Précédemment, nous avons pu prendre connaissance des Études I à VII du Père Théodore de Régnon, qui constituent le premier volume de son monumental ouvrage sur la Théologie trinitaire. Maintenant, nous abordons directement l'Étude XIII, qui commence le troisième volume de cet ensemble. Le deuxième volume comprend l'étude de la pensée scolastique, que nous n'abordons pas pour le moment. En effet, notre priorité s'adresse à ce que le Père Théodore appelle la théorie grecque qui est pour nous la théologie trinitaire orthodoxe. Si Dieu nous prête vie, nous traiterons ultérieurement de la pensée scolastique, en un autre endroit. - À l'heure actuelle, familiarisons-nous avec quelques-unes des plus grandes figures de la patristique grecque.
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Objet de cette ÉtudeOBJET DE CETTE ÉTUDE
ans le premier volume de ces Études, j'ai montré que la plus complète communauté de foi a
toujours régné entre les Églises orientale et occidentale ; mais que, cependant, les méthodes d'exposer et de défendre le dogme
furent quelque peu différentes. J'ai cru reconnaître que cette variété de langage tenait à une diversité de visées philosophiques ;
les grecs visant d'abord la personne, et les scolastiques visant d'abord la nature.
Lorsqu'il s'agit, non plus seulement de formuler la foi, mais d'appliquer la raison à en scruter la beauté, on doit s'attendre
encore à une plus grande variété dans les développements philosophiques.
Les scolastiques du treizième siècle nous ont fourni un bel exemple de cette abondance dans les théories rationnelles au sujet
des processions divines. Et cependant, ces théories sont nées dans un même milieu, au sein d'une même université, sur un
même fond philosophique.
De pareils liens n'existèrent pas entre les Pères orientaux. Variété de nationalités, d'éducation, de circonstances, d'ennemis à
combattre : tout concourait à jeter dans des voies différentes ces antiques théologiens. Élevés dans des écoles philosophiques
opposées ; s'adressant, les uns aux fidèles pour les instruire, les autres aux hérétiques pour les confondre ; tantôt prouvant
le dogme par l'Écriture, tantôt retournant contre les sophistes leur propre dialectique ; tous combattaient sans doute sous
le même drapeau et pour la même foi ; mais un peu à la manière des anciennes batailles, où l'initiative personnelle avait
une si grande part.
Cette variété d'allure, tout en nous promettant une abondante moisson de belles pensées, nous prémunit contre la tentation de
réunir la dogmatique orientale dans un même système rationnel. À mon avis, le seul moyen de connaître l'exacte pensée d'un docteur
grec est de le citer longuement afin de se familiariser avec elle. J'ajoute qu'il est important de prendre connaissance de son génie
propre et du milieu où il a vécu.
Voilà pourquoi je présente d'abord au lecteur une étude sur les principaux docteurs du quatrième siècle, qu'on peut appeler
le siècle de la Trinité. Mais une époque ne peut point être séparée de ce qui l'a préparée et de ce qui l'a suivie. Je ferai
donc aussi connaître deux docteurs qui ont préparé cette grande dogmatique, et deux docteurs qui en ont recueilli les fruits.
- CHAPITRE I -
DOCTEURS ANTÉRIEURS
ARTICLE I
Origène
§ 1. — Procès au sujet de son orthodoxie.
Il est impossible de parler de la patristique grecque, sans saluer la grande figure d'Origène, qui semble
concentrer en lui seul la gloire du Didascalion alexandrin. Je ne veux point entrer dans le procès ouvert au sujet de
son orthodoxie. Petau s'est montré particulièrement dur pour le célèbre Maître. Mais on a repris avec une grande érudition
la défense de l'accusé , et sa cause semble gagner de jour en jour.
Peut-on espérer de dirimer ce litige d'une façon péremptoire? J'en doute. On ne pourrait, en effet, y parvenir qu'en recourant
aux témoignages primitifs. Or, dès l'origine, on rencontre les sentiments contradictoires, et les plus grands noms sont engagés
dans une querelle qui fut toujours acrimonieuse. Du côté de l'attaque, saint Jérôme et saint Épiphane - du côté de la défense,
saint Grégoire le thaumaturge et Didyme.
Et pourtant quels hommes étaient plus capables de porter un jugement en connaissance de cause ? Pour n'en citer que deux, Didyme
était assis dans cette chaire du Didascalion, qu'Origène avait illustrée, et saint Épiphane s'était astreint à
lire tout ce qu'il avait écrit (S. Jérôme, contra Rufinum, lib. 2).
Un passage de saint Jérôme fournit, peut-être, l'ex¬plication de ces divergences. Il écrit à Rufin, qui reprochait aux hérétiques
d'avoir falsifié les œuvres d'Origène.
Certes, Didyme est catholique : nous-mêmes avons traduit en latin son livre "Sur le Saint-Esprit".
Il n'a donc pu consentir à ce que les hérétiques introduisissent leurs erreurs dans les œuvres d'Origène. Lui-même a composé,
sur le "Periarchon" que tu as interprété, de brefs commentaires dans lesquels il ne nie pas que ce qu'on y lit ait été écrit
par Origène. Mais il s'efforce de persuader que nous sommes des hommes trop simples pour avoir compris ces passages, et qu'ils
peuvent être interprétés dans un bon sens. Je ne parle ici que du dogme relatif au Fils et au Saint-Esprit. Pour les autres dogmes,
Eusèbe et Didyme adoptent ouvertement les opinions d'Origène que toutes les Églises réprouvent, mais auxquelles ces auteurs
donnent un sens pieux et catholique.
S. Jérôme, contra Rufinum, lib. 2, § 11.
De ce passage, il ressort que Didyme, vivant au sein du Didascalion, s'appuyait sur une tradition orale pour interpréter Origène dans un sens catholique. Quant à saint Épiphane et saint Jérôme, ils ne connaissaient le Maître que par la lecture de ses œuvres. Or, déjà on les corrompait par d'impudentes interpolations, et d'ailleurs on sait que les livres, réduits à eux-mêmes, se défendent mal.
§ 2. — Conciliation des parties contraires.
Saint Épiphane eut donc raison d'attaquer ces livres, à cause des erreurs qu'il rencontrait dans
la lettre, et Didyme eut pareillement raison d'en défendre l'esprit, tel qu'il existait dans la tradition du Didascalion.
Saint Jérôme eut raison d'accuser Rufin d'avoir retranché, sans avertir, certains passages suspects pour sauver la mémoire d'un Docteur
que l'hérésie prenait pour coryphée. Rufin eut raison de purifier les œuvres du plus grand des Alexandrins, afin que tant de science
et de génie ne fussent pas perdus pour l'Église catholique.
En résumé, il semble qu'Origène ait été orthodoxe au sujet de la Trinité, mais qu'il en ait parlé en des termes quelquefois
difficiles à comprendre pour les « gens simples », c'est-à-dire, peu habitués aux subtilités. Sur d'au¬tres questions,
sa curiosité l'a entraîné dans des erreurs que réprouve l'Église. Le manque de voies frayées ne peut-il pas servir d'excuse
à ces écarts ? Saint Augustin a-t-il perdu sa gloire, parce qu'il a hésité sur la création immédiate des âmes ? Peut-être pourrait-on
soutenir que Dieu, en donnant à la chrétienté naissante un pareil génie, a permis ses défaillances, pour que l'humilité de la foi
l'emportât sur la grandeur de la science, et qu'il restât bien établi que l'Église tient ses dogmes, non d'un nouveau Platon,
mais de douze pêcheurs ?
§ 3. — Appréciation de saint Athanase.
Quoi qu'il en soit, je me contente, pour mon compte personnel, d'une appréciation qui me semble l'emporter par voie d'autorité. Car elle est d'un docteur qui, d'une part, possédait la tradition du Didascalion, et qui, d'autre part, faisait passer la pureté de la foi par-dessus toute autre considération. Saint Athanase invoquant, en faveur de l'éternité du Fils, le témoignage d'Origène « ce bourreau de travail », tou philoponou Ôrigenous, le juge de la manière suivante :
Ce qu'il a écrit, comme en cherchant et s'exerçant, ne doit pas être pris pour sa pensée propre. Mais lorsque,
dans une dicussion et une exposition, il définit et affirme sans hésitation, alors on possède la pensée du « laborieux savant ».
C'est ainsi, qu'après une sorte de joute avec les hérétiques, il en vient à exposer sa propre doctrine, et qu'il dit : « L'image
du Dieu invisible est une image invisible ».
S. Athanase, De decretis Nicaen., § 27. — M. XXV, col. 466.
Nous joignons à ce texte une appréciation de l'oeuvre d'Origène, qui est due à la plume de Mgr. Ginoulhiac, évêque de Grenoble, en son deuxième Tome de l'Histoire du Dogme catholique pendant les trois premiers siècles de l'Église et jusqu'au Concile de Nicée (Paris - Auguste Durand, Libraire, 1866) Chapitre IV. p. 234 - 244.
I. Par ces principes et par les observations que nous venons de faire, on pourra expliquer, sinon justifier
entièrement, un célèbre passage d'Origène qui lui a valu l'imputation d'impiété et d'arianisme, et qui a exercé la sagacité
de ses défenseurs. Nous allons le soumettre à un examen sérieux.
Ce n'est point que les opinions erronées qui pourraient
s'y rencontrer intéressent essentiellement la tradition de l'Église sur la divinité du Verbe ; nous ne croyons même pas qu'on
puisse, sur ce passage, asseoir un jugement suffisamment éclairé relativement aux vrais sentiments d'Origène, soit parce qu'on
ne doit pas juger un auteur sur un seul endroit de ses livres, surtout lorsque les ouvrages qui nous en restent ont été corrompus,
soit parce que l'ouvrage particulier auquel ce passage est emprunté est une de ces œuvres de sa jeunesse, où Origène semble
jouer aux dés, comme parle saint Jérôme, et où, pour montrer que la doctrine catholique n'est pas moins féconde que la
Gnose en interprétations subtiles ou relevées, il paraît quelquefois ne connaître ni mesure dans ses pensées, ni règle dans son
langage.
Mais il est bon que nous insistions sur l'examen de ce passage, parce qu'il est allégué dans toutes les histoires du dogme
et de la philosophie chrétienne, qu'il peut servir à donner une idée de la manière d'Origène à ceux qui ne la connaissent pas,
et surtout parce que, à travers les hasardeuses assertions dont il fourmille, nous y trouverons des preuves éclatantes de la foi
du troisième siècle à la divinité du Verbe.
Origène donc, expliquant le premier verset de l'Évangile de saint Jean, observe que l'Évangéliste a tantôt ajouté l'article au
nom de Dieu, et que tantôt il ne l'a pas fait, et cela afin d'indiquer une différence entre les Personnes auxquelles ce nom est
donné. « En effet, poursuit-il, lorsque le nom de Dieu est dit de l'auteur inengendré de toutes choses, saint Jean emploie l'article,
tandis qu'il le supprime lorsqu'il appelle le Verbe Dieu ».
Puis il se demande à lui-même si, comme il y a une différence entre
Celui qui est appelé Dieu avec l'article, et le Verbe qui est appelé Dieu sans l'article, il n'y a pas la même différence entre
celui qui est appelé le Verbe avec l'article et ce qui est simplement verbe, et il répond affirmativement, parce que celui qui
est appelé le Verbe est la source de tout verbe, le principe de toute raison.
