Orthodoxie en Abitibi

P. Théodore de Régnon : Études de Théologie Positive XVIII

P. Th. de Régnon - Études de Théologie positive - XVIII -

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Discussion préliminaire
Concept grec de l'image
L'image par filiation - filiation humaine
Filiation divine
Discussion de textes
Vue d'ensemble
Jésus-image

- Étude XVIII -
L'Image

- CHAPITRE I -
DISCUSSION PRÉLIMINAIRE


§ 1. — « Image » est un nom du Fils.

aint Paul a prononcé du Fils « qu'il est l'Image du Dieu invisible » (Colossiens 1 ; 15).

Les Pères de l'Église ont tous compris ce texte dans le sens que ce nom est un titre du Fils, et ils en ont tiré un merveilleux parti contre les deux hérésies contraires.

- L'image est un nom relatif qui suppose et oppose l'original, donc dualité de personnes ;

- l'image parfaite d'un Dieu ne peut être qu'un Dieu, donc unité de Nature.

Sabellianisme et arianisme sont percés par le même glaive à deux tranchants.


§ 2. — Question soulevée par ce nom.

Héritant de ses devanciers, saint Augustin étudia avec sa subtilité ordinaire les caractères de l'image. Il réunit les trois mots : Verbum, Imago, Filius comme trois noms personnels de même ordre et de même valeur. La scolastique tout entière suivit cet enseignement. « Image du Père », dit toute l'École, est un nom personnel du Fils. Mais lorsqu'on voulut expliquer comment et pourquoi ce titre convient au Fils et seulement au Fils, les docteurs se divisèrent.

En effet, si la ressemblance et la relation d'origine sont constitutives de toute image, cette ressemblance peut résulter de bien des manières. Une statue est l'image d'un héros, parce qu'elle imite ses formes extérieures ; un disciple est l'image de son maître, parce qu'il répète ses leçons ; un fils peut être l'image de son père par ses traits ou son tempérament.

Le théologien a donc à déterminer sous quel rapport le Fils de Dieu ressemble au Père. Est-ce simplement une similitude de Nature qui va, d'ailleurs, jusqu'à l'identité ? Ou bien le caractère personnel du Fils présente-t-il quelque ressemblance avec le caractère personnel du Père ? J'ai exposé ailleurs les deux conclusions qui séparent la scolastique depuis Richard de Saint-Victor. Nous n'avons plus actuellement qu'à rechercher le sentiment des Grecs. Mais, comme Petau combat l'opinion de Richard au nom de la patristique orientale, nous devons le suivre dans cette réfutation, et revenir, par conséquent, sur sa discussion contre le célèbre prieur de Saint-Victor.


§ 3. — Comment Petau pose la question.

Petau a exposé le problème dans les termes suivants :

En Dieu - dit-il - il y a une divinité unique, singulière, simple, et indivise entre trois Personnes distinctes.

C'est ce qui fait la difficulté, lorsqu'il s'agit d'expliquer la raison d'image et de ressemblance. En effet, lorsqu'on dit que le Fils et le Verbe est l'image du Père, on se demande ce que le Fils exprime par similitude, en quoi il est semblable. Or, en tant que nous pouvons concevoir le mystère, la personne divine consiste en deux choses, savoir : l'essence qui est la divinité, et la relation ou propriété qui, avec l'essence, constitue la personne ou hypostase. De laquelle donc le Fils sera-t-il l'image et la ressemblance ?

— Est-ce de l'essence et de la Nature ? Mais ce n'est pas possible. Car cette essence est identiquement une dans les deux personnes. Or, je l'ai dit plus haut, il n'y a pas ressemblance d'une chose à soi-même, mais bien à une autre.

— Est-ce d'une propriété ? Par exemple de la paternité ? Mais ce n'est pas plus vrai. Car, dans ce cas, celui qui est Fils serait en même temps Père, puisque la similitude de la paternité est une paternité, et non point une filiation qui lui est plutôt dissemblable.

Petau, lib. VI, c. VI, § 1.

Telle est la disjonctive dans laquelle Petau renferme la question.

La problématique se présente donc en cette question :
De quoi le Fils est-il l'image ?
— de la Nature du Père ? Mais le Fils a la même Nature divine. Ils partagent une même Nature divine : il s'agit là d'une identité, et non pas de la relation du modèle à son image ;
— de la personne du Père ? Mais de quoi, dans cette personne ? S'il s'agit de la paternité, mais on tombe directement dans l'absurdité.


§ 4. — Examen de cette position.

Avant d'aller plus loin, une observation se présente sur la façon dont Petau pose le problème. « Le Fils, dit-il, serait-il donc l'image d'une propriété personnelle, par exemple de la paternité ? Ce « par exemple » est habile, parce qu'il oppose deux propriétés personnelles absolument corrélatives.

Mais que devient cette opposition, si l'on choisit, pour exemple de propriété personnelle, la vertu spirative, qui est commune au Père et au Fils ? Pour combattre la commune spiration [la procession de l'Esprit du Père ET du Fils], Photius s'appuyait sur cette sentence que tout ce qui est personnel en Dieu est individuel.

Les catholiques ont répondu à cette objection, en distinguant deux sortes de propriétés personnelles :
— les unes constitutives et par suite, individuelles ;
— les autres non constitutives, et par suite pouvant se rencontrer à la fois dans deux personnes.

Petau n'a garde d'omettre cette distinction en réfutant Photius (Petau, lib. VII, c. XV, § 9 seqq.). Mais il semble l'oublier lorsqu'il discute contre Richard de Saint-Victor. Car c'est précisément sur la procession active que ce docteur s'appuie pour soutenir sa thèse. La vertu spirative est une propriété personnelle [non constitutive] ; elle est commune au Père et au Fils...

Nous sommes typiquement en présence de la doctrine filioquiste : l'Esprit étant sensé procéder du Père ET du Fils, la vertu spirative qu'est la procession devrait dans ce cas être une propriété personnelle non constitutive qui pourrait se partager entre deux personnes. Cette distinction totalement artificielle et « faite pour la cause », que sont les propriétés personnelles constitutives et non constitutives, permet d'inventer une propriété personnelle qui ne soit pas exclusive.

...donc la personnalité du Fils est sous ce rapport l'image de la personnalité du Père.

Pour le dire en passant, cette communauté personnelle nous montre à quel point est inaccessible le mystère de la Sainte Trinité, et combien sa réalité dépasse toutes nos formules. Pour maintenir l'unité divine, nous distinguons entre la Nature qui unit et les personnes qui opposent.

Ou plutôt qui distinguent - car la pensée scolastique ne peut distinguer qu'en opposant.

Et voici que pour maintenir la communauté de vertu spirative, il nous faut distinguer dans les personnes elles-mêmes entre les propriétés constitutives et les propriétés non constitutives. Le mystère brise tous les cadres rationnels, où nous cherchons à l'enfermer. Et la foi seule nous reste et nous sauve.

C'est un rôle bien ingrat qui est dévolu à la foi, que de rattraper les incohérences de la pensée scolastique ! Nous avons au départ les concepts parfaitement orthodoxes de l'unité de la Nature divine et de la distinction des Personnes en Dieu. Et voici qu'il faut inventer des propriétés personnelles constitutives qui sont exclusives à la personne concernée, et des propriétés personnelles non constitutives qui peuvent être partagées avec une autre personne... Il faut bien cela pour sauvegarder laborieusement la doctrine du filioque.

Il y a une seconde observation, plus importante encore, à faire sur l'exposé de Petau. Il renferme la question dans une disjonctive :
— ou similitude de Nature,
— ou ressemblance de caractères personnels.

Mais n'y aurait-il point place à une troisième hypothèse ? Ne pourrait-on point supposer que la similitude porte à la fois sur la Nature et sur les caractères personnels ? Nous aurons bientôt à revenir sur cette hypothèse.


§ 5. — Sentiment de Petau.

Petau formule son opinion dans la conclusion suivante :

Le Fils n'existe pas doublement, selon la Nature et l'essence divine mais subsistante, l'image étant pareillement de la subsistance du Père et Dieu, dans la mesure où il est Dieu, et en raison de la seule essence.

Et un peu plus loin :

Le Fils est l'image du Père selon sa seule Nature et essence subsistante ; l'image qui est produite vient de l'essence subsistante.

Petau, lib. VI, c. VI, § 20.

Cette adjonction du mot subsistens au mot essentia lui permet de résoudre l'objection tirée du caractère personnel du nom « Image » [la « Nature » ou « essence » n'étant pas des notions personnelles].

— On lui oppose la conclusion de Bellarmin :

Le Fils n'est pas l'image de l'essence, mais de la personne. Telle est l'image, tel est le Fils. L'image se distingue du modèle, comme la chose produite du producteur.

Petau attire Bellarmin à son sens, grâce à la distinction scolastique suivante :

L'image du Père est réelle, si elle se réfère à celui qui est représenté, non en tant que Père, mais en tant que Dieu. En d'autres mots, en disant : l'image du Père, c'est ce qui est exprimé - mais ce que l'on exprime véritablement, c'est l'image de la Divinité du Père.

La thèse de Petau est la thèse généralement adoptée par les théologiens de son temps. Elle se compose de deux parties :

— 1° la similitude entre le Père et le Fils porte uniquement sur l'essence ;

— 2° la cause pour laquelle Image est un nom personnel se tire de la procession du Fils par voie intellectuelle.

Petau défend énergiquement cette thèse contre Richard de Saint-Victor.
Je n'ai à discuter que les arguments qu'il tire de la patristique grecque, puisque je ne me préoccupe actuellement que de connaître la pensée des docteurs orientaux.


§ 6. — Première partie.

Petau s'efforce donc d'établir que les Pères font consister la similitude divine uniquement dans la consubstantialité. Il avait eu l'occasion dans diverses parties de son traité, de réunir de nombreuses citations où il est affirmé contre les Ariens que la similitude entre le Père et le Fils est plus qu'une similitude extérieure, plus qu'une similitude de volonté et d'action ; qu'elle est une similitude parfaite de Nature, de substance, et par conséquent une véritable identité de substance.

rappelons-nous que la visée grecque tombe immédiatement sur l'hypostase pour y atteindre la Nature. Aussi, lorsque les docteurs entendaient saint Paul déclarer le Fils « image du Dieu invisible », ils comprenaient cette parole dans ce sens que l'hypostase du Fils est l'image parfaite de l'hypostase du Père, et ils en concluaient l'identité de Nature par une sorte d'argument du plus au moins.

Leur raisonnement ressemble à celui qu'on pourrait faire au sujet de deux hommes. Pierre, dirait-on, est le portrait vivant de Paul qui est un blanc ; donc Pierre, lui aussi, est de race blanche.
Le Fils, disent les Hilaire et les Athanase, est le portrait vivant d'un Père Dieu ; donc il est substantiellement Dieu.
C'est un argument qui leur suffisait contre les Ariens, mais ce n'est qu'un argument par voie de conséquence, et on ne peut point y voir que les docteurs grecs réduisissent la raison formelle de l'image divine uniquement à l'identité de Nature.


§ 7. — Observation.

C'est ici le lieu de revenir sur la disjonctive dans laquelle Petau a renfermé la question actuelle : similitude, ou simplement de Nature, ou simplement de personnalité. Richard de Saint-Victor admettait la même disjonctive, en vertu d'une même façon de considérer la personne.

Tous les deux, me semble-t-il, ont trop séparé la Nature et la personnalité, comme si la personne était composée de deux réalités juxtaposées ou emboîtées, savoir : l'essence divine, et la propriété personnelle, qui « avec l'essence, dit Petau, constitue la personne ». Grâce à cette séparation, on pourra renfermer la raison de l'image dans un de ses éléments constitutifs, à l'exclusion de l'autre. Richard exclut la Nature, et ne considère la ressemblance que dans les propriétés personnelles. Petau le réfute, en montrant que les anciens Pères ont tous reconnu dans l'identité de Nature une des perfections essentielles de l'image.

Puis, à son tour, Petau exclut des propriétés personnelles toute similitude, et soutient que les personnes ne se ressemblent que par l'identité de Nature. Mais il excède lorsqu'il affirme que telle est la doctrine des Pères grecs ; car ceux-ci, visant toujours la Nature dans la personne, partaient de la ressemblance des personnes pour conclure à l'identité des Natures. Cette observation deviendra plus claire à mesure que nous comprendrons mieux le concept grec de l'Image.


§ 8. — Seconde partie.

Saint Thomas connaissait bien la question posée par Richard : « pourquoi le Saint-Esprit, consubstantiel au Père et procédant du Père, n'est-il pas l'image du Père ? » Il a consacré tout un article à résoudre cette difficulté.

S'appuyant sur saint Augustin, il enseigne que la similitude entre deux personnes ne légitime le nom d'image que si elle est formellement exigée par le mode suivant lequel une personne procède de l'autre. Il ne suffit donc pas à la raison d'image qu'il y ait similitude et procession, il faut encore que la similitude résulte de la procession. Ce principe posé, il fait appel aux deux noms : Fils et Verbe. Le Fils est l'image en vertu de sa génération. Le Verbe est l'image, car il est de la raison du Verbe qu'il soit spécifiquement semblable à ce dont il procède :

Le Fils procède comme Verbe, et la raison en est la ressemblance spécifique du principe dont il procède.

S. Th., I, q. 35, a. 2.

Ces raisons sont excellentes et résolvent parfaitement la difficulté soulevée par Richard. Mais il ne semble pas qu'elles soient favorables à la thèse de Petau, suivant laquelle la similitude entre le Père et le Fils se réduirait à une identité de Nature.

En effet, si, d'une part, le mode d'origine doit contenir une exemplarité formelle, et si, d'autre part, le principe de cette origine est le Père en tant que Père, et non pas simplement en tant que Dieu, on doit avouer que le terme de cette exemplarité rappelle son principe non pas simplement en tant que Dieu, mais encore en tant que Père. C'est le raisonnement de Bellarmin.

