Orthodoxie en Abitibi

P. Théodore de Régnon : Études de Théologie Positive XXIII

P. Th. de Régnon - Études de Théologie positive - XXIII -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

La question de l'authenticité de l'Étude XXIII
Nomination d'Ignace, Patriarche de Constantinople
Nomination de Photius, Patriarche de Constantinople
Le Concile de Constantinople en 861
Le synode de Rome en 863
La question bulgare
Le Concile de Constantinople en 867
Le concile de Constantinople en 869, et la déposition de Photius
Le concile de Constantinople en 879
La papauté, source de la division
L'Encyclique de Photius aux Patriarches orientaux
Le retour des légats à Rome, après le concile de 879
Le recueil antiphotianiste
La Mystagogie de Photius
Témoignages scripturaux
Tradition patristique
Arguments de raison

- Étude XXIII -
L'« Affaire Photius ».


- INTRODUCTION -
LA QUESTION DE L'AUTHENTICITÉ DE L'ÉTUDE XXIII

Lors de notre studieuse lecture des Études du Père Théodore de Régnon, nous avons appris à aimer ce docte théologien, qui était persuadé qu'une unité de foi existe incontestablement, sous deux vêtements différents : la théologie latine et la théologie « grecque », c'est-à-dire orthodoxe.

Selon lui, il s'agit de deux « formalités » du concept, qui expriment en fait une foi unique - une seule vérité qui s’épanouit en deux expressions, suivant que l’on parte de la Nature pour aboutir à la personne, ou que l’on considère au départ des personnes pour contempler finalement la Nature.

En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas totalement persuadés par ce point de vue : le vêtement n'est pas sans influencer celui qui le porte et, au fur des siècles, une théologie différente a façonné des Églises différentes.

Le Père Théodore de Régnon partage avec nous un trésor de réflexions et de connaissances. Avec le talent pédagogique qui est le sien, il éclaire les problématiques les plus complexes. Il conserve toujours une perspective irénique, même si la conciliation de la théologie scolastique avec la pensée des Pères grecs demande une sérieuse dose d'optimisme !

Ainsi parvenons- nous à la XXIIIe Étude, intitulée : « Démêlés entre grecs et latins ». L'auteur nous prévient :

Nous avons maintenant à entreprendre une étude moins attrayante pour l'esprit et moins savoureuse pour le cœur. Il s'agit, en effet, des tristes démêlés qui ont séparé de l'Église romaine cette Église grecque si féconde autrefois en illustre docteurs. Mais, pour bien apprécier l'état des choses à l'époque du schisme, il est nécessaire de parcourir rapidement l'histoire des siècles précédents, et d'y suivre la marche de la question qui devait se dénouer d'une façon si déplorable.

Nous lisons ensuite une abondante justification du « filioque », reprenant les arguments qui ont cours habituellement dans l'Église catholique-romaine du XIXe siècle.

Ensuite, nous découvrons un long récit sur toute la question de Photius, exposée suivant un point de vue bien particulier :

Photius est le premier qui ait osé attaquer la foi romaine, par des motifs d'ambitions personnelles. Il ne fut condamné qu'au titre de schismatique. Mais, dans son désir de trouver l'erreur chez les latins, il enseigna lui-même une hérésie, et la défendit jusqu'à la fin.

Nous ne mettons nullement en cause la foi catholique-romaine du Père Théodore de Régnon. Mais nous ne reconnaissons plus son style, dans ces lignes extraordinairement partisanes et orientées. Bessarion - qui a terminé sa vie comme cardinal de l'Église romaine - apporte la substance de l'argumentation. Photius est traité comme un épouvantail, dont on souligne la ruse et l'hypocrisie... À de nombreuses reprises, Photius est taxé de « mauvaise foi », de « jouer double jeu ». Thomas d'Aquin est appelé à la rescousse pour étoffer l'argumentation, et le concile de Florence est dûment glorifié. L'auteur « dévoile la ruse de l'hérétique » et met à jour « les sophismes de Photius ». « D'un côté, des hommes vains et ambitieux, qui font servir les choses du ciel aux intérêts de la terre, qui déroulent et enrôlent toutes les subtilités de leur science pour circonvenir les ignorants, qui savent cacher leur tête, et ne montrer que des replis brillants et facilitateurs » - nous avons nommé Photius et ses partisans - « d'autre part, des âmes simples et droites, appliquant aux choses de la foi le bon sens plus que la science, animées d'un zèle loyal et ardent, qui marche vers la lumière sans être arrêté par aucune résistance » - nous avons nommé la papauté romaine.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que nous ne reconnaissons plus le style du Père Théodore de Régnon ! Nous sommes en présence d’une littérature de propagande, pleine d'agressivité et de ressentiment.

Ce qui est vraiment curieux, c'est que nous retrouvons la manière de penser et la façon d'écrire du Père Théodore, dans l'Étude suivante (Étude XXIV - Nom du Saint-Esprit) et dans les textes subséquents.

Comme nous le révèle la notice biographique, les « Théories grecques des processions divines » sont une publication posthume. Ces pages ont été publiées après le décès de l'auteur, bien certainement aux frais de la Compagnie de Jésus, à laquelle appartenait le Père Théodore. Nous pouvons imaginer que cette Étude XXIII, qui traite d'un sujet sensible, à savoir les démêlés entre grecs et latins, a été remaniée, lors de sa publication, par l'Ordre - qui souhaitait faire dire au Père de Régnon ce qu'il aurait dû dire… Cela explique, dans ce cas, la différence stylistique considérable que nous y constatons. Le texte de cette Étude tranche par sa médiocrité et son parti-pris, sur l'ensemble de l'œuvre théologique du Père Théodore.

L’Étude XXIII se base sur les travaux des historiens de l’époque, notamment ceux d’Hergenrœter.

Un autre historien de l'époque est l'abbé Jager, auteur d'un ouvrage sur Photius :

Histoire de Photius, patriarche de Constantinople, auteur du schisme des Grecs, d'après les monuments originaux, la plupart encore inconnus - Accompagnée d'une Introduction, de Notes historiques et de Pièces justificatives ; par Monsieur l'Abbé Jager, Chanoine honoraire de Paris et de Nancy, professeur d'histoire à la Sorbonne. Paris, Aug. Vaton, Libraire-éditeur, 46, rue du Bac. 1844.

Nous ne résistons pas à l'envie d'offrir aux lecteurs le « portrait de Photius » de Monsieur l'Abbé Jager. C'est une jolie pièce de littérature qui n'a pas grand-chose à voir avec l'Histoire. Ce que l'on peut en dire, c'est qu'elle reflète l'opinion des ultramontains, pour lesquels toute personne qui ne s'aplatissait pas complètement devant l'omnipotence papale ne pouvait être qu'un monstre d'orgueil et de prétention :

(p. 20) Photius réunissait en lui les plus beaux dons que la nature ait jamais prodiguée un mortel : intelligence élevée, profondeur de génie, vivacité d'esprit, énergie surprenante, activité incroyable, passion violente pour la gloire, et volonté à la fois souple comme l'or et inflexible comme le fer.

Il avait un goût prononcé pour les lettres, et y passait les nuits ; il était orateur habile, écrivain achevé en prose et en vers, parfois digne de ceux des anciens temps. Il possédait toutes les sciences de son siècle des siècles précédents ; il y excellait, et personne n'était en état de se mesurer avec lui. La science ecclésiastique ne lui était pas étrangère ; mais c'est celle qui possédait le moins.

À tant de qualités était jointe une naissance illustre ; car le patriarche Taraise était son grand-oncle ; Arsaber, un autre oncle, avait épousé Calomarie, sœur de Théodora et de Bardas : par là il se voyait allié au sang impérial. Quoique jeune, il avait l'expérience des affaires, étant depuis longtemps secrétaire d'État, après avoir été ambassadeur près des puissances étrangères. Joignez à ces mérites un extérieur agréable, un maintien grave et modeste, un air riant, de manière douce et aisée, une politesse exquise, enfin toutes les formes extérieures qui attirent et séduisent par un charme inexprimable.

Cet assemblage de qualités brillantes, unies aux solides, donnait à Photius un ascendant extraordinaire surtout ses contemporains : ils possédaient au plus haut degré le talent de se faire des amis, de les attacher à sa cause, et de les y faire persévérer.

Que manquait-il à tant de qualités éminentes ? L'humilité chrétienne. Si Photius avait possédé cette précieuse vertu, il aurait pu rendre des services immenses à l'église, et faire bénir son nom par les siècles futurs. Mais il était dominé par un orgueil indomptable, et tourmenté par une ambition terrible.

Tel est le principe de toutes ces disgrâces personnelles, et du scandale qu'il a donné à l'Église ; car l'ardeur impétueuse de s'élever déguisa le crime à ses yeux, lui fit paraître tout légitime, et l'entraîna à ses excès de perfidie, d'impiété, et à ce bas degré de perversité que nous présente son histoire.

Enfin, il y avait tout dans cet homme, et tout était porté chez lui à la dernière limite, talents, sciences, qualités bonnes et mauvaises.

Voici un autre passage :

(p.105) À cette vue, Photius écume de rage, et devient comme une bête féroce qui se débat et se jette avec fureur sur ceux qui veulent l'enchaîner. Les flots de la mer ne sont pas plus agités que les pensées de son cœur. Bientôt il lâche la bride à toutes ces passions furieuses, et déchargent le poids de sa colère sur ceux qui rompent la communion avec lui... »

Chacun pourra apprécier le style !

Le Père Vladimir Guettée a examiné en profondeur l’ensemble de l’« Affaire Photius » - à propos de laquelle la propagande ultramontaine a opéré un véritable travail de désinformation. C’est cette Étude du P. Vladimir Guettée qui nous proposons ici. Elle fut publiée au sein du volume suivant :

La Papauté schismatique ou Rome dans ses rapports avec l’Église orientale., par M. l’Abbé Guettée. Paris. Librairie de l’Union chrétienne, Rus du Faubourg Saint-Honoré, 54. 1863.

Abréviation : V.G. p. ***.
La pagination figure dans le texte, entre crochets : [***]

Nous nous référons également au remarquable ouvrage de François Dvornik :

Le Schisme de Photius, Histoire et légende. Les Éditions du Cerf 1950.

Dans le texte du P. Vladimir Guettée, l’abréviation [Dv.***] donne la pagination dans le livre de F. Dvornik, des passages correspondants aux événements historiques qui sont décrits dans le texte de Vl. Guettée.


- CHAPITRE I -
NOMINATION D'IGNACE, PATRIARCHE DE CONSTANTINOPLE


§ 1. — Contexte historique.

otre récit commence lorsque Nicolas 1er monta sur le siège de Rome. [273] L'Église d'Orient, persécutée par des empereurs iconoclastes, défendait, avec un courage invincible, les saintes traditions de l'Église. Elle jouit enfin de quelque tranquillité sous le règne de Michel (842), après une persécution qui avait duré cent vingt ans presque sans interruption.

Texte de Dvornik, p. 116 :

On s'est généralement imaginé que l'iconoclasme avait brusquement disparu en 843 sans laisser la moindre trace. En fait, cette hérésie n'était pas encore liquidée au moment où Photius montait sur le trône patriarcal. Nous sommes surpris d'apprendre, par une homélie que Photius prononça à Sainte-Sophie en 867, à l'occasion de l'inauguration d'une icône de la Vierge, que cette icône était une des premières qui furent réinstallées dans l'église après la disparition officielle de l'iconoclasme ; vingt-quatre années s'étaient pourtant écoulées depuis le rétablissement de l'orthodoxie. Il apparaît donc bien que les dirigeants se montraient très prudents afin de ne pas provoquer de réactions de la part d'iconoclastes acharnés.

Texte d’Andrew Louth « L’Orient grec et l’Occident latin – l’Église de 681 à 1071. Cerf 2013. P. 157-158 :

On peut situer en 867 le Triomphe final de l'Orthodoxie, marqué par la dédicace de la nouvelle mosaïque de la Vierge et l'Enfant, dans l'abside de la grande église de l'Hagia Sophia. Photius était alors patriarche et, dans son sermon, il célèbre la place de l'icône dans l'économie chrétienne. C'est un samedi saint que l'icône fut dévoilée et Photius entrelace les thèmes de la victoire de la vie sur la mort et de la révélation du mystère de l'Incarnation :

Quel jour pourrait être plus agréable que celui-ci ? Et que pourrait-on trouver de plus explicite que cette fête pour exprimer la joie et l'allégresse ? Aujourd'hui une autre flèche transperce le cœur de la Mort, non comme le Sauveur est engouffré par la tombe de la mortalité pour la commune résurrection du genre humain, mais comme l'image de la Mère qui ressurgit des profondeurs de l'oubli et relève avec elle les ressemblances des saints. Le Christ est venu à nous dans la chair et a été porté dans les bras de sa Mère. Cela est vu et confirmé et proclamé dans des images, l'enseignement est rendu manifeste par le moyen de témoins personnels et incite les spectateurs à un assentiment sans hésitation... La Vierge porte dans ses bras comme un petit enfant le Créateur. Qui ne s'émerveillerait pas plus de le voir que de se l'entendre dire, à la grandeur du mystère, et qui ne se lèverait pas pour louer l'ineffable condescendance qui surpasse toute parole ?

PHOTIUS, Sermon XVII. 5 « Sur l'icône de la Vierge ».

Suite du texte du P. V. Guettée :


§ 2. — Difficultés initiales.

[273] Methodius, un des plus courageux défenseurs de l'orthodoxie, monta sur le siège de Constantinople. Il fut remplacé en 847 par Ignace, fils de l'empereur Michel Rangabé, prédécesseur de Léon l'Arménien. Ce Michel avait été enfermé dans un monastère ainsi que ses trois fils que l'on avait fait eunuques pour les rendre incapables de régner. Ignace passa par tous les degrés de la cléricature. Il était prêtre lorsqu'on le choisit pour le siège patriarcal.

L'empereur Michel était un homme débauché qui laissa le gouvernement de l'empire à son oncle Bardas. Ignace s'attira la haine de l'empereur en refusant de faire religieuses l'impératrice-mère, Théodora, et ses deux filles.

Il se fit un autre ennemi puissant dans Bardas, auquel il refusa publiquement la communion, à cause des scandales de sa vie privée.

Enfin, dès le jour de sa consécration, il s'était fait un adversaire de Grégoire, évêque de Syracuse, en l'humiliant et en refusant de l'admettre à cette solennité sous prétexte qu'il était accusé de divers délits. Il l'était en effet, mais il n'était pas jugé. Ignace le jugea ensuite et le condamna ; mais Rome, où Grégoire en appela, refusa [274] d'abord de confirmer cette condamnation, malgré les instances d'Ignace. Elle ne le fit qu'au moment où la guerre était ouvertement déclarée contre Photius et ses adhérents.

Nous admettons sans difficulté qu'Ignace n'eut que de bonnes intentions et des motifs de conscience en tout ce qu'il fit ; mais la justice veut aussi que l'on reconnaisse qu'il n'imita ni la prudence d'un Taraise, ni la sublime abnégation d'un Chrysostome. On peut croire que le souvenir de la puissance impériale dont son père avait été violemment privé ne le disposait pas à ménager ceux qui occupaient une position élevée qu'il regardait comme un bien injustement ravi à sa famille. La cour l'accusa d'avoir pris parti pour un aventurier qui se croyait des droits à la couronne impériale, et il fut exilé.

Un grand nombre d'évêques, avant lui, avaient eu à supporter cet arbitraire de la cour. Parmi ses prédécesseurs, et même sur le siège de Rome, Ignace eût trouvé des modèles qui aimèrent mieux renoncer à une dignité qu'ils ne pouvaient plus exercer utilement pour l'Église, que d'exciter, par une opposition inutile, des troubles qui ont toujours pour l'Église de déplorables conséquences. Il ne jugea pas à propos d'imiter ces exemples, et refusa de renoncer à sa dignité, malgré les instances de plusieurs évêques. La cour ne pouvait céder. Elle convoqua le clergé, qui choisit Photius pour patriarche.


- CHAPITRE II -
NOMINATION DE PHOTIUS, PATRIARCHE DE CONSTANTINOPLE


§ 1. — Caractère et talents de Photius.

Photius était neveu du patriarche Taraise et appartenait à la famille impériale. Voici le portrait qu'en a tracé Fleury (Fleury, Hist. Eccl., liv. L, § 3, ann. 858) : « Le génie de Photius était encore au-dessus de sa naissance. Il avait l'esprit grand, et cultivé avec [275] soin. Ses richesses lui faisaient facilement trouver toutes sortes de livres ; et sa passion pour la gloire allait jusqu'à passer les nuits à la lecture. Aussi devint-il le plus savant homme, non-seulement de son siècle, mais des précédents. Il savait la grammaire, la poétique, la rhétorique, la philosophie, la médecine et toutes les sciences profanes ; mais il n'avait pas négligé la science ecclésiastique, et quand se vit en place, il s'y rendit très-savant ».

Dans un ouvrage composé dans ces derniers temps par la cour de Rome (L’Église orientale, ouvrage publié sous le nom de M. Pitzipios, 1ère partie, ch. IV, édit. De la Propagande romaine), on a été obligé de dire de Photius : « Sa vaste érudition, son caractère insinuant, souple et ferme à la fois, et sa capacité dans les affaires politiques, et jusqu'à sa douce physionomie et ses manières nobles et attrayantes, le faisaient remarquer parmi ses contemporains ».

Nous devions d'abord tracer le caractère de Photius d'après des écrivains non suspects de lui être favorables. La vérité exige de plus que nous fassions aussi connaître les documents qui ont servi de base à tout ce qui a été écrit depuis, au sein de l'Église romaine, sur les graves événements auxquels il s'est trouvé mêlé.


§ 2. — Anastase le bibliothécaire.

[Dv. 56] Nous indiquerons d'abord les lettres de Métrophane, métropolitain de Smyrne, de Stylien, évêque de Néo-Césarée, et du moine Théognoste.

Ces trois hommes sont connus comme les ennemis personnels de Photius. Anastase le Bibliothécaire était un homme tellement méprisable qu'on ne peut attacher aucune importance à son témoignage. Voici l'abrégé de la sentence rendue contre lui à Rome même, en 868 :

Toute l'Église de Dieu sait ce qu'a [276] fait Anastase du temps des papes nos prédécesseurs, et ce qu'ont ordonné contre lui Léon et Benoît, dont l'un l'a déposé, excommunié et anathématisé ; l'autre, l'ayant dépouillé des habits sacerdotaux, l’a admis à la communion laïque. Ensuite le pape Nicolas l’a rétabli, à la condition qu'il serait fidèle à l’Église romaine. Mais après avoir pillé notre palais patriarcal et enlevé les Actes des conciles où il avait été condamné, il a fait sortir des hommes par-dessus les murailles de cette ville pour semer la discorde entre les princes et l'Église ; et a été cause qu'un nommé Adalgrim, réfugié dans l'église, a perdu les yeux et la langue. Enfin, comme plusieurs d'entre vous l'ont entendu comme moi dire à un prêtre nommé Adon, son parent, il a oublié nos bienfaits au point d'envoyer un homme à Éleuthère pour l'engager à commettre les meurtres que vous savez .

Eleuthère, fils de l'évêque Artène, ayant séduit la fille du pape Adrien II, l'enleva et l'épousa quoiqu'elle eût été fiancée à un autre. Ce pape obtint de l'empereur Louis des commissaires pour juger Éleuthère suivant les lois romaines. Alors Éleuthère entra en fureur, tua Stéphanie, épouse du pape, et sa fille, qui était devenue sa propre femme. Le bruit courait que c'était Anastase qui avait fait commettre ces meurtres à son frère Éleuthère. Au commencement de son pontificat, c'est-à-dire en 868, Adrien avait fait Anastase bibliothécaire de l’Église romaine. (V. Annales Bertin).

C'est pourquoi nous ordonnons, conformément aux jugements des papes Léon et Benoît, qu'il soit privé de toute communion ecclésiastique, jusqu'à ce qu'il se défende dans un concile de tous les cas dont il est chargé ; et quiconque communiquera avec lui, même en lui parlant, encourra la même excommunication. S'il s'éloigne tant soit peu de Rome, ou s'il fait quelque fonction ecclésiastique, il sera chargé d'anathème perpétuel, lui et ses complices.

[277] Anastase obtint sans doute sa grâce du pape Adrien, comme il l'avait obtenue du pape Nicolas. Rome avait besoin de lui dans ses démêlés avec l'Orient, car il parlait fort bien le grec, ce qui était très-rare alors en Occident. Aussi, l'année suivante, 860, Anastase se trouvait-il à Constantinople pour le concile dirigé contre Photius. Il en traduisit les décrets du grec en latin et les fit précéder d'une préface dans laquelle il décrit à sa manière les actes imputés à Photius. Un tel homme peut-il être regardé comme un bon témoin contre le patriarche de Constantinople, un sage appréciateur des faits, un narrateur intègre ? Ne doit-on pas penser qu'il a voulu se montrer fidèle à l’Église romaine, comme le pape Nicolas lui en avait fait une condition de son premier pardon ?

On ne sait pas précisément en quel temps mourut cet auteur. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il vivait encore sous le pontificat de Jean VIII, qui fut élu en 872 et mourut en 882.

Feller, Dict. biogr., Ve Anastase.

On a bien cherché à faire croire qu'il exista un double Anastase le Bibliothécaire à Rome, à la même époque, afin de ne pas faire retomber sur l'historien des papes, des accusations qui lui ôtent tout crédit. Mais on n'a pu citer aucune preuve en faveur de celle assertion que l'on peut par conséquent regarder comme dénuée de fondement. Un fait certain, c'est qu'Anastase le Bibliothécaire a vécu précisément à l'époque que nous avons indiquée, et que l’on ne connaît pas d'autre Anastase le Bibliothécaire que celui qui a été compromis dans les actes atroces mentionnés dans la sentence portée contre lui ; qui a été, à Rome même, plusieurs fois condamné, et qui n'a obtenu sa grâce [278] qu'à des conditions qui doivent le rendre suspect lorsqu'il parle des adversaires de l'Église romaine.


§ 3. — Nicétas le Paphlagonien.

[Dv. 78] On s'appuie encore contre Photius sur le témoignage de Nicétas David le Paphlagonien, auteur de la Vie d'Ignace. On peut même dire que cet écrivain est la grande autorité contre le patriarche Photius. L'impartialité cependant fait un devoir d'observer que Nicétas poussait l'esprit de parti contre Photius jusqu'à adopter la fameuse addition « Filioque » faite au symbole, quoiqu'elle ne fût pas encore officiellement reconnue comme légitime même en Occident. L'ensemble de son récit et celui de Michel Syncelle prouvent qu'il faut ranger ces deux écrivains parmi les ennemis personnels de Photius.

Or, lorsqu'il s'agit de juger un personnage historique, doit-on s'en rapporter à ses ennemis ? Poser cette question, c'est la résoudre.

Une preuve évidente et incontestable contre ces auteurs ressort de leurs propres récits, lorsqu'on les compare avec ceux des autres historiens, comme George, Gedrenus, Zonaras et Constantin Porphyrogénète ; car les premiers attribuent à Photius - par suite de la haine qu'ils lui portaient - les persécutions dont Ignace fut l'objet, tandis qu'elles sont exclusivement attribuées à Bardas par les derniers écrivains qui sont impartiaux.

En présence des récits contradictoires des historiens, quel parti prendrons-nous ? Celui de ne tenir compte ni des uns ni des autres. Photius et les papes avec lesquels il a été en discussion ont écrit des lettres dans lesquelles ils ont exposé leurs propres pensées. Ces lettres existent ; elles sont les documents les plus irrécusables. Nous entendrons les adversaires eux-mêmes défendre [279] chacun leur cause ; c'est le meilleur moyen d'établir la vérité.


§ 4. — Consécration épiscopale de Photius et lettre à Nicolas.

[Dv. 118] Photius reçut la consécration épiscopale le jour de Noël 858. L'année suivante, il écrivit ainsi à Nicolas Ier qui occupait alors le siège de Rome :

Au très-saint, très-sacré et très-révérend co-ministre Nicolas, pape de l'ancienne Rome, Photius, évêque de Constantinople, nouvelle Rome.

Lorsque la grandeur du sacerdoce se présente à mon esprit, lorsque je pense à la distance qui existe entre sa perfection et la bassesse de l'homme ; quand je mesure la faiblesse de mes forces, et que je me rappelle la pensée que j'eus toute ma vie touchant la sublimité d'une telle dignité, pensée qui m'inspirait de l'étonnement, de la stupéfaction, en voyant des hommes de notre temps, pour ne pas parler des temps anciens, accepter le joug terrible du pontificat, et, quoique étant des hommes enlacés dans la chair et le sang, entreprendre, à leur grand péril, de remplir le ministère des chérubins purs-esprits ; lorsque mon esprit s'attache à de telles pensées, et que je me vois moi-même engagé dans cet état qui me faisait trembler pour ceux que j'y voyais, je ne puis dire combien j'éprouve de douleur, combien je ressens de chagrin. Dès mon enfance, j'avais pris une résolution qui n'a fait que se fortifier avec l'âge, celle de me tenir éloigné des affaires et du bruit, et de jouir de la douceur paisible de la vie privée ; cependant (je dois l'avouer à Votre Sainteté, puisqu'on lui écrivant je lui dois la vérité), j'ai été obligé d'accepter des dignités à la cour impériale, et de déroger ainsi à mes résolutions. Toutefois, je n'ai jamais été assez téméraire pour aspirer à la dignité du sacerdoce. Elle me semblait [280] trop vénérable et trop redoutable, surtout lorsque je me rappelais l'exemple de Pierre, coryphée des apôtres, qui, après avoir donné à Notre-Seigneur et notre vrai Dieu Jésus-Christ, tant de témoignages de sa foi, et après lui avoir montré qu'il l'aimait si ardemment, a regardé comme le couronnement de toutes ses bonnes œuvres l'honneur d'avoir été élevé par le Maître au sacerdoce. Je me rappelle aussi l'exemple de ce serviteur auquel un talent avait été confié, et qui l'ayant caché pour ne pas le perdre, à cause de la sévérité de son maître, fut obligé d'en rendre compte et fut condamné au feu et à la géhenne pour ne l'avoir pas fait valoir.

Mais pourquoi vous écrire ainsi, renouveler ma douleur, aggraver mon chagrin, et vous rendre confident de mes peines ? Le souvenir des choses pénibles aigrit le mal sans y apporter de soulagement. Ce qui s'est passé est comme une tragédie qui a eu lieu sans doute, afin que, par vos prières, nous puissions bien gouverner un troupeau qui nous a été confié je ne sais comment ; que le nuage de difficultés qui s'offrent à nous soit dissipé, que l'atmosphère sombre qui nous environne soit éclaircie. De même qu'un pilote est joyeux lorsqu'il voit son navire bien dirigé poussé par un vent favorable, ainsi une Église est la joie du pasteur qui la voit croître en piété, en vertus ; elle dissipe les inquiétudes qui sont autour de lui comme des nuages, et les craintes que lui inspire sa propre faiblesse.

Dernièrement, lorsque celui qui remplirait avant nous la charge épiscopale eut quitté cet honneur, je me suis vu attaqué de toutes parts, sous je ne sais quelle impulsion, par le clergé et par l'assemblée des évêques et des métropolitains, et surtout par l'empereur qui est plein [281] d'amour pour le Christ, qui est bon, juste, humain, et (pourquoi ne pas le dire ?) plus juste que ceux qui ont régné avant lui. Il n'a été que pour moi inhumain, violent et terrible. Agissant de concert avec l'assemblée dont j'ai parlé, il ne m'a pas laissé do répit, prenant pour motif de ses instances la volonté et le désir unanimes du clergé qui ne me laissait aucune excuse, affirmant que, devant un tel suffrage, il ne pourrait, même quand il le voudrait, condescendre à ma résistance. L'assemblée du clergé étant considérable, mes supplications ne pouvaient être entendues d'un grand nombre ; ceux qui les entendaient n'en tenaient aucun compte ; ils n'avaient qu'une intention, une résolution arrêtée : celle de me charger, même malgré moi, de l'épiscopat.


§ 5. — Les insinuations des ennemis de Photius.

Arrêtons-nous ici un instant. Les ennemis de Photius ont prétendu qu'en s'exprimant ainsi il avait donné une preuve de son hypocrisie ; qu'au lieu de refuser l'épiscopat, il l'avait ambitionné. Ils l'accusent d'avoir commis un mensonge en affirmant que son prédécesseur avait quitté sa dignité.

Ces deux assertions sont-elles exactes ? On peut connaître les sentiments d'un homme par sa correspondance intime plutôt que par les assertions gratuites de ses ennemis. C'est là un principe que personne ne contestera sans doute. Or, les lettres intimes de Photius à son parent le césar Bardas, témoignent hautement qu'il essaya de tous les moyens pour échapper à la dignité qu'on voulait lui imposer. Les honneurs dont il jouissait à la cour lui étaient déjà à charge parce qu'ils le détournaient de l'étude qui était sa seule passion ; il comprenait qu'une fois élevé sur la chaire patriarcale, il lui faudrait renoncer [282] à cette vie paisible où la science lui faisait éprouver de véritables délices ; c'est pourquoi il suppliait Bardas de porter son choix sur un autre (V. Photii epist. ad Bard.). Quel motif aurait-il eu d'écrire ainsi dans l'intimité à un homme qui connaissait ses goûts, qui était son ami ?

Photius a-t-il cherché à en imposer au pape en lui écrivant qu'Ignace avait quitté son siège ? Un fait certain, c'est que, à tort ou à raison, Ignace avait été condamné comme conspirateur, et, à ce titre, exilé par l'empereur. Si, dans ces circonstances, il eût jeté, comme l'affirme Anastase le Bibliothécaire, une espèce d'interdit sur son Église, cette conduite eût été répréhensible et opposée à celle des plus grands et des plus saints évêques. Nous avons vu précédemment le pape Martin, condamné, persécuté, exilé comme Ignace, reconnaître la légitimité de l'évêque Eugène que l'Église romaine avait élu pour lui succéder, et sans qu'il eût jamais donné sa démission. Saint Chrysostome, exilé injustement, écrivait ces magnifiques paroles : « L'Église n'a pas commencé par moi et ne finira pas avec moi. Les apôtres et les prophètes ont essuyé bien d'autres persécutions ». En conséquence, il engageait les évêques à obéir à celui qui serait mis à sa place, et il les priait seulement de ne pas signer sa condamnation s'ils ne le jugeaient pas coupable.

Photius devait tenir compte de cette coutume et regarder son prédécesseur comme déchu de sa dignité, puisque le clergé, moins cinq voix (Les historiens ennemis de Photius en conviennent), l'avait élu pour lui succéder. Seulement, il ne pouvait pas écrire au pape [283] qu'Ignace avait été privé de sa dignité, puisqu'il n'avait pas été condamné canoniquement.


§ 6. — Suite de la lettre de Photius.

Il ne fut donc ni hypocrite, ni menteur, en écrivant au pape comme nous l'avons vu. Il continue ainsi :

La voie de la supplication m'étant fermée, mes larmes jaillirent ; le chagrin qui, au dedans de moi, ressemblait à un nuage et me remplissait de ténèbres et d'anxiété, se fondit tout à coup en un torrent de larmes qui déborda par mes yeux. Lorsqu'on voit ses paroles impuissantes pour obtenir le salut, il est dans la nature même d'avoir recours aux prières et aux larmes ; on en espère encore quelque secours, alors même que l'on ne peut plus se flatter d'en obtenir. Ceux qui me faisaient violence ne me laissèrent aucun repos jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu ce qu'ils voulaient, quoique ce fût contraire à ma volonté. Ainsi, me voilà exposé à des tempêtes, à des jugements que Dieu seul, qui sait tout, connaît. Mais, c'en est assez, comme dit le proverbe.

Or, comme la Communion de la foi est la meilleure de toutes, et comme elle est par excellence la source de la vraie dilection, afin de contracter avec Votre Sainteté un lien pur et indissoluble, nous avons résolu de graver brièvement, comme sur le marbre, notre foi qui est aussi la vôtre. Par là nous obtiendrons plus promptement l'effet de vos ferventes prières, et nous vous donnerons le meilleur témoignage de notre affection.

Photius fait ensuite sa profession de foi avec une exactitude et une profondeur dignes du plus grand théologien. Il y rapporte les vérités fondamentales du christianisme aux mystères de la Trinité, de l'Incarnation et de la Rédemption. Il accepte les sept conciles œcuméniques [284] et il expose, en peu de mots, mais avec une remarquable justesse, la doctrine qui y a été définie, puis il ajoute :

Telle est la profession de ma foi, touchant les choses qui lui appartiennent et qui en découlent ; c'est dans cette foi qu'est mon espérance. Elle n'est pas à moi seule, mais elle est partagée par tous ceux qui veulent vivre avec piété, qui ont en eux l'amour divin, qui ont résolu de maintenir la pure et exacte doctrine chrétienne. En consignant ainsi par écrit notre profession de foi, et en faisant connaître à Votre Très-Sacrée Sainteté ce qui nous concerne, nous avons comme gravé sur le marbre ce que nous vous avons exprimé par nos paroles ; comme nous vous l'avons dit, nous avons besoin de vos prières afin que Dieu nous soit propice et bon dans toutes nos entreprises ; afin qu'il nous accorde la grâce d'arracher toute racine de scandale, toute pierre d'achoppement, de l'Ordre ecclésiastique ; afin que nous paissions bien ceux qui nous sont soumis ; afin que la multitude de nos péchés ne retarde pas les progrès de notre troupeau dans la vertu, et ne rende ainsi nos fautes encore plus nombreuses ; afin que je fasse et que je dise aux fidèles toujours ce qui convient ; afin que, de leur côté, ils soient toujours obéissants et dociles pour ce qui concerne leur salut ; afin que, par la grâce et la bonté du Christ qui est le chef de tous, ils croissent sans cesse en Lui, auquel soient la gloire et le règne avec le Père et le Saint-Esprit, Trinité consubstantielle et principe de vie, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.

Cette lettre se ressent de l'époque par sa manière un peu affectée ; mais elle n'en est pas moins un beau monument [285] d'orthodoxie, et elle est digne à tous égards d’un grand écrivain et d'un grand évêque.


§ 7. — La réponse de Nicolas.

[Dv. 123] Les ennemis de Photius ont prétendu que la première lettre qu'il aurait écrite au pape était une œuvre d'hypocrisie dans laquelle il cherchait à le gagner à sa cause par d'indignes moyens et surtout en affectant un grand zèle contre les iconoclastes. On n'a jamais pu citer une ligne de cette prétendue lettre ; ceux qui l'ont supposée n'ont pas songé que les évêques ne pouvaient avoir la moindre relation entre eux avant de s'être adressés, selon l'usage, leurs lettres de communion. En celle circonstance, comme en beaucoup d'autres, la haine a aveuglé les faussaires. La première lettre de Photius au pape est celle que nous venons de traduire.

Elle fut apportée à Rome avec une lettre de l'empereur. Nicolas Ier profita de cette occasion pour faire acte d'autorité suprême dans l'Église. Ce pape est un de ceux qui ont le plus contribué à développer l'œuvre d'Adrien Ier. Le jésuite Maimbourg (Maimb., Histoire du schisme des Grecs), voulant le louer, affirme que : « pendant son pontificat de neuf années, il avait élevé le pouvoir papal à un degré qu'il n'avait point encore atteint, surtout à l'égard des empereurs, rois, princes et patriarches, qu'il traita avec plus de rudesse qu'aucun de ses prédécesseurs, à chaque fois qu'il se crut lésé dans les prérogatives de son pouvoir pontifical ». Ce fait est incontestable, mais le P. Maimbourg n'a aperçu ni l'importance historique de ce qu'il constatait, ni les funestes conséquences de ce développement du pouvoir papal. Il n'a pas vu non plus que ce développement prétendu n'était qu'un changement radical, et que, au neuvième [286] siècle, la papauté n'était plus le patriarcat romain des huit premiers siècles.

Nicolas ignorait ce qui s'était passé à Constantinople lors de la déposition d'Ignace et de l'élection de Photius. Il sut seulement que Photius était laïque au moment de cette élection. Il est certain que plusieurs canons en Occident interdisaient les consécrations précipitées ; ces canons n'étaient pas reçus en Orient, et quoique l'usage y fut en faveur des ordinations données progressivement, l'histoire de l'Église prouve, par de nombreux exemples, qu'on s'élevait parfois au-dessus des canons ou de l'usage, en faveur d'hommes d'un mérite distingué et en des circonstances graves. Il suffit de rappeler les noms d'Ambroise de Milan, de Nectaire, de Taraise et de Nicéphore de Constantinople, pour prouver que la consécration de Photius n'était pas sans précédents très-vénérables. Mais Nicolas voulait se poser en arbitre suprême. Au lieu de différer modestement d'entrer en relation avec le nouveau patriarche jusqu'à plus ample informé, il répondit ainsi aux lettres de l'empereur et de Photius :

Le Créateur de toutes choses a établi le Principat du divin pouvoir que le Créateur de toutes choses a accordé à ses apôtres choisis ; il en a établi la solidité sur la foi solide du Prince des apôtres, c'est-à-dire de Pierre, auquel il a accordé par excellence le premier siège. Car il lui a été dit par la voix du Seigneur : « Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle ». Pierre, qui a été nommé ainsi à cause de la solidité de la pierre qui est le Christ, ne cesse point d'affermir par ses prières l'édifice [287] inébranlable de l'Église universelle, de manière qu'il s'empresse de réformer, par la règle de la vraie foi, la folie de ceux qui tombent dans l'erreur, et qu'il soutient ceux qui la consolident de peur que les portes de l'enfer, c'est-à-dire les suggestions des malins esprits et les attaques des hérétiques, ne parviennent à rompre l'unité de l'Église…

Nicol. epist. 2 et 3, dans la Collection des Conciles par le P. Labbe, t. VIII ; Nat. Alexand. Hist. Eccl. Dissert. IV. in Saecul. IX.