Revenant alors à l'observation qu'il avait faite
à l'égard du nom de Dieu, il dit qu'au moyen de cette distinction on peut résoudre la difficulté qui trouble beaucoup de chrétiens
qui, reconnaissant que le Fils est Dieu, et craignant de professer deux dieux, sont exposés à donner dans des erreurs également
opposées et impies. « Car, ajoute-t-il, le Dieu par lui-même est celui qui est appelé Dieu avec l'article, selon la parole de
Jésus-Christ dans sa prière à son Père : La vie éternelle consiste à te connaître, toi qui es le seul Dieu véritable ; et tout
ce qui n'est pas le Dieu par lui-même, et qui est fait-Dieu par la participation de sa divinité, ne doit pas être appelé
proprement Dieu avec l'article, mais simplement Dieu. Ce nom de Dieu convient absolument au Premier-né de la création, lui qui
est le premier auprès de Dieu, qui tire en lui-même la divinité paternelle, et qui est bien plus grand que ces dieux
dont Dieu est le Dieu, et auxquels il dispense la divinité qu'il puise abondamment dans le sein du Père pour les faire dieux,
et leur distribuer ce don, suivant la bonté qui lui est propre.
Le Dieu véritable est donc le Dieu avec l'article, et ceux qui
sont formés-dieux à son image le sont comme les images du premier exemplaire ; mais l'image prototype de ces images
est le Verbe, qui était au commencement, qui est Dieu, qui demeure toujours Dieu en Dieu ; ce qu'il ne demeurerait pas s'il
ne demeurait dans la perpétuelle contemplation de la profondeur paternelle ».
Il est difficile, sans doute, de s'exprimer avec plus de hardiesse. Origène le sent, et pour faire cesser le scandale qu'il redoute
de cette affirmation que le Père seul est le Dieu véritable, les fidèles pouvant en con¬lure qu'il mettait au même rang celui
dont la gloire est au-dessus de toute la création, et ceux qui sont devenus dieux, à la différence qu'il avait signalée,
il en ajoute une autre : « Comme le Père, dit-il, est la source de toute divinité, le Verbe est la source de toute raison » ;
et ainsi il est ramené à la comparaison qu'il avait commencée et qu'il poursuit encore longtemps, en faisant les observations
les plus singulières et même les plus futiles.
II. Disons-le encore une fois : il est difficile de pousser plus loin la hardiesse que l'a fait Origène dans ce passage.
S'il se fût borné à dire que, lorsqu'il s'agit du Père et du Fils, saint Jean donne le nom de Dieu au Père avec l'article, pour
le distinguer du Fils, et que ce nom de Dieu avec l'article convient mieux au Père, parce qu'il est Dieu par lui-même, tandis que
le Fils tient du Père sa divinité, on pourrait contester la valeur de cette observation ; mais à cause de cela, sa foi ne saurait
être suspecte ; car il s'ensuivrait seulement que le nom de Dieu doit être donné au Père avec une attribution particulière, parce qu'il
est le principe, dans la Trinité.
Si, pour soutenir son observation, il se fût appuyé sur la parole du Sauveur en saint Jean, La vie
éternelle consiste à te connaître, toi qui es le seul vrai Dieu (Joann. 17 ; 3), en l'interprétant du Père seul, il se fût
écarté du sens vrai de cette parole ; mais cette interprétation n'impliquerait pas nécessairement autre chose qu'une appropriation
spéciale du nom de Dieu, faite au Père.
Si même, charmé de la comparaison qu'il avait imaginée entre Dieu le Père comme principe
de la divinité, et Dieu le Verbe, comme principe de toute raison, il se fût borné à des généralités, il eût fait une comparaison
peu exacte, il n'eût pas néanmoins été difficile de l'excuser. Mais ce qu'il y a d'intolérable dans ce passage, c'est qu'Origène
semble y ranger le Fils de Dieu dans la catégorie des êtres qu'il appelle faits-dieux par la participation du Père ; c'est
qu'il paraît nier que le Fils soit Dieu véritable, et supposer qu'il eût pu se faire qu'il ne demeurât pas dans la contemplation
de la profondeur paternelle, et par là cessât d'être Dieu.
III. Malgré ces excès, nous ne croyons pas qu'il soit impossible, sinon d'excuser entièrement cet esprit aventureux, du moins de
le défendre contre l'accusation d'arianisme dont il a été l'objet. Car d'abord le mot theopoioumenon n'avait pas de
son temps la signification précise qu'il a eue depuis. Il ne signifiait pas nécessairement dieu fait, dieu créé, mais aussi
Dieu produit, Dieu engendré, par opposition à celui qui est Dieu par lui-même.
Secondement, Origène a eu sans doute le
tort de comprendre, sous une même dénomination, le Verbe de Dieu et des dieux créés et improprement dits; mais il ne les range
pas dans la même catégorie : c'est d'eux seuls qu'il dit, à la différence du Verbe, qu'ils sont les dieux dont Dieu est le Dieu,
et qu'ils sont formés-dieux. Plus bas, il fait mieux, il distingue expressément le Verbe des dieux qui ne le sont
que par participation, c'est-à-dire par une dénomination extérieure ; et il se résume en disant qu'il a remarqué quatre choses
dans le nom de Dieu, « le Dieu avec l'article, le Dieu sans l'article, et les dieux », dont il a distingué un double ordre.
Ce n'est pas tout, Origène signale de la manière la plus nette les différences qui existent entre les puissances célestes
qui sont appelées dieux, dans l'Écriture, et le Verbe de Dieu. Non-seulement le Verbe est le premier auprès du Père, mais
il dispense l'être divin (le devenir dieu) aux autres dieux ; il les fait dieux par une bonté qui lui est propre.
Il est l'image de Dieu,
l'image archétype ; pour eux ils sont dieux, en tant qu'images de l'image ; ils ne sont pas images proprement dites, ils le sont
dans le même sens que l'est l'homme de qui il est écrit, non qu'il est l'image de Dieu, mais qu'il est fait à l'image de Dieu.
Ils sont appelés dieux, mais ils ne possèdent pas réellement la nature divine : elle leur est administrée, il leur en est fait
part ; mais, pour le Verbe, loin que la divinité du Père lui soit extérieure et étrangère, il tire en lui-même, dit Origène,
la divinité paternelle, il la puise abondamment dans le sein du Père, ce qui implique clairement qu'il est Dieu par une communication
réelle de la substance divine, et non par une attribution ou une participation extérieure.
Enfin le Verbe est le Dieu qui était en
Dieu depuis le commencement, qui était Dieu, qui demeure toujours Dieu, et si Origène ajoute qu'il n'est et ne demeure Dieu que
parce qu'il demeure dans l'abîme de la contemplation paternelle, c'est sans doute qu'appropriant au Père la divinité,
comme il appropriait au Fils la raison, il voulait faire entendre que, source suprême de toute raison, le Verbe ne l'était pas de
toute divinité, et qu'il n'était Dieu qu'à la condition de recevoir incessamment du Père la nature divine.
Ainsi, tout en disant que le Fils tient du Père la divinité, avec les puissances célestes qu'il appelle dieux, selon un langage que
nous avons remarqué ailleurs, le docteur alexandrin ne prétend pas néanmoins que ces puissances célestes la tiennent au même titre
et de la même manière que la tient le Fils ; il dit même expressément qu'elles la reçoivent et la possèdent d'une manière bien différente.
Tout en observant que le Père seul est le Dieu véritable dont parle le Sauveur, il ne nie pas que le Verbe possède réellement
la nature divine ; les termes qu'il emploie expriment, au contraire, une communication réelle de la divinité.
Le sentiment qu'il exposait
peut donc être orthodoxe ; mais embarrassé qu'il était pour trouver des expressions communes au Verbe et aux puissances célestes,
il s'est servi de termes répréhensibles, et qui, pris à la lettre, respirent le pur arianisme.
Ce qui nous confirme dans l'opinion favorable à Origène, c'est que non-seulement il professe formellement dans tous ses ouvrages
la doctrine de la consubstantialité, mais encore qu'il y émet des propositions directement contraires à celles qui semblent les plus
choquantes dans le passage que nous examinons.
Ainsi, lui qui paraît y tenir tant à ce qu'on ne donne qu'au Père le nom de Dieu
avec l'article, donne cependant ce nom avec l'article au Fils dans plusieurs de ses livres, et même dans ses tomes sur saint Jean ;
lui qui semble réserver au Père le titre de vrai Dieu, appelle ailleurs le Fils vrai Dieu.
Il comprend ici le Fils sous la dénomination
générale de Dieu fait par la participation du Père, et il venait de dire quelques lignes plus haut que « le Verbe n'est pas
fait en Dieu, ou quant à Dieu, comme s'il n'existait pas auparavant en Dieu, mais que c'est parce qu'il coexistait toujours au
Père, qu'il est écrit : le Verbe était en Dieu ». Et ensuite, d'une manière plus expresse : que « le Verbe est Dieu, non qu'il
soit devenu Dieu, mais parce qu'il était en Dieu ».
La divinité du Verbe tient donc, au sens d'Origène, à ce qu'il était en Dieu,
à ce qu'il coexistait éternellement au Père ; et l'on ne voit pas comment, après cela, il lui eût été possible de dire proprement
que le Verbe a été fait Dieu.
De plus, comme pour démentir toutes les assertions hardies du passage que nous examinons, Origène déclare
formellement, dans ses Fragments sur les Psaumes, que le Fils n'est pas Dieu par participation, mais par nature ; et constamment
il attribue l'immutabilité au Fils comme au Père. L'interprétation que nous avons donnée à ce passage est donc la plus probable,
à moins que l'on ne soutienne qu'il a été altéré. Il en résulte toujours que ce n'est pas principalement par cet endroit, unique
dans ses œuvres, qu'on doit juger des vrais sentiments d'Origène sur la divinité du Verbe.
IV. Quoi qu'il en soit de ces considérations, il est certain que, dans ce passage même, on peut découvrir des preuves bien éclatantes
de la foi publique de l'Église au troisième siècle, sur cet article capital de notre croyance. Origène y déclare en effet, non en cherchant,
en hésitant, mais en l'affirmant de la manière la plus expresse, que «ce sont des dogmes également faux et impies de nier la
personnalité du Fils en prétendant que sa propriété n'est pas autre que celle du Père, ou de nier sa divinité, en soutenant
que sa propriété et son essence personnelle est étrangère au Père, ou séparée du Père».
Ces expressions sont remarquables.
Elles montrent que l'Église réprouvait également ceux qui niaient la divinité du Fils et ceux qui méconnaissaient sa distinction
personnelle d'avec le Père. Elles montrent aussi que nier la divinité du Fils ou penser que son essence personnelle est étrangère
au Père, est séparée du Père, c'est la même chose.
Le Fils est donc Dieu parce que sa personne n'est pas étrangère au Père,
qu'elle subsiste dansle Père ; il l'est donc par une communication réelle de la divinité. D'ailleurs, c'est pour faire entendre
comment le Fils est Dieu avec le Père, sans courir le risque de paraître reconnaître deux Dieux, qu'Origène observe que
le Père est le principe de la divinité du Fils, observation qui n'aurait aucune valeur si la divinité du Fils était étrangère à
celle du Père ou subsistait séparément du Père.
Enfin, tant est grande la force de la tradition, telle était, au troisième siècle,
la certitude de la foi à la vraie divinité du Fils, qu'Origène, ne doutant pas que plusieurs fidèles ne tussent scandalisés
en entendant dire que le Père seul était le Dieu véritable, pour prévenir ce scandale, rappelle les différences qu'il avait signalées
déjà entre le Fils et les puissances célestes ; et afin d'égaler, autant qu'il le pouvait, le Verbe au Père, même en qualité de principe,
ajoute qu'ils le sont l'un et l'autre : le Père, de la divinité ; le Fils, de la raison et de l'intelligence.
Si nos observations ne paraissent pas suffisantes pour justifier les sentiments personnels d'Origène sur la divinité du Verbe, du moins
l'Église de son temps est à l'abri de tout soupçon ; et nous serions tenté de nous féliciter de ses excès, parce qu'il y a trouvé
l'occasion de rendre témoignage à ce fait important, savoir que, dans le troisième siècle, la croyance à la vraie divinité de
Jésus-Christ était si certaine et si populaire, qu'on ne pouvait entendre sans scandale que le Père seul fût appelé le Dieu véritable,
comme si le Fils ne l'était pas aussi, et qu'on pût le regarder comme un Dieu créé.