Cette conclusion peut se tirer de la filiation, comme nous le verrons plus tard. Mais on peut encore la déduire de la théorie du verbe mental. Petau, interprétant saint Thomas, explique longuement que le Fils est seul image, parce qu'il procède par voie intellectuelle, « car, dit-il, tout verbe est image et similitude de la chose connue ».
— Mais, poursuivrai-je à mon tour, la chose connue par le Père céleste n'est pas seulement son caractère absolu de Dieu, mais encore sa propriété de Père. Pour que le Verbe exprime totalement la pensée paternelle, ne faut-il pas qu'il soit l'image non seulement de l'essence divine, mais encore en quelque manière de la paternité elle-même ?


§ 9. — Observation.

Laissons là cette dialectique, et revenons au sujet de nos études. Les deux raisons de saint Thomas sont également légitimes, mais elles ont des portées différentes.

L'explication de l'Image par la filiation doit être admise de tous, parce qu'elle est fondée sur le dogme. Nous la retrouvons dans toutes les écoles latines et chez tous les docteurs de l'antiquité.

Mais l'explication par la théorie psychologique n'a de valeur qu'auprès de ceux qui s'attachent à la synthèse proposée par saint Augustin. Petau était du nombre, et il s'étend beaucoup sur cette théorie. C'est son droit. Aussi, voulant attirer à son explication l'école grecque, il commence par soutenir que les docteurs de l'Orient ont connu, admis, enseigné la théorie du Verbe, telle que saint Augustin l'a développée. C'est là une affirmation dont je réserve la discussion à l'occasion du Logos.

Ce qui précède suffit pour nous montrer que, si nous voulons connaître la pensée grecque sur l'« Image » , il faut étudier ces docteurs en eux-mêmes, et sans opinion préconçue.


- CHAPITRE II -
CONCEPT GREC DE L'IMAGE


§ 1. — Texte qui domine la question.

Celui à qui l'on doit toujours recourir pour apprendre la doctrine grecque d'une manière exacte et didactique, saint Jean Damascène a écrit :

Le Fils est l'image du Père, et l'Esprit l'image du Fils.

S. Damascène, Foi orthodoxe, lib. I, c. XIII, — M. XCIV, col. 856. / S.C. 535. p. 215.

On trouve, en effet, cette expression enseignée par les anciens Pères.

De cette formule, on peut déjà déduire plusieurs conséquences par rapport à la façon dont les Grecs concevaient l'image :

— 1° Le Saint-Esprit n'est jamais nommé l'image du Père. Donc il ne suffit pas à la raison d'image qu'il y ait consubstantialité et procession. Sans doute ces conditions sont des éléments intrinsèques à l'image parfaite.

Les Grecs se sont également servis de l'image pour établir soit la consubstantialité du Fils et du Père, soit la consubstantialité du Saint-Esprit et du Fils.

Sans doute encore, pour démontrer contre les Grecs modernes que leurs docteurs ont reconnu la procession de l'Esprit par le Fils, Petau a raison de dire qu'il suffît de constater qu'ils l'ont appelé l'image du Fils (Voy. lib. VII, c. vu, § 4).

Reconnaître que l'Esprit est l'image du Fils, n'équivaut pas au fait de reconnaître que l'Esprit procède du Père et du Fils comme d'un même principe - ce qui est la doctrine du Filioque.

Il n'en reste pas moins que la consubstantialité et la relation d'origine ne suffisent pas à la raison totale de l'image, puisque le Saint-Esprit n'est pas l'image du Père.

Quant à la distinction que fait saint Thomas entre deux sortes d'images, elle peut être légitime, mais elle fut inconnue des Grecs, qui prirent le nom image dans le même sens, qu'il s'agît du Saint-Esprit ou du Fils.

Voici le texte où apparaît la distinction entre les deux sortes d'images :

L’image de quelqu’un se retrouve dans un autre de deux manières ; soit dans un être de même nature spécifique, comme l’image du roi se retrouve en son fils ; soit dans un être de Nature différente, comme l’image du roi se retrouve dans la pièce de monnaie. Or, c’est de la première manière que le Fils est l’image du Père, et de la seconde seulement que l’homme est l’image de Dieu. Aussi, pour signifier cette imperfection de l’image, dans le cas de l’homme, on ne dit pas sans nuances qu’il est l’image de Dieu, mais qu’il est “ à l’image ” de Dieu ; cette construction marque l’effort d’une tendance vers la perfection. Du Fils, au contraire, on ne peut pas dire qu’il soit “ à l’image ” du Père : il en est la parfaite image.

Thomas d'Aquin. Somme théologique. Prima pars, Question 35, article 2.

— 2° Le Saint-Esprit est l'image du Fils. Donc il n'est pas nécessaire à la raison d'image qu'il y ait procession par voie d'acte intellectuel. D'où il faut conclure que les Grecs ignoraient l'explication latine, suivant laquelle le nom d'image serait personnel au Fils parce qu'il procède par manière de Verbe.

Selon Thomas d'Aquin, seul le Fils est image du Père, car lui seul procède du Père en tant que verbe mental, alors que l'Esprit est sensé procéder du Père ET du fils, en tant qu'amour. Dans cette perspective, la relation d'amour que serait l'Esprit n'est pas image du Père.
Voici le texte où apparaît l'argumentation qui mène à affirmer que le seul le Fils est image :

Par sa procession, le Saint-Esprit reçoit la Nature du Père, de même que le Fils ; et pourtant on ne dit pas qu’il “ naît ”. Pareillement, bien qu’il reçoive la ressemblance spécifique du Père, on ne lui donne pas le nom d’“ image ”. C’est que le Fils procède comme Verbe, et que la ressemblance spécifique envers son principe est la loi typique du verbe mental mais non pas de l’amour, encore qu’elle appartienne à cet amour qu’est le Saint-Esprit, mais à titre d’amour divin.

Thomas d'Aquin. Somme théologique. Prima pars, Question 35, article 2 - parmi les "réponses".

— 3° Les Grecs distinguent entre l'image du Père et l'image du Fils. Or ces deux Personnes ne se distinguent que par leurs caractères personnels. Il faut en conclure, que, suivant les Grecs, l'image ne contient pas seulement une similitude de Nature, mais une similitude de propriétés personnelles.

En d'autres termes :

la personnalité du Fils est l'image de la personnalité du Père et rien que du Père ;
la personnalité du Saint-Esprit est l'image de la personnalité du Fils et rien que du Fils.

Ces préliminaires nous montrent que pour comprendre le sens de la formule : « Le Fils est l'image du Père, et le Saint-Esprit l'image du Fils », il faut chercher une notion de l'image telle que :
— 1° elle vise immédiatement les personnes, conformément au génie grec dans la théorie de la Trinité ;

— 2° elle contienne la consubstantialité et la procession avec quelque chose de plus ;

— 3° elle soit indépendante du mode de procession.


§ 2. — Définition de l'image par saint Damascène.

Avant tout, acquérons une notion claire du concept que les Grecs attachaient au mot « Image » -eikôn. Il est assez probable que les docteurs, qui s'adressaient surtout aux fidèles pour protéger leur foi, prenaient ce mot dans le sens le plus simple, le plus vulgaire, le plus accessible à la multitude.
Mais, grâce à Dieu, nous n'en sommes pas réduits à des conjectures. Le docteur que Dieu avait suscité pour combattre les iconoclastes, nous a donné plusieurs fois la définition didactique du mot en question, dans ses discours sur les images.

Dans son premier discours, il dit :

Puisqu'il s'agit de l'image, examinons exactement sa raison formelle. L'image, donc, est une ressemblance qui caractérise le modèle, mais qui a quelque différence avec lui.

S. Damascène, Des Images, discours 1er, § 9.

Dans son troisième discours, il s'explique davantage :

Disons d'abord ce que c'est qu'une image... Une image, donc, est la ressemblance, la représentation, l'empreinte de quelque chose, montrant en soi le modèle.

S. Damascène, Des Images, discours 3e, § 16.

Il fait remarquer que l'image diffère nécessairement du modèle. Une statue ne vit pas, ne se remue pas. Le fils diffère de son père, car il est fils et n'est pas père. Mais poursuit-il, pour quel but l'image ? et il répond :

Toute image est manifestatrice et significatrice d'une chose cachée.

S. Damascène, Des Images, discours 3e, § 17.

Il explique ensuite cette proposition, en montrant que l'homme fabrique des images pour représenter ou les choses invisibles, ou les objets éloignés, ou les événements passés.

Ces définitions nous fournissent une notion claire et complète de l'image. Elle ressemble au modèle, homoiôma — elle en dépend par expression, ektupôma — elle est destinée à le manifester et à le montrer, ekphantorikè kai deiktikè.

Étudions ces caractères.


§ 3. — L'image manifeste le modèle.

Il n'est personne qui ne connaisse les belles explications de saint Augustin à l'égard des deux premiers caractères de l'image, savoir : sa ressemblance au modèle et sa dépendance par voie d'origine. J'y renvoie le lecteur, pour m'attacher au troisième caractère signalé formellement par saint Damascène.

Voici le texte où apparaît la distinction entre les deux caractères de l'image :

Sur ce passage de l'épître de saint Paul aux Colossiens : « En qui nous avons la Rédemption et la rémission des péchés ; qui est l’image du Dieu invisible » (1 Col, 1 ; 14, 46).

Il faut distinguer l'image, l'égalité et la ressemblance :
— dès qu'il y a image, il y a nécessairement ressemblance, mais non égalité ;
— dès qu'il y a égalité, il y a nécessairement ressemblance, mais non image ;
— dès qu'il y a ressemblance, il n'y a pas nécessairement image ni égalité.

Dès qu'il y a image il y a nécessairement ressemblance, mais non nécessairement égalité :
ainsi en est-il de l'image de l'homme dans un miroir, parce qu'elle provient de l'homme même ; il y a donc nécessairement ressemblance, mais non égalité, parce que l'image manque de bien des choses qui appartiennent au type dont elle est l'expression.

Dès qu'il y a égalité, il y a nécessairement ressemblance, mais non nécessairement image :
ainsi dans deux veufs égaux, il y a ressemblance parce qu'il y a égalité ; car l'un a tout ce qu'a l'autre ; cependant il n'y a pas image, parce que l'un n'est pas le reflet de l'autre.

Dès qu'il y a similitude, il n'y a pas nécessairement image, ni égalité :
en effet tout oeuf, en tant qu'oeuf, est semblable à un autre oeuf; cependant quoique un oeuf de perdrix, en tant qu'oeuf soit semblable à un neuf de poule, il n'en est pas l'image, parce qu'il n'en est pas la reproduction, et il n'en est point l'égal parce qu'il est plus petit, et qu'il appartient à une autre espèce d'animal.

Mais quand on dit : il n'y a pas nécessairement, on laisse entendre que cela peut arriver quelque fois. Il peut donc y avoir une image où se trouve l'égalité ; par exemple dans les parents et les enfants, on rencontrerait image, égalité et ressemblance, sauf l'intervalle du temps ; car la ressemblance du fils est tellement la reproduction du père, qu'on peut l'appeler image ; et elle peut être assez grande pour être appelée égalité, si ce n'était que le père a précédé le fils dans l'ordre du temps. D'où il suit que l'égalité peut quelquefois emporter non-seulement ressemblance, mais encore image ; comme le prouve l'exemple que nous venons de citer.

Quelquefois aussi la ressemblance peut être égalité sans être image, comme on le voit dans deux oeufs égaux.

Il peut encore y avoir ressemblance et image, sans égalité, comme nous l'avons prouvé par l'exemple du miroir.

Il peut enfin y avoir tout à la fois ressemblance, égalité et image, comme nous l'avons dit des enfants, abstraction faite de la différence des âges. C'est ainsi encore que nous disons une syllabe égale à une syllabe, bien que l'une précède l'autre.

Mais comme il n'y a pas de temps en Dieu, puisqu'il est impossible de supposer que Dieu ait engendré dans le temps Celui par qui il a créé les temps, il en résulte nécessairement que le Fils est non-seulement l'image du Père, puis qu'il est de Lui, et sa ressemblance, puisqu'il est son image (1 Col, 1 ; 15) ; mais encore son égal, et si parfaitement, qu'il n'y a pas entre eux la moindre différence de temps.

S. Augustin, De quaestionibus 83, q. 74.

[Le troisième caractère de l'image (après la (1) ressemblance au modèle - et la (2) dépendance de l'image par rapport à son modèle, dont elle est l'expression), caractère qui est (3) la destination de l'image à manifester et à montrer son modèle - ] est formellement signalé par saint Damascène. Ce docteur emploie deux mots qui ont chacun leur importance.

1° II nous dit que l'image est manifestatrice d'un objet caché - ekphantorikè tou kruphiou. C'est nous apprendre qu'il y a une certaine opposition de visibilité entre le modèle et l'image. À quoi bon manifester ce qui est déjà manifeste par soi-même ? On ne regarde l'image que lorsque le modèle n'apparaît pas.

De plus c'est nous apprendre que la similitude porte sur quelque chose qui puisse être rendu visible, appréhensible immédiatement par la vue. Sans doute un animal est substantiellement plus semblable à un homme que ne saurait l'être un bloc de pierre. Et cependant on ne dira jamais qu'un cheval est l'image d'un homme, tandis qu'on le dit d'une statue de marbre. — Pourquoi ? — Parce que ce qu'on voit de la statue est précisément ressemblant à ce qu'on verrait de l'homme. L'image est saisie par vision sensible et non par raisonnement mental.

De là on déduit que l'image se rapporte à l'objet concret, à la substance première, à l'individu. En cela, elle diffère de la comparaison qui suppose une opération de l'esprit, une abstraction (« COMPARER : examiner, établir le rapport entre deux objets ». Dict. de l'Acad.). Je puis comparer Achille à un lion à cause d'un semblable courage, c'est-à-dire, à cause d'une propriété que je considère abstractivement. Mais la statue d'Achille me fait voir ses traits, sa physionomie ; en un mot, elle me représente Achille de telle sorte qu'à simple vue je le dévisagerais entre ses compagnons.

