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Résumé des Études précédentes- CHAPITRE I -
RÉSUMÉ DES ÉTUDES PRÉCÉDENTES
§ 1. — Objet de l'Étude actuelle.
l nous a fallu de longues et pénibles méditations pour nous familiariser avec le langage et
les concepts propres aux Pères grecs. Il était nécessaire de découvrir, à force de citations, quelle était la situation
des esprits à l'époque où florissait chaque docteur, quelles hérésies il avait à combattre, quelles ressources il trouvait
dans la doctrine philosophique de son temps. Il fallait encore montrer que sous des différences de langage, Grecs et Latins
professaient le même dogme. Enfin il était nécessaire de redresser les interprétations inexactes, et de défendre certaines
expressions, pour démontrer la catholicité dans le temps et l'espace de la même et identique foi : un seul Seigneur, une seule foi,
un seul baptême (Éph. 4 ; 5).
Ce travail a été accompli, bien imparfaitement sans doute, mais de manière, je crois, à aider ceux qui voudront étudier sérieusement
les Pères.
Maintenant, je propose au lecteur une étude moins aride et plus savoureuse pour la piété. Il ne s'agit plus de discuter le dogme,
mais de rechercher comment les saints docteurs méditaient avec amour sur l'Esprit divin, comment ils se complaisaient à le
concevoir, à l'adorer, et à le glorifier par mille louanges diverses.
Mais auparavant, résumons quelques notions acquises par nos travaux précédents.
§ 2. — Remarque préventive.
Mais, pour que vous puissiez jouir de ces belles considérations, il est nécessaire que vous vous
débarrassiez d'une certaine curiosité intempestive, née de votre éducation première. Saint Augustin, dans l'ardeur de son
génie, entreprit de découvrir dans l'âme humaine une image de la Trinité, et construisit cette belle théorie psychologique
qui est une de ses gloires. Cette tentative heureuse donna l'élan à l'école latine, et la scolastique se donna la charge
de trouver le pourquoi des processions divines, en reconnaissant, bien entendu, que ces explications n'étaient
que simples analogies, ou, comme on dit, des raisons de convenance, qui ne pouvaient ni pénétrer ni démontrer le mystère.
Ces théories furent différentes, suivant les génies de leurs auteurs. Mais toutes ont ce caractère commun, qu'elles prétendent
rendre une certaine raison des processions divines, de leur nombre et de leur rang. Il n'est donc guère possible qu'un théologien
formé dans les études scolastiques, ne soit tenté de chercher quelque chose de semblable dans les Pères grecs, et qu'il ne
soit inquiété par la question suivante : les Grecs admettaient-ils la théorie de saint Augustin, ou par quel système la
remplaçaient-ils ? Cette disposition d'esprit serait funeste ; car rien n'est plus contraire à la pleine intelligence d'un
auteur que de le lire avec la préoccupation d'y trouver quelque chose qu'on a déterminé d'avance.
D'ailleurs, pour prévenir cette curiosité, j'avertis le lecteur que ses recherches seraient inutiles. Il ne découvrira pas
dans les docteurs orientaux une théorie rationnelle des processions divines, par la raison qu'aucun de ces grands hommes n'a
eu l'idée d'en construire une quelconque. Ils n'en avaient pas le temps, tout employés qu'ils étaient à défendre le dogme
lui-même contre les hérétiques. Ils s'en gardaient bien, de peur de prêter à de nouvelles chicanes, et tout leur effort,
au contraire, se dépensait à garder la porte du mystère contre les investigations d'une raison indiscrète.
Saint Grégoire, prêchant devant une réunion d'évêques, disait à son peuple :
La Foi t'enseigne qu'il y a une génération divine ; tu ne chercheras pas indiscrètement le comment.
Elle t'enseigne que le Saint-Esprit procède du Père ; ne te fatigue pas à chercher le comment.
S. Grég. de Nazianze, De dogmat. et constitut. episcop., or. xx, § 11.
Et voyez ce qui arrive lorsque, guidé par des idées préconçues, on cherche dans des écrits ce que leurs auteurs n'ont point prétendu y mettre. Petau, cherchant dans les Pères grecs comment la procession du Saint-Esprit diffère de la génération du Fils, rencontre à peu près autant de raisons que d'auteurs. N'est-ce pas la preuve qu'il n'existait pas à cet égard dans l'Église orientale une sorte de théorie classique, comparable aux théories enseignées didactiquement dans la scolastique latine ?
§ 3. — Diagramme grec.
Ce n'est pas que les docteurs n'appliquassent leur intelligence à méditer le mystère. Certes,
nous avons déjà rencontré d'assez beaux développements pour admirer leur génie. Mais ils employaient leur raison, moins à
construire un système d'une seule pièce, qu'à renouer par des liens logiques les différentes affirmations de la révélation.
Or on peut dire qu'à cet égard, la chaîne principale à laquelle ils rattachaient leurs diverses considérations sur le mystère
trois fois saint, était la formule que nous trouvons explicitement dans saint Damascène : Pneuma ek Patros di'Huiou
ekporeuomenon - l'Esprit procédant du Père par le Fils, formule dont le symbole imaginatif est une ligne droite.
On peut dire que toute la doctrine orientale est contenue dans cette formule et représentée par ce diagramme. On en conclut et la consubstantialité des trois Personnes, et leurs relations mutuelles et leurs caractères personnels. On en conclut aussi le Filioque. Car le Fils est un canal actif, qui possède en propre tout ce qu'il reçoit ; le Saint-Esprit ne peut donc rien recevoir du Père qu'il ne le reçoive du Fils en même temps et par une identique influence, suivant cette parole : c'est de mon bien qu'Il prendra (Jn. 16 ; 15).
L'illustration ci-jointe montre le « diagramme grec ». L'être humain contemple la Trinité sous la forme de trois
étoiles parfaitement orientées par rapport à lui. Ainsi ne voit-il qu'une seule étoile apparente, alors qu'en réalité les étoiles
sont au nombre de trois.
De même la Trinité n'est qu'un seul Dieu, alors qu'il existe trois Personnes divines : le Père, le Fils et
le Saint-Esprit.
Le « diagramme grec » montre également que le Père est la Source ultime, Celui d'où tout provient.
Assurément, ce diagramme a une excellente valeur explicative ; suivant ce schéma, bien des textes des Pères grecs deviennent
immédiatement compréhensibles.
Aucun schéma tentant à expliquer le mystère de la Trinité ne peut être satisfaisant. Ce « diagramme
grec » présente sur une seule ligne l'engendrement du Fils et la procession de l'Esprit. Il donne ainsi à l'esprit la
tentation de les confondre. c'est ce que dit le P. de Régnon : « on en conclut aussi le filioque ».
Plus tard, le saint Patriarche
Photius représentera les relations trinitaires sous forme d'un angle ouvert, précisément afin de pouvoir distinguer
clairement l'engendrement du Fils de la procession de l'Esprit - tous deux trouvant leur Source ou Principe dans le Père.
Mais rappelons-nous que les Grecs visent toujours les personnes in recto et la Nature in obliquo.
En d'autres termes, ils conçoivent les personnes comme des contenants et la nature comme un contenu. Aussi le diagramme grec ne doit pas
être imaginé comme une ligne pleine, sorte de substratum commun à trois points caractéristiques. Mais ce diagramme consiste
en trois globes distincts reliés par la ligne droite des relations qui unissent le principe au terme.
De plus, la direction de ce diagramme éternel se prolonge, pour ainsi parler, dans l'espace et dans le temps. Rappelons-nous le
double mouvement expliqué par saint Basile et son frère. C'est uniquement, disent-ils, par le Saint-Esprit que nous atteignons
le Fils, et uniquement par le Fils que nous parvenons au Père. Ils en donnent, d'ailleurs, la raison nécessaire. Car, disent-ils,
c'est uniquement par le Fils que le Père nous a donné l'être, et c'est uniquement dans le Saint-Esprit que le Fils nous a créés.
Le mouvement créateur, qui sort de la divinité pour éveiller le néant, suit donc la ligne droite des processions, conformément
à cette énergique sentence de saint Damascène : « sans le Saint-Esprit, aucun essor divin » (S. Damascène, De la foi orthod.,
liv. I, ch. XII. — M. XCIV, col. 849).
Le diagramme divin est donc dirigé dans le sens même de notre visée, et par conséquent se projette sur notre regard comme un point
parfaitement unique qui est notre Créateur, unique Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. Par là même les Personnes procédantes sont
comme plus proches de nous, suivant l'expression de saint Grégoire de Nazianze, et leurs « missions » sont une manifestation
de leurs « processions ».
Enfin, cette visée en ligne droite contient une notion importante. J'ai dit tout à l'heure, que l'on trouvait chez les Grecs
des raisons diverses pour expliquer la différence entre la génération et la procession. Mais il faut ajouter que, dans tous
les docteurs, on trouve exprimée, sous une forme plus ou moins explicite, la distinction que saint Grégoire de Nysse a enseignée
dans cette formule quasi géométrique :
Procéder immédiatement du Principe, ou procéder par Celui qui procède
immédiatement du Principe. De sorte que le nom de Fils unique demeure sans ambiguïté au Fils, et cependant sans conteste l'Esprit
procède du Père - la mitoyenneté du Fils Lui gardant sa propriété de Fils unique, et ne privant pas l'Esprit de sa relation naturelle
au Père.
Grégoire de Nysse. Lettre à Ablabius - M. XLIV, col. 133.
Petau l'a reconnu, et d'autres avant lui. Le savant grec Manuel Calécas, vigoureux défenseur de la foi latine au concile de Lyon, a pu affirmer que, pour les Pères grecs, « les différences entre les deux Personnes procédantes sont caractérisées par leur procession du Père, immédiate et médiate, ou encore par une sortie du Père en contiguïté et par Celui qui sort en contiguïté (cité par Petau, lib. VII, cap. XIII, § 12).
§ 4. — De la vie divine.
Continuons à résumer nos études précédentes.
Lorsque le philosophe médite sur Dieu par sa raison naturelle, il le conçoit comme l'Être Infini, absolu, éternel, immuable,
qui par la nécessité de son essence est doué de toutes les perfections infinies, chacune de ces perfections étant nécessairement
identique à son essence et à son être.
Mais la révélation de la Trinité a excité les docteurs à reconnaître dans cette essentielle immutabilité une vie qui se développe
et s'épanouit dans une même substance. Tout ce qui,est en Dieu est principe ou terme de la Vie. Ne vous représentez plus Dieu
comme un bloc immobile, dans lequel sont encastrés des rubis et des diamants. Représentez-vous un germe qui fait jaillir de soi
ses rameaux et ses fleurs.
Ce Dieu par antonomase - ho theos, ho epi pantôn theos - "le" Dieu, "le" Dieu de toutes choses - c'est le Père qui tire
de soi-même toutes les perfections qui sont sa Splendeur et son Éclat. En Dieu, répètent les docteurs après saint Athanase,
en Dieu pas de qualités. Tout ce que nous concevons comme qualités ou perfections divines sont subsistences substantielles,
procédant de Dieu et en Dieu.
Cette manière de voir étonne nos intelligences latines ; mais si nous voulons comprendre les Grecs, il faut nous habituer
à rapporter aux Personnes procédantes, toutes ces perfections que notre raison conçoit en la substance divine.
Et voyez la conséquence. La philosophie enseigne que nous ne connaissons pas une substance sinon par ses qualités. Eh bien ! la
théologie grecque en conclut que nous ne pouvons connaître le Père que par les Personnes qui en procèdent, et dont le
rôle est formellement manifestateur.
Le Père, c'est la source - pègè - dit saint Athanase, oeil - ophthalmos - dit saint Grégoire de Nazianze, oculus,
dit saint Hilaire. C'est donc la source cachée, c'est l'Invisible, dit saint Irénée. Mais l'essence d'une source est
de sourdre, et alors elle se manifeste par ce qui sort d'elle. C'est ainsi que le Dieu - ho theos - se manifeste par
les subsistences divines qui sont ex autou - de Lui et en autô - en Lui.
Dans le Père, tout existe, mais tout est caché, suivant cette phrase de saint Damascène :
Le Père est la source par génération et procession de tout le bien caché en elle-même.
S. Damascène, De la foi orthod., liv. I, ch. XII. — M. XCIV, col. 848.
Dans les Personnes procédantes, tout apparaît, parce que tout a jailli, suivant cette phrase de saint Grégoire de Nazianze :
Le Père est le principe de la bonté et de la divinité que l'on contemple dans le Fils et l'Esprit.
S. Grég. de Nazianze, orat. II, § 38 et orat. XX, § 6.
De ce caractère manifestateur des Personnes procédantes résulte leur aptitude à être envoyées. Les Missions sont les effets temporels des propriétés éternelles qui constituent les Personnes. Dieu parle au monde, en envoyant sa propre Parole. Il donne à la créature, en envoyant son propre Don.
§ 5. — Perfections physiques et perfections morales.
Que l'on me permette de jeter ici les éléments d'une belle considération, sur laquelle je m'étendrai
plus tard. Ce n'est qu'une simple indication ; mais elle sera utile au lecteur pour goûter, dès à présent, certaines expressions
que nous rencontrons sans cesse dans les docteurs grecs.
En vertu du concept en ligne droite, le Saint-Esprit apparaît comme le point extrême, le bout - telos, de la Trinité.
D'où on lui attribue plus spécialement le caractère manifestateur. Mais, le rapport entre les mots telos - extrémité et
teleioun - finissant, perfectionnant, a fait considérer le Saint-Esprit par les Grecs, comme le principe personnel de toute
sanctification.
Cette considération nous découvre de nouveaux horizons que je ne fais que signaler. Puisque, d'après saint Athanase, les Personnes
procédantes sont, par rapport à Dieu, en quelque sorte ce que les qualités sont par rapport à la substance, c'est aux perfections
divines qu'il faut nous adresser, pour rencontrer les caractères de ces divines subsistences.
Or ce que l'Écriture sainte rapporte au Fils plus spécialement, c'est la sagesse, c'est la puissance, c'est la vertu créatrice ;
c'est, en même temps, la propriété d'être engendré, ce qui répond à l'acte suprême d'une activité physique. En un mot, le Fils
est dénommé par ce que j'appellerai les qualités physiques de Dieu, et voilà pourquoi il est le démiurge par qui tout a été
fait.
Quant au Saint-Esprit, l'Écriture nous le représente comme principe d'ordre, de paix, d'harmonie, surtout de sainteté ; et son
nom n'indique qu'une simple exhalation. Il semble donc que la troisième Personne manifeste plus spécialement les perfections
morales de Dieu. Il est la sainteté personnelle de Dieu, et voilà pourquoi il est le Sanctificateur par excellence,
et le Confirmateur de toutes choses.