ARTICLE II
Saint Grégoire le Thaumaturge
§ 1. — Importance de son témoignage.
Saint Grégoire, évéque de Néocésarée, mort vers 270, n'est plus célèbre parmi nous, sinon par ses
miracles aussi étonnants que bien constatés. Autrefois parmi les Grecs, il était considéré comme la plus grande autorité de la
fin du troisième siècle. Instruit dès son enfance dans toutes les lettres humaines, il s'était mis à l'école d'Origène pour
apprendre les sciences divines. Il conquit aussitôt la particulière affection de son maître, et il manifesta toujours pour lui
l'attachement le plus reconnaissant. Fait évêque, il se consacra à la conversion des païens, et Dieu récompensa son zèle par
les plus merveilleux succès. Sa réputation de science théologique lui survécut jusque dans la grande époque si féconde en docteurs.
Saint Grégoire de Nazianze le cite en l'appelant un « théophane ». Saint Grégoire de Nysse lui a consacré un brillant panégyrique.
Saint Basile, invoquant son autorité pour confirmer une doxologie, s'étend sur sa science, sa sainteté, ses miracles, et insiste
sur la vénération qui entourait sa mémoire et ses institutions (S. Basile, De Spiritu Sancto, § 74. « De Grégoire le Grand
que dirons-nous ?... »). Une autre fois, dans un démêlé avec les fidèles de Néocésarée, le même saint Basile ne trouve rien de mieux
pour justifier sa doctrine que de la faire remonter par son aïeule sainte Macrine jusqu'à Grégoire le très grand (Id., aux fidèles
de Néosésarée, lettre 204, § 6).
L'illustre témoin de la foi primitive n'a point laissé de nombreux écrits, et encore saint Basile se plaint-il que ses œuvres
avaient déjà été altérées (Id., aux magistrats de Néocésarée, lettre 210, § 5.). Mais il nous reste un document d'une
authenticité incontestable et d'une importance hors pair pour l'histoire du dogme. Je veux parler de son exposition de la foi,
que nous a conservée saint Grégoire de Nysse.
§ 2. — La sainte Vierge l'instruit.
Tout nous invite à méditer ce document : son antiquité, son authenticité, le respect dont il a été
universellement entouré, et surtout l'origine que lui attribue la tradition. Il est doux de constater que nos premiers ancêtres
avaient déjà le culte de celle que nous honorons sous les titres de « reine des docteurs » et « siège de la Sagesse ».
Je laisserai saint Grégoire de Nysse nous raconter lui-même cette miraculeuse intervention de la très glorieuse Vierge
(S. Grég. de Nysse, de vita S. Gregor thaumat. — M. XLVI, col. 910).
Après avoir décrit la studieuse jeunesse de Grégoire et son élévation à l'épiscopat, il ajoute qu'avant de prêcher, le nouvel
évêque demanda au ciel de lui faire comprendre comment il devrait s'opposer aux hérésies qui serpentaient dans l'Église.
Or, pendant une nuit qu'il veillait dans ces saintes pensées, un vénérable vieillard lui apparut revêtu des
vêtements sacerdotaux. Tout dans ses traits, son port et son costume, respirent la sainteté et la grâce. Effrayé, Grégoire se
lève et lui demande qui il est et pourquoi il vient. Le vieillard apaise son trouble par une douce voix, et lui annonce qu'il
vient par l'ordre de Dieu l'éclairer dans ses difficultés et lui découvrir la vérité de la foi. Grégoire prend courage à ces paroles
et regarde avec une joie mêlée de stupéfaction. L'apparition étend la main, et du doigt l'invite à tourner le regard de côté.
Alors Grégoire aperçoit une autre apparition en costume de femme et d'un aspect au-dessus de tout ce qui est humain. De nouveau,
l'effroi le saisit , il courbe son front sur lui-même et n'ose fixer une lumière trop forte pour ses yeux. Car le merveilleux
de cette vision était que dans cette nuit profonde la lumière accompagnait les apparitions, comme si une lampe eût été allumée.
Il ne pouvait fixer le regard sur tant d'éclat, mais il écouta les deux apparitions converser ensemble sur les questions théologiques
qui le préoccupaient. C'est ainsi que non seulement il apprit la doctrine de la foi, mais qu'il connut les personnages de la
vision par les noms qu'ils se donnaient l'un à l'autre. En effet, on raconte qu'il entendit la femme inviter l'évangéliste saint
Jean à manifester au jeune évêque le mystère de la vraie foi ; et, à son tour celui-ci répondre qu'il le ferait volontiers pour
être agréable à la Mère du Seigneur, et suivant son propre désir. Alors il prononça un discours sobre et mesuré,
et l'apparition disparut.
Aussitôt Grégoire confia à l'écriture cette doctrine céleste ; et c'est d'après elle qu'il prêcha ensuite dans son Église.
Il l'a laissée à ses successeurs comme un héritage venu de Dieu, et le peuple de cette église, jusqu'à maintenant enseigné
suivant cotte doctrine, est toujours demeuré pur de toute malice hérétique.
Or voici quelles sont les paroles de ce symbole :
§ 3. — Profession de foi.
Un seul Dieu, Père du Logos vivant, de la Sagesse subsistante, de la Puissance, de l'Empreinte éternelle :
Parfait engendrant le Parfait : Père du Fils unique.
Un seul Seigneur, unique de l'unique, Dieu de Dieu : Empreinte et Image de la divinité : Parole efficace, Sagesse qui embrasse la
disposition de toutes choses, Cause efficiente de toute création : Fils véritable du Père véritable, invisible de l'invisible,
incorruptible de l'incorruptible, immortel de l'immortel, éternel de l'éternel.
Et un seul Esprit-Saint, tenant de Dieu son existence, et manifesté par le Fils : Image parfaite du Fils parfait, vie cause
des vivants, source sainte, sainteté produisant la sanctification : dans lequel est révélé Dieu le Père qui est sur toutes
choses et en toutes choses, et le Fils par qui toutes choses.
Trinité parfaite qui n'est divisible ou séparable ni en gloire, ni en éternité, ni en royauté.
Rien donc de créé ou de servile dans la Trinité, rien d'adventice, rien qui, n'existant pas d'abord advienne ensuite.
Jamais donc n'a manqué ni le Fils au Père, ni l'Esprit au Fils. Mais toujours la même Trinité immuable et inaltérable.
L'évêque de Nysse ajoute :
Si quelqu'un veut s'assurer de l'authenticité de ce symbole, qu'il consulte l'Église dans laquelle le thaumaturge prêchait cette doctrine. Dans ses archives on conserve encore aujourd'hui le manuscrit de cette bienheureuse main : véritables tables écrites par Dieu et comparables, pour la grandeur de la grâce, aux tables où fut autrefois gravée la loi divine.
Le dernier alinéa du texte de Saint Grégoire le Thaumaturge fait bien partie de l'exposition, bien que les éditeurs de S. Grégoire de Nysse l'en ait séparé. Car Rufin le rapporte et S. Grégoire de Nazianze le reproduit en disant : « Rien dans la Trinité de servile, rien de créé, rien d'adventice, comme l'exprime un des sages ». Orat. 40, § 42.
- CHAPITRE II -
DOCTEURS DU QUATRIÈME SIÈCLE
ARTICLE I
Saint Athanase
Quelques dates :
Sa naissance...296
Liber contra Gentes...319
Condamnation d'Arius...320
Concile de Nicée...325
Il devient évêque...326
Exilé par Constantin...335
Il rentre à Alexandrie...338
Deuxième exil...341
De nouveau rendu à son siège...346
Concile de Sirmium...351
De Nicaenis decretis...352
Encore exilé; il visite la Thébaïde...356
Orat. contra Arianos...358
Epist. ad Serapionem...358
Liber de Synodis...358
Fin de son 3e exil...362
Persécution sous Valens...367
Sa mort...373
§ 1. — Sa vie (296-373).
Athanase naquit à Alexandrie vers l'an 296, au sein d'une famille chrétienne. Nourri dès son enfance dans les lettres profanes et sacrées, il entra de bonne heure dans le clergé. Il n'avait pas vingt-cinq ans, et déjà il publia son Discours contre les païens, traité où l'on retrouve dans un style brillant la moelle de la doctrine professée dans le Didascalion. Lorsqu'Arius, en 320, démasqua son hérésie, saint Athanase fut le conseiller de l'évêque saint Alexandre, qui l'emmena comme son diacre au concile de Nicée.
Il n'était pas encore évêque, et cependant il prit rang parmi les premiers dans ce Concile, où la prééminence
était accordée non moins à la vertu qu'à la dignité.
S. Grégoire de Nazianze, in laudem Athanasii, orat. XXI, § 14.
En 326, saint Athanase, qui n'avait pas encore trente ans, fut nommé évêque de l'importante église
d'Alexandrie, ce qui revenait, dit encore saint Grégoire, à prendre l'intendance de l'univers entier (Ibid., § 7). Bientôt
éclata une guerre implacable contre « ce généreux prophète du Verbe (Ibid., § 14), et sa longue vie de fugitif commença.
En 335, il est chassé jusqu'à Trêves et n'est rendu qu'en 318 à sa ville épiscopale. Il s'y emploie, dix-huit ans, à démasquer,
les unes après les autres, toutes les ruses doctrinales, toutes les formules captieuses des hérétiques les plus fourbes qui furent
jamais. Il arrive un moment où, après tant de discussions sur les symboles et sur les mots, l'esprit public est lassé.
De toutes parts, on sent le besoin de réduire la querelle à quelque chose de simple, de palpable, de manifeste. Ce quelque chose
est le nom d'Athanase. Conciles et conciliabules ne se réunissent plus que pour se prononcer sur Athanase. Enfin on a recours
à la violence ouverte, et le saint évêque est de nouveau contraint, en 356, de fuir devant les satellites envoyés pour le tuer.
Qui n'admirerait les voies de Dieu ? Dans ces conjonctures, la Providence paraît oublier actuellement l'Église d'Alexandrie,
mais c'était pour songer à l'Église universelle des temps futurs. Elle renferma Athanase six ans dans des tombeaux, mais pour
lui donner le temps d'écrire ses Livres contre les ariens et ses lettres à Sérapion, où la postérité puisera
toujours des trésors de doctrine.
Rentré en 362 dans Alexandrie, l'illustre confesseur put encore consacrer onze ans à panser les plaies de son troupeau.
Lorsqu'il mourut en 373, il pouvait donc, en jetant un regard sur sa vie de combat, d'exil et d'épiscopat, dire à la lettre,
comme saint Paul : « j'ai combattu jusqu'au bout le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la Foi » (II Tim. 4 ; 7).
§ 2. — Son rôle doctrinal.
Pour faire apprécier quel fut le rôle de saint Athanase dans la formation de la dogmatique grecque,
je me contenterai de citer les témoignages de deux juges dont on ne peut nier la compétence.
Le premier est saint Grégoire de Nazianze.
J'extrais - du panégyrique consacré à saint Athanase - le passage suivant :
Tout l'ancien Testament, tout le nouveau, furent médités par lui, à ce point que pas un seul autre n'est
aussi riche en doctrine, aussi riche en vertus. Personne comme lui, n'a tressé ensemble doctrine et vertus, dirigeant sa
vie par sa doctrine, confirmant sa doctrine par sa vie : véritable cordage d'or que bien peu savent tresser...
Je n'ai pas à décider s'il fut élevé à l'épiscopat plutôt pour récompenser sa vertu que pour être la fontaine et la vie de l'Église.