Nicolas feint de croire ensuite que si Michel a envoyé à Rome, c'est qu'il voulait observer ce règlement établi par les Pères : « Que, sans le consentement du siège romain et du pontife romain, on ne devait rien terminer dans les discussions ».

Ce principe était admis en ce sens qu'une question de foi ne pouvait être définie sans l'adhésion des Églises occidentales, qui était transmise ordinairement par le premier siège de ces contrées, mais non pas en ce sens que le consentement du siège particulier de Rome ou de son évêque était rigoureusement nécessaire. Nicolas s'appuyait ainsi sur une erreur et supposait à tort qu'elle était admise par l'empereur d'Orient. Sur ce dernier point, surtout, il savait à quoi s'en tenir. Il attaque ensuite l'élection de Photius en vertu des canons du concile de Sardique et des Décrétales des papes Célestin, Léon et Gélase, qu'il appelle Docteurs de la foi catholique. Il aurait pu remarquer qu'il ne s'agissait pas de la foi, mais d'une question disciplinaire, et que l'Orient n'avait pas, et avait le droit de ne pas avoir, sur ce point, la discipline de l'Occident. Adrien Ier avait défendu d'élever à l'avenir un laïque à l'épiscopat. Nicolas s'appuie sur ce précédent. Mais il [288] n'examine pas si Adrien avait plus que lui, Nicolas, le droit de faire une pareille défense. « Nous VOULONS, ajoute-t-il, qu'Ignace se présente devant nos envoyés afin qu'il déclare pourquoi il a abandonné son peuple sans tenir compte des prescriptions de nos prédécesseurs les saints pontifes Léon et Benoît... Le tout sera transmis à notre autorité supérieure afin que nous définissions par l'autorité apostolique ce qu'il y aura à faire, afin que votre Église, qui est si ébranlée, soit à l'avenir stable et paisible ».

Suivant un usage qui était dès lors établi dans l'Église romaine, Nicolas n'était pas tellement préoccupé de ses devoirs de pontife suprême qu'il ne songeât aux intérêts matériels de son siège ; c'est pourquoi il écrit à l'empereur : « Rendez-nous le patrimoine de Calabre et celui de Sicile et tous les biens de notre Église, dont la possession lui était acquise et qu'elle était dans l'usage de régir par ses propres mandataires ; car il est déraisonnable qu'un bien ecclésiastique servant au luminaire et aux offices de l'Église de Dieu nous soit ravi par un pouvoir terrestre ».

Voici donc le temporel déjà investi d'une consécration religieuse.

NOUS VOULONS, ajoute Nicolas (ce mot coule naturellement de sa plume à tout propos), NOUS VOULONS que la consécration soit donnée par notre siège à l'archevêque de Syracuse, afin que la tradition établie par les apôtres ne soit pas violée de notre temps ». Ce motif est vraiment singulier, pour ne pas dire plus. La Sicile fut soumise au patriarcat romain au quatrième siècle ; depuis la chute de l'Empire, cette région était restée dans le domaine de l'empereur de Constantinople. Or, selon la règle [289] admise de tout temps dans l'Église, les circonscriptions ecclésiastiques devaient suivre des modifications des circonscriptions civiles. Syracuse devait donc, en vertu de ceTte règle, relever de Constantinople et non de Rome. Nicolas ne le voulait pas ; mais la loi le voulait, et les apôtres auxquels il en appelait n'avaient certainement jamais soumis le siège de Syracuse à celui de Rome.

La lettre à Photius n'est que l'abrégé de celle qui était adressée à l'empereur. Seulement, Nicolas évite de se servir des expressions ambitieuses que nous avons signalées dans cette dernière. Il ne s'adressa à Photius que comme à un simple laïque, sans lui donner aucun titre épiscopal, quoiqu'il le sût légitimement sacré. Cette affectation cachait cette pensée : qu'aucun évêque ne pouvait avoir le caractère de son ordre que par le consentement du pontife romain.

Les anciens papes ne tenaient un pareil langage ni aux empereurs, ni à leurs frères les évêques. Dans les circonstances où ils étaient obligés d'intervenir pour la défense de la foi ou de la discipline, ils ne se posaient pas en arbitres souverains, et ne s'attribuaient pas une autorité suprême; ils en appelaient à la tradition, aux canons ; ne faisaient rien sans concile et ne mêlaient point les choses temporelles aux spirituelles. Nous avons remarqué les premiers pas de la papauté dans ses voies nouvelles, et ses tentatives pour abolir l'ancien droit. Nicolas Ier se crut en état de faire, des nouvelles prétentions, autant de prérogatives anciennes et incontestables. Aussi mérite-t-il d'être placé entre Adrien 1er, le vrai fondateur de la papauté moderne, et Grégoire VII, qui l'a élevée à son plus haut période. Mais les Fausses [290] Décrétales n'étaient pas connues en Orient. Nicolas Ier, au lieu d'invoquer les principes généraux des conciles œcuméniques, en appelait aux Décrétales de ses prédécesseurs, comme si les évêques de Rome avaient pu établir des lois universelles. Photius lui rappela les vrais principes avec autant d'exactitude que de modération, dans sa deuxième lettre.


- CHAPITRE III -
LE CONCILE DE CONSTANTINOPLE EN 861


[Dv. 122-125] Les légats de Nicolas (la brillante délégation comportait notamment Radoald de Porto et Zacharie de Taormine) étant arrivés à Constantinople, on assembla, dans cette ville, un concile où se trouvèrent trois cent dix-huit évêques et auquel les légats assistèrent. Ignace comparut dans cette assemblée et il y fut solennellement déposé. Tout le monde convient de ce fait. Seulement, les ennemis de Photius font de ces trois cent dix-huit évêques qui délibérèrent en public et en présence d'une foule considérable, autant de traîtres vendus à la cour. Nous avons peine à croire que tant d'évêques aient ainsi prostitué leur conscience sans qu'un seul d'entre eux n'ait eu de remords, sans que le peuple ait protesté contre une telle infamie. Il est difficile de croire à cette connivence de trois cent dix-huit évêques, entourés de la foule du clergé et du peuple ; il nous semble plus admissible de croire que Ignace, malgré ses vertus, avait été élevé au patriarcat moins par élection que par une influence puissante, et à cause de sa noblesse, comme on le lui reprochait, et qu'il s'était trouvé compromis, sans doute malgré lui, dans des intrigues politiques. Nous ne voyons aucune raison de suspecter la pureté de ses intentions, mais n'a-t-il pas été le jouet de quelques ambitieux ? Et n'est-ce pas à cause de leur funeste influence qu'il n'a pas imité la grandeur d'âme et l'abnégation vraiment épiscopale d'un Chrysostome ?

[291] Ignace en appela au pape. Mais sa requête ne fut signée que de six métropolitains et de quinze évêques.


§ 1. — Lettre de Photius à Nicolas.

[Dv. 118] Les légats retournèrent à Rome. Peu de temps après leur arrivée, une ambassade impériale apporta les Actes du concile et une lettre de Photius, conçue en ces termes :

Au très-saint entre tous et très-sacré frère et co-ministre Nicolas, pape de l'ancienne Rome, Photius, évêque de Constantinople, la nouvelle Rome.

Rien n'est plus vénérable et plus précieux que la charité, c'est l'opinion commune confirmée par les saintes Écritures. Par elle ce qui est séparé est uni ; les luttes sont pacifiées ; ce qui est déjà uni et intimement lié est uni plus étroitement encore ; elle ferme toute issue aux séditions et aux querelles intestines ; car elle ne pense pas le mal, mais elle souffre tout ; elle espère tout, elle supporte tout, et jamais, selon le bienheureux Paul, elle n'est épuisée.

Elle réconcilie les serviteurs coupables avec leurs maîtres en faisant valoir, pour atténuer la faute, l'identité de la nature. Elle apprend aux serviteurs à supporter avec douceur la colère de leurs maîtres et les console de l'inégalité de leur condition par l'exemple de ceux qui ont également à en souffrir. Elle adoucit la colère des parents contre leurs enfants, et contre les murmures de ces derniers ; elle fait de l'amour paternel une arme puissante qui leur vient en aide et empêche au sein des familles ces déchirements dont la nature a horreur.

Elle arrête facilement les discussions qui s'élèvent entre amis et elle les engage à conserver les bons rapports de l'amitié ; quant à ceux qui ont les mêmes pensées sur Dieu et sur les choses divines, quoiqu'ils soient [292] séparés par l'espace et qu'ils ne se soient jamais vus, elle les unit et les identifie par la pensée et elle en fait de vrais amis ; et si par hasard l'un d'entre eux a élevé d'une manière trop inconsidérée des accusations contre l'autre, elle y remédie, et rétablit toutes choses, en resserrant le lien de l'union.

Ce tableau des bienfaits de la charité était à l'adresse de Nicolas qui ne l'avait pas observée à l'égard de Photius et qui avait montré trop d'empressement pour lui faire des reproches. Le patriarche de Constantinople continue :

C'est cette charité qui m'a fait supporter sans peine les reproches que Votre Sainteté Paternelle m'a lancés comme autant de traits ; qui m'a empêché de considérer ses paroles comme les fruits de la colère, ou d'une âme avide d'injures et d'inimitiés ; qui me les a fait envisager au contraire comme la preuve d'une affection qui ne sait rien dissimuler, et d'un zèle scrupuleux pour la discipline ecclésiastique, zèle qui voudrait que tout fût parfait. Car si la charité ne permet pas de considérer même le mal comme mal, comment permettra-t-elle de juger que telle chose est mal ? Telle est la nature de la vraie charité, qu'elle va jusqu'à regarder comme un bienfait, même ce qui nous cause de la peine. Mais puisque rien ne s'oppose qu'entre frères, ou entre pères et fils, on ne se dise la vérité (qu'y a-t-il en effet de plus amical que la vérité ? ), qu'il me soit permis de vous parler et de vous écrire en toute liberté, non par le désir de vous contredire, mais avec l'intention de me défendre.

Parfait comme vous l'êtes, vous auriez dû considérer d'abord que c'est malgré nous que nous avons été traînés sous le joug, et, par conséquent, avoir pitié de nous, au [293] lieu de nous faire des reproches ; ne pas nous mépriser, mais compatir à notre douleur. On doit en effet à ceux qui ont été violentés, pitié et bonté, et non pas injure et mépris.

Or, nous avons souffert une violence telle que Dieu seul, qui connaît les choses les plus secrètes, la connaît ; nous avons été retenu malgré nous ; nous avons été gardé à vue, espionné, comme un coupable ; on nous a donné, malgré nous, des suffrages ; on nous a créé évêque, malgré nos larmes, nos plaintes, notre affliction, notre désespoir. Tout le monde sait qu'il en a été ainsi : car les choses ne se sont pas passées en secret, et l'excès de la violence que j'ai subie a été si publique que tout le monde en a eu connaissance.

Quoi ! ne faut-il pas plaindre et consoler autant que possible ceux qui ont souffert de telles violences, plutôt que de les attaquer, de les maltraiter, de les charger d'injures ? J'ai perdu une vie tranquille et douce ; j'ai perdu ma gloire (puisqu'il en est qui aiment la gloire mondaine), j'ai perdu mes chers loisirs, mes relations si pures et si agréables avec mes amis, ces relations d'où le chagrin, la ruse et les reproches étaient exclus. Personne ne m'avait pris en haine ; moi, je n'accusais, je ne haïssais personne, ni étrangers, ni indigènes ; je n'avais rien contre ceux qui avaient le moins de rapports avec moi, à plus forte raison contre mes amis.

Je n'ai jamais causé à personne un chagrin qui ait donné occasion de me faire un outrage, excepté dans les dangers que j'ai courus pour la cause de la religion (Photius fait allusion ici à la résistance qu'il opposa aux empereurs iconoclastes et à leurs partisans). Personne non plus ne m'a offensé assez gravement pour que je me sois porté à son égard jusqu'à l'injure. Tous étaient bons pour moi. Quant à ma [294] conduite, je dois garder le silence, mais chacun proclame ce qu'elle a été. Mes amis m'aimaient plus que leurs parents ; quant à mes parents, ils m'aimaient plus que les autres membres de la famille, et savaient que c'était moi qui les aimais le mieux.

Les ennemis de Photius eux-mêmes sont forcés de convenir que sa vie était celle d'un homme dévoué à l'étude ; qu'il était en possession, comme premier secrétaire d'État, des plus grands honneurs qu'il pût ambitionner. Comment concilier ces aveux avec cet amour effréné de l'épiscopat qu'ils lui prêtent ? On est mieux dans la vérité en acceptant ses lettres comme la véritable expression de ses sentiments. Il a résisté autant qu'il a pu à sa promotion, et ce n'est que la volonté de l'empereur et celle de Bardas qui l’ont obligé d'accepter un siège que personne, mieux que lui, ne pouvait occuper.

Photius, après avoir fait un parallèle aussi vrai qu'éloquent entre les douceurs de sa vie de savant et les soucis de la vie nouvelle qu'on lui avait imposée, continue ainsi :

Mais pourquoi revenir sur ces choses que j'ai déjà écrites ? Si l'on m'a cru, on m'a fait injure en n'ayant pas pitié de moi ; si l'on ne m'a pas cru, on ne m'a pas fait une moindre injure, en n'ajoutant pas foi à mes paroles lorsque je disais la vérité. D'un côté comme de l'autre, je suis donc malheureux. Je reçois des reproches d'où j'attendais de la consolation et des encouragements : la douleur s'ajoute ainsi à la douleur.
— Il ne fallait pas, me dit-on, que l'on vous fit injure. Mais dites cela à ceux qui me l'ont faite.
— Il ne fallait pas que l'on vous fit violence.
— La maxime est bonne, mais qui mérite votre reproche ? Ne sont-ce pas ceux qui ont fait violence ? Qui sont ceux [295] qui méritent pitié? Ne sont-ce pas ceux qui ont été violentés ? Si quelqu'un laissait en paix ceux qui ont fait violence pour retomber sur celui qui l'a subie, je pouvais espérer de votre justice que vous le condamneriez.

Les canons de l'Église, dit-on, ont été violés parce que, du rang des laïques, vous êtes monté au faîte du sacerdoce. Mais qui les a violés ? Est-ce celui qui a fait violence, ou celui qui a été entraîné de force et malgré lui ?
— Mais, il eût fallu résister.
— Jusqu'à quel degré ?
— J'ai résisté, et plus même qu'il n'eût fallu. Si je n'avais craint d'exciter de plus grandes tempêtes, j'eusse résisté encore, et jusqu'à la mort. Mais quels sont ces canons que l'on prétend avoir été violés ? Ce sont des canons que, jusqu'à ce jour, l'Église de Constantinople n'a pas reçus. On transgresse des canons quand on a dû les observer ; mais lorsqu'ils ne vous ont pas été transmis, vous ne commettez aucun péché en ne les observant pas.

J'en ai assez dit, et même plus qu'il n'était opportun. Car je ne prétends ni me défendre ni me justifier. Comment vouloir me défendre lorsque la seule chose que je désire est d'être délivré de la tempête, d'être déchargé du poids qui m'accable ? C'est à ce point que j'ai désiré ce siège, à ce point que je veux le retenir.
— Mais si le siège épiscopal vous est à charge aujourd'hui, il n'en a pas été ainsi au commencement ?
— Je m'y suis assis malgré moi, j'y reste malgré moi. La preuve, c'est que, dès le commencement, on me fit violence, c'est que dès le commencement j'ai voulu, comme aujourd'hui je voudrais, le quitter.
— Mais si l'on devait m'écrire des choses polies, on ne pouvait m'écrire avec bonté et me louer.
— Nous avons reçu tout ce qui nous a été dit avec joie et en rendant [296] grâces au Dieu qui gouverne l'Église.
— On m'a dit : « Vous avez été tiré de l'ordre des laïques, ce n'est pas là un acte louable; c'est pourquoi nous sommes indécis, et nous avons ajourné notre consentement jusqu'après le retour de nos apocrisiaires ». Il valait mieux écrire : « Nous ne consentons pas du tout, nous n'approuvons pas, nous n'acceptons pas et nous n'accepterons jamais. Celui qui s'est offert pour ce siège, qui a acheté l'épiscopat, qui n'a pas eu pour lui de vrais suffrages, c'est un homme mauvais sous tous rapports. Quitte ce siège et la charge de pasteur ».

Celui qui m'eût écrit ainsi m'eût écrit des choses agréables, quoique fausses pour la plupart. Mais fallait-il que celui qui avait souffert l'injure en entrant dans l'épiscopat, la souffrit encore en le quittant ? Que celui qui y avait été poussé violemment en fût repoussé avec plus de violence encore ? Celui qui aurait de tels sentiments, de telles pensées, n'aurait guère souci de repousser la calomnie qui n'a d'autre but que de lui arracher le siège épiscopal. Mais c'est assez sur ce sujet.

Dans le reste de sa lettre, Photius explique tout au long qu'une Église ne doit pas condamner les usages d'une [297] autre, pourvu que ces usages ne soient contraires ni à la foi ni aux canons des conciles généraux.
- Il justifie son ordination par cette règle et par l'exemple de ses saints prédécesseurs Nectaire, Taraise, Nicéphore, et par ceux de saint Ambroise ; de saint Grégoire, père du Théologien ; de Thalassius de Césarée.
- Il expose à Nicolas que dans le dernier concile tenu en présence de ses légats on a adopté plusieurs des règles disciplinaires qu'il avait indiquées et qui ont paru utiles.
- Il loue le pape de son amour pour le maintien des canons et l'en félicite d'autant plus, qu'ayant la primauté, son exemple était plus puissant.
- Il prend de là occasion pour lui exposer, en finissant, qu'un grand nombre de coupables s'enfuient à Rome, sous prétexte de pèlerinage, pour y cacher leurs crimes sous une fausse apparence de piété.
- Il le prie donc d'observer sur ce point les canons qui prescrivent à chaque évêque de ne recevoir à la communion que ceux qui sont munis des lettres de recommandation de leur propre évêque.

Dans tous les temps on a ainsi reproché à Rome de servir de refuge aux criminels hypocrites. L'Église de France écrivit souvent aux papes dans le même sens que le fit Photius en cette occasion.

La lettre de ce patriarche ne pouvait pas être agréable à Nicolas ; car, sous des formes polies et élégantes, elle contenait de justes leçons. Photius n'y dit pas un mot blessant ; il n'use pas de son titre honorifique de patriarche œcuménique ; il reconnaît la primauté du siège de Rome ; mais il ne flatte point l'ambition de la papauté nouvelle ; il ne s'abaisse pas, et sa douceur n'exclut point la fermeté.

Un tel adversaire était plus redoutable pour Nicolas qu'un homme emporté et ambitieux. Au lieu de lui disputer les [298] droits qu'il s'attribuait sur certaines Églises du patriarcat de Constantinople, il lui dit :

Nous vous les aurions cédées si cela eût dépendu de nous ; mais, comme il s'agit de pays et de limites, c'est une affaire qui regarde l'État. Pour moi, je voudrais non-seulement rendre aux autres ce qui leur appartient, mais céder encore une partie des anciennes dépendances de ce siège. J'aurais obligation à celui qui me déchargerait d'une partie de mon fardeau.

On ne pouvait mieux répondre à un pape qui ne songeait qu'à étendre son pouvoir par tous les moyens. Mais Nicolas ne profita pas de cette leçon aussi juste que modérée. Il ne voulut croire ni à ses légats, ni aux actes du concile qui lui furent présentés. Il déclara même à l'ambassadeur Léon, qui lui avait été envoyé, qu'il n'avait pas envoyé ses légats pour déposer Ignace ou pour approuver la promotion de Photius ; qu'il n'avait jamais consenti et ne consentirait jamais ni à l'un ni à l'autre.

Nicolas se posait ainsi en arbitre de la légitimité des évêques, oubliant que, d'après les canons, il n'avait que la liberté d'entrer en communion avec l'un ou avec l'autre. On comprenait qu'avant d'entrer en relation avec Photius il avait besoin de renseignements positifs sur la légitimité de son élection ; mais, suivant les lois de l'Église, cette légitimité ne dépendait pas de la volonté papale, mais bien du jugement prononcé contre Ignace et de l'élection régulière de Photius. Un concile de trois cent dix-huit évêques avait publiquement approuvé cette élection et la déposition d'Ignace. Les légats en avaient été témoins ; ils rendaient témoignage de ce qu'ils avaient vu et entendu : c'était bien assez, ce semble, pour décider Nicolas à accorder sa communion à un [299] évêque qui, par ses mœurs vénérables et sa science, était bien digne de l'épiscopat.


§ 2. — Lettres de Nicolas à l’Empereur Michel et à Photius.

[Dv. 148] En prenant le parti d'Ignace, Nicolas faisait acte d'autorité souveraine. Cette perspective flattait trop ses penchants pour qu'il pût y renoncer. Il réunit donc le clergé de Rome pour désavouer solennellement ses légats. Il adressa ensuite à l'empereur, à Photius et à toute l'Église orientale, des lettres qui sont autant de monuments de son orgueil. Nous devons les faire connaître, afin que l'on puisse en comparer la doctrine avec celle des huit premiers siècles, et acquérir ainsi la conviction que la papauté avait abandonné cette dernière pour y substituer un système autocratique que l'Église orientale ne pouvait accepter (Nicol. epist. 5 et 6).

Au commencement de sa lettre à l'empereur Michel, il suppose que ce prince s'est adressé : « à la sainte, catholique et apostolique Église romaine, chef (tête) de toutes les Églises, qui suit dans tous ses actes les pures autorités des Saints Pères », afin de savoir à quoi s'en tenir dans les affaires ecclésiastiques.

Nicolas ne laissait échapper aucune occasion de répéter ces phrases sonores qui prouvent tout le contraire de ce qu'il affirmait, car les Pères les ignoraient complètement. Venant à la cause d'Ignace, il se plaint :

...de ce que l'on avait prononcé contre lui une sentence contrairement à ses ordres, que, non-seulement on n'avait rien fait de ce qu'il avait prescrit, mais qu'on avait fait tout le contraire. Donc - ajoute-t-il - puisque vous soutenez Photius et que vous rejetez Ignace sans le jugement de Notre Apostolat, nous voulons que vous sachiez bien que nous [300] ne recevons pas Photius et que nous ne condamnons pas le patriarche Ignace.

C'était bien là parler en maître. Il s'applique ensuite à trouver des différences de détail entre la promotion de Nectaire et d'Ambroise et celle de Photius. Mais ces différences, alors même qu'on les admettrait telles qu'il les présente, n'étaient pas de nature à annuler une loi positive, si on l'avait considérée comme absolue et non susceptible d'exceptions.

Sa lettre au « très-prudent homme Photius » commence de cette manière solennelle :

Après que Notre-Seigneur et Rédempteur Jésus-Christ, qui était vrai Dieu avant les siècles, eut daigné sortir du sein de la Vierge pour notre rédemption et apparaître vrai homme dans le monde, il confia au bienheureux Pierre, prince des apôtres, le pouvoir de lier et de délier au ciel et sur la terre, et le droit d'ouvrir les portes du royaume céleste ; il a daigné établir sa sainte Église sur la solidité de la foi de cet apôtre, selon cette parole de vérité : « En vérité, je te le dis : tu es Pierre, et sur cette pierre je construirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre elle ; et je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux.

Tel est le grand argument sur lequel la papauté moderne s'est toujours appuyée. Elle rejette ouvertement l'interprétation traditionnelle et catholique de ces paroles divines ; elle fait - de droits accordés à tous les apôtres en commun - un droit exclusif et personnel pour saint Pierre ; elle se pose, contrairement à toutes les règles ecclésiastiques [301] et en vertu d'un arbitraire sacrilège, comme unique héritière de prérogatives chimériques, et elle prétend, sur ces bases mensongères et fragiles, établir l'édifice de son autocratie universelle. Telle était la prétention que Nicolas opposait à Photius ; et l'on voudrait que ce patriarche, qui connaissait l'antiquité ecclésiastique, se fût soumis à une telle autorité ! Son devoir était de protester comme il le fit; et plût à Dieu que tous les évêques de l'Église catholique eussent imité son courage aussi ferme que modéré et pur !

Tel est le commentaire que fait Nicolas des paroles évangéliques qu'il a citées :

Selon cette promesse, par le ciment de la sainte institution apostolique, les fondements de l'édifice, composés de pierres précieuses, commencèrent à s'élever ; et, grâce à la clémence divine, et par le zèle des constructeurs et la sollicitude de l'autorité apostolique, à s'élever jusqu'au faîte pour durer toujours, sans avoir rien à craindre de la violence des vents. Le bienheureux Pierre, prince des apôtres et portier du royaume céleste, a mérité dans cet édifice la primauté, comme tous les orthodoxes le savent et comme il a été déclaré tout à l'heure.

Personne, en effet, parmi les orthodoxes, ne nie la primauté de saint Pierre ; mais cette primauté lui donnait-elle une autorité suprême ? Non, répond la tradition catholique. Oui, répond Nicolas, qui continue ainsi :

Après lui (saint Pierre), ses Vicaires servant Dieu avec sincérité, délivrés des ombres des ténèbres qui empêchent de marcher dans le droit chemin, ont reçu d'une manière plus élevée le soin de paître les brebis du Seigneur, et ont accompli ce devoir avec soin. Parmi eux, la miséricorde du Dieu Tout-Puissant a daigné compter Notre Petitesse ; [302] mais nous tremblons à la pensée que nous répondrons avant tous et pour tous à Jésus-Christ lorsqu'il demandera compte à chacun de ses œuvres.

Or, comme tous les croyants demandent la doctrine à cette sainte Église romaine qui est le chef (la tête) de toutes les Églises ; qu'ils lui demandent l'intégrité de la foi ; que ceux qui en sont dignes et qui sont rachetés par la grâce de Dieu lui demandent l'absolution de leurs crimes, il faut que nous, qui en avons reçu la charge, nous soyons attentifs, que nous ayons toujours l'œil sur le troupeau du Seigneur, d'autant plus qu'il en est qui veulent toujours le déchirer par des morsures cruelles... Il est constant que la sainte Église romaine, par le bienheureux apôtre Pierre, prince des apôtres, qui a mérité de recevoir de la bouche du Seigneur la primauté des Églises, est le chef (la tête) de toutes les Églises ; que c'est à elle qu'il faut s'adresser pour connaître la rectitude et l'ordre qui doivent être suivis en toutes choses utiles, et dans les institutions ecclésiastiques qu'elle maintient d'une manière inviolable et irréfragable dans le sens des règles canoniques et synodales et des saints Pères. Il suit de là que ce qui est rejeté par les Recteurs de ce siège, de leur pleine autorité, doit être rejeté nonobstant toute coutume particulière ; et que ce qui est ordonné par eux doit être accepté fermement et sans hésitation.

Ainsi Nicolas opposait son autorité souveraine aux règles suivies de toute antiquité par l'Église et que Photius lui avait exposées. Il cherche ensuite à trouver des différences de détail dans les élections de Nectaire, d'Ambroise et de Taraise et celle de Photius. Il ne réussit pas mieux sur ce point que dans sa lettre à l'empereur Michel, [303] et il passe sous silence les autres exemples mentionnés par Photius.

Dans ses lettres aux patriarches et aux fidèles de l'Orient (Nicol. epist. 1 et 4), Nicolas expose la même doctrine sur son autocratie. Il ordonne aux patriarches d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, de faire connaître à leurs fidèles la décision du siège apostolique.

Ignace, en appelant à Nicolas du jugement rendu contre lui, avait trop flatté l'orgueil de ce pape. Il suffira, pour le prouver, de citer cette suscription de son acte d'appel :

Ignace, opprimé par la tyrannie, etc., à Notre Très-Saint Seigneur et très-bienheureux président, patriarche de tous les sièges, successeur de saint Pierre, prince des apôtres, Nicolas, pape œcuménique, et à ses très-saints évêques et à la très-sage Église romaine universelle.

V. Libel. Ignat., dans la « Collection des Conciles » du P. Labbe, t. VIII. Plusieurs érudits doutent de l'authenticité de cette pièce. Nous avons peine à croire qu'Ignace, malgré ses bons rapports arec Rome, ait pu s'adresser au pape dans la forme qu'on vient de lire.

Saint Grégoire le Grand eut rejeté de pareils titres comme autant d'inventions diaboliques ; nous pouvons le constater par ses lettres à Jean le Jeûneur ; mais la papauté de saint Grégoire le Grand n'existait plus : elle avait cédé la place à une institution politico-ecclésiastique dont le pouvoir était l'unique préoccupation. Ignace, en flattant l'ambition de Nicolas, ne pouvait qu'avoir raison aux yeux de ce pape. Photius, qui s'en tenait à l'ancienne doctrine, qui regardait l'évêque de Rome uniquement comme premier évêque sans lui accorder aucune autorité personnelle, devait avoir tort.


- CHAPITRE IV -
LE SYNODE DE ROME DE 863


§ 1. — Nicolas prononce l'anathème contre Photius.

[304] Sans autre examen, Nicolas prononça l’anathème contre Photius dans un concile qu'il tint à Rome au commencement de l'année 863.

Nous le déclarons - dit-il - privé de tout honneur sacerdotal et de toute fonction cléricale, par l'autorité du Dieu Tout-Puissant, des apôtres saint Pierre et saint Paul, de tous les saints, des six conciles généraux et du jugement que le Saint-Esprit prononce par nous.

Collection des Conciles, par le P. Labbe, t. VIII.

Il osa, dans la sentence, accuser Photius lui-même des mauvais traitements dont Ignace avait été l'objet. C'était une calomnie, puisée dans les dénonciations des ennemis de Photius et qui a été répétée depuis par tous les écrivains romains qui ont eu à parler des différends entre ce patriarche et Nicolas.

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Nous n'avons point tenu compte de tout ce qui est raconté par les ennemis de Photius touchant les souffrances d'Ignace,
1) parce que ces détails ne font rien à la question principale ;
2) parce que ces récits sont empreints d'une évidente exagération ;
3) parce que Photius n'en doit pas être responsable vis-à-vis de l'Histoire.

Ignace ne s'est-il pas attiré la haine de l'empereur et de Bardas par son zèle trop peu prudent, par ses procédés à l'égard de Grégoire de Syracuse, par ses sentiments hostiles au gouvernement ? Ce sont là autant de questions sur lesquelles on ne pourrait l'innocenter complètement même à l'aide des récits de ses partisans. On peut même dire que ces récits passionnés le compromettent par leurs exagérations. Le refus qu'il fit de se démettre a provoqué contre lui les violences de la cour, nous ne le nions pas, quoique les détails de ces violences présentent un caractère peu propre à nous le faire admettre complètement.

Mais Photius a-t-il été complice de ces violences ? Nous répondons négativement. D'abord, parce que les écrivains impartiaux ne les lui attribuent d'aucune façon, et parce que lui-même a protesté, dans ses lettres à Bardas, contre les violences exercées contre ses adversaires. On peut lire dans sa correspondance ces lettres, dignes d'un grand et saint évêque. N'y aura-t-il que pour Photius qu'une correspondance intime ne sera pas un document digne de foi ? Les historiens romains prétendent qu'il a écrit ses lettres à Bardas par hypocrisie. Mais les écrivains impartiaux et indépendants qui les confirment étaient-ils aussi des hypocrites ? Croira-t-on que les ennemis déclarés de Photius aient eu seuls le privilège de dire la vérité en parlant de lui ? S'il faut juger l'homme sur le témoignage de ses ennemis, qui aura jamais été innocent ? Par ce système on prouverait que le Christ lui-même a été digne de mort.

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On voit, du reste, par tout ce que fit ce pape, qu'il était décidé à ne tenir compte, en faveur de Photius, d'aucune preuve, d'aucune considération. Pour lui, quelques moines, partisans d'Ignace, qui étaient venus à Rome, étaient une autorité plus grande qu'un concile composé de trois cent dix-huit évêques, d'un grand nombre d'ecclésiastiques et de moines, et délibérant en présence d'une foule immense de peuple.

[305] Il faut bien convenir que la conduite de Nicolas avait un tout autre motif que la défense d'Ignace ou la justice de sa cause. Il se croyait dépositaire de l’autorité divine et l'organe du Saint-Esprit. À ce titre, il s'attribuait tous les droits. Mais les conciles généraux qu'il invoquait pour appuyer sa condamnation avaient statué qu'un évêque ne pouvait être ni jugé ni condamné que par ses comprovinciaux, et ils n'avaient pas attribué à celui de Rome plus d'autorité qu'aux autres. Quant aux prétentions de Nicolas à l'autorité divine, on sait à quoi s'en tenir sur ce point, et ses raisonnements sont dignes de la thèse qu'il voulait établir.


§ 2. — Lettre de l’Empereur Michel à Nicolas, et réponse de celui-ci.

L'empereur Michel, en apprenant la décision du concile de Rome, écrivit à Nicolas une lettre pleine de menaces et de mépris, en l’an 864. [Dv. 159] Il va sans dire que les ennemis de Photius la lui attribuent sous prétexte que l'empereur ne songeait qu'à ses plaisirs. Cette raison, à leurs yeux, est démonstrative.

Nicolas répondit à l'empereur d'Orient une lettre fort longue, pleine de faits apocryphes, de faux raisonnements et des erreurs historiques les plus grossières. On voit, par cette lettre, que l'empereur avait [306] opposé aux prétentions papales une foule de faits qui réduisaient la primauté de l'évêque de Rome à ses justes proportions ; Nicolas les discute d'une manière superficielle ; ses raisonnements portent à faux, et il confond quelques démarches de circonstance avec la reconnaissance de l'autorité absolue qu'il s'attribuait. Voici un exemple de ses faux raisonnements :

Il faut observer que le concile de Nicée, non plus que tout autre concile, n'a accordé aucun privilège à l'Église romaine, laquelle savait que, dans la personne de Pierre, elle avait mérité les droits de tout pouvoir d'une manière complète, et qu'elle avait reçu le gouvernement de toutes les brebis du Christ.

Il appuie cette opinion sur un témoignage du pape Boniface.

Si, continue- t-il, on examine attentivement les décrets du concile de Nicée, on trouvera certainement que ce concile n'a concédé aucune augmentation à l'Église romaine ; mais que plutôt il a pris exemple sur elle dans ce qu'il accordait à l'Église d'Alexandrie.

Nicolas n'ajoute pas que le concile avait regardé l'autorité du siège romain sur les Églises suburbicaires comme fondée uniquement sur la coutume et non sur le droit divin ; il ne remarque pas non plus que si l'on accordait à l'Église d'Alexandrie une autorité analogue à celle de Rome, on convenait par là même que cette dernière n'avait rien de divin, puisqu'un concile ne peut accorder d'autorité divine.

C'est avec cette force de raisonnement que Nicolas répond à toutes les objections de son adversaire contre l'autocratie papale.

[307] Il termine en distinguant les deux domaines dans lesquels devaient agir le sacerdoce et l'empire. Si Michel avait besoin de savoir qu'il n'avait aucun droit sur les choses ecclésiastiques, la papauté elle-même ne devait-elle pas comprendre qu'elle n'avait aucun droit sur les choses temporelles ?

L'Église orientale devait protester contre les entreprises de Nicolas. Elles étaient contraires à l'ancien droit. Les ultramontains sont obligés d'en convenir, quoique d'une manière indirecte. Un écrivain qui se prétend historien de Photius, et qui n'a accepté comme véridiques que les assertions des ennemis déclarés de ce patriarche, a été obligé, par l'évidence, de s'exprimer ainsi :

Le schisme a mis au grand jour les doctrines relatives à la primauté du saint-siège. Jamais ses prérogatives n'ont été mieux établies que dans la lutte du pape Nicolas... contre les schismatiques photiens.

Jaeger, Histoire de Photius, liv. IV, p. 114, édit. 1854.

Peut-on croire que, jusqu'au neuvième siècle, il ne s'était présenté aucune occasion de mettre en évidence ces prérogatives, si elles eussent, en effet, appartenu au siège de Rome ? Les faits que nous avons exposés précédemment répondent assez éloquemment à cette question. Certes, des questions plus importantes que la déposition d'un évêque avaient été agitées entre l'Orient et l'Occident, depuis l'origine de l'Église, et ces questions, au lieu de mettre en relief l'autorité papale, l'avaient réduite à ses justes limites.

Mais, au neuvième siècle, les circonstances étaient changées ; la papauté avait sacrifié l'ancienne doctrine catholique à ses rêves ambitieux, et elle profitait de toutes les circonstances pour [308] faire passer en usage une autocratie spirituelle aussi contraire aux Saintes Écritures qu'à l'enseignement des Pères et des Conciles.

Fort de l'ancien droit, Photius regarda comme nulles les excommunications de Nicolas et continua à remplir ses devoirs épiscopaux avec un zèle et un dévouement que ses ennemis dénaturent avec une insigne mauvaise foi. Ils ne veulent voir en lui qu'une « bête féroce », unissant l'hypocrisie la plus profonde à une cruauté qui va jusqu'à l'extravagance, sans chercher à concilier ces deux caractères dans un seul homme, et des faits qui sont en complète contradiction. Mais Nicolas ne pouvait supporter ce mépris de son autorité souveraine, et il profita de la conversion des Bulgares pour recommencer la guerre contre Photius.

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En 866 l'empereur Michel fit tuer Bardas, et mit Basile, qui l'avait servi en cette circonstance, à la tête des affaires. On voit par la correspondance de Photius que ce patriarche avait reproché vivement à Bardas les violences qu'il exerçait contre Ignace et ses partisans. Lorsque Bardas fut mort, Photius écrivit à l'empereur pour le féliciter d'avoir échappé aux intrigues de Bardas. De ces lettres, rapprochées les unes des autres, il en résulte que Photius et Bardas n'étaient pas en rapports tellement intimes que l'on puisse attribuer au patriarche les violences du César. Mais cette conclusion ne convient pas aux ennemis de Photius qui veulent faire retomber sur ce dernier toutes les violences. Ils affirment donc que Photius fut assez lâche pour incriminer Bardas après sa mort, lorsqu'il l'avait lâchement adulé pendant sa vie et l'avait fait servir à ses vengeances. Des ennemis et des fanatiques peuvent écrire ainsi l'Histoire, mais de tels procédés ne peuvent provoquer que le dégoût dans les consciences honnêtes.