Hâtons-nous cependant d'ajouter que le rôle de l'image n'est pas nécessairement restreint à la manifestation de l'extérieur. Une statue en verre qui laisserait voir tous les organes humains, serait, sans doute, une assez laide production au point de vue artistique ; mais elle serait une image plus complète qu'un chef-d'œuvre de marbre, en ce sens qu'elle manifesterait davantage aux yeux du spectateur les membres du modèle.


§ 4. — L'image montre le modèle.

— 2° Suivant saint Damascène, l'image ne manifeste pas seulement le modèle, mais elle le montre - ekphantorikè kai deiktikè. Elle le montre, c'est-à-dire, le signale. En se présentant elle-même, elle invite à voir en soi le modèle qui est absent. Et n'est-ce point là le but que se propose l'artiste, soit qu'il sculpte, soit qu'il peigne, soit qu'il burine ? La statue, le portrait, la médaille sollicitent le spectateur à les regarder, sans doute, mais aussi à pousser plus avant jusqu'à la contemplation du modèle signalé et signifié dans son image. Ce caractère de « signification » des images est mis en évidence dans un passage de saint Hilaire :

Reconnaître le Fils comme étant Dieu, amène à connaître aussi le Père. Car le Fils est image du Père au point de ne différer de son Père en aucune façon, mais d'être la figure de son auteur ()significet auctorem).

Car les autres images, faites de métaux, de couleurs, de formes ou de styles divers, reproduisent l'aspect des êtres qu'elles représentent. Mais pour qu'elles soient véritables, ne faudrait-il pas que ces figures inanimées, peintes, sculptées ou fondues, soient en tous points semblables aux êtres vivants naturels ? Or le Fils n'est pas une image du Père comparable à celles-ci : il est l'Image vivante du Dieu vivant, et, né de ce Dieu vivant, il n'a pas une Nature différente de la sienne ; et puisqu'il lui est en tout semblable, il possède la puissance de cette Nature qui n'est pas autre que la sienne.

Qu'il soit image, prouve donc que dans sa naissance, Dieu, le Fils Unique, montre en lui Dieu le Père. Or il le montre en tant qu'il est lui-même la forme et « l'Image du Dieu invisible » (Col 1, 15) ; et s'il ne perd pas cette unité de Nature qui le rend semblable au Père, c'est qu'il possède la puissance de la Nature divine.

S. Hilaire, De Trinit., lib. VII, § 37. / DDB. T. II. p. 106.

Le lecteur doit comprendre quelle nuance délicate distingue les deux mots ekphantorikè - manifeste et deiktikè - montre, dont l'accouplement semble, à première vue, être une simple redondance.


§ 5. — L'image le représente.

Petau (1583-1652), dans cette discussion patristique, introduit un théologien de son siècle, pour le combattre. Ceci nous engage à faire connaissance avec Vasquez (1549-1604) qu'on fréquente assez peu, parce qu'il ne suit pas les ornières. Cet auteur donne de l'image la définition suivante :

L'image est une ressemblance exprimée dans le but de représenter un objet, similitude expressa ad repraesentandum.

Vasquez, In Iam, disp. 113 et disp. 145.

Il a emprunté à saint Augustin les deux premiers mots de cette définition, et pour la compléter, il semble s'être inspiré de saint Damascène. En effet les deux mots du docteur grec « manifester et montrer » sont compris dans le mot « représenter », pourvu qu'on donne à ce dernier le sens de « présenter au regard ».

Cette définition, en même temps qu'elle est la plus complète, est la plus simple et la plus vulgaire. Dans le dictionnaire de l'Académie, je lis : « Image, représentation d'une chose en sculpture, en peinture, etc... » Tel est bien le sens primitif de ce mot chez tous les peuples. L'image se présente à la vue pour tenir lieu d'un autre objet, pour être vu à sa place comme il serait vu lui-même. Non seulement, l'image se présente elle-même, mais elle représente le modèle, car elle ne se présente que pour qu'on voie le modèle. Elle en est sortie, mais pour y faire entrer la vue du spectateur ; double mouvement qui est bien exprimé par la construction réflexe du mot représenter.

Et cette union de l'image au modèle est si intime, que l'image représente le modèle dans tous les sens possibles. Elle le rend présent, elle tient son lieu et place, le représente dans les cérémonies et participe à l'honneur qui lui est dû. C'est là encore une notion commune chez tous les peuples, et les docteurs grecs en ont tiré grand parti.

Enfin notez dans la définition précédente la forme grammaticale : dans le but de représenter - ad manifestandum. Ceci nous rappelle la destination intentionnelle de l'image. D'ailleurs, comme le remarque Vasquez, la nature, elle aussi, a ses intentions qu'elle dépose dans l'essence même de ses œuvres. Elle constitue le progéniteur, non seulement cause efficiente, mais encore cause exemplaire de ce qui naît de lui. L'animal engendre aveuglément sa propre image, et, à son tour, cette image représente, sans le savoir, son progéniteur.


§ 6. — Des Images dans la Trinité.

Nous avons entendu saint Hilaire rappeler le texte de saint Paul : Il est l'Image du Dieu invisible. Observez dans ce texte de l'apôtre l'opposition entre l'image et le type « invisible ». Voici bien le caractère que saint Damascène a signalé : l'image manifeste un objet caché. C'est de ce texte que les anciens docteurs ont tiré leur théorie de l'invisibilité propre au Père et de la visibilité propre au Fils. Saint Damascène leur fait écho lorsque, décrivant les diverses sortes d'images, il dit :

La première est la naturelle et parfaite image du Dieu invisible, savoir le Fils du Père, montrant en soi-même le Père. Nul n'a jamais vu Dieu (Jn. 1 ; 18) ; et ailleurs : non que personne ait vu le Père... (Jn. 6 ; 46). Or l'Apôtre enseigne que le Fils est l'image du Père : Il est l'Image du dieu invisible (Col. 1 ; 15), et aux Hébreux : Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance (Hb. 1 ; 3). Le Fils montre en soi le Père, car Philippe disant : montre-nous le Père, et cela suffit (Jn. 14 ; 8), le Seigneur a répondu : voilà si longtemps que Je suis avec vous, et tu ne Me connais pas, Philippe ? Qui M'a vu, a vu le Père. Ainsi le Fils est l'image du Père, image naturelle, complète, en tout semblable au Père, sauf l'innascibilité et la paternité. Car le Père est progéniteur non engendré, tandis que le Fils est engendré et n'est point père.

Voilà bien le caractère manifestateur reconnu dans l'image du Père. Or saint Damascène, sans transition aucune, sans distinguer entre les diverses sortes d'images, poursuit immédiatement :

L'Esprit Saint est l'image du Fils. Car personne ne peut dire : Seigneur Jésus, si ce n'est dans l'Esprit-Saint (I Cor. 12 ; 3). C'est donc par le Saint-Esprit que nous connaissons le Christ, Fils de Dieu et Dieu, et c'est dans le Fils que nous voyons le Père.

Puis, recueillant la Trinité dans une phrase symbolique, saint Damascène ajoute :

Choses par nature intellectuelles, parole messagère, souffle manifestateur de la parole. Ainsi le Saint-Esprit est la semblable et complète image du Fils, ne différant que par la procession. Car le Fils est engendré et ne procède pas comme le Saint-Esprit.

S. Damasc., Des Images, discours 3° § 18. — M. XCIV, col. 1340.

Remarquez, je vous prie, dans ce passage, comment la raison formelle de l'image consiste dans une similitude manifestante, et cela quel que soit le mode de procession. Petau ne se conforme donc pas à la pensée grecque, lorsqu'il soutient qu'il n'y a de véritable image que par voie de filiation (Petau, lib. VI, c. V, § 4).

Remarquez encore que saint Damascène rapproche les mots « image » et « splendeur », comme répondant à des concepts voisins. À vrai dire, la comparaison scripturale que les Grecs semblent préférer pour la seconde Personne, est la splendeur du feu - phôtos apaugasma. Cette splendeur est inséparable du feu, consubstantielle au feu ; mais elle procède du feu, rayonnante, expansive, dispersant la gloire du feu, tendant de soi et par Nature à manifester le feu. C'est ainsi, disent les docteurs, que le Fils est l'image du Dieu invisible.


§ 7. — Relation avec les créatures - Comparaison de l'« Image » et du « Don ».

Cette image fait la joie éternelle du Père.

[L'Image de Dieu] - dit saint Athanase - [n'a pas été dessinée du dehors, mais Dieu Lui-même en est le Géniteur et], se voyant en elle, Il se délecte en elle, comme le dit le Fils Lui-même : « J'étais Celui en qui Il se délectait » (Proverbes 8 ; 30). À quel moment donc le Père ne se voyait-Il pas Lui-même en sa propre Image ? Ou à quel moment ne se délectait-Il pas en elle ?

S. Athanase, Contr. Arianos, orat. I, § 20. — M. XXVI, col. 54. / Trois discours contre les Ariens. Éd. Lessius 2004. p. 61.

Mais par son caractère formel, cette image tend de soi à manifester Dieu au dehors. Il en est, dit Vasquez (Vasquez, in Iam, disput. 113, n° 47), du mot Image, titre personnel du Fils, comme du mot Don, titre personnel du Saint-Esprit.

Ce dernier nom a rapport aux créatures, et cependant de toute éternité le Saint-Esprit est personnellement le Don, parce que, suivant l'explication de saint Augustin, son caractère personnel et intrinsèque est d'être donable.

Il faut en dire de même de l'image et de la splendeur du Père. Elle ne le manifeste que dans le temps, mais de toute éternité, elle est déjà intrinsèquement et personnellement manifestatrice. Ainsi pourrait-on dire du soleil : avant qu'il n'y eut sur la terre des natures voyantes, il dardait déjà sa splendeur rayonnante et manifestante, prête à inonder les yeux qui s'ouvrent et à leur manifester l'astre Roi.

Petau est forcé, presque malgré lui, d'avouer que « certains anciens » ont entendu les mots logos et eikôn dans le sens d'un rôle personnel s'adressant aux créatures (Petau, lib. VI, c. V, § 7.). Il cite saint Augustin et saint Cyrille, Théophylacte et Origène. À mon avis, il aurait pu citer tous les docteurs grecs.

Certes, ces anciens ont affirmé, avec autant d'énergie qu'on le fit après eux, l'abime infini qui sépare ce qui est Dieu et ce qui n'est pas Dieu. C'est même à ce premier principe de bon sens qu'ils ont constamment recours dans leurs luttes contre les anti-trinitaires. Mais ils savaient qu'en Dieu les processions personnelles sont les mouvements éternels de la vie divine. Or saint Jean a écrit : De tout ce qui a été fait Il était la Vie (Jn. 1 ; 4). D'où il faut conclure que dans cette suréminente Vie où n'existent que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, les créatures ne sont pas oubliées.

Le Verbe, dit saint Thomas, exprime non seulement le Père mais toutes les créatures :

Le nom de “ Verbe ” dit rapport à la créature. En se nommant, Dieu connaît toute créature. Or, le verbe conçu dans la pensée représente tout ce que le sujet connaît en acte ; de fait, en nous, il y a autant de verbes que d’objets de pensée différents. Mais Dieu connaît en un seul acte soi-même et toutes choses ; son unique Verbe n’exprime donc pas seulement le Père, mais encore les créatures.

S. Thomas, I, q. 34, a. 3.

Le Saint-Esprit, dit-il encore, procède comme l'amour de la bonté suprême, en lequel le Père s'aime et aime toute créature :

De même que le Père dit, par le Verbe qu’il engendre, Lui-même et toute créature, puisque le Verbe engendré par Lui suffit à représenter le Père et toute créature ; de même aussi, Il aime Lui-même et toute créature par le Saint-Esprit, puisque le Saint-Esprit procède comme amour de cette bonté première en raison de laquelle le Père s’aime Lui-même ainsi que toute créature.

Id. I, q. 37, a. 2, ad 3um.

Les anciens docteurs étaient pénétrés de ces hautes pensées. Ils estimaient donc que les Personnes divines ne dédaignent pas de faire connaître leurs mystérieux caractères par des modes distincts d'influences sur les plus humbles créatures. Et c'est ainsi qu'ils entendaient le mot « image », c'est-à-dire, « similitude manifestante » (Petau. Lib. VII, c. XIII, § 21).


§ 8. — Retour sur le caractère expansif des processions.

Plus nous avancerons dans ces Études, plus nous constaterons que la théorie antique de la Trinité correspond au diagramme en ligne droite. Une « procession » est une marche en avant. On l'appelle une « projection » - probolè, c'est-à-dire, une sortie expansive.

Le Père pose son Image devant soi ; c'est son Fils. Le mouvement vital se poursuit par le Fils jusqu'à projeter l'image du Fils ; c'est le Saint-Esprit. Ces images sont autant tournées vers le dehors que vers le dedans, si je puis m'exprimer ainsi. Elles manifestent donc aussi leurs images à tout ce qui existe ou peut exister au-dehors de la divinité.

Et voilà comment les missions temporelles des Personnes sont intrinsèquement liées aux processions. Le Fils a dit au Père : Je T'ai glorifié sur la terre... J'ai manifesté ton Nom aux hommes (Jn. 17 ; 4, 6). Mais de plus, il a dit de l'Esprit-Saint : Quand Il viendra, Lui, l'Esprit de Vérité, Il vous conduira vers la vérité tout entière... Il Me glorifiera, car c'est de mon bien qu'Il prendra pour vous en faire part. (Jn. 16 ; 13 - 14). C'est ainsi que la manifestation du Dieu invisible, croissant d'image en image, a atteint sa perfection le jour de la Pentecôte.