« Considérez les Trois - dit saint Basile - le Seigneur décrétant, le Verbe créant, l'Esprit confirmant »
« La Nature incréée - dit
saint Grégoire de Nazianze - s'appelle Dieu, et consiste dans ces Trois suprêmes : la Cause, le Démiurge, le Perfectionnant ».
Voir le contexte dans l'Étude VI (Concept grec de la Trinité) Chapitre II, § 8 (texte de saint Grégoire de Nazianze).
§ 6. — Exposition de saint Damascène.
Je ne puis terminer ce chapitre, qu'en reproduisant dans son intégrité une belle exposition à laquelle j'ai déjà fait de nombreux emprunts. J'espère que, maintenant, le lecteur est à même d'en saisir toutes les beautés.
Le Père, Source ultime, Générateur du Logos, producteur de l'Esprit :
Lorsque je médite - dit saint Damascène - les rapports mutuels des hypostases, je vois que le Père est le soleil suprasubstantiel, source de bonté, abîme de substance, de logos, de sagesse, de puissance, de lumière, de divinité, source par génération et par procession du bien caché en elle-même. Ainsi donc il est lui-même l'Intelligence - nous - abîme de Logos, générateur du Logos, et par le Logos producteur de l'Esprit manifestateur.
Le Fils, vertu primordiale de toute création :
Et pour tout dire brièvement, il n'est pas au Père, logos, sagesse, puissance, volonté, sinon le Fils, qui est la seule puissance du Père et la vertu primordiale de toute création. Ainsi en tant qu'hypostase parfaite engendrée de parfaite hypostase par une génération que lui seul connaît, il est dit et il est Fils.
L'Esprit, principe perfectionnant de toute création :
Quant au Saint-Esprit, il est la puissance manifestatrice du Père, manifestant le secret de la divinité, puissance procédant du Père par le Fils, comme il le sait lui-même, mais non par voie de génération. Voilà pourquoi le Saint-Esprit est principe perfectionnant de toute création.
Attribution au Père :
Ainsi, tout ce qui répond au principe au Père, à la source, au générateur, doit être attribué au seul Père.
Attribution au Fils :
Tout ce qui répond au terme, à l'engendré, au Fils, au logos, à la puissance primordiale, à la volonté, à la sagesse, doit être attribué au Fils.
Attribution à l'Esprit :
Tout ce qui répond, au terme, au procédant, au manifestateur, à la puissance de perfectionnement, doit être attribué au Saint-Esprit.
Le Père engendrant le Fils et projetant l'Esprit :
Le Père source et principe du Fils et du Saint-Esprit ; mais Père du Fils seul, et projeteur du Saint-Esprit.
Le Fils caractère du Père et tenant son origine du Père :
Le Fils, logos, sagesse, puissance, image, splendeur, caractère du Père, tenant son origine du Père, mais il n'est point Fils de l'Esprit (S.C. l.79).
L'Esprit - Esprit du Père et procédant du Père :
Le Saint-Esprit est Esprit du Père, comme procédant du Père, car il n'y a aucun mouvement sans l'Esprit.
L'Esprit - Esprit du Fils et procédant du Père par le Fils :
Il est en même temps l'Esprit du Fils, non pas qu'il tire du Fils son origine, mais parce qu'il procède
du Père par le Fils ; car seul le Père est principe.
S. Damasc., De la foi orthod., liv. I, ch. XII. — M. XCIV, col. 848. / S.C. 535. p. 207.
- CHAPITRE II -
LE SAINT-ESPRIT ET LA TRINITÉ
§ 1. — Le Saint-Esprit, complément de la Trinité.
Nous avons vu comment l'activité divine jaillit du Père, passe par le Fils et se consomme dans le Saint-Esprit.
La troisième Personne est donc le ternie final - telos - d'un mouvement parfait.
Saint Grégoire de Nazianze expose cette conception dans un passage destiné à montrer l'éternité du Saint-Esprit. Pour rendre
dans toute sa force le texte original et conserver le rapprochement entre les mots - telos - et - telos - je traduirai
ce dernier mot par le mot fini, considéré comme synonyme de parfait.
S'il fut un temps où le Père n'était pas, il fut un temps où le Fils n'était pas ; et s'il fut un temps où le
Fils n'était pas, il fut un temps où le Saint-Esprit n'était pas. Mais si dès l'origine, un existait, les trois existaient.
Si tu détrônes un seul, j'ose te le dire, ne maintiens pas en haut les deux autres. Car quelle est l'utilité d'une divinité non-finie ?
Ou plutôt quelle divinité si elle n'est pas finie ? Et comment serait-elle finie s'il reste quelque chose à sa terminaison ? Or il
reste quelque chose, si elle n'a pas ce qui est Saint. Et comment l'aurait-elle, si elle n'avait le Saint-Esprit ? Car s'il existe
ou si l'on peut concevoir une sainteté autre que lui, qu'on le dise. Ou s'il n'y en a pas d'autre, comment n'est-elle pas dès l'origine ?
comme s'il était meilleur à Dieu de n'être pas fini et d'être sans l'Esprit.
S. Grégoire de Nazianze, Theolog., V, orat. XXXI, § 4.
Cette idée de fin , de terminaison , entraîne après elle l'idée de complément , et les Docteurs ne
s'en effraient pas. Ils donnent au Saint-Esprit des appellations qui le représentent comme complétant la Trinité.
Ainsi le grave saint Basile, si prudent dans tout son langage :
Un aussi le Saint-Esprit, et lui aussi s'énonce isolément. Par le Fils, qui est un, il se rattache
au Père, qui est un, et complète - sumplèroun - par lui-même la bienheureuse Trinité digne de toute louange.
S. Basile, De Spiritu sancto, § 45. / S.C. 17bis p. 49 supra.
Saint Cyrille d'Alexandrie revient souvent sur la même pensée.
Le Saint-Esprit - dit-il - est le complément - sumplèrôma - de la Sainte Trinité.
S. Cyrille d'Alexandrie, Thesaurus. — M. LXXV, col. 608.
Et un peu plus loin :
Vous voyez encore ici comment l'Esprit apparaît comme complétant - sumplèrôtikon - la Sainte Trinité.
Puis il ajoute ce mot digne de sa belle imagination :
L'Esprit est le fruit naturel de Dieu, provenant de Dieu et en Dieu.
S. Cyrille d'Alexandrie, Thesaurus. — M. LXXV, col. 608-609.
§ 2. — « Racine, rameau, fruit ».
II faut donc considérer le développement de la Trinité en trois Personnes, suivant cette image consignée par saint Damascène.
Conçois le Père comme la racine, le Fils comme le rameau, le Saint-Esprit comme le fruit. Car dans tous les trois
une seule substance.
Damascène, De Haeresibus. Épilogue.
Le Père est comme une racine vivante, possédant déjà en elle toute la nature de l'arbre. De cette racine,
par la force même expansive de la sève, sort un bourgeon - gennèma - qui se développe en rameau, contenant toute la sève,
toute la vie, toute la nature qu'il a reçue de la racine. C'est le même arbre, c'est la même substance, et cette tige est
inséparable de son principe. Mais le mouvement qui part de la racine n'est pas encore terminé, fini - teleion.
La racine et le rameau s'épanouissent encore par une même et unique expansion qui se termine dans un fruit mûr, fruit de la
racine, fruit du rameau et dans le rameau, fruit de même nature que la racine et le rameau, fruit qui complète l'arbre,
qui est le complément de sa vie, et déjà nous pouvons ajouter : fruit qui manifeste toute la gloire de l'arbre, fruit dont le
propre est d'être un don ; car on donne le fruit pour faire participer à la sève de l'arbre.
Ce serait le lieu, semble-t-il, de montrer comment le Saint-Esprit, fin et complément de la sainte Trinité- telos - est
le principe de toute perfection dans les œuvres divines, soit naturelles soit surnaturelles. Mais ce beau sujet, pour être compris,
suppose des considérations que nous remettons à plus tard. Qu'il suffise pour le moment de ce texte de saint Basile :
Dans la création des anges considère la cause primordiale le Père, la cause créatrice le Fils, la cause
perfectionnante l'Esprit; de sorte que les esprits célestes sont par la volonté du Père, sont venus à l'existence par l'opération
du Fils, et à la perfection par la présence de l'Esprit. Or la perfection des anges est la sanctification et la permanence
dans la sainteté.
Mais que personne ne pense que je suppose trois principes en même temps que trois Personnes, ou que je ne
taxe d'imparfaite l'opération du Fils. Il n'y a, en effet, qu'un seul principe des êtres, créant par le Fils et perfectionnant
dans l'Esprit.
S. Basile, De Spiritu sancto, cap. XVI, § 38. / S.C. 17bis p. 377-379.
§ 3. — Lien de la Trinité : comment c'est le Saint-Esprit.
Saint Augustin, concevant le Saint-Esprit comme l'amour mutuel du Père et du Fils, a été conduit par là même à considérer la troisième Personne comme le lien et l'union des deux premières. Le Saint-Esprit, dit-il, est l'unité des deux, parce qu'il joint le Père et le Fils dans son amour mutuel.
Le Fils est égal au Père en tout, et d’une seule et même substance avec lui. C est pourquoi le Saint-Esprit
a aussi la même unité de substance et la même égalité. En effet, qu’il [l'Esprit] soit l’unité ou la sainteté, ou la charité des deux,
ou l’unité par la charité, ou la charité par l’unité, il est clair qu’aucun des deux [le Père et le Fils] n’est ce qui les unit,
ce par quoi celui qui est engendré aime celui qui l’engendre et en est aimé à son tour.
Aug. de Trinit., lib. VI, c. V.
Si l’amour dont le Père aime le Fils et dont le Fils aime le Père, fait voir leur ineffable union, quoi de plus convenable
que d’appeler proprement charité l’Esprit qui est commun aux deux ?
Aug. de Trinit., lib. XV, c. XIX.
Son disciple, saint Fulgence a écrit :
Le bienheureux Augustin n'a pas hésité à appeler le Saint-Esprit, non seulement la charité et la sainteté,
mais encore l'unité du Père et du Fils, et à prêcher avec confiance que non seulement il est commun aux deux, mais
qu'il est leur communion substantielle et coéternelle.
S. Fulgentius, Responsio 4a ad Ferrandum.
Toute l'école latine a adopté cette doctrine et ces expressions ; mais on les trouverait difficilement dans l'école grecque, et je ne pourrais citer que saint Épiphane qui appelle le Saint-Esprit : lien de la Trinité (S. Épiphane, Ancoratus, § 7).
§ 4. — Comment c'est le Fils.
Par contre, le diagramme en ligne droite conduisait les Grecs à considérer le Fils comme le
trait d'union entre le Père et le Saint-Esprit. Je me contente de rappeler quelques textes.
Pour montrer la différence entre la génération du Fils et notre filiation naturelle, saint Athanase enseigne que nous devenons
fils par la participation du Saint-Esprit.
Mais - dit-il - le Fils n'est pas participant de l'Esprit, pour venir par lui dans le Père. Il ne reçoit pas
l'Esprit, mais c'est lui qui le distribue à tous. Ce n'est pas l'Esprit qui joint le Verbe au Père, mais, c'est plutôt du
Verbe que l'Esprit reçoit.
Contr. Arianos, orat. III, § 24
Remarquons, en passant, qu'il y a là un témoignage bien net en faveur de la procession a Filio - du Fils.
Il serait difficile de faire dire à saint Athanase que l'Esprit procède du Fils ! Dans ce passage, Athanase affirme que c'est le Christ qui donne l'Esprit-Saint : « c'est lui qui le distribue à tous » - et que l'Esprit-Saint qui est donné, l'est par le Verbe : « c'est du Verbe que l'Esprit reçoit ».
Saint Basile s'est inspiré de cet enseignement :
Un seul Saint-Esprit - dit-il - joint par un seul Fils à un seul Père.
S. Basile, De Spiritu sancto, cap. XVI, § 38.
Saint Damascène à son tour a copié saint Basile :
Le Saint-Esprit - dit-il - ni innascible ni engendré, est joint au Père par le Fils.
S. Damas., Foi orth., liv. I, c. XIII.
§ 5. — Comment c'est le Père.
Mais voici un texte curieux de saint Grégoire de Nazianze. L'union de la Trinité n'est plus le Saint-Esprit,
n'est plus le Fils, mais bien le Père. Il y a, dit-il, trois Personnes, mais une seule Nature à tous les trois ; il y a un seul Dieu,
« et l'union est le Père, de qui procèdent et à qui remontent les deux procédants.
S. Grég. de Nazianz., Supremum vale, § l5.
Signalons le fait que cela correspond fort bien au Diagramme de Photius en « angle ouvert ».
§ 6. — Discussion.
Doit-on conclure à une contradiction entre saint Augustin et saint Grégoire de Nazianze ? Non pas, tous
les deux proclament une seule et même vérité, mais ils l'apprécient de deux points de vue différents.
En effet, on peut étudier une même action, soit dans son terme, suivant l'adage : actio perficilur in termina - l'acte s'achève
en son terme, soit dans son principe, suivant l'adage : actio prae-existit in agente - l'acte pré-existe en l'agent.
Saint Augustin voit d'abord deux personnes aimantes, et il cherche ce qu'elles aiment. Il reconnaît que les deux directions
d'amour s'inclinent l'une vers l'autre ; car le Père aime le Fils et le Fils aime le Père. Ces deux directions vont donc se
réunir en un point qui est leur terme commun, leur lien et leur union. C'est ce qu'a merveilleusement expliqué saint Thomas,
à propos de la question : « le Père et le Fils s'aiment-ils par le Saint-Esprit ? »
il arrive qu’on dénomme une chose par ce qui en procède, non seulement en qualifiant l’agent par l’action,
mais aussi en le qualifiant par le terme même de l’action, à savoir par l’effet, si du moins l’effet lui-même entre dans la
définition de l’action.
On dit ainsi : le feu chauffe « par échauffement », bien que l’échauffement ne soit pas la vraie forme du feu (la forme du feu, c’est la chaleur),
mais seulement l’action émanant du feu.
Et l’on dit aussi : « L’arbre est fleuri de fleurs magnifiques », bien que les fleurs ne soient pas une forme de l’arbre, mais des
effets ou produits qui en procèdent.
Cela étant, voici notre solution. « Aimer » ayant deux sens en Dieu, l’un essentiel et l’autre notionnel, si on l’entend comme
attribut essentiel, il faut dire alors que le Père et le Fils s’aiment, non point par l’Esprit-Saint, mais bien par leur propre essence.
C’est pourquoi S. Augustin écrit : « Qui donc osera dire que le Père n’aime lui-même, le Fils et le Saint-Esprit que par le Saint-Esprit ? »
Et c’est ce sens qu’avaient en vue les premières opinions.