- CHAPITRE V -
LA QUESTION BULGARE


§ 1. — La conversion du Roi Bogoris V.

Les premières semences du christianisme avaient été jetées chez les Bulgares par les Grecs vers l'an 845. En 864, Photius contribua puissamment à la conversion du roi Bogoris V. (Phot. Epist., lib. I, epist. VIII), qui fut suivie de celle de tout son peuple. [309] II adressa même à ce roi une fort belle instruction sur les devoirs des princes.

Bogoris, en lutte avec les Germains et leur empereur Louis le Germanique, crut l'apaiser en demandant des prêtres latins pour instruire son peuple. Il envoya des ambassadeurs à Rome, en 860, peu de temps après l'illégale excommunication lancée contre Photius. Nicolas ne pouvait hésiter à profiter d'une aussi belle occasion d'étendre sa puissance en Orient. Il envoya donc des légats au roi des Bulgares avec une longue réponse aux consultations qu'il en avait reçues, sans se préoccuper de savoir si les faits contenus dans cette consultation étaient conformes à la vérité. Il n'oublia pas, dans ses réponses (V. ces réponses dans la Collection des Conciles par le P. Labbe, t. VIII), d'exalter outre mesure le siège de Rome et de rabaisser celui de Constantinople. Celui de Rome, d'après lui (Resp. LXXIII), est, par saint Pierre, la source de l’épiscopat et de l’apostolat, c'est pourquoi les Bulgares ne devaient accepter d'évêque que de Rome. C'est de Rome aussi qu'ils doivent recevoir la doctrine :

Saint Pierre, dit-il (Resp. CVI), vit toujours et préside sur son siège ; il donne la vérité de la foi à ceux qui la cherchent ; car la sainte Église romaine a toujours été sans tache et sans ride ; c'est celui-là qui l'a établie dont la confession de foi a été définitivement approuvée.


§ 2. — Les lettres des légats.

[Dv. 163] Le pape adjoignit à ses légats de Bulgarie trois autres légats pour Constantinople, et chargea ces derniers de huit lettres, datées du 13 novembre 866 ; elles sont autant de monuments d'orgueil (Epist. Nicol. IX et seq. dans la Collection des conciles au P. Labbe, t. VIII).
Il y menace Michel de faire [310] brûler ignominieusement la lettre qu'il lui avait adressée contre les prérogatives romaines, s'il ne la désavoue pas.
Il écrit au clergé de Constantinople qu'il dépose tous les adhérents de Photius, et qu'il rétablit les partisans d'Ignace.
- Il se plaint à Bardas de ce qu'il a trompé les belles espérances qu'il avait fondées sur sa piété ;
- il notifie à Ignace qu'il l'a rétabli sur son siège, et qu'il a anathématisé Photius et ses adhérents ;
- il flatte l'impératrice-mère Théodora et s'applaudit d'avoir pris la cause d'Ignace qu'elle soutenait elle-même ;
- il prie l'impératrice Eudoxie de prendre le parti d'Ignace auprès de l'empereur ;
- il engage tous les sénateurs de Constantinople à se séparer de la communion de Photius et à se déclarer pour Ignace.

Sa lettre à Photius, qui est la troisième de la collection, mérite une mention spéciale : il lui donne seulement le titre d'homme : « Nicolaus, etc., VIRO PHOTIO ». Il lui reproche d'avoir « violé avec impudence les vénérables canons, les définitions des Pères et les préceptes divins ». II l'appelle voleur, adultère ; il prétend qu'il a manqué à ses propres engagements ; qu'il a corrompu les légats ; qu'il a exilé les évêques qui refusaient d'entrer en communion avec lui ; il affirme qu'il peut l'appeler avec justice homicide, vipère, Cham, Juif. Il revient sur les canons de Sardique et les Décrétales de ses prédécesseurs, et finit enfin par le menacer de le frapper d'une excommunication qui durera jusqu'à la mort.

Une lettre si pathétique ne pouvait, comme on pense, produire qu'un effet : celui d'exciter Photius à condamner le pape.


- CHAPITRE VI -
LE CONCILE DE CONSTANTINOPLE EN 867


[Dv. 181] Les légats étant arrivés en Bulgarie, tous les prêtres grecs furent chassés de ce pays, et l'on reconnut comme [311] invalide le sacrement de Confirmation qu'ils y avaient administré. C'était lancer à l'Église orientale l'insulte la plus grossière, en foulant aux pieds les premiers principes de la théologie chrétienne.

Photius ne put tolérer ni cette erreur mêlée d'injure ni les entreprises de Nicolas. Il convoqua à Constantinople [867], un concile auquel il invita, non-seulement les patriarches et les évêques orientaux, mais trois évêques d'Occident qui s'étaient adressés à lui pour obtenir son appui contre le despotisme de Nicolas (Nous reviendrons sur sa circulaire). C'étaient l'évêque-exarque de Ravenne et les archevêques de Trêves et de Cologne.

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Nicolas était dans l'habitude de déposer les évêques, même des plus grands sièges, de sa propre autorité et malgré les canons qui ne les rendaient justiciables que des évêques comprovinciaux. La plupart ne tenaient aucun compte de ses condamnations. Les archevêques de Trêves et de Cologne répondirent à la sentence de Nicolas par une protestation dans laquelle ils lui disaient entre autres choses :

Sans concile, sans examen canonique, sans accusateur, sans témoins, sans nous convaincre par des raisons ou des autorités, sans avoir notre aveu, en l'absence des métropolitains et des évêques nos suffragants, vous avez prétendu nous condamner selon votre fantaisie, et avec une fureur tyrannique ; mais nous ne recevons point votre maudite sentence, éloignée de la charité d'un père et d'un frère ; nous la méprisons comme un discours injurieux ; nous vous rejetons vous-même de notre communion, puisque vous communiquez avec des excommuniés ; nous nous contentons de la communion de toute l'Église et de la société de nos frères que vous méprîtes et dont vous vous rendez indigne par votre hauteur et votre arrogance. Vous vous condamnez vous-même en condamnant celui qui n'observera pas les préceptes apostoliques que vous violez le premier, anéantissant autant qu’il est en vous les lois divines et les sacrés canons, et ne suivant pas les traces des papes vos prédécesseurs.

Photius n'écrivit pas à Nicolas avec la rude énergie de ces évêques occidentaux.

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Les légats des trois sièges patriarcaux de l'Orient, une foule d'évêques, de prêtres et de moines, les deux empereurs, le sénat, assistèrent à cette assemblée.

Les actes de ce concile furent cassés par celui qui fut tenu peu de temps après pour la réintégration d'Ignace. Ce fait, dont les écrivains occidentaux conviennent, n'a pas empêché plusieurs d'entre eux d'émettre l'idée ridicule que ce concile n'avait pas eu lieu et que Photius avait inventé et le concile et les actes.

Lors de ce concile, les lettres de Nicolas furent lues. [312] D'un avis unanime, on le reconnut indigne de l'épiscopat, et l'on prononça contre lui l'excommunication et l'anathème. Cette décision fut remise à Nicolas lui-même par Zacharie, métropolitain de Chalcédoine, et Théodore de Cyzique. Anastase le Bibliothécaire dit que sur mille signatures dont ce document était couvert, il n'y en avait que vingt et une d'authentiques. On sait ce que vaut le témoignage de cet homme. Un fait certain, c'est que le document fut connu en Orient ; que le concile de Constantinople, qui plus lard l'annula, ne regarda pas les signatures comme supposées. Ce fait en dit plus que le témoignage d'un écrivain menteur. La sentence du concile contre Nicolas était plus canonique que celle de ce dernier contre Photius, car elle n'était qu'une excommunication et non pas une déposition ; or, une Église a droit de séparer de sa communion ceux qu'elle juge coupables, et de ne plus les regarder comme évêques.


§ 1. — Avènement de l’Empereur Basile.

[Dv. 196] L'année même où Nicolas était excommunié, une révolution qui devait être funeste à Photius avait lieu à Constantinople. Michel était tué par Basile qu'il avait associé à l'empire. Le meurtrier de Bardas et de Michel devait se défier de Photius. [313] De plus, Photius refusa d'admettre le meurtrier à la communion. Il fut donc enfermé dans un monastère. Basile rétablit Ignace et envoya à Rome des ambassadeurs qu'il chargea des Actes du concile qui avait excommunié Nicolas.

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Les ennemis de Photius, qui se contredisent souvent dans leurs récits, ne s'accordent pas sur le temps et les circonstances de son exil. Anastase prétend que Basile, avant la mort de Michel, ne savait rien des discussions qui avaient existé entre Ignace et Photius, qu'il s'en instruisit lorsqu'il fut seul empereur et qu'il envoya à Rome deux députés, l'un choisi par Ignace et l'autre par Photius, afin de plaider la cause de chacun devant le pape. Qu'un des députés, celui de Photius, se noya en route ; que l'autre, en arrivant à Rome, trouva le pape Nicolas mort. Nicétas raconte au contraire que le lendemain même de la mort de l'empereur Michel, Basile fit enfermer Photius dans un monastère, afin de rétablir le patriarche légitime. Quelques écrivains occidentaux se sont hâtés d'accepter le récit de Nicétas afin de se donner l'occasion de nier l'authenticité du récit d'après lequel Photius se serait attiré la haine de Basile en lui refusant la communion à cause du meurtre qu'il avait commis. Il va sans dire que ces écrivains prétendent qu'un tel acte de courage pastoral n'était pas dans le caractère de Photius. Ce serait vrai si ce grand et savant évêque était tel qu'ils le peignent. Mais comme le caractère qu'ils lui attribuent est diamétralement opposé à son caractère réel, tel qu'il éclate dans ses actes authentiques et dans ses écrits, ils ne font que donner une preuve de plus de leur partialité.


§ 2. — Mort de Nicolas et avènement d’Adrien II.

Ce pape était mort et avait eu pour successeur Adrien II, qui assembla à Rome un concile (868) pour condamner de nouveau Photius. L'envoyé de l'empereur jeta à terre, en sa présence, les Actes du concile de Constantinople, les frappa de son épée et les foula aux pieds. Après celle action extravagante, il affirma que la signature de son maître qui s'y trouvait était fausse ; que le concile n'avait été composé que de quelques évêques qui se trouvaient, en cette circonstance, à Constantinople (en admettant cette assertion comme vraie, il s'ensuivrait que les autres signatures auraient été recueillies en dehors du concile et sous forme d'adhésions. Elles n'en auraient ainsi que plus de valeur, puisque les signataires n'auraient agi ainsi qu'avec une plus grande liberté) ; que les autres signatures, au nombre de mille, étaient fausses. On a bien le droit de suspecter la sincérité de ce fanatique. S'il était vrai que les signatures fussent fausses, c'était en Orient et non à Rome qu'on pouvait le vérifier. Au lieu de s'assurer d'un fait aussi facile à constater, le concile de Rome décida que les Actes seraient brûlés.

Un tel procédé donne naturellement à penser qu'il sembla [314] plus facile de brûler les Actes que d'en prouver la fausseté.

Adrien II ne manqua pas, en cette occasion, de relever l'autorité de l'évêque de Rome. « Le pape, dit-il dans son concile (Collect. des conciles, par le P. Labbe, t. VIII), juge tous les évêques, mais nous ne lisons point que personne l'ait jugé ». Il mentionne bien la condamnation d'Honorius, mais il prétend que l'anathème dont il fut frappé ne fut légitime que parce qu'il avait été prononcé préalablement par le siège de Rome lui-même ; cette assertion est contraire à la vérité, comme nous l'avons vu précédemment. Au lieu de condamner Honorius, le siège de Rome avait essayé de le défendre ; il ne le mentionna pas d'abord parmi ceux qu'il fallait condamner, et ce ne fut qu'après la condamnation prononcée par le Concile qu'il se décida aussi à lui dire anathème.

Avant de se séparer, les membres du concile de Rome foulèrent aux pieds les actes qui anathématisaient Nicolas, et les jetèrent ensuite dans un grand feu.

Après cette expédition, les ambassadeurs de Basile retournèrent à Constantinople, accompagnés de trois légats du pape Adrien. Ceux-ci étaient porteurs de deux lettres, l'une adressée à l'empereur, l'autre à Ignace :

Nous voulons - écrit-il à l'empereur - que vous fassiez célébrer un concile nombreux qui sera présidé par nos légats, et dans lequel on jugera les personnes selon leurs fautes ; que dans ce concile on brûle publiquement tous les exemplaires (les écrivains ennemis de Photius racontent cependant qu'il n'existait qu'un exemplaire de ce concile, caché soigneusement par Photius qui en aurait inventé les actes, lequel exemplaire aurait été saisi, apporté à Rome et brûlé dans le concile de cette ville) du faux concile tenu contre le saint-siège, et [315] qu'il soit défendu d'en rien conserver, sous peine d'anathème.

Adrien réclame ensuite des prêtres romains qui étaient allés à Constantinople porter plainte à Photius contre le pape Nicolas. La lettre à Ignace est une instruction sur la manière de traiter les ecclésiastiques qui s'étaient déclarés pour Photius et qui abandonneraient son parti. Adrien joignit à ces lettres un formulaire qui devait être signé par tous les membres du concile, et dans lequel on s'engageait à le reconnaître pour souverain pontife et pape universel.


- CHAPITRE VII -
LE CONCILE DE CONSTANTINOPLE EN 869, ET LA DÉPOSITION DE PHOTIUS


§ 1. — Les sessions du concile.

[Dv. 213] Le concile fut ouvert à Constantinople, dans l'église de Sainte-Sophie, le 5 octobre 869. Les trois légats du pape, Ignace, Thomas, évêque de Tyr, soi-disant représentant du patriarche d'Antioche, et le prêtre Élie, soi-disant représentant de celui de Jérusalem, prirent séance. On fit entrer les évêques qui s'étaient déclarés contre Photius. Ils étaient au nombre de douze. Ils furent admis à prendre séance, et formèrent tout le concile à la première session.

À la deuxième, dix des évêques adhérents de Photius entrèrent pour demander pardon de leur faute. On la leur accorda sans délai, et ils prirent séance avec les autres. Onze prêtres, neuf diacres et sept sous-diacres imitèrent les dix évêques, et on leur pardonna de même.

Deux nouveaux évêques arrivèrent au concile pour la troisième session, de sorte que l'assemblée était composée de vingt-quatre évêques, sans compter les présidents.

À la quatrième session, deux évêques, ordonnés par l'ancien patriarche Méthodius, demandèrent à défendre le patriarche Photius, avec lequel ils déclaraient rester en communion. Le concile refusa de les entendre. Le patrice Bahaner s'opposa à cette décision, au nom du sénat de [316] Constantinople. Les légats du pape la maintenaient, pour ce motif : que le pape avait prononcé souverainement, et qu'il n'était plus permis d'examiner la cause de Photius. Mais, obligés de céder, ils ajoutèrent : « Qu'ils entrent et qu'ils entendent lire la définition synodique et le jugement du pape Nicolas. Ils cherchent des excuses et ils ne veulent que fuir le jugement.
— Mais, dit le sénat, s'ils le fuyaient, ils ne crieraient pas : Qu’on nous juge ! ils se retireraient.
— Qu'ils entrent, ajoutèrent les légats, mais qu'ils restent là-bas à la dernière place ».
Le sénat demanda que l'on admit encore trois ou quatre évêques du parti de Photius. « Nous y consentons, dirent les légats, mais à condition qu'ils déclareront qu'ils représentent tous les autres, et qu'ils n'entreront que pour entendre la lettre du pape Nicolas ».

Il était donc évident que Rome n'avait provoqué la tenue de ce concile que pour y faire consacrer sa prétendue autorité universelle et souveraine.

Les évêques partisans de Photius, voyant que le concile ne voulait pas les entendre, s'étaient retirés. Les deux premiers seulement étaient restés, offrant de prouver, si l'empereur donnait des saufs-conduits et leurs témoins, que Nicolas avait communiqué avec eux lorsque Photius les avait envoyés à Rome comme ses mandataires.

Les saufs-conduits ne furent point accordés.

À la cinquième session, on amena de force Photius, qui ne répondit que par quelques mots pleins de dignité, pour faire comprendre au concile qu'il le récusait et qu'il ne répondrait point aux accusations dont il était l'objet. À ses yeux, trente-trois évêques réunis par ordre de l'empereur, son ennemi, ne pouvaient prétendre casser la sentence [317] des trois cent dix-huit évêques qui l'avaient proclamé patriarche légitime.

Dans la sixième session, le syncelle Élie s'attacha à prouver que la démission donnée par Ignace était nulle. Ce fait est grave ; car il confirme ce que Photius avait écrit à Nicolas, que son prédécesseur avait quitté sa dignité ; il atteste en même temps qu'Ignace avait compris son devoir dans les circonstances difficiles où il se trouvait ; qu'il avait d'abord imité les grands évêques, lesquels ont toujours préféré quitter une dignité qui leur était ravie, même injustement, que de troubler leur Église. Abandonné à lui-même, Ignace était trop vertueux pour ne pas imiter cette conduite ; mais, par suite de la faiblesse de son caractère, il devint le jouet de quelques intrigants et des projets ambitieux des papes, qui abritèrent sous sa vertu leurs mauvais desseins.

Quelques évêques partisans de Photius furent introduits à la sixième session, où se trouva l'empereur. Après les discours prononcés contre eux et contre leur patriarche, l'empereur leur dit : « Que vous en semble ? » Ils dirent : « Nous répondrons. » Et l'un d'eux, Anthymius, de Césarée en Cappadoce, ajouta : « Seigneur, nous connaissons votre justice et votre bonté, donnez-nous sûreté par écrit pour proposer librement notre justification, et nous espérons montrer que ces accusations sont de vains discours ».

Ces paroles si modestes irritèrent l'empereur, qui ne donna pas l'écrit demandé. Les légats du pape, aussi bien que l'empereur, refusèrent d'entendre aucune justification. Ils regardaient Photius et ses adhérents comme irrévocablement condamnés par Nicolas, quoique la sentence de ce pape fût anti-canonique et arbitraire ; les légats [318] répétaient, à tout propos, sur un ton de colère : « Qu'il ne fallait pas entendre des hommes condamnés ; qu'on devait les chasser de l'assemblée dès qu'ils n'y venaient pas pour avouer leur faute et demander pardon ». Les partisans d'Ignace étaient eux-mêmes exposés aux paroles amères des légats dès qu'ils refusaient de signer le fameux formulaire apporté de Rome.

Photius et Grégoire de Syracuse furent amenés à la septième session. Un officier de la cour leur ayant demandé, au nom des légats, s'ils voulaient signer: « S'ils avaient entendu ce que nous avons dit précédemment, répondit Photius, ils ne nous feraient pas cette question. Qu'ils fassent eux-mêmes pénitence du péché qu'ils ont commis ». Cette réponse irrita les légats, qui accablèrent Photius de paroles grossières, selon leur usage. Le même officier demanda encore à Photius ce qu'il avait à répondre : « Je n'ai rien à répondre à des calomnies, » dit-il.

Les évêques partisans de Photius furent de nouveau sollicités, mais en vain, de se séparer de lui. L'évêque d'Héraclée répondit même, en montrant Photius : « Que celui qui anathématise cet évêque soit anathème ! » Les autres montrèrent une égale énergie. Ils insistèrent sur la demande qu'ils avaient déjà faite de jouir de toute liberté pour se défendre.

L'empereur ne leur opposait qu'une fin de non-recevoir, en disant que le concile représentait l'Église, puisque les cinq patriarches y étaient représentés. Or les patriarches d'Antioche et de Jérusalem n'avaient que de faux représentants. Le patriarche d'Alexandrie ne fut représenté qu'à la neuvième session. Dans sa lettre à l'empereur, il déclarait ne rien savoir des discussions et s'en rapporter à ce que ferait l'empereur avec ses évêques et son clergé. Son envoyé fut désavoué depuis.

L’Empereur ne voulait pas voir qu'un évêque, un moine et un prêtre qui prétendaient [319] représenter les trois patriarches d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, sans qu'aucun autre évêque de ces patriarcats fût présent, et sans que l'on pût communiquer avec les patriarches eux-mêmes, n'offraient aucune garantie. Les partisans de Photius répondaient que les canons, depuis les apôtres, formaient une tout autre autorité ; que les prétendus représentants des cinq patriarcats ne formaient pas l'Église, laquelle au contraire parlait au moyen des canons suivis depuis les apôtres.

La session finit par des anathèmes à Photius et à ses partisans. Dans la suivante, on brûla en plein concile tous les papiers qui pouvaient appuyer ceux qui avaient pris le parti de Photius contre Ignace. Enfin, on termina le concile par des canons et une profession de foi. Les actes furent signés par cent deux évêques. C'était peu, surtout quand on réfléchit que le patriarcat de Constantinople en contenait alors plus de six cents, et que l'empereur Basile avait usé de toute son influence pour former un concile nombreux. L'immense majorité des évêques ne prit aucune part à ce qui se passait à Constantinople ; quelques amis zélés de Photius furent les seuls qui se décidèrent à se rendre à l'assemblée pour protester contre ce qui s'y faisait et mettre l'empereur en demeure de leur garantir toute liberté pour la défense.

§ 2. — Le silence d’Ignace.

Un fait digne d'être remarqué et qui a par lui-même la plus haute signification, c'est qu'Ignace, qui présidait à côté des légats de Rome, garda le plus profond silence pendant toute la durée du concile. On discutait devant lui une foule de questions sur lesquelles il pouvait seul donner des renseignements positifs, comme celles de sa démission et des circonstances qui l'avaient accompagnée, des [319] procédés de Photius à son égard, et tant d'autres. Ignace laissait discuter en sens contraire, sans dire un mot qui pût éclairer les débats. Ne doit-on pas conclure de ce silence qu'il ne savait quel parti prendre en présence des faits tels qu'ils s'étaient passés, et des motifs spécieux sous lesquelles légats romains et quelques intrigants couvraient leurs récits mensongers ?

Quelle que soit l'opinion que l'on se forme sur ce silence, il nous semble qu'il ne peut être apprécié que d'une manière favorable à Photius et à ses récits sur tout ce qui s'était passé. En effet, on se demande naturellement pourquoi Ignace ne dit pas formellement qu'il n'avait pas donné sa démission, ou qu'elle lui avait été arrachée par violence, puisque c'était le point fondamental de toute la question. On peut donc affirmer qu'il s'était réellement démis de son siège, librement et consciencieusement ; mais que Nicolas n'ayant pas voulu, comme il le dit lui-même, accepter celte démission, des hommes ambitieux et ennemis personnels de Photius, l'engagèrent à revenir sur sa détermination , en lui présentant comme un motif légitime la protestation du patriarche de Rome contre sa démission.


§ 3. — La signature du Formulaire romain.

[Dv. 212] Mais, tout en suivant l'impulsion de Rome en ce qui concernait sa réintégration sur le siège de Constantinople, [321] Ignace ne se montra pas disposé à se soumettre à toutes ses exigences, comme on le voit par l'affaire de la signature du Formulaire romain et par la conférence qui eut lieu après le concile, touchant l'Église de Bulgarie.

On doit remarquer que les Actes de ce concile de Constantinople, classé par Rome au nombre des conciles œcuméniques, ne sont connus que par Anastase le Bibliothécaire. Les actes authentiques furent enlevés aux légats par les Slaves lorsqu'ils revenaient de Constantinople et qu'ils furent dévalisés par ces peuplades. Anastase prétendit avoir une copie exacte des actes qu'il traduisit en latin à Rome. C'est donc au témoignage de cet homme que l'on s'en rapporte en tout ce qui concerne ce concile. Si les actes tels qu'il les a donnés sont si favorables - au fond - à Photius, ne peut-on pas penser qu'ils le seraient encore plus, s'ils étaient absolument dignes de foi ?

Plusieurs membres du concile, par haine contre Photius plutôt que par conviction, avaient signé le Formulaire romain, qui asservissait toute l'Église au siège de Rome. Ils s'étaient soumis à cette exigence, afin de ne pas rendre impossible une assemblée de laquelle ils attendaient des résultats conformes à leurs désirs secrets. L'assemblée terminée, ils adressèrent à l'empereur et à Ignace des réclamations touchant leurs signatures, et demandèrent qu'elles ne fussent pas envoyées à Rome. De plus, ils protestaient contre la signature des légats qui n'avaient signé que d'une manière restrictive, en réservant l'approbation du pape. De cette manière, l'évêque de Rome conservait la liberté d'approuver ou de casser, à sa volonté, ce qui avait été fait.

On ne pouvait revenir sur cette clause restrictive ; mais l'empereur, pour se tirer d'embarras à propos du Formulaire, le fit enlever de la maison des légats, et pendant leur absence, toutes les signatures que l'on y put trouver. Les légats protestèrent, mais en vain. Ignace ne blâma point cet acte de l'empereur, et prouva, dans la conférence touchant la Bulgarie, qu'il n'était point partisan de la doctrine contenue dans le Formulaire.


§ 4. — L’allégeance de l’Église bulgare.

[Dv. 222] Les Bulgares ayant appris qu'un concile avait lieu à Constantinople, y envoyèrent des députés pour savoir si leur Église devait dépendre de Rome ou de Constantinople (V. Vit. Pap. Hadr. et Epist. Hadr. dans la Collection du P. Labbe, t. VIII). L'empereur convoqua les légats de Rome et [322] d'Orient pour répondre à cette question en présence d'Ignace : « Comme nous avons nouvellement reçu la grâce du baptême, dirent les Bulgares, nous craignons de nous tromper ; c'est pourquoi nous vous demandons, à vous qui représentez les patriarches, à quelle Église nous devons être soumis ».

Le pape Nicolas avait répondu à cette question, mais sa décision n'était regardée que comme celle d'un seul patriarche. Les légats de Rome prétendaient qu'elle était souveraine et qu'on ne devait pas s'en écarter. Les légats d'Orient ne furent pas de cet avis ; les Romains protestèrent qu'ils n'avaient pas mission d'examiner la question soulevée par les Bulgares. Malgré cette fin de non-recevoir, les légats orientaux jugèrent qu'il fallait la décider :
« Sur qui avez-vous conquis les provinces que vous habitez, dirent-ils aux Bulgares, et quelle Église y était alors établie ?
— Nous les avons conquises sur les Grecs, répondirent ceux-ci, et le clergé grec y était établi.
— Donc, conclurent les légats, votre Église relève des Grecs, c'est-à-dire du patriarcat de Constantinople.
— Mais, depuis trois ans, dirent les légats du pape, Rome y a envoyé des prêtres latins ».

Cette prescription de trois ans ne pouvait, aux yeux des légats, l'emporter sur la possession ancienne, et ils décidèrent que l'Église de Bulgarie devait être sous la juridiction du patriarche de Constantinople. Ignace fut du même avis ; mais les légats romains affirmèrent que le saint-siège de Rome ne les avait pas choisis pour juges : « Lui seul, ajoutèrent-ils, a le droit déjuger toute Église. Il méprise votre avis aussi facilement que vous le donnez légèrement ». Lorsqu'il s'agissait de condamner Photius, cet avis avait une tout autre valeur à leurs yeux. Ils cassèrent le jugement rendu et supplièrent Ignace de ne pas mépriser les droits [323] du saint-siège, qui lui avait rendu les siens. L'empereur, témoin des prétentions des légats, en fut irrité. Ceux-ci partirent peu après et furent pillés en route par les Slaves, qui leur enlevèrent les actes authentiques du concile.

En conséquence de la décision des légats d'Orient, les Bulgares congédièrent l'évêque et les prêtres que Rome leur avait envoyés [Dv. 224], et reçurent un évêque et des prêtres grecs. Adrien, l'ayant appris, écrivit à l'empereur d'Orient une lettre dans laquelle il menaçait d'excommunication Ignace et les évêques qu'il enverrait en Bulgarie. On ne possède qu'un fragment d'une lettre d'Adrien II à Ignace [Dv. 225-226]. Il lui parle comme un supérieur à un inférieur, lui reproche de violer les canons tels qu'ils étaient reçus à Rome, et lui dit d'un ton menaçant qu'une conduite analogue a causé la chute de Photius.

De telles lettres font assez comprendre que Rome avait poursuivi le rétablissement d'Ignace, non pas par amour de la justice, mais pour se procurer l'occasion de faire acte de souveraineté en Orient. La lecture attentive des documents ne peut laisser aucun doute à cet égard. Ignace, aux yeux du pape, était aussi coupable que Photius, dès qu'il ne se soumettait pas à cette souveraineté.


§ 5. — Mort d’Adrien II ; sacre de Jean VIII.

Adrien II mourut au mois de novembre 872 et eut pour successeur Jean VIII. Ce pape prit fort à cœur l'affaire de Bulgarie. Il écrivit deux fois à Ignace pour le sommer de renoncer à toute juridiction sur cette Église. L'empereur Basile (878) lui ayant demandé des légats pour travailler à apaiser les troubles religieux qui régnaient en Orient depuis le rétablissement d'Ignace, Jean VIII profita de cette occasion pour adresser à Ignace une troisième lettre [324] dans laquelle il s'exprimait ainsi :

Nous vous faisons cette troisième monition canonique (le mot anti-canonique eût été mieux choisi), par nos légats et par nos lettres ; par elle, nous vous ordonnons d'envoyer sans délai en Bulgarie des hommes actifs qui parcourent tout le pays et ramènent tous ceux qu'ils y trouveront ordonnés par vous ou par ceux de votre dépendance, en sorte que, dans un mois, il ne reste ni évêques ni clercs de votre ordination [Dv. 229] ; car nous ne pouvons souffrir qu'ils infectent de leur erreur cette nouvelle Église que nous avons formée. Si vous ne les retirez dans le délai fixé - dit-il - et si vous ne renoncez à toute juridiction sur la Bulgarie, soyez privé de la communion du corps et du sang du Seigneur jusqu'à ce que vous obéissiez. Un délai de deux mois, à dater de la réception de cette lettre, vous est accordé. Si vous demeurez opiniâtre dans votre indiscipline et votre usurpation, par le jugement de Dieu tout-puissant, et par l'autorité des bienheureux princes apôtres, et par la sentence de Notre Médiocrité, soyez privé et déposé de la dignité du patriarcat, que vous avez reçue par notre faveur.

Joann. Pap. VIII. Epist., dans la Collection du P. Labbe, t. IX.

Ainsi, pour usurper la juridiction sur l'Église de Bulgarie, le pape ne craint pas de frapper, ipso facto, d’excommunication et de déposition un patriarche s'il n'obéit pas à ses ordres ! A-t-on remarqué de pareils procédés dans les papes des huit premiers siècles !

Mais les évêques d'Orient n'étaient décidés ni à reconnaître la souveraineté papale, ni à obéir à ses ordres anticanoniques. Ceux qui s'étaient montrés favorables à Ignace y étaient aussi opposés que les partisans de Photius.

Jean VIII écrivit aux évêques et aux clercs grecs de [325] Bulgarie une lettre plus dure encore que celle adressée au patriarche Ignace, et qui commence ainsi : « À tous les évêques et autres clercs grecs, envahisseurs du diocèse de Bulgarie, et excommuniés par le présent acte ». Il leur donne trente jours pour obéir à ses ordres, et promet aux évêques de leur donner d'autres sièges s'ils quittent ceux qu'ils occupent.

C'était bien là agir en souverain absolu. Jean écrivit aussi au roi bulgare et au comte Pierre, qui avait été envoyé à Rome du temps du pape Nicolas. Le fond de ces lettres, c'est qu'il ne faut rien recevoir que de l'Église romaine, parce qu'elle est la source de la vraie doctrine. Toutes ces missives furent remises aux légats Paul et Eugène.

Lorsque ces envoyés arrivèrent à Constantinople, Ignace était mort (878), et Photius occupait le siège patriarcal pour la seconde fois (nous n'avons point à raconter les actes de Photius pendant son exil. Nous renvoyons donc seulement à ses lettres ceux qui voudront avoir des preuves multipliées de sa douceur, de sa charité et de l'habileté avec laquelle il regagna les bonnes grâces de l'empereur Basile [Dv. 233]. Ces documents répondent plus que suffisamment aux récits haineux de ses ennemis, récits dans lesquels le ridicule le dispute à l'atroce, et qui ne démontrent, pour tout homme impartial, qu'une seule chose : la haine aveugle de ceux qui les ont composés).

Les légats, après quelques difficultés, reconnurent Photius pour patriarche, et dirent même que le pape Jean les avait envoyés à Constantinople avec la mission d'anathématiser Ignace et de rétablir Photius. Celui-ci et l'empereur Basile envoyèrent au pape des ambassadeurs et des lettres (parmi ces lettres, il y en avait une d'Ignace qui, près de mourir, priait le pape de reconnaître Photius pour patriarche légitime [Dv. 246]. On pense bien que les ennemis de Photius assurent que cette lettre était fausse, mais sans pouvoir le prouver). Jean en fut averti et se montra très-disposé [326] à pacifier l'Église de Constantinople, et à recevoir favorablement les lettres et les envoyés (V. les Lettres du pape Jean VIII dans la Collection du P. Labbe, t. IX). C'est ce qui eut lieu en effet, et il les renvoya avec des lettres pour l'empereur et pour Photius.


§ 6. — Jean VIII reconnaît Photius comme patriarche.

Ces lettres de Jean VIII contiennent la réponse la plus péremptoire à toutes les calomnies des ennemis de Photius : « Considérant - dit-il à l'empereur - l'unanimité avec laquelle tous les patriarches et les évêques, même ceux qui avaient été ordonnés par Ignace, avaient acquiescé à l'élection de Photius, il consentait à le reconnaître pour patriarche ».

Comme Photius n'avait point attendu cette reconnaissance de Rome pour remonter sur son siège, et qu'il avait regardé comme non avenu le concile assemblé contre lui, le pape s'étend fort longuement sur cette considération : que souvent la nécessité exempte de l'observation des règles ; il passe donc par-dessus ces difficultés de forme, d'autant plus que les légats de son prédécesseur n'avaient signé les actes du concile que d'une manière conditionnelle et sauf l'approbation du pape ; il entre dans le détail des conditions auxquelles il reconnaît Photius : il assemblera un concile pour demander pardon d'être remonté sur son siège sans une sentence d'absolution ; il renoncera à toute juridiction sur la Bulgarie, et il recevra dans sa communion tous les évêques ordonnés par Ignace. Quant à ceux de ces derniers qui refuseraient d'entrer en communion avec Photius, il les menace d'excommunication.

Ces derniers évêques étaient en fort petit nombre. Le pape écrivit aux trois principaux, Métrophane, Stylien et Jean, pour les menacer d'excommunication, et il chargea [327] ses légats, porteurs de ses lettres, d'excommunier tous ceux qui refuseraient de reconnaître Photius pour patriarche légitime, défendant à tous, quels qu'ils fussent, d'ajouter foi aux calomnies répandues contre ce patriarche.

C'est sans doute par respect pour ces prescriptions du pape que les écrivains romains ont répété comme à l'envi ces calomnies des Métrophane, des Stylien, des Nicétas et des autres ennemis acharnés de Photius, et qu'ils n'ont voulu voir dans la correspondance intime de ce grand homme que fourberie et hypocrisie. Ils ont cherché, par tous les moyens possibles, à atténuer l'importance des lettres de Jean VIII ; le cardinal Baronius, dans ses Annales, est allé jusqu'à prétendre que la faiblesse féminine de Jean en cette circonstance a donné occasion à la fable de la papesse Jeanne. Chacun sait que Jean VIII, loin d'être faible de caractère, poussait l'énergie jusqu'à la rudesse ; mais tous les moyens sont bons, pour les écrivains romains, lorsqu'ils veulent se débarrasser des faits et même des papes dont les actes ne peuvent s'encadrer régulièrement dans leurs récits systématiques.

Les légats et les lettres du pape étant arrivés à Constantinople, on y convoqua un concile où se trouvèrent trois cent quatre-vingt-trois évêques, avec Élie, représentant du patriarche de Jérusalem (Collect. des conciles du P. Hardouin, t. VI).


- CHAPITRE VIII -
LE CONCILE DE CONSTANTINOPLE EN 879


§ 1. — La modification des lettres de Jean VIII.

Les lettres de Jean étaient remplies des nouvelles doctrines de la papauté. Ce pape y prétendait avoir, de droit divin, la sollicitude de toutes les Églises, et remplacer saint Pierre auquel Jésus-Christ a dit : « Pais mes brebis ». Il prétend qu'on l'a prié d'admettre Photius dans la dignité du patriarcat et même dans l'ordre ecclésiastique ; il l'admet [328] quoiqu'il ait usurpé l'épiscopat sans l'avis du saint-siège et à condition qu'il demandera pardon en plein concile ; il lui donne l'absolution en vertu de la puissance qu'il a reçue de Jésus-Christ par saint Pierre, de lier et de délier tout sans exception. Il ordonne que Photius renonce à toute juridiction sur la Bulgarie ; il lui défend d'y faire aucune ordination. Dans toutes ses lettres il donne des ordres et prétend exercer une souveraineté absolue et d'origine divine.

De telles prétentions n'étaient pas reconnues par l'Orient, qui s'en tenait à la doctrine des huit premiers siècles au sujet de la papauté. On comprit que si on lisait de telles lettres au concile, toute espérance de pacification serait rompue. On ne conserva donc que le fond de ces missives ; on en ôta toute expression blessante et ce qui pouvait donner à penser que le pape voulait être souverain de l'Église. On y ajouta les formules d'éloges usitées en Orient. Ces lettres furent ainsi refaites, « apparemment, comme dit Fleury (Fleury, Hist. Eccl., liv. LIII, § XIII), de concert avec les légats, qui en entendirent la lecture sans s'en plaindre ».