L'Église, alors, se mourait dans la soif de la vérité ; il fallait la désaltérer comme Ismaël ; il fallait la faire boire
à un torrent comme Élie pendant la sécheresse générale, et ranimer son souffle expirant pour qu'il restât quelque germe dans
Israël ; de peur qu'il n'en advînt de nous comme de Sodome et de Gomorrhe dont la scélératesse est célèbre, et dont la punition
par le feu et le soufre est plus célèbre encore. Voilà pourquoi fut dressée cette corne de salut qui nous relevât, voilà
pourquoi fut posée en temps opportun cette pierre angulaire qui nous unît à elle-même et aux autres ; pourquoi ce feu qui
purifiât des matières viles et corrompues, ce van de l'agriculteur qui séparât dans les doctrines le léger et le lourd,
cette hache qui tranchât la mauvaise racine. Le Verbe a trouvé un compagnon d'armes ; l'Esprit a rencontré un souffle pour sa cause.
S. Grég. de Nazianz, in laudem Athanasii, orat. XXI, § 7. M. col. 1088.
Si le lecteur est tenté de voir dans cet éloge quelque exagération d'éloquence, je le renvoie au jugement d'un critique aussi froid que savant. Photius, dans sa bibliothèque, porte sur les écrits de saint Athanase un jugement où tout est admiration, et il ajoute :
Si quelqu'un soutient que le théologien Grégoire et le divin Basile ont puisé dans ces écrits comme dans une source,
tous les beaux et lumineux fleuves de doctrine qu'ils ont déversés contre l'erreur : certes, à mon avis, sa comparaison
n'est point fausse.
Photius, — opp. Athanasii. Prolegom. — M. XXV, p. 278.
Ces témoignages suffiront au lecteur je l'espère pour légitimer les longues et fréquentes citations que j'emprunterai au docteur qui fut le maître et le guide de la théologie grecque. J'en userai avec saint Athanase, comme on a l'habitude d'en user avec saint Augustin dans les théologies latines.
§ 3. — Caractère traditionnel de sa doctrine.
Le rapprochement de ces deux illustres noms fait naître une autre considération.
Pour conduire Augustin du paganisme à la foi catholique , à travers les erreurs de l'hérésie, Dieu avait doué son âme d'une soif ardente
de la vérité et d'une incomparable finesse et élévation. Après sa conversion, le docteur d'Hippone fut un aigle planant dans les hautes
régions de la spéculation, sauf lorsqu'il fondait sur l'hérésie, comme sur une proie.
Nulle part, la curiosité de son esprit et la vivacité de son génie ne se donnèrent jeu comme dans son célèbre traité De la Trinité.
Tours et détours d'un chercheur, analyses subtiles, problèmes posés, illuminations subites de la pensée : en un mot, richesse et variété,
qui surprennent quelquefois, mais qui charment toujours.
Tout autre nous apparaît la science du docteur d'Alexandrie. Plus heureux qu'Augustin, Athanase a respiré dès sa plus tendre enfance
une atmosphère chrétienne, il a sucé avec le lait la tradition des martyrs, il s'est instruit dans une école qui date presque des apôtres.
Aussi bien, son enseignement n'a rien qui trahisse l'effort d'une recherche inquiète ou d'une invention personnelle.
On sent partout le calme d'un esprit qui n'a plus rien à découvrir ; et s'il s'anime, ce n'est que pour défendre contre les novateurs
la doctrine qu'il a reçue de ses pères. La doctrine de saint Athanase mérite donc un respect tout spécial, parce qu'elle est un chaînon
d'or entre les enseignements plus anciens et la théologie postérieure au concile de Nicée.
ARTICLE II
Didyme (311-396)
Quelques dates :
Sa naissance...311
Il est nommé Catéchète...335
De Spir. S. traduit par saint Jérôme...389
De Trinitate...389
Sa mort...396
§ 1. — Sa science.
Lorsqu'on 335, saint Athanase fut chassé de son siège pour commencer son long exil, les ariens espéraient
voir le Didascalion tomber entre leurs mains, d'autant plus facilement qu'ils commençaient à se réclamer d'Origène. Mais
la vigilance du pasteur y avait pourvu. Il s'éloigna tranquille, car il laissait dans la chaire de Pantène, de Clément et d'Origène,
un maître en qui personne, ami ou ennemi, ne put contester la prééminence du savoir. C'était un aveugle de vingt-quatre ans !
Né en 311, Didyme avait perdu la vue dès sa plus tendre enfance. Mais ce malheur n'avait fait qu'exciter en lui le noble appétit
de la science. Un travail opiniâtre aidant au génie, et la prière attirant la vraie lumière, il parcourut tout le cycle des
sciences profanes : grammaire, rhétorique, dialectique, géométrie, arithmétique, musique, astronomie, philosophie. En même temps
il se livra à l'étude des sciences sacrées avec une ferveur et une piété qui reluisaient dans toute sa vie. C'était le prodige
d'Alexandrie. Saint Jérôme qui l'appelle « Didyme, mon voyant » raconte à son sujet une gracieuse histoire.
Lorsque saint Antoine vint à Alexandrie en 334 pour soutenir saint Athanase contre les ariens, Didyme alla visiter le grand anachorète,
pour l'entretenir de saintes questions. Antoine, étonné de son génie et de sa perspicacité, lui demanda paternellement : N'es-tu
pas triste d'être privé de tes yeux ? Le jeune savant se tut et ce ne fut qu'après une double et triple interrogation,
qu'il avoua simplement le chagrin de son cœur.
Vraiment - répartit Antoine - j'admire qu'un homme aussi sage que toi s'afflige d'être privé de ce qu'ont les fourmis,
les mouches et les moustiques, et ne se réjouisse pas plutôt de posséder ce que seuls les saints et les apôtres ont mérité.
S. Jérôme, ad Castrutium epist. 68. — M. XXII, col. 602.
Tel est l'homme que la Providence conserva pendant plus de cinquante ans dans la chaire du Didascalion,
malgré les tempêtes les plus furieuses. Il y poursuivit la grande œuvre de ses prédécesseurs, défendant la foi contre l'erreur et
interprétant les saintes Écritures. De partout on accourait pour voir ce prodige, pour écouter ses leçons.
Saint Jérôme vint exprès à Alexandrie pour consulter Didyme, et le presser de continuer ses exégèses bibliques, dont il tirait
le plus grand parti pour ses propres travaux. Pour connaître dans quelle estime S. Jérôme avait Didyme, et quels emprunts il
déclare lui faire, nous pouvons consulter son témoignages sur Didyme, dans sa Vie des hommes illustres :
DIDYME d'Alexandrie, devint aveugle dès son enfance. Quoique cette infirmité semblât le condamner à une ignorance complète, il montra de tels prodiges d'intelligence qu'il parvint à apprendre parfaitement la dialectique, et même la géométrie, science qui a besoin surtout du secours des yeux. Il a écrit de nombreux et remarquables ouvrages, entre autres des commentaires sur tous les psaumes ; d'autres commentaires sur les évangiles de Mathieu et de Jean ; deux livres, dont l'un sur les dogmes, l'autre contre les ariens ; un traité sur le Saint-Esprit, que j'ai traduit en latin ; dix-huit volumes sur Isaïe ; trois livres de commentaires sur Osée, qui me sont dédiés ; cinq livres sur Zacharie, qu'il a composés à ma prière ; des commentaires sur Job, et beaucoup d'autres productions dont les titres sont assez connues. Ce respectable vieillard est âgé aujourd'hui de plus de quatre-vingt-sept ans.
Saint Jérôme déclare son estime pour Didyme avec sa franchise habituelle, et son témoignage est plus flatteur
pour Didyme que ne pourrait être aucun autre, puisqu'il part d'un adversaire d'Origène.
Le zèle filial de Didyme pour l'honneur du Didascalion nuisit à sa réputation posthume. On s'habitua peu à peu à englober
Origène et son défenseur dans la même suspicion. Si le cinquième concile général (553) évita de prononcer le nom de Didyme
dans son anathème contre Origène, cependant il l'indiqua suffisamment, pour que le sixième (680) le déclarât compris dans
cette réprobation.
§ 2. — Ses œuvres.
De ces condamnations provient, sans doute, la perte des nombreux ouvrages écrits par notre écolâtre.
Longtemps on n'a connu de lui que son Livre sur le Saint-Esprit, sauvé par la traduction de saint Jérôme. Au siècle dernier, Mingarelli
a retrouvé et publié un traité grec sur la Trinité, et il a réuni de fortes raisons pour en attribuer la paternité à Didyme.
À ne considérer ces deux ouvrages qu'au point de vue intrinsèque, une grande différence saute aux yeux. Le Livre sur le Saint-Esprit
est écrit avec une méthode, une suite, une verve qui montrent qu'il représente une pensée bien mûrie et bien personnelle, et qu'il
a été composé d'un seul jet. Ajoutons que saint Jérôme l'a traduit comme un chef-d'œuvre devant faire loi sur la question du Saint-Esprit.
Quant au traité de la Trinité, l'exécution est moins parfaite. On y remarque des longueurs et des redites ; ailleurs une collection
d'arguments séparés, qui semblent des notes semblables au thesaurus de saint Cyrille. Bien plus, pour peu qu'on ait
parcouru la patristique du quatrième siècle, on reconnaît souvent dans cet ouvrage des passages qu'on a lus en substance
dans saint Épiphane, saint Cyrille de Jérusalem, les deux saints Grégoire et saint Basile. Ce dernier est même formellement cité
(Didyme, de Trinitate, lib. III, c. XXII. — M. XXIX, col. 920. Il s'agit d'une lettre écrite par saint Basile à saint Amphiloque
en l'année 376, et cette date sert à déterminer l'époque où a été composé le traité attribué à Didyme). Il semble donc qu'on doive
considérer le traité de la Trinité, non comme le fruit d'une pensée personnelle, mais comme un recueil où l'on a mis en
ordre des notes recueillies de toute part. Cette observation ne rend cette œuvre que plus précieuse à l'historien, parce qu'il y
trouve un résumé des doctrines qui avaient cours au quatrième siècle. J'en ferai donc un fréquent usage.
ARTICLE III
Saint Épiphane.
Quelques dates :
Sa naissance ...310
se fait moine..326
Il devient évêque...367
<Ancoratus...373
Panarium...375
Sa mort...403
§ 1. — Sa vie (310-403).
Pendant que, sur la chaire du Didascalion, Didyme protégeait le flambeau de la foi contre les
souffles ariens, un moine caché dans un coin de la Syrie, préparait à l'Église une nouvelle lumière. Né en Palestine vers 308,
Épiphane avait été envoyé tout jeune à Alexandrie pour y puiser la science profane et sacrée. Son inexpérience le fit tomber
dans les filets des gnostiques et il pénétra toute leur doctrine. Mais, lorsqu'il aperçut leurs grossiers désordres, chaste
comme Joseph, il s'enfuit et courut dénoncer ces débauches au clergé d'Alexandrie. Puis, dégoûté de tout ce tumulte mondain,
enflammé par la réputation de saint Hilarion qui entraînait les foules vers la solitude, il courut, lui aussi, se mettre sous
l'obéissance du grand abbé, dans un de ses monastères de Palestine.
Il avait alors seize ans. Pendant quarante ans, il vécut dans sa cellule, sans que l'histoire nous apprenne rien de lui. Mais les
écrits qu'il publia dans sa vieillesse restent comme un témoignage irrécusable de ses labeurs silencieux, et montrent que les thébaïdes
n'étaient pas peuplées de naïfs et d'ignorants, comme une certaine littérature aime à le répéter. Précédant Jérôme dans la voie
des austérités studieuses, Épiphane apprit le grec, le syriaque, l'hébreu, l'égyptien, et même, en partie, le latin, chose
rare en Orient.