Mais ces divines images ne sont point de simples figures qu'on regarde pour s'instruire. Elles sont vivantes, elles sont vivifiantes, elles sont transfigurantes. Pour nous adopter, le Père dirige vers nous sa propre Image. À son tour, le Fils dirige sur nous son Image pour nous sceller de son empreinte filiale. Car, dit saint Damascène :

L'Image du Fils est le Saint-Esprit, par lequel le Christ, habitant dans l'homme, lui donne d'être l'image de Dieu.

S. Damasc., Foi orthod., ch. XIII. — M. XCIV, col. 806. / S.C. 535. p. 215.

C'est donc d'Image en Image que le mystère parvient jusqu'à nous, chaque Image apportant avec elle son propre modèle auquel elle est jointe par consubstantialité. C'est ce qu'enseigne saint Cyrille d'Alexandrie, si versé dans la grande mystique de l'ordre surnaturel :

Puisque - dit-il - le Fils est la très exacte Image du Père, celui qui reçoit le Fils possède le Père. De même et par une égale proportion, celui qui reçoit l'Image du Fils, c'est-à-dire, l'Esprit, possède totalement par Lui le Fils et en Lui le Père.

S. Cyrille, Thesaurus, assert. XXXIII. — M. LXXV, col. 572.


- CHAPITRE III -
L'IMAGE PAR FILIATION

ARTICLE I
Filiation humaine


§ 1. — Objet de ce chapitre

La définition grecque de l'image est la suivante : « l'image est une ressemblance manifestante, procédante d'un modèle caché ». Parmi les diverses processions, la plus naturelle est la procession par génération. « De chaque père, dit saint Damascène, le fils est l'image naturelle, et c'est la première espèce d'image » (S. Damasc., Des images, 3e discours, § 18. — M. XCIV, col. 1340.). On doit conclure que le Fils éternel est l'image parfaite du Père céleste, puisqu'il en procède par filiation. Mais ici se présente de nouveau la question que nous avons déjà étudiée plusieurs fois.

Similitude de Nature ou similitude de personnes ?

Cette similitude entre les divines Personnes est-elle simplement une identité de Nature et de substance, ou bien rejoint-elle les caractères personnels eux-mêmes ? J'ai déjà déclaré que cette question n'offrait en elle-même qu'un intérêt secondaire, puisque les réponses différentes n'intéressent aucunement le dogme. Cependant ces réponses manifestent des manières différentes de concevoir la même vérité, et, à cet égard, il importe à nos études de savoir si les Grecs sont restés ici fidèles à leur habitude de viser immédiatement les Personnes.

Mais auparavant, nous devons rechercher si la similitude dans les filiations humaines est d'ordre purement naturel ou d'ordre personnel. Petau, comprenant l'importance de cette question philosophique, a ouvert à cet égard une discussion contre Vasquez. Il est intéressant d'assister à une lutte entre de tels jouteurs.


§ 2. — Opinion de Vasquez sur la filiation humaine.

Expliquant la raison d'image dans la seconde Personne divine, Vasquez écrit :

C'est en vertu même de la filiation, que le Fils est l'image du Père. Car parmi les créatures, d'où ces noms avec leurs notions ont été pris pour être étendus aux choses divines, tout fils est l'image de son père. Cela est tellement vrai qu'on le vérifie jusque dans les générations équivoques, telles que celle du mulet. Un fils porte toujours en soi quelque image de son père, de telle sorte que, le Fils connu, on connaisse aussi le père... Le fils est donc la similitude substantielle du père, produite pour le représenter. Aussi dit-on de quelqu'un qu'il est le fils plus ou moins parfait de son père, non suivant qu'il est un homme plus ou moins parfait, mais suivant qu'il représente plus ou moins son père. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un représente peu son père (car il n'est personne qui ne le représente en quelque façon), nous avons coutume de dire qu'il n'est pas flls de son père, et s'il représente plus sa mère que son père, nous disons qu'il est plus fils de sa mère que de son père. Car le nom de fils signifie non la substance, mais la relation au père ou à la mère, relation fondée sur une similitude produite pour représenter. D'où résulte que la perfection de la filiation ne croît pas avec la perfection de substance, mais avec la perfection de similitude représentante.

Vasquez, in Iam, disp. 113, § 44.


§ 3. — Opinion de Petau sur le même sujet.

Petau est bien obligé de reconnaître que :

Dans la génération des êtres vivants, la nature s'applique à rendre le fils aussi semblable que possible à son père. Elle tend principalement à exprimer dans le fils la même Nature, puis à obtenir dans le reste la similitude parfaite.

Mais il ajoute qu'on doit distinguer entre la similitude de Nature et la similitude de propriétés accidentelles.
— La première est essentielle à toute génération ; tout fils est nécessairement semblable à son père en Nature.
— Quant aux caractères qui dérivent de l'essence sans en faire partie, leur reproduction n'est qu'une perfection accidentelle dont on s'approche plus ou moins sans pouvoir l'atteindre.

Car, dans la propagation des créatures, la grossièreté de la matière et les diverses circonstances empêchent que la similitude soit parfaite en autre chose qu'en l'essence même de la Nature.

Petau, lib. V, c. VIII, §§ 6 et 7.

Petau blâme donc Vasquez d'avoir confondu une similitude substantielle avec une ressemblance accidentelle.

On est fils, dit-il, en tant seulement qu'on représente la substance du père. On est parfaitement fils lorsqu'on la représente parfaitement. Dans une même espèce, il n'y a point à cet égard du plus ou du moins.

Petau, lib. V, c. VIII, § 3.


§ 4. — Comparaison de ces deux opinions.

Pour comparer ces deux opinions, il faut d'abord faire un retour sur la théorie de la personnalité.

Lorsque la visée métaphysique tombe d'abord sur la Nature concrète , on est amené à considérer la personnalité comme un mode terminatif qui résulte de la Nature et l'individualise , ainsi que les réalités accidentelles qui en dérivent. C'est la théorie adoptée par Petau. Suivant cette manière de voir, la Nature est le principe formel d'activité, et la personne n'est qu'un principe d'attribution. Certains théologiens ont énoncé la formule : La Nature est active, la personne est inactive - natura est activa, persona est iners.

Quiconque admet cette théorie devra se ranger à l'opinion de Petau à l'égard de la similitude filiale. La génération est l'acte d'une Nature concrète composée d'essence et d'accidents. Cet acte tend à introduire la similitude dans son terme, mais il y a lieu de distinguer entre la similitude provenant de l'essence et la ressemblance provenant des accidents. La première est essentielle, et se trouve exactement la même dans toutes les générations d'une même espèce. La seconde est accidentelle et varie du plus au moins.

D'ailleurs, puisque les personnes sont principes d'attribution, on devra dire que le fils est image du père, nécessairement et intégralement au point de vue de la Nature essentielle, accidentellement et imparfaitement au point de vue des qualités accidentelles. Petau a raison contre Vasquez.

Il nous importerait peu dans cette Étude de poursuivre la discussion entre les deux théologiens scolastiques. Mais il nous importe beaucoup de reconnaître si Petau a droit d'invoquer les Grecs à l'appui de son opinion. Et voici une remarque préjudicielle qui donne accès au doute.

Rappelons-nous que la visée grecque tombe immédiatement sur la personne et y pénètre ensuite pour atteindre la Nature. La personne est un « possesseur », la Nature une chose « possédée ». La personne est le point de départ des opérations naturelles, mais elle use de sa Nature comme de l'instrument auquel elle est identique. Aussi bien, ce n'est point une Nature qui engendre une Nature, c'est formellement une personne qui engendre une autre personne. Ceci posé , observez que la personne est identique à ce tout individuel qui englobe et l'essence et les qualités et toutes les déterminations individuelles.

Et puisque la génération tend à produire la similitude, on doit conclure que ce « tout personnel » s'applique à se reproduire tout entier dans le « tout » engendré, et cela aussi bien par les déterminations accidentelles qu'au point de vue de la Nature spécifique. Il n'y a donc point à séparer dans l'image filiale les attributs essentiels et les déterminations accidentelles, autant du moins que Petau les sépare. Du moment qu'un caractère se trouve dans le père à quelque titre que ce soit, pourvu qu'il dérive de la Nature, la perfection de l'image le réclame dans le fils.

Et voyez donc, comme l'estimation commune donne raison à Vasquez. On regarde comme accidentel dans un père qu'il ait le nez aquilin et le menton carré. Mais regarde-t-on comme également accidentel à son fils qu'il reproduise en sa personne les mêmes traits ? Sans doute, des obstacles matériels peuvent s'opposer à cette reproduction. Mais, s'il est vrai que la personne du fils est la « similitude expresse » de la personne du père, la ressemblance de physionomie extérieure et de tempérament intérieur entre formellement dans la notion d'image par filiation. Ce sont là des caractères accidentels, si on les compare à la Nature abstraite, puisque celle-ci ne les exige point par elle-même ; mais ils entrent intrinsèquement dans l'image filiale, parce que le fils les possède en vertu de la génération.


ARTICLE II
Filiation divine


§ 1. — Petau applique sa théorie à la filiation divine.

Ces deux manières différentes de considérer l'image par filiation humaine se retrouvent dans les explications de l'image divine.

On peut même conjecturer que Petau n'a tant insisté sur sa théorie philosophique que pour mieux établir sa théorie théologique. Il triomphe de sa distinction entre la similitude de Nature et la ressemblance des accidents ; car elle lui permet d'écarter celle-ci pour ne considérer que celle-là. Voici, dit-il, pourquoi en Dieu l'image atteint une incomparable perfection. En effet, les qualités divines , telles que la bonté et la puissance, ne sont pas, comme chez nous, des accidents qui dérivent de l'essence. Elles sont une seule et même chose avec la très simple Nature divine. La génération divine, par là même qu'elle produit la similitude de Nature et d'essence, produit donc la similitude de tous les attributs divins.

C'est ainsi que le Fils, qui est l'image du Père, est par naissance la parfaite similitude, non seulement de la Nature et de l'essence, mais encore de la bonté, de la puissance, et des autres propriétés qui sont absolument identiques à la Nature elle-même. Voilà pourquoi la génération divine l'emporte en excellence sur toutes les générations possibles, au point de vue de la similitude entre le générateur et l'engendré.

Petau, lib. V, c. VIII, § 7.

Cette considération est exacte, mais elle est étroite. Puisque les attributs divins sont identiques à la substance divine, il est bien clair que le Fils, semblable en substance, est semblable en attributs. Mais autant dire qu'un homme, semblable à son père en Nature, est semblable en âme et en corps, parce que l'âme et le corps sont essentiels à la Nature humaine.


§ 2. — Disgression sur l'éminence divine.

La méthode de Petau est une réduction par voie d'identité. Cette méthode est exacte, encore une fois, mais elle est peu féconde. Sans doute, on doit affirmer en Dieu l'identité de tout ce qu'il est. Mais il ne faut pas oublier que cette simplicité absolue contient éminemment la richesse de la multiplicité et de la variété. De l'aveu de tous, l'unique et très simple perfection de Dieu répond virtuellement à cette admirable diversité d'attributs que nous concevons comme des qualités distinctes, et la science théologique gagne à déployer la sagesse, la justice, la puissance, la bonté, pour les considérer à part.

Mais il semble qu'on puisse et qu'on doive aller plus loin. Dans un homme, outre ses caractères naturels qui sont l'apanage de l'humanité, on reconnaît les caractères individuels qui sont dans chaque personne les « manières d'être » des qualités naturelles. Manières de penser, de vouloir, penchants personnels et actions libres, c'est-à-dire, « usage personnel » des qualités de l'âme ; attitude, gestes, c'est-à-dire, déterminations individuelles des membres corporels : tout cela est personnel, et lorsque tout cela est au mieux, la personne en tire honneur.

Eh bien ! si Dieu est une personne, tous ces caractères honorables doivent se trouver éminemment en lui, et lorsque nous déployons par la raison tous les trésors de l'éminence divine, nous devons distinguer des qualités naturelles ces caractères personnels, de la même manière que nous distinguons de l'essence divine ses perfections qualitatives. Mais, lorsque par la pensée on a opéré ce déroulement analytique, la question se pose. Si Dieu engendre un fils, lui communique-t-il simplement sa Nature, ou fait-il passer en lui ses caractères personnels ?

C'est la réponse des Grecs que nous cherchons.


§ 3. — Premier texte grec invoqué par Petau.

Petau, pour réduire toute la ressemblance du Fils au Père, invoque deux passages grecs, que je rapporte volontiers (Petau, lib. V, c. VIII, § 7). C'est d'abord un passage de saint Jean Chrysostome.

Un fils - dit ce docteur - est semblable à son père ; mais il n'y a pas entre eux la proximité qui existe en Dieu. Ici-bas, si le père et le fils sont identiques comme essence, ils différent en beaucoup de choses ; couleur, physionomie, jugement, âge , volitions, tempérament du corps, qualités de l'âme, influences extérieures. En tout ceci, il y a différence et défaut de conformité. Mais en Dieu, aucune de ces séparations.

S. Chrysost., in I Tim., homil. Ia.

Et pourquoi, suivant Petau ?
— Parce que, dit-il, en Dieu il n'y a rien d'accidentel, et que tout se réduit à une substance très simple.
— Je n'y contredis pas, et au point de vue de Petau la raison est excellente. Mais ce point de vue est-il bien celui de saint Chrysostome ? Ce docteur commence par reconnaître dans la filiation humaine l'identité de Nature. Ce n'est donc pas sous le rapport de la Nature que la ressemblance divine l'emporte sur la filiation humaine.

Parmi les hommes, le fils tend à reproduire tous les caractères individuels de son père ; il n'y parvient pas. Le Fils de Dieu est seul la parfaite image de la personne de son Père, et comme Nature et comme caractères personnels.

Telle est, me semble-t-il, la pensée que devaient emporter les auditeurs de saint Chrysostome.


§ 4. — Second texte invoqué par Petau.