[Dv. 258-263] Le premier de ces légats, le cardinal Pierre, ayant dit : » Recevez-vous la lettre du pape ? » Le concile répondit : « Nous recevons tout ce qui regarde l'union avec Photius et l'intérêt de l'Église, mais non pas ce qui regarde l'empereur et ses provinces ». Par ces paroles, le concile rejetait les prétentions du pape sur la Bulgarie. D'après cette disposition unanime de près de quatre cents évêques d'Orient, on comprend quelles réclamations auraient excitées les lettres du pape, si les légats n'avaient pas eu la prudence de les [329] modifier de concert avec Photius.

On avait conservé en Orient ce principe, suivi par les conciles œcuméniques : que les circonscriptions ecclésiastiques devaient suivre celles des empires. La Bulgarie étant une ancienne province grecque devait donc relever du patriarche grec, et non du patriarche latin.

Le cardinal Pierre ayant demandé que les adversaires de Photius qui avaient été exclus fassent rappelés, Photius répondit : « L'empereur n'en a exilé que deux, et encore pour des causes non ecclésiastiques ; nous le prions de les rappeler.
— Comment le patriarche Photius est-il remonté sur son siège ? » demanda Pierre.
— Le concile répondit : « Du consentement des trois patriarches, à la prière de l'empereur, ou plutôt en cédant à la violence qui lui fut faite et aux prières de toute l'Église de Constantinople.
— Quoi ! ajouta Pierre, n'y a-t-il pas eu de violences de la part de Photius ? N'a-t-il pas agi tyranniquement ?
— Au contraire, dit le concile, tout s'est passé avec douceur et tranquillité.
— Dieu soit béni ! » reprit le cardinal Pierre.

Ainsi, près de quatre cents évêques, en présence des envoyés du pape et en public, confondent les quelques calomniateurs de Photius, et ces calomniateurs sont encore acceptés, en Occident, comme des écrivains dignes de foi ; même lorsque leurs récits fournissent des preuves [330] multipliées d'une haine qui va jusqu'au délire et à l'absurde !

Lorsque le cardinal Pierre eut fini ses questions, Photius prit la parole et s'exprima ainsi :

Je vous le dis devant Dieu, je n'ai jamais désiré ce siège ; la plupart de ceux qui sont ici le savent bien. La première fois, j'y montai malgré moi, répandant beaucoup de larmes, après m'en être longtemps défendu, et par suite d'une violence insurmontable de l'empereur qui régnait alors, mais du consentement des évêques et du clergé, qui avaient donné leurs signatures à mon insu. On me donna des gardes...

Le concile l'interrompit pour dire :

Nous le savons tous, ou par nous-mêmes, ou par des témoins qui nous l'ont appris.
— Dieu a permis, continua Photius, que je fusse chassé. Je n'ai point cherché à rentrer. Je n'ai point excité de séditions. Je suis resté en repos, remerciant Dieu, et soumis à ses jugements, sans importuner les oreilles de l'empereur, sans désir ni espérance d'être rétabli. Dieu, qui opère les miracles, a touché le cœur de l'empereur, non à cause de moi, mais à cause de son peuple ; il m'a rappelé de mon exil. Mais tant qu'Ignace, d'heureuse mémoire, a vécu, je n'ai pu me résoudre à reprendre mon siège, malgré les exhortations et les instances que plusieurs me faisaient à ce sujet.

Le concile dit :

C'est la vérité.
— J'ai voulu - continua Photius - affermir la paix avec Ignace, en toutes les manières. Nous nous sommes vus dans le palais ; nous nous sommes jetés aux pieds l'un de l'autre, et nous nous sommes pardonné mutuellement. Lorsqu'il [331] tomba malade, il m'appela ; je le visitai plusieurs fois et je lui donnai toutes les consolations dont je fus capable. Il me recommanda les personnes qui lui étaient les plus chères, et j'en ai pris soin. Après sa mort, l'empereur me fit des instances particulières et publiques ; il vint lui-même me trouver pour m'engager à me rendre aux désirs des évêques et du clergé. J'ai cédé à un changement si miraculeux pour ne pas résister à Dieu.

Le concile dit : « II en est ainsi ». De telles paroles prononcées en public, et dont la vérité est attestée par près de quatre cents évêques, n'ont-elles pas plus de valeur que toutes les diatribes d'ennemis passionnés ?

Dans les sessions suivantes, les légats des sièges patriarcaux d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem donnèrent des preuves parfaitement authentiques que leurs patriarches avaient toujours été en communion avec Photius ; que les prétendus légats qui avaient assisté au concile de 869, sous Adrien, et qui avaient adhéré à la condamnation de Photius, n'étaient que des envoyés des Sarrasins, comme Photius lui-même l'avait écrit dans sa protestation contre cette assemblée. En conséquence, ce concile fut anathématisé par les légats de Rome, par ceux des autres sièges patriarcaux de l'Orient, et par tous les évêques présents (les Romains ne font pas moins de ce concile le « huitième œcuménique »).


§ 2. — Les actes du Concile.

Les actes du concile de l'année 879 sont aussi dignes et aussi élevés que ceux du concile de 869 sont passionnés et indignes de véritables évêques. Les légats d'Adrien ressemblaient plutôt à des énergumènes qu'à des juges, si nous nous en rapportons aux actes conservés par [332] Anastase le Bibliothécaire ; les légats de Jean, au contraire, montrèrent en toutes choses autant de sagesse que de modération.

Les actes du concile de 879 se sont trouvés en original, à Rome même, avec toutes les signatures authentiques, y compris celles des légats de Rome ; et pourtant, les historiens ecclésiastiques d'Occident cherchent à donner à penser qu'ils ont pu être altérés.
- D'un autre côté, les actes du concile de 869 furent perdus par les légats romains, et on ne les connaît que par Anastase le Bibliothécaire, qui prétendit en avoir une copie ; et les historiens ecclésiastiques d'Occident ne veulent pas que l'on doute de leur authenticité ? Est-ce là de l'impartialité ?
- Si les actes du concile de 879 étaient venus de l'Orient à l'Occident, on pourrait avoir quelque prétexte d'en contester l'authenticité ; mais ils ont été trouvés à Rome, et c'est des archives de Rome qu'on les a tirés pour les donner au public.

Pendant leur séjour à Constantinople, les légats de Jean virent plusieurs fois Métrophane, un des ennemis les plus ardents de Photius et un des écrivains qui servent de guides aux écrivains romains dans leurs récits ; ils l'engagèrent à leur fournir des preuves contre Photius ; ils n'en purent tirer que de vaines paroles. Ils le citèrent au concile, mais il refusa de s'y présenter sous le faux prétexte de maladie. « Il n'est pas si malade, dirent les légats, qu'il ne puisse beaucoup parler pour ne rien dire ». Sur son refus de comparaître, ils le frappèrent d'anathème.


- CHAPITRE IX -
LA PAPAUTÉ, SOURCE DE LA DIVISION


§ 1. — Divergence entre l'Orient et l'Occident.

Des faits qui viennent d'être exposés, il résulte que la papauté, au neuvième siècle, a voulu régner sur l'Église, se donner comme le souverain pontificat, le centre [333] de l'unité et le gardien de l'orthodoxie. (…) L'union étant rétablie, du moins en apparence, entre la papauté et Photius, l'Église orientale n'en resta pas moins séparée de Rome, car il y avait entre elles une divergence fondamentale. La paix n'eût même pas existé à l'extérieur, si les lettres du pape Jean eussent été lues au dernier concile, telles qu'il les avait écrites.

Dans l'assemblée de 869, les partisans d'Ignace et Ignace lui-même s'étaient prononcés contre la souveraineté papale d'une manière aussi énergique que Photius et ses amis. De son côté, Rome ne faisait plus aucun acte sans affirmer sa souveraineté prétendue, sans se poser comme le centre nécessaire, de l'unité.

[334] Les discussions entre la papauté et Photius, comme leur réconciliation, n'auraient été que des faits sans importance, et analogues à mille autres du même genre que l'on rencontre dans l'histoire de l'Église, si une scission radicale n'eût dès lors été opérée par suite de l'institution de la papauté. En poursuivant le tableau des relations de l'Orient et de Rome, nous rencontrerons des tentatives de réconciliation entre les deux Églises à diverses époques. Mais Rome, posant toujours pour base la reconnaissance de sa souveraineté, et l'Église orientale en appelant toujours à la doctrine des huit premiers siècles, l'union ne put jamais être établie. Elle ne serait possible qu'à cette condition : que la papauté renoncerait à ses prétentions illégitimes, ou que l'Église orientale abandonnerait la doctrine primitive.

Or, cette dernière Église comprend que l'abandon de cette doctrine, criminel en lui-même, aurait pour conséquence son assujettissement à une autocratie condamnée par l'Évangile et par l'enseignement catholique ; elle ne peut donc céder sans se rendre coupable et sans se suicider. La papauté, de son côté, comprend qu'elle s'annihile en rentrant dans le concert catholique avec le simple caractère de l'ancien épiscopat romain. Elle ne veut donc point céder des prérogatives qu'elle s'est habituée à considérer comme émanant d'une source divine. C'est pourquoi, non-seulement elle provoqua la division dans l'Église, mais elle la perpétua et l'affermit par l'obstination qu'elle mit à soutenir ce qui en avait été la cause directe.

À cette première cause il faut ajouter les changements successifs qu'elle a fait subir à la doctrine orthodoxe et aux règles œcuméniques de la discipline. [335] (…) L'innovation la plus grave qu'elle se soit permise, c'est-à-dire l'addition qu'elle a faite au symbole de la foi ; car cette addition fut, avec l'autocratie papale, la cause la plus directe de la division qui existe encore entre les Églises orientale et occidentale.


§ 2. — L’origine de l’addition au symbole de foi.

On a voulu faire remonter à une très-haute antiquité la discussion relative à la Procession du Saint-Esprit. Nous ne suivrons pas les érudits sur ce terrain, et nous constaterons seulement que ce fut au huitième siècle qu'elle prit quelque importance. Il paraît certain que l’addition au symbole fut faite par un concile de Tolède en 633, et qu’elle fut confirmée par un autre qui se tint dans la même ville en 653.

Deux évêques espagnols, Félix d'Urgel et Elipand de Tolède, enseignèrent que Jésus-Christ était le Fils adoptif de Dieu, et non pas son Verbe, unique en essence avec le Père. Leur erreur excita d'unanimes réclamations en Occident, surtout en France, dont les rois possédaient alors la partie septentrionale de l'Espagne. Les défenseurs de l'orthodoxie crurent avoir trouvé un moyen excellent de combattre l’adoptivisme en décrétant que le Fils est tellement un en substance avec le Père, que le Saint-Esprit procède de lui, aussi bien que du Père. Cette formule fut regardée comme le boulevard de l'orthodoxie et introduite dans le symbole de la foi, auquel on ajouta, en [336] conséquence, le mot « Filioque » (et du Fils], après ces mots : « Qui procède du Père ».

Cette addition faite par une Église locale qui ne pouvait prétendre à l'infaillibilité, était par là-même irrégulière. Elle avait, en outre, le tort de donner de la Trinité une idée opposée à la doctrine des livres saints, d'après lesquels il n'y a en Dieu qu'un principe, qui est le Père, duquel émanent, de toute éternité, le Verbe par génération, et l'Esprit par procession. La qualité de principe formant le caractère distinctif de la personnalité du Père, on ne peut évidemment l'attribuer au Verbe, sans lui communiquer ce qui fait l'attribut distinctif d'une autre personne divine. Les évêques hispano-francs, en voulant défendre dans la Trinité l’unité d'essence ou de substance, attaquaient donc la distinction personnelle, et confondaient des attributs qui sont la base même de cette distinction.

Un autre tort grave qu'ils eurent, ce fut de rendre une décision, sans se préoccuper de savoir si les mots dont ils se servaient étaient autorisés par la tradition catholique. En dehors de l'enseignement perpétuel et constant, les évêques ne peuvent donner aucun enseignement sans s'exposer à tomber dans les erreurs les plus graves.

Les vérités dogmatiques du christianisme tenant à l'essence même de Dieu, c'est-à-dire à l'infini, sont nécessairement mystérieuses ; c'est pourquoi personne ne doit avoir la prétention de les enseigner de lui-même ; l'Église elle-même ne fait que les conserver telles qu'elle les a reçues. La révélation est un dépôt confié par Dieu à son Église, et non pas une synthèse philosophique qu'il est permis de modifier. Sans doute les évêques hispano-francs [337] n'eurent d'autre but que d'exposer le dogme de la Trinité d'une manière plus claire ; mais leur exposition, n'ayant pas le caractère traditionnel, fut une erreur.


§ 3. — Le concile de Gentilly.

Cette addition fut adoptée d'abord en Espagne, au septième siècle, dans un comité de Tolède, et fut adoptée par plusieurs Églises occidentales. En 767, Constantin Copronyme ayant envoyé des ambassadeurs à Pépin, roi des Francs, ce prince les reçut dans une assemblée connue sous le nom de « concile de Gentilly ». Comme on reprochait aux Grecs des erreurs à propos du culte des images, les ambassadeurs reprochèrent aux Francs d'errer sur la Trinité, et d'avoir ajouté au symbole le mot « filioque ».

On n'a pas les détails de la discussion qui eut lieu à ce sujet ; un fait certain, c'est que l'addition était peu répandue en France lorsqu'à la fin du huitième siècle Elipand et Félix d'Urgel enseignèrent leur erreur. Le concile de Frioul, en 791, crut qu'il serait bon, pour les combattre, d'approuver la doctrine de la Procession du Père et du Fils, mais sans admettre l'addition du Filioque, parce que les Pères qui avaient composé le symbole avaient eu raison [338] de n'employer que l'expression évangélique : « Qui procède du Père ».

Félix d'Urgel, après avoir été condamné en plusieurs conciles, fut exilé à Lyon, par Charlemagne, en 799. Il répandit sans doute ses erreurs dans cette ville, et l'on y agita la question de la Procession du Saint-Esprit. Le savant Alcuin écrivit alors aux frères de Lyon une lettre dans laquelle il les engage à se préserver en même temps des erreurs de l'évêque espagnol, et de toute interpolation du symbole :

Très-chers frères - dit-il - prenez bien garde aux sectes de l'erreur espagnole ; suivez dans la foi les pas des saints Pères, et restez attachés, par une très-sainte unité, à l'Église universelle. Il est écrit : Ne passez pas les bornes posées par les Pères ; n'insérez pas des choses nouvelles dans le symbole de la foi catholique, et n'aimez pas, dans les offices ecclésiastiques, des traditions inconnues aux temps anciens.

Alcuin. Epist. 69.

Cette lettre fut écrite en 804. Ainsi, au commencement du neuvième siècle, l'addition était condamnée, en France, par les hommes les plus savants et les plus pieux. Alcuin blâmait encore, comme on voit, l'usage qui venait d'être introduit de chanter le symbole dans les offices au lieu de le réciter.


§ 4. — Les « tables d’argent » de Léon III.

L'interpolation du symbole avait cependant des partisans qui, cinq ans après, dans un concile d'Aix-la-Chapelle, proposèrent d'autoriser solennellement le Filioque. Ils rencontrèrent des contradicteurs, et l'on décida que l'on en référerait à Rome. Léon III était alors pape. Il prit un moyen terme : sans rejeter positivement la doctrine de [339] la Procession du Père et du Fils, il blâma l'addition faite au symbole ; il voulut même protester contre toute innovation devant la postérité, en faisant graver le symbole orthodoxe sur deux tables d'argent que l'on suspendit dans l'église de Saint-Pierre, et au-dessous desquelles on mit cette inscription : « Moi, Léon, j’ai placé ces tables pour l'amour et la conservation de la foi orthodoxe ».

Les députés du concile d'Aix-la-Chapelle avaient eu besoin de toutes les ressources de leur dialectique et de leur érudition pour persuader à Léon III que leur doctrine de la Procession du Saint-Esprit pouvait être catholique. Leur érudition était défectueuse, et, par conséquent, les opinions qu'ils appuyaient sur elle n'étaient point exactes. Ils confondaient en Dieu la substance avec le caractère propre de la personnalité divine, la Procession essentielle de l'Esprit avec sa mission dans le monde.

Cette confusion sert de base à tous les arguments des théologiens occidentaux jusqu'à ce jour. Ils appuient leur erreur sur des témoignages ou les Pères ne parlent que de la substance divine commune aux trois personnes, et ne font aucune mention du caractère essentiel de la personnalité chez chacune d'elles. Ce caractère dans le Père est d'être principe unique, du Fils par génération, de l'Esprit par Procession. Tel est l'enseignement de l'Église, y compris l'Église romaine elle-même. Elle admet que le Père est le principe unique dans la Trinité et que tel est le caractère de sa personnalité, sans s'apercevoir qu'elle se contredit en faisant du Fils un autre principe dans la Trinité, par son addition du « filioque », puisqu'elle identifie l'action personnelle du Fils avec celle du Père quant à la Procession du Saint-Esprit.


- CHAPITRE X -
L'ENCYCLIQUE DE PHOTIUS AUX PATRIARCHES ORIENTAUX


Léon III, tout en écoutant les raisonnements des députés du concile d'Aix-la-Chapelle, ne s'en montra pas plus favorable à l'addition, ni même au chant du symbole dans les offices de l'Église.

Cependant on continua en Espagne et dans toutes les contrées soumises à Charlemagne de chanter le symbole avec l'addition. Rome n'adopta cet usage qu'au commencement [340] du onzième siècle (vers 1015), à la prière de l'empereur Henri, mais elle semblait d'accord avec les autres Églises occidentales quant au fond de la doctrine. C'est pourquoi Photius put avec justice reprocher à l'Église romaine, comme aux autres Églises d'Occident, d'admettre une innovation dans la foi.

Après avoir été déposé par Nicolas, et avoir lui-même condamné ce pape, il envoya aux patriarches orientaux une encyclique dans laquelle il s'exprime ainsi touchant la question du « Filioque » :


§ 1. — Photius et la question du « filioque ».

Outre les grossières erreurs dont nous avons fait mention, ils se sont efforcés de violer, par des interprétations fausses et des paroles qu'ils y ont ajoutées, le saint et sacré symbole qui a été confirmé par tous les conciles œcuméniques, et qui possède une force irrésistible.

Ô inventions diaboliques ! Se servant d'un langage nouveau, ils affirment que le Saint-Esprit ne procède pas du Père seul, mais aussi du Fils. Qui a jamais entendu une telle parole sortir de la bouche même des impies des siècles passés ? Quel est le chrétien qui puisse admettre deux causes dans la Trinité : c'est-à-dire le Père, cause du Fils et du Saint-Esprit ; puis le Fils, cause du même Esprit ? C'est la scinder en une double divinité le premier principe, c'est rabaisser la théologie chrétienne jusqu'à la mythologie des Grecs, et faire injure à la Trinité incompréhensible et unique en principe.

Mais comment le Saint-Esprit procéderait-il du fils ? Si la procession qu'il tient du Père est parfaite (et il en est ainsi puisqu'il est Dieu parfait de Dieu parfait), qu'est-ce que la procession du Fils, et quel en est le but ? Elle est certes une chose vaine et futile. De plus, si l'Esprit procède du Fils comme du Père, pourquoi le Fils n'est-il pas engendré [341] de l'Esprit comme du Père ? Qu'ils le disent, afin que tout soit impie chez les impies, que leurs sentiments soient d'accord avec leurs paroles, et qu'ils ne reculent devant aucune entreprise.

Faisons encore cette considération : si l'on connaît la propriété de l'Esprit en ce qu'il procède du Père, de même la propriété du Fils consiste en ce qu'il est engendré du Père. Mais, comme ceux-ci l'affirment en leur délire, l'Esprit procède aussi du Fils ; donc, l'Esprit est séparé du Père par des propriétés plus nombreuses que le Fils, puisque l'Esprit, procédant des deux, est quelque chose de commun au Père et au Fils. La Procession de l'Esprit, du Père et du Fils, est la propriété de l'Esprit. Si l'Esprit est plus éloigné du Père que le Fils, le Fils sera plus rapproché que l'Esprit de la substance du Père. Telle fut l'origine du blasphème audacieux que prononça contre le Saint-Esprit Macedonius, qui suivait, sans le savoir, le système et l'erreur de ceux qui l'enseignent de nos jours.

De plus, si tout est commun entre le Père et le Fils, assurément ce qui regarde l'Esprit est commun aussi ; c'est-à-dire qu'il sera Dieu, Roi, Créateur, Tout-Puissant, Simple, sans forme extérieure, Incorporel, Invisible et Tout absolument. Or, si la Procession de l'Esprit est commune au Père et au Fils, alors l'Esprit procédera aussi de lui-même, il sera son propre principe, il sera en même temps cause et effet. Les Grecs eux-mêmes ne sont pas allés, dans leurs fables, jusqu'à cette fiction.

Voici encore une autre réflexion : si c'est le propre de l'Esprit seul d'avoir relation à des principes divers, il sera le seul qui pourra avoir un principe multiple et non unique.

[342] J'ajouterai que si dans les choses où la communauté existe entre le Père et le Fils, il faut en exclure l'Esprit, et si le Père n'est un avec le Fils que quant à la substance, et non quant à ses propriétés, il est nécessaire aussi que l'Esprit n'ait rien de commun que ce qui concerne la substance.

Vous voyez combien les partisans de cette erreur sont peu fondés à prendre le titre de chrétiens, et qu'ils ne le prennent que pour en tromper d'autres. L'Esprit est sorti du Fils ! Où as-tu pris ce fait que tu affirmes ? En quel Évangile as-tu trouvé cette parole ? À quel concile appartient ce blasphème ?

Photius en appelle à l'Écriture et à la tradition catholique contre le système occidental. Il ajoute que la conséquence de ce système, c'est qu'en Dieu il y aura quatre personnes ou hypostases, car l'Esprit ayant un double principe sera un être double quant à sa personnalité. Il développe encore plusieurs considérations qui attestent en lui un esprit profondément philosophique, et auxquels les théologiens occidentaux n'ont rien opposé de solide.

[343] Tous les raisonnements qui viennent à l'appui de la pure tradition catholique démontrent invinciblement que des Églises particulières, même avec de bonnes intentions, ne touchent jamais impunément au dépôt sacré de la révélation.

Photius éleva encore plusieurs accusations contre l'Église romaine. Il savait parfaitement que chaque Église particulière peut avoir ses règlements, et il avait opposé ce principe incontestable à Nicolas lui-même, qui voulait imposer à l'Église orientale la discipline de l'Église occidentale.

Mais, dans la discipline, il faut distinguer les règles apostoliques, qui ont un caractère d'universalité, des règlements particuliers. Or, il prétendait que l'Église romaine blessait les règles apostoliques de la discipline sur trois points principaux :
1˚ en imposant le jeûne et l'abstinence du samedi ;
2° en faisant du célibat ecclésiastique une loi générale ;
3° en regardant comme nulle la Confirmation donnée par les prêtres après le baptême.

L'évêque romain envoyé aux Bulgares avait transgressé les principes de l'orthodoxie au point de réitérer le sacrement de Confirmation à ceux qui l'avaient reçu des prêtres grecs. Cette violation était tellement flagrante qu'on en convient même chez les Romains.

Photius en appelle, dans son encyclique, à tous les sièges apostoliques de l'Orient contre les innovations des Italiens. Il finit en les priant d'adhérer publiquement au [344] deuxième concile de Nicée, à le proclamer le septième œcuménique, et à se prononcer contre les innovations des nations barbares de l'Occident, qui entreprennent de dénaturer la vraie doctrine.

Photius avait bien quelque raison de considérer les peuples occidentaux comme peu civilisés. Depuis les invasions des peuplades qui avaient transformé l'Occident, les écoles ecclésiastiques et les bibliothèques avaient été détruites. Une profonde ignorance régnait dans le clergé.

Charlemagne avait donné aux études une forte impulsion, mais, malgré ses efforts et ceux des hommes remarquables qui le secondaient, les sciences ecclésiastiques étaient encore dans l'enfance, et un certain pédantisme en tenait lieu trop souvent. Or, le propre du pédant est de ne douter de rien. On croyait donc avoir fait une œuvre de haute philosophie religieuse en ajoutant au symbole les mots dont se plaignait Photius. On croyait avoir défini mieux qu'à Nicée la nature de la Trinité en attribuant au Fils la propriété personnelle du Père pour affirmer qu'il avait la même substance que lui. On s'appuyait sur quelques textes mal compris des Pères, dont on ne possédait qu'un très-petit nombre d'ouvrages, et l'on faisait ainsi d'une fausse opinion un dogme, sans se préoccuper du témoignage des Églises apostoliques de l'Orient.

On consultait la papauté ; et les papes, fort peu instruits eux-mêmes, se laissant d'un côté séduire par les raisonnements d'hommes qu'ils considéraient comme savants, et, de l'autre, voulant profiter de cette circonstance pour faire acte de souveraine autorité, faiblissaient et consacraient l'innovation, tout en résistant à son introduction dans le symbole. Rome [345] subissait ainsi l'influence de l'erreur dans l'intérêt de sa prétendue souveraineté.

C'est pourquoi Nicolas sentit que la papauté elle-même était attaquée par l'encyclique de Photius. Ne sachant comment répondre, il s'adressa aux savants qui, dans l'Église de France, s'étaient déclarés les champions de l'innovation.

Photius ne s'était point occupé des innovations latines tant qu'elles étaient restées en Occident, et peut-être même ne les connaissait-il que d'une manière un peu vague. Mais lorsque les prêtres romains les répandirent en Bulgarie en les opposant fièrement à la doctrine de l'Église orientale, et parmi un peuple que l'Église de Constantinople avait conquis à la foi, il ne put garder le silence et il dressa contre l'Église romaine un acte d'accusation qui restera comme une protestation permanente contre les abus et les erreurs dont elle s'est rendue coupable.


§ 2. — Lettre de Nicolas à Hincmar.

Nicolas s'humilia jusqu'à s'adresser à Hincmar, fameux archevêque de Reims qui avait résisté à ses prétentions absolutistes. Il sentit qu'il avait besoin de ce grand théologien de l'Occident pour résister à Photius. Il avait reçu les accusations de ce patriarche par le prince des Bulgares.

En lisant cet écrit - dit Nicolas - nous avons jugé que ceux qui l'ont dicté ont trempé leur plume dans le lac du blasphème, et qu'au lieu d'encre, ils se sont servis de la boue de l'erreur. Ils ne condamnent pas seulement notre Église, mais toute l'Église latine, parce que nous jeûnons le samedi et que nous enseignons que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, car ils prétendent qu'il procède seulement du Père.

Nicolas résume d'autres reproches des [346] Grecs. Plusieurs ne se trouvent pas dans l'encyclique de Photius aux Orientaux.

Ce qui est plus insensé, ajoute-t-il, c'est qu'avant de recevoir nos légats ils veulent les obliger à donner une profession de foi où ces articles et ceux qui les maintiennent soient anathématisés, et à présenter des lettres canoniques à celui qu'ils nomment leur patriarche œcuménique.

On voit par là que les Orientaux, pour soutenir l'ancienne foi et l'ancienne discipline contre les innovations romaines, avaient recours à tous les moyens en leur pouvoir. On ne peut être de l'avis de Nicolas qui voyait de la folie dans des précautions parfaitement légitimes et canoniques, lesquelles n'avaient que le tort d'être un obstacle à ses projets ambitieux.


§ 3. — Ratramne de Corbie.

Après avoir exposé ses griefs contre les Orientaux, Nicolas ordonna à tous les métropolitains de réunir des conciles provinciaux, de répondre aux accusations de Photius et d'adresser le résultat de leurs délibérations à Hincmar de Reims qui les lui transmettrait. Les évêques de France s'assemblèrent en effet. Plusieurs d'entre eux entrèrent en lice contre les Orientaux, en particulier Énée de Paris.

Ce fut un moine de Corbie, Ratramne, qui composa l'ouvrage le plus savant. On ne pouvait mieux faire pour soutenir une mauvaise cause, à une époque où les monuments de la tradition étaient fort rares en Occident, il était difficile d'en extraire un enseignement complet. Les docteurs francs citèrent donc seulement en leur faveur quelques textes dont plusieurs étaient tirés d'ouvrages apocryphes. Photius semble faire allusion à ces travaux lorsqu'il dit, dans sa lettre au métropolitain d'Aquilée, que si l'on pouvait citer dix ou vingt Pères en faveur de l'opinion des Latins, on pouvait en citer six cents en faveur de [347] la croyance de l'Église.

Les faits historiques invoqués par Ratramne en faveur de la primauté romaine sont complètement dénaturés, faute de renseignements suffisants ; du reste, en défendant cette primauté, il n'avait aucunement l'intention de prendre en main la cause d'une souveraineté de droit divin. Ses raisonnements et ses citations, comme ceux d'Énée, touchant le célibat ecclésiastique, ne se rapportaient pas à la question ; car les Orientaux ne blâmaient pas le célibat en lui-même, mais uniquement comme loi générale imposée au clergé. À ce point de vue, le célibat dérogeait certainement à la discipline générale de l'Église primitive, et les Orientaux étaient dans le vrai, en l'attaquant sous ce rapport.


§ 4. — Lettre de Jean VIII à Photius.

Sous Jean VIII la question de la procession du Saint-Esprit changea de nature, à Rome, comme celle de l'élévation de Photius au siège patriarcal. L'addition « filioque », faite en Occident au symbole de Nicée, fut solennellement condamnée dans la sixième session du concile de l'an 879. Les légats du pape, ceux des sièges patriarcaux de l'Orient et tous les évêques adhérèrent à cette condamnation. Le pape, ayant reçu les actes, écrivit à Photius :

[Dv. 278-280] Nous connaissons les bruits désavantageux qui vous ont été rapportés sur notre compte, et sur le compte de notre Église ; voilà pourquoi j'ai voulu m'expliquer avec vous avant même que vous ne m'en écrivissiez. Vous n'ignorez point que votre envoyé, en s'expliquant avec nous sur le symbole, trouva que nous l'observions comme nous l'avons reçu primitivement, sans y ajouter ni en retrancher rien, car nous connaissons le rude châtiment que mérite [348] celui qui oserait y porter atteinte.

Ainsi, pour vous tranquilliser sur cet objet qui fut pour l'Église un motif de scandale, nous vous déclarons encore une fois que non-seulement nous le prononçons ainsi, mais que nous condamnons même ceux qui, dans leur folie, ont eu l'audace d'agir autrement dans le principe, comme violateurs de la parole divine et falsificateurs de fa doctrine de Jésus-Christ, des apôtres et des Pères, lesquels nous ont transmis le symbole par les conciles ; nous déclarons que leur part est celle de Judas, pour avoir agi comme lui, puisque, si ce n'est point le corps même du Seigneur qu'ils mettent à mort, ce sont les fidèles de Dieu, qui en sont les membres, qu'ils déchirent au moyen du schisme en les livrant, ainsi qu'eux-mêmes, à la mort éternelle, comme cela a été pratiqué par l'indigne apôtre.

Je suppose cependant que Votre Sainteté, qui est remplie de sagesse, ne peut ignorer qu'il n'est pas facile de faire partager celte opinion à nos évêques et de changer en peu de temps un usage aussi important, qui a pris racine depuis tant d'années. C'est pourquoi nous croyons qu'il ne faut contraindre personne à quitter cette addition faite au symbole, mais qu'il faut agir avec modération et prudence, exhortant peu à peu à renoncer à ce blasphème.

Ainsi donc, ceux qui nous accusent de partager cette opinion ne disent pas la vérité. Mais ceux qui affirment qu'il existe encore parmi nous des personnes qui osent réciter ainsi le symbole, ne sont pas trop éloignés de la vérité.

Il convient donc que Votre Fraternité ne se scandalise pas trop sur notre compte et ne s'éloigne pas de la saine partie du corps de notre Église, mais qu'elle contribue avec zèle, par sa douceur et sa prudence, à la conversion de ceux qui se sont éloignés de la [349] vérité, afin de mériter avec nous la récompense promise.

Salut dans le Seigneur, frère catholique et dignement vénéré.

Jean VIII parlait surtout de l'addition ; mais les expressions dont il se sert prouvent assez qu'il condamnait la doctrine contenue sous cette addition. Le mot n'eût pas été un blasphème s'il eût exprimé une vérité. La papauté variait donc quant à la doctrine ; elle hésitait sous Léon III; elle approuvait le dogme nouveau sous Nicolas Ier ; elle rejetait comme un blasphème sous Jean VIII.

Plusieurs écrivains occidentaux ont cherché à contester l'authenticité de la lettre de Jean Vlll. Leurs raisonnements ne peuvent contre-balancer ce fait : que cette lettre a été publiée d'après des manuscrits occidentaux. Si les Orientaux l'avaient inventée, comme les Romains le prétendent sans en donner de preuve, elle fût venue d'Orient en Occident, tandis qu'elle est allée d'Occident en Orient. Ce fait incontesté en dit plus que toutes les dissertations, et répond à toutes les objections.


- CHAPITRE XI -
LE RETOUR DES LÉGATS À ROME, APRÈS LE CONCILE DE 879-880


§ 1. — Une présentation tendancieuse.

Comment les historiens du XIXe siècle présentaient-ils les choses ? Nous en avons un bon exemple ci-dessous :

Naturellement les légats cachèrent à Jean VIII la vérité sur ce qui s'était passé. Mais celui-ci jugea à leur attitude embarrassée que tout n'avait pas été dans l'ordre. Aussi refusa-t-il de donner une approbation pure et simple aux actes d'un concile sur lequel on refusait de l'instruire.

Dans une lettre adressée à Photius en 880, un an après les événements, il déclare la restreindre à tout ce qui n'a pas été fait contre ses ordres. Puis il envoya un nouveau légat, Marin, prendre des informations sur place. Marin apprit bientôt et fit connaître à Rome toute la vérité.

Jean VIII sortit alors de l'attitude conciliante où il s'était tenu et au risque de perdre l'appui de Byzance contre tes Sarrasins, n'hésite pas à déposer ses légats et à anathématiser Photius.

Photius se moqua de ses anathèmes et, appuyé sur l’autorité du dernier concile qu’il prétendait œcuménique, maintint toutes ses prétentions. Il souleva de nouveau la question du « filioque » et recommença à accuser Rome d’hérésie. Jean VIII étant mort, il conteste la légitimité de son successeur sous prétexte que, étant évêque, il ne pouvait être transféré d’un siège à l’autre. Son ambition ne se borne pas à avoir la première place dans l’Église, il rêve encore de monter sur le trône de l’Orient.

Avec Santabaren il complote d'enlever la couronne à Léon qui est déjà associé à l'Empire, et de ta rendre disponible soit pour lui-même, soit pour un de ses parents. Santataraben, après avoir conseillé au prince de porter toujours une arme sur lui, persuade Basile que son fils nourrit contre lui des desseins meurtriers. Ordre est donné de fouiller Léon qui est trouvé en effet porteur d'un poignard. L'empereur, convaincu de la vérité des accusations de Santabaren, fait jeter son fils dans les fers et l'y tient pendant cinq ans. Il ne lui rend, dit-on, la liberté que par un mouvement de pitié provoqué par l'exclamation d'un perroquet, reproduisant une parole qui revient dans toutes les conversations : « Hélas, hélas, Seigneur Léon ! » Il meurt lui-même quelques mois après.

Vainement Photius et Santabaren essaient de lui donner un successeur de leur choix. Léon monte sur la trône. Pieux et sage, il reprend les vieilles relations avec Rome et dépossède Photius de son siège.

Sur son ordre, deux officiers se rendent à Sainte-Sophie où le Patriarche officie. Ils montent sur l’ambon, lisent devant le peuple assemble le décret de destitution et expulsent l’usurpateur qui est remplacé par Étienne, frère de l'empereur et syncelle de la grande-Église.

Léon avait encore à se venger de l'emprisonnement et des mauvais traitements que lui avait fait endurer la perfidie de Santabaren, et à punir le complot tramé pour empêcher son avènement. Photius et Santanaben furent appréhendés et traduits devant une commission spéciale. La preuve du complot ne put être faite et ils furent renvoyés absous.

Mais Santaraben avait encore à répondre de ses manœuvres contre Léon : il subit la fustigation, puis on lui creva les yeux et on l'envoya en exil d'abord à Athènes, puis à Natolie.

Photius qui était un sujet permanent de troubles fut également exilé par ordre de l'Empereur. Il mourut en 891, à Bordi, en Anatolie. Ses excitations ayant pris fin, le schisme cessa lui aussi et l'Orient rentra dans la communion romaine.

J. Ruinaut. Le Schisme de Photius. Paris, Librairie Bloud et Cie. 1910. P. 59-61.

Tout est bien qui finit bien : l’hégémonie de Rome est définitivement assurée.
- En réalité, les événements se passèrent d’une façon fort différente… Afin de les décrire plus exactement, pour la suite du récit, nous laissons maintenant la plume à François Dvornik :

[284] Les légats retournèrent à Rome avec un poids sur le cœur. Leur mission avait réussi, la paix entre les deux églises était rétablie, mais au prix de leur obéissance à des ordres formels du pape. Jean VIII accepterait-il leurs explications ? Se laisserait-il convaincre de ce que la situation à Byzance fût différente de ce qu'on en croyait à Rome ? Admettrait-il qu'on ne pouvait agir autrement ? Leurs prédécesseurs Radoald et Zacharie avaient aussi remporté un succès à Constantinople en 861 : quel avait été leur sort ?