En même temps, il se formait dans la science sacrée, lisait tout ce qui avait été publié jusqu'à lui, et préparait son grand ouvrage,
à la fois historique et polémique, contre toutes les hérésies. Jamais un tel homme ne se fût arraché aux joies sérieuses du travail
et de la solitude, si son ami et père saint Hilarion, retiré en Chypre, ne l'eût désigné à l'Église de Salamine qui venait de perdre
son pasteur. En 367, Épiphane fut donc consacré évêque de cette ville, et sa consolation fut de retrouver le saint abbé et d'assister
à ses derniers jours. Mais le savant moine était, semble-t-il, moins préparé au maniement des affaires qu'aux polémiques dogmatiques.
Son dissentiment avec Jean de Jérusalem et plus tard sa démarche contre saint Jean Chrysostome ne prouvent pas qu'il fût bien au
courant des lois canoniques, et qu'il sût démêler les intrigues. Cependant ses intentions furent toujours saintes, son zèle toujours pur ;
et Dieu entoura son serviteur de la gloire des miracles, pour attester surtout la vérité de sa doctrine.
§ 2. — Ses œuvres.
La mort de saint Athanase, en 373, permettant aux ariens de relever la tête, les prêtres de Pamphylie demandèrent secours à saint Épiphane. L'évêque de Salamine, ramassant aussitôt les notes accumulées pendant ses longues veilles, composa l'Ancoratus, pour fournir au fidèle une « ancre » dans la foi. Puis, se remettant au travail avec un surcroit d'ardeur, il parvint à publier en 375, son Panarium, sorte de « coffre » où sont collectionnées l'histoire profane et sacrée, et l'exposition de toutes les hérésies avec leur réfutation : oeuvre gigantesque pour l'époque où elle fut exécutée; répertoire qui témoigne d'une érudition dont on n'avait alors aucun exemple. — C'est là que toute l'antiquité chrétienne a été puiser la connaissance des hérésies. Notre docteur s'étend beaucoup sur toutes les erreurs de son temps ; mais il semble que son zèle soit surtout allumé contre Origène qu'il poursuit à outrance.
§ 3. — Caractère de son enseignement.
Sans doute, saint Épiphane estimait avec saint Jérôme que la pureté de la foi passe avant l'honneur d'un
mortel. Mais son animosité contre Origène a pu tenir aussi à une différence native de génie. Moine austère, amateur des recherches
érudites et goûtant peu les spéculations philosophiques, notre docteur juge que la foi traditionnelle se suffit et que les hommes
n'y peuvent mettre que l'erreur. Il s'attache donc uniquement au symbole officiel de l'orthodoxie, il le répète sans cesse, il en
explique les termes, et s'il varie ses formules et ses expositions, c'est uniquement pour prévenir les fausses interprétations
et préciser le sens exact des termes. On dirait d'un forgeron qui maintient le fer sur l'enclume, non pour lui donner une forme,
mais pour le marteler jusqu'à destruction de la moindre paille.
Cependant saint Épiphane se rattache à l'école du Didascalion par un côté bien intéressant. On sait que c'est dans les
Pères alexandrins qu'on rencontre les plus hautes contemplations sur la grande Mystique dogmatique, c'est-à-dire sur la réelle
union de famille que le Verbe fait chair a établie entre le chrétien et les Personnes divines. De là l'usage de ces docteurs d'appeler
l'Incarnation, oikonomia theia, mot que l'on peut traduire par cette périphrase : organisation de la maison du Père de
famille. Eh bien! malgré l'attachement de saint Épiphane au sens littéral des Écritures, on retrouve chez lui cette haute
théologie avec ses plus sublimes conceptions. Pour le dire en passant, voilà pour faire réfléchir ceux qui traitent d'exagération
oratoire la mystique des Athanase et des Cyrille. Car saint Épiphane n'est pas un orateur, mais un catéchiste qui prétend
s'en tenir au dogme pur. Or personne n'a affirmé avec plus d'énergie que lui, la réalité du mariage contracté par le Christ
avec son Église et de la vie qu'il lui infuse. Personne, non plus, n'a parlé avec plus d'amour de Celle qui fut Mère de Dieu avant
d'être Mère de l'Église. Souvent il la salue par le nom de theotokos, et par là même, il nous apprend qu'il avait puisé
sa science chez les Alexandrins, puisqu'ils semblent les seuls qui, avant lui, aient donné ce titre à Marie - tels Origène, et
les saints évêques Denis, Alexandre, Athanase.
ARTICLE IV
Saint Basile.
Quelques dates :
Sa naissance...326
Étudiant à Athènes...350
Moine...357
Moralia...361
Libri contra Eunomium...363
Il est ordonné prêtre...367
Il devient évêque...370
Epist. de usia et hypostas...370
Question de Meletios.......373
Liber de Spiritu Sancto...377
Sa mort...378
§ 1. — Sa vie.
L'année même où saint Athanase recevait à Alexandrie l'onction pontificale, Dieu faisait naître à
Césarée saint Basile dans une noble famille riche en biens de la terre et surtout en biens du ciel, puisque de dix enfants, l'Église
en a mis cinq sur ses autels. Pendant le quart de siècle qu'Athanase employa à parcourir son pèlerinage de confesseur, Basile grandit
sans bruit en science et en vertu. Dans Athènes, il commandait déjà le respect à la jeunesse étudiante, il recevait les avances obséquieuses
d'un héritier de l'empire et il nouait avec un autre saint une amitié restée célèbre.
A trente-et-un ans, il se dépouillait de ses biens, et s'enfonçait dans la solitude pour s'y livrer aux austérités et aux études
sacrées. Génie essentiellement organisateur, il s'appliqua dès lors à régulariser la vie cénobitique, et encore aujourd'hui la forme
de la vie religieuse en Orient porte le nom de règle de saint Basile. En 359, sa réputation le fit appeler à Constantinople pour
défendre la foi. Il y rencontra Eunomius, et rentré dans sa cellule, il composa contre l'hérésiarque un ouvrage qui demeure un
des plus beaux monuments de la patristique.
L'heure était venue de mettre sur le flambeau une telle lumière. En 364, Basile fut élu prêtre de Césarée. Il eut d'abord à calmer
par son tact quelques jalousies mesquines ; mais il devint bientôt l'ami et le bras droit de son évêque. « D'où il advint, dit saint
Grégoire, que, second par le rang, il était dans Gésarée le premier par l'influence » (S. Greg, de Naz., Panégyr. de S. Basile,
orat. XLIII, § 33). Prédications au peuple et correspondances multipliées, soin des pauvres et relations souvent difficiles
avec les pouvoirs publics, rétablissement du droit canonique et détermination de la liturgie, administration du clergé séculier
et réglementation des nombreux couvents ; par-dessus tout, vigilance continuelle pour sauvegarder dans l'Asie entière la foi
de Nicée contre les ruses de l'arianisme : telle fut l'existence d'un homme réduit à un souffle de vie par l'austérité et la
pénitence.
Lorsqu'en 370, notre saint prêtre fut élu évêque de Césarée, son rôle grandit encore, et s'étendit plus loin. Les difficultés
grandirent aussi, et la personne de Basile devint le point de mire de toutes les attaques ariennes. Saint Athanase trouvait un
successeur pour soutenir la foi orientale, et près de mourir, il le saluait comme « le fleuron de l'Église »(S. Athanase,
ad Palladium, — M. XXVI, col. 1168.).
§ 1. — Caractère de son génie.
Apprenons d'abord de son ami et camarade d'études, comment saint Basile s'était formé dans l'école
d'Athènes (S. Grég. de Naz., Panégyrique de S. Basile, orat. XLIII, § 23.). Il étudiait chaque science comme s'il n'eût eu qu'à s'occuper
d'elle, et cependant il les étudiait toutes sans en négliger aucune. Sa facilité l'eût dispensé d'application, son application
eût suppléé à la facilité ; il joignait l'une à l'autre. Il apprit tous les secrets de sa langue, il puisa dans la rhétorique une
éloquence respirant le feu. Il excella dans la dialectique, à ce point qu'il eût été plus facile de sortir d'un labyrinthe que
d'échapper au réseau de ses arguments. Quant à la géométrie, à l'astronomie, et à la science des nombres, il en apprit ce qui était
nécessaire pour n'avoir rien à craindre des objections des hommes versés dans ces études spéciales. Telles étaient les richesses
dont il avait chargé son navire, lorsqu'il quitta Athènes et fit voile vers sa patrie.
Ce portrait nous montre un esprit ouvert et pondéré, cherchant la science moins par ardeur curieuse que par conviction de son utilité,
visant à la synthèse des connaissances plus qu'à la découverte de l'inconnu : esprit puissant, large, mais grave et conservateur.
Tel, en effet, nous apparaît le génie de saint Basile dans ses œuvres théologiques. Il connaît la haute doctrine de la Mystique
sacrée, mais il rejette les exagérations d'allégorie. Dans l'Écriture sainte, il sait trouver le Christ partout ; mais il dédaigne
les interprétations qui ne sont qu'ingénieuses. Il prêche, il écrit avec la dignité d'un évêque, et s'il présente le dogme sous les
longs plis de sa calme éloquence, c'est pour lui donner une majesté sacerdotale.
§ 2. — Importance de sa doctrine.
Le lecteur doit estimer dès maintenant quelle importance nous devrons attacher aux enseignements de
saint Basile. Nous devrons le considérer, non point seulement comme un savant docteur, mais comme le représentant incontesté
de la foi orientale à la seconde période de l'arianisme. Admirable variété des trésors divins ! Saint Athanase et saint Basile
furent les deux colonnes de l'Église orientale pendant le plus formidable des orages. Et cependant leur histoire est bien différente.
Athanase est le type de l'ardeur militante ; toujours exilé et toujours revenant à son poste, caché dans les sépulcres, et de
là écrivant à la hâte des traités qui remplissent le monde. Quant à Basile, constamment assis dans sa chaire de Césarée, il attend,
il supporte, il épuise la persécution. Les œuvres de ces deux hommes ne diffèrent pas moins. Athanase verse avec abondance les
flots d'une doctrine toute nourrie d'Écriture sainte et de sublime mystique. Il écrit aussi rapidement qu'il pense, sans se soucier
des redites ou des digressions. Basile est plus calme, plus didactique. Il conduit son discours avec art et méthode. Il évite les
considérations qui pourraient être contestées, pour s'en tenir aux arguments sans réplique. Il se propose moins de montrer les splendeurs
de la foi que d'en maintenir intacte la pureté. Cependant, lorsqu'il est nécessaire, il fait usage de la science acquise dans Athènes,
par exemple , dans son magnifique traité de la nature et de l'hypostase.
J'ai cru utile de comparer saint Athanase et saint Basile, parce que nous aurons à signaler, plus tard, des nuances intéressantes
dans leurs doctrines.
ARTICLE V
Saint Grégoire De Nazianze.
Quelques dates :
Sa naissance...329
Étudiant à Athènes...350
Moine...358
Ordonné prêtre...362
Evêque de Sasime...372
Dissentiment sur le nom « Dieu »...375
Discours théologique...378
évêque de Constantinople...379
Concile de Constantinople...380
Sa mort...389
§ 1. — Son caractère.
Pour employer une tournure qu'affectionnait saint Grégoire, on pourrait définir l'harmonie : une ressemblance
dissemblante, ou bien une dissemblance ressemblante. La ressemblance rapproche, la dissemblance permet la compénétration.
Ainsi en est-il des grandes amitiés, et quand on parle d'amis célèbres, les noms de Basile et de Grégoire viennent spontanément
aux lèvres.
Faut-il rappeler les ressemblances ? Communauté de patrie, égalité d'âge, provenances aussi nobles, éducations aussi pieuses.
