d'opérations externes et
internes. Donc il est déjà subsistant, suivant l'axiome : Actiones sunt suppositorum.
2° « Subsister est la plus grande perfection, car c'est la manière d'être la plus parfaite. Or, toute perfection convient à Dieu considéré
en soi et avant les personnes, — Deo secundum se considerato et personis praeintellecto. — Donc... La mineure est claire. Car Dieu,
considéré en soi et avant les relations, — Deus secundum se consideratus et praeintellectus relationibus, — est acte pur, infini.
Il est l'Être-même en soi, par soi, indépendamment de tout autre ; et d'ailleurs il ne reçoit des relations aucune perfection, comme
nous l'avons dit plus haut, mais bien plutôt il leur fournit la sienne propre, — sed potius suam illis tribuit. — ... Donc... »
Je ne rapporte pas le troisième argument, qui revient aux précédents, et qui commence ainsi : « Deo antecedenter ad personas convenit
esse seu existere per se et ut quod ; ergo et subsistere. » L'exposition précédente suffit pour faire voir comment, dans l'ordre
des concepts, la nature précède la personne, et peut arrêter la pensée sur elle-même, praecisive.
Étant donnée cette succession, les arguments de Billuart sont puissants, à ce point que Suarez s'est rangé à l'opinion de Cajétan.
En cela, le célèbre jésuite n'est pas suivi par les autres grands théologiens de sa Compagnie, tels que Tolet, Vasquez, Valentia. En général,
la plupart des théologiens qui ne sont pas du même Ordre que Cajétan combattent cette subsistence absolue, soit parce qu'elle paraît
introduire la quaternité dans la Trinité, soit parce que ce langage est contraire à celui des Pères. Tolet, en particulier, est très dur
pour une opinion qui lui semble un danger pour la foi, en ce sens qu'elle avoisinerait le sabellianisme (Tolet., in S. Thomam, I,
q. 38, a. 4).
§ 6. — Discussion de l'opinion de Cajétan .
(1468 - 1534). Cajétan fut originaire de Gaète (en latin Caieta, d'où son nom de "Caietanus", ou "Cajétan" en français). Dominicain italien, il fut pendant un temps Maître général de l'Ordre. Il enseigna la de théologie à Padoue, puis il fut chargé de nombreuses missions par les papes Jules II et Léon X. Il fut nommé évêque de sa ville natale (1519), avec le chapeau de cardinal. Envoyé en Allemagne comme légat, il a infructueusement tenté de ramener Martin Luther à la foi catholique-romaine. Cajétan est célèbre pour ses commentaires philosophiques, son commentaire de la Somme théologique de Thomas d'Aquin, ainsi que pour sa de controverse anti-luthérienne.
Tolet, pour combattre l'opinion de Cajétan, fait surtout appel à des principes dogmatiques. On peut,
ce me semble, corrober cette réfutation, en discutant les raisonnements que Billuart fait valoir.
Dans tous ces arguments on constate la même faute. Après avoir distingué très exactement entre le « suppôt » ou principium quod
et la « nature » ou principium quo, Billuart commet un transitus, pour conclure de l'unité de principium quo à
l'unité de principium quod.
Montrons par un exemple cette erreur de logique. Un voyageur, parcourant un pays qui lui était complètement inconnu, observe que tous
les citoyens y sont régis par un même ensemble de lois et d'autorités administratives. Partout il constate l'ordre produit par une
subordination hiérarchique. Il devra nécessairement conclure à l'unité de « gouvernement » ; mais sera-t-il en droit de poursuivre
jusqu'à affirmer qu'il est dans une « monarchie »? La même organisation civile, la même autocratie ne pourraient-elles pas exister
avec un « conseil des Dix » ? Conclure de l'unité de « gouvernement » à l'unité « d'individu gouvernant », c'est confondre le principium
quod avec le principium quo.
- c'est-à-dire confondre l'unicité de la NATURE du gouvernement (principium quo), et l'unicité éventuelle de la PERSONNE qui gouverne (principium quod ou suppôt).
Un sophisme analogue a été signalé depuis longtemps par les Pères de l'Église. Aux sabelliens et aux ariens
qui s'appuyaient surla « Monarchie » divine, pour soutenir que le vrai Dieu est unipersonnel, les Docteurs répondaient : Depuis
quand une monarchie est-elle divisée, si un roi fait asseoir son fils sur son trône pour l'associer au gouvernement du royaume ?