Le pape Nicolas approuva leur travail. Il chargea Radoald d’une mission importante à la cour franque, tandis que Zacharie reprit ses fonctions à la cour pontificale. [Dv. 144]

Leur seul espoir à Rome serait sans doute le même Zacharie d'Anagni. Il occupait alors à la Chancellerie le poste d'Anastase le Bibliothécaire et il avait été pour quelque chose dans le revirement de la politique à l'égard de l'Orient.

Il semble d'ailleurs que Zacharie eut une longue conversation avec le cardinal Pierre avant le départ de celui-ci pour Byzance. Il semble lui avoir aussi confié une lettre destinée à Photius dans laquelle il expliquait au patriarche [285] la situation à Rome tout en s'excusant de n'avoir pas pu faire davantage pour lui auprès de Jean VIII. C'est du moins ce qu'il est permis d'inférer de la missive du patriarche envoyée à Zacharie par l'intermédiaire des légats.


§ 2. — Lettre de Photius à Zacharie d’Anagni (après 880).

On raconte d'un ancien — je crois qu'il s'appelait Théodectès — qu'il avait prié son ami de lui donner quelque chose dont il avait justement besoin. Mais celui-ci, au lieu de donner à son ami juste ce qu'il avait demandé, voulut, dans un mouvement de générosité, y ajouter quelque autre objet intéressant. Isidore — c'était son nom — voulait sans doute ainsi montrer sa munificence, mais cela déplut à son ami qui s'offensa de ce qu'on avait ajouté et renvoya le tout. Il ne considérait pas comme un signe de véritable amitié que d'un côté celui qui demande à son ami quelque chose, honteux de son besoin, demande moins que ce dont il a besoin, surtout si l'autre est en état de le lui donner, et que d'un autre côté celui qui envoie le don à son ami, et le rend par là honteux, veuille adoucir la honte en ajoutant un autre cadeau. Car où est la vraie loi de l'amitié si l'un condamne son ami pour excès de cadeaux et l'autre pour le manque de confiance, non pas en paroles, mais en gestes ?

Pour qu'il ne nous arrive pas la même chose, nous ne t'avons envoyé, très cher ami, que ces preuves de notre vieille et nouvelle amitié que tu as toi-même demandées. Si jamais tu avais besoin d'autre chose, — mais peut-être suis-je en train d'enfreindre ainsi les règles de la vraie amitié, — tu nous trouveras aussi prêt à répondre à ton désir. Bien que tes efforts n'aient pas eu tout le succès qu'ils méritaient, nous agréons le zèle que tu as déployé pour nous avec autant de cœur que si nous en avions tiré tout le bénéfice ; car nous savons que le succès est soumis à la décision du temps et que les événements lui sont souvent contraires.

Mais la loi de la vraie amitié sait bien estimer le (noble) combat et le zèle, et elle mesure les faveurs non pas d'après ce qui apparaît au dehors, mais d'après la force du vouloir profond. Car tu te rends bien compte, même sans que je te le dise, — je ne te le dirais pas si je ne craignais pas de sembler vouloir refuser de tout dire à mes amis de la vérité, — que les choses se sont passées non pas seulement différemment, mais même contrairement à nos intentions. Quant au reste, [286] nous te souhaitons, ô sainte tête, bonne chance et que tu sois toujours préservé contre les attaques et les menaces de toutes sortes d'ennemis, visibles et invisibles, par l'intercession de notre très glorieuse Dame, la Mère de Dieu, et de tous les saints. Ainsi soit-il.

Zacharie avait peut-être attiré l'attention du patriarche sur quelques personnages romains qui pouvaient être particulièrement dangereux et dont les intrigués pouvaient contrecarrer les efforts de ses amis à la cour pontificale.

Parmi ces personnages se trouvait en premier lieu Marin, évêque de Cère, qui joua un rôle si important lors du Concile de 869-870. Photius saisit bien l'idée de son ami. Pour désarmer Marin, il lui envoya une missive en lui offrant son amitié. Relisons ce document, que les légats devaient transmettre à Marin, pour voir quels étaient alors les sentiments et les intentions de Photius :


§ 3. — Lettre de Photius à Marin.

Quand tu siégeais comme juge dans l'affaire où l'on nous traita si injustement, tu as évidemment été mis à une dure épreuve ; mais tu as refusé de te soumettre à cette épreuve quand il plut à Dieu de nous faire prendre notre revanche sur nos adversaires. Mais si tu avais eu le courage de te présenter à nous, tu aurais, que Dieu m'en soit témoin, prononcé une énergique condamnation non pas seulement de ton ancien jugement, mais aussi de ta présente hésitation ; et cela non pas par crainte d'une peine qui t'aurait été infligée, mais en égard à l'amitié dont tu aurais été l'objet.

Et pour que tu ne puisses pas prendre ce que j'ai dit pour une vaine parole, j'ai envoyé à ta sainteté comme première preuve de ma vengeance des particules de la sainte Croix, encadrées d'or. Et toi, portes-toi bien et n'oublie pas les liens de la vraie amitié, qui ne naît pas seulement du bonheur, mais aussi du malheur, comme les paroles du Seigneur, les grandes et divines paroles, le confirment.

Je te demande une grâce, — tu vois jusqu'où nous osons aller, — mais une grâce dont je ne dois pas rougir et qui — si tu me l'accordes — sera d'une utilité encore plus grande pour toi ; c'est que si un jour quelqu'un offensait ou affligeait ta bonté, que ce soit de propos délibéré ou non, — car telles choses arrivent parmi les hommes, — tu adoptes ma [287] manière d'agir à ton égard comme exemple de ton attitude envers le pécheur et que tu lui infliges la même punition que notre humilité t'a infligée.

(…) Photius agit avec toute la dignité qu'on attend d'un patriarche byzantin. Il ne s'abaisse nullement aux adulations à l'égard de son ancien ennemi pour le gagner à sa cause. C'est la lettre d'un homme qui se voit enfin réhabilité, et notifie sa réhabilitation à ceux qui ont joué un certain rôle dans sa déchéance. Il est le premier à tendre la main. C'est, quoi qu'on en dise, le beau geste d'un prêtre et un acte de bonne diplomatie.

Un autre collaborateur intime de Jean VIII était l’évêque de Velletri Gauderich. Il avait été le porte-parole des évêques assemblés à Rome par Adrien II avant le départ des légats pour Constantinople en 869. Gauderich, au nom de l'assemblée, avait alors adressé au pape l'invitation de prendre contre Photius et contre ses partisans les mesures les plus énergiques. Mais Gauderich assista aussi au synode romain de 879 qui devait préparer la réhabiliation de Photius. On trouve, en effet, sa signature au bas du commonitorium. Voici la teneur de la lettre, que Photius lui destina :


§ 4. — Lettre de Photius à Gauderich.

Ceux qui se lient d'amitié sans brouille ou dispute préalable gardent, pour la plupart, les bons sentiments qu'ils ont l'un vers l'autre, et, tout en craignant une brouille prématurée, ils conservent l'amitié réciproque avec une certaine négligence.

Mais ceux à qui il arrive de se lier d'amitié après une brouille, et surtout si celui qui a été offensé fait noblement le premier pas, agissant de façon à prévenir le sentiment de honte, qui est très juste, trouvent là un encouragement pour observer les lois de la vraie amitié.

C'est pour cela que ceux qui ont été la principale cause de scandales passés s'efforcent non seulement [288] de ne donner à l'avenir aucune occasion pour un tel prétexte, mais aussi de vouer à un profond oubli tout ce qui a précédé le désir de l'amitié et de la réconciliation.

Nous alors - et tu dirais la même chose si tu regardais la vérité en face - nous t'invitons, après le différend qui a existé entre nous, à une vraie amitié dans l'Esprit-Saint. Ce serait donc à toi de la fortifier, de l'augmenter, de ne pas éteindre la flamme de l'amour divin par l'inconsistance de l'amitié, de ne pas entretenir enfin le malentendu qui a déraciné la loi de l'amour et l'a bannie de notre pensée et de notre mémoire.

C'est pour cela que j'embrasse ta Sainteté dans ces lignes comme avec des lèvres des sentiments les plus purs et que je désire me lier avec toi d'une joyeuse amitié par ce don que je t'envoie et qui porte en soi le symbole d'un accueil amical.

Il se peut que Photius ait envoyé de pareilles missives à d'autres personnages encore dont la liste lui avait été donnée par les légats. On voit donc que Photius et les légats prirent toutes les précautions et qu'ils profitèrent des expériences de Zacharie et de Radoald. Ils firent tout ce qu'ils purent pour prévenir une surprise désagréable de la part du pape.

Jean VIII reçut les légats à l’été 860. Il étudia leur rapport, les Actes du concile et les lettres du patriarche et de l'empereur. La réponse à ces missives, datée du 13 août de la même année, nous indique assez clairement comment le pape réagit. Comme la lettre à Photius est d'une extrême importance pour l'interprétation de son cas, nous la traduirons en entier :


§ 5. — Lettre de Jean VIII à Photius.

Ce fut toujours le but de nos efforts, de nos travaux et de nos désirs, pour maintenir la foi orthodoxe, la paix et le bien-être des Églises de Dieu pour laquelle nous sommes responsable, de chercher à réunir ce qui est séparé, de garder ce qui est uni et de veiller à tout ce qui est mal ou laisse à désirer parmi les choses que la Providence de Dieu a confiées à nos soins. À cette fin, fidèle à la coutume apostolique et prenant pitié de l'Église de Constantinople, nous avons jugé que le profit de l'un ne devrait pas être le détriment de l'autre, et que chacun devrait plutôt offrir son assistance à tous. [289]

Poussé par les nécessités des temps, nous avons rassemblé notre Église, concentré notre attention sur l'Église de Constantinople dans l'exercice de notre autorité et pouvoir apostoliques et avisé nos légats d'agir prudemment. Nous nous réjouissons de l'unité de sa paix et concorde; nous louons le Tout-Puissant, et bien que nous ne sachions remercier assez Celui qui a accordé tant de bienfaits à ses serviteurs, nous le bénissons et tâchons de lui donner gloire sans limites. Gloire, louange et vertu à Celui par la majesté et la grâce duquel les choses déviées sont rectifiées, le mal corrigé, l'obstination brisée, l'humilité exaltée, la dissension déracinée, la bonté intensifiée et le scandale supprimé.

Ne prenons donc pas gloire en nous-mêmes, mais en Dieu, et réjouissons-nous dans la miséricorde de Celui qui dit : « Ayez confiance, car j'ai vaincu le monde » ; et encore : « Sans moi vous ne pouvez rien faire, » Mais bien que nous soyons décidés à traiter avec vous par écrit ou par la parole avec une modération exceptionnelle, nous nous étonnons pourtant de ce que tant de choses que nous avions fixées aient été changées, transformées et, sans que nous sachions par la faute ou l'intention de qui, dénaturées.

En plus, vous observez dans votre lettre que dans votre opinion, miséricorde ne doit être implorée que par les malfaiteurs ; attitude que nous comprendrions plutôt de la part de ceux qui ne connaissent pas Dieu. Nous ne voulons pas exagérer les actions du passé, de peur d'avoir à punir d'après les mérites : cependant, de telles excuses ne devraient pas être employées, de peur qu'elles n'encourent cette condamnation : « Vous vous justifiez devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs ; et ce qui est grand aux yeux des hommes est abominable à ses yeux ».

Pour cette raison, que votre admirable prudence, qui a la réputation de connaître l'humilité, ne s'offense pas d'être invitée à implorer la miséricorde de l'Église de Dieu, ou mieux encore de vous humilier afin d'être exalté et d'apprendre à donner votre affection fraternelle à celui qui vous a montré de la miséricorde ; et si vous vous efforcez d'augmenter votre dévotion et Votre loyauté à la sainte Église romaine et à notre personne insignifiante, nous aussi vous embrassons comme un frère et vous tenons comme un ami intime.

Nous approuvons aussi ce qui a été charitablement décidé à Constantinople par le décret synodal de votre rétablissement, et si par hasard nos légats ont agi contre nos instructions apostoliques à ce même synode, nous n'approuvons pas leur action et ne lui attribuons aucune valeur.

[290] Quelle conclusion tirer de ce document ? D'abord, nous y lisons la confirmation du fait que le pape, avant d'écrire cette lettre, avait bien relu les Actes du synode photien et qu'il a vu de ses propres yeux les changements que la Chancellerie patriarcale avait effectués dans ses missives : « Mais puisque nous avions décidé par écrit et de vive voix d'agir avec miséricorde spécialement avec Vous, nous nous étonnons que tant de choses que nous avions décidées aient été, comme tout le monde le sait, ou interprétées différemment ou changées ».

Il est pourtant important de constater que le pape se limite à ces quelques mots sans insister sur la désobéissance à ses ordres. Il n'ose pas même indiquer l'auteur responsable de ces changements. Très discrètement il en rejette la faute sur Photius, sans le nommer, et sur les légats. Il exprime son étonnement de ce qu'on a osé faire, mais il s'abstient de prononcer une condamnation du méfait.

Le même texte nous apprend en outre que Photius avait, dans sa missive présentée par les légats, attiré l'attention du pape sur ces changements et qu'il lui en avait exposé les raisons. Le patriarche a surtout trouvé injustifiée l'invitation à implorer la miséricorde du concile. Le pape reproche à Photius ce manque d'humilité. Photius n'est pas un impie, dit le pape, mais un évêque de la part duquel on peut demander et attendre davantage que de la part de quelqu'un qui n'a pas la foi.

Pourtant, Photius a dû avoir exposé au pape pourquoi il regardait cette invitation comme injustifiée. Ses raisons ont fait une certaine impression sur le pape, car après cette solennelle invitation à l'humilité, Jean VIII s'excuse de sa demande : « que votre admirable prudence, qui a la réputation de connaître l'humilité, ne s'offense pas d'être invitée à implorer la miséricorde de l'Église de Dieu, ou mieux encore de vous humilier afin d'être exalté ».

Contrairement à ce qu'on a cru jusqu'ici, ces paroles n'indiquent nullement que Photius ait réellement demandé pardon aux Pères du Concile et que les Actes [291] aient été falsifiés plus tard par les Grecs, puisqu'on ne trouve, dans la version que nous possédons aujourd'hui, aucune mention de ce geste du patriarche. Non, la lettre n'autorise nullement cette supposition.

Au contraire, cette phrase indique que le pape s'est aperçu, après avoir entendu le rapport des légats et lu les Actes ainsi que les lettres de l'empereur et du patriarche, et qu’il s’était avancé sur un terrain moins solide qu'il ne le croyait. Il comprenait qu'il risquerait de perdre la belle victoire emportée à Constantinople s'il persistait à tenir cette position. Il bat donc en retraite tout en masquant la manœuvre par des exhortations à l'humilité.

On voit bien, entre les lignes, que le pape ne veut plus insister sur ce détail, car — dit-il à Photius — si tu persévères dans la fidélité et la dévotion à l'égard de notre sainte Église romaine, nous t'embrassons comme frère et comme notre plus cher parent : « Nam et ea - continue-t-il - quae pro causa tuae reestitutionis synodali decreto Constantipoli misericorditer acta sunt, recipimus - à la sainte Église romaine et à nous, nous approuvons ce qui a été charitablement décidé à Constantinople par le décret synodal de ton rétablissement ».

Ces derniers mots ne disent-ils pas clairement que Ie pape acceptait tout ce qui avait été fait au Concile de Constantinople, « pro causa Photii reestitutionis synodali decreto Constantipoli – pour le rétablissement de Photius, décidé à Constantinople par le décret synodal » ? C'est la seule conclusion imposée par la plus simple logique.

[292] (…) Nous voyons donc, somme toute, que les légats avaient remporté, cette fois-ci (après 880), un plus grand succès auprès de leur maître que leurs coIlègues de 861. Sur un point pourtant Jean VIII semble avoir refusé de revenir. On cherche en vain dans cette lettre un mot laissant entendre un peu clairement que Jean considérât la politique de ses prédécesseurs à l'égard de Photius comme erronée. Les légats, semblent être arrivés à cette conviction, ce qui était d'ailleurs logique, vu leur manière d'agir à Constantinople pendant le concile.

Mais Jean VIII, même s'il a vu, d'après leur rapport, que cette affaire méritait une révision, hésita à aller si loin. Même dans ce document nous trouvons un écho des idées que le pape avait exprimées dans ses missives envoyées à Constantinople avant la convocation du Concile photien. Il persiste à regarder la réhabilitation de Photius comme une condescendance de la part du Siège de Rome. Les mots « misericorditer acta sunt » [293] l'indiquent assez clairement.

Naturellement, le pape n'est plus aussi explicite que dans ses lettres antérieures ; on voit donc qu'il a évolué même sous ce rapport. Il était pourtant très difficile, sinon impossible, pour Jean VIII de déclarer que tout ce qu'on avait pensé jusqu'alors à Rome sur Photius était erroné. Nous avons déjà dit que la mémoire d'un grand pape en aurait été compromise. La Chancellerie pontificale n'aimait pas à revenir de cette façon sur ces déclarations antérieures. Il valait mieux ne pas toucher à certaines choses, d'autant plus que l'autre parti n'y avait pas insisté.


§ 6. — Lettre de Jean VIII à Basile.

La lettre de Jean VIII à l'empereur Basile nous révèle les raisons pour lesquelles il avait accepté tout ce qu'on avait fait au concile pour la restitution du patriarche. Après avoir remercié Basile et ses fils Léon et Alexandre de leur sollicitude pour ramener la paix dans l'Église byzantine, il poursuit :

Nous remercions maintenant Votre Sérénité après Dieu d'avoir montré une dévotion si sincère à l'Église de saint Pierre et à notre paternité en paroles et par des actes remarquables ; en second lieu, rempli d'inspiration divine et de révérence pour le Prince des Apôtres, vous avez remis sous notre juridiction le monastère de Saint-Serge, fondé dans votre cité royale, et qui autrefois appartenait de droit à la sainte Église romaine ; en troisième lieu, nous vous remercions profondément d'avoir, par amour pour nous, bien que ce ne fût que juste, permis à saint Pierre de rentrer en possession du diocèse bulgare. Ainsi nous vous exhortons, pour votre propre confort, à aider et défendre la sainte Église romaine en ces jours critiques, de façon à ce que votre gloire impériale puisse illuminer le monde de plus en plus avec l'aide de nos prières apostoliques et recevoir la récompense du Tout-Puissant.

Nous vous exhortons aussi à persévérer dans la bonne volonté et la piété que vous avez pour l'Église du Christ par amour pour Dieu, car c'est avec un amour de père que nous tenons Votre Altesse Exaltée dans nos bras, vous vénérons avec tout l'honneur dû, et par nos constantes prières répandues près des corps sacrés des saints apôtres Pierre et Paul, demandons au Tout-Puissant, pour tous les grands services [294] que vous avez rendus à saint Pierre, de garder votre saint empire dans une prospérité toujours croissante, de le bénir avec des victoires glorieuses et de vous donner gloire et bonheur éternels avec ses saints et élus dans le royaume céleste. Nous approuvons aussi ce qui a été charitablement décidé à Constantinople par le décret synodal quant au rétablissement du très révérend patriarche Photius, et si par hasard nos légats ont agi contre nos instructions apostoliques à ce même synode, nous n'approuvons pas leur action et ne lui attribuons aucune valeur.

Ces paroles sont suggestives. Elles trahissent la joie qu'éprouvait le pape de cette réconciliation avec Byzance et sa sincère gratitude à l'égard de l'empereur. Il y avait d'ailleurs de quoi remercier Basile. L'aide militaire que l'empereur lui avait envoyé était substantielle et venait très à propos. Le pape sentait mieux que n'importe qui à Rome et en Italie que sans le secours de Byzance il était impossible de conjurer ou au moins de diminuer le danger arabe. Le don du couvent de Saint-Serge était un beau geste de la part de l'empereur. Mais la décision que la Bulgarie devait désormais appartenir au patriarcat romain comblait tout.

Jean VIII pouvait alors se vanter d'avoir obtenu ce que le grand Nicolas avait tant désiré et qui, depuis plus de vingt ans, formait le principal objet des rivalités entre l'Orient et l'Occident. Après avoir obtenu de telles concessions de la part de Byzance, le pape pouvait-il encore refuser son consentement à ce qui s'était passé à Constantinople ? Et peut-on sérieusement croire que Jean VIII, après avoir déclaré qu'il acceptait tout ce qu'on y avait décidé au sujet de Photius, puisse en même temps faire de telles réserves qu'il finirait, au fond, par rejeter ce qu'il avait accepté ? On voit bien qu'une pareille supposition est absurde. La lettre du pape à Basile nous amène aux mêmes conclusions que celle écrite à Photius.

Le pape a renoncé aux conditions qu'il avait voulu imposer à Photius, il a accepté l'annulation de tous les décrets antiphotiens de ses prédécesseurs et du synode de 869-870, il a sanctionné les Actes du Concile photien apportés par les légats, dans la version que nous connaissons aujourd'hui.


§ 7. — Le compromis bulgare.

[295] La principale objection à cette conclusion a été tirée du fait que la Bulgarie est restée, en fin de compte, sous la juridiction du patriarcat byzantin. On en a déduit que cette concession de Basile et de Photius n'était pas sincère et que le pape avait été trompé par les rusés Byzantins. Dès qu'il s'était aperçu de ce fait, Jean VIII aurait retiré son consentement en faisant jouer la clausule ajoutée à ses deux lettres.

Pourtant, cette objection est sans valeur. La concession de Basile et de Photius concernant la Bulgarie était sincère et elle fut réellement exécutée. Nous constatons, en effet, que depuis cette époque la Bulgarie cesse de figurer parmi les diocèses appartenant à Byzance dans les listes épiscopales officielles. C'est un fait significatif dont il faut tenir compte. Sous ce rapport les Byzantins étaient toujours très précis.

Mais comment se fait-il que Photius et l'empereur aient pu faire sérieusement une telle concession au Siège de Rome ? Nous avons vu avec quel acharnement le gouvernement de Michel III et de Bardas avait lutté pour conquérir cette province. Basile même, avait jusqu'à cette date, suivi la politique de son prédécesseur. La Bulgarie avait-elle perdu d'un seul coup toute importance pour les Byzantins ? Certes, non! Comment alors expliquer ce fait ?

Nous croyons pouvoir apporter quelque clarté dans ce problème en donnant des précisions sur les conditions du compromis auquel on était arrivé à Byzance après le concile entre les légats et l'empereur. Le discours de Photius prononcé au cours de la IIe session de son synode, fait entrevoir que le patriarche se rendait parfaitement compte de l'importance de cette question pour Jean VIII. Il ne se dissimulait nullement que la réconciliation avec Rome pourrait difficilement être consommée sans une concession de son côté concernant la Bulgarie. Il souligna donc dans son discours le fait qu'il s'était abstenu, depuis [296] son accession au trône, d'envoyer le pallium en Bulgarie et d'y faire des ordinations. Il voulait par là faire voir aux légats sa bonne volonté d'arriver à une entente même sur ce point.

Ce que Photius avançait dans son discours pouvait être exact. En effet, les évêques byzantins, en Bulgarie, pourvoyaient eux-mêmes aux besoins spirituels de leurs ouailles. Si, depuis l'accession de Photius au trône patriarcal, aucun changement dans le haut clergé n'était intervenu, Photius n'avait réellement pas eu d'occasion d'y envoyer le pallium.

Jean VIII a précisé son point de vue sur ce problème dans sa lettre à Photius :

En outre, comme c'est de votre devoir de donner force à votre volonté, ainsi c'est notre volonté que notre diocèse de Bulgarie, que le Siège apostolique reçut par les efforts du bienheureux seigneur pape Nicolas de mémoire apostolique et retint au temps du bienheureux pape Adrien, soit rendu aussitôt que possible ; et par notre autorité apostolique nous défendons aux chefs de l'Église de Constantinople d'y faire des ordinations ecclésiastiques. Vous veillerez à ce que les évêques qui ont été consacrés là et tout le clergé inférieur quittent le pays et s'abstiennent d'entrer dans notre diocèse bulgare. Si vous leur donnez le pallium, faites des ordinations ou communiez avec eux aussi longtemps qu'ils refuseront de nous obéir, vous encourrez la même excommunication qu'eux.

Le pape maintient donc en principe la même position à l'égard du clergé grec en Bulgarie, qu'il avait tenue en avril 878 dans ses lettres à Ignace, Basile et aux évêques bulgares. On remarque pourtant que le pape n'est plus aussi ferme qu'il était dans ses lettres précédentes. Une phrase de cette missive trahit surtout que le pape ne se ferme pas à un compromis : « Si tu... donec nobis obediant, cum eis communicaveris – pour autant qu’ils nous obéissent, tu pourras communiquer avec eux... » Ces paroles ne semblent-elles pas insinuer que cette fois-ci on se contenterait à Rome d'un simple transfert de juridiction d'un patriarcat à l'autre et qu'on pourrait s'entendre en ce qui [297] concerne le sort du clergé grec travaillant en Bulgarie ? Ce passage de la lettre a été complètement supprimé dans l'édition grecque de la missive. La lettre pontificale à Basile contient un passage semblable, beaucoup plus suggestif. Le pape y dit, après avoir exposé les efforts de Nicolas pour gagner les Bulgares :

Si le patriarche... s'abstient de réclamer ou de retenir possession du diocèse bulgare, d'y faire des ordinations de quelque degré que ce soit (il semble qu'il y ait là des évêques ou des prêtres qui furent illicitement ordonnés par le patriarche ou par l'archevêque) et s'il ne leur envoie pas le pallium que les prélats portent à la messe...

Ces mots indiquent assez clairement la possibilité d'un compromis. Photius a bien saisi l'idée du pape. Voici comment il l'interprète dans l'édition grecque de cette missive :

Pourtant certaines gens nous ont audacieusement enlevé par force la province qui ne leur appartenait pas. Et ils y ont fait des ordinations, il y ont consacré des églises, en un mot ils y ont fait des choses qu'ils n'auraient pas dû y faire. C'est pourquoi nous ajoutons ceci à nos avertissements précédents : si, trouvant des évêques en faute, nous leur appliquons des peines ecclésiastiques, qu'ils ne trouvent chez vous aucun refuge. Mais faites en sorte que nous trouvions chez vous, sur ce point, une attitude et des pensées conformes aux nôtres.

C'est donc sur cette base que le compromis entre Rome et Byzance avait été conclu. Tant que les Bulgares étaient administrés par un clergé grec et qu'ils dépendaient au point de vue culturel de Constantinople, le danger d'un empire bulgare établi à ses portes n'était pas grave pour Byzance. Celle-ci ne pourrait jamais permettre que la Bulgarie tombât sous l'influence culturelle des Francs et fût administrée par un clergé latin et franc ; mais l'empereur pouvait permettre que l'archevêque bulgare demandât son pallium à Rome au lieu de Byzance.

[298] Ce fait prouve aussi que le désir d'arriver à une entente réelle et durable a été très sincère du côté de Jean VIII et du côté de Photius. Ils ont tous deux fait d'importants sacrifices pour la paix définitive dans l'Église.


§ 8. — La réalisation du patriarcat bulgare.

Cette interprétation des faits a échappé jusqu'ici aux spécialistes. (…) Nous possédons deux lettres de Jean VIII qui datent réellement d'après le Concile photien et adressées à Boris de Bulgarie. Ces deux lettres confirment indirectement ce que nous avons dit plus haut sur le compromis conclu entre Byzance et Rome à propos de la Bulgarie.

La première suppose l'arrangement fait entre le pape et le patriarche, d'après lequel la Bulgarie devait passer sous la juridiction de Rome. Elle permet même d'entrevoir que le pape avait fait déjà d'autres démarches pour obtenir le consentement de Boris à cet arrangement. Jean VIII s'était servi, comme intermédiaire, de l'évêque croate de Nin, Théodose, tout désigné, en effet, pour une telle mission.

On sait que Théodose était à la tête du parti romain en Croatie dalmate. En 879, il donna son appui au duc Branimir, quand celui-ci se révolta contre son rival, le prince [299] Zdeslav, le protégé des Byzantins. Cette révolte non seulement rendit aux Croates dalmates leur indépendance, mais aussi mit fin à l'expansion du patriarcat byzantin dans ces régions. Théodose s'était rendu en 880 à Rome pour y être consacré évêque. À cette occasion, le pape lui confia aussi une légation auprès de Boris. Théodose remplit cette mission. Le khagan lui promit d'envoyer des ambassadeurs à Rome.

Le pape les attendit pourtant en vain. La lettre de Jean VIII en question devait donc rappeler à Boris sa promesse. Le document n'est pas daté. Il doit avoir été composé dans la seconde moitié de 881. Même cette exhortation du pape demeura sans effet. L'année suivante Jean se vit obligé d'expédier en Bulgarie une nouvelle lettre, de ton plus vif. Évidemment, le pape commençait à être exaspéré par le silence obstiné de Boris.

Or, ces deux lettres ne font aucune mention de Photius ou des Grecs. Le pape ne s'y plaint ni de l'empereur ni du patriarche. On voit bien, d'après cette correspondance, que si la Bulgarie était restés sous l’influence du patriarcat byzantin, on doit en rendre responsable uniquement Boris, qui s'était entêté de nouveau et qui ne voulut plus rien entendre de Rome, où on s'était autrefois refusé de suivre ses caprices.

Le refus de Boris de se soumettre au pape n'était pas inspiré par un nouveau caprice. Désirant rendre son pays aussi indépendant que possible, et las de cette éternelle rivalité entre les deux patriarcats dont son pays était l'objet, Michel-Boris saisit cette occasion pour faire un nouveau pas vers la réalisation de son rêve d'autrefois, celui d'avoir son propre patriarche. Le dessein ainsi ébauché par Boris fut mené à bien par son fils Syméon, en 918, par la fondation d'un patriarcat bulgare autonome et indépendant. En 927, le patriarcat bulgare fut officiellement reconnu par l'Église byzantine.

[300] II est intéressant de voir comment le destin a travaillé pour le plan de Boris. La mort empêcha Jean VIII de poursuivre son plan, en Bulgarie, avec la persévérance qui le caractérisait, et ses successeurs se suivirent trop vite pour pouvoir continuer à poursuivre sa politique. Les relations entre le Saint-Siège et la Bulgarie furent alors complètement interrompues. Même Formose (891-896), dont on se souvenait certainement encore en Bulgarie, devenu pape, ne parvint pas à renouer des relations avec ce pays qui était alors en train de devenir une puissance.

On croit souvent le contraire et on pense que Formose essaya de reprendre la Bulgarie aux Byzantins. C'est ainsi qu'on explique pourquoi les Byzantins aient gardé un si mauvais souvenir de ce pape. On trouve, en effet, dans une lettre du prince bulgare, Calojean, adressée au pape Innocent III, une vague mention de Syméon parmi les tsars bulgares qui avaient demandé à Rome la couronne impériale. On a voulu y voir une preuvei que les relations entre Rome et la Bulgarie avaient été renouées sous Formose et sous le tsar Syméon et que c'était Rome qui avait donné son consentement à la fondation de l'empire et du patriarcat bulgares.

Pourtant, la mention de Syméon dans la correspondance de Calojean avec Innocent III est extrêmement vague et elle n'autorise aucunement pareille conclusion. Syméon s’était d'ailleurs accordé lui-même en 918, donc [301] longtemps après la mort de Formose, le titre d’empereur, et il avait fondé le patriarcat bulgare.

L’abandon de la Bulgarie par Constantinople, qui ne put être exploité par Rome, n'a fait que renforcer, nous l'avons dit, les velléités d'indépendance en Bulgarie. Nous voyons, en effet, qu'après cette époque, Boris agit comme un souverain même dans les affaires religieuses de son pays, sans rien solliciter ni de Rome ni de Byzance. Après l'expulsion des disciples de saint Méthode de Moravie (884), il leur donna asile et accepta la liturgie slavonne bannie de Moravie par le pape Étienne V. Petit à petit se forma alors, en Bulgarie, une Église nationale slave qui remplaça bientôt les éléments grecs. Heureusement pour Boris, la Bulgarie disposait vers 880 déjà d'un clergé indigène suffisant.

Une lettre du pape Jean VIII, envoyée à Boris en 878, mentionne un prêtre slave Serge, nommé évêque de Belgrade. La lettre de Photius à Arsène fait entrevoir que de nombreux jeunes Bulgares, ayant embrassé la vie monacale, recevaient leur formation théologique et ascétique à Byzance. Cette circonstance a certainement facilité la formation lente, mais voulue et intentionnelle, d'une Église nationale bulgare. On peut se demander si une pareille évolution aurait pu avoir lieu si la Bulgarie était restée sous la juridiction directe du patriarcat de Byzance ou si, conformément au compromis conclu entre Photius et Jean VIII, les papes avaient pu exercer leur autorité en Bulgarie. Il arriva ainsi, par un singulier jeu du destin, que ce compromis facilita la formation d'une Église nationale bulgare et sauva la liturgie slave.

On peut donc voir que les accusations lancées contre Photius, comme s'il avait empêché par ses intrigues l'exécution de sa promesse, ne sont pas fondées. Photius n'eut rien à faire avec le refus catégorique et obstiné du rusé Boris de placer son pays sous la juridiction directe de Rome. Jean VIII ne se plaint d'ailleurs nulle part, [302] après le synode photien, du patriarche grec, pas plus que Photius n'accuse Jean VIII de quoi que ce soit après leur réconciliation. Il ne lui adresse que des éloges. Ce qu'on a dit d'une nouvelle condamnation de Photius par Jean VIII manque de base. En tout cas, l'incident bulgare ne pouvait y être pour rien.

En affirmant que Jean VIII avait désavoué la manière d'agir de ses légats et condamné de nouveau Photius, et que cette condamnation fut répétée par ses successeurs Marin, Étienne VI et Formose, on se basait sur les données des quelques documents insérés dans le recueil antiphotianiste et ajoutés, dans quelques manuscrits grecs, aux Actes du VIIIe Concile.


- CHAPITRE XII -
LE RECUEIL ANTIPHOTIANISTE


§ 1. — Contenu du recueil.

Ce recueil se divise en trois parties.

La première partie comprend d'abord la lettre encyclique du VIIIe Concile œcuménique et la missive adressée par les Pères du Concile au pape Adrien, ainsi que l'extrait d'une lettre d'Adrien à Ignace au sujet de l'affaire bulgare, et une longue correspondance du métropolite ignatien Métrophane, expliquant au logothète Manuel comment Photius a été condamné.

La deuxième partie paraît particulièrement importante. On y trouve une lettre du pape Étienne à l'empereur Basile concernant la légitimité du pape Marin, un petit commentaire historique relatif à la seconde déposition de Photius, une longue missive de l'archevêque Stylien de Néocésarée à Étienne traitant de la reconnaissance des ordinations photianistes, une réponse du pape à cette lettre ainsi qu'à celle de l'empereur Léon le Sage, une deuxième lettre de Stylien, puis une missive du pape Formose annonçant une attitude très sévère de celui-ci à l'égard des photianistes.

Quant à la troisième partie, elle se compose de plusieurs écrits relatifs à l'affaire de Photius ; un petit traité sur les « stautopatai », c'est-à-dire les photianistes qui avaient si souvent violé leurs engagements et par là fait injure à la croix qui, suivant l'usage courant, précédait leurs signatures ; un document pompeusement [303] intitulé « Recueil des lettres synodiques des pontifes romains, Nicolas, Adrien, Jean, Marin, Etienne et Formose contre Photius le prévaricateur » ; la copie de l'inscription placée à l'entrée de Sainte-Sophie et relatant les décrets du concile contre Photius ; une longue explication due au compilateur lui-même et tendant à prouver que Photius, tant de fois condamné, ne pouvait plus être absous. Suit une note concernant le VIIIe Concile œcuménique et qui a été empruntée à un petit manuel des conciles, et la collection est enfin close par une lettre du pape Jean IX à Stylien, commentée d'une façon tout à fait libre.

Ce recueil a été composé à la fin du IXe siècle, sous le règne du pape Formose (891-896). Il y a sur ce point une certitude absolue. Le compilateur anonyme était donc contemporain de Photius et figurait parmi ses ennemis les plus acharnés. Dans sa forme primitive, l'ouvage se terminait par un « synodicon », courte énumération des conciles œcuméniques ; or, le copiste qui l'a transcrit, dans les dernières années du IXe siècle ou les premières du Xe, a omis le passage relatif aux sept premiers conciles et a uniquement copié ce qu'on y disait du VIIIe Concile œcuménique. Il y a ajouté, par contre, la remarque concernant « l'apostasie » de Stylien — qui avait fini lui aussi par reconnaître les ordinations de Photius — et la lettre commentée du pape Jean IX à Stylien. C'est surtout cette dernière partie du recueil qui nous renseigne sur le sort de la compilation et sur la date à laquelle elle a été composée et transcrite.

Or, c'est de ce recueil antiphotianiste qu'on tirait jusqu'à présent les principaux arguments destinés à prouver la nouvelle condamnation de Photius par Jean VIII et ses successeureurs, et l’aggravation des relations entre Byzance et Rome sous le pontificat d'Etienne V et celui de Formose.

(…) [304] Nous ne voulons ici qu'indiquer la méthode suivie par le compilateur pour étayer sa thèse ; ensuite seulement nous serons à même de comprendre l'attitude des successeurs de Jean, depuis Marin Ier jusqu'à Étienne V, envers Photius et son parti et de voir l'usage que les extrémistes ont fait de ce recueil dans leur campagne calomnieuse.


§ 2. — Les relations entre Photius et Jean VIII, selon le compilateur.