À Césarée, ils mêlent leurs premiers jeux ; à Athènes ils confondent leurs études et scellent leur intimité par le même vœu
de la vie monastique.
L'amour de Dieu est un ciment qui résiste aux attaques du temps. Aussi Basile et Grégoire s'aimèrent toujours, vécurent dans
une même histoire, s'entr'aidèrent dans les mêmes combats et s'illustrèrent l'un l'autre en illustrant leur commune foi.
Mais, afin de parfaire cette unité, Dieu avait mélangé les dissemblances à ces ressemblances. Ne faut-il pas, pour produire la
cohésion, une force qui s'imprime et une douceur impressionnable ? À Basile l'énergie de volonté, à Grégoire la tendresse du cœur.
Au premier le sens pratique et organisateur, au second l'intelligence fine et poétique. L'un sera l'ascète qui court à l'action,
l'autre sera le méditatif qui se repose dans la contemplation.
Ce contraste explique comment ces deux vies furent si différentes, tout en se complétant l'une l'autre. Basile n'hésite pas à briser
tous les liens de famille, s'enfuit dans le désert, et somme son ami de venir le rejoindre. Grégoire oscille sans cesse entre
la solitude où ses désirs le poussent et la ville de Nazianze où ses vieux parents le rappellent.
Ce contraste persiste dans le revirement des situations. Lorsque Basile est ordonné prêtre de Césarée, il dit, une fois pour toutes,
adieu à son monastère chéri, et il se consacre tout entier aux intérêts de sa grande église ; lorsque Grégoire est contraint de prendre
l'administration d'un petit diocèse, d'abord à Sasime, puis à Nazianze, il ne s'y prête qu'avec larmes, s'enfuit dans le désert,
et n'est ramené que par son dévouement d'ami ou de fils.
Et pourtant ces dissemblances se compénètrent.
La vie court de Basile à Grégoire par l'autorité de l'influence, et revient de Grégoire à Basile par l'efficacité du dévouement.
Basile compte si bien sur son ami qu'un jour il le sacrifie au bien public avec le même sans-gêne qu'il se fût sacrifié lui-même.
Grégoire est si libre avec son ami que, dans cette même occasion, il lui jette à la tête tous les reproches qui bouillonnent
dans son cœur.
Telle dura pendant cinquante ans cette existence doublement une et uniquement double, pour employer encore un style
que l'on reconnaîtra.
§ 2. — Sa science.
Certes, Dieu apparaît grand lorsqu'il joue au plus fort avec ses ennemis. Mais qu'il se montre donc aimable lorsqu'il joue, pour ainsi dire, au plus fin avec ses amis ! Saint Basile, en sacrifiant Grégoire aux besoins de son administration, lui fait dire sèchement par un ami commun :
Je voudrais, moi aussi, que mon frère fût chargé d'une église digne de lui, et pour
cela il faudrait réunir en un seul troupeau tout ce qu'éclaire le soleil. Mais, puisque c'est impossible, qu'il soit donc évêque,
non d'un lieu qui l'honore, mais d'un lieu qui lui doive l'honneur.
S. Basile, à S. Eusèbe de Samosate, lettre 98. — M. XXXII, col. 497).
Saint Grégoire répondait ironiquement à saint Basile :
Tu nous reproches la paresse et la nonchalance, parce que nous ne nous occupons pas de ta Sasime. À mon avis,
la plus grande action est l'inaction, et pour te dire une de mes qualités, j'estime tellement l'éloignement des affaires, que j'en
fais la loi des grandes âmes.
S. Grégoire, à S. Basile, lettre 49. — M. XXXVII, col. 101.
Dieu se cachait sous ces querelles amicales, et par l'inaction de Grégoire, il préparait la réalisation du souhait de Basile. En effet, cette oisiveté n'était autre que l'activité de l'étude. Si notre théologien fuyait les affaires, c'était pour méditer et pour lire. Il suivait la marche du mouvement dogmatique. S'inspirant de saint Athanase, il se persuadait que le seul mot « Trinité » suffisait à confondre à la fois toutes les hérésies, et il méditait déjà de réduire toute la théologie dans une formule d'adoration : « Ô Triple Unité ! Ô Triplicité Une ! »
§ 3. — Son rôle providentiel.
À la mort de saint Basile, l'hérésie se crut victorieuse. Toutes les sectes avaient pris possession
de Constantinople, pour tyranniser l'empire. Les catholiques de cette capitale tremblaient et se cachaient. Mais voici qu'un jour
débarque dans le port un homme, maigre, mal vêtu, petit et déjà courbé par les infirmités. Les fidèles qui l'ont mandé le conduisent
dans une maison sûre, où se rassemblent à la dérobée les brebis sans pasteur. Bientôt la rumeur se répand dans la cité :
« Grégoire est ici qui prêche ses trois dieux ». La populace s'ameute sur son passage et lui jette des pierres. On le traîne devant
les juges comme perturbateur et assassin. C'était l'heure marquée par la Providence pour l'exaltation de la foi. Un jour, pendant
leur brouille fraternelle, Grégoire avait dit à Basile : « Hier nous élions deux lions ; aujourd'hui tu as fait de moi un singe »
(S. Grég., poem. de seipso § XI. M. XXXVII, p. 1057). Voici que le lion reparaît. Notre saint a compris, au bruit qui se
produit autour de son nom, que c'est à lui maintenant qu'incombé le rôle de personnifier la foi catholique, et d'attaquer hardiment
l'erreur jusque dans son repaire.
Il fait donc agrandir, orner, transformer comme il est possible, la salle où il réunissait les fidèles. Il baptise cette église
improvisée du nom d'Anastasie pour annoncer la résurrection de la vraie foi, puis il en fait ouvrir les portes toutes grandes
à la foule qui s'y presse aussitôt. Saint Grégoire nous a raconté comment le souvenir de ces grandes journées lui revenait en songe :
Je me revoyais sur mon trône.
Sur les degrés étaient assis les prêtres, chefs vénérables du troupeau, puis les jeunes lévites en tuniques brillantes, image
de l'angélique splendeur.
Les peuples se répandaient tout autour de la grille comme des abeilles ; il y avait combat pour approcher plus près.
Les uns affluaient aux portes, se foulant, se louchant des pieds et des têtes.
Les autres remplissaient les places et les rues qui amenaient à mes discours.
Dans les hautes tribunes, se penchaient pour écouter les chastes vierges et les vertueuses mères.
C'était comme une brillante soirée. Il y avait désir contraire dans tout ce peuple avide de nos paroles.
L'un réclamait une parole terre à terre et courante parce qu'il ne voulait ni ne pouvait voler bien haut.
Il fallait un langage élevé et bien tourné, à ceux qui désiraient fouiller toutes les profondeurs de la double philosophie,
de la profane et de la nôtre. Le bruit partait de part et d'autre en interruptions issues de désirs contraires. Cependant
de mes lèvres coulait ce flot : « Trinité, unique dans l'adoration, et brillante dans trois beautés épanouies ».
Ma voix était forte, ma poitrine gonflée par un souffle brûlant pour lutter contre cet auditoire frémissant. Ceux-ci s'agitaient
pour approuver ; ceux-là silencieusement admiraient. D'autres grondaient, ou tout haut ou dans le cœur, sans parvenir à s'exprimer.
D'autres combattaient comme des flots soulevés par les vents.
Mais l'éloquence les fascinait tous, et les connaisseurs en beau langage et les penseurs instruits dans les sacrés mystères,
et les nôtres et les hérétiques, et les plus éloignés de la bergerie, misérables adorateurs d'imbéciles idoles.
Telle est la description poétique de cette lutte, la plus belle peut-être, et certainement la plus
importante qui ait eu lieu sur la terre classique des drames oratoires. Mais ce que saint Grégoire n'a pu nous dépeindre,
c'est la vénération des siècles futurs pour ses prédications dans Anastasie. Chose merveilleuse! Dans des circonstances si
troublées et si troublantes, parmi ces clameurs d'un auditoire si tumultueux, dans ces efforts de l'éloquence aux prises avec toutes
les passions, la Trinité conduisit elle-même la langue de son défenseur, à ce point que ses prédications demeurent l'exposé
le plus net, le plus précis, le plus exact du dogme catholique. Ces formules font loi dans l'Eglise ; ces discours sont appelés par
antonomase les théologiques, et celui qui les a prononcés est appelé le théologien. Le souhait de saint Basile
est dépassé : Grégoire est maître dans l'Église non seulement partout où luit le soleil, mais encore tant que luira le soleil.
Il prêcha donc la Trinité avec tant de zèle et de succès que dans son dernier adieu il put s'écrier :
Peut-être on désire avoir ma profession de foi... Eh bien! mon unique programme, plus visible à tous les yeux que s'il était gravé sur une colonne,
c'est ce peuple, sincère adorateur de la Trinité, où chacun est prêt à être séparé de la vie plutôt que de séparer de la divinité
un quelconque des Trois, où tous ont même foi et même zèle, où tous sont unis dans un même cœur, entre eux, avec nous,
avec la Trinité.
Id., in supremum vale, or. XLII. § 15.
ARTICLE VI
Saint Grégoire de Nysse.
Quelques dates :
Sa naissance...332
Evêque de Nysse...372
Libri contra Eunomium...380
Sa mort...394
§ 1. — Son caractère.
On rencontre quelquefois dans l'histoire de l'Église des familles privilégiées, que Dieu semble s'être
réservées à lui tout seul pour ses œuvres les plus belles, comme il fit jadis pour les patriarches. Ainsi en est-il de la famille
de saint Basile, qui compte une abbesse et trois évêques. Après l'évêque de Césarée, le plus célèbre est son frère Grégoire,
qu'un concile œcuménique a proclamé « la lumière de Nysse, le second après son frère en science et en éloquence » (Deuxième concile
de Nicée, act. VI.
Plus jeune que Basile, il fut élevé sous sa direction, pour éviter le contact des hérétiques qui dominaient dans les écoles.
On l'apprend d'une lettre de Grégoire au philosophe Libanius (S. Grégoire de Nysse, epist. XIII. — M. XLVI, col. 1049.).
Il y raconte qu'il n'a pas eu d'autres maîtres que « l'admirable Basile, son père et son maître », qu'il en a appris la science
chrétienne autant qu'il fallait pour éviter les erreurs païennes ; « occupant d'ailleurs ses loisirs à la littérature et admirant
par-dessus tout l'éloquence de Libanius ». Puis, rappelant que cet orateur a été le maître de son frère, il finit par cette
flatterie à l'adresse du vieux rhéteur :
Si Basile a présidé à notre formation littéraire , et si toute sa richesse provient de vos trésors, c'est à vous que je dois tout ce que je sais, bien que je n'aie pas suivi les cours de l'école. Mon savoir est peu de chose ; peu d'eau dans mon amphore, mais pourtant, elle vient du Nil.
Cette lettre nous montre le caractère doux et aimable de Grégoire. Il accepta avec joie la direction de son illustre aîné ; mais passionné par nature pour la haute culture de l'esprit, il se livra à une étude personnelle des grands littérateurs. Il semble même que le tapage des chicanes hérétiques l'ait dégoûté des sciences théologiques. Content de vivre en catholique ferme dans sa foi, il s'adressa surtout aux sciences profanes, devint ce qu'on appelait alors un rhéteur, et vécut ainsi jusqu'à l'âge de quarante ans dans l'estime de ses concitoyens.
§ 2. — Son épiscopat.
Mais il en fut de lui comme de l'autre Grégoire. On n'était pas impunément l'ami d'un homme tel que
saint Basile, dont le zèle sacrifiait tout aux périls de l'Eglise, dont la volonté de fer s'imposait à tout ce qui l'approchait.
À cette époque où pullulaient les formules ambiguës, les équivoques de langage, les sophismes insidieux, il fallait des évêques
non seulement pieux, mais encore intelligents, savants, éloquents. Où les prendre ?