Si au contraire on prend « aimer » au sens notionnel, il ne signifie pas autre chose que « spirer l’amour », comme « dire » signifie
produire un verbe, et « fleurir » : produire des fleurs. De même donc que l’on dit de l’arbre : « Il est tout fleuri de fleurs », de
même aussi l’on dit que « le Père exprime par son Verbe ou par son Fils soi-même et la créature » ; et l’on dit que « le Père et
le Fils aiment, par le Saint-Esprit, ou par l’Amour qui procède, eux-mêmes et nous ».
S. Thomas, I, q. 37, a. 2.
Voilà comment les Latins spécifient l'acte par son terme.
Quant aux Grecs, ils vont chercher dans la puissance active toute la réalité de l'acte, dans le principe toute la raison du terme,
dans le Père - aitiô - toute la détermination des Personnes procédantes - tôn aitiatôn - dans la source tous
les biens qui en jaillissent.
« Du Raisonnable, avait dit saint Athanase, procède la Raison, du Sage la Sagesse ». Saint Grégoire
de Nazianze ajoute donc à bon droit : de l'Un provient l'Unité et l'union. Un seul Père, un seul Fils. Mais l'unité du Père,
communiquée au Fils, exige qu'il n'y ait qu'un seul Esprit ; un seul Esprit du Père, un seul Esprit du Fils, un seul Esprit
du Père et du Fils, un seul Esprit procédant du Père et du Fils par une seule et unique procession.
Une fois de plus, nous voyons l'introduction du filioque, étranger à la tradition patristique orthodoxe. Une seule Trinité ; un seul Père ; un seul Fils ; un seul Esprit, certes. Mais l'unité n'exclut aucunement la distinction. Un seul Fils et un seul Esprit ne signifie pas qu'il n'y ait une seule procession. Il y a engendrement et procession distincts, pour deux Personnes divines distinctes, au départ d'un seul Principe clairement distinct : la Trinité est distinction dans l'unité.
Tout est un dans la Trinité, parce que tout part de l'Un et que tout revient à l'Un, par une circulation réciproque - perichôrèsis - qui n'est autre chose que la vitalité de l'unité. C'est ainsi que l'Unité du Principe est l'union des termes : - henôsis ho Patèr - le Père est Un.
- et nous ajouterons : « en même temps que leur distinction ».
- CHAPITRE III -
LE SAINT-ESPRIT ET LE PÈRE
§ 1. — Le filioque et la théorie augustinienne.
La théorie de saint Augustin avait habitué les Latins à chercher dans les opérations de la Nature
divine la raison formelle des processions. On en avait tiré la méthode de viser in recto la Nature divine et de
considérer la personne comme un terme de cette Nature.
Or cette Nature terminée dans la première Personne, se présentait avec ses deux facultés spirituelles d'intelligence et
de volonté ; d'où résultaient deux notions positives. En tant qu'il pense, disaient les théologiens, Dieu engendre, il est Père ;
en tant qu'il aime, Dieu produit le Saint-Esprit.
Or cette conception pouvait entraîner à faire procéder le Saint-Esprit du Père seul. On ajoutait bien que la pensée est nécessaire
à l'amour, suivant l'adage : nil volitum nisi praecognitum - rien n'est voulu qui ne soit préalablement connu. Mais il
y avait à craindre qu'on ne vit dans la pensée qu'une condition prérequise à l'amour. D'où la nécessité, pour maintenir le
dogme dans son intégrité, d'affirmer explicitement que le Saint-Esprit procède aussi du Fils. L'addition du Filioque répondait
à un desideratum de la théologie latine. Elle devait tôt ou tard s'imposer au credo [du moins si l'on se place dans cette
perspective...].
Mais remarquez comment on l'explique. Après avoir distingué en Dieu le Père les deux notions de paternité et de procession active,
on observe que la filiation ne s'oppose qu'à la seule paternité. La procession active reste donc dans le domaine commun au
Père et au Fils, et par là même, le Saint-Esprit procède ab utroque unica processione - du Père de du Fils, en une
procession unique.
Dans cette théorie, on distingue deux stades logiques dans les processions divines. D'abord le Père engendre le Fils par l'intelligence,
et il y a comme un arrêt logique après cet acte complet dans son ordre, in linea sua suivant l'expression philosophique.
Puis un second ébranlement vital commun au Père et au Fils dans l'ordre de la volonté, in nova linea, produit le Saint-Esprit
par voie d'amour. De là ces distinctions scolastiques qu'on a tant débattues contre les Grecs dans les essais d'union : Pater
producit Filium qua Pater - le Père produit le Fils en tant que Père / Pater producit Spiritum sanctum non qua Pater, sed qua Deus -
le Père produit le Saint-Esprit non en tant que Père, mais en tant que Dieu / Filius producit Spiritum sanctum, qua Deus - le Fils
produit le Saint-Esprit, en tant que Dieu.
Cette théorie de saint Anselme, de saint Thomas, et des autres grands scolastiques est légitime ; elle est merveilleusement belle,
je ne puis cesser de le répéter, pour qu'on ne voie pas dans ma discussion une critique qui ne pourrait que me rendre ridicule.
Mais j'ai le droit de remarquer, après saint Julien de Tolède, que ce système tout entier repose uniquement sur une simple comparaison
entre la vie divine et la vie de l'âme humaine. J'ajoute que la façon de le développer répond à une visée philosophique qui
tombe sur la Nature avant d'atteindre la personne.
Quant aux Grecs, ils s'arrêtaient peu à la comparaison augustinienne, ils visaient la personne avant la Nature. Rien d'étonnant,
s'ils comprenaient certains textes scripturaux d'une manière un peu différente.
§ 2. — Origine paternelle du Saint-esprit.
Pour eux, le premier mot du mystère était LE PÈRE, c'est-à-dire le nom d'une Personne totalement et
uniquement constituée et caractérisée par la paternité. Or père suppose fils. Donc, la première notion du mystère
est la notion d'un père engendrant un fils. Voilà une direction de la vie divine nettement déterminée. Mais si l'origine
est totalement une origine paternelle, il ne peut y avoir qu'une seule direction dans le mouvement divin, savoir,
la direction qui va du Père au Fils. Donc toute procession qui sort du Père est dirigée suivant la ligne droite qui va du
Père au Fils, et toute procession qui part du Père passe nécessairement par le Fils, du Père par le Fils : ek Patros
di'Huiou.
C'était là une conséquence d'un concept tombant directement sur la Personne-père ; et cette conséquence est tellement immédiate
qu'il était inutile de l'exprimer. La formule scripturale qui procède du Père, contient clairement la procession par le Fils,
pourvu qu'à la façon grecque, on conçoive que le Saint-Esprit procède du Père, formellement en tant que Père. Car si le Père
le produit, en tant que Père, il le produit en tant qu'il se communique tout entier à son Fils, et qu'il passe en lui
dans une parfaite communauté de vie et de vertu productrice du Saint-Esprit.
Dans cette théorie, semble-t-il, l'unité brille d'un plus vif éclat. Unique est le Père, unique la vie de ce Père, unique
le flot de cette vie, unique la direction de ce flot. Le mouvement jaillit sans inflexion et sans arrêt, jusqu'au terme final
où subsiste son terme, sa perfection -telos.
La formule l'Esprit procède du Père, nomme le terme final [l'Esprit] et le principe originel [le Père] du mouvement vital, et par là-même
nous en fait entendre le terme milieu [l'Esprit].
N'est-ce pas ce que saint Augustin entend lorsqu'il dit que le Saint-Esprit procède principalement du Père ? Écoutons
son explication qui aurait pu sortir d'une plume orientale :
J'ai ajouté principalement, parce que le Saint-Esprit procède aussi du Fils. Mais le Père lui a donné
cela même, non comme à quelqu'un existant déjà et ne possédant pas encore ce pouvoir, mais comme tout ce qu'il a donné
au Verbe Fils unique, c'est-à-dire, par l'acte même de la génération. Il l'a donc tellement engendré, que du Fils aussi
procède le Don commun, et que le Saint-Esprit est à la fois l'Esprit de tous les deux.
Saint Augustin, De Trinitate lib. XV, c. XVII.
Reconnaissez-vous comment le docteur latin s'attache à la notion de paternité ? ne retrouverez-vous pas dans la dernière phrase la sentence de Bessarion : « la procession a lieu par la génération ? »
§ 3. — Texte de Manuel Calécas.
Les explications précédentes n'ont eu pour but que de préparer le lecteur à comprendre une belle page
de théologie. C'est un passage de Manuel Calécas, savant grec qui travailla avec gloire à l'union des Églises au temps
du concile de Lyon.
Parlant d'abord de la formule du baptême, il dit :
D'après l'ordre établi entre les trois Personnes, il est de toute nécessité qu'on pense au Fils avant de penser
au Saint-Esprit, et de considérer celui-ci comme le troisième à partir du Père dans l'ordre personnel. En même temps que
l'ordre des Personnes indique celui des processions, l'identité de Nature est affirmée, le troisième étant uni au premier
par celui du milieu, comme parle Grégoire de Nysse, et, suivant le grand Basile, la bonté naturelle et la dignité royale
s'écoulant du Père par le Fils jusqu'à l'Esprit.
Il apparaît donc avec quelle propriété d'expression il est dit dans l'Évangile que le Saint-Esprit procède du Père, et non du
projeteur - proboleôs. Car la personne du Père subsistant dans la propriété même d'être Père, suivant cette propriété
d'abord et immédiatement il engendre le Fils qui est de lui, et par l'acte même d'engendrer il projette l'Esprit - to
Pneuma proballei ; l'un étant immédiatement du premier, l'autre étant par celui qui est immédiatement du premier ; de sorte que s'il
n'était pas Père, il ne serait pas projeteur.
Voilà donc pourquoi il est dit que le Saint-Esprit procède du Père ; c'est parce qu'il brille par le Fils et qu'il est par le Fils, car
s'il n'est pas par le Fils, il n'est pas non plus du Père ; puisque le premier nom que réveille dans la pensée le nom du Père étant
celui du Fils engendré, c'est par le Fils qu'on parvient au Saint-Esprit procédant.
Les Écritures s'expriment donc très correctement, lorsqu'elles disent que le Saint-Esprit « procède du Père », dans ce sens qu'il
ne procède pas autrement que du Père, le projetant par l'acte même de la génération. Mais les maîtres, pour mieux expliquer cette formule,
ont montré, que « procéder du Père » signifiait exactement procéder du Père par le Fils. Car, si le caractère de paternité,
dans lequel subsiste la personne du Père, n'entraînait pas dans la pensée la génération du Fils avant la procession de l'Esprit,
il eût été dit que celui-ci procède non du Père, mais du projeteur ; et ce serait d'autant plus opportun que par là eût été
prévenue la fausse opinion que l'Esprit est Fils puisqu'il procède du Père.
Voilà, certes, une belle et subtile considération, dans laquelle le lecteur aura remarqué sans doute deux choses, savoir : le diagramme en ligne droite et l'affirmation que le Père produit le Saint-Esprit, formellement en tant que Père.
Puisque Manuel Calécas est désigné comme quelqu'un qui « travailla avec gloire à l'union des Églises au temps
du concile de Lyon », il nous paraît intéressant d'évoquer le contexte du processus de séparation des Chrétiens
d'Orient et d'Occident :
« Cette séparation s'est faite progressivement à travers un long processus qui repose sur un estrangement progressif
(différences de langues, de mentalités, de coutumes et de liturgies) et dont le premier épisode grave fut au IXe siècle l'opposition
entre le pape Nicolas Ier et le patriarche œcuménique Photius.
Ce qui était en question alors, après que le patriarche Ignace, prédécesseur de Photius, eut été déposé par le pouvoir byzantin
et remplacé par Photius, c'est la légitimité de l'intervention directe de l'Église de Rome qui prétendait modérer les affaires
intérieures du patriarcat de Constantinople.
Mais cette crise a mis aussi en lumière les nombreuses divergences apparues au cours du temps entre les deux Églises, et en particulier,
au plan doctrinal, l'ajout par une partie de l'Église latine (concile de Francfort, 794) du terme Filioque au credo universel
de Nicée-Constantinople (381), le credo commun pourtant déclaré intangible au 4e concile œcuménique en 451.
Cet ajout « et du Fils » dans la confession de l'Esprit Saint qui « procède du Père » ne sera jamais admis par les Grecs, car
l'idée que l'Esprit procède du Père et du Fils contredisait la vision des Pères selon laquelle il n'y a qu'une personne - à savoir
le Père - qui soit source d'existence dans le mystère révélé de la Sainte Trinité.
La crise entre Rome et Constantinople fut réglée provisoirement sous le pape Jean VIII en 879 par un concile de réconciliation
(que certains considèrent comme le 8e concile œcuménique), mais elle rebondit au XIe siècle sous l'influence de facteurs
politiques tels que l'installation des Normands en Italie byzantine.
Une grave querelle éclata en effet dans les années 1050. Les Normands de l'Italie byzantine ayant forcé les populations
grecques locales à se conformer aux usages liturgiques latins, le patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire, crut bon
d'exiger en retour que les églises latines de Constantinople adoptent les coutumes grecques. Devant leur refus, il fit
fermer ces églises, ce qui était son droit patriarcal, mais une mesure extrêmement brutale. Le patriarche Michel s'élevait
en particulier contre l'emploi, par les Latins, de pain azyme pour l'eucharistie qualifié d'usage judaïsant, soulignant
la nécessité de recourir au pain levé, signe de la présence agissante de l'Esprit Saint.
Le pape était alors Léon IX, dont le souci premier était de réformer l'Église romaine. Pour régler les questions litigieuses
entre chrétiens grecs et latins, il envoya en 1054 à Constantinople une délégation conduite par un conseiller de la Curie
qui savait le grec - chose exceptionnelle alors - un certain Humbert originaire de Moyenmoutier, près de Saint-Dié en Lorraine,
qu'il avait fait évêque de Silva Candida et élevé à la dignité de cardinal. Choix malheureux, car cet homme était, tout comme le
patriarche Cérulaire, raide et vindicatif.
Envoyé à Constantinople pour tenter de rapprocher les Églises mais aussi les affaires de la papauté et celles de l'empire byzantin,
Humbert n'était pas disposé à se montrer conciliant, d'autant moins lorsqu'il apprit la mort du pape Léon IX à son arrivée
à Constantinople en avril 1054. Affectant de traiter seulement avec l'empereur Constantin IX Monomaque, il se comporta en
ignorant ostensiblement le patriarche, puis, quand il dut l'aborder, il l'humilia en lui jetant une lettre du pape sans
l'avoir salué de façon protocolaire et en le traitant en accusé. La lettre, signée par le pape Léon IX, avait été rédigée
par Humbert en des termes hostiles.