Le compilateur de la collection traite des relations entre Photius et Jean VIII dans un chapitre spécial intitulé : « Recueil des Lettres Synodiques des papes qui condamnèrent Photius. » Quelle lettre synodique du pape Jean VIII donne-t-il ? Après avoir cité un passage de la lettre de Nicolas Ier et un extrait des Actes du synode romain de 869, le compilateur ajoute une déclaration de l'archidiacre Jean, qu'il présente comme le porte-parole des Pères de ce synode et qui, constituant une violente diatribe contre Photius, se termine ainsi : « Que l'acuité de votre sentence déchire sa mémoire et que ceux qui le suivent ou le protègent soient liés par les liens de l'anathème. S'ils ne lancent pas contre lui l'anathème de vive voix et par écrit, qu'ils ne soient pas même admis à la communion laïque ». Et le compilateur continue :

Lorsque Jean, qui avait prononcé ces paroles, eût accédé au trône après Adrien, il anathémisa lui aussi Photius, quand celui-ci eut circonvenu Eugène et les messagers envoyés par lui en Bulgarie. Ayant pris l'Évangile, il monta en effet en chaire et déclara à tous ceux qui l'écoutaient : Que celui-là soit anathème qui ne reconnaît pas Photius comme légitimement frappé par le jugement de Dieu, état dans lequel l'ont du reste laissé mes prédécesseurs, les très saints papes Nicolas et Adrien.

Ayant cité l'inscription commémorant les décrets du [305] VIIIe Concile œcuménique, le compilateur énumère les pontifes qui ont condamné Photius et ajoute :

Aucun des successeurs de Nicolas ne les a absous. Ils n'en avaient même pas le pouvoir. Alors que le patriarche Ignace était encore en vie, Jean avait envoyé Eugène et ses compagnons pour l'affaire bulgare. Or, Photius s'empara d'eux et, ayant fait pression sur eux par divers moyens, les amena à entrer en communion avec lui pour induire tout le monde en erreur. Mais, revenus à Rome, ils furent réprimandés par Jean qui les excommunia du haut de l'ambon.

C'est tout ce que dit l'auteur pour prouver la condamnation de Photius par Jean VIII. N'est-ce pas vraiment bien peu de chose ? Le titre pompeux du traité, « la collection des lettres synodiques des papes condamnant Photius », fait espérer bien davantage. Où est la lettre synodique du pape Jean VIII ? Le compilateur ne la connaît pas et cite à sa place une longue déclaration attribuée à Jean et rattachée au synode romain d'Adrien, de 868, déclaration dont nous pensons fermement qu’elle a dû être inventée de toutes pièces par le compilateur.

Nous possédons fort heureusement les Actes de ce synode romain, lus à la fin de la VIIe session du Concile de 869-870, et ils nous montrent que le porte-parole du concile n’était pas l’archidiacre Jean, mais plutôt Gaudéric, évêque ce Velletri. Évidemment, l'archidiacre Jean, en sa qualité de chef des diacres de Rome, signa les Actes, mais seulement après les évêques, l'archiprêtre Georges et les prêtres attachés aux églises de Rome.

Là-dessus, le compilateur invente une longue déclaration antiphotienne qu'il met dans la bouche de Jean, le futur pape, et qu'il prétend être une lettre synodale du pape Jean VIII contre Photius.

Ce que raconte le compilateur à propos de la condamnation des légats par Jean VIII est également pure invention [306], et il est facile de s'imaginer sur quoi la légende fut construite. Les ignatiens savaient bien que les instructions des légats n'allaient pas aussi loin que les décisions du Concile photien, cela ne faisait de secret pour personne en 879-880. Quelques extrémistes se sont alors consolés du fait que les légats auraient le même sort qu'avaient eu Zacharie et Radoald après le synode de 861. Mais aucun message de Rome ne parla dans ce sens (le recueil des lettres du pape Jean paraît complet pour la période et on ne trouve aucune trace d'une semblable communication à Constantinople). Là-dessus, les extrémistes inventèrent l’histoire que le pape avait condamné ses faux légats et Photius, de l’ambon de Saint-Pierre.

Le compilateur semble se rendre compte de la faiblesse de son argument, car il se perd dans des discussions théologiques et canoniques, puis tâche de prouver que le pape n'avait pas le pouvoir d'absoudre un homme condamné par les autres patriarches et par le concile. Pourquoi insister, si le pape cassa sa première décision et excommunia Photius une seconde fois ? Le compilateur ne remarque pas même qu'une telle affirmation touche à l'hérésie et qu'il se contredit à d'autres endroits quand il parle du caractère sacré des décrets pontificaux.

D'autre part, le traité sur les « stauropates, » dans le même recueil compte aussi des Romains parmi ces prélats qui violèrent leurs signatures ; car après avoir signé les Actes des synodes romains de Nicolas et d'Adrien pour la condamnation de Photius, ils finirent par reconnaître le patriarche. Les mêmes Actes furent « aussi signés par l'archidiacre Jean, qui devint pape après lui (Adrien) ».

Un autre document copié par le compilateur, la lettre de l'archevêque Stylianos au pape Étienne V, contredit son histoire de la condamnation par Jean des légats et de Photius. Bien que le correspondant insiste dans sa lettre 34 sur la responsabilité des légats dans la reconnaissance [307] de Photius par Jean VIII en répétant la fable d'usage, il ne trouve rien à dire sur un nouveau jugement attribué à Jean VIII, mais il n'ose pas même répéter au pape l'histoire de la punition des légats du haut de l'ambon. Et cependant, c'était son intention d'amener le pape à condamner Photius et ses partisans. Il rappelle avec plaisir les Actes de Nicolas et d'Adrien II avec les décisions du Concile de 869-870, mais ne dit mot de Jean VIII, bien qu'il n'eût pu citer d'exemple plus frappant de l'irritation de Jean. Il est donc évident qu'en cette matière le recueil antiphotien n'inspire aucune confiance et que Jean VIII n'eût jamais à se plaindre de Photius.


§ 3. — Les relations entre Photius et Marin Ier, selon le compilateur.

Pour prouver l'hostilité du successeur de Jean VIII, Marin Ier, à l'égard de Photius, le compilateur procède de la même façon. Il promet bien, là encore, de donner la lettre synodique de Marin contre Photius, mais n'est pas en état de la produire ; il cite par contre l'inscription placée à l'entrée de la Grande Église pour commémorer les sessions du VIIIe Concile oecuménique et dans laquelle le résumé des décisions conciliaires visant le patriarche est précédé des noms des légats apostoliques présents à l'assemblée, les évêques Donat et Etienne ainsi que le diacre Marin. Cette mention suffit au compilateur pour proclamer catégoriquement, dans son curieux commentaire, que Photius a été condamné par tous les papes, depuis Léon jusqu'à Formose, Marin compris.

Présentant le même argument dans le manuel des conciles dont le copiste ne nous a conservé que le passage final relatif au VIIIe Concile, il ne nomme plus comme représentant du Saint-Siège que Marin « qui par la suite devint pape ». Les évêques Donat et Etienne qui, dans le premier document de caractère officiel, étaient placés protocolairement avant Marin, s'effacent maintenant complètement devant le futur pontife, et ceci montre bien l'idée du compilateur : Marin ayant, avec les autres Pères, condamné Photius au concile de 869-870, l'a condamné pour toujours ; même devenu pape, il lui était impossible de revenir sur son jugement.

À côté de cet argument direct — le [308] seul qui soit présenté — le compilateur a employé comme argument indirect la lettre du pape Etienne V à l'empereur Basile. On sait que le pape y défend la mémoire de Marin injustement attaquée par l'empereur Basile dans une lettre à Adrien III. Or, Étienne V attribuait ces attaques aux menées de Photius et s'exprimait vers la fin d'une façon énigmatique à propos d'une ambassade de Marin à Constantinople qui se serait terminée par son emprisonnement :

Parce qu'il sentait et pensait — dit Étienne — comme notre prédécesseur et docteur le très saint pape Nicolas, dont il voulait exécuter à la lettre les décisions, le divin Marin tomba auprès de vous dans le plus grand mépris. Parce qu'il refusa, comme on l'a dit, d'admettre ceux qui pensaient autrement et de déclarer nul et non avenu ce qui avait été fait dans un synode, en présence de Votre Majesté, Marin fut emprisonné pendant trente jours.

Ce passage était généralement cité pour prouver que Jean VIII, ayant découvert la fraude de ses légats et de Photius, avait envoyé à Constantinople une autre ambassade à la tête de laquelle était Marin. Celui-ci avait donc encouru la colère de Photius et de l'empereur, qui l'avait emprisonné. La teneur générale de cette lettre a été également invoquée comme preuve de l'hostilité de Marin à l'égard de Photius.

Les interprétations de ce genre, reconnaissons-le, doivent être uniquement attribuées aux historiens de Photius et non pas au compilateur lui-même. Rien dans la lettre ne permet, en effet, de déduire que Marin fût en lutte ouverte avec le patriarche. Etienne V n'y fait pas allusion dans la lettre de la Collection, et s'il y avait eu quelque chose dans la lettre pour prouver que Marin, en devenant pape, abandonna publiquement la politique de Jean VIII, le compilateur ne l'aurait certainement pas omis.

Les historiens qui, pour donner de l'apparence à une dispute entre Jean VIII et Photius, ont inventé une seconde ambassade de Marin à Constantinople en 880 et ont placé l’incident de son emprisonnement dans cette [309] année, ont commis une grave erreur. Étienne V affirme catégoriquement que Marin mécontenta l'empereur parce que « il refusa d'admettre ceux qui n'étaient pas de son opinion et d'annuler ce qui avait été décidé à un synode en la présence de Sa Majesté ». Mais ces paroles ne pouvaient pas se rapporter à l'ambassade qui se proposait, non de refuser d'annuler, mais d'annuler les décisions du Concile de 879-880. Les mots ne doivent pas être pris hors de leur contexte.

Dans la première partie du passage, Étienne V écrit que Marin « encourut la disgrâce de l'empereur » parce qu'il « sentait et pensait comme notre prédécesseur et maître, le très saint pape Nicolas, dont il désirait exécuter les ordres à la lettre ». Ces mots ne peuvent se rapporter qu'à la présence de Marin à Constantinople au VIIIe Concile de 869-870, quand il refusa catégoriquement de désobéir aux instructions qu'il avait reçues d'Adrien II. Celles-ci reflétaient le véritable esprit de la politique orientale de Nicolas, bien que l'empereur, fît son possible pour rendre les légats plus sympathiques au clergé photien.

Il s'ensuit que la seconde partie de la lettre sur les relations de Marin avec l'empereur doit aussi se rapporter au même concile, ce qui s'accorderait avec l'incident des « Libelli ». L'empereur regimbait contre la condition imposée par les légats de n'admettre au concile que ceux des prélats qui avaient signé le « Libellus », et quand les prélats le supplièrent d'enlever les « Libelli » des légats de peur qu'ils ne fussent pris comme preuve de la soumission de Byzance à Rome, les légats refusèrent de les remettre, objectant que tels étaient les ordres du pape que l'empereur avait promis de respecter à l'ouverture du concile.

Cet incident doit être placé durant les trois mois qui s'écoulèrent entre la VIIIe et la IXe session du Concile. Durant ce temps, les « Libelli » doivent avoir été signés par les prélats et il est bien possible que l'empereur, furieux, tînt les légats enfermés dans leurs quartiers.

Il est possible encore qu'Étienne V confondit l'incident des « libelli » avec ce qui arriva à Marin sur la frontière bulgaro-byzantine en 866, quand l'ambassade papale fut arrêtée pendant un mois tandis que les autorités de la frontière attendaient des instructions de la capitale sur le traitement à leur donner. Marin eut donc d’autres désagréments avec les Byzantins.

[310] II ne faut pas oublier que la lettre de Basile n'avait pas été adressée à Marin, mais à son successeur Adrien III et que ses critiques ne s'adressaient qu'au pape défunt. Ceci, en plus du fait que le recueil antiphotianiste ne sait rien de la correspondance entre Marin et les Byzantins. prouve que l'ambassade de 880 n'a jamais eu lieu.

Et cependant on a affirmé que si Marin ne rompit pas ses relations avec Photius, vu qu'il avait été reconnu par Jean VIII, c'était contre son gré ; qu'il regrettait cet acte de son prédécesseur, qu'il s'abstint de correspondre avec le patriarche et continua à le détester ouvertement, en dépit de la lettre que Photius lui envoya après le Concile de 879-880 pour lui offrir son pardon et son amitié. On se rejette alors sur les différends qui existaient entre Marin et Photius pendant son premier patriarcat pour prouver que Marin gardait les mêmes sentiments sous le second patriarcat de son ennemi.

Nous pensons pourtant qu'il ne faut pas exagérer l'importance de ces différends. Il est vrai que Marin a joué, lors du Concile de 869-870, un rôle de premier plan. N'oublions pourtant pas que même le futur pape Jean VIII, alors archidiacre d'Adrien II, avait signé les Actes du synode de Rome qui précédait le Concile de Constantinople et qui devait justement donner à Marin et à ses collègues, chargés de représenter le Saint-Siège au concile, les instructions que Marin s'appliqua à observer à la lettre avec tant de conviction. Jean approuvait certainement alors aussi les décisions de ce concile, et [311] pourtant il oublia plus tard qu'il avait, lui aussi, joué un rôle important dans la condamnation de Photius et il se réconcilia avec lui. Pourquoi Marin, devenu pape, devait-il garder son animosité contre Photius ?

Il est vrai que la signature de Marin manque dans les Actes du synode de Rome de 879 qui avait précédé le Concile photien et dans lequel on s'était prononcé pour la réhabilitation de Photius. Mais est-il vraiment permis de tirer de cette absence des conclusions aussi graves ? Marin était-il alors à Rome ? Il semble possible, en effet, qu'il remplissait alors encore les fonctions d'évêque de Gère, car il n'apparaît dans les fonctions d'archidiacre à Rome qu'en 880, comme nous allons le voir tout à l'heure.

Pareilles conclusions seraient recevables si on pouvait démontrer que Marin désapprouvait tout-à-fait la politique de son prédécesseur.

On a essayé de prouver ceci avec deux arguments : d'abord, on sait bien que Jean VIII s'était montré assez sévère avec Formose, le prélat distingué dont la mission, en Bulgarie, avait eu tant de succès. À cause de jalousies à Rome, il fut rappelé par Nicolas, et la demande de Boris qu'il fût mis à la tête de l'Église bulgare n'allégea pas les soupçons. Suivit alors une dispute avec Jean VIII qui le suspendit et l'excommunia. Mais le premier acte de Marin en accédant au souverain pontificat fut de le réhabiliter, et c'est ce geste qui a servi de preuve que Marin avait abandonné la politique de Jean.

On a dit alors que Jean VIII était en désaccord avec Marin, et le nomma évêque de Gère pour s'en débarrasser et pour empêcher sa candidature à la papauté, puisque ce n'était pas la coutume alors de transférer les évêques d'un siège à l'autre. Pour cette raison, dit-on, Marin donna sa démission après la mort de Jean, sous prétexte qu'il avait été forcé d'accepter sa nomination épiscopale, mais en fait afin de présenter sa candidature au trône [312] papal. Une fois là, il se vengea en renversant toute sa politique orientale.

C'est mal interpréter les faits. Si Jean avait ordonné Marin évêque de Gère pour lui couper la route vers une dignité plus haute, il aurait agi directement contre ses propres principes. Dans un synode romain qui eut lieu entre 871 et 878, donc à l'époque où il aurait ordonné Marin, Jean rappela aux évêques la défense d'employer de pareils procédés à l'égard de leurs diacres ou sous-diacres.

Contrairement à ce qu'on a dit, Jean semble plus tard s'être servi de Marin, puisque nous apprenons par sa correspondance qu'il envoya un certain évêque Marin, qu'il appelle « arcarius sedis nostrae » (une fonction de la Curie romaine remplie par un archidiacre), comme ambassadeur à Charles III en mars 880 - et à Athanase, évêque de Naples, en 882. Celui-ci peut avoir été l'évêque de Gère dont Jean demande la démission pour l'employer ailleurs. Ce fut plutôt la confiance que Jean avait en lui qui favorisa sa candidature à la papauté en décembre 882, et il fut élu parce qu'il était archidiacre et avait cessé de remplir les fonctions d'évêque.

Ceci explique pourquoi un des continuateurs des Annales de Fulda fut si scandalisé de voir Marin, évêque de Gère, changer de siège en dépit des règles canoniques, tandis que l'autre continuateur le désigne simplement comme Archidiacre au temps de son élection.

Citons encore un dernier fait qui nous semble particulièrement probant pour notre thèse. Marin, devenu pape, avait gardé comme bibliothécaire Zacharie d'Anagni, le même qui remplissait ces fonctions sous Jean VIII. Or, c'était justement Zacharie qui était à la Curie romaine le plus solide soutien de la politique grécophile, car il était un fidèle ami de Photius. Il est inconcevable que Marin eût conservé Zacharie comme bibliothécaire, s'il avait gardé sa vieille hostilité contre Photius et s'il n'avait pas approuvé la politique grécophile de son prédécesseur.

C'est d'ailleurs le même Zacharie qui [313] semble avoir exercé une certaine influence à la cour pontificale même sous le pape Étienne V, son ancien élève, jusqu'à sa mort en 891. Si cette supposition est vraie, on comprend mieux pourquoi la politique pontificale à l’égard de l’Orient est restée si favorable sous les trois successeurs de Jean VIII.

Les choses étant ainsi, nous ne pouvons plus invoquer le fait que Marin n'avait pas envoyé une lettre synodique au patriarche de Constantinople comme preuve que Marin désapprouvait la politique de Jean VIII à l'égard de Photius qu'il continuait à détester. En effet, cette omission peut être expliquée par des raisons plus naturelles.

Le règne de Marin fut de courte durée (décembre 882 - avril ou mai 884). La réhabilitation de Formose, dans les premiers mois du pontificat de Marin (iI est possible que Marin espérait se servir de Formose en Bulgarie pour induire Boris à se remettre sous l'obédience romaine), a certainement suscité une certaine agitation à Rome, car Formose n'avait pas seulement des amis à la Curie, mais aussi des ennemis. Ces troubles obligeaient le nouveau pape à donner toute son attention aux affaires romaines. La mort de Marin a été probablement précédée par une maladie qui a empêché l'exécution de plus d'un projet du pape.

C'est pour cela que son successeur, Adrien III, se hâta d'expédier sa lettre synodique à Constantinople dans les premiers jours de son pontificat pour que ce long délai ne fît pas à Constantinople une fâcheuse impression. Nous ne savons pas ce que cette lettre contenait. Le nom de Marin semble y avoir été mentionné, car la réponse de l'empereur Basile y fait allusion. La lettre d'Adrien donnait donc peut-être même la raison pour laquelle Marin n'avait pu envoyer sa lettre synodique.

Il fallait toutes ces explications pour défendre la mémoire de Marin. Rien ne nous autorise à prétendre que le pape romain ait été moins généreux et moins noble [314] que le patriarche de Constantinople et qu'il n'ait pas eu assez de force morale pour sacrifier ses sentiments personnels aux besoins de l'Église qu'il gouvernait.

Mais revenons vers notre principale source — le recueil antiphotianiste — où on avait l'habitude de puiser des arguments en faveur de la thèse que Marin avait rompu avec Photius. Somme toute, nous voyons que, là encore, le compilateur s'appuie surtout sur la première condamnation du patriarche, à laquelle Marin consentait, naturellement, mais, pour la seconde, n'apporte que des indices qui ont amené les historiens de Photius à des conclusions certainement exagérées.


§ 4. — Les relations entre Photius et Adrien III, selon le compilateur.

Voyons maintenant comment il présente les relations de Photius et d'Adrien III. Il peut à peine sur ce point cacher son embarras. Non seulement, il ne peut citer aucune déclaration d'Adrien III à l'occasion d'un Concile romain ou du VIIIe Concile œcuménique, mais il a dû, en plus, entendre parler de la reprise des relations cordiales entre Photius et le nouveau pape, relations dont le patriarche lui-même rend témoignage. Il préfère donc passer cette période sous silence et il omet le nom d'Adrien parmi les papes dont il entend publier les lettres synodiques dirigées contre Photius.

Le copiste de ce recueil, à qui nous devons la rédaction actuelle de cette compilation, et qui était un ignatien encore plus acharné que le compilateur anonyme, a cru voir un argument relatif à la condamnation de Photius par Adrien III dans la lettre du pape Jean IX à Stylien, lettre qu'il a jointe au recueil antiphotianiste.

Le pape y dit entre autres choses :

Nous voulons donc que les décrets des très saints pontifes qui nous ont précédé restent intacts et conservent le même rang qu'ils leur ont donné. Nous aussi nous acceptons donc et reconnaissons Ignace, Photius, Étienne et Antoine dans le même rang où les ont reçus, les très saints papes Nicolas, Jean et Etienne V, et toute l'Église romaine [315] jusqu’à notre époque.

Après avoir expliqué cette lettre à sa façon et avoir énuméré tous les papes depuis Nicolas jusqu'à Jean IX, le copiste dit :

En disant alors : « comme toute l'Église l'a reçu jusqu'à notre époque », il y a compris tous les patriarches qui l'ont (Etienne V ou Formose) précédé et qui lui (à Etienne ou à Formose) ont succédé et dont il (Jean IX) veut lui aussi observer les décrets.

Avouons que c'est de nouveau un bien pauvre argument. Sa pauvreté ressortira mieux encore quand nous aurons examiné la portée de la lettre de Jean IX. À défaut d'autres arguments, les ignatiens devraient s'en contenter, mais on s'étonne qu'il ait pu être pris au sérieux par des historiens modernes.


§ 5. — Les relations entre Photius et Étienne V, selon le compilateur.

Que penser maintenant de Photius et d'Étienne ? Au premier abord, il semble que la situation soit toute différente. Avec l'entrée en scène d'Étienne V, le schisme paraît avoir été consommé de nouveau, et Rome semble avoir renouvelé contre Photius les anathèmes de jadis. Le compilateur nous a conservé dans la seconde partie de son recueil deux lettres du pape, l'une adressée à l'empereur Basile et l'autre à l'archevêque Stylien. La forme sous laquelle elles nous sont parvenues semble autoriser la thèse devenue générale depuis plusieurs siècles suivant laquelle le pape Étienne rompit ouvertement avec Photius.

Voyons donc avant tout les documents qui semblent si compromettants pour les relations entre les deux Églises. Dans sa lettre à l'empereur, Étienne exprime d'abord son étonnement à propos de ce que la lettre de Basile à Adrien III contenait d'hostile à l'adresse de Marin. Il établit ensuite les limites entre le pouvoir sacerdotal et l'impérial et exhorte l'empereur à se tenir dans les limites que la puissance que Dieu lui a concédée.

[316] Vient alors une invective contre celui qui avait calomnié Marin auprès du basileus :

En quoi a-t-elle péché [ajoute Étienne], cette Église de Rome contre laquelle de mauvaises gens t'ont poussé à lever et tourner ta langue ? N'a-t-elle pas, sous ton règne, envoyé des légats à Constantinople, suivant le vieil usage synodal ? N'a-t-elle pas eu grand soin du même synode ? Demandes-tu à qui l'Église romaine a envoyé ses légats ? Certainement à Photius le laïc. Car si tu avais un patriarche, notre Église lui rendrait visite plus souvent. Mais quel malheur que cette cité, si célèbre et protégée par Dieu, n’ait pas de pasteur et soit uniquement illustrée par la présence de ta majesté impériale. Si l'amour de toi ne nous retenait pas et ne nous aidait pas à supporter l'offense faite à notre Église, nous serions certainement forcé de prononcer contre Photius le transgresseur, qui a vomi contre nous des paroles si calomnieuses, des peines encore plus graves que n'en ont porté nos prédécesseurs. Tout ce que nous disons là n'est pas pour t'offenser, — car nous te proclamons, dans le monde entier, aimé de Dieu, — mais seulement pour notre propre défense et pour la plus grande honte de Photius.

S'étant ainsi exprimé, le pape raconte l'aventure de Marin à Constantinople lors du VIIIe Concile œcuménique et invite de nouveau l'empereur à suivre l'exemple de Constantin le Grand, qui avait jeté au feu des accusations déposées contre des prêtres, en se déclarant indigne de juger des serviteurs de Dieu. Puis il exprime sa joie d'apprendre que Basile a donné à l'Église un de ses enfants et supplie l'empereur d'envoyer de nouveaux subsides en Italie pour la lutte contre les Sarrasins, dont les incursions étaient telles que Rome même manquait d'huile pour les lampes de ses églises.

Plus importante encore paraît la seconde lettre du pape, réponse à une nouvelle requête : de Stylien tendant à ce que le pontife puisse donner dispense aux photianistes et reconnaître, sous certaines conditions, leurs ordinations. Comme il s'agit d'un document d'une extrême importance pour nos recherches, nous le reproduisons in extenso :

Étienne, le serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les évêques du monde entier et au reste du clergé.
— Notre Église [317] catholique du Christ Dieu, fondée sur le roc ferme de la confession de Pierre, bien qu'agitée par des tempêtes et ouragans multiples, se consolide de plus en plus et s'accroît. On ne doit donc pas s'étonner que le Malin attaque les membres de l'Église en les tentant, puisqu'il n'a même pas hésité à tenter la tête de l'Église, Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Il n'est pas étonnant que vous ayez banni de l'Église Photius (ce personnage) très exécrable, qui avait tourné en dérision la croix vivifiante de Notre-Seigneur, la vénérable croix par laquelle s'opèrent tous les charismes du ministère sacerdotal et dont les fonts baptismaux reçoivent leur sanctification ; si donc le dit laïc avait suivi la voie royale et n'avait pas dévié des règlements fixés par les Pères, il ne serait pas tombé dans une telle folie. À cause de cela, ceux qui se sont moqués de l'humilité du Christ, c'est-à-dire de sa croix vénérable, ont été frappés comme les premiers-nés des Égyptiens. Mais ceux des Israélites qui étaient marqués ont été épargnés. Que signifiait le sang de l'agneau sur les portes des Israélites, sinon la croix de la souffrance du Christ, par laquelle les fronts des fidèles sont signés ? Quiconque donc méprise la croix salutaire sera abattu par le glaive de l'Évangile.

En ce qui concerne Photius, vous avez écrit de cette façon. Mais nous, ayant pris connaissance de la lettre de l'empereur, nous trouvons qu'elle diffère grandement de la vôtre. Car il y était écrit que Photius, ayant embrassé la vie monacale, avait donné sa démission du trône patriarcal et préféré l'humilité à l'orgueil, comme en témoignait sa vie privée. C'est pourquoi nous sommes tombés dans l'incertitude. Il y a en effet une grande différence entre une abdication volontaire et une expulsion. Nous ne pouvons donc proférer aucune sentence sans avoir procédé à un profond examen et nous avons en conséquence récemment ajourné le jugement.

Il est nécessaire d'envoyer des deux côtés de très vénérables évêques pour que nous puissions, après avoir examiné ce qui est ambigu et découvert partout la vérité, dire ce que Dieu nous inspirera. Car la sainte Église romaine est proposée en exemple aux autres Églises et ce qu'elle a décidé demeurera ferme dans tous les siècles. Il ne faut donc prononcer de jugement qu'après examen.

Ces deux documents servaient jusqu'alors à prouver que le pape Étienne ne reconnaissait pas Photius comme patriarche légitime. Cette argumentation avait une certaine valeur tant qu'on croyait à une rupture des relations [318] entre les deux Églises et qu'on attribuait cette rupture aux prédécesseurs d'Étienne. Mais nous croyons avoir réussi à prouver que ces relations sont restées bonnes jusqu'en 885, et il deviendrait donc logique d'attribuer la rupture à Étienne V si les documents que nous venons de citer étaient réellement susceptibles d'étayer l'hypothèse.

Mais nous doutons fortement de leur valeur probante, puisque aucun des deux ne contient de reproche direct pour Photius. Les quelques expressions injurieuses sur le patriarche, à supposer qu'elles soient citées dans leur version originale (ce qui est douteux, comme nous le verrons tout à l'heure) peuvent se comprendre comme le reflet de l'amertume laissée au cœur des Romains - en dépit de la réconciliation - par les anciennes luttes du premier pontificat de Photius.

Mais même si elles sont authentiques, elles ne prouvent pas qu'Étienne ait rompu avec la politique de ses trois prédécesseurs, puisqu'elle avait été sanctionnée par un concile dont l'autorité était reconnue à Rome aussi bien qu'à Byzance, ni qu'il ait excommunié Photius. Un acte d'une telle importance aurait dû être communiqué à l'Église de Constantinople, en termes clairs. Le fait que le compilateur ne dise rien d'une telle déclaration prouve que l'Église de Constantinople ne l'a jamais reçue.

Pour savoir si la politique orientale des papes fut changée au commencement du règne d'Étienne, il faut consulter le registre d'Étienne. De fait, le registre d'Étienne contient une première lettre très significative expédiée, immédiatement après l'avènement du pape, à l'évêque d'Oria, Théodose, et dans laquelle nous relevons ceci :

Nous avons appris par le rapport de nos fidèles comment notre prédécesseur, le pape Adrien, t'a autrefois envoyé à Constantinople en qualité d'ambassadeur auprès du pieux empereur, de qui tu as reçu non seulement la pension qui est due, mais aussi d'autres dons envoyés par lui à notre Église [319] et à d'autres de nos fidèles. Nous rendons grâce à Ta Sainteté parce que nous avons entendu que tu as rempli fidèlement ta mission.

Nous savons que le pape Adrien III — durant son court règne (avril ou mai 884 - août ou septembre 885) a bien envoyé à Constantinople une ambassade qui était destinée, d'après le témoignage de Photius, au patriarche de Constantinople. Elle avait tout simplement pour but l'échange habituel des lettres synodales, et nous considérons comme certain qu'elle avait à sa tête l'évêque d'Oria, Théodose. Elle a sûrement été la seule possible en raison même de la brièveté du règne d'Adrien. N'est-il pas étonnant de lire les louanges et les remerciements d'un pape qu'on considère comme ayant rompu avec l'Église byzantine, à un ambassadeur qui devait transmettre les hommages du Saint-Siège à l'empereur et assurer en même temps le patriarche que l'Église de Rome était désireuse d'entretenir de bonnes relations avec lui ? Étienne V ne mentionne, il est vrai, que la mission auprès de l'empereur, mais la lettre implique l'approbation de tout ce que Théodose avait fait à Byzance.

Nous devons donc conclure de cette lettre que les relations entre Byzance et Rome étaient cordiales au début du règne d'Étienne V.

Des lettres sur les affaires de l'Italie du Sud nous donnent l'impression qu'Étienne V, loin d'abandonner la politique amicale de son prédécesseur, coopéra avec les Byzantins pour faire face au danger arabe. Quand les Arabes prirent la vieille forteresse d'Agropolis et Garigliano et reprirent leurs invasions de la principalité de Salerne et du territoire pontifical, le pape demanda l'assistance des Byzantins. Sa demande fut connue dans la cité plusieurs mois avant l'arrivée de Guiamar, prince de Salerne, qui fit appel à Léon VI, successeur de Basile, pour le même motif.

[320] Les mesures prises par Étienne contre Athanase II, évêque de Naples, au temps où il fit appel à l'empereur, eurent aussi un excellent effet sur la conduite du duc-évêque. Jean VIII l'avait déjà réprimandé sévèrement pour ses relations secrètes avec les Arabes. Mais la sévérité d'Étienne fut plus efficace, car nous le voyons s'adresser à Byzance pour obtenir des auxiliaires, en retour probablement de sa soumission à la suzeraineté de Byzance.


§ 6. — La politique amicale d’Étienne avec l’Église byzantine.

Il ne manque pas de traces de la politique amicale d'Étienne. Un document dans son registre prouve que le pape était en bons termes avec l'Église de Byzance jusqu'aux années 887-888, le temps où la lettre du pape à Stylianos, depuis employée comme contre-preuve, fut écrite. Elle était adressée au patrice Georges, commandant de Calabre, la province arrachée aux Arabes. Le changement de maître en Calabre entraîna aussi de grands changements dans l'organisation ecclésiastique.

Les Grecs étaient naturellement portés à créer dans le pays nouvellement reconquis des évêchés et à y répandre leur liturgie et leurs institutions propres. Il en résultait souvent de vives controverses avec la population indigène. C'est précisément ce qui se produisit à Tarente. La population, en majorité latine, ayant élu un nouvel évêque qui devait être consacré par le pape, le commandant byzantin le chassa et fit élire un autre prêtre qui devait être consacré par le patriarche byzantin. Étienne V protesta et envoya à Georges une lettre très énergique. Défendant son droit à consacrer l'évêque de Tarente, il y glissa, une phrase très importante pour nos recherches :

En chassant le même (prêtre) élu et en en faisant élire un qui appartient à une autre Église, en violation des règles canoniques, tu as voulu le faire consacrer par l'Église de [321] Constantinople, bien que celle-ci, sachant qu'il devait être consacré par la sainte Église que nous présidons grâce à Dieu, ait différé l'ordination.

La protestation du pape a dû aboutir. Dans une autre lettre écrite à peu près à la même date, le pape annonce aux Tarentains son refus d'ordonner le prêtre Deusdona, qui s'était présenté devant lui en prétendant être l'évêque élu de Tarente, et il explique ce refus par le fait que l'ecclésiastique en question n'avait pu produire aucune pièce à l'appui de ses dires. Tarente ne figure d'ailleurs pas sur la liste des évêchés byzantins de l'époque, et nous pouvons en conclure que cette fois-ci, l'Église byzantine a réellement reconnu le droit du patriarcat romain et retiré ses prétentions.

Ceci est important. C'est la preuve que les deux Églises étaient en paix et qu'Étienne V reconnaissait le successeur de Photius, Étienne, le même qui avait été élevé au diaconat par Photius et s'était vu exclu par les extrémistes ignatiens.

Mais cela n'est pas tout. Le règne de Léon VI, frère du patriarche Étienne, coïncidait avec la réorganisation politique et ecclésiastique des possessions byzantines en Italie, et la liste que les Byzantins firent de leurs diocèses italiens montre l'importance qu'ils leur donnaient et avec quel soin ils les réorganisèrent. Ce qui est surprenant, c'est que l'influence grecque ne se répandit pas aussi loin et aussi rapidement qu'on ne l'aurait cru : Oria, Bari et Tarente restèrent des Sièges latins et romains. Les Actes du synode local d'Oria tenu par Théodose en 887-888 donnent une bonne idée des conditions religieuses de ces districts et prouvent que l'évêque, tout en étant sujet byzantin, resta comme le reste de son clergé latin et romain.

Même dans la Calabre du Nord, où les Byzantins tenaient le plus à leurs privilèges, il y avait un arrangement par lequel les évêques de [322] Cosenza et de Sisignano seraient toujours des latins choisis dans le clergé local, mais consacrés par le métropolitain byzantin de Reggio. Une pareille entente ne s'explique que par un désir raisonnable de ne pas subjuguer les Lombards de force ou de les helléniser contre leur volonté. Si les deux Églises s'étaient alors querellées, de pareils scrupules politiques ne les auraient pas gênées et l'occasion de se venger d'un pontife qui savait se rendre si désagréable n'aurait pas été perdue.


§ 7. — La falsification des lettres d'Étienne.

Tout ceci n'est pas conforme à l'interprétation donnée jusqu'à présent des deux lettres du pape Étienne. Si nos conclusions sur les relations des deux Églises sous le pontificat d'Étienne sont correctes, il s'ensuit que les deux lettres du pape ne nous sont pas parvenues dans leur forme originale et doivent avoir été manipulées par le compilateur du recueil antiphotien. Deux passages dans la première lettre (adressée à Basile) le prouvent.

D'abord, Constantinople est appelée « très fameuse cité » et « protégée de Dieu », des épithètes tout à fait inusitées à la Chancellerie romaine, mais fort communes dans les documents byzantins. Les soupçons s'accroissent quand nous trouvons dans le même passage l'épithète de « laïc » appliquée à Photius. Ce qualificatif eût été naturel dans les écrits d'un ignatien, puisque les ignatiens interprétaient ainsi les déclarations des papes Nicolas Ier et Adrien II et les décisions du VIIIe Concile contre Photius. La lettre adressée à Manuel par Métrophane en donne un exemple.

Bien que Nicolas fût amené par Théognoste à employer beaucoup d'épithètes dont les ignatiens extrémistes se servaient pour fustiger Photius, il semble avoir évité d'employer celle de « laïc ». Il est probable que les [323] deux notions d'invalidité et d'illicéité d'ordinations canoniquement administrées étaient souvent confondues à ce temps-là à Rome, mais on a l'impression que la Chancellerie pontificale évitait ce titre de « laïc » pour empêcher une confusion pire encore. Il est aussi admis que l'ordination de Photius et les ordinations qu'il fit furent considérées comme valides une fois que le patriarche se fût réconcilié avec Rome.

Le but du recueil antiphotianiste qui sauva la lettre papale en question était de prouver la non-valeur de l'ordination de Photius et d'empêcher d'entrer en communion avec les évêques et les clercs ordonnés par lui. Ceci invite à penser que le passage sur Photius fut remanié et que les insultes adressées à Photius furent ajoutées par le compilateur.

Nous ne prétendons pas que le nom de Photius ne fût pas mentionné dans la lettre du pape. Étienne V semble avoir répondu à une lettre que Basile avait envoyée à Adrien III en réponse à sa lettre apportée à Constantinople par l'évêque d'Oria. L'empereur doit s'être plaint de ce que Marin ne lui avait pas fait hommage. En dépit des explications que lui avait données Adrien III, successeur de Marin, l'empereur vit dans l'omission une preuve de revanche pour des incidents qui s'étaient passés à Constantinople quand Marin y était. Il se plaignit aussi de ce que pareil homme eût pu être élevé aux honneurs suprêmes, quand les canons défendent le passage d'évêques d'un Siège à l'autre.