Petau cite ensuite un passage de saint Grégoire de Nazianze, dont la première phrase lui semble décisive contre Richard de Saint-Victor.

Grégoire de Nazianze - dit-il - affirme que le Fils est eikôn, c'est-à-dire, image, en tant qu'il est consubstantiel. Si Richard raisonne juste en niant qu'on puisse parler d'image ou d'égalité là où il y a souveraine identité, alors Grégoire a mal parlé.

Pelau,lib. VI, c. VII, §2.

Pour en juger, reproduisons tout ce passage. Saint Grégoire , énumérant et expliquant les nombreux titres de la seconde Personne, en arrive à l'image.

On le nomme Image, dit-il, en tant que consubslantiel, et parce qu'il procède du Père et non le Père de lui. En effet, le propre de l'image est d'être l'imitation du modèle et de lui devoir son nom. Mais en Dieu il y a plus qu'ici-bas. Ici-bas, image immobile de modèles mobiles ; là-haut, d'un modèle vivant vivante image, et plus grande indistinction qu'entre Seth et Adam ou qu'entre un engendré quelconque et son générateur. Car telle est la nature des choses simples qu'elles ne peuvent être d'un côté semblables et de l'autre dissemblables ; mais toute l'une est le type de toute l'autre. Il y a identité plutôt qu'assimilation.

S. Grég. de Naz., orat. XXX, § 20.

Cette argumentation est bien semblable à celle de saint Chrysostome ; mais sa force consiste dans l'affirmation de la simplicité divine - le Père est Dieu ; donc il est simple - simple, il ne peut être imité parfaitement sans l'être tout entier. Tous ses attributs sont sa substance même ; donc son image lui est consubstantielle. C'est tout ce qu'il importait de prouver contre les Ariens, et saint Grégoire s'arrête à cette conclusion. — Mais ce n'est là qu'une conclusion a fortiori ; car la majeure est plus large.

Entre Seth et Adam, il existait, non seulement une égalité de Nature , mais encore, sans doute, quelque similitude de caractères personnels transmis par génération. Or, entre Dieu le Père et Dieu le Fils, « il y a plus grande indistinction qu'entre Adam et Seth ». — Et pourquoi ? — Parce que le Père est une chose absolument simple ; en lui Dieu et Père sont chose identique. De même le Fils est absolument simple ; en lui Dieu et Fils est absolument simple. Donc l'image divine s'étend non seulement à la Nature par voie d'identité , mais aux caractères paternels par voie de représentation.

Telle est l'interprétation qu'on peut donner à la pensée de saint Grégoire ; mais comme il est toujours dangereux de prêter à un docteur une doctrine qu'il n'a pas formulée en termes exprès, adressons-nous aux deux amis de saint Grégoire pour connaître le fonds de sa pensée. Toutefois, pour les comprendre, rappelons un mystère à la fois philosophique et théologique.


§ 5. — Caractère contingent des actions divines.

Le lecteur doit se souvenir que, suivant saint Basile, la personne humaine est constituée par la réunion concrète d'une Nature spécifique et d'un certain nombre de propriétés accidentelles dont l'ensemble sert à caractériser l'individu.

Sans doute, la raison nous apprend qu'en Dieu, tout est substance, tout est absolu et nécessaire. Cependant, il y a en Dieu des déterminations que notre infirme intelligence ne peut s'empêcher de concevoir à la façon d'actes contingents. Telles sont toutes les actions extérieures de création et de providence ; car ces différentes actions auraient pu ne pas être. D'ailleurs, l'axiome : actiones sunt suppositorum - les actions sont soumises, nous contraint de rapporter ces actions contingentes à la libre détermination d'un suppôt divin. C'est ainsi que, suivant notre mode humain de concevoir, l'action créatrice nous apparaît comme une détermination contingente d'un suppôt créateur.

Je sais que nous sauvegardons l'immutabilité divine, en déclarant que l'action est en dehors de l'agent et que Dieu demeure absolument le même, soit qu'il crée, soit qu'il ne sorte pas de son repos. Mais cette déclaration se borne à affirmer la coexistence de l'immutabilité et de la liberté divine, sans résoudre le paradoxe d'une divine contingence. Les théologiens ont en vain cherché à résoudre ce paradoxe philosophique ; car il n'est autre chose que le mystère de l'infini contenant éminemment le fini.

Cependant, après avoir franchi cette passe philosophique, on rencontre une difficulté théologique. La foi nous enseigne que les trois Personnes de la Trinité concourent à la même action créatrice, de telle sorte que cette action parte tout entière de chaque Personne. Le Père est notre créateur, le Fils est notre créateur, le Saint-Esprit est notre créateur. C'est cette unité d'action dans trois suppôts différents qu'il s'agit d'expliquer, autant que possible.

Les théologiens qui suivent Cajétan, se tirent d'affaire assez facilement. Visant la Nature avant la personne, ils concluent à une subsistence divine absolue, que l'on doit concevoir antécédemment aux relations personnelles. C'est à ce suppôt unique, qu'ils attribuent formellement les opérations extérieures, telles que création, conservation , providence, qui sont libres et par conséquent s'offrent à l'esprit avec un caractère de contingence. Chaque Personne divine agit comme ce suppôt unique en vertu de son identité naturelle avec lui. D'où résulte l'unité absolue d'action extérieure, entre les trois Personnes différentes.

J'ai discuté ailleurs ce système ; je n'ai plus à y revenir. Nous ne nous occupons ici que de la pensée grecque.

Or on sait que les docteurs orientaux visent toujours la personne avant la Nature. On sait encore que leur premier concept tombe sur Dieu le Père, et qu'ils rapportent originairement au « Dieu, Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre », toute la source de ces opérations extérieures qui auraient pu ne pas exister. La personne même du Père leur apparaît donc revêtue, non seulement des attributs nécessaires de la divinité, mais encore de détermination à caractère contingent.

Et pourquoi ces déterminations se retrouvent-elles exactement les mêmes dans le Fils ? Entre autres raisons, les docteurs nous donnent la suivante.

Le Fils est l'image personnelle du Père tout entier, Nature et personne. Image de la nature paternelle, il est consubstantiel en toute-Puissance. Image de la personne paternelle, il revêt identiquement les mêmes libres vouloirs, les mêmes déterminations à aspect contingent.


§ 6. — Saint Basile et saint grégoire de Nysse.

Cette explication nous est fournie par les amis de Grégoire le théologien.

Comment - dit saint Basile - tout est-il créé par le Fils ? Parce que le divin vouloir jaillissant de la cause première comme d'une source, procède à l'action par le Verbe qui est la propre image de Dieu.

S. Basile, Contra Eunomium, lib. II, § 21. — M. XXIX, col. 618.

Le frère de saint Basile entre davantage dans le détail, pour nous montrer le Fils possédant par voie d'image toutes les libres déterminations du Père, tous les caractères individuels de la Personne dont il procède.

Il n'y a - dit-il - aucune différence de vouloir entre le Fils et le Père. Car le Fils est l'image de la bonté, conforme à la beauté de l'archétype bonté. Ainsi, lorsque quelqu'un se regarde dans un miroir (rien ne nous empêche de demander une explication à un exemple corporel), l'image se conforme en toutes choses à l'original dont la figure est la cause de celle qui apparaît dans le miroir. L'image ne peut se remuer, ni s'incliner, si le mouvement et l'inclination ne procèdent de l'original. Et lorsque celui-ci se remue, il faut absolument que le même mouvement se produise dans le miroir.

Or nous disons que, de cette manière, l'image du Dieu invisible , le Seigneur, dans tout mouvement de la volonté, est immédiatement et inséparablement uni au Père. Le Père veut quelque chose ; le Fils qui est dans le Père, connaît le vouloir du Père ; bien plus, il est lui-même le vouloir du Père.

S. Grég. de Nysse,Contr. Eunomium, lib. XII — M. XLV, col. 982.

Il me semble impossible de mieux exprimer comment la similitude du Fils au Père pousse jusqu'aux déterminations les plus individuelles. Et voilà pour expliquer les textes de saint Grégoire de Nazianze et de saint Chrysostome.


§ 7. — Élévation sur la bénignité et la miséricorde.

Je le sais et je le répète encore une fois. La raison nous contraint d'affirmer que la Nature divine est l'immutabilité même. Mais ne réduisons pas cette immutabilité au froid concept de l'immobilité.

Je le sais, et je le répète encore une fois : en Dieu, la Personne et la Nature sont une seule et même réalité très simple ; mais ne réduisons pas tous les caractères positifs des Personnes à des attributs d'essence et de Nature.

Il y a dans la Nature divine une perfection essentielle qu'on nomme la bonté, et qui est la perfection de la cause efficiente et finale. La raison le démontre.
Mais la raison ne peut soupçonner qu'il y a en Dieu une autre sorte de bonté qu'on appelle proprement la bénignité. Il a fallu la foi pour nous l'apprendre, en nous révélant que notre Dieu est notre Père ; car la bénignité est une qualité personnelle de la paternité.

La raison nous montre que la Nature divine est juste, infiniment juste, essentiellement juste, nécessairement juste. Mais comment soupçonner que cette justice laisse place à la miséricorde ? et d'ailleurs comment argumenter pour conclure par voie nécessaire à un attribut dont l'exercice est absolument libre ? C'est que la miséricorde est aussi une qualité de la paternité. La miséricorde a son siège dans des entrailles paternelles.

Bénignité, miséricorde : voici deux caractères qui évoquent le concept de personne plus formellement et plus immédiatement que le concept de Nature. Aussi, c'est la révélation seule qui, bannissant la crainte servile du paganisme, nous a appris à nous tourner vers un Dieu bénin et miséricordieux : car il est tendresse et pitié, lent à la colère, riche en grâce, et il a regret du mal. (Joël, 2 ; 13). Mais, je le répète, en même temps la révélation nous apprenait que le Père céleste nous adoptait pour enfants, après nous avoir créés. Comme est la tendresse pour ses fils, tendre est le Seigneur pour qui le craint ; car il sait de quoi nous sommes pétris. (Ps. 102 ; 13).

Bénignité et miséricorde : voilà donc des caractéristiques personnelles du Père céleste ; c'est-à-dire, ses qualités en tant que Père, et, nous le savons tous, ce sont là les deux qualités divines que le Fils a « manifestées » avec le plus d'éclat, lorsqu'il est venu manifester le nom propre de son Père. Et pourquoi, sinon parce que la personne du Fils est l'image de la personne du Père ? et pour ainsi dire, plus formellement l'image du Père que du Dieu ?

— Pourquoi, sinon parce que toute inclination, toute émotion du Père se reproduit par image dans le Fils ?
— Pourquoi, sinon parce que le Fils a hérité non seulement de la nature de son Père, mais encore de son tempérament, de son caractère, de ses goûts, de ses penchanls personnels, à ce point qu'il se porte de lui-même à penser, vouloir et agir identiquement comme son Père. C'est ainsi qu'il obéit à son Père ; mais cette obéissance n'est que le libre exercice d'une volonté personnelle image parfaite, jusqu'à l'identité, de la volonté paternelle. Voyez comment le prototype s'incline : Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique. (Jn. 3 ; 16), et voyez comment l'image s'incline à son tour : Le Christ nous a aimés et s'est livré pour nous (Ephes., 5 ; 2).


ARTICLE III
Discussion de textes


§ 1. — Utilité de cette discussion.

Le lecteur a peut-être trouvé oiseuses les analyses précédentes, et est lassé de ces subtilités. Mais on doit se rappeler que ces Études sont destinées surtout à donner de la souplesse à l'esprit, pour qu'il puisse se conformer à la pensée des docteurs, sans violence et sans malaise, et ce résultat ne peut s'obtenir que par un exercice assez soutenu. Aussi je propose encore une discussion de quelques textes.


§ 2. — D'une expression employée par saint Paul.

Saint Paul, au premier chapitre de l'épître aux Hébreux , a écrit que le Fils est « la splendeur de la gloire du Père, et la figure de son hypostase - hos ôn apaugasma tès doxès kai charaktèr tès hupostaseôs autou. La Vulgate porte « splendor gloriae et figura substantiae ejus ». Les docteurs ont naturellement fait grand usage de ce texte contre les Ariens pour démontrer la divinité consubstantielle du Fils. Mais, lorsque la discussion s'est élevée entre les scolastiques sur le caractère de l'image, ce texte a pris une importance spéciale.

En effet, tout dépend du sens qu'on donne au mot : hupostasis. S'il signifie formellement l'« hypostase » c'est-à-dire, la personne, on en conclura que le Fils est formellement l'image de la personne du Père, comme le soutient l'école de Richard et comme l'admet Bellarmin. Si le mot hupostasis signifie formellement la « substance », on pourra soutenir avec Petau que le Fils est image du Père, uniquement sous le rapport de la consubstantialité.


§ 3. — Interprétation de Petau.

Petau, comprenant l'importance de ce texte, a consacré tout un chapitre à le discuter (Petau, lib. VI, c. VI). Cette discussion peut se réduire à trois points que nous devons examiner successivement.

1° Petau emploie son érudition à démontrer que la plus antique et vulgaire signification du mot hupostasis est « réalité substantielle ». C'est donc suivant ce sens primitif qu'on doit entendre la phrase de saint Paul. Cette opinion est fondée, et je ne la discute pas.

2° Petau, cherchant ensuite à démontrer que c'est hien le sens de l'apôtre, reproduit les arguments théologiques qu'il a développés contre Richard.

Le Fils - dit-il - n'est pas l'image de la paternité, ne lui est pas semblable ; bien plus, lui est opposé par la filiation.

Petau, lib. VI, c. VI. § 7.

Je ne reviens pas, non plus, sur ces arguments.

3° Mais je suis contraint de m'arrêter davantage à la troisième partie de la thèse de Petau. Il soutient, en effet, que tous les Pères, sous des langages différents, ont interprété dans ce même sens le texte de saint Paul. Cette affirmation tombe sous l'objet de ces Études consacrées à connaître la pensée grecque.