Après cet affront, le patriarche Michel refusa tout nouveau contact avec les légats. Trois mois plus tard, Humbert perdit patience
et décida d'excommunier ceux qu'il désigna comme « Michel le néophyte, qui porte abusivement le titre de patriarche, et ses
partisans ». Puis le samedi 16 juillet, il se rendit de façon théâtrale à la basilique Sainte-Sophie pour y déposer l'acte sur l'autel,
devant les clercs et les fidèles abasourdis. Dans cette bulle, parmi d'autres accusations sans fondement, Humbert reprochait
aux Grecs d'omettre le Filioque dans le credo.
L'empereur tenta en vain de retenir les ambassadeurs latins. Humbert quitta aussitôt Constantinople et, de retour en Italie,
présenta l'incident comme une victoire pour le siège de Rome. Le lundi suivant, le patriarche Michel crut bon de réunir
le saint-synode qui excommunia à son tour les légats - et cela malgré les conseils iréniques du patriarche Pierre d'Antioche
qui, dans un échange de lettres, avait appelé Cérulaire à la modération.
Ces événements dramatiques n'eurent pas une grande portée sur le moment, mais ils amorcèrent progressivement la conviction d'une
rupture dans la communion entre les chefs des Églises d'Orient et d'Occident. C'est une banalité de le rappeler : le vrai
schisme entre les deux Églises se produira très concrètement un siècle et demi plus tard avec la quatrième croisade,
détournée sur Constantinople, et le saccage de la Ville par les croisés en 1204. C'est alors que les antagonismes deviennent
irréductibles.
Le patriarche de Constantinople doit se réfugier à Nicée où s'est reconstitué un empire byzantin en exil, tandis que dans les
territoires qu'ils ont conquis, les croisés installent des hiérarchies parallèles dépendant d'un patriarche latin de Constantinople,
et en dernier ressort du pape, hiérarchies qui expulsent ou doublent les évêques grecs qui refusent de se soumettre.
Certes, les Byzantins reprennent Constantinople en 1261, mais les griefs accumulés feront échouer les tentatives d'union,
principalement au concile de Lyon II en 1274 et plus tard au concile de Florence (1439). L'Église de Rome perpétuera
l'existence (plus fictive que réelle) d'un patriarcat latin de Constantinople jusqu'en 1964, au temps de la réconciliation.
Après la chute de Constantinople en 1453, les diocèses orthodoxes à l'est et au nord de l'Europe seront régulièrement soumis
à l'uniatisme catholique, c'est-à-dire à une entreprise multiforme visant à rattacher à Rome des communautés orthodoxes,
moyennant le maintien - en théorie - de leurs coutumes et de leur « rite ». Les trois grandes conquêtes de l'uniatisme ont
lieu dans des royaumes où les orthodoxes sont minoritaires : en 1596 pour les Russes de Pologne-Lituanie, en 1700 pour
les Roumains de l'empire austro-hongrois, et en 1724 pour les Arabes orthodoxes de l'empire ottoman : chaque fois ces unions
partielles ont pour effet d'aggraver le ressentiment orthodoxe contre l'Église romaine. C'est dans ce contexte que s'inscrit
la triste décision du synode réactionnaire de Constantinople de 1755 de rebaptiser les Latins qui entraient dans la communion
orthodoxe.
L'hostilité était devenue réciproque entre les deux Églises. Comme exemple typique, on pourrait rappeler qu'à Notre-Dame de Paris,
l'archevêque Mgr Marie-Dominique Sibour (1792-1857), à l'occasion de la guerre de Crimée, appelait en 1853 à une « croisade »
contre les orthodoxes. « La guerre que la France va faire à la Russie, expliquait-il publiquement, n'est point une guerre
politique mais une guerre sainte ; ce n'est point une guerre d'État à État, de peuple à peuple, mais uniquement une guerre
de religion [...], tel est le but avoué de cette croisade ». On peut, en évoquant ce passé révolu, mesurer le chemin parcouru
et rendre grâce à Dieu pour la métanoïa, le retournement des cœurs, accomplie conjointement par les deux Églises ».
Revue Contacts # 252. Octobre-Décembre 2015. XLVIIe Année. Chronique : 50e anniversaire de la levée des Anathèmes de 1054. M.S. p. 441-444.
§ 4. — Textes de Didyme.
Il ne faudrait pas croire que cette sublime exégèse de la formule scripturale, ait été inventée par
Manuel Calécas pour les besoins de la dispute. On en retrouve l'idée dans les anciens docteurs, et elle est développée en
particulier par Didyme. Elle est si belle , elle pénètre tellement dans le mystère, elle est si féconde pour la science et la piété,
qu'on me saura gré de transcrire ici un passage de l'aveugle alexandrin, dans son Livre sur le Saint-Esprit.
Interprétant le texte : qui procède du Père, il raisonne ainsi :
[114] C'est pourquoi il faut croire qu'il a été dit, dans une parole ineffable et que la foi seule fait connaître,
que le Sauveur est sorti de Dieu (Salutatorem dictum esse exisse a Deo Jn. 16 ; 28 - 17 ; 8) et que l'Esprit de vérité procède du Père (a Patre egredi Jn. 15 ; 26),
puisqu'il dit : « L'Esprit qui procède de moi » (Spiritus qui a me egreditur Is. 57 ; 10). Et (l'Écriture) a parfaitement dit : « Qui procède du Père » (Jn. 15 ; 26),
car elle aurait pu dire « de Dieu » ou « du Seigneur » ou « du Tout-Puissant » ; elle n'en a rien fait, mais elle a dit « du Père ».
Ce n'est pas que le Père soit différent du Dieu Tout-Puissant — il serait criminel même de le penser — mais c'est en conformité
avec la propriété de Père (secundum proprietatem Patris) et conformément à la portée du terme de parent (et intellectum
parentis) qu'il est dit que l'Esprit de vérité procède de lui (egredi ab eo dicitur Spiritus veritatis).
[115] Bien que ce soit fréquemment de Dieu que le Sauveur dise qu'il est sorti, cependant il revendique la propriété et
en quelque sorte la familiarité dont nous avons déjà souvent parlé, en se servant plutôt pour lui-même du mot de Père ; il
dit : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jn. 14 ; 10), et ailleurs : « Moi et le Père nous sommes un » (Jn. 10 ; 36), et
beaucoup d'autres formules semblables qu'un lecteur attentif trouvera dans l'Évangile.
[116] Donc, cet Esprit Saint qui sort du Père « rendra, dit le Seigneur, témoignage de moi » (Jn. 15 ; 26). L'Esprit porte à
son égard un témoignage semblable au témoignage du Père, à propos duquel il dit : « Le Père qui m'a envoyé porte témoignage
à mon sujet » (Jn. 5 ; 37).
[117] Mais quand le Fils envoie l'Esprit de vérité qu'il appelle le Consolateur, le Père l'envoie aussi en même temps.
Car lorsque le Fils envoie, le Père n'est pas sans envoyer, étant donné que l'Esprit provient d'une même volonté du Père
et du Fils, ce que le Sauveur énonce aussi par la bouche du prophète, comme on pourra le voir en lisant le passage
entier : « Et maintenant le Seigneur m'a envoyé avec son Esprit » (Is. 48 ; 16). Car en vérité, Dieu n'envoie pas seulement
le Fils, mais aussi l'Esprit.
Didyme, Traité du Saint-Esprit, § 26. / S.C. 386 p. 253-255.
Et un peu plus loin dans un autre passage qui affirme la relation essentielle entre les processions et les missions divines, il explique comme il suit le texte : Quand viendra le Paraclet que je vous enverrai d'auprès du Père (Jn. 15 ; 26) :
[133] Le Sauveur affirme que l'Esprit-Saint est envoyé par le Père « en son nom ». Or, à proprement parler, le nom
du Sauveur est « Fils », étant entendu que la communauté de Nature, et pour ainsi dire la propriété des personnes,
[note de S.C. : Unique emploi du mot persona. En lisant en latin : et, ut ita dicam, proprietas personarum, on se
rend compte qu'un concept nouveau se fait jour et que Didyme (ou Jérôme ?) le propose avec précaution : ut ita dicam,
« comme j'oserais le dire ». Sa crainte était qu'opérer une distinction dans la Trinité risquait de briser, pour parler comme lui,
la communauté de Nature. Le grec sous-jacent est ici : hè idiotès tôn prosôpôn ; ce n'est pas encore hupostasis,
mot qui répondra plus tard, à l'époque du De Trinitate, au concept de Personne dans la Trinité.]
...est indiquée par ce mot. Et comme c'est au nom du Fils que l'Esprit Saint est envoyé par le Père, l'Esprit Saint ne
doit être considéré ni comme un serviteur ni comme un étranger ni comme séparé du Fils.
[134] Et de même que le Fils vient au nom du Père, selon qu'il dit : « Je suis venu au nom de mon Père » (Jn. 5 ; 43) — car il
n'appartient qu'au Fils de venir au nom du Père en sauvegardant le caractère propre de Fils par rapport au Père et de Père par
rapport au Fils — , de même, à l'opposé, nul autre ne vient au nom du Père, sauf à venir au nom, par exemple, du Seigneur
ou du Dieu Tout-Puissant.
Et, après avoir cité à l'appui les exemples lires de Moïse et d'autres, il continue :
[138] Donc, pareillement aux serviteurs qui viennent au nom du Seigneur et qui font connaître le Seigneur
par le seul fait de lui être soumis et de le servir en portant son caractère propre — car ils sont serviteurs du Seigneur — de
la même façon le Fils qui vient au nom du Père porte le caractère propre du Père ainsi que son nom, et par là est reconnu
comme Fils Unique de Dieu.
[139] Et comme l'Esprit Saint est envoyé par le Père au nom du Fils, comme il possède le caractère propre du Fils en tant
que (le Fils est) Dieu, mais pas toutefois la filiation (filietatem - huiotès) qui ferait de lui son Fils, il montre par
là l'unité qui le tient conjoint au Fils. Aussi est-il appelé Esprit du Fils, donnant, en les adoptant, la qualité de fils
à ceux qui auront voulu le recevoir : « En effet, est-il dit, puisque vous êtes des fils de Dieu, le Père a envoyé l'Esprit
de son Fils dans nos cœurs, qui crie Abba, Père » (Rm. 8 ; 15 - 16).
Didyme, Traité du Saint-Esprit, § 30-31. / S.C. 386 p. 273-275.
On peut résumer en quelques mots ce beau développement :
- Le Saint-Esprit procède du Père, « en tant que Père », suivant le texte : qui procède du Père.
- Il procède du Fils, « en tant que Fils » suivant le texte : qu'il enverra en mon nom.
- Or le Fils est Fils en tant qu'il procède du Père.
- Donc enfin le Saint-Esprit procède du Père et de celui qui procède du Père, et c'est ainsi que nous revenons à la formule
de saint Grégoire de Nysse :
« L'un procède du Premier immédiatement ; l'autre procède par celui qui procède immédiatement du Premier ».
- CHAPITRE IV -
LE SAINT-ESPRIT ET LE FILS
§ 1. — Objet de ce chapitre.
Le Saint-Esprit est également uni au Père et au Fils, soit à cause de la consubstantialité [soit à cause de la procession ab utroque] soit à cause de la circumincession. Cependant, nous constatons dans les Pères grecs certaines expressions, certaines nuances de langage qui insinuent une intimité personnelle et une relation plus étroite entre le Saint-Esprit et le Fils. Ce sont ces nuances que je désire signaler au lecteur. Nous sommes préparés à cette considération par l'étude du diagramme grec. Le triangle latin met le Saint-Esprit à égale distance du Père et du Fils :
1) PÈRE - 2) SAINT-ESPRIT - 3) FILS
La droite grecque met le Saint-Esprit plus près du Fils que du Père :
1) PÈRE - 2) FILS - 3) SAINT-ESPRIT
De là cette chaîne de saint Basile dont le troisième anneau est relié au premier par l'intermédiaire du second ; de là cette formule que « le Saint-Esprit est uni au Père par le Fils ».§ 2. — Le Saint-Esprit est l'image personnelle du Fils.
J'ai démontré, je crois, que pour les Grecs le Fils est l'image personnelle du Père, c'est-à-dire
que la ressemblance entre les deux Personnes n'est pas simplement l'identité de substance, mais consiste dans une similitude
de caractères personnels. C'est bien la personne du Fils qui, en tant que personne, est l'image de la personne du Père, en tant
que personne.
Or les Docteurs grecs enseignent que le Saint-Esprit est l'image du Fils, et cela, autant et comme le Fils est
l'image du Père. J'ai cité plusieurs textes formels; je les recueille ici.
Saint Grégoire le Thaumaturge écrit dans son symbole :
Un Seigneur... empreinte et image de la divinité... et Un Saint-Esprit... parfaite image du Fils parfait.
Saint Athanase écrit à Sérapion :
Ainsi que le Fils est dans l'Esprit comme dans sa propre image, ainsi le Père est dans le Fils.
S. Athanase, À Sérapion, lettre 1, § 20.
Saint Cyrille d'Alexandrie répète souvent la même expression ; je me contente de citer un seul passage :
Si l'Esprit - dit-il - est l'image du Fils, il est donc nécessairement Dieu.
S. Cyrille, Thesaurus, Assert. 33. — M. LXXV, col. 572.
Ce docteur va plus loin. Le mot face - prosopon, semble réservé au Fils, suivant le
texte : signatum est super nos lumen vultus tui - à lumière de ton visage sera pour nous un signe, texte que tous les
Pères interprètent du Verbe. Or saint Cyrille à propos du texte : Où fuirais-je loin de ta face ?, soutient que le psalmiste
entend le Saint-Esprit par la face du Fils (S. Cyrille, In Joann., lib. IX. — M. LXXIV, col. 221).
Après ces citations , nous ne devons pas être surpris d'entendre le fidèle témoin de la tradition grecque, saint Damascène,
affirmer :
Le Fils est l'image du Père, et l'Esprit celle du Fils.
S. Damasc., Foi orthod., liv. I, ch. XIII. — M. XCIV, col. 856.
D'ailleurs, pour légitimer ces attributions, les docteurs faisaient appel à l'Écriture. Pour ne pas multiplier à l'excès les citations, je me contente d'un passage qui, s'il n'est pas de saint Basile , reproduit bien sa doctrine. Dans le livre Ve contre Eunomius, nous lisons :
L'Image de Dieu est le Christ, qui est l'image du Dieu invisible, mais l'image du Fils est l'Esprit, et
ceux qui le reçoivent deviennent conformes au Fils, suivant l'oracle : Il les a aussi prédestinés à devenir l'image
de son Fils, afin qu'il soit l'aîné d'une multitude de frères (Romains 8 ; 29).
S. Basile, Contra Eunomium, lib. V. — M. xxix, col. 724.
Petau rapporte ce texte et d'autres encore, et en tire des arguments solides pour démontrer
que le Saint-Esprit procède du Fils. Mais on avouera que ces arguments ont d'autant plus de force que l'on conserve à
l'Image un caractère de ressemblance personnelle, et qu'on ne la réduit pas à une identité de consubstantialité.