En 372, Basile créa évêques les deux Grégoire, par un coup d'autorité. On sait comment l'évoque de Sasime se répandit en plaintes
éloquentes.
Quant à l'évoque de Nysse, il semble qu'il ait pris son parti en philosophe. Il ne se plaignit point ; mais après quelques sermons
à son peuple, il se renferma dans ses études chéries, à tel point que son compagnon d'infortune dût le rappeler à une vie plus
épiscopale dans une lettre d'une franchise amicale (S. Grég. de Nazianze, à S. Grég. de Nysse, lettre XI. — M. XXXVII, col. 41).
Dieu s'y prit d'une façon plus vigoureuse encore, en déchaînant la meute des persécuteurs contre son serviteur endormi. Un intrigant
dénonça son élection et sa gestion épiscopale au cuisinier arien devenu préfet d'Empire. On l'expulsa violemment de sa demeure par
une froide saison. Une pleurésie se déclara en même temps qu'un violent lumbago, et ses amis l'arrachèrent plus mort que vif
d'entre les mains des soldats pour le cacher en lieu sûr. Alors il expia son amour passionné pour la vie calme de l'étude par une
existence errante dont saint Grégoire de Nazianze le console par de charmants petits billets (S. Grég. de Nazianze, à S. Grég. de
Nysse, lettres 72,73,74. — ibid col. 137).
Saint Basile avait donc eu raison de compter sur la foi et le courage de son frère ; mais il n'avait pu lui communiquer son génie
d'administrateur. Il se plaint souvent de sa « simplicité ». Grégoire « est absolument inexpérimenté dans les affaires
ecclésiastiques » ( S. Basile, à Dorothée, lettre 215. — M. XXXII col. 792) ; cette simplicité suscite des embarras
à Basile lui-même (S. Basile, à Eusèbe de Samosate, lettre 100. — M. XXXII, col. 505), qui la reproche à son frère
en termes durs dans une occasion où il faut avouer que Grégoire fut bien maladroit malgré sa bonne intention (S. Basile, lettre 58,60.
— M. XXXII, col. 408).
§ 3. — Ses œuvres théologiques.
Saint Basile ne vit donc pas réalisé l'espoir qu'il avait conçu de son frère. Mais, admirable survivance
des grands hommes ! Ce que, durant sa vie, il n'avait pu obtenir pour un petit diocèse, après sa mort il l'obtint pour le
monde entier. En effet, lorsque les hérétiques eurent repris courage par la disparition de saint Basile, ils s'enhardirent
jusqu'à attaquer ses écrits. Touché ainsi à la prunelle de l'œil, Grégoire bondit, saisit sa plume, et ne s'arrêta point qu'il
n'eût écrit son Hexaemcron pour défendre et achever l'Hexaemeron de son frère, et ses Livres contre Eunomius pour
confirmer les Livres contre Eunomius composés par son frère. Si dans ces traités l'union fraternelle se montre par
la communauté de titres et l'unité de doctrine, cependant le génie propre de chaque auteur se révèle par une forme différente.
Le style de Basile est majestueux et digne comme il convient à un mandement d'évêque ; celui de Grégoire est beau et harmonieux
comme on le recherche dans une œuvre littéraire. « Aucun rhéteur, a dit un critique qui se connaissait en beau langage, n'a une
phrase aussi brillante, aussi douce à l'oreille » (Photius. Voir son témoignage, inter. opp. Greg. Nyss., — M. XLIV, col. 45).
Plus encore diffère la méthode de traiter un même sujet. Basile est avant tout un théologien, s'appuyant sur l'écriture et la tradition
apostolique, et ne prenant dans la philosophie classique des écoles, que ce qui peut servir à la réfutation des sophistes.
Quant à Grégoire, c'est un philosophe qui se plaît dans les analyses subtiles ; c'est un chercheur qui pense par lui-même, et
qui pousse la raison aussi loin qu'elle peut dans les ténèbres du mystère. On retrouve la même tendance dans ses autres ouvrages,
en particulier dans ses livres d'exégèse. Sans doute, il a appris de son frère les principes de cette haute mystique qui reconnaît
le Christ dans l'Ancien Testament; mais il aime surtout à développer, soit le sens littéral qu'il éclaire de sa science, soit le sens
tropologique qu'il développe en psychologue délicat.
Une telle nature avait quelques rapports avec celle d'Origène. À la vérité, Grégoire avait été trop bien élevé par Basile pour donner
dans les écarts de l'Alexandrin ; il avait d'ailleurs peu de goût pour les allégories fantastiques. Mais, lorsqu'il s'agissait
de vérités de l'ordre rationnel, il ne craignait pas les audaces. Aussi l'a-t-on accusé d'avoir admis l'erreur d'Origène sur la non
éternité des peines de l'enfer. Je sais que saint Germain, patriarche de Constantinople a vengé l'orthodoxie de notre docteur,
et montré que ses œuvres avaient été interpolées par les origénistcs (V. proleg. opp. Nysseni., — M. XJIV, col. 51, et note (1) de
la col. 9). Il n'en reste pas moins que ces hérétiques se sont adressés à Grégoire, parce que la forme générale de sa pensée
leur permettait d'y glisser facilement leurs interpolations.
Du reste, ce point particulier n'intéresse pas nos études actuelles. La sainteté de saint Grégoire de Nysse, son amitié avec saint
Basile et saint Grégoire de Nazianze, la vénération dont l'église orientale l'a entouré témoignent de la pureté de sa foi
relativement au mystère de la Trinité. Sous ces patronages, sa philosophie acquiert une immense valeur ; car elle nous fait connaître
la théorie rationnelle du dogme, telle qu'elle était comprise par ces grands docteurs, et on pourrait montrer dans saint Basile
bien des idées qui semblent provenir des méditations de son frère. C'est peut-être cet échange fraternel de théologie et de philosophie,
que saint Grégoire de Nazianze voulait rappeler discrètement, lorsque comparant les deux frères aux prophètes Moïse et Aaron,
il disait que le premier « était le chef des chefs, le prêtre des prêtres, se servant d'Aaron pour parler, et lui apprenant
les choses de Dieu » (S. Grég. Nazianze, ad Greg. Nyss., orat. XI, — M. XXXV, col. 833).
ARTICLE VII
Saint Cyrille d'Alexandrie.
§ 1. — Ses ouvrages sur la Trinité.
Je n'ai point à retracer la vie de saint Cyrille, parce qu'elle se rapporte à d'autres luttes et d'autres
victoires. À l'époque où fleurit ce docteur, la cause de l'arianisme était complètement perdue. Cependant la tempête avait trop
profondément secoué l'Orient, pour que l'émotion fût complètement apaisée ; le dogme attaqué était trop essentiel à la foi, pour
qu'il ne demeurât l'objet de l'attention catholique. Saint Cyrille a donc beaucoup écrit et prêché sur le mystère de la Trinilé,
avant qu'une nouvelle hérésie ne détournât le cours de ses préoccupations. Ses deux principaux ouvrages relatifs à notre sujet
ont pour titres : Livre des trésors sur la sainte et consubstantielle Trinité, et dialogues sur la sainte et
consubstantielle Trinité. Le premier est un recueil d'arguments et de textes au sujet du dogme, et le second est une
mise en œuvre plus littéraire des richesses recueillies dans le Trésor.
Ces deux œuvres sont d'autant plus importantes qu'elles ont été écrites dans le calme de la méditation par un docteur qui a profité
des travaux de ses devanciers. On n'a donc point à craindre d'y trouver des arguments d'occasion ou des pensées échappées dans
l'empressement de la discussion. Ici tout est pesé, mûri, écrit à bon escient. Du Trésor, en particulier, Photius parle en
ces termes très exacts :
C'est un livre d'argumentation dans lequel la rage d'Arius et d'Eunomius est combattue vigoureusement et
de nombreuses manières... De toutes les œuvres de Cyrille, c'est la plus claire et le plus convaincante, surtout pour ceux qui
peuvent suivre les déductions logiques.
Bibliotheca, M. CIII col. 415.
§ 2. — Caractère de sa doctrine.
Notre docteur avait certainement étudié tous ses devanciers sans exception. Cependant sa doctrine
n'est pas un simple mélange de leurs enseignements, et l'on y remarque des préférences qu'on peut expliquer, en partie, par des
influences extérieures.
Toujours une sourde rivalité avait régné entre les églises d'Égypte et les églises d'Asie. Cette mésintelligence avait pris un
caractère de véritable animosité, lorsque Théophile d'Alexandrie mena sa déplorable campagne contre saint Jean Chrysostome.
Cyrille, neveu de Théophile, avait grandi au milieu de la coterie alexandrine, et il ne dépouilla que bien tard les restes de
ses préventions contre l'illustre confesseur et martyr. Pour le dire en passant, ces rivalités de clochers expliquent pourquoi
l'affaire de Nestorius fut si mouvementée, et pourquoi des asiatiques, orthodoxes au fond du cœur, prirent parti pour l'archevêque
de Constantinople contre celui qu'ils appelaient dédaigneusement « l'Égyptien ».
Quoi qu'il en soit, le fait certain est que saint Cyrille fut un véritable alexandrin, de cœur et d'esprit. Le Didascalion est
son école, et saint Athanase est son maître. Il profite tacitement des progrès que les Basile et les Grégoire ont introduits
dans la théologie ; mais son inclination personnelle lui fait préférer les méthodes et les conceptions de sa patrie. Aussi bien,
aucun autre n'a exposé avec plus d'éclat et d'insistance, la sublime « Mystique », que saint Athanase avait puisée dans les
traditions primitives. De plus, l'influence d'Origène se manifeste dans le goût de notre docteur pour les interprétations
allégoriques de l'Ancien Testament, et nous devons à cette disposition d'esprit le célèbre traité De l'adoration en esprit
et vérité. Mais nous n'avons point à craindre de retrouver ici les témérités du vieil écolâtre. Ses théories ont passé par
saint Athanase, comme par un fîltre purificateur. D'ailleurs, au temps de Cyrille, la gloire d'Origène était souillée par une
secte grossière qui s'affublait de son nom. Le clergé d'Alexandrie s'appliquait à détruire cette hérésie bâtarde, et la qualification
d' « origéniste » servait même quelquefois à masquer l'injustice de certaines inimitiés.
Je ne rappelle cet état de choses que pour replacer dans leur milieu les traités de saint Cyrille sur le mystère de la Trinité.
Ces œuvres composées dans le calme par un esprit capable de s'approprier tous les enseignements passés, enseignent la foi
avec une exactitude parfaite et une grande puissance de démonstration. De plus, cette exposition orne le dogme par les sublimes
théories de la théologie alexandrine.
- CHAPITRE III -
LE DERNIER DOCTEUR GREC
§ 1. — Autorité de saint Jean Damascène.
Après la mort de saint Cyrille, survenue en 444, la théologie grecque ne devint pas muette. Cependant
deux docteurs, seulement, ont acquis une célébrité universelle, soit à cause de leur génie plus grand, soit parce qu'ils ont
été les champions de la foi contre des hérésies nouvelles, soit parce que leurs écrits ont été plus connus en Occident.
Je veux parler de saint Maxime le Philosophe et de saint Jean Damascène. Leur autorité fut admise aussi bien par les latins
que par les grecs dans les discussions conciliaires au sujet de l'union. Mais, dès le haut moyen âge, saint Jean
de Damas était cité avec honneur par Pierre Lombard et Alexandre de Hales.
Je ne m'arrêterai pas à la grande figure de saint Maxime, parce qu'il n'a pas eu l'occasion d'appliquer son génie au mystère de
la Trinité. Mais saint Jean Damascène doit fixer toute notre attention. Il nous a laissé, parmi ses œuvres , un résumé authentique
de la dogmatique grecque , sous une forme didactique qui l'a fait appeler « le scolastique grec » , et la chaire romaine l'a
honoré par le titre de « docteur de l'Église ».