Le docte helléniste rapporte de nombreux passages patristiques. J'ai déjà dit que la plupart de ces passages, dirigés contre les Ariens, sont des arguments qui concluent du plus au moins. Aussi je ne retiens ici, de tous les textes que Petau attire à sa cause, qu'un texte de saint Basile ; et je m'y arrête à cause de son importance, et pour la leçon qu'on peut en tirer relativement à l'interprétation des Pères.


§ 4. — Texte de saint Basile.

On sait que saint Basile a consacré tous ses efforts à établir le sens personnel du mot « hypostase ». La célèbre lettre de l'usie et de l'hypostase n'a pas d'autre objet.

Il vient de définir l'usie : « Ce qui est commun aux trois personnes », et l'hypostase : « l'ensemble des propriétés individuelles » [Lettre 214, au comte Térence, 3 : « le rapport qui existe entre le commun et le particulier est le même que celui qui existe entre la substance et l'hypostase »]. Mais voici qu'à l'encontre de cette définition, se dresse le texte de saint Paul : « Splendeur de sa gloire et figure de son hypostase » (Hb. 1 ; 3).

— Eh quoi ! se demande notre docteur, chaque hypostase a son caractère distinctif ; comment donc l'Écriture caractérise-t-elle le Fils par les notions personnelles du Père ?

Dans le Livre de la Sagesse, nous lisons que celle-ci - qui n'est autre que la représentation prophétique du Christ - est « une effusion toute-pure de la gloire du Tout-Puissant (le Père) ... un reflet de la Lumière éternelle » (Sg. 7 ; 25 - 26). La « gloire » et la « lumière » sont-elles des caractéristiques de la Nature divine, en tant que telles communes aux Personnes divines - et dans ce cas, comment peuvent-elles caractériser la personne du Fils, car ce qui est relatif à la Personne est ce qui lui est propre ?

Si le propre du Père est d'être innascible, et si le Fils est conformé suivant les propriétés du Père, l'innascibilité ne demeure donc plus au Père seul, puisque le mode d'existence du Fils est à l'empreinte de ce qui personnifie le Père ?

loc. cit., § 6. — M. XXXII, col. 336.

On avouera, je pense, que l'objection est posée comme Petau la forme contre Richard.

Saint Basile se contente-t-il de répondre, comme Petau, que « hypostase » est pris par saint Paul dans le sens de «substance» et non dans le sens de « personne » ?

Notre Grec ne le pouvait point, puisque cette réponse aurait ruiné toute sa thèse sur la différence de signification des deux mots « usie » et « hypostase ». Aussi, pour maintenir dans le texte apostolique la terminologie qu'il veut faire adopter, se voit-il contraint à donner à l'objection une réponse plus subtile et plus longue.

L'apôtre, dit-il, n'a pas voulu confondre les hypostases, mais « montrer combien la relation du Fils au Père les joint et les unit immédiatement et indivisiblement » ; en d'autres termes, il nous enseigne « la contiguïté et comme la naturelle connexion du Fils unique avec le Père » ; de telle sorte que les yeux de l'âme, fixant les caractères du Fils, connaissent l'hypostase du Père, non pas en les confondant jusqu'à attribuer l'innascibilité au Fils ou la génération au Père, mais en les unissant par la relation qui ne permet pas de penser à l'un sans penser à l'autre (Ibid., § 7).

Il s'agit de distinguer sans confondre.

C'est ainsi, continue saint Basile, qu'ailleurs l'apôtre appelle le Fils image du Dieu invisible, et ailleurs image de sa bonté, non pas que l'invisibilité ou la bonté soient différentes dans l'un et dans l'autre, mais pour opposer personnellement l'original et l'image.

Donc celui qui conçoit la beauté de l'image parvient au concept de la beauté de l'original.

Celui qui a présent dans la pensée ce que j'appellerais la figure du Fils, a présente l'empreinte de l'hypostase du Père, et voyant celle-ci dans celle-là, il ne voit pas dans ce portrait l'innascibilité du Père (car il y aurait identité et non opposition), mais il contemple dans l'engendré la beauté innascible.

De même que celui qui regarde dans un miroir bien pur l'image d'un visage, acquiert la claire connaissance du visage exprimé ; ainsi celui qui connaît le Fils, possède par là-même dans son cœur l'empreinte de l'hypostase du Père.

En effet, dans le Fils, on voit tout ce qui est du Père, et tout ce qui est du Fils est en même temps du Père, puisque le Fils est tout entier dans le Père, et qu'à son tour il possède en lui tout le Père.

Ainsi l'hypostase du Fils est comme la forme et le visage qui fait connaître le Père. Et l'hypostase du Père est comme dans la forme du Fils, chacun d'eux conservant la propriété qui distingue clairement les hypostases (Ibid., § 8).

Je ne sais si je m'abuse ; mais il me semble que ces dernières citations affirment qu'aucun portrait n'a jamais mieux reproduit et la forme spécifique et les traits personnels d'un individu.

Et cependant Petau les transcrit tout au long en faveur de sa thèse. Vous avez le droit de vous ranger à son avis ; mais vous avouerez alors que, pour penser de même, saint Basile s'exprime d'une façon bien contournée.


§ 5. — Comment Petau interprète saint Athanase.

Voici un autre exemple de la préoccupation intellectuelle qui peut gêner dans l'interprétation des docteurs. Laissons parler Petau.

Cette dispute contre Richard [de Saint-Victor], dit-il, me remet en mémoire une objection des Ariens contre les catholiques et la doctrine que lui opposaient les Pères. Par là, notre explication se trouve confirmée. Saint Athanase rapporte ainsi cette objection :
— Si le Fils est le rejeton et l'image du Père, s'il lui est semblable en toutes choses, il faut donc que, comme il est engendré, il engendre à son tour et qu'il devienne père d'un fils.

Petau, lib. VI, c. VII, § 5.

Avant d'aller plus loin, je ferai remarquer que c'est précisément l'objection que Petau fait à notre thèse de la similitude personnelle.

Il semblerait donc que si saint Athanase pense vraiment comme le docte théologien, il n'aurait qu'un mot à dire pour fermer la bouche aux Ariens, en rappelant que le Fils n'est l'image du Père qu'en tant que Dieu et non en tant que Père.

— Eh bien ! la réponse du grand docteur est toute différente et, pour ainsi dire, détournée. Voici comment Petau la résume :

Chez les hommes, on naît d'abord fils, puis on grandit puis on devient père, parce que les hommes ont des natures changeantes ; d'où résulte qu'aucun n'est absolument père. Mais la Nature divine est immuable; donc là seulement un véritable père et un véritable fils. Demander pourquoi le Fils n'engendre pas un autre fils est aussi absurde que demander pourquoi le Père n'est pas issu d'un autre père. Enfin, le Fils apparaît souverainement l'image du Père, parce que semblablement au Père, il ne change pas, et ne déchoit pas de sa propriété de Fils.

Telle est l'analyse du texte de saint Athanase, et l'on conviendra que l'argumentation n'est pas pour nous d'une évidence saisissante.

Aussi Petau croit-il devoir l'expliquer. Donc, dit-il, la cause pour laquelle le Fils n'engendre pas un autre fils, c'est que le Fils reçoit identiquement toute la substance du Père « et qu'en conséquence, par cette seule génération toute la fécondité génitale de la Nature est épuisée ». On comprendra mieux cette raison, ajoute-t-il, lorsqu'on observe que cette génération est par voie intellectuelle ; car le Père, embrassant toutes choses par une seule pensée, n'a qu'un Verbe, et, d'ailleurs, un verbe n'a pas de verbe.

Telle est l'interprétation de Petau, et je remarque qu'il se croit obligé d'ajouter bien des choses au texte dont il prétend établir le sens. Il parle de « l'épuisement de la fécondité divine », ce dont saint Athanase ne souffle pas un mot. Il sent le besoin de rendre plus claire la raison, quae ratio melius intelligitur, en faisant appel à la voie intellectuelle de la génération divine, et c'est là une théorie dont saint Athanase n'a jamais fait usage.

— Eh bien ! je me défie d'un interprète qui indique aux Pères de l'Église comment ils auraient pu mieux dire et s'expliquer plus clairement.


§ 6. — Suite.

Petau poursuit :

Enfin, Athanase place toute la force de l'image et de l'empreinte dans une chose qui est commune aux deux personnes, savoir, dans l'immutabilité - atrepsia, qui est une propriété naturelle et non personnelle, quoi qu'en dise Richard.

Petau, lib. VI, c. VII, § 5.

Ce dernier argument semble à Petau une raison décisive. Mais cette persuasion ne résulterait-elle point du trouble produit par une opinion préconçue ? En effet, l'adage latin : essentia nec generat nec generatur - l'essence n'engendre ni n'est engendrée, aurait dû avertir un théologien latin de ne point confondre avec l'immutabilité essentielle cette atrepsia dont parle saint Athanase. Car si le Père reste immuable comme Nature bien qu'il engendre, on ne saisit pas pourquoi le Fils cesserait d'être immuable comme Nature, s'il engendrait à son tour.

Immutabilité essentielle, relative à la Nature, OU atrepsia - non-interversion, relative à la personne ?

Mais alors que peut signifier cette atrepsia, si ce n'est une « non-interversion » de rôle personnel, c'est-à-dire, une perfection personnelle (atrepsia, propriété de ce qui ne tourne pas, ne se retourne pas) ?

Si l'on se place à ce point de vue, en se rappelant d'ailleurs que la visée grecque tombe immédiatement sur la personne comme sur un tout concret, il semble que l'argumentation de saint Athanase, même en s'en tenant au résumé de Petau, acquiert une clarté merveilleuse.

L'homme est d'abord fils, ensuite père ; il y a en lui interversion de rôle. Tourné d'abord vers son père, il se tourne ensuite vers son fils. Le nom de père ou de fils ne convient donc qu'accidentellement ; ce nom, vrai à une époque, n'est plus vrai à une autre.

Mais ce qui est vrai en Dieu est toujours vrai. Le Père est toujours vrai Père, le Fils toujours vrai Fils. Donc aucune interversion de rôle ; atrepsia dans le Père qui n'a jamais été fils ; atrepsia dans le Fils qui ne sera jamais père. Le Père est toujours tourné vers son Fils unique ; le Fils toujours tourné vers son Père, comme il convient à une parfaite image.


§ 7. — Texte de saint Athanase.

Pour juger entre cette explication et celle de Petau, il sera utile de donner le texte même de saint Athanase ; d'ailleurs, il se recommande par sa beauté.

Les Ariens - dit-il - ont forgé des raisonnements tels que celui-ci : Si le Fils est le rejeton et l'image du Père, semblablé en toutes choses au Père, il faut absolument que, comme il a été engendré, il engendre à son tour et qu'il devienne lui-même père d'un fils ; qu'ensuite celui qu'il aura engendré, engendre à son tour et cela indéfiniment. Car c'est en cela que l'engendré se montre semblable à l'engendrant.

Inventeurs de blasphèmes ! Véritables ennemis de Dieu, ces hommes qui, pour ne pas confesser que le Fils est l'image du Père, supposent dans le Père lui-même des choses corporelles et matérielles , des sections, des effluences et des affluences.

Si Dieu est comme un homme, qu'il engendre comme un homme, que le Fils devienne père d'un autre ; qu'ils s'engendrent consécutivement les uns des autres, pour que la succession augmente la multitude des dieux.

Mais si Dieu n'est pas comme un homme, et il ne l'est pas, nous ne devons pas concevoir à son sujet des choses humaines.

Les brutes et les hommes, depuis la création primitive, s'engendrent les uns des autres. L'engendré, provenant d'un père engendré, devient semblablement père d'un autre, héritant de son père la vertu d'où il provient lui-même. Voilà pourquoi il n'y a pas dans ces êtres un individu absolument père et un individu absolument fils ; car, dans aucun, le qualité de père ou de fils ne demeure. Car le même est fils de son générateur et père de celui qu'il engendre.

Mais il n'en est pas ainsi de la divinité. Car Dieu n'est pas comme un homme. Le Père ne provient pas d'un père. Aussi n'engendre-t-il pas un père qui engendrera. Le Fils ne provient pas du Père par effluence, il n'est pas engendré par un père engendré. Aussi n'est-il pas engendré pour engendrer. D'où résulte que dans la divinité seule le Père est absolument père et le Fils est absolument fils, et qu'en eux seuls la propriété demeure, de père dans le Père, de fils dans le Fils.

Que celui, donc, qui demande pourquoi le Fils n'engendre pas un fils, demande aussi pourquoi le Père n'a pas de père. Les deux questions sont également absurdes, également impies. En effet, comme le Père est toujours père et jamais fils, de même le Fils est toujours fils et jamais père. Et en cela surtout il se montre l'image et la splendeur du Père, demeurant ce qu'il est, ne changeant point, mais tenant du Père l'identité.

Si donc le Père se renverse, que l'image aussi se renverse, afin de demeurer ainsi en relation d'image et de représentation avec son générateur. Mais le Père ne peut se retrourner, et demeure toujours ce qu'il est ; de toute nécessité l'image demeure ce qu'elle est et ne se retourne pas. Le Fils procède du Père, il ne sera donc jamais autre chose que ce qui est le propre de l'usie du Père. C'est donc en vain que des insensés ont recours à de tels concepts, voulant arracher au Père son image, afin d'égaler le Fils aux créatures.

S. Athanase, Cont. arian., orat. I, §§ 21 et 22.


§ 8. — Saint Cyrille tient la même doctrine.

Telle est l'argumentation de saint Athanase. Saint Cyrille l'a résumée dans les termes suivants :

Personne, ayant du bon sens, ne soutiendra que le Fils est dissemblable au Père, parce que celui-ci n'est pas engendré et que celui-là n'est point père. Tout au contraire, on admirera en cela combien le Fils est l'exacte image du Père. En effet, de même que le Père, qui est immuable et invariable, demeure toujours père et ne se change pas en fils ; de même le Verbe qui procède de lui comme fils, demeure ce qu'il est, montrant par là en soi-même l'inaltérabilité du Père. En cela donc encore il est semblable au Père.