On sait que Richard de Saint-Victor, parmi les Latins, a soutenu avec vigueur cette thèse, que le Fils est l'Image personnelle
de la personne du Père, et il a posé aux scolastiques un rude problème, en leur demandant pourquoi le Saint-Esprit n'est
pas l'Image du Père.
Pour les Grecs, cette difficulté ne se présente pas. La propriété d'être image appartient pareillement aux deux Personnes
procédantes. Mais il y a là une progression qui suit la voie des processions. Le Fils est comme un portrait tiré sur le Père ;
et le Saint-Esprit comme une photographie tirée sur ce portrait.
§ 3. — Inséparabilité spéciale du Saint-Esprit et du Fils.
Nous connaissons la proportion enseignée par les docteurs : « Le Saint-Esprit est au Fils, comme le Fils est au Père ». Cette formule les conduisait à conclure à une certaine union spéciale entre le Saint-Esprit et le Fils, correspondant à l'union spéciale entre le Fils et le Père.
Il est uni au Fils - dit saint Athanase - comme le Fils est uni au Père.
S. Athanase, À Sérapion, lettre I, § 31.
Un peu auparavant il avait dit, à propos du texte évangélique : Ils adoreront le Père en Esprit et en Vérité (Jn. 4 ; 23) :
Les véritables adorateurs adoreront le Père, mais en Esprit et Vérité, c'est-à-dire, en confessant le
Fils et l'Esprit dans le Fils. Car l'Esprit est inséparable du Fils comme le Fils est inséparable du Père. La Vérité elle-même
en témoigne lorsqu'elle dit : Je vous enverrai le Paraclet, l'Esprit de Vérité qui procède du Père (Jn. 15 ; 26) et que le monde
ne peut recevoir : le monde, c'est-à-dire, ceux qui nient que l'Esprit soit du Père dans le Fils.
S. Athanase, À Sérapion, lettre I, § 3.
À la rigueur, on peut ne voir dans ce passage que l'affirmation de la consubstantialité. Je produis donc un passage parallèle de saint Basile où les unions personnelles sont plus apparentes. Expliquant le même texte de l'Évangile, ce docteur écrit :
Il y a un second sens qui n'est pas à rejeter, savoir, que de même que le Père est vu dans le Fils, ainsi
le Fils est vu dans l'Esprit... De même donc que nous disons que l'adoration est dans le Fils, en tant qu'elle est dans
l'image de Dieu le Père, ainsi nous disons que l'adoration est dans l'Esprit, en tant que l'Esprit montre en lui-même la
divinité du Seigneur. C'est pourquoi dans l'adoration le Saint-Esprit est inséparable du Père et du Fils... C'est ainsi que
par une suite nécessaire, par l'illumination de l'Esprit nous contemplons la splendeur de la gloire de Dieu, et par
l'empreinte nous nous élevons vers Celui dont le Fils est l'empreinte parfaite.
S. Basile, De Spiritu sancto, § 64.
Cette même pensée est exprimée d'une façon plus nette encore par le frère de saint Basile :
Voici - dit-il - la forme de la pensée orthodoxe.
On ne pense pas au Père sans le Fils, on ne conçoit pas le Fils sans le Saint-Esprit. Car il est impossible de parvenir au
Père à moins d'être soulevé par le Fils, et il est impossible de nommer le Seigneur Jésus sinon dans le Saint-Esprit.
Donc consécutivement et conjointement le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont toujours connus l'un par l'autre dans
la parfaite Trinité. Avant toute création, avant tous les siècles, avant toute pensée, toujours le Père est Père, et dans
le Père le Fils et avec le Fils l'Esprit-Saint.
S. Gregor. Nyss., Contra Macedon., § 12. — M. XLV, col. 1316.
Être avec le Fils - meta tou Huiou : voilà une expression qui vient souvent sous la plume des
docteurs, à propos du Saint-Esprit. Saint Grégoire de Nazianze qui l'emploie habituellement semble en faire la caractéristique
de la troisième Personne.
Citons un passage de son Discours d'adieu, sorte de testament de sa foi.
Pour tout résumer :
— celui qui est sans-principe - anarchon (le Père),
— le principe - archè (le Fils),
— et celui qui est avec le principe - kai to meta tès archès (le Saint-Esprit),
sont un seul Dieu - heis Theos.
Saint Grégoire emploie bien ensuite la préposition meta - avec pour montrer la consubstantialité des trois Personnes. Mais, revenant aux distinctions personnelles, il ajoute :
- Le nom de celui qui est sans-principe est Père,
- du principe est Fils,
- de celui qui est avec le principe est Esprit-Saint.
Cette union spéciale est encore signalée par l'expression sumparamartein : aller toujours ensemble
par un entraînement réciproque. Les deux Grégoire l'ont employée pour mieux exprimer comment le Saint-Esprit est inséparable
du Fils. Le Saint-Esprit , dit l'évêque de Nazianze, agissait sur les prophètes ; mais dans le Christ il était, non comme
agissant sur lui - ouch ôs energoun, mais comme inséparable compagnon de son égal - all'ôs homotimô
sumparamartoun (In Pentecosten, or. XLII, § 11).
« L'Esprit de Dieu, dit l'évêque de Nysse, le compagnon inséparable du Verbe - to sumparamortoun tô Logô, n'est pas un souffle
d'air » (S. Greg. Nyssen., orat. catechet., c. II).
Les docteurs insistaient sur cette inséparabilité, pour en conclure à la divinité du Saint-Esprit, car un Dieu seul peut accompagner
partout un Dieu et concourir à toutes ses opérations les plus divines.
C'est ainsi que saint Basile raisonne dans une énumération aussi belle que concise :
— Venue du Christ : l'Esprit devance ;
— incarnation : l'Esprit est là ;
— opérations miraculeuses, grâces de guérison : par l'Esprit-Saint ;
— les démons chassés : dans l'Esprit de Dieu ;
— le diable enchaîné : l'Esprit étant présent ;
— la rémission des péchés : dans la grâce du Saint-Esprit, Vous vous êtes purifiés, en effet, et vous avez été sanctifiés
dans le nom de notre Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit-Saint (I Co. 6 ; 11) ;
— conjonction avec Dieu : par l'Esprit, Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! (Gal. 4 ; 6)
— résurrection des morts : par la vertu de l'Esprit.
S. Basile, Lib. de Spiritu sancto. cap. XIX. S.C. 17bis. p. 419-421.
Saint Grégoire de Nazianze a reproduit ce passage de son ami dans un de ses discours les plus éloquents :
Voyez ! - dit-il.
— Le Christ nait : l'Esprit accourt d'avance.
— L'un est baptisé : l'autre témoigne.
— L'un est tenté : l'autre a poussé au désert.
— L'un opère des miracles : l'autre coopère.
— L'un remonte : l'autre lui succède.
S. Grég. de Nazianze. Theolog. V, orat. XXXI, § 29.
§ 4. — Immanence spéciale du Saint-Esprit dans le Fils.
Les docteurs grecs, on le sait, cherchaient dans l'Écriture plus que dans leur raison, des lumières au sujet de la sainte Trinité. Saint Damascène avait lu dans l'Évangile, qu'une colombe vint se poser sur la tête du Sauveur sortant du Jourdain après son baptême. Il avait compris que cette théophanie avait déjà été figurée par la colombe qui vint se reposer sur l'arche flottant sur le déluge. Ces données scripturales, éclairant son intelligence à l'égard des processions divines, lui inspirèrent une formule qu'il affectionna au point de la répéter trois fois en quelques pages.
Celui qu iexiste toujours inengendré est Dieu et Père ; il n'est issu de personne par génération
et il a engendré son Fils coéternel.
Celui qui existe éternellement avec le Père est Fils et Dieu, engendré du Père hors du temps, éternellement, sans
perte de substance, sans passion et sans séparation.
Le Saint-Esprit est Dieu, force sanctifiante, doté d'hypostase, procédant du Père sans séparation et reposant
dans le Fils, consubstantiel au Père et au Fils.
Foi orthod., liv. I, ch. XIII. — M. XCIV, col, 807. / S.C. 535. p. 217.
Pesez, je vous prie, toutes les mots de cette phrase, et surtout remarquez cette nuance de préposition.
Le Saint-Esprit sort DU Père, ek Patros ; il se repose DANS le Fils, en Huiô.
Sans doute, cette sortie ne le sépare pas du Père, car il procède adiastatôs - sans séparation. Il est et demeure toujours
dans le Père et le Fils, soit en vertu de la consubstantialité, soit en vertu de la circumincession.
Je n'ai pas besoin de rappeler combien saint Damascène insiste souvent sur cette vérité.
Les hypostases divines nt leur demeure et leur fondement les unes dans les autres. Elles sont
elles-mêmes inséparables et indivisibles l'une de l'autre, étant entre elles sans confusion en situation de mutuelle
périchorèse - en allèlais perichôrèsin, non de façon à se détruire ou à se confondre, mais de façon à se posséder
l'une l'autre. Le Fils est dans le Père et l'Esprit, l'Esprit dans le Père et le Fils, le Père dans le Fils et l'Esprit,
sans que se produise aucune destruction, mélange ou confusion.
Foi orthod., liv. I, ch. XIV. — M. XCIV, col, 860. / S.C. 535. p. 219.
Et pourtant, la formule que nous étudions oppose un certain mouvement - ek Patros, à un certain
repos - en Huiô.
C'est que la préposition ek - de indique une origine, et que par conséquent, elle doit être réservée à l'Innascible.
Elle exprime une « sortie au dehors » et convient également aux deux processions. La génération, dans son concept formel, est une sortie
au dehors. À la vérité, lorsqu'il s'agit de Dieu, cette sortie n'entraîne pas une séparation : « Il est engendré du Père
hors du temps et sans séparation, et demeure toujours en Lui » (Ibid., ch. VIII. — Col. 816). De même la procession,
ekporeusis, par la construction même du mot, doit être considérée comme une sortie du Père, sans séparation bien entendu.
Le Père - dit notre docteur - est seul innascible ; car il ne tient pas l'être d'une autre hypostase. Le Fils
seul est engendré, car il naît éternellement de la substance du Père. Et le seul Saint-Esprit procède de la substance du
Père, non par génération, mais par procession. Ainsi nous enseigne la divine Écriture, sans nous faire comprendre la
différence entre la génération et la procession.
Ibid., ch. VIII. — Col. 817.
La génération et la procession sont deux sorties du Père. Mais suivent-elles deux
directions divergentes ? Le Saint-Esprit part du Père, mais où va-t-il ?
Quoi ! peut-on hésiter ? Où peut tendre un mouvement partant d'un Père ? Où peut se reposer un élan paternel ? Le Saint-Esprit,
répond notre docteur, procède du Père et se repose dans le Fils.
Il ne faut donc pas s'imaginer l'élan divin - ormè theia - comme s'il traversait le Fils pour aller plus loin. Un seul
bond qui se termine au Fils, et qui avec le Fils, par le Fils et dans le Fils, se termine au Saint-Esprit.
Saint Damascène considère cette conception, comme tenant véritablement au dogme ; car il l'insère dans une paraphrase
catéchétique du symbole de Constantinople. Je mets en caractère gras le texte conciliaire, pour le distinguer de la paraphrase :
De même, nous croyons aussi à un unique Esprit-Saint, Seigneur et vivifiant, qui procède du Père
et repose dans le Fils - kai en Huiô anapauomenon, celui qui
avec le Père et le Fils est adoré et glorifié en tant que consubstantiel et coéternel...
S. Damascène, Foi orthod., liv. I, ch. VIII. — M. XCIV, col. 821. / S.C. 535. p. 179.
Telle est la théorie du dernier des Pères grecs, et il n'a fait en cela que reproduire la pensée de ses plus illustres devanciers, qui aiment à répéter que le Saint-Esprit est dans le Fils.
La sainte et bienheureuse Trinité - dit saint Athanase - est indivisible et unie à elle-même :
— Si l'on nomme
le Père, son Verbe se présente et dans le Fils l'Esprit.
— Si l'on nomme le Fils, dans le Fils est le Père, et l'Esprit n'est
pas hors du Verbe.
À Sérapion, I, § 14.
Remarquez la nuance : le Fils est spécialement dans le Père, et le Saint-Esprit spécialement dans le Fils.
Aussi, nous avons entendu saint Athanase reprocher aux pneumatomaques de nier que l'Esprit sorte du Père dans le Fils (voir le paragraphe
précédent, deuxième citation de saint Athanase, in fine).
Didyme tient le même langage que son évêque. On ne peut, dit-il, supposer que les trois Personnes ne règnent pas simultanément,
... puisque le Père demeure dans le Fils et le Fils dans le Père,
— et puisque l'Esprit procède du Père
et demeure chez le Fils d'une manière divine.
De Trinitate, lib. 1, c. XXXI. — M. XXXIX, col. 425.
Cette doctrine de l'immanence du Saint-Esprit dans le Fils éclaire les écrits des Pères,
et permet d'y saisir des nuances délicates là où peut-être on serait tenté de ne voir que des redites banales, par exemple,
dans cette expression : « l'esprit du Fils est dans le Fils ».
Chose remarquable : c'est surtout dans saint Cyrille qui affirme si explicitement la procession DU Fils - ex Huiou - que
l'on retrouve plus fréquemment l'affirmation de cette immanence, comme s'il craignait que la première expression n'altérât
l'union spéciale du Fils et du Saint-Esprit. L'Esprit, dit-il souvent, procède du Fils - ex Huiou - mais il se hâte d'ajouter :
il demeure en lui - en autô menei.
§ 5. — Le Saint-Esprit est le propre du Fils.
Voilà une expression qui unit encore davantage les deux Personnes procédantes. Sans doute, saint Athanase répète souvent que l'Esprit est le propre du Père - idion tou Patros ; mais il affirme plus souvent encore qu'il est le propre du Fils - idion tou Huiou, et c'est même de ce dernier caractère qu'il semble conclure au premier.
L'Esprit - dit-il - est le propre intrinsèque de la substance et divinité du Fils, par laquelle
il l'est aussi de la sainte Trinité.
S.Athan., À Sérapion, I, § 27.
Peut-être, ne verrez-vous dans ce passage que l'affirmation d'une Nature et substance unique. Mais écoutez saint Basile, si versé dans la doctrine de saint Athanase. Dans un passage où il annonce qu'il va déduire des relations personnelles l'unité de Nature divine, il parle ainsi :
Et ce n'est pas de là seulement que découlent les preuves de sa communauté de Nature [entre l'Esprit-Saint et le Père],
mais aussi du fait qu'on le dit : de Dieu [le Père]. Non point à la manière dont toutes choses viennent de Dieu, mais en tant
qu'il sort de Dieu ; non point par mode de génération, comme le Fils, mais comme Souffle de la bouche de Dieu. (...) On le dit
encore Esprit du Christ, parce qu'il lui est intimement uni par Nature. Aussi « qui n'a pas l'Esprit du Christ, n'est pas du
Christ » (Rm. 8 ; 9). De ce fait, il est seul à glorifier dignement le Seigneur. Car « Celui-là me glorifiera » (Jn. 16 ; 14),
dit (le Christ), non point comme la création, mais comme Esprit de la Vérité qui fait resplendir en lui-même la Vérité,
et comme Esprit de Sagesse qui révèle, en sa propre grandeur, le Christ, Puissance de Dieu et Sagesse de Dieu (I Co. 1 ; 24).