Cette objection ennuyait les Romains. Pareilles translations avaient été défendues par le premier canon du Concile de Sardique, le même qui défendait aux laïcs d'être élevés d'un bond à l'épiscopat. La violation de ce canon avait été la raison principale pour laquelle Nicolas Ier avait contesté la légitimité de l'élévation de Photius. Celui-ci s'était justifié en disant que les canons de Sardique n'avaient pas été acceptés par Constantinople, ce qui permit aux Byzantins de répondre avec un malin plaisir que l'Église de Rome ne les observait pas mieux, tout en les employant quand ils lui étaient avantageux. [324] Plus sérieusement, les Byzantins pouvaient rappeler la décision du synode photien que chaque Église devait observer ses anciennes coutumes et traditions. En transférant Marin à un autre Siège, l'Église romaine avait fait fi de sa propre tradition : comment alors pouvait-elle s'opposer à l'élévation de Photius, qui au moins était d'accord avec la tradition de l'Église byzantine ? L'élévation de Marin était donc illégitime et contraire aux canons, et l'objection de l'empereur ne fut pas de nature à plaire aux Romains.

Dans sa lettre, le pape représente que de telles calomnies contre un pontife romain ne pouvaient pas venir d'un pieux empereur, mais qu'elles devaient lui avoir été suggérées par d'autres. Il faut noter ici que rien dans la première partie de la lettre ne donne à croire que ces « autres » fussent Photius. En prenant sur lui de donner une leçon à l'Église romaine — continue le pape — l'empereur outrepassait ses droits. L'élection de Marin était parfaitement traditionnelle, puisque l'Église de Rome avait plusieurs fois approuvé la translation d'évêques d'un Siège à l'autre. Basile n'avait aucune raison de se plaindre de l'Église romaine, qui avait tout fait pour satisfaire à ses désirs. N'avait-elle pas envoyé ses légats à un synode (le soi-disant VIIIe Concile) à l'invitation de l'empereur et fait tout le nécessaire ? Elle avait même envoyé des légats à Photius (le pape songe ici au synode photien de 879-880), et aurait fait plus s'il y avait eu lieu. Vous n'avez donc aucune raison de vous plaindre, et si l'amour que nous vous portons ne nous imposait la modération et ne nous aidait à supporter pareilles insultes contre notre Église, nous nous considérerions certainement obligés d'imposer aux calomniateurs une punition plus sévère que celle imposée par nos prédécesseurs à Photius. Ce n'est pas un esprit d'agression mais de défense personnelle qui nous fait écrire ainsi.

Telle était probablement la teneur de la lettre dans sa [325] forme originale ; rien n'y peut être pris dans un sens de censure contre Photius. Au contraire, le pape mentionne, outre le VIIIe Concile, celui qui réhabilita Photius, signe qu'il n'y trouvait rien à redire. L'analyse d'un second document, la lettre du pape à Stylianos, montre que tel était bien le cas et que les paroles accusatrices ont été insérées par le compilateur.

Cette lettre, dans la forme qui nous est parvenue, est encore plus énigmatique que la première et offre des contradictions évidentes entre sa première et sa seconde partie. Dans la première, le pape accuse le patriarche de blasphème contre la croix, et dans la seconde, il prend sa défense à propos de sa déposition ou de son abdication forcée. À la fin de la lettre, le pape cite les louanges de Photius contenues dans la lettre impériale et contredit la première partie. On ne peut en conclure qu'une chose, c'est que le compilateur a de nouveau remanié la lettre.

Il faut remarquer qu'il circulait dans les cercles ignatiens une légende qui accusait Photius de blasphème contre la croix. Voyons si le mot « croix » ne paraît pas dans la lettre du pape, offrant ainsi au compilateur l'occasion d'y rattacher sa petite histoire. De fait, nous lisons dans le registre pontifical, l'extrait d'une lettre d'Étienne V « à Stylianos, Anastasie, Eusèbe, Jean et Paul, archevêques et à leur clergé : tous les charismes du ministère sacerdotal ne sont-ils pas opérés par le signe de la croix ? L'eau baptismale ne remet-elle pas le péché à la condition qu'on soit sanctifié par la croix ? Et, omettant le reste, peut-on monter les degrés de la prêtrise sans le signe de la croix ? » Et encore : « Ainsi si l'Église romaine, que nous gouvernons par la volonté du Christ, est proposée à tous comme un miroir et un exemple, tout ce qu'elle décide doit être observé par tous ».

Un autre document contenu dans le recueil antiphotianiste, la réponse de Stylianos à la lettre du pape, montre [326] à quel propos le pape parlait de la croix. Voici le texte de la lettre :

Notre humilité a reçu les divines et saintes lettres de votre très sainte et excellente dignité pontificale et nous en avons été rempli d'une grande joie.

Après l'introduction, dans laquelle se trouve un éloge du Siège apostolique, il y est encore écrit notamment :

Il était dit dans la lettre de votre vénérable majesté pontificale que les missives de nos sérénissimes empereurs (Léon et Alexandre) ne concordaient pas avec les nôtres. Voici la raison de cette discordance. Ceux qui ont écrit que Photius avait démissionné l'ont reconnu comme prêtre. Mais nous qui, suivant la décision légitime et canonique des très vénérables pontifes Nicolas et Adrien, et conformément au saint et œcuménique synode tenu à Constantinople par les représentants du Siège apostolique et des trois trônes de l'Orient, ne reconnaissons à Photius aucun degré du sacerdoce, comment aurions-nous pu écrire que celui qui a été condamné de cette façon a démissionné ? Nous avons été également étonnés de vous voir écrire, à la fin de votre lettre, que celui dont vous aviez dit au début qu'il avait été rejeté du solide rocher du Christ devrait être jugé comme un archevêque légitime. Comment peut-il être jugé, celui qui a été rejeté ? C'est ainsi que les décrets de vos saints prédécesseurs sont infirmés ? Mais je crois que si quelqu'un voulait examiner de nouveau l'affaire de Photius, il confirmerait davantage encore la condamnation. Laissons le reste de côté. Mais que pensez-vous donc de ce qu'il a inventé contre le pape Marin ? La lettre que vous avez adressée à Basile, notre célèbre empereur, montre que vous ne l'ignorez pas. Mais nous nous réfugions de nouveau dans la prière, nous intercédons pour ceux qui ont reconnu Photius de force, et nous vous prions de vouloir bien envoyer des lettres encycliques aux patriarches orientaux pour qu'eux aussi puissent recevoir, reconnaître et confirmer notre dispense, d'autant plus que notre empereur lui-même le demande, celui qui nous a tiré des ténèbres et de l'ombre de la mort et qui nous a redonné la lumière.

Cette lettre montre que Stylianos n'avait en vue que les jugements de Nicolas Ier, Adrien II et du VIIIe Concile [327] sur Photius, et les interprétait comme si Photius avait été privé de tous les degrés de la prêtrise. Sur ce point, il était en désaccord avec Étienne V qui dans sa lettre parlait de Photius comme du patriarche légitime. Stylianos tâcha d'induire le pape à pencher de son côté et de donner une dispense générale à tous ceux qui avaient reconnu Photius comme légitimement élu. C'est dans ce sens que nous devons maintenant étudier la lettre du pape à Styliarios.

Au fond, il a eu, en composant la première partie de sa lettre, les idées suivantes : il n'est pas étonnant que Photius ait été rejeté par vous puisqu'il avait encouru une condamnation canonique. Mais en ce qui concerne votre demande de dispenser le clergé ayant communiqué avec Photius, quoique condamné, je n'y vois aucune nécessité, car Photius était validement ordonné. La valeur des sacrement ne dépend pas de la dignité ou de l'indignité de la personne qui les distribue. La grâce des sacrements ne vient pas des hommes, mais de la vertu de la croix de Notre-Seigneur. « Tous les charismes du ministère sacerdotal ne s'opèrent-ils pas par le signe de la croix ? L'eau baptismale ne remet-elle pas les péchés à la seule condition d'être sanctifiée par la croix ? Et pour laisser le reste de côté, quelqu'un peut-il gravir les degrés du sacerdoce sans le signe de la croix ? » Le pape revient alors sur les différences entre la lettre de l'empereur et celle de Stylianos concernant la démission de Photius. Il répète enfin son injonction à l'adresse de Stylianos et de ses amis d'obéir aux ordres de l'Église romaine.

C'est dans ce sens, croyons-nous, que le pape fut amené à parler de la croix du Seigneur. On comprend très bien pourquoi Étienne V a mentionné la première condamnation de Photius. Et cela dans des termes assez énergiques. [328] Il ne voulait pas répudier presque brutalement les ignatiens qui s'étaient adressés à lui, témoignant par là une grande révérence à l'égard du Saint-Siège. Il leur fit donc la concession de reconnaître que leur attitude était justifiée, au début, puisque Photius avait réellement été condamné par le Saint-Siège. Mais, à la fin, il leur adressa un petit blâme en ajoutant que ce que l'Église a décidé doit demeurer à jamais. Or, ce qu'elle a décidé, ce n'est pas seulement la première condamnation, c'est aussi la réhabilitation de Photius.

Le compilateur, on le voit, a modifié assez profondément le texte de la lettre. Il s'est pourtant trahi par le titre de « laïc » donné à Photius et par la façon dont il a tourné l'allusion du pape à la croix. Il a donné à ce passage la tournure un peu trop ignatienne qui correspondait à ses idées familières et il a bien mal soudé les deux parties de la lettre.

La réponse de Stylien prouve encore que les ignatiens avaient très bien compris l'idée du pape, sa persistance à considérer Photius ainsi que ses ordinations comme valides et l'intérêt qu'il prenait au changement survenu sur le trône patriarcal, changement sur lequel il possédait deux renseignements absolument divergents.

Là encore, par conséquent, le compilateur s'est attaché à la déclaration du pape sur la première condamnation de Photius, mais lui a donné un sens beaucoup plus large qu'elle n'avait réellement. Son manège dévoilé, nous pouvons déclarer en toute tranquillité que le pape Étienne V, malgré ce qu'on a dit de lui jusqu'à ce jour, n'a pas rompu avec Photius, mais, comme ses prédécesseurs, a continué à le reconnaître comme patriarche légitime. Nous dirons même que ce pape, qu'on a toujours considéré comme l'ennemi particulièrement acharné de Photius, est allé jusqu'à prendre la défense de son prétendu adversaire quand celui-ci fut déposé pour la seconde fois par l'empereur.

Il en résulte donc que le deuxième schisme de Photius — qu'on disait particulièment néfaste pour les bonnes relations entre les deux Églises — est du domaine de la légende.


- CHAPITRE XIII -
MYSTAGOGIE DE PHOTIUS

- ARTICLE I -
Généralités.


La XXIIIe Étude, qui est présentée comme étant prétendument de la plume du P. Théodore de Régnon, comporte une partie théologique. Celle-ci est du même ton que le reste du texte, c’est-à-dire agressive et polémique, prenant la substance de ses arguments dans Bessarion et Thomas d’Aquin, et ne manquant pas de traiter à plusieurs reprises Photius d’«hérésiarque». Voici le texte ; les commentaires du P. Georges sont en BLEU.


§ 1. — Objet de ce chapitre.

Par le récit précédent, nous avons constaté que jusqu'au onzième siècle, l'accord régnait entre l'Église grecque et la chaire apostolique au sujet du Saint-Esprit, bien que les formules dogmatiques fussent différentes. Photius est le premier qui ait osé attaquer la foi romaine, par des motifs d'ambition personnelle. Il ne fut condamné qu'au titre de schismatique. Mais, dans son désir de trouver l'erreur chez les Latins, il enseigna lui-même une hérésie, et la défendit jusqu'à la fin. Il importe au théologien de bien connaître les arguments dont il fit usage. Or nous possédons le dernier ouvrage de Photius, et cette œuvre est de la plus haute importance, soit par la science et le talent de son auteur, soit parce que cette œuvre est l'arsenal où tous les schismatiques ont pris leurs armes contre l'Église latine et c'est ainsi que Photius a mérité d'être appelé hérésiarque. Le titre de ce livre contient, en effet, toute la doctrine des Néo-grecs. TRAITÉ DU PATRIARCHE PHOTIUS SUR LA MYSTAGOGIE DU SAINT-ESPRIT, où l'on montre que, de même que d'après la révélation le Fils est engendré du seul Père, de même d'après la théologie, le Saint-Esprit procède du seul et même principe, et qu'il est appelé l'Esprit du Fils, parce qu'il lui est consubstantiel et qu'il est envoyé par lui.

Le cardinal Hergenrœther, qui a édité ce livre, l'a fait suivre d'une savante réfutation, d'autant plus précieuse qu'il l'a tirée presque tout entière des discussions agitées au concile de Florence.

J'y renvoie le lecteur assez patient pour suivre toutes les argumentations, dans lesquelles orthodoxes et hérétiques ont fait assaut de dialectique et de subtilité. Je ne me propose dans ce chapitre que de jeter une vue d'ensemble sur l'hérésie de Photius, pour montrer comment elle rompt avec la tradition catholique.

Mais, avant d'étudier la doctrine de Photius, il semble bon de rechercher quel est le diagramme qui correspond à son hérésie, afin que l'imagination nous guide à travers les dédales de ses sophismes.

Rappelons d'abord quels sont les diagrammes qui représentent la foi catholique.

Le ton est donné : Photius est d'emblée qualifié d'« hérésiarque », qui « attaque la foi romaine, par des motifs d'ambition personnelle ». Cela ne nous donne pas une très haute idée de l'objectivité de cette Étude.

En ce qui nous concerne, nous considérons que Photius a été authentiquement saint ; il a défendu la foi orthodoxe en s'opposant aux innovations apportées par des motifs autant culturels et politiques que religieux, de la part de Rome. Nous trouvons chez lui un précieux enseignement qui met en valeur divers aspects de l'enseignement patristique sur la Sainte Trinité.

Rappelons tout d'abord les points essentiels de la tradition orthodoxe sur l'enseignement trinitaire :

La mission essentielle de la venue du Christ sur cette terre est de nous faire connaître et de nous faire aimer le Père. « Qui m'a vu, vu mon Père », dit le Christ à ses disciples. Il ne dit rien qui ne lui ait été préalablement inspiré par son Père. Le Père est le Principe fondamental (archè) ; il est la Source ultime de tout être et de toute chose, y compris de la divinité elle-même. Le Christ est Dieu parce qu'il est engendré par le Père ; l'Esprit est Dieu parce qu'il procède du Père. Le Christ et l'Esprit sont « Dieu » d'une façon totale et absolue, précisément comme l'est le Père. Bien évidemment, le Christ et l'Esprit n'ont aucunement une « moindre divinité », du fait qu'ils la reçoivent du Père. La divinité est absolue : elle existe ou n'existe pas, sans gradation.

En Dieu, tout est personnel : Dieu n'est ni une chose, ni un objet. En théorie, un objet pourrait être connu et décrit totalement. Ce n'est jamais le cas d'une personne, qui garde toujours un côté mystérieux, et dont on ne peut avoir qu'un début de connaissance. Chaque jour, la relation que j'entretiens avec un ami me réserve de nouvelles découvertes et diverses surprises. D'un jour à l'autre, cette relation ne sera jamais la même. C'est ce que nous constatons dans notre relation personnelle avec Dieu : je ne puis que commencer à le connaître, car il restera toujours pour moi, mystérieux. D'autre part, ma relation avec lui sera toujours différente, et toujours enrichissante, d'un instant à l'autre.

Cette caractéristique des relations personnelles se vérifie également au sein même de la Trinité : le Christ reçoit sa divinité du Père, différemment de l'Esprit qui reçoit également sa divinité du Père. Car il s'agit là de relations personnelles. Cette différence s'exprime par le fait que l'un est « engendré » du Père, tandis que l'autre « procède » du Père. C'est ce qui constitue la différence entre le Christ et l'Esprit. S'ils procédaient de la même façon du Père, rien ne viendrait les distinguer, puisqu'ils sont tous deux à la fois « Dieu, absolus et parfaits ». Il y a donc une différence entre l'engendrement du fils et la procession de l'Esprit. En quoi consiste cette différence, cela échappe totalement à notre entendement. En réalité, nous sommes totalement incapables de jeter un coup d'œil dans l'intimité de la vie trinitaire. Nous n'en connaissons que ce qui nous est révélé : le Fils est engendré du Père - et cela, nous le lisons dans d'innombrables endroits de l'Évangile de Saint Jean ; l'Esprit procède du Père - c'est ce qui est marqué littéralement dans l'Évangile de Jean, en 15 ; 26. Quand au Père, c'est ce Principe qui est énoncé au tout début du Prologue.

Il n'y a qu'une seule action trinitaire : la grâce nous provient DU Père, PAR le Fils, et c'est EN l'Esprit que nous la vivons. Nous percevons cette grâce divine - à la fois unique et trinitaire - sous forme d'une Lumière qui n'a rien à voir avec la lumière créée. « Dieu est Lumière ; en lui il n'est pas de ténèbres ». La célébration de l'Eucharistie culmine lorsque nous appelons Dieu « Notre Père », et cela n'est possible qu'après avoir entendu et vécu les paroles de l'Institution dites par le Christ, et après avoir supplié l'Esprit-Saint de venir consacrer les Dons présentés au nom de toute la création. C'est véritablement « la Trinité en action ».

Il s'agit d'une Trinité des personnes : l'intuition spirituelle de l'Église lui fait prendre garde à ne pas mélanger les Saints Dons d'une Eucharistie à l'autre. Le Christ est authentiquement présent dans le pain consacré de chaque Eucharistie, mais la grâce qui réside en ce pain consacré est à chaque fois différente, car il s'agit dans ce cas, de notre relation personnelle avec Dieu. Le Chrétien orthodoxe communie toujours aux Saints Dons consacrés lors de la Liturgie à laquelle il a participé. Les seules exceptions permises concernent la communion donnée aux malades, et la communion aux Dons présanctifiés, en certains jours de semaine du Grand Carême - car ces jours de repentir ne permettent pas la célébration de la Divine Liturgie, qui est toujours vécue comme un événement festif. On ne mélange pas les Saints dons : il s'agit d'une personne ; ce n'est pas un matériau interchangeable. La désinvolture avec laquelle l'Église latine se permet de mélanger des hosties et de faire communier ses fidèles à des dons présanctifiés, sans raison valable, montre une « chosification » de ce qui devrait rester éminemment personnel.

Au cours du développement de notre vie spirituelle, c'est par le Christ que nous recevons la Lumière incréée qui trouve sa Source dans le Père - et c'est dans l'Esprit que notre vie spirituelle s'accroît, grandit et donne ses fruits. Le Père Théodore de Régnon affirme plusieurs fois que « l'ordre des missions divines » - c'est-à-dire le cheminement de la grâce qui est accordée à l'être humain - cet « ordre des missions divines » est identiquement le même que l'« ordre des processions divines » qui existe au sein de la Trinité. En d'autres termes, le cheminement de la grâce devrait nous donner une idée précise de ce qui se passe dans la Trinité. Ceci est une affirmation gratuite, car, précisément, ce qui se passe dans la Sainte Trinité est absolument en-dehors de nos capacités de connaissances. Il est très important de préciser que si nous recevons la grâce « par le Christ, dans le Saint-Esprit », cela ne nous permet aucunement de conclure que dans la Sainte Trinité, l'Esprit procède du Père par le Fils - et encore moins de conclure que dans la Trinité, l'Esprit procéderait du Père et du Fils. Ce sont des conclusions hâtives qui ne se justifient d'aucune façon.

Que l'Esprit procéderait du Père par le Fils, c'est une expression patristique qui est certes rare, mais qui se trouve dans les œuvres de Saint-Jean Damascène. On peut trouver une signification cette expression assez curieuse, en précisant que le fait de dire « l'Esprit procède du Père » est une abréviation de l'expression complète qui serait que « l'Esprit procède du Père, en tant que celui-ci engendre son Fils » - car le Père ne peut être authentiquement « Père », que s'il engendre son Fils unique-engendré. De cette façon, affirmer que l'Esprit procède du Père par le Fils, revient à dire que l'Esprit procède du Père, en tant qu'engendrant son Fils. Des polémistes latins ont reproché à Photius son expression : « l'Esprit procède du Père seul ». Il est parfaitement évident que Photius n'aurait jamais songé à dire que « l'Esprit procède du Père, abstraction faite de l'enfantement du Fils ». C'est faire dire à ce grand Docteur une absurdité ! Lorsque Photius affirme que « l'Esprit procède du Père seul », cela revient à dire que « l'Esprit ne procède pas du Fils ». Il s'agit simplement de respecter le donné de la Révélation.

Il conviendra de garder ces quelques points à l'esprit, lorsque nous subirons les attaques successives de la théologie latine, dans le texte suivant.


§ 2. — Diagramme antique de la Trinité.

Nous avons constaté que le symbole adopté par les Pères grecs au sujet de la Trinité, est la ligne droite. — Ek Patros, du Père : voilà le point de départ, l'abîme originaire de l'être, abussos ousias, comme dit saint Damascène, la divinité jaillissante, pègaia theotès, comme s'exprime l'Aréopagite.
Dia Huiou - par le Fils : voilà le terme immédiat de l'expansion divine, amesos - immédiat, comme dit saint Grégoire de Nysse.
En Pneumati - en l'Esprit : voilà le terme final de cette expansion ; c'est là que la vitalité divine s'arrête comme dans sa perfection, telos, comme s'exprime saint Grégoire de Nazianze.

Le mouvement processif est donc un mouvement absolument expansif, qui part du Père, passe par le Fils et s'épanouit dans l'Esprit.

De là résulte que toute action divine à l'extérieur suit le même chemin, et la création est du Père par le Fils dans l'Esprit. Les trois Personnes concourent à la même opération. Dieu crée comme un homme dessine par sa main et son doigt. Dans cette conception, le caractère spécial de chaque Personne apparaît, bien que chacune produise toute l'opération. Aussi les anciens Pères, se laissant guider par l'Écriture, se plaisent à distinguer dans les œuvres de la création ce que je pourrais appeler le « rôle » de chaque Personne divine.

À plus forte raison, ils ont le droit de distinguer ces rôles dans l'ordre surnaturel de la grâce, puisque la foi nous enseigne que les Personnes divines ont une intervention spéciale dans l'œuvre de notre justification. La théorie des missions est simple et claire : en vertu même de la direction du mouvement divin, une Personne n'est envoyée que par celles qui la précèdent et dont elle procède. Voilà pourquoi les anciens défenseurs de la Trinité ont attaché tant d'importance aux missions divines, qui leur permettaient de prendre, pour ainsi dire, sur le fait le mouvement vital de Dieu même. J'insiste sur ce point de doctrine patrîstique, parce qu'il est d'un poids considérable dans la discussion contre les Grecs photiens.


§ 3. — Diagramme latin de la Trinité.

Lorsqu'il s'agit d'un mystère aussi impénétrable que celui de la Trinité, plusieurs symboles différents peuvent être également légitimes, comme il en est des projections d'un même solide sur des plans différents.

Or nous sommes habitués par l'enseignement scolastique à représenter la Trinité par un triangle équilatéral. Les deux angles qui s'inclinent l'un vers l'autre pour fermer la figure, nous rappellent que le Saint-Esprit procède d'un amour réciproque du Père et du Fils. Le troisième sommet, qui s'oppose aux deux premiers, d'une manière identique, signifie que la troisième Personne procède des deux premières par une seule et identique procession. L'égalité des côtés et des angles, la parfaite symétrie, symbolisent l'identité de nature et de substance. Enfin la forme parfaite de la figure, qui se referme sur elle-même, montre comment la perfection de la Divinité se suffit à elle-même dans le sanctuaire impénétrable de son éternelle vie.

Ce symbole a donc l'avantage de montrer l'abîme qui sépare la créature et le Créateur. Tout ce qui est en dehors de la Trinité en provient par une causalité unique dont la source est l'unique substance, ce n'est que par appropriation qu'on peut attribuer plus spécialement à une Personne un effet extérieur, puisque la Trinité tout entière est le centre indivisible de toute création.

Cette théorie est d'une merveilleuse clarté, lorsqu'il ne s'agit que de l'ordre naturel de la création. Mais pourquoi cacher ce que tout le monde connaît ? Cette limpidité se trouble, lorsqu'on entre dans l'ordre surnaturel de la grâce. Les Missions divines sont des arrivées sur la terre des Personnes divines. Comment le triangle s'ouvre-t-il pour ces sorties ? D'où proviennent les impulsions ? Sans doute, l'Écriture et les saints Pères guident nos théologiens ; mais on n'a qu'à ouvrir les traités scolastiques pour constater un certain labeur dans l'établissement des rapports entre les missions extérieures et les processions intérieures.

Le triangle scolastique illustre l'affirmation que « l'Esprit procède du Père et du Fils ». Ce triangle est une figure fermée. Elle exprime le fait que l'être humain ne puisse prétendre à une participation essentielle à la divinité : sous ce point de vue, la divinisation est impossible.

§ 4. — Diagramme suivant Photius.

On peut dire que tout l'artifice de Photius a consisté à enlever un côté au triangle latin, et quel côté ? Cela dépendait de ses intentions. Pour combattre le Filioque, il enlève la droite qui rejoint le Père au Fils, et la figure n'est plus qu'un angle dont le Saint-Esprit est le sommet, tel est le diagramme qu'il impute aux Latins. Il a ensuite beau jeu à nous faire dire que le Saint-Esprit procède de deux principes séparés, indépendants, et n'est qu'un composé de deux influences qui s'ajoutent. À cela, en effet, se réduisent un grand nombre de ses arguments contre les Latins.

Mais, lorsque Photius veut établir que le Saint-Esprit ne procède que du Père, il enlève encore du triangle un côté, mais, cette fois, c'est la droite qui joint le Fils au Saint-Esprit.

Le symbole de Photius est donc un angle. Le sommet représente le Père ; les deux droites représentent deux processions différentes et divergentes ; les deux extrémités représentent les deux termes de ces processions : savoir, le Fils et le Saint-Esprit.

Dans ce symbole, rien ne fait soupçonner quelque relation entre le Fils et le Saint-Esprit. Ils sont étrangers l'un à l'autre, sauf qu'ils ont une commune origine. C'est ainsi qu'à première vue, on peut déjà pressentir combien l'hérésie de Photius, qui semble ne porter que sur un mot, vicie profondément toute l'économie de la foi catholique.

Pour montrer que nous avons compris la pensée de Photius, il nous suffira d'un passage de sa mystagogie.

Que d'une même hypostase procèdent des actions et des puissances différentes, surtout s'il s'agit d'une hypostase surnaturelle et qui dépasse la raison ; c'est une chose facile à comprendre.

— Reconnaissez-vous le diagramme qu'adopte l'hérétique ?

Mais il est impossible de rencontrer une hypostase qui se rapporte à des principes différents ; à moins qu'elle ne soit atteinte par la même différence que ses principes et qu'elle ne soit composée comme ils sont séparés.

Photius, Mystagogie, § 63. — M. CII, col. 341.

Reconnaissez-vous le diagramme que Photius impose aux Latins ?

Dans les deux cas, un angle. Mais, dans l'hypothèse qu'il prête aux Latins, le sommet serait le réceptacle de deux courants provenant de sources séparées ; et suivant sa thèse à lui, le sommet est le point de départ de deux courants aboutissant à des citernes séparées. Cette dernière conception paraît à Photius toute simple et toute naturelle. Dans sa lettre à l'archevêque d'Aquilée, il en donne les exemples les plus séduisants.

Souvent et très souvent on voit, dit-il, sortir d'un même sein plusieurs enfants ou à la fois ou successivement. La même main frappe, écrit, s'ouvre pour l'aumône et s'élève vers Dieu.

Photius, lettre XXIVe, § 13. — M. CII, col. 805.

Cette présentation des choses repose sur l'idée qu'il existe deux schémas obligatoires et normatifs :
- le «triangle scolastique» du côté latin,
- et le « schéma en ligne droite » du côté des Grecs.

Or il faut dire qu'aucun schéma n'est capable de refléter de façon adéquate la réalité trinitaire.

- Le « schéma en ligne droite » offre l'avantage de montrer clairement le fait que nous recevons une seule et unique Énergie trinitaire, tout comme l'observateur voit comme une seule et unique étoile, les trois astres situés au long d'un même axe, par rapport à lui.
- Par contre, le même « schéma en ligne droite » présente le grave inconvénient de mettre sur une seule et même ligne la procession de l'Esprit-Saint et l'engendrement du Fils, ce qui présente le danger de pouvoir les confondre. D'ailleurs, la notion de « procession de l'Esprit Saint du Père et du Fils » est un bel exemple de ce type de confusion.

- Le « schéma phocien » en angle ouvert, présente l'avantage de bien illustrer la parole de Saint Irénée : « L'homme est modelé par les Mains du Père, c'est-à-dire par le Fils et l'Esprit » (IV, Préface 4, Cerf p. 405). Le Fils et l'Esprit sont comme deux mains tendues vers l'être humain fait à l'image de Dieu, mains provenant du Père. Le « schéma phocéen » montre adéquatement les deux « hypostases manifestatrices » que sont le Fils et l'Esprit-Saint.
- Par contre, le « schéma photien » échoue à représenter la « réciprocité de manifestation » qui existe entre le Fils et l'Esprit Saint.

Je ne pense pas que Photius est voulu « enlever un bout » au schéma scolastique. Photius avait parfaitement le droit de présenter le schéma correspondant à sa pensée théologique. Nous ne voyons là nul « artifice »…


§ 5. — Les photiens ont adopté ce diagramme.

Que l'angle soit le diagramme adopté par les disciples de Photius, nous en avons la preuve authentique dans l'ouvrage où Bessarion réfute, article par article, le traité de Marc d'Ephèse, qui fut le plus savant défenseur de l'hérésie au concile de Florence (Bessarion, Réfutation de Marc d'Ephèse. — M. CLXI, col. 220).

Citons d'abord Marc d'Ephèse.

Les Latins, pour démontrer que le Saint-Esprit procède du Fils, faisaient appel à ce puissant principe, qu'en Dieu il n'y a de distinction que par les relations d'origine. Or le Saint-Esprit diffère du Fils ; donc, concluaient-ils, il en procède.

Afin de se débarrasser de cet argument, Marc soutient que, pour distinguer le Fils de l'Esprit, il suffit que leurs modes de sortie d'un même Père soient différents. Les effets d'une même cause, dit-il, sont différents, par cela seul que les opérations sont différentes. Pour appliquer à la Trinité cette proposition, il construit une figure que je reproduis ici, telle qu'elle nous a été conservée par un manuscrit - et il l'explique dans les termes suivants :

- Soit « A » le Père, opérant éternellement et naturellement,
- soit « B » le Fils
- et « C » le Saint-Esprit.

Il y a deux opérations différentes :
- celle qui tend à « B », c'est-à-dire, la génération du Fils,
- et celle qui tend vers « C », c'est-à-dire, la procession du Saint-Esprit.

Le Saint-Esprit diffère donc du Fils, puisqu'il y a différence entre les opérations qui se terminent à l'un ou à l'autre.

Nous n'avons donc pas besoin d'une autre distinction entre le Fils et le Saint-Esprit ; les différences d'opérations dont ils suivent suffisant à les distinguer.

Le Fils ne peut être confondu avec l'Esprit-Saint, car il est engendré du Père, alors que l'Esprit-Saint procède de la même Personne trinitaire.

Voici un aveu formel. Nous tenons bien le diagramme photien.

Dans sa réponse, Bessarion commence par dévoiler la ruse de l'hérétique. Dans une discussion, il ne suffit pas - dit-il - de développer sa thèse, il faut, en outre, tenir compte des arguments de l'adversaire.

Marc expose que les deux termes sont distincts, parce que les deux modes de procession sont différents : on le lui accorde.

Mais qu'il réfute cet argument par lequel on démontre qu'en Dieu les termes ne peuvent être distincts, à moins qu'ils ne s'opposent l'un à l'autre par une relation d'origine.

Tous accordent à Marc que les deux modes de procession sont différents. Mais pourquoi cela ? C'est, disons-nous, parce que la génération du Fils ne part que du Père, et que la procession du Saint-Esprit part du Père et du Fils - ou, si l'on aime mieux, du Père par le Fils, c'est-à-dire que la procession a lieu par le moyen de la génération.

Les Pères Grecs affirment que la nature de la différence existant entre le Fils et l'Esprit est inaccessible à notre raison, du fait que cela relève de la vie intime de la Trinité, ce qui dépasse totalement nos facultés de compréhension : « en quoi consiste cette différence ? Nous ne le savons pas, et nous ne pouvons le savoir ».

Par contre, les Latins affirment que la différence entre le Fils et l'Esprit-Saint réside en le fait que tous deux procèdent différemment du Père : l'un procède du Père - et l'autre procède du Père et du Fils. Rien n'échappe à la raison humaine, pas même les secrets de la Trinité...

Cette réponse [de Bessarion] est excellente ; mais ce qui suit doit nous intéresser davantage, parce que nous y trouvons clairement signalés et l'angle de Photius et la ligne droite des Pères grecs.

Ne pouvant rien répondre à cela dit Bessarion - vous vous fatiguez en vain à raisonner savamment sur des figures et des lignes, pour étonner les ignorants. Que diriez-vous, si quelqu'un faisait coïncider vos deux lignes, de façon à placer le Père en tête du Fils, et à faire ensuite procéder le Saint-Esprit de tous les deux ? Vous gémiriez de constater qu'une seule ligne vous fait perdre auprès des ignorants votre belle réputation de géomètre.

Et pourtant ce diagramme est plus conforme à l'enseignement des docteurs. La Monade, dit Grégoire le théologien, se meut du principe vers la Duade et va jusqu'à la Triade. Il est clair que ce docteur se représente ce mouvement sur une seule ligne. Vous direz peut-être que dans cette conception, l'opération serait inégale, qu'elle serait plus grande du Père et du Fils vers l'Esprit que du Père vers le Fils, qu'elle serait plus copieuse de l'un et l'autre vers l'Esprit, que de l'un ou l'autre vers le même Esprit, de la même façon que le débit d'un fleuve augmente lorsqu'il reçoit le cours d'une rivière. Vous avez dit cela quelque part. Mais cela prouve que vous ne savez pas vous élever au-dessus des images matérielles.

Quant à nous, nous avons toujours dit et soutenu que la génération du Fils par le Père n'est ni plus ni moins grande que la procession de l'Esprit par le Père et le Fils, et que celle-ci est identique à la procession de l'Esprit soit par le Père soit par le Fils. Il est inutile de répéter ce que nous avons dit plus haut à cet égard.

Après ce beau passage, le lecteur doit être parfaitement édifié sur l'angle de Photius.


§ 6. — Comment discuter le traité de Photius.

Maintenant que nous connaissons le diagramme qui sert de support imaginatif à la pensée de Photius, nous pouvons étudier le fameux traité où il a recueilli toute sa science et sa dialectique.

Cet ouvrage est à proprement parler, une réfutation de la doctrine latine. On y voit que l'auteur a connu quelques-uns des traités latins dont j'ai parlé plus haut ; car plusieurs fois, il expose, comme des citations, les arguments qu'il cherche à réfuter.

Pour mener à bonne fin notre analyse, il sera utile de séparer trois sortes déconsidérations mélangées et confondues par Photius : savoir, les témoignages scripturaux, la tradition patristique et les arguments de raison, ou, comme on dit, les arguments théologiques fondés en partie sur des principes philosophiques. La suite fera voir combien cette séparation jette de jour sur la discussion.


- ARTICLE II -
Témoignages scripturaux.


§ 1. — Texte : « Qui procède du Père ».

C'est par ce texte que Photius commence son livre. Voilà, dit-il, le trait acéré et inévitable qui transperce toute bête. Le Seigneur a dit que le Saint-Esprit procède du Père. Qui te rend si osé que d'ajouter à cet enseignement ?... Là-dessus, quelques phrases indignées.

Mais il ne pouvait échapper à la science de Photius, que cette prétention de s'en tenir à la seule Écriture avait été de tous temps, la tactique des hérétiques. Il devait se rappeler que les ariens avaient feint la même indignation, lorsqu'à Nicée on avait introduit le homoousion dans le symbole , et que les macédoniens avaient obstinément invoqué le silence de l'Écriture, pour refuser au Saint-Esprit le titre de Dieu.

Le fait d'avoir - après maintes polémiques et difficultés - introduit le homoousion dans le symbole, ne permet pas d'ajouter encore d'autres mots au texte sacré. Cela est expressément interdit par l'autorité conciliaire (Ephèse, canon 7).

D'ailleurs, les catholiques ont victorieusement rétorqué l'argument. Vous nous reprochez, dirent-ils, d'altérer la formule scripturale « qui procède du Père », en y ajoutant « et du Fils ». Pourquoi donc l'altérer, vous aussi, en y ajoutant : « du Père seul » ?

L'expression « du Père seul » se borne à constater le fait que l'Esprit ne procède pas du Fils, ce qui n'est rien d'autre que d'écarter un concept qui est étranger aux Écritures. D'ailleurs, l'expression « du Père seul » n'est pas adjointe au symbole.

Je renvoie aux traités de théologie pour la discussion de ce texte. Mais je veux rappeler ici une belle pensée de Manuel Calécas, que j'ai rapportée ailleurs avec son développement; ce Grec catholique fait remarquer que « procéder du Père » implique « procéder du Fils », car aussitôt que Dieu est Père, il a un Fils dans lequel il passe tout entier. Il ne peut rien produire comme Père, qu'il ne le produise en communauté avec son Fils. C'est ce qu'enseigne d'une manière générale saint Athanase :

Là où est le Père, là est aussi le Fils ; de même que là où est la lumière, là aussi est la splendeur. Tout ce que fait le Père, il le fait par le Fils, suivant cette parole du Seigneur : « le Fils ne peut faire de lui-même rien qu'il ne voie faire au Père ; ce que fait celui-ci, le Fils le fait pareillement » (Jean 5 ; 19)... Lorsque le soleil paraît, on doit dire que sa splendeur brille ; car la lumière est une seule chose qu'on ne peut diviser en parties séparées. Ainsi là où le Père existe, là où il est nommé, là aussi nécessairement est le Fils.