Cette réponse nous ramène à notre sujet. En effet, puisqu'on introduit la raison dans la question de la subsistence divine, notre
devoir est de demander d'abord comment la raison connaît Dieu et ce qu'elle en connaît. C'est, n'est-il pas vrai, dans la créature,
ou, pour parler scolastiquement, dans la création passive, que nous connaissons la création active et le Créateur ;
c'est par la voie de causalité que nous remontons de l'effet à la cause. Or cette voie nous conduit au principium quo (nature), sans nous
faire parvenir au principium quod (personne).
La vue d'une horloge m'apprend que j'ai sous les yeux l'œuvre d'un horloger, c'est-à-dire d'un être intelligent et capable de fabriquer
et d'unir les divers rouages dans un même mécanisme. Mais j'aurai beau considérer l'œuvre, je ne saurai décider s'il faut l'attribuer
à Pierre ou à Paul, à un homme ou à une femme, ni même s'il faut en faire honneur à un seul ouvrier plutôt qu'à plusieurs travaillant
ensemble. Encore un coup, la causalité efficiente reste dans l'ordre de la nature et n'atteint pas l'ordre de la
personne. Elle conduit à la cause principium quo (nature), elle ne peut parvenir à la
cause principium quod (personne).
Ce que j'ai dit d'une horloge doit s'appliquer à la création. La raison, partant des créatures, peut démontrer l'existence
d'une « Nature » créatrice, une, éternelle, infinie, parfaite, toute-puissante, substance indépendante de toute autre.
La créature visible, dit saint Paul, nous révèle la vertu éternelle et la divinité : « Ce qu’il y a d’invisible depuis la création
du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité » (Rom., I, 20). Or cette « vertu divine »,
c'est le principium quo de la création. La raison va jusque-là, et ne peut aller plus loin. La question du principium quod
est hors de sa sphère.
Ces réflexions ne sont pas de moi. Elles ne sont que la reproduction de l'argument bien connu, par lequel saint Thomas démontre
que la raison ne peut parvenir à la connaissance de la Trinité (S. Thomas, I. q. 32, a. l), et cet argument vaut aussi contre
Cajétan en montrant qu'il a commis un transitus.
Ce transitus s'opère d'ailleurs par un pont bien court, qui consiste dans un seul mot à double signification. C'est le mot :
Deus, qui peut être pris, ou comme signifiant un « suppôt », ou comme signifiant une « nature ». Aussi bien, pour énerver
tous les arguments de Billuart, il suffit de lever l'ambiguïté de ce mot dans toutes les phrases que j'ai citées plus haut.
— « In Deo secundum se considerato et relationibus praeintellecto. — Deus secundum se consideratus et ut personis praeintellectus ».
— À la place du mot Deus, mettez les mots : natura divina, ou même, si vous le voulez : substantia divina.
Les arguments de Billuart restent excellents pour qui admet la visée latine ; mais ils ne prouvent qu'une chose, à savoir, que la
nature divine est nécessairement subsistante. La raison, en effet, va jusque-là ; mais elle ne peut aller plus loin, et la foi
nous enseigne que cette unique nature subsistante subsiste dans trois personnes ou subsistences.
- CHAPITRE IV -
RÉSUMÉ DE CETTE ÉTUDE
§ 1. — Utilité et danger de la théorie précédente.
J'ai exposé les beautés et les difficultés de la théorie scolastique. Ces beautés sont telles, qu'il faut
y voir un rayon de la vérité. Il y a tel accord entre les dogmes révélés et l'enchaînement logique des déductions, qu'on doit
reconnaître dans la théorie psychologique une vraie manifestation du mystère par voie de comparaison. Mais les difficultés nous
prouvent, comme on devait s'y attendre, que cette manifestation n'est que partielle, et ne laisse entrevoir qu'un côté de
l'incompréhensible réalité.
Tout en profitant des avantages de cette théorie, soit pour écarter l'hérésie, soit pour systématiser l'enseignement orthodoxe,
il faut donc prendre garde de s'y renfermer et de s'y reposer comme dans une œuvre définitive. Il n'y a d'immuable que la foi.
Quant aux expositions théologiques, elles sont, tout ensemble, et permanentes et progressives. — Permanentes, car elles possèdent
le dogme, principe d'incorruptibilité ; — progressives, car il s'y mêle un élément rationnel susceptible de perfectionnement,
et c'est là le progrès dont parle si éloquemment saint Vincent de Lérins.
Sans doute la distinction, entre Dieu Ut unus et ut Trinus - consitéré en tant qu'UN ou en tant que TRINE - a rendu
de grands services à la théologie, en distinguant l'ordre naturel et l'ordre surnaturel. La philosophie, de son côté, en a profité.