S. Cyrille, Thesaurus, assert. XIII. — M. LXXV, col. 208.


ARTICLE IV
Vue d'ensemble


§ 1. — Deux caractères de l'image.

Il me semble utile de dégager de toutes les discussions précédentes la pensée grecque, telle que je crois la comprendre, pour la présenter au lecteur dans sa simplicité. Nous avons constaté que saint Damascène assigne deux caractères à l'«image». Elle est semblable au modèle ; elle le manifeste et le montre. Cherchons d'abord en quoi et jusqu'à quel point le Fils éternel est l'image de son Père.


§ 2. — Analyse de l'éminence de Dieu.

Dieu est infiniment simple. En lui, tout est substance, et rien n'est accidentel. La raison suffit pour nous en instruire. Cependant, cette simplicité est une « éminence » contenant toutes les perfections que la raison peut concevoir et distinguer. C'est ce qui légitime nos considérations philosophiques sur les facultés divines d'intelligence, de volonté, de puissance et autres perfections. Notre pensée a le droit de dérouler cette inconcevable simplicité, afin d'en concevoir les trésors. Alors Dieu nous apparaît comme un suppôt, une personne, possédant une substance, des qualités, des dispositions, produisant des actions, ayant l'immensité pour ubi - où et l'éternité pour quando - quand.

En un mot, nous distinguons l'identité divine suivant toutes les catégories d'Aristote, sauf deux, savoir : la « passion » , incompatible à la divinité, et la « relation » réelle, que la créature ne peut soupçonner dans le créateur. Et tout cet ensemble caractérise le suppôt divin, suivant la définition basilienne de l'hypostase.

Tel apparaît à notre raison le Dieu suprême, ho epi pantôn theos.


§ 3. — Le Fils de Dieu est son image.

Mais la foi nous révèle qu'un des caractères personnels de cette hypostase divine est la fécondité. Dieu engendre un fils, et cette génération établit une relation réelle dans la divinité ; car fils et père sont termes corrélatifs.

Or la génération tend à produire la ressemblance entre la personne engendrante et la personne engendrée. Elle vise à faire passer dans un fils non seulement la Nature spécifique de son père, mais toutes ces déterminations qualitatives et accidentelles qui caractérisent la personne de son père. D'où résulte qu'un fils est l'image de son père, et son portrait d'autant plus exact, que l'acte générateur est plus parfait.

Placez d'abord dans l'unique personne du Père agennètou - inengendré, tout ce que la philosophie plaçait en un Dieu subsistant : substance a se - de soi, perfections absolues, qualités infinies, et de plus, volitions et opérations dont l'aspect paraît contingent. Puis, faites passer tout cet ensemble dans la personne du Fils gennètou - engendré, en vertu, de la génération. Vous retrouverez ainsi que le Fils est l'image absolument complète du Père, parce que tout ce qui est dans l'« Inengendré » passe dans l'« Engendré ». Même substance, mêmes qualités, mêmes vertus personnelles, en particulier la vertu spirative. De plus, mêmes mouvements, si je puis m'exprimer ainsi, mêmes déterminations libres, mêmes actions créatrices, et cela, non seulement parce que le Père et le Fils agissent par une même et unique puissance, mais parce que le Fils, parfaite image, ne veut agir qu'à l'imitation de son Père.

Telle est la façon suivant laquelle les Grecs conçoivent le Dieu-Image.


§ 4. — Saint Cyrille d'Alexandrie.

Cette conception est si simple, si naturelle que, de nos jours encore, les prédicateurs en font fréquemment usage avec les fidèles les plus ignorants. Et vraiment quel est le paysan, pourvu qu'il sût son catéchisme, qui ne comprendrait la prédication de saint Cyrille d'Alexandrie ?

Ce docteur, dans ses commentaires sur saint Jean explique le texte : Le Père aime le Fils ; Il a tout remis en sa main (Jn. 3 ; 35). Le Père, dit-il, aime le Fils, et se réjouit dans les œuvres du Fils. Parmi les hommes, les pères aiment leurs enfants par un instinct naturel, mais ils ont bien souvent à souffrir de leurs mœurs ou de leurs actions. Mais il n'en est pas de même dans la famille divine.

Car le Fils ne peut rien faire que ne fasse son Père. En effet, n'ayant avec lui qu'une même substance, il est lié, pour ainsi dire, par certaines lois physiques, à posséder la même volonté et la même puissance.

... D'ailleurs, le Père montre au Fils ce qu'il fait lui-même, non pas en lui présentant ses actions décrites sur des tablettes, non pas en lui enseignant ce qu'il ignore (le Fils sait tout, en tant qu'il est Dieu), mais en se portraitant soi-même tout entier dans la Nature de l'Engendré, et montrant en celui-ci tout ce qui lui est propre et naturel, de telle sorte que le Fils connaisse d'après ce qu'il est lui-même, tout ce qu'est son Générateur.

S. Cyrille, In Joann., lib. II. — M. LXXIII, col. 361.

Dans ce passage vous retrouvez affirmées tout ensemble et la ressemblance de substance poussée jusqu'à l'identité , et la similitude des déterminations personnelles par voie de portraiture.


§ 5. — Comparaison du cachet et de l'empreinte.

Le cachet et son empreinte, sphragis et charaktèr, fournissent une des comparaisons que les Grecs ont le plus affectionnées, parce qu'elle leur était fournie par le texte de saint Paul : charaktèr tès hupostaseôs autou.

Eh bien! comparez un cachet et son empreinte dans une cire fine. Voyez comment, de part et d'autre, tout est identiquement semblable, non seulement comme traits formels mais comme traits accidentels. J'appelle « traits formels », la figure qu'on a gravée sur le sceau, et j'appelle « traits accidentels » toutes les particularités qui distingue ce cachet individuel d'un autre cachet où l'on aurait tracé la même figure. Par exemple, profondeur du trait, poli ou rudesse du grain, ou même les défauts, tels que soufflure dans le métal ou écornure dans les entailles.

Or une empreinte individuelle ne reproduit pas seulement la forme qu'on a eu l'intention de déposer dans le cachet. Telle empreinte individuelle est l'image de tel sceau individuel, et reproduit tout ce qui s'y trouve formellement ou accidentellement. Si, dans l'empreinte, il manquait une paillette ou une écornure du cachet, la forme serait peut-être plus belle, mais l'image serait moins parfaite. D'ailleurs la relation se révèle par ce fait que tous les reliefs du cachet sont les creux de l'empreinte et réciproquement.

Disons plus, si l'empreinte est l'image du cachet, c'est précisément par voie d'opposition relative. Le dessin est exactement le même de part et d'autre, parce que tous les reliefs de l'un sont les creux de l'autre. C'est ainsi que l'empreinte fait connaître en soi-même tout ce qui est dans le cachet, et de plus, elle manifeste son origine par ses reliefs qui révèlent des creux dans lesquels ils se sont moulés par entière pénétration.

Remontons maintenant vers l'Image divine. Toute détermination naturelle et personnelle du Père se retrouve dans le Fils par filiation, sauf la paternité. Mais la filiation, par là même qu'elle est filiation, correspond si complètement à la paternité qu'elle en est l'image par voie d'opposition, suivant l'expression de saint Basile, disant « que le Fils est conjoint par génération à l'innascibilité du Père » (S. Basile, Contr. Eunom., lib. II, § XVII. — M. XXIX, col. 605).


§ 6. — Le Fils manifeste le Père.

Je ne reviendrai point sur ce que j'ai dit en plusieurs endroits sur le caractère manifestateur du Fils. Les docteurs le démontraient par des textes nombreux de l'Écriture. Ils n'avaient garde d'oublier le texte de saint Paul qui a trait à l'«Image» - Image du Dieu invisible - (Col. 1 ; 15) )et ils avaient l'habitude de le rapprocher de l'autre texte : - Splendeur de sa gloire et figure de son hypostase - (Hb. 1 ; 3). Aussi bien, ils aimaient à montrer une comparaison du mystère dans la splendeur du soleil, à cause de ses caractères de procession et d'expansion.

Le Fils - dit saint Basile - montre en soi le Père tout entier, en jaillissant de toute sa gloire par resplendissement.

S. Basile, Contr. Eunom., lib. II, § 17.

C'est au caractère manifestateur de l'image qu'il faut avoir recours, si l'on veut connaître sur quel fondement s'appuyait l'antique tradition qui attribuait les théophanies exclusivement au Fils.

Petau ne voit qu'une erreur dans ce sentiment que le Fils possède une visibilité propre qu'on ne rencontre point dans le Père ( Petau, lib. VIII, c. II, § 9.). Et cependant nous avons retrouvé une idée semblable jusque dans saint Damascène, le plus moderne des Pères grecs. Ce docteur nous a dit que « toute image manifeste quelque chose de caché ». Il nous a dit encore que le Fils est l'image chargée de montrer le Père que personne n'a jamais vu.

Ce sont là des invitations à chercher partout, sans esprit de dispute et sans forcer personne à nous suivre, celui qui est l'Image montrant en soi le Dieu caché.


§ 7. — Retour sur les noms divins.

L'auteur des noms divins fait remarquer que les noms négatifs de la divinité ont une force toute particulière, parce qu'ils ne permettent pas à l'intelligence de s'arrêter à des affirmations limitées, et par là même incomplètes, mais qu'ils la poussent jusqu'au sein du « nuage divin » - gnophos theios. Ce qui est vrai de la divinité tout entière a son caractère spécial de vérité par rapport à la première Personne.

Aussi bien, cette « incognoscibilité » propre au Père se reconnaît au petit nombre de ses noms. Et encore, ses noms sont pour la plupart négatifs, indiquant un « par delà » que l'intelligence ne peut atteindre : agennètos, anarchos - inengendré, sans-principe. Un seul est positif : Père; mais ce nom est relatif : Père d'un Fils, comme on dirait centre d'une circonférence ; c'est encore sur le Fils que notre raison s'appuie pour penser au Père.

Quant au Fils lui-même. tous ses noms sont positifs. Une image, pour être visible, doit avoir des traits et des contours bien déterminés. Mais, pour empêcher que l'intelligence ne se repose dans une formalité bornée, les noms du Dieu-Image sont nombreux. Fils, Logos, Sagesse, Puissance, Lumière, Splendeur, et tous les autres dont l'Écriture est remplie et que les docteurs se sont étudiés à rassembler. Chacun de ces noms nous exprime la divinité sous une forme que nous pouvons concevoir. Leur multiplicité nous rappelle qu'aucun concept humain ne peut suffire à contenir le Divin ; tous et chacun nous dirigent vers le Père, comme les innombrables rayons d'une circonférence convergent vers le centre. C'est une comparaison assez heureuse : car le centre ne se définit et ne se connaît que par la circonférence ; car, encore , le centre reste caché, invisible , et ne se manifeste que par la circonférence visible.


§ 8. — Du mot « Archè - Principe ».

Certes, personne n'est plus ennemi des vaines subtilités que saint Grégoire de Nazianze , et cependant il tient à faire quelque allusion à ces délicates contemplations des premiers âges.

Nous l'avons entendu donner le même mot archè - principe, pour dénomination notionnelle du Père et du Fils. Mais cette communauté n'est-elle point contradictoire à la singularité exigée pour une notion personnelle ? Ne craignez rien, le théologien a soin de distinguer le même mot par deux visées contraires :
— Le Fils est « Principe de toutes choses ». C'est donc archè pris dans son caractère expansif, productif, manifestateur.
— Quant au Père, il est archè, dans un sens plus intime à la divinité, et ce sens doit être complété par le mot négatif anarchos.

En développant cette pensée, nous pourrions dire : Le Père est anarchos, et par là même, il est principe de tès archès [du « Principe de toutes choses »] et ce n'est que par Celui qui est archè [le Fils] que peut être connu celui qui est anarchos [le Père].

Cette phrase n'est, du reste, que la traduction quasi littérale d'un passage de saint Hilaire. Il se demande comment les apôtres ont vu le Père , et la tournure de sa réponse manifeste son attachement à la doctrine primitive sur les théophanies :

Ce serait une très grande audace que d'affirmer que ce Dieu Père sans-Principe - anarchos eût été visible par les apôtres, d'autant plus qu'il est dit : « Dieu, nul ne L'a jamais vu » si ce n'est « le Fils unique qui est dans le sein du Père » (Jn. 1 ; 18). Nous ne disons rien de tel, ni ne prêchons avec une telle audace. Notre prédication reprend les paroles de Celui qui disait : « Qui me voit, voit mon Père ».

S. Hilaire, in Psalm. 118, § 35. Il a soin d'ajouter que le Fils est vu « non par la contemplation de notre Nature invisible, mais par l'effet de l'admiration ».


§ 9. — Du mot « Pègè - Source ».

Ai-je tort d'expliquer saint Grégoire par saint Hilaire ? Je ne le crois pas. Lorsqu'on s'est bien mis au point de vue antique, on aperçoit dans les écrits des docteurs certains reflets brillants qui échappent à une lecture inattentive. En voici un exemple.

On sait que le nom de « source » - pègè est attribué au Père par tous les docteurs, et souvent saint Grégoire de Nazianze en agit de même. Mais voici qu'un jour il expose à son peuple les comparaisons qu'il préfère au sujet de la Trinité (S. Grég. de Naz., Theolog. V, orat. XXXI, § 31.). Il a, dit-il, longuement médité, il a cherché à choisir les comparaisons les plus exactes, et la première qu'il présente est celle-ci : « Un œil, une source, un fleuve ».