§ 2. — Sa vie.
Nous connaissons la pieuse histoire de notre docteur par une vie composée au dixième siècle par
le patriarche de Jérusalem, sur d'anciens documents arabes, comme il nous en avertit lui-même.
Jean naquit à Damas sous la domination musulmane. Ses parents, nobles et pieux chrétiens, le firent élever par un moine captif
qui le forma dans toutes les sciences humaines et divines. Jeune encore, il était devenu un haut personnage à la cour du Calife,
quand une odieuse calomnie irrita son maître qui lui fit couper le poignet droit. La reine du ciel, dont il avait défendu les
saintes images, rejoignit miraculeusement sa main à son bras, et cette insigne faveur transformant du même coup son âme,
il dit adieu à toutes les choses humaines, et se retira dans la laure de saint Sabas au voisinage de Jérusalem. C'est là,
qu'après avoir été exercé quelque temps par un austère directeur dans toutes les voies de l'humilité et de l'obéissance, il
se livra à l'étude et composa les œuvres qui ont immortalisé son nom.
§ 3. — Rôle de la philosophie.
Avant d'étudier les œuvres de notre cénobite, et pour en faire mieux apprécier la valeur, il sera
bon de jeter un coup d'œil rapide sur le rôle qu'a joué la philosophie dans les discussions religieuses.
Pendant les trois premiers siècles, la faveur publique s'attachait à Platon, et le gnosticisme en profitait pour faire valoir
ses rêveries. Les apologistes chrétiens, hommes de leur temps, furent donc des platoniciens, chassant l'hérésie hors de l'école
qui leur était chère, et conviant les amis du Logos à passer de l'Académie à l'Église.
L'arianisme naquit dans l'atmosphère platonicienne d'Alexandrie; mais lorsqu'il établit son siège à Constantinople, il chercha,
dans les subtilités de la dialectique païenne, tous les détours propres à se dissimuler et tous les sophismes capables de troubler
les esprits simples. Les sectes ariennes se réclamèrent d'Aristote. C'est le reproche que leur font saint Basile et les
deux saints Grégoire : d'où la dialectique serrée de ces docteurs et leur aversion pour les théories aventureuses
au sujet du dogme.
Plus tard, nous voyons l'école platonicienne reparaître dans l'Église avec l'auteur des noms divins et son disciple saint Maxime.
Mais ce n'est là qu'un brillant météore. La chicane reprend bientôt avec plus d'intensité. Les sectes pullulent à nouveau. Nestoriens,
monophysites, dioscoriens, acéphales, monothélites : tous ces hérétiques cherchent à appuyer leurs sophismes sur la philosophie
péripatéticienne qui a repris vogue dans le monde profane.
Alors saint Jean Damascène se lève, oppose à toute cette foule une fin de non-recevoir :
Quel docteur sacré a parlé comme vous ? Introduisez-vous donc chez nous saint Aristote comme un treizième apôtre,
ou faites-vous plus de cas d'un idolâtre que des auteurs inspirés ?
S. Jean Damasc., Contr. Jacobit., § 10. — M. XCIV, col. 1441.
§ 4. — Du livre intitulé : « Fontaine de science ».
Notre saint ne s'en tint point à cette récusation sommaire. Sur le conseil de son vieux précepteur,
il entreprit d'arracher la philosophie des mains hérétiques et de la faire servir, soit à réfuter les erreurs, soit à exposer
en termes précis la doctrine catholique.
De là est sortie une œuvre magistrale, dont notre docteur nous donne lui-même la division en trois parties.
D'abord - dit-il - je présenterai les plus belles doctrines des philosophes grecs, sachant que ce qu'on y
trouve de bon est un don fait par Dieu aux hommes, puisque tout don excellent, toute donation parfaite vient d'En-Haut et
descend du Père des Lumières (Jc. 1 ; 17). Quant à ce qui contredit la vérité, c'est une invention ténébreuse de l'erreur
satanique, et une fiction de l'esprit mauvais, comme dit Grégoire le théologien. J'imiterai donc l'abeille, je composerai
ensemble tout ce qui est propre à la vérité. Des ennemis eux-mêmes je tirerai des fruits de salut; mais je rejetterai ce qui
est frivole ou entaché d'erreur.
Après ce premier travail, je mettrai en ordre les bavardages des hérésies impies, afin qu'y reconnaissant l'erreur, nous nous
attachions davantage à la vérité.
Enfin, avec Dieu et sa grâce, j'exposerai la vérité qui détruit l'erreur et chasse le mensonge. Pour en faire ressortir la beauté,
je l'enchâsserai, comme par une monture d'or, dans les paroles des prophètes inspirés de Dieu, des pêcheurs instruits de
Dieu, des pasteurs et des maîtres remplis de Dieu. Alors sa gloire resplendira de sa propre lumière, et son éclat illuminera
les intelligences qui se trouveront déjà purifiées de toutes les souillures et de toutes les agitations.
J'en ai déjà prévenu, je ne dirai rien de moi-même. Mais je ferai un résumé de ce qui a été dit par les meilleurs maîtres.
S. Damascène, Prologue de la Fontaine de science. — M. XCIV, col. 524.
Tel est le plan de cette grande œuvre où saint Damascène dans la maturité de l'âge, déposa tous les
trésors d'une science studieusement acquise. Cette œuvre se compose de trois traités : 1° les chapitres philosophiques
ou dialectique; 2° le traité des hérésies, « d'où elles viennent et comment elles se sont produites » ; 3° l'exposition
de la foi orthodoxe.
Disons quelques mots du premier et du dernier de ces ouvrages.
§ 5. — Chapitres philosophiques.
Saint Damascène a bien tracé le plan des études scholastiques, en leur donnant pour base une saine
philosophie.
Personne, mieux que lui, n'a assigné à la science rationnelle son rôle, ses droits et ses devoirs.
Voici comment il s'exprime à cet égard :
Puisque le divin apôtre a dit : nous avons à coeur tout ce qui est bien (II Co. 8 ; 21), nous étudierons
la doctrine des sages même étrangers. Peut-être trouverons-nous quelque chose digne d'importation, et cueillerons-nous quelque
fruit utile à l'âme. Tout ouvrier a besoin d'instruments pour son métier. Il convient qu'une reine ait des servantes.
Recueillons donc les principes qui sont les serviteurs de la vérité, après les avoir arrachés à la tyrannie de l'impiété.
Ne mésusons pas du bien ; ne manions pas l'art du raisonnement pour égarer les simples ; mais quoique la vérité n'ait pas besoin
d'arguments variés, usons de dialectique pour réfuter la fausse science et les ennemis de la foi.
Ibidem, c. I, col. 532.
Ce qui assure encore à notre docteur son titre de scolastique, c'est sa marche toute péripatéticienne.
Il s'emploie d'abord à établir le sens exact des mots, et à montrer les lois du syllogisme. Il suit en logique les deux grands auteurs
de la scolastique, savoir Aristote et Porphyre, quoique avec certaines explications platoniciennes d'Ammonius. Mais il signale les
erreurs de ces païens, et les corrige par la philosophie chrétienne des saints Pères. Chez ces derniers il puise les lumières
inconnues à l'antiquité, sur les questions introduites dans la science par la révélation, en particulier sur la différence
entre l'« usie », la nature, l'hypostase.
Ces détails suffisent à faire comprendre l'importance de ce traité pour l'étude de la théologie positive.
Mais je me hâte d'arriver au traité qui a rendu à jamais glorieux le nom de Damascène.
§ 6. — Du traité intitulé : « exposition de la Foi orthodoxe ».
C'est surtout par ce chef-d'œuvre que notre Docteur a droit au titre de scolastique. L'ouvrage est divisé
en quatre livres, traitant successivement de Dieu, de l'homme, du Dieu-homme, et des effets de l'incarnation. N'est-ce pas le plan
même de la somme de saint Thomas? Comme le docteur Angélique, il définit tout d'abord les sources de la théologie.
Dieu a parlé par son Fils, ses prophètes et ses apôtres. « Nous devons nous contenter de ces enseignements, y demeurer, ne pas
transporter les bornes éternelles, et ne pas sortir de la divine tradition (Foi orthodoxe, liv. I, ch. I) ».
Cependant Dieu s'est fait connaître aussi par ses œuvres. Notre docteur présente donc, comme saint Thomas, une théodicée rationnelle,
avant de passer à la théologie de la Trinité. Comme saint Thomas encore, il introduit modestement la raison dans l'étude de ce
mystère lui-même.
Mais là se bornent les rapprochements entre la somme du docteur angélique et l'ouvrage du docteur grec. En effet, saint Damascène
ne procède point par thèses discutées séparément comme dans une école. Son traité est un catéchisme dont est banni tout système et
toute opinion. C'est uniquement la foi, nettement affirmée, clairement exposée ; la raison n'intervient que pour mettre en ordre
les différents dogmes. Rien ne fait mieux connaître ce livre que le titre choisi par son auteur : exposition exacte de la foi orthodoxe.
Et cette exposition commande l'adhésion, parce qu'elle date d'une époque déjà éloignée des luttes doctrinales, et représente
l'état tranquille d'une foi victorieuse.
La façon suivant laquelle l'œuvre procède ajoute encore à son importance. Saint Damascène nous avertit qu'il ne dira rien de lui-même,
mais qu'il butinera dans les œuvres vénérables des Pères de l'Église. Son savant éditeur a été curieux de savoir s'il a tenu
parole. Or on peut constater à simple vue que ce traité est composé presque uniquement par des pensées, des phrases, des
expressions extraites des Pères de l'Église. Saint Damascène n'a donc fait, et c'est son incomparable louange, que recueillir
toute la sève de ces docteurs et d'en préparer un aliment pour la foi des simples et la science des parfaits. Ainsi l'abeille
ne tire rien d'elle-même, mais choisissant de fleur en fleur les sucs les plus parfumés, elle en compose pour sa ruche un breuvage
salutaire où tout vient d'ailleurs, mais qu'elle seule a rendu miel.
On peut bien appliquer à cette abeille l'épithète liturgique de apis argumentosa, tant elle fait paraître de délicatesse
et de science dans son butinage. On reconnaît, en effet, dans la. Foi orthodoxe un éclectisme qui a choisi pour témoigner sur
chaque dogme les docteurs ayant reçu la spéciale mission de le défendre contre chaque hérétique : saint Maxime contre les monothélites,
saint Cyrille d'Alexandrie contre les nestoriens, saint Athanase, saint Basile et les saints Grégoire, contre les ariens et
leurs successeurs. Le traité de saint Damascène n'est pas une encyclopédie qui réunit sur tous les sujets les témoignages de
tous les docteurs. Chaque dogme est exposé , pour ainsi dire, par un seul docteur, mais par un docteur qui fait loi. Il convient
cependant d'ajouter que saint Damascène affirme hautement ses prédilections pour saint Grégoire de Nazianze, et que l'influence
de saint Maxime se fait sentir par les nombreux emprunts faits aux œuvres attribuées à l'Aréopagite.
Au début de son triple traité, saint Damascène écrivait :
Notre dessein est de cueillir les prémices de la philosophie et d'embrasser en résumé toute science dans ce
volume, autant qu'il est possible. De là son nom de Fontaine de science.
S. Damasc., dialect., c. III. — M. XCIV, col. 333.
Qui sait si le courant, patronné par Rome, vers l'étude de la patristique grecque, ne rendra pas à notre docteur la place qu'il mérite, et si un jour n'adviendra pas où, pour cimenter l'union entre l'Orient et l'Occident, l'Église ne placera pas dans la chaire de ses écoles la Fontaine de Science de saint Damascène auprès de la Somme théologique de saint Thomas ?