On a construit toute une théodicée, démontrant rationnellement l'existence et les attributs essentiels d'un Dieu unique,
infini, subsistant, PERSONNEL, créateur, et proviseur du monde, sans qu'on ait eu besoin de faire la moindre allusion à
des mystères que la raison ne soupçonne pas. Poursuivant dans cette voie, on a établi didactiquement toute une morale naturelle,
toute une religion naturelle, sur cette simple notion d'un Dieu créateur, infiniment juste et bon, comme si ce Dieu était
une personne unique.
Il est bien vrai : lorsqu'on veut rejoindre cette religion « naturelle » à la religion « catholique » afin de l'y fondre, on rencontre
quelques difficultés, dont on ne triomphe qu'à l'aide de certaines thèses imposées plutôt que démontrées : par exemple, la nécessité
morale de la révélation pour connaître la religion naturelle, et la nécessité morale de la grâce pour accomplir toute la loi
naturelle. Mais ces petits frottements ne sont sentis que par les théologiens de profession. Ce qui me préoccupe davantage,
c'est la perfection même à laquelle la Scolastique a amené la théodicée rationnelle. J'en admire l'ensemble ; mais je crains un peu
qu'un édifice si beau ne fournisse à nos rationalistes prétexte pour mépriser les dogmes de la Foi, comme des surcharges inutiles.
Cette théodicée naturelle a passé jusque dans la prédication chrétienne. Sans doute, ou prêche Jésus-Christ ; il le faut bien,
puisque les mystères, de la Rédemption sont tout notre salut. Mais on entretient peu les fidèles du mystère de la sainte Trinité,
sauf parfois dans quelques spéculations sublimes sur la pensée divine. En revanche, on parle beaucoup de « Dieu », à la manière
des philosophes, ou, si l'on aime mieux, à la manière de Cajétan, c'est-à-dire en présentant un Dieu à subsistence absolue,
sans s'occuper des personnes divines. On dit bien que le mot « Dieu » signifie les trois personnes in confuso. Soit ; mais
cette confusion, ce vague n'est pas pour instruire le peuple des divines relations que le chrétien a contractées avec chacune
des trois personnes. On parle peu de cette vie surnaturelle. — À qui la faute? — Aux fidèles incapables de comprendre ces vérités ?
— Mais n'est-ce pas aux prédicateurs et aux catéchistes d'ouvrir l'esprit des fidèles ? Et s'ils ne le font pas, ne serait-ce
pas qu'eux-mêmes ont été rebutés par les aridités dialectiques dont est hérissé le traité de la Trinité dans la plupart des
cours de théologie ?
§ 2. — Devoir nouveau des théologiens.
Les réflexions précédentes ont pour but d'aiguillonner l'ardeur des théologiens. Saint Thomas, leur
appliquant un texte de Job, les compare à des bœufs qui labourent, tandis que les fidèles paissent à côté d'eux comme d'humbles
ânesses (S.Thomas, II, II, q. 2, a. 6). Eh bien, le bœuf ne doit pas se coucher dans le sillon, sous prétexte qu'il a déjà tracé
une ligne bien droite. Pour faire rendre à la terre tout ce qu'elle peut, il faut la retourner toujours et en tous sens.
Parlons sans figure. Ce serait une erreur de croire que les théologiens puissent s'endormir sur les travaux de leurs devanciers,
et se contenter de traités consacrés par l'usage. Il faut de temps en temps rendre une vigueur nouvelle à la science sacrée,
en la faisant sortir de l'ornière. Et comment obtenir ce renouveau ? — Par l'énergie d'une conception nouvelle ? — Non certes,
puisque la théologie n'est pas une science humaine ayant ses origines dans la raison ; mais par un retour aux sources de la
tradition doctrinale.
Voilà pourquoi Léon XIII recommande à tous de revenir à saint Thomas, parce que c'est la source d'où sont dérivés tous les ruisseaux
de théologie moderne. Mais la pensée du Pontife est encore plus haute, et son regard va plus loin. En rétablissant le culte
des Docteurs grecs, il nous invite à remonter jusqu'à ces sources plus vives encore, parce qu'elles sont plus voisines
de l'effusion primitive.
Il est donc utile d'étudier comment ces Docteurs, chargés les premiers de défendre le mystère de la sainte Trinité, ont adapté
leur raison à concevoir le dogme trois fois saint. Mais ne cessons point de le répéter : pour bien comprendre ces Grecs, il faut
nous dépouiller autant que possible de nos habitudes intellectuelles, et prendre les leurs. J'ai déjà montré comment leur façon
de concevoir la personne était différente de la nôtre. C'est ce concept grec que nous devons adopter dans la nouvelle étude
où nous allons maintenant nous engager.