S. Basile, Lib. de Spiritu sancto. cap. XVIII, § 46. S.C. 17bis. p. 409-411.
Dans ce beau passage , qui s'interprète de lui-même, je ne veux relever qu'une nuance de langage. L'Esprit tire son origine du Père - ek Patros. Il est l'Esprit du Fils, et sa propriété naturelle. Voilà cette nuance que saint Damascène a voulu maintenir dans sa fameuse phrase :
Nous disons aussi que l'Esprit-Saint procède du Père, et nous l'appelons Esprit du Père ;
cependant nous ne disons pas que l'Esprit procède du Fils ; nous l'appelons Esprit du Fils (...) ;
et nous confessons que par le Fils il nous a été manifesté et transmis.
S. Damascène, Foi orthod., liv. I, ch. VIII. S.C. 535. p. 189.
Saint Cyrille n'est pas moins explicite. Citons un passage :
Comment - dit-il - est-il possible de concevoir le Logos sans son propre Esprit ? Il serait absurde de
séparer de l'homme le souffle qui est en lui, et de prétendre maintenir intacte la définition d'un être vivant.
Je pense que c'est clair pour tous. Comment donc du Fils séparerons-nous l'Esprit, qui pousse en lui, qui lui est
substantiellement uni, qui en est comme une saillie, qui existe en lui naturellement, de telle sorte qu'il ne semble
pas être autre chose que lui, à cause de l'identité d'opération, et l'indifférence de Nature ?
S. Cyril. Alexandr., In Ioann., lib. II. — M. LXXIII, col. 209.
Saint Cyrille appuie cette déclaration par l'Écriture. Le Saint-Esprit est appelé l'Esprit de vérité ;
le Christ a dit de lui-même : Je suis la vérité , et ailleurs : C'est l'Esprit qui rend témoignage, parce que
l'Esprit est la Vérité (I Jn. 5 ; 6).
— Lorsque le Saint-Esprit habite en nous, il est dit que le Christ habite lui-même , parce que « l'Esprit est le propre du Christ
et procède de lui naturellement » ; et c'est pour cela qu'il est l'esprit d'adoption et qu'il crie en nous :
« Abba, Père » (Ibid., col. 212).
§ 6. — Le Saint-Esprit considéré comme la pensée du Christ.
Mais voici davantage. Saint Cyrille aime à citer, en l'appliquant au Saint-Esprit, la parole de
l'Apôtre : Nous l'avons, nous, la pensée du Christ - nos autem sensum Christi habemus - hèmeis de noun Christou
echomen (I Cor. 2 ; 16). Dans ce texte, le mot - nous - a bien été rendu par le mot - sensus. Il s'agit, en effet,
de la manière de voir et de juger les choses. En français, le mot esprit a cette signification, comme par exemple,
dans ce titre d'ouvrage : « L'esprit de saint François de Sales ». Mais, de peur d'amphibologie, je traduirai le mot - nous - par
le mot pensée qu'on prend aussi dans le même sens.
Écoutons maintenant saint Cyrille.
L'Esprit - dit-il - est appelé pensée du Christ - nous Christou -. Comment serait-il une créature, vu
l'impossibilité pour la Nature divine et incorruptible de contenir substantiellement en soi quelque chose d'étranger ?
Idem. Thesaurus, assert. 34. — M. LXXV, col. 576.
Et plus loin :
Il existe en tant que pensée du Christ - nous huparchôn Christou. Il enseigne donc aux disciples tout ce
qui est en lui, non par une sorte de volonté propre ni par un dessein étranger à celui en qui il est et de qui il est et
qu'il accompagne, mais comme procédant physiquement de sa substance, et possédant toute sa volonté comme toute son opération.
Ibid., col. 584.
Donnons encore un développement tiré des éloquentes homélies sur saint Jean ; nous y trouverons toute la doctrine de saint Cyrille.
Comme le Christ, son Esprit est en nous. Voilà pourquoi le Christ dit : Lui-même vous enseignera tout ce que
Je vous ai dit. Car puisqu'il est l'Esprit du Christ et sa pensée, comme il est écrit, il n'est pas autre chose que lui, au point
de vue de l'identité de Nature, bien qu'au point de vue personnel il existe en lui-même, et par conséquent il connaît
tout ce qui est en lui. Saint Paul l'atteste : Qui donc chez les hommes connaît les secrets de l'homme, sinon l'esprit
de l'homme qui est en lui ? De même, nul ne connaît les secrets de Dieu, sinon l'Esprit de Dieu (I Co. 2 ; 11).
Donc,
il nous annonce toutes choses parce qu'il connaît tout ce qui est dans la volonté du Fils unique, non pas qu'il ait
besoin d'apprendre pour connaître, comme un serviteur qui porte les ordres d'un autre, mais comme l'esprit de l'homme,
ainsi que je viens de le dire, c'est-à-dire, connaissant sans maître tout ce qui est dans celui de qui et en qui il est.
Il découvre donc aux saints les mystères divins.
Ainsi, la pensée humaine, connaissant tout ce qui est en elle, manifeste
au dehors par une parole extérieure les volontés de l'âme dont elle est la pensée. Au fond, l'âme et sa pensée ne sont
point deux réalités différentes, mais on les distingue et par le nom et par le concept, car on conçoit la pensée
comme une sorte de partie existant dans l'âme, la complétant et en procédant.
S. Cyrille, In Joann., lib. X. — M. LXXIV, col. 301.
Peut-on affirmer une union plus intime ?
§ 7. — Exposition de la Trinité par saint Grégoire de Nysse.
De temps en temps, j'interpose dans ces Études quelque long développement d'un Père sur le dogme de la Trinité. Mon but est de résumer par voie d'autorité les discussions auxquelles je me suis appliqué, mais, en même temps, de faire sentir au lecteur combien le langage des Pères apparaît clair, précis, profond, nourri, lorsqu'on s'est donné la peine d'étudier la pensée grecque. Il en sera ainsi, j'espère, pour ce bel exposé du docteur de Nysse.
Il reste donc démontré - dit-il - que de toute éternité, le Fils est compris dans le Père en qui il est ; car il
est la vie, la lumière, la vérité, et tout ce qu'on peut dire et penser de bien ; et que supposer le Père privé de ces
choses est de la dernière impiété et absurdité.
Car si le Fils, comme l'enseigne l'Écriture, est la puissance de Dieu, la sagesse, la vérité, la lumière, la sainteté, la paix,
la vie et autres perfections semblables, les hérétiques doivent avouer qu'avant que le Fils n'existât, ces choses n'existaient
absolument pas, et ces choses n'étant pas, ils doivent concevoir le sein paternel comme vide de ces biens.
Donc, pour que le Père ne soit pas privé de ses propres perfections, et pour que la doctrine n'aboutisse pas à une telle absurdité,
il faut, suivant la parole du Maître, que la foi au Fils soit comprise dans la foi à l'éternité du Père. Voilà pourquoi,
laissant tous les noms qui pourraient montrer la suréminente Nature, il emploie le mot Père, comme plus significatif de la vérité,
conformément à la foi qui nous fait concevoir en même temps le Fils et le Père par une même relation.
Or le Fils qui est dans le Père, est toujours tout ce qu'il est, comme il a été dit plus haut, car ce qui est divin par Nature
ne s'accroît pas de bien en mieux, et ne voit hors de soi-même aucun bien dont la participation le perfectionne ; mais il
est toujours le même, ne perdant point ce qu'il a, n'acquérant point ce qu'il n'a pas ; puisqu'il n'a rien qui soit à rejeter,
et que tout ce qu'on dit de lui comme bonheur, incorruptibilité, vérité et bonté, est absolument en lui.
Il faut donc de toute nécessité conclure que ce n'est point par acquisition que lui advient l'Esprit bon et saint, Esprit
droit et directeur, vivificateur, dominateur et sanctificateur de toute la création, Esprit qui opère tout en tous comme
il lui plaît.
Ainsi il ne faut concevoir aucun intervalle entre le Christ et le Chrême, ni entre le Roi et la Royauté, ni entre la Sagesse
et l'Esprit de Sagesse, ni entre la Vérité et l'Esprit de Vérité, ni entre la Puissance et l'Esprit de Puissance.
Donc, il faut concevoir que de toute éternité dans le Père est le Fils qui est la sagesse, la vérité, la force, la doctrine
et la science.
Il faut concevoir que de toute éternité est avec le Fils l'Esprit-Saint, qui est l'Esprit de sagesse, de vérité, de conseil et
de science, et toutes les autres choses dont le Fils porte à bon droit le nom.
S. Grég. de Nysse, Contra Eunomium, lib. II. — M. XLV, col. 469.
- CHAPITRE V -
LE SOUFFLE DE DIEU
§ 1. — Observations préliminaires.
On ne peut rappeler trop souvent cette observation, que les Pères grecs du quatrième siècle n'eurent
guère le loisir de se livrer à des méditations spéculatives, et qu'ils furent occupés tout entiers à protéger la foi des simples
fidèles contre les subtils artifices des hérétiques. Or cette situation les mettait dans la nécessité de parler le langage
du peuple, et de prendre tous les mots dans le sens habituellement reçu. Pour le commun des hommes, logos signifiait parole
et pneuma signifiait souffle. Les catéchistes et les prédicateurs acceptaient ce sens compris par leurs auditeurs,
et tout leur effort consistait à leur faire entendre ces mots appliqués à Dieu dans un sens digne de Dieu.
J'ai fait encore observer que les Pères, pour enseigner le dogme, s'appuyaient sur les textes scripturaux beaucoup plus que
sur des raisons de convenance. Cependant, ils ne négligeaient pas complètement cette méthode auxiliaire, souvent fort utile
contre les assauts d'une raison révoltée. Plus que tout autre, saint Grégoire de Nysse était porté par sa nature
philosophique vers des considérations d'ordre rationnel, et dans son discours catéchétique écrit dans le style le plus simple,
il s'emploie à fournir aux fidèles des armes pour défendre leur foi. C'est comme le premier essai d'une théorie
rationnelle de la Trinité.
Prenant donc les mots logos et pneuma dans leurs sens de parole et de souffle, il défendit le dogme
de la Trinité par les raisons suivantes : Dieu a une parole ; car il n'est pas muet. — Cette Parole a un souffle ; car elle
n'est pas plus indigente que la parole humaine.
Cet argument vous semble peut-être bien faible et bien grossier. Mais retenez bien que saint Grégoire ne le donne que pour
une simple comparaison.
De même - dit-il - que nous avons reconnu le logos, en transportant par analogie jusque dans la
nature suréminente certaines choses qui sont en nous ; de même, nous parviendrons à concevoir le pneuma, en cherchant
encore dans notre nature quelques ombres et imitations de l'ineffable puissance.
S. Grég. de Nysse, Discours catéchétique, ch. II — M. XLV, col. 17.
Saint Augustin, lui aussi, ne donnait que pour une comparaison sa belle théorie de la Trinité dans l'âme. Il l'a répété souvent ; on l'oublie quelquefois. L'image tirée des facultés spirituelles est, sans doute, plus belle en elle-même, qu'une similitude tirée des choses sensibles. Mais, après tout, lorsqu'il s'agit de simples comparaisons, la meilleure est celle qui est la mieux comprise par ceux auxquels elle s'adresse. Et d'ailleurs, la comparaison de saint Grégoire a, sur toute autre, cet avantage considérable qu'elle s'appuie sur le sens immédiat de deux mots révélés. Oublions donc absolument la théorie augustinienne du concept et de l'amour, et livrons-nous à l'enseignement oriental, sans y rien ajouter ou retrancher.
§ 2. — Exposition de saint Damascène.
Saint Damascène a reproduit presque mot pour mot l'exposition de saint Grégoire, en y ajoutant quelques
explications. Je présente donc au lecteur cette dernière rédaction plus parfaite que la première. Déjà saint Damascène avait
démontré l'existence du Verbe, par cette courte phrase : « Dieu a une parole ; car il n'est pas muet, ouk alogos estin ».
S'appuyant sur l'existence de cette parole, il conclut à l'existence du souffle qui l'accompagne.
Voici comment il développe cette conséquence.
Il faut aussi que la parole ait un souffle. Car notre parole n'est pas destituée de souffle. Chez nous
le souffle est étranger à notre substance, car c'est une entrée et une sortie de l'air successivement aspiré et respiré
pour le soutien du corps. Dans le moment où l'on parle, ce souffle devient la voix de la parole, manifestant en elle-même
toute la vertu de la parole.
Quant à la Nature divine qui est simple et sans composition, il faut bien confesser religieusement que le souffle de Dieu existe,
afin que sa parole ne soit pas plus pauvre que notre parole. Mais, de même, que par ce mot « La parole de Dieu », nous n'entendons
pas une parole par accident, provenant d'une étude antérieure, proférée par la voix, se répandant dans l'air et s'y dissolvant,
mais une parole substantielle, subsistante, libre, active, toute-puissante ; ainsi, en apprenant que Dieu a un souffle,
nous le concevons comme le compagnon de la parole, to sumparamartoun tô Logô, manifestant son activité, et non comme
un souffle sans subsistence.
Ainsi nous ne rabaissons pas la majesté de la nature divine à notre humble niveau, en concevant son souffle à la ressemblance
de notre souffle ; mais nous croyons qu'il est une puissance substantielle, subsistant dans sa propre personne, sortant du Père,
se reposant dans la parole elle manifestant, incapable d'être séparé de Dieu en qui il est et de la Parole dont il est le compagnon,
ne s'écoulant pas pour s'évanouir, mais subsistant personnellement à la ressemblance de la Parole, vivant, libre, spontané,
actif, partout voulant le bien, et dans tout projet ayant la force concourante à la volonté, n'ayant ni commencement ni fin.
Car jamais au Père n'a manqué la parole, ni à la parole le souffle.
S. Damascène, Foi orthod., liv. I, ch. VII. S.C. 535. p. 157-159.
Dans cette dernière phrase, on a reconnu la fameuse sentence du Thaumaturge, dont le passage précédent
ne semble être que la paraphrase.
On le voit, le Saint-Esprit est assimilé au souffle qui accompagne la parole, ou la pensée exprimée, car c'est ici le sens
du mot logos.
§ 3. — Examen de ce raisonnement.