Voyez comment notre docteur applique au Fils l'expression pègè - source qui semblait réservée au Père. La raison en est que, dans ses longues réflexions, il a reconnu que ce mot grec signifie également la « source » dont l'eau sourd, et la «fontaine» où elle se montre. Il cherchera donc pour exprimer Celui qui est agennètos - inengendré et anarchos - sans-principe, un mot qui exprime sans indétermination possible la source proprement dite, c'est-à-dire, l'origine féconde et cachée de la fontaine. Cette expression n'existe point en grec.

Eh bien ! notre littérateur délicat prend sur lui de donner un nouveau sens à un mot qui s'y prête. Ophthalmos, l'œil même de la fontaine, c'est-à-dire, ce petit point invisible par lui-même, mais qu'on devine par un petit bourrelet de sable et par les mouvements de l'eau tout à l'entour. Ces mouvements ont peu à peu creusé le sable en forme de bassin qu'on nomme «la fontaine». Toute l'eau de la fontaine provient de la source, et c'est identiquement la même eau. La différence est que dans la fontaine, on la voit, on la touche, on la goûte, tandis que dans la source elle est invisible, intangible, inaccessible. Mais en goûtant l'eau de la fontaine, on apprend ce qu'est l'eau de la source.
Saint Grégoire s'est donc souvenu de l'antique tradition que saint Irénée exposait dans les termes suivants :

Le Père est pour nous invisible et indéterminable. Mais son Logos le connaît ; et, tandis que le Père est inénarrable, le Logos nous le raconte... Le Fils révèle la connaissance du Père par sa manifestation. La connaissance du Père est la manifestation du Fils ; car toutes choses sont manifestées par le Logos.

S. Irénée, Contr. Haer., lib. IV, c. VI, § 3.


- CHAPITRE IV -
JÉSUS - IMAGE


§ 1. — Jésus, Image de son Père.

L'image d'un Dieu invisible est elle-même invisible par nature. La raison en témoigne, la foi nous l'affirme, et les docteurs ont défendu ce dogme avec vigueur. C'est donc par ses influences bienfaitrices que le Logos se manifeste, comme il en est de la lumière qui se montre, non en elle-même, mais dans ses illuminations.

Mais la miséricorde de Dieu a comblé ses bienfaits par un plus grand mystère. La Bonté n'est point jalouse de se cacher. Celui dont la vie consiste à engendrer son Image, veut bien souffrir que nous la voyions, même des yeux du corps ; et Celui qui est l'Image, a mis ses délices à se laisser contempler par les hommes.

L'Image invisible a donc revêtu une visibilité humaine pour tomber sous nos regards. Le Fils s'est fait image corporelle en devenant Jésus, afin de répondre à une demande charnelle : « Philippe, qui me voit voit mon Père ». Non seulement, l'Image est devenue visible comme un portrait, mais elle s'est faite palpable comme une statue, suivant cette attestation de l'apôtre saint Jean :
« Nous avons vu de nos yeux, nous avons contemplé, nos mains ont touché et palpé le Verbe de vie. » (I Jn. 1 ; 1).


§ 2. — Texte de saint Irénée.

Nous avons entendu naguère le docteur de Lyon démontrer la divinité du Fils par son rôle d'image et de manifestateur à l'égard du Père. Suivons-le dans le développement de cette pensée.

Le Père - dit-il - s'est révélé lui-même, en rendant son Logos visible à tous ; à son tour, le Logos a montré à tous le Père et le Fils, lorsqu'il s'est laissé voir par tous. Voilà pourquoi le juste jugement de Dieu s'étend à tous ; car tous ont vu semblablement, mais n'ont pas cru semblablement.

S. Irénée, Contr. haer., lib, IV, c. 6, § 5. — M. VII, col. 989. / éd. Cerf. p. 421.

Notre docteur distingue ensuite les divers modes de manifestation. C'est d'abord par la création et par la raison ; c'est ensuite par la Loi et les prophètes ; enfin c'est par l'Incarnation.

Par le Logos fait visible et palpable, le Père était montré, bien que tous n'aient pas semblablement cru en lui. Mais tous ont vu le Père dans le Fils ; car l'invisible du Fils c'est le Père, et le visible du Père c'est le Fils.

Ibid. § 6.


§ 3. — Texte d'Origène.

Origène, lui aussi, avait médité ce mystère de « l'invisibilité » divine devenue la « visibilité » divine par l'incarnation de l'Image. Tout en ayant soin de distinguer dans le Christ la divinité et l'humanité, l'illustre Alexandrin les sépare si peu qu'il entend à la fois du Dieu et de l'homme les paroles de l'Apôtre : Splendeur de sa gloire et figure de son hypostase. Son audacieux génie invente même une comparaison que saint Jérôme lui a reprochée, mais qui est orthodoxe dans la forme conservée par Rufin, surtout si on adoucit certaines expressions excusables clans une langue théologique imparfaitement formée.

Pour que l'on comprenne mieux - dit Origène - comment le Sauveur est « la figure de l'hypostase de Dieu », employons une comparaison qui, pour imparfaite qu'elle soit, n'a ici d'autre but que d'expliquer comment le Fils de Dieu qui était dans la forme de Dieu s'est réduit à rien [« s'anéantit lui-même » Philippiens 2 ; 7], et par cet état même de vide, s'applique à nous manifester la plénitude de la divinité.

Figurez-vous donc une statue telle que par sa grandeur, elle occupe toute la terre, et que par son immensité même elle ne puisse être considérée par personne. Mais on a fait une autre statue en tout semblable à la première comme forme et matière (expressions qui demanderaient à être adoucies), comme disposition des membres, comme traits de la physionomie, sauf la grandeur. La regardant, ceux qui ne peuvent contempler la statue immense, reconnaissent cependant qu'ils ont vu celle-ci, par là-même que la réduction conservait tous les traits de son visage et de ses membres, et même la forme et sa matière par une similitude complète.

C'est, pour ainsi dire , ainsi que le Fils de Dieu, de l'égalité du Père se réduisant à rien, pour nous offrir un moyen de le connaître, devient la figure expresse de la substance du Père ; de sorte que nous, qui ne pouvions voir la gloire de lumière répandue dans la grandeur de la divinité nous puissions en contemplant celui qui devient pour nous splendeur, trouver dans cette splendeur une voie pour contempler la lumière divine.

Cette comparaison de statues matérielles ne doit sans doute être acceptée que dans le sens pour lequel on le propose ; c'est-à-dire, pour expliquer comment le Fils de Dieu, s'étant incarné dans la très petite forme d'un corps humain, a montré en soi l'immense et invisible grandeur du Père par la similitude de ses œuvres et de sa vertu. Aussi il disait à ses disciples : Qui me voit, voit le Père.

Origène, Periarchon, lib. I, c. II, § 8. — M. XI, col. 136.


§ 4. — Jésus, image de sa mère.

Petau , pour soutenir sa thèse, a surtout confiance dans un argument dont la force, dit-il, est souveraine (Petau, lib. VI, c. VI, §16). Il remarque d'abord que les Pères grecs attachent la même valeur aux termes : eikôn, image, morphè, forme, schèma, figure. Puis, il propose le texte de saint Paul :

Lui,de condition divine - en morphè theou huparchôn - ne retint pas jalousement le rang qui L'égalait à Dieu. Mais Il s'anéantit Lui-même, prenant condition d'esclave - ékénôsen morphèn doulou labôn, et devenant semblable aux hommes, se comporta comme un homme - kai schèmati euretheis hôs anthrôpos ».

Philippiens 2 ; 6 - 7.

Sur ce texte, il raisonne ainsi :

La forme de Dieu correspond respectivement à la forme du serviteur, ou de l'homme, de sorte que la forme est dite véritablement de ce Dieu aussi bien que du Père, puisqu'il en est engendré - et de la forme du serviteur, c'est-à-dire de l'homme, puisqu'Il est d'extraction humaine. D'ailleurs, la forme et l'image du serviteur et de l'être humain Lui est attribuée suivant la seule Nature, par laquelle seule Il est semblable à sa mère ; non point en raison de propriétés personnelles, ni d'une substance créée, qu'Il n'avait aucunement ; ce n'était pas même en relation avec l'état de femme, puisqu'il s'agissait de la condition personnelle de sa mère. Donc, la forme de Dieu concerne la seule essence du Père, mais substantielle, non en tant que subsistante. Et c'est ce que doit signifier le mot hupostasis chez saint Paul.

Petau, lib. VI, c. VI, §15.

Remercions Petau d'avoir songé à projeter sur cette question la lumière de la Maternité divine. Car dans ces doux rayons plus accommodés à nos yeux, les dogmes théologiques, tout en restant aussi mystérieux, nous deviennent plus saisissables.

L'idée de ce théologien scolastique de « Jésus, image de sa mère », paraît assez étrange... Ce concept peut sans doute être reçu, pourvu qu'il n'entraîne pas une forme de mariolâtrie. Dans le domaine de la vénération due à la Mère de Dieu, il est important de garder une sage et prudente mesure...

J'admets donc l'équivalence entre les deux termes : Le Christ est, l'image de son Père, en tant que Dieu, et l'image de sa Mère, en tant qu'homme.
Mais vraiment, est-ce que Jésus n'est l'image de Marie que parce qu'il est spécifiquement de même Nature, c'est-à-dire, aussi peu que peut l'être un fils quelconque d'une mère quelconque ? Une légende raconte que lorsque les femmes de Nazareth apercevaient Jésus, elles s'écriaient : « Oh! que c'est bien le Fils de Marie ! » Ce n'est qu'une légende, je le veux. Mais la piété s'y complaît instinctivement, et la raison l'approuve ; car l'action de Marie n'étant contre-balancée par aucun autre principe d'hérédité, la Mère a passé tout entière dans le Fils, autant et plus que jamais nulle mère n'a passé dans son fils avec ses traits personnels. Sans doute, le sexe est un caractère personnel ; mais est-ce donc le seul ? la physionomie, le tempérament, les dispositions du cœur ne sont-ils pas des éléments qui concourent à constituer et à distinguer les personnes ? Rappelons-nous comment les Grecs faisaient consister la personnalité dans cet ensemble.

Eh bien ! dans toutes ces qualités individuelles qui ne sont pas la Nature essentielle, mais qui en dérivent et en sont la détermination concrète, Jésus était la parfaite image de Marie. Il était son portrait physique , Il parlait comme elle, Il sentait comme elle : Il avait son tempérament, ses goûts, son caractère, ses dispositions. Pour rappeler la pensée de saint Chrysostome, Jésus n'était pas seulement l'image de Marie par identité de Nature humaine ; mais ses caractères individuels étaient la reproduction des caractères individuels de Marie ; Il ressemblait personnellement à Marie.

Or, suivant Petau, il y a analogie entre la ressemblance de Jésus, en tant qu'homme, à sa mère, et de Jésus, en tant que Dieu, à son Père. Donc, conclurons-nous, le Fils ne ressemble pas à son Père uniquement par l'identité de Nature ; mais la personne du Fils est l'image de la personne du Père. L'argumentation même de Petau donne raison à Vasquez.


§ 5. — C'est une ressemblance de personne à personne.

Petau insiste :

En cette matière, il faut considérer ce qui touche en premier lieu la question considérée. Avec le Christ, il y a une personne unique, ayant une propriété personnelle unique, divine et incréée, qui subsiste en deux Natures, tant et si bien que la même personne est à la fois Dieu comme l'est le Père, et homme similairement à sa Mère, des deux étant appelés image ou forme. Il ne s'agit pas du Christ en tant que substance divine - qui serait doté, pour ainsi dire, d'une caractéristique personnelle qui serait d'être considéré comme similaire à sa mère ou à l'image d'un être humain, mais bien dans la mesure où il contient en lui-même la vraie Nature de l'homme. Par conséquent, la raison de la propriété personnelle de similitude et d'image n'est pas incluse dans la forme de serviteur. De la même manière, en forme de Dieu est relatif à Dieu, qui en forme humaine s'est accordé à l'homme. Ainsi l'image de Dieu n'est relative ni à la personne, ni à l'hypostase, mais bien à la Nature divine.

Petau, lib. VI, c. VI, §16.

À cet argument si correct, je n'ai qu'un seul mot à opposer : Theotokos - Mère de Dieu ! La personne humaine qui s'appelle Marie est la mère de la Personne divine qui s'appelle le Fils. La seconde Personne de la Sainte Trinité est personnellement le Fils de Marie.

Lorsque cette Personne éternelle et immuable nous est devenue semblable, en prenant identiquement notre Nature, est devenu semblable à l'homme, elle s'est soumise aux lois de la génération humaine, qui tend à faire du fils l'image personnelle de sa mère. Un tel Fils aurait-il voulu dépouiller une telle mère du plus glorieux fleuron de la Maternité ? - Oui, la personne du Fils, tout en demeurant l'image de la Personne éternelle du Père, est devenue l'image de la personne de sa mère, car Marie est Theotokos, Marie a enfanté la personne du Verbe.

Comment cela peut-il se faire ? — Marie le demandait humblement à Gabriel, et l'ange lui répondit : « L'Esprit-Saint viendra en toi ». C'est le mystère que l'Église célèbre, lorsqu'elle chante : a pris chair du Saint-Esprit et de la Vierge Marie.

Nous devons admirer en silence. Et cependant n'est-il pas permis de s'inspirer d'une expression des saints Pères, pour entrevoir quelque chose de cette opération du Saint-Esprit ? Le Saint-Esprit est l'image personnelle du Fils. Il est survenu en Marie, il l'a pénétrée âme et corps, comme un sceau vivant et opérant. Il lui a imprimé d'avance la ressemblance de Celui qu'elle devait concevoir, à ce point que lorsque cette Mère a enfanté sa propre et personnelle image, c'est la personnelle image du Père éternel qu'elle a mise au monde !

Ô Marie ! Qui pourra jamais mesurer ta grandeur ? Qui pourra comprendre l'élévation de ta Maternité ? Les Séraphins brûlent de connaître le fond d'un tel mystère, et se réjouissent de n'y pouvoir atteindre !

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T. des Matières

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