Petau, préoccupé par ses idées latines, ne peut s'empêcher de trouver cette assimilation assez
grossière, parce que, dit-il, le souffle précédant la parole, les simples pourraient croire que le Saint-Esprit est antérieur
au Fils, et parce que le souffle, loin de provenir de la parole, la constitue comme cause efficiente
(Petau, lib. VII, c. X, § 3.).
Mais il me semble que saint Damascène a prévenu ces difficultés, et y répond d'avance.
Si notre souffle précède notre parole, c'est que son but principal est le soutien du corps par la respiration. Otez ce besoin,
le souffle ne sort qu'au moment où l'on parle, il ne sort que pour devenir voix, et pour manifester la pensée. Donc l'émission
du souffle suit logiquement l'expression de la pensée, mais elle l'accompagne et la manifeste.
Bien plus, le souffle ne sort qu'à l'état de voix, et la voix dépend de la pensée exprimée ; car elle est constituée par un
souffle sortant, comme et autant qu'il faut, pour manifester le verbe intérieur. Il peut y avoir haleine, son, vibration de
l'air, respiration ; il n'y a pas de voix sans parole ; toute voix est la voix d'un verbe, phônè logou ginetai, toute
voix est moulée sur la pensée.
Nous trouvons donc bien une dépendance du Saint-Esprit par rapport au Fils, dépendance intrinsèque, constitutive,
c'est-à-dire, procession.
Et maintenant, remarquez comme dans la parole, le souffle devenu voix est inséparable de la pensée exprimée, c'est-à-dire du
Verbe. Certes, le souffle qui sort de Dieu reste en Dieu en qui il est, mais il est formellement l'inséparable compagnon
du verbe. Partout où est le Verbe exprimé, est aussi la voix, c'est-à-dire le souffle.
Remarquez, en outre, que si le souffle sort de la poitrine du parleur, il n'en sort que dans la parole ; il ne traverse pas la
parole pour aller plus loin, il s'y repose à l'état de voix. Donc si le Saint-Esprit est inséparable du Père et du Fils, « parce que
Dieu est une Nature simple et sans composition », il a en outre une inséparabilité pour ainsi dire personnelle avec le Fils,
comme le souffle du parleur est inséparable de sa parole.
Enfin, pour ne rien négliger du passage que nous expliquons, cette notion de « souffle-voix » fait comprendre le caractère
manifestateur du Saint-Esprit. Car la pensée de celui qui parle a besoin d'être accompagnée du souffle pour devenir parole
entendue à l'extérieur. C'est dans le souffle et par le souffle qu'elle est parole manifeste ; aussi le souffle « qui sort du Père,
et qui demeure dans le Verbe, le manifeste ».
§ 4. — Distinction entre la parole et le mot.
Lorsque l'on compare les textes grec et latin des divines Écritures , on constate que la Vulgate a employé
le même mot latin verbum, pour rendre deux mots grecs différents : logos et rhèma. On comprend déjà que
les Grecs aient cherché dans l'emploi scriptural de ces deux mots des enseignements qui échappaient aux Latins.
Ces deux mots ont une signification commune, qui répond au mot français parole ; mais ils se distinguent l'un de l'autre
par une nuance qu'il faut expliquer.
La signification exacte du mot logos nous est fournie par ses sens dérivés : raison, raisonnement, cause et motif. Logos
signifie donc la parole, en tant qu'elle exprime une pensée, un concept. C'est le concept exprimé au dehors. Je trouve cette
signification très heureusement rendue dans un dictionnaire qui donne pour premier sens au mot logos : « parole, langage,
ce que l'on dit ». Le logos est donc la PAROLE proférée, mais considérée au point de vue de la pensée qu'elle exprime.
Quant au mot rhèma, par son origine ou son voisinage du mot rheô - couler, il répond à la parole, en tant
qu'elle est un souffle qui s'écoule. C'est le souffle moulé, pour ainsi dire, sur la pensée, pour la contenir et la porter
au dehors. Son sens exact est donc MOT, suivant la définition de l'Académie : « une ou plusieurs syllabes réunies qui
expriment une idée ».
Un exemple fera comprendre ces nuances.
Lorsque je prononce les sons articulés : ouranos, cœlum, ciel, je dis la même chose, je profère la même parole en tant
qu'expression d'idée, je prononce le même logos. Mais l'air vibre de trois manières différentes, le souffle est
modifié diversement : ce sont trois mots différents et non le même rhèma.
§ 5. — Le Saint-Esprit est le Mot de Dieu.
La distinction précédente a suggéré au savant Didyme une considération digne d'être conservée.
Cet illustre « voyant », pour parler comme saint Jérôme, scrutant les Écritures, découvre que l'expression de la pensée divine
est rendue tantôt par logos, tantôt par rhèma. Il distingue ces deux enseignements : logos, c'est le Fils ;
rhèma, c'est le Saint-Esprit. Saint Pierre a dit : La parole de Dieu, rhèma tou Theou, demeure
éternellement (I Pierre 1 ; 25).
Ici - reprend Didyme - l'apôtre appelle mot de Dieu le Saint-Esprit.
Didyme, De Trinitate, lib. II, c. VI. — M. XXXIX, col. 516.
Saint Paul a dit : ceux qui ont goûté la parole de Dieu - Theou rhèma (Hb. 6 ; 5). Le Saint-Esprit - remarque Didyme - est
proclamé mot de Dieu le Père, rhèma tou Theou Patros.
Didyme, De Trinitate, lib. II, c. XIII. — M. XXXIX, col. 689.
Notre docteur ne se contente pas de ces affirmations en passant. Il avait eu soin de les légitimer
dans un développement que je dois reproduire.
Dans un long chapitre (Didyme, De Trinitate, lib. II, c. V.), Didyme s'occupe à prouver la divinité du Saint-Esprit,
en accumulant les témoignages scripturaux qui parlent de chacune des Personnes divines dans des termes identiques ou connexes.
Or, dans cette énumération, il dit :
De la même manière que le Fils est appelé logos à cause de sa coexistence au Père, de même le
Saint-Esprit est appelé rhèma tou Theou, souffle de sa bouche, haleine toute-puissante, parce qu'il procède consubstantiellement
de Dieu. De cette sorte, nul ne peut supposer qu'il soit hors de la divinité du Père et du Logos. Car le Mot est le propre de la
Parole, et la Parole est le propre de l'Intelligence. Ainsi est accompli l'oracle : Un seul Dieu et Père de tous, qui est
au-dessus de tous, par tous et en tous (Ephésiens 4 ; 6).
Didyme, De Trinitate, lib. II, c. V. col. 496.
Après avoir complété ce rassemblement de textes écrasants pour l'hérésie, Didyme revient encore sur le rhèma :
Que le Saint-Esprit - dit-il - soit nommé rhèma, on le prouve par les témoignages suivants :
Paul écrit aux Éphésiens : Recevez l'armure de Dieu, la cuirasse de la justice , le bouclier de la foi, le casque du salut
et le glaive de l'Esprit qui est le mot de Dieu - ho esti hrèma Theou (Ephésiens 6 ; 17).
C'est de ce glaive que fait mention saint Mathieu,
rappelant cette parole du Christ : je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive.
Il ne s'agit pas d'une épée,
mais de l'ineffable sagesse du Saint-Esprit qui est au-dessus de la paix et qui coupe les cœurs pétrifiés.
Saint Paul dit aussi aux Hébreux : Portant toutes choses par le Mot de sa puissance (Hb. 1 ; 13).
Par quel mot ? David l'a prophétisé en
disant : Par le Verbe du Seigneur, les cieux sont affermis, et par le souffle de sa bouche, toute leurs puissances.
À son tour,
Saint Paul : Il est impossible que ceux qui une fois ont été illuminés, qui ont goûté au don céleste, qui ont été faits
participants du Saint-Esprit, qui ont goûté le Mot excellent de Dieu... (Hb. 6 ; 5).
Et saint Pierre: Le mot de Dieu
demeure éternellement (I Pierre 1 ; 25) de la même manière que le psaume 128, dit du Fils : Éternellement, Seigneur, ta Parole
demeure dans le ciel.
Ibid. — Col. 505.
Didyme ajoute : « L'Écriture parle souvent d'une manière très mystique des suprêmes et divines
hypostases ».
— Leçon à méditer. Nous ignorons trop cette saveur des saintes Écritures !
Tout ce développement de Didyme se trouve résumé en quelques lignes dans le cinquième Livre contre Eunomius attribué longtemps à saint Basile.
Le Père ne fait rien sans le Fils, ni le Fils sans l'Esprit. Aussi la parole du Père est le Fils, et
le Mot du Fils est l'Esprit. Car il est écrit : « Il porte toutes choses dans le mot de sa puissance ». Et puisque
l'Esprit est le mot du Fils, par là même il est le mot de Dieu, comme il est écrit : « le glaive de l'Esprit qui est le mot
de Dieu ».
S. Basile, Contra Eunomium, lib. V. — M. XXIX, col. 732.
S. Thomas s'objecte cette phrase, et il répond : « Quand on dit
du Fils qu’« il porte toutes choses par le verbe de sa puissance », on prend verbe en un sens figuré qui évoque l’efficacité
créatrice du Verbe. Par exemple, la Glose affirme qu’ici « verbe » est pris au sens de commandement. On veut dire que les
choses sont conservées dans l’être par l’effet de la puissance du Verbe, de même qu’elles ont été produites par lui.
L’interprétation de S. Basile, que « verbe » désignerait ici le Saint-Esprit, est pareillement impropre et figurée. En ce sens,
on appelle « verbe » de quelqu’un tout ce qui le manifeste ; et le Saint-Esprit est appelé « verbe du Fils », parce qu’il le
manifeste » (I, q. 34, a. 2, ad 5um).
[en prenant le « mot » ou «verbe » dans "le sens figuré", l'Aquinate "neutralise" le terme
cité, et en fait une simple allégorie]
§ 6. — Examen de cette expression.
Lorsque les hommes pensent à Dieu, leur intelligence défaillante ne peut atteindre la nature même de Dieu,
et cette incapacité se trahit par la multitude de leurs concepts et de leurs formules : Dieu, l'Éternel, l'Infini, le Tout-Puissant,
le Créateur.
— En outre, à chacun de ces concepts humains de la divinité répondent des mots différents suivant la diversité des langues humaines. Theos,
Deus, Dieu, Dios, God, répondent au même concept, et cependant ce sont des mots différents. Car lorsqu'on les prononce, le souffle
qui les porte et les contient est diversement modifié et informé.
Mais quand le Père éternel parle lui-même de soi-même, l'expression substantielle et subsistante de ce concept adéquat est une
seule formule, une seule raison, une seule parole, un seul Logos. Et dans la langue divine que Dieu parle, ce concept,
cette formule, cette parole, ce Logos est prononcé dans un seul mot (rhèma), Mot subsistant et substantiel,
et ce Mot est le Saint-Esprit.
Un seul Dieu, une seule Parole, un seul Mot :
— c'est le Mot du Père, car c'est le souffle qui procède du Père dans sa Parole ;
— c'est le Mot du Fils, car c'est le souffle déterminé par la Parole et dans la Parole ;
— c'est le Mot du Père et du Fils, car tout ce qu'il est, il le tient du Père et de la Parole.
- CHAPITRE VI -
DE LA SUBSISTENCE DU SAINT-ESPRIT
§ 1. — Texte de saint Hippolyte.
Parmi les témoignages les plus anciens de la foi en la Trinité, nous trouvons un texte, bien formel au point de vue de l'orthodoxie, mais bien étrange comme langage.
Si le Verbe est en Dieu - écrit saint Hippolyte - s'il est Dieu, conclura-t-on qu'on dise deux dieux ? Je ne dis pas
deux dieux, mais un seul, deux personnages et une troisième fonction, la grâce du Saint-Esprit. Un seul Père, deux personnages,
puisqu'il y a le Fils, et une troisième chose, le Saint-Esprit.
Le Père donne commission, le Verbe accomplit ; le Fils se montre,
et par lui on croit au Père ; la fonction d'harmonie (oikonomia sumphônias) ramène à un seul Dieu.
Car le Père est - qui commande, le Fils - qui obéit,
le Saint-Esprit - qui enseigne : Le Père étant epi pantôn - au-dessus de toutes choses, le Fils dia pantôn - par toutes
choses, le Saint-Esprit en pasin - en toutes choses.
Saint Hippolyte, Contra Noetium. § 14. — M. X, col. 821.
Dans ce passage le lecteur aura reconnu des formules que nous avons trouvées dans les Pères postnicéens,
soit pour distinguer les rôles, différents des hypostases divines par rapport au monde, soit pour appliquer à cette distinction
le texte de saint Paul.
Mais le lecteur a dû s'étonner de quelques expressions : duo prosopa - que j'ai rendu par « deux personnages », — to triton
- que j'ai rendu par « une troisième chose », — oikonomia, appliqué spécialement au Saint-Esprit et que j'ai rendu par
« fonction ».
Ces expressions grecques et leurs traductions ont besoin d'être expliquées.
§ 2. — Explication de ce texte.
Pour comprendre ce texte, il faut se reporter à l'époque de saint Hippolyte. Sans doute, bien des
hérésies avaient déjà surgi, et le passage cité est tiré d'un ouvrage où notre docteur combat Noetius, précurseur et maître
de Sabellius.
Mais l'hérésie ne s'était pas encore affublée du manteau du dialecticien pour épiloguer sur les mots. Il n'avait pas encore
fallu que les conciles, se transformant en écoles de grammaire - comme dit saint Grégoire - fixassent le sens théologique de
chaque mot à l'exclusion des autres sens. Le même saint Grégoire nous a raconté par quel labeur on avait enfin déterminé le
sens canonique des mots hupostasis et prosopon. Nous oublions trop souvent que notre langage actuel dans les
choses de la foi est le résultat d'une longue éducation de notre race sur les genoux de l'Église.
Mais du temps de saint Hippolyte, le mot persona ne signifiait qu'un personnage de théâtre, ou tout au plus qu'une
personne humaine, « Simon ou Chrêmes » comme dit Boèce. Or si l'on se reporte à la formule du baptême qui était pour les premiers
chrétiens la formule consacrée du dogme de la Trinité, on trouve le Père, le Fils, l'Esprit, - ho Patèr, ho Huios, to Pneuma.
Père et fils sont des appellations qui conviennent parmi les créatures à des hommes, et uniquement à des hommes.
Ces deux mots masculins font donc penser à des personnes ou personnages différents. Quant au mot to Pneuma, sa forme neutre
indique une chose plutôt qu'un individu humain, et son sens vulgaire de souffle fait concevoir une chose assez indéterminée
comme substance et subsistence. Le Pneuma apparaît donc moins comme un individu que comme une chose agissante, d'où
l'expression de fonction, oikonomia.
C'est dans cette manière de concevoir qu'il faut se placer pour comprendre cette phrase de saint Hippolyte : deux personnages,
une troisième chose - duo prosopa, to de triton. C'est comme s'il avait dit dans notre langage actuel : des trois Personnes
divines, deux nous sont représentées par la révélation comme des personnages humains, et la troisième comme une chose.
§ 3. — Analyse de ce langage.
Le catéchisme nous apprend le dogme dans cette phrase courte et précise : « En un seul Dieu trois
Personnes égales en toutes choses ». Cette formule a l'incomparable avantage d'affirmer la consubstantialité du Père, du Fils
et du Saint-Esprit, leur unique divinité et leurs subsistences parfaitement distinctes. Elle repousse donc à la fois
toutes les hérésies, et nous devons y tenir du plus profond de nos cœurs comme à la formule canonique.
Mais je me demande si, en précisant nos concepts, elle satisfait à toutes les nuances de cette connaissance délicate qui
va plus loin que les remparts dressés contre les hérétiques. J'ai fait remarquer plusieurs fois que toujours dans l'Église
s'est perpétué le sentiment du premier âge chrétien ; de même que l'homme fait conserve toujours les appréciations
si vives de son enfance.
D'où vient que dans la peinture sacrée, on ne fait aucune difficulté de représenter les esprits célestes sous une forme humaine
et que jamais on ne représentera le Saint-Esprit comme un ange ? D'où vient que dans un tableau exprimant la sainte Trinité,
on ne rencontre que rarement trois figures humaines, et qu'une telle image déplaît au sens des fidèles. Le symbole admis
en peinture pour le plus adorable de nos Mystères n'est-il pas formé par deux hommes et une colombe, c'est-à-dire, par
deux personnages et une chose ?
La réponse à toutes ces questions me semble contenue dans les leçons que le Saint-Esprit nous a données sur lui-même. Jamais
il n'a apparu sous une forme humaine. La figure la plus subsistante sous laquelle il a signifié sa présence est la figure
d'une colombe. Mais sa principale manifestation s'est produite par un vent violent et des langues de feu. Il se compare
lui-même à des torrents d'eau vive, et le nom qu'il a choisi comme nom personnel est le souffle.
Dans tous ces symboles et ces noms qui ont rapport à des choses plutôt qu'à des individus, il règne donc un caractère commun
qui donne à concevoir quelque chose de vague, d'indéterminé, de flottant, et qui contraste avec le caractère net et
déterminé d'une individualité subsistante ; mais aussi, comme nouveau contraste avec l'individu circonscrit et renfermé en
soi-même, ces symboles et ces noms réveillent l'idée d'épanouissement, et d'activité expansive, suivant la définition que
le Saint-Esprit a donnée de lui-même : Esprit intelligent, saint, unique, multiple, subtil, agile, pénétrant, sans souillure
(Sagesse 7 ; 22).
§ 4. — Application à l'étude des Pères grecs.
Ces considérations étaient nécessaires pour nous aider à mieux comprendre les Pères grecs.
Elles expliquent trois choses. D'abord l'insistance toute spéciale avec laquelle ces Docteurs inculquent la subsistence réelle
et substantielle du « saint Souffle ». Pour cela, ils accumulent les propriétés qui démontrent cette subsistence : le Saint-Esprit
est substantiel, subsistant, vivant, puissant, actif, libre ; il est Créateur ; il se décide comme il juge bon ; il a en lui-même
la puissance d'accomplir ses desseins.
À toutes ces énumérations qui reviennent sans cesse sous la plume ou dans la bouche des Pères grecs, on reconnaît une préoccupation
particulière de réagir contre des conceptions indignes d'une personnalité divine.
En second lieu, nous comprenons mieux pourquoi les Pères grecs semblent se refuser plus spécialement à toute explication au
sujet de la procession du Saint-Esprit (S. Cyrille de Jérusalem, Catéchèse XVII, § 17.). Non seulement, cette procession est
inénarrable comme celle du Verbe, mais le mode d'existence du Saint-Esprit - huparxeôs tropos - est particulièrement
mystérieux et inconnu.
Lorsque j'entends sa voix - dit saint Cyrille de Jérusalem, faisant allusion à une parole de Notre-Seigneur - je
ne sais d'où il vient. Comment donc pourrais-je expliquer ce qu'est son hypostase ?
Athanase, 1° epist. ad Serap., § 17.
De même, saint Basile, dans le Livre sur le Saint-Esprit :
Il procède de Dieu, non par génération comme le Fils, mais comme l'Esprit de sa bouche. Certes, cette
bouche n'est pas de chair, ni cet esprit n'est pas un souffle qui se dissout. C'est une bouche digne de Dieu ; et l'Esprit est une
substance vivante, principe propre de la sanctification. Et ainsi est démontrée la communauté de substance, mais le mode
d'existence demeure caché.
Saint Basile, Lib. de spirit. Sanct., cap XXIII, § 46.
Et dans son discours contre les Sabelliens :
Si tu ignores tant de choses, s'il y a mille fois plus de choses inconnues que de choses connues, n'est-ce
pas avant tout au sujet du mode d'existence - tou tropou tès huparxeôs - du Saint-Esprit, que tu peux sans rougir avouer
ton ignorance... Le Fils procède du Père par génération, mais l'Esprit procède de Dieu d'une façon ineffable - arrètôs.
Idem. orat. contra Sabell., §§ 6 et 7. — M. XXXI, col. 613.
§ 5. — Du même sujet.
Mais la troisième remarque est la plus importante. Une fois que l'attention est éveillée à cet égard,
on saisit dans les Pères grecs certaines nuances auxquelles d'ordinaire on ne fait point attention. Ils représentent le Père
et le Fils en traits nets et vigoureux, et le Saint-Esprit sous une forme, pour ainsi dire, estompée.
Aux deux premières Personnes, les anciens docteurs appliquent le mot Dieu - Theos ; à la troisième, ils semblent
préférer le mot Divin - Theion. Chose curieuse, et qui prouve une fois de plus, combien dans l'Église catholique
comme dans un homme quelconque, les impressions d'enfance sont vivaces ! Nous aussi disons : Dieu le Père, Dieu le Fils,
le divin Esprit.
Mais voici une autre nuance plus intéressante. J'ai dit plus haut que les Grecs, réservant le verbe ekporeuesthai à signifier
ce que saint Augustin appelle procedere principaliter, employaient d'autres mots pour exprimer la procession par le Fils.
Or, si nous en exceptons le mot proïenai, les autres verbes choisis rappellent tous l'idée d'une émanation fluante,
soit d'une eau qui se répand : procheisthai, s'épancher, — anabluzein, sourdre, — pègazein, jaillir ; soit
d'une lumière qui rayonne : eklampein, briller, — ekphainein, apparaître avec éclat. Les photiens ont abusé de
ces expressions, pour réduire à une simple mission extérieure la procession par le Fils. La vérité est que les docteurs grecs
réunissaient et cette mission et la procession qui en est la cause, sous un terme qui répondait à leur concept rationnel
du Saint-Esprit. Et nos Latins n'ont-ils pas affecté le spirare à exprimer l'acte notionnel dont le
terme est Spiritus ?
Une fois l'éveil donné, le lecteur trouve un grand charme à reconnaître dans les docteurs des délicatesses qu'il n'apercevait
pas à première lecture. Voici un exemple entre plusieurs.
Saint Grégoire de Nysse, après avoir comparé le Père à une lumière - phôs, et le Fils à une autre lumière - phôs, émanant
de la première et unie à elle comme le rayon au soleil, abandonne cette comparaison dont on pourrait abuser, et il compare
le Père à un soleil, le Fils à un autre soleil en tout semblable au premier, puis le Saint-Esprit à une lumière
identique - heteron toiouton phôs. Or, je me demande pourquoi, puisqu'il préfère le soleil à la lumière, quand
il s'agit du Père et du Fils, s'en tient-il à la lumière quand il s'agit du Saint-Esprit ? (S. Grégoire de Nysse,
Contre Eunomius, liv. I. — M. XLV, col. 416) Ne serait-ce pas parce que le mot Soleil - ho hèlios - est un nom masculin
qui répond à un Père et un Fils, et que le mot lumière - to phôs, nom neutre doit mieux convenir à celui qui est l'Esprit
- to Pneuma ?
Les remarques précédentes peuvent donc se résumer dans la proposition suivante. Autant les docteurs grecs prennent soin
de sauvegarder la substance et la subsistence de la troisième Personne ; autant ils acceptent pour symboles de ce divin
Esprit les images les plus flottantes, et lui attribuent les dénominations les moins substantielles, comme si la fluidité
répondait mieux au caractère personnel du Souffle de Dieu.
§ 6. — De la dévotion au Saint-Esprit.
En terminant cette Étude sur la manière dont les docteurs grecs concevaient le Saint-Esprit, je voudrais indiquer brièvement quel parti la piété peut tirer des considérations précédentes.
Selon les habitudes de l'époque, les gens s'adressaient volontiers au « Sacré-Coeur », mais ne pensaient pas à adresser leur prière à l'Esprit-Saint...
De nos jours, la belle dévotion au Sacré-Cœur, qui semble être la caractéristique de notre époque,
dirige la piété vers la personne adorable du Verbe incarné. Tous les hommages s'adressent au Cœur divin, qui a été percé pour nous,
toutes les louanges à Jésus, notre Dieu, notre Sauveur, notre ami, notre Consolateur. C'est justice ; eussions-nous mille cœurs
et mille langues, nous ne saurions lui rendre le dévouement et l'adoration qu'il mérite. Mais un scrupule s'éveille quelquefois
dans les âmes pieuses. N'y a-t-il donc pas un autre Consolateur, un autre Paraclet, qui intervient activement dans notre salut et
notre sanctification ; et qui mérite notre adoration et notre reconnaissance à égal titre que Jésus ? Et cependant n'oublions-nous
pas un peu le Saint-Esprit dans nos méditations, dans nos prières, dans nos invocations, dans nos pratiques ? Et, dès lors, notre
piété, quelque bonne et ardente qu'elle soit, n'est-elle pas incomplète, étroite, entachée même d'une sorte d'ingratitude ?
Ce scrupule se trahit par un besoin de s'occuper plus spécialement du Saint-Esprit. Parlez-nous du Saint-Esprit, demandent les âmes
pieuses aux prédicateurs ; nous ne le connaissons pas assez, et nous ne savons pas le prier. — Écrivez des livres sur le Saint-Esprit,
demande-t-on aux théologiens. Il en existe déjà plusieurs ; mais aucun ne nous a éclairés suffisamment, nous ne connaissons
bien ni les caractères intimes du divin Esprit, ni ce qu'il est par rapport à nous.
À en juger par cette pieuse curiosité, on en serait à se demander, si l'Église elle-même, dont l'enseignement est si
large et si complet au sujet du Fils, n'a pas négligé notre éducation au sujet du Saint-Esprit. Et, de fait, tandis
qu'elle nous instruit sur Jésus-Christ par toutes les fêtes de sa liturgie, elle ne consacre que la solennité de la
Pentecôte à honorer le Saint-Esprit, et encore, dans cette fête, s'agit-il surtout de sa descente pour féconder
l'Épouse de Jésus-Christ.
L'auteur fait bien sûr allusion à la liturgie catholique-romaine, telle qu'elle était célébrée au XIXe siècle.
Mais cette attitude de l'Église est précisément ce qui doit tranquilliser ces pieuses anxiétés.
L'Église ne peut-elle nous dire comme saint Paul : « Nous avons l'Esprit du Christ » (I Co. 2 ; 16). De plus, la doctrine
que nous venons d'étudier est faite pour dissiper ces vains scrupules. Pourquoi désirer rendre au Saint-Esprit et au Fils
des honneurs séparés, puisqu'ils sont inséparables ? Faut-il quêter de côté et d'autre pour trouver le Saint-Esprit,
puisqu'il repose dans le Fils, comme dans son lieu naturel ? Pour sentir un parfum, on s'approche du corps odorant ; pour
voir
Rassurez-vous donc, âmes si dévotes à Jésus, et ne vous croyez pas obligées à partager vos adorations ; car louer Jésus,
c'est louer sa perfection, et la perfection de Jésus, c'est le Saint-Esprit. Persévérez donc à fixer Jésus, rien que Jésus ; plongez
le plus avant possible dans l'intérieur de Jésus. C'est là que vous atteindrez, que vous connaîtrez, que vous adorerez l'Esprit
qui procède du Père et qui est l'Esprit du Fils, comme parle saint Damascène ; l'Esprit qui procède du Fils et qui y demeure,
comme parle saint Cyrille.
Et voilà ce qui nous montre que la sainte liturgie est la leçon théologique la plus profonde, la plus sublime, la plus instructive
des mystères divins. Dans la préface de la Nativité, l'Église chante : « Nous connaissons visiblement Dieu, afin que par lui,
nous soyons emportés à l'amour des invisibles ». Ces Invisibles, c'est le Père, le Fils, le Saint-Esprit. Par l'Incarnation,
le Fils seul s'est fait visible, mais par lui nous connaissons maintenant le Père et le Saint-Esprit : — Le Père ; car nous
le voyons visiblement dans son portrait, suivant la parole du Sauveur : «Philippe, celui qui me voit, voit mon Père» ; — Le
Saint-Esprit ; car il est du Fils et dans le Fils, il procède du Fils, comme son image et comme sa qualité.
Aussi l'Église s'applique-t-elle, pour ainsi dire, uniquement à concentrer notre contemplation sur le Dieu visible qui
manifeste les Trois Invisibles, et elle se contente de nous rappeler souvent dans sa doxologie que notre adoration s'adresse
également au Père, au Fils et au Saint-Esprit.
Cependant, si votre dévotion vous pousse à vous joindre plus spécialement au divin Esprit, et un tel attrait est une grâce
de choix ; eh bien ! rappelez-vous que cet Esprit est un souffle. — Souffle invisible : soyez donc humble et caché, ne vous
manifestant que par vos bonnes œuvres. — Souffle tout à la disposition de la bouche qui l'envoie. À votre tour, soyez donc
tout à sa merci, et laissez-le se jouer de vous, comme le vent l'ait d'un duvet. —Souffle, dont la subsistence est toute
mystérieuse, et n'a rien de comparable aux masses corporelles. Ne vous appuyez donc pas sur vous-même, n'ayez de fond que
ce qui vous vient du Père et du Fils - ex amphoin - de tous deux, et n'ayez de repos que dans le Fils - ex autou kai en
autô - de Lui et en Lui.
Enfin, puisque la troisième Personne de la sainte Trinité, égale aux deux autres en divinité et majesté, semble s'oublier
elle-même, lorsqu'elle inspire les chants de l'Église, comprenez bien que l'esprit de Jésus est un esprit d'oubli
de soi-même, pour être tout entier au Père céleste par le Fils dans l'Esprit.