S. Athanase, Contra Arianos, orat. II, § 41.

Appliquez ce raisonnement au texte qui nous occupe, et dites : dans la procession du Saint-Esprit, le Père est nommé explicitement ; donc aussi le Fils implicitement.

Nous avons traité de de cette question au § 1 de ce chapitre (dernière partie du texte). Il est vraiment curieux que, pour les Latins, le filioque ait toujours été dit implicitement : c'est ce que les Pères auraient dû dire mais, comme par hasard, c'est ce qu'ils n'ont jamais dit explicitement !


§ 2. — Texte : « C'est de mon bien qu'il prendra ».

Il y a d'ailleurs un texte qui exprime bien clairement la procession par le Fils. Le Seigneur a dit du Saint-Esprit : « Il me glorifiera, car c'est de mon bien qu'il prendra - ek tou emou lèmpsetai » (Jean 16 ; 14). Les saints Pères, pour prouver la divinité du Saint-Esprit, avaient fait grand usage de ce témoignage. Ils le comparaient à cet autre texte : « tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi » (Jean 17 ; 10). Ce que le Fils appelle « le mien », c'est ce qu'il a reçu de son Père, c'est-à-dire, la divinité. C'est donc, concluaient-ils, la divinité même que le Fils transmet au Saint-Esprit. Saint Cyrille de Jérusalem l'enseigne dans le passage suivant, qui rappelle le diagramme en ligne droite :

Le Père donne au Fils, et le Fils communique à l'Esprit. En effet, ce n'est pas moi, c'est Jésus lui-même qui a dit cette parole : « tout ce qu'a le Père est à moi » (Jean 16 ; 15). C'est lui encore qui a dit du Saint-Esprit : « quand il viendra, lui, l'Esprit de vérité, etc..., il me glorifiera, car c'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part (Jean 16 ; 13-15).

S. Cyrille de Jérusalem, Catéchèse XVI, § 24.

Photius s'est trouvé très embarrassé par ce témoignage scriptural. Il ne peut s'en tirer que par un subterfuge qui le condamne, tant il est bizarre, tant il rompt avec toute l'ancienne exégèse. Dans le texte : « c'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part », il faut, dit-il, sous-entendre le mot « Père », et traduire : « Il recevra de mon Père ». Pour soutenir cette témérité, Photius fait étalage d'érudition et de subtilités. Mais quoi qu'il fasse, son explication répugne invinciblement, parce qu'elle rend étrangers l'un à l'autre le Fils et son Esprit. C'est bien là l'angle symbolique de notre novateur. Le Fils ne peut passer de lui-même à son Esprit, faute de relation mutuelle ; il doit remonter à son Père pour descendre ensuite au Saint-Esprit, comme on fait pour passer d'un côté à l'autre d'une échelle double !

Ainsi donc, on prête à Photius l'idée saugrenue que le Fils, pour être en relation avec l'Esprit-Saint, doit tout d'abord «monter» vers le Père, pour ensuite « redescendre » vers l'Esprit... Il me semble que Photius est nettement plus intelligent que cela.

« C'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part », dit saint Jean. Quel est le « bien » que l'Esprit-Saint prend, pour nous en faire part, à nous les créatures humaines qui avons choisi de devenir les disciples du Christ, de croire en lui ? « tout ce qu'a le Père est à moi », dit Jésus. Et qu'est-ce qu'a le Père, qu'il communique au Christ en l'engendrant ? Sa divinité. Le Christ est divin par Nature, tout comme le Père et l'Esprit sont Dieu par Nature. C'est cette divinité que l'Esprit possède par Nature, dont il nous fait part, à nous, lorsque nous nous greffons sur le Christ comme le sarment sur le cep, et que nous devenons Dieu par adoption, par le Christ, dans l'Esprit. C'est la divinisation - notre participation à Dieu, notre découverte du Père, car le Christ homme-Dieu, a fait siéger notre Nature à la droite du Père lui-même.

D'ailleurs, la mauvaise foi de Photius se montre en ceci, qu'il cache la nouveauté de son exégèse, et qu'il se garde d'avouer que les Pères ont tous expliqué le texte en question d'une manière différente. En effet, ils l'ont entendu selon les règles du bon sens vulgaire. Ce qui est mien est à moi, à ma personne par conséquent. Nul autre ne le reçoit si je ne le lui donne moi-même. Voilà comment les grands docteurs ont toujours compris la parole de Jésus-Christ.

L'exégèse de Photius n'a rien de nouveau. C'est le grandiose langage de la divinisation, qui est le coeur précieux et vivant du Christianisme. - Et il est particulièrement ridicule de dire que les Pères n'ont compris les paroles johanniques que « selon les règles du bon sens vulgaire ». Le Christ avait-il réellement besoin de préciser que « ce qui est à moi est à moi, et à personne d'autre. Pas touche ! » Le Christ aurait-il réellement dit quelque chose d'aussi stupide ? Il serait malvenu d'aplatir le splendide plan de Salut proposé par le Christ, à l'aune de notre médiocrité.

Parmi les citations produites au concile de Florence, je choisis un passage de saint Athanase, parce qu'il entend clairement les mots « c'est de mon bien qu'il prendra - ek tou emou lèmpsetai » dans le sens « c'est du Fils qu'il (l'Esprit) prendra », et qu'il en déduit une admirable variété de corrélations qui contraste avec la mesquine conception de Photius.

Conception qui n'a vraiment rien de mesquin, comme nous venons de le voir !

Puisque - dit-il - unique est le Fils, Verbe vivant, unique aussi est nécessairement son opération vivante et sanctifiante qui est dite procéder du Père, parce qu'elle brille, est envoyée, est donnée par le Verbe que nous professons provenir du Père.

Effectivement, la grâce divine provient du Père, est donnée par le Fils et est vécue dans l'Esprit. En d'autres termes, l'action vivante du Fils est dite procéder du Père, car elle est envoyée par le Verbe qui lui-même est engendré du Père. Personne ne conteste cela.

Puis, entassant les textes, notre Docteur montre comment le Père envoie le Fils, et le Fils envoie le Saint-Esprit; comment le Fils glorifie le Père, et le Saint-Esprit glorifie le Fils ; comment le Fils tient tout du Père, et le Saint-Esprit tient tout du Fils :

L'Esprit - dit-il - reçoit du Fils. Car il est écrit : « c'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part » ;

- comment enfin le Fils vient au nom du Père, et le Saint-Esprit au nom du Fils.

De tout ceci saint Athanase tire cette conclusion que nous avons citée déjà bien des fois , en particulier, pour expliquer le diagramme trinitaire :

Le rapport naturel de l'Esprit au Fils, étant à ce point conforme au rapport du Fils au Père, qui peut soutenir que l'Esprit soit une créature, sans le penser du Fils ?

S. Athanase, À Sérapion, epist. I, § 20.

Le très érudit Pholius devait bien connaître cet enseignement du docteur des docteurs grecs. Pourquoi n'y fait-il aucune allusion ?

Pour une simple et très évidente raison : tout ce que dit Athanase concerne les relations nouées entre Dieu et les créatures humaines, que ce soient les disciples du Christ ou tous ceux qui, au fur de l'Histoire humaine, ont ouvert leur cœur et leur âme au message divin.

Les Pères s'intéressaient prioritairement aux relations existant entre Dieu et l'homme, et, avec une grande lucidité, considéraient comme étant en-dehors de la portée de leurs moyens de connaissance, les questions concernant la vie intime de la Trinité. Tout ce que disait Athanase concerne les relations entre Dieu et l'homme, et ne saurait apporter d'éléments supplémentaires à ce que la Révélation nous fait connaître à propos des processions divines.

Pour Athanase, le « rapport naturel de l'Esprit au Fils » - c'est-à-dire qu'étant tous deux Dieu, ils partagent une même Nature divine - « est conforme au rapport du Fils au Père » puisqu'ils sont tous deux Dieu, partageant la même Nature divine. Cette solidarité dans la même Nature divine démontre abondamment la divinité de l'Esprit - notion qui était mise en danger à l'époque.


§ 3. — Texte : « Dieu envoie l'Esprit de son Fils ».

Voici encore un texte qui cause à l'hérésiarque un cruel embarras. Saint Paul affirme que le Saint-Esprit est l'Esprit du Fils. « Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils qui crie Abba, Père » (Galates 4 ; 6). Ailleurs il l'appelle » Esprit du Fils » : « qui n'a pas l'Esprit du Christ ne lui appartient pas ». (Romains 8 ; 9). Ces textes et nombre d'autres, montrent l'union immédiate et personnelle du Saint-Esprit à la personne du Fils.

Photius, pour se débarrasser de ce texte, soutient que la troisième Personne est appelée esprit du Fils, à cause de sa consubstantialité. Mais toutes ses preuves à l'appui s'évanouissent devant une remarque de simple bon sens. Pierre et Paul sont de même nature, et cela ne suffit pas pour qu'on dise : Pierre de Paul ou Paul de Pierre.

D'ailleurs, la consubstantialité est quelque chose d'absolu qui convient également aux deux Personnes divines. On peut également dire que le Fils est consubstantiel au Saint-Esprit, et que le Saint-Esprit est consubstantiel au Fils. Pourquoi ne peut-on pas dire : « le Fils de l'Esprit », comme on dit : « l'Esprit du Fils » ? Cette question était connue des Pères grecs, et saint Maxime, dont Photius estime les écrits, y répond par le mode de procession : « L'intelligence - dit-il - est principe de l'Esprit, mais par l'intermédiaire du Verbe » (Cité plus au long dans l'Étude XXI, ch. VII, art. II, § 2). On trouvera partout ces réponses et d'autres également fortes.

Voici quelques informations complémentaires, relatives à l'expression : « l'Esprit du Fils » :

Pour étayer leur enseignement filioquiste, les catholiques-romains se réfèrent encore au fait que les Apôtres appellent l'Esprit Saint « Esprit du Fils » ou « Esprit du Christ ». Mais les Apôtres l'appellent ainsi non pas parce qu'il procède du Fils, mais parce qu'il est consubstantiel au Fils et parce que les dons de l'Esprit sont communiqués et donnés aux hommes par le Fils. C'est cela l'interprétation des saints Pères et c'est cela l'interprétation orthodoxe.

Saint Basile le Grand dit que l'Esprit Saint s'appelle « Esprit du Christ » parce qu'il Lui est uni par Nature (Du Saint Esprit 18).

Selon le principe de la consubstantialité, l'Esprit appartient au Fils de même que le Père aussi Lui appartient, et réciproquement : « Le Fils appartient pareillement à l'Esprit comme au Père » (St Athanase le Grand, Lettre à Sérapion IV, 4 PG 26, 641 C ; ibid. I, 33 ; III, 1). « Que l'Esprit soit de Dieu, l'Apôtre l'enseigne clairement lorsqu'il dit : Nous avons reçu l'Esprit qui est de Dieu (1 Cor. 2, 12), et que l'Esprit soit bien manifesté par le Fils, l'Apôtre l'a rendu clair lorsqu'il l'a appelé Esprit du Fils » (St Basile le Grand, Contre Eunome V).

Cet enseignement n'est pas autre chose que la conscience et la connaissance fixée, claire et intangible de l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique, qui l'exprime très fréquemment dans ses prières : « [...] Esprit qui procèdes du Père, et manifesté par le Fils aux fidèles ». (Canon des Matines de Pentecôte, 5e Ode). « Saint et vivifiant est l'Esprit qui procède du Père. Il est manifesté par le Fils » (Canon du dimanche matin, ton I plagial, 8e Ode). « Esprit vivifiant, procédant du Père et manifesté par le Fils » (Octoèque, ton I plagial, Office de minuit, 8ème Ode). « Unité plus que parfaite et tri-hypostatique... Esprit procédant du Père, tu t'es manifesté par le Fils » (Samedi de carnaval, Matines, 8e Ode).

« Nous adorons l'Esprit Saint, déclare saint Jean Damascène, comme Esprit de Dieu le Père, c'est-à-dire procédant de Lui, et aussi comme Esprit du Fils, parce qu'il a été manifesté et communiqué à la créature par Lui, et non pas parce qu'il tiendrait son Hypostase et son existence de Lui » (Discours sur le Sabbat).

Expliquant pourquoi l'Esprit Saint s'appelle « Esprit du Christ », le bienheureux Théodoret dit que c'est « clairement non pas parce qu'il aurait été créé de Dieu par le Fils, comme l'ont pensé les hérétiques (les pneumatomaques), mais parce qu'il est consubstantiel au Père et au Fils, qu'il procède du Père et qu'il dispense sa grâce [...] par le Fils » (Commentaire de l'épître aux Romains 8 ; 11. PG 82, 132.)

Père Justin Popovitch. Philosophie orthodoxe de la Vérité - Dogmatique de l'Église orthodoxe. Tome premier. éd. L'Age d'Homme 1992. p. 228.

Je passe donc, pour en venir à une observation importante, à laquelle le lecteur doit être bien préparé par ces Études ; et cette observation fera mieux constater la mauvaise foi d'un homme aussi érudit que Photius dans la patristique grecque [sic].

J'ai longuement expliqué la conception alexandrine au sujet des perfections divines. Tout ce qui est de Dieu et en Dieu, et qui cependant doit être distingué de Dieu, en procède comme personne subsistante. C'est là une proposition que répète constamment saint Athanase, et qu'il considère comme la conséquence du dogme de la simplicité divine. Dieu, dit-il, ne peut avoir de qualités. Donc en Dieu, sa sagesse est une hypostase subsistante, qui procède de sa substance vivante.

Eh bien ! Il n'y a qu'à lire les œuvres de ce grand docteur et de tous ceux qui l'ont suivi, pour constater qu'ils se formaient la même conception à l'égard du Saint-Esprit. Leur doctrine contient implicitement l'argument suivant :

C'est toujours implicite ! Il eût sans doute mieux valu que les Pères le disent explicitement...

C'est l'Esprit du Fils ; or ce ne peut être une qualité du Fils ; donc c'est une personne subsistante procédant du Fils.

C'est ce que saint Cyrille enseigne à propos du texte : Quand viendra l'Esprit de vérité, etc.

Voyez - dit-il - comme ce discours éveille la pensée, admirez te choix des mots. Il avait dit d'abord qu'il leur enverrait le Paraclet ; ici il le nomme esprit de vérité, c'est-à-dire son propre esprit, puisque lui-même est la vérité. Pour que ses disciples apprissent qu'ils ne recevraient pas la visite d'une vertu étrangère, mais qu'il se donnerait lui-même d'une autre manière, il appelle le Paraclet : Esprit de vérité, c'est-à-dire, son propre esprit. En effet le Saint-Esprit n'est point étranger à la substance du Fils, mais il provient physiquement d'elle - proeisi phusikôs ex autès - il n'est rien autre chose que lui sous le rapport de l'identité de Nature, bien qu'il subsiste personnellement.

S. Cyrille, In Joann. XVI, 13. Lib. X. — M. LXXIV, col. 444.

Voir à ce sujet - pour ne pas se répéter - les « informations complémentaires relatives à la pneumatologie de saint Cyrille, au § 7 de l'Article II de l'Étude XXI.

Photius ne tient aucun compte de cette théorie si belle et si puissante. Il l'attaque même d'une manière sournoise, en cherchant mille raisons pour lesquelles on puisse dire : l'Esprit du Christ, sans en devoir conclure la procession de l'un par l'autre. Il en revient toujours à son argument négatif. On dit : l'Esprit du Père, et on dit : l'Esprit du Fils. Pourquoi est-il écrit « il procède du Père », et n'est-il pas écrit « il procède du Fils », sinon parce que l'expression : « esprit de quelqu'un » n'entraine pas nécessairement une procession ?

En effet, lui a répondu d'avance saint Athanase, la déduction ne vaut pas, s'il s'agit d'une créature composée de qualités ; mais elle vaut en Dieu, à cause de sa simplicité absolue.

Le raisonnement de saint Athanase ne concerne que le Fils : la Sagesse du Père n'est pas une qualité du Père, mais bien une personne : le Fils. Saint Athanase n'a pas généralisé cela pour le Saint-Esprit.

Quant au mot ekporeuetai - procède, saint Augustin l'avait déjà expliqué par les deux mots : procedit principaliter.


§ 4. — Rapport des missions et des processions.

Photius donne dans le titre même de sa Mystagogie une autre raison pour laquelle le Saint-Esprit est appelé l'Esprit du Fils : c'est, dit-il, parce qu'il est envoyé par le Fils. À la vérité, il ne revient pas longuement dans le corps de l'ouvrage sur cette raison ; mais plusieurs fois il insinue qu'on ne peut pas conclure de la Mission à la Procession.

Les disciples de l'hérésiarque se sont engagés davantage dans cette voie que leur maître n'avait fait que leur ouvrir. Je traiterai plus tard cette grave question, et je me borne ici à faire remarquer, combien il est utile pour répondre aux chicanes photiennes de tenir ferme ce principe que toute véritable Mission implique une Procession.

Justement : NON. Les Disciples reçurent l'Esprit-Saint par le Christ. Cela ne permet pas pour autant d'en inférer que l'Esprit procède du Fils, dans la vie intime de la Trinité. Les actions extérieures de la sainte Trinité ne nous donnent pas de lumière sur la vie intime de la Trinité - vie qui est inaccessible à notre entendement, à part ce qui est strictement donné par la Révélation, à savoir que l'Esprit procède du Père, et que le Fils est engendré du Père.


- ARTICLE III -
Tradition patristique.


§ 1. — Photius procède par réticences.

Si Photius s'était contenté d'interpréter les témoignages scripturaux dans un sens favorable à son opinion, on pourrait excuser sa bonne foi, tant il est facile de s'égarer, lorsqu'on s'aventure seul dans les recherches de l'exégèse. Mais le novateur devait savoir que, pour nous guider dans l'interprétation de la parole sacrée, Dieu nous a donné un phare dans la tradition patristique et surtout dans l'enseignement infaillible de l'Église.

À la vérité, aucun concile œcuménique n'avait encore défini la procession ab utroque - des deux : du Père et fu Fils. Cependant, cette définition était déjà contenue implicitement dans les écrits laissés par les gardiens de la Tradition. Les Latins faisaient donc appel à ces monuments vénérables, et Photius comprit qu'il ne pouvait échapper à cette discussion. Mais la façon dont il traite cette question de tradition est impardonnable et manque absolument de loyauté [sic]. De même que sa formule « procède du Père seul » est hérétique , non point par ce qu'elle affirme, mais par ce qu'elle nie ; de même, son interprétation de la tradition patristique est fausse, non point parce qu'elle falsifie les textes, mais parce qu'elle en cache. En un mot, Photius procède par réticence, et c'est une tactique qui ne pouvait être que consciente et voulue dans un homme aussi savant que ce novateur.

Sans doute, ce que Photius est sensé cacher n'existe-t-il point ?


§ 2. — Papes.

Dans la Mystagogie, comme dans la lettre à l'archevêque d'Aquilée, la politique est la même : séparer des Latins les pontifes romains.

Il cite donc Damase, Célestin, Léon le Grand, Vigile, Agathon, Grégoire et Zacharie, voilà pour les temps passés. Il cite ensuite Léon III, Adrien et Jean VIII.

Mon Jean - dit-il - et je puis l'appeler ainsi, puisqu'il m'a soutenu plus que l'autre.

Photius, Mystagogie, § 89.

Quoi! tant de papes avec Photius ? — Oui, dans ce sens que ces papes ont récité ou écrit ou signé le symbole de Constantinople, sans ajouter le Filioque. Mais le rusé compère [sic] n'ignorait pas, qu'en dehors de cette formalité d'ordre canonique, ces mêmes papes avaient, souvent et par des documents dogmatiques, exprimé leur foi à la procession ab utroque. Il était bien difficile, en particulier, qu'il ne connût pas la lettre encyclique que le pape Léon III envoya au patriarche de Jérusalem, et que j'ai rapportée plus haut [?]. Photius joue donc un double jeu. Il ne publie avec tant de fanfares une moitié de la vérité, que pour mieux cacher l'autre moitié.


§ 3. — Pères grecs.

La discussion de Photius sur toute la patristique grecque est singulièrement expéditive. Elle se borne à ces deux phrases que j'ai déjà rapportées et discutées dans l'Étude XXI :

Lequel de nos saints et glorieux Pères a jamais dit que le Saint-Esprit procède du Fils ? (§ 5)

Et plus loin :

Dans aucun des livres divins, ou des autres composés par des hommes remplis de l'Esprit de Dieu, il n'a été dit, en termes exprès, que l'Esprit procède du Fils (§ 91).

Ici encore Photius dit la vérité,

C'est bien la première fois que l'auteur le reconnaît !

...mais il ne la dit pas tout entière. J'ai expliqué plus haut cette réserve des Pères grecs par le respect qu'ils portaient au mot révélé ekporeuesthai. Mais j'ai montré, en même temps, que les docteurs, parlant de la procession par le Fils, emploient d'autres verbes qui signifient également une sortie. Pourquoi Photius ne fait-il aucune allusion à tous ces témoignages ? Pourquoi ne rien dire de la théorie de saint Grégoire de Nysse sur la procession immédiate et médiate ? Pourquoi sembler ignorer les textes de saint Épiphane et de saint Cyrille affirmant que le Saint-Esprit est ex amphoïn - des deux ? En un mot, pourquoi toutes ces réticences ?

Tout simplement, parce que « provenir » et «procéder » ne signifient pas la même chose. La richesse de la terminologie grecque permet d'être précis.

Mais, si Photius tenait tant à la formule ekporeuesthai ek Patros - procède du Père, pourquoi couper court et ne pas tenir compte de l'explication dia Huiou - par le Fils, dont on trouve cette formule accompagnée dans plusieurs passages patristiques ?

Parce que « par le Fils » s'applique à l'action de la Trinité auprès des êtres humains, alors que la procession désigne la relation de l'Esprit au Père, dans la vie même de la sainte Trinité. Assurément, ce n'est pas la même chose.

Ne reconnaissons-nous point toujours cette même tactique frauduleuse qui consiste à dire la vérité, mais pas toute la vérité ?

Photius apportera-t-il, comme excuse, que de tels passages sont rares ? Mais, pour le moins, il connaissait un témoignage qui suffit pour l'écraser. C'est le témoignage, alors tout récent d'un de ses prédécesseurs sur la chaire de Constantinople, et, qui plus est, de son grand oncle. Photius ne pouvait donc ignorer la lettre de communion que saint Taraise adressa à tous les patriarches de l'Église, pour leur faire connaître - dit-il - la foi qu'il a puisée dès sa plus tendre enfance, dans l'Écriture et les saints Pères, lettre qui fut lue et approuvée dans la première session du septième concile œcuménique, tenu à Constantinople. Or, dans son Credo, il confesse le Saint-Esprit « procédant du Père par le Fils » (S. Taraise, Epistolae. — M. XCVIII, col. 1461). — Si Photius rejette ce document de famille, qu'il le dise ouvertement ; s'il l'accepte, qu'il confesse la même formule, et la paix est faite avec les Latins.

Comme nous l'avons dit, la procession « du Père par le Fils » peut être comprise comme étant la procession du Père en tant qu'engendrant le Fils ; Photius n'avait nulle raison de rejeter cette expression.


§ 4. — Pères latins.

Photius, je l'ai fait observer, semble avoir sous les yeux un traité latin en faveur de la procession ab utroque.

Ils objectent - dit-il - contre le dogme de l'Église, Ambroise, Augustin et Jérôme (§ 66).

Ce sont là, en effet, les trois docteurs éminents que nous trouvons d'ordinaire cités par les écrivains latins de cette époque. Il ne paraît pas que Photius eut grande connaissance des œuvres de ces docteurs. En effet, s'il avait su que saint Jérôme n'avait fait que traduire Didyme et que saint Ambroise s'en était inspiré, il n'aurait pas manqué de déclamer contre ce Didyme condamné, comme origéniste, par plusieurs conciles œcuméniques. Mais, pour se débarrasser des trois autorités latines respectées même en Orient, il suppose des interpolations frauduleuses, ou se jette dans des généralités déclamatoires. Enfin il s'efforce de diminuer le crédit de ces grands hommes, en accumulant toutes les erreurs dans lesquelles sont tombés certains Pères grecs, afin de conclure que les trois Latins ont bien pu se tromper à leur tour, et que leurs affirmations ne peuvent prévaloir sur le silence des Écritures et d'es conciles.


- ARTICLE IV -
Arguments de raison.


§ 1. — Difficulté de cette discussion.

Nous avons constaté bien des fois, en étudiant les divers systèmes orthodoxes, que la raison qui prétend pénétrer un peu loin dans le mystère de la Trinité, se trouve bientôt engagée dans des difficultés inextricables, sorte de broussailles qui enlacent le raisonnement et lui ôtent la liberté de ses mouvements soit pour l'attaque, soit pour la défense.

On peut, ce me semble, sans manquer de respect aux choses vénérables, appliquer cette réflexion aux débats qui occupèrent le concile de Florence. À l'époque de ces fameuses assises, la renaissance des lettres avait donné le goût des assauts dialectiques et des interminables discours. De là ces amas de traités composés alors pour et contre la foi latine, dans lesquels la dialectique est poussée à l'extrême ; de là ces dissertations qu'on étudie avec une grande fatigue, et qui sont capables de confirmer plus que de déterminer une conviction. Si le lecteur veut s'en faire une idée sommaire, il n'a qu'à parcourir le savant travail dans lequel le cardinal Hergenrœther, pour réfuter la mystagogie de Photius, met en usage les travaux grecs et latins publiés à l'occasion du schisme. L'étude de cette longue dissertation est pénible, et cependant l'auteur, s'excusant, en finissant, de n'avoir fait qu'effleurer la question, laisse aux théologiens de profession la besogne de l'approfondir.

Pour en revenir à Photius, on doit comprendre pourquoi un homme, à la fois si savant et si rusé, transporte le plus possible le débat sur le terrain rationnel, et dirige l'attaque sur le point où la raison humaine voit moins clair. Je n'ai point le dessein de le suivre pas à pas dans chacun de ses arguments ; ce serait de trop longue haleine. Je me contenterai d'étudier le fondement même de son argumentation. Mais pour qu'une discussion contradictoire puisse aboutir à quelque résultat utile, il est nécessaire que les adversaires s'entendent sur quelques principes, et n'appuient leurs syllogismes que sur ces données communes. Je suivrai donc la méthode que nous enseigne saint Anselme, en commençant son traité De la procession du Saint-Esprit :

J'utiliserai la foi des Grecs, en ce qui est incontestable et hors de doute, et utiliserai des arguments de la plus haute certitude, pour prouver ce à quoi ils n'adhèrent point.

S. Anselme, De process. Spir. S., prologus.


§ 2. — Des notions divines, suivant les Latins et suivant les Grecs.

Conformément à la leçon de saint Anselme, on devra écarter de la discussion actuelle toute théorie rationnelle sur les processions divines, pour s'en tenir aux données incontestées. Cela va de soi. Mais voici une remarque plus délicate qui concerne les notions divines.

Les notions - dit saint Thomas - sont les raisons propres, sous lesquelles on connaît une Personne divine.

S. Thomas I, q. 32, a, 3.

Elles correspondent aux différentes propriétés personnelles qui nous sont enseignées par la révélation, et de ce chef elles tiennent à la foi ; mais, d'autre part, il entre une part de raison dans les formalités que nous donnons à ces concepts, et par ce côté, elles prêtent le flanc à la diversité d'opinion. Pourvu qu'on ne soutienne rien de contraire à la foi, dit saint Thomas, on peut avoir des opinions différentes au sujet des notions (S. Thomas, I, q. 32, a. 4).

La scolastique, dont l'enseignement didactique a été rendu si parfait, reconnaît cinq notions : savoir, l'innascibilité, la paternité, la filiation, la spiration active, la spiration passive : trois pour le Père, deux pour le Fils, une pour le Saint-Esprit. Cette multiplicité de notions contraint à distinguer entre les propriétés constitutives des Personnes, et les propriétés non-constitutives. Dans chaque Personne, il n'y a qu'une seule propriété constitutive : savoir, ou la paternité, ou la filiation, ou la spiration passive.

Telle est la théorie latine des notions divines.

La même classification méthodique n'existe point dans les Pères grecs. Sans doute, ces docteurs distinguaient divers caractères personnels, en les appelant : propriétés, idiômata, — notions, gnôrismata, — propriétés notionnelles, idiotès gnôristikai. Sans doute encore, ils connaissaient les cinq notions latines, sous les noms homologues de inengendrement, agennèsia, — paternité, patrotès, — filiation, huiotès, — émission, probolè, — procession, ekporeusis. Mais ils ne les réunissaient pas suivant le classement scolastique. Quelquefois, ils les séparent. Le plus souvent, ils les réunissent par trois comme si chacune suffisait à constituer une Personne. Ainsi nous lisons dans saint Damascène, que tout est commun aux divines Personnes,

Sauf l'innascibilité, la filiation et la procession. Car les trois saintes hypostases ne diffèrent que par ces seules propriétés hypostatiques.

S. Damascène, oi orthod., lib. I, c. VIII. — M. XCIV, col. 824.

Dans ce passage, les Personnes ne sont distinguées que par les modes d'origine. Saint Basile forme différemment son groupe trinaire, et assigne pour caractéristiques des Personnes, la paternité, la filiation et la sanctification (S. Basile, epist. 236, § 6. — M. XXXVI, col. 884).

Ce n'est pas que les docteurs grecs confondissent les notions avec les Personnes. Mais, précisément, parce qu'ils considéraient les notions comme des concepts correspondant aux divers enseignements de la révélation, ils en variaient le groupement ou même les formules avec une grande liberté.

Voici, par exemple, comment, dans sa célèbre lettre sur l'usie et l'hypostase, saint Basile distingue les Personnes par les notions.

Le Saint-Esprit - dit-il - a pour signe notionnel de sa propriété comme personne - Touto gnôristikon tès kata tès hupostasin idiotètos sèmeion echei [traduction de Yves Courtonne : « C'est là un signe propre à faire connaître sa Nature particulière selon l'hypostase... » - cette traduction me paraît plus fidèle au texte, et dégagée du langage stéréotypé de la scolastique], d'être connu après le Fils et avec lui, et de tenir sa subsistence du Père.

Le Fils, qui fait connaître par lui-même et avec lui-même l'Esprit procédant du Père, et qui seul, comme Fils unique, resplendit en jaillissant de la lumière innascible, n'a aucune communauté avec le Père et le Saint-Esprit par rapport au propre des notions - kata to idiazon tôn gnôrismatôn [« n'a rien de commun, selon la propriété de ses marques distinctives, avec le Père ni avec l'Esprit-Saint... » - trad. Y. Courtonne], mais seul il est reconnu par les signes précédents.

Enfin le Dieu suprême, a seul pour spéciale notion de son hypostase, qu'il est Père, et que sa subsistence ne procède d'aucune cause et c'est par ce signe qu'il est seul connu.

De usia et hypostasi, epist. XXXVIII, §4. / Volume I des Lettres de saint Basile, éd. « Les Belles Lettres » 1957. p. 85.

Que l'on puisse, par un raisonnement, ramener ces notions basiliennes aux notions scolastiques, je ne le nie pas. Mais on conviendra qu'elles se présentent à l'esprit d'une manière assez différente.

C'est le lieu de nous arrêter à une belle remarque d'Hergenrœther. Les docteurs grecs - dit-il - n'ont caractérisé le Père que par les deux notions d'innascibilité et de paternité, et n'ont jamais invoqué la spiration active ; donc, conclut-il, les docteurs ne considéraient pas cette notion comme exclusivement personnelle au Père.

Ce raisonnement est très bon contre Photius, je suis heureux de le reconnaître. Mais on devra aussi en conclure que les Grecs n'enseignaient pas la classification scolastique des notions divines, puisque les Latins considèrent tous la spiration active comme une notion du Père.

De tout ce qui précède, nous avons à tirer une conclusion pratique de la plus grande importance. Si nous désirons favoriser le retour de nos frères orientaux à la foi catholique, nous devons entrer par leur porte, c'est-à-dire, ne faire intervenir les notions divines que sous les formalités usitées parmi les Grecs. Lorsqu'ils seront parvenus à la foi complète [sic], alors ils comprendront, admireront, professeront la théorie latine des notions, comme ont fait tous les Grecs revenus à l'orthodoxie[ re-sic !]. Mais c'est là un point d'arrivée, et non un point de départ.

Revenons maintenant aux arguments de Photius.


§ 3. — On doit écarter une classe d'arguments de Photius.

J'ai dit que Photius, brisant le triangle latin pour combattre plus aisément la doctrine que ce symbole représente, nous attribue cette opinion que le Saint-Esprit résulte de deux principes indépendants, comme il en serait d'un lac où viendraient se mélanger les eaux de deux fontaines séparées.

Après cette inique imputation, Photius a beau jeu pour déclarer que la procession ab utroque altère les dogmes les plus fondamentaux relatifs à l'essence divine : le dogme de l'unité divine, puisqu'il y aurait deux principes du Saint-Esprit ; le dogme de la simplicité divine, puisque le Saint-Esprit serait un composé résultant de deux opérations.

Le dialecticien grec se plaît à multiplier les arguments contre une pareille conception. Les raisonnements sont excellents ; il est toujours facile de terrasser un mannequin que l'on dispose soi-même pour recevoir les coups. Mais tout ce jeu n'atteint aucunement la foi latine, qui jamais n'a professé de pareilles absurdités.

Nous pouvons cependant nous permettre de remarquer que la pensée grecque ne connaît pas de distinction entre la « cause première » et la « cause seconde ». C'est une notion qui lui est étrangère ; dans la perspective grecque, il n'existe que la notion de « principe » qui est nécessairement unique. Ainsi, l'idée que la « cause première » de l'Esprit puisse être le Père, en même temps que la « cause seconde » de l'Esprit en soit le Fils est, à toute fin pratique, incompréhensible. Il n'existe qu'un Principe unique, qui est le Père. Deux principes ne peuvent être « Principe ».


§ 4. — Argument fondamental de Photius.

Je ne veux point poursuivre Photius dans le détail de ses arguments. Je me bornerai à mettre en évidence le fondement sur lequel il appuie toute son argumentation.

On peut réduire ses diverses objections à la forme suivante :

En Dieu, on doit distinguer la nature et la personne. D'une part, tout ce qui est nature est commun aux trois Personnes, et réciproquement, tout ce qui est commun aux trois Personnes est nature. D'autre part, tout ce qui est personnel n'appartient qu'à une Personne, et réciproquement tout ce qui appartient à une Personne est exclusivement personnel. Donc, conclut Photius, rien ne peut appartenir en commun à deux Personnes, à l'exclusion de la troisième. Donc la spiration active ne peut être commune au Père et au Fils. Donc enfin, le Saint-Esprit ne procède pas ab utroque. Telle est la position où s'établit Photius, et qu'il défend de diverses manières.


§ 5. — Première réponse.

On peut d'abord observer que l'argument de Photius repose sur une équivoque, ou, si l'on aime mieux, sur une confusion entre les Personnes et les notions. Sans doute, la propriété constitutive d'une Personne est incommunicable, puisque son rôle est, précisément, « d'individualiser ». Mais toutes les notions ne correspondent pas à des propriétés constitutives. La preuve en est qu'il y a plus de notions qu'il n'y a de Personnes.

Cette remarque suffit pour énerver toute la force de l'argument, au moyen d'une simple distinction.
— Oui : une propriété « constitutive » ne peut être commune à deux Personnes.
— Non : il ne répugne pas qu'une propriété « non-constitutive » soit commune à deux Personnes.

Il n'y a - dit saint Thomas - aucun inconvénient à ce qu'une même propriété existe dans deux Personnes dont la Nature est une.

S. Thomas, I, q. 36, a. 4, ad 1um.

Il est absolument nécessaire de distinguer entre une « notion », et une « propriété hypostatique ».
Il peut exister un bon nombre de notions ; pour chaque Personne trinitaire, il n'existe qu'un seul principe hypostatique.
Le Père est inengendré ; le Fils est engendré ; l'Esprit procède. Telles sont les trois propriétés hypostatiques des personnes trinitaires.

Dans la lettre de Saint Basile citée ci-dessus, l'évêque de Césarée en Cappadoce désigne diverses notions :
- la notion de « paternité » et de « subsistence sans cause » pour le Père.
- Il distingue la notion de « resplendissement de la Lumière inaccessible » pour le Fils.
- Pour le Saint Esprit, Saint Basile remarque les notions de « subsistence du Père » et d'« être connu après le Fils et avec le Fils » ; - Il s'agit de la connaissance de l'Esprit que possèdent les disciples du Christ et les croyants fidèles.

Certaines des notions peuvent être des synonymes de la propriété hypostatique : pour le Père, le fait d'être « Principe » désigne la même réalité que le fait d'être « inengendré ».

Il est possible d'allonger la liste des notions : au Fils, s'applique la notion de « Rédempteur » : lui seul nous sauve, par sa passion et sa résurrection. À l'Esprit, s'applique la notion de « vivificateur » : c'est dans l'Esprit que nous grandissons en la vie spirituelle.

Les « filioquistes » nous disent qu'il y a plus de notions que de personnes trinitaires. Comme Thomas d'Aquin vient de nous le dire : ce n'est pas grave.

Suivant la classification scolastique - comme nous l'avons vu dans la « théorie latine des processions divines » :
- l'Esprit n'a qu'une seule notion : la « spiration passive » - il procède.
- Le Fils a deux notions : la « filiation » et la « spiration active » : il est engendré, et de lui procède l'Esprit.
- Le Père, quant à lui, a trois notions : le « savoir », « inaccessibilité », et enfin la « paternité ».
Chacune des notions s'applique à la personne concernée. Par exemple, la « spiration active » ne s'applique qu'au Fils.

Mais il y a une exception : le Fils est en état de « filiation » par rapport au Père, ET il est dans l'état de « spiration active » vis-à-vis de l'Esprit, qui procède de lui. Il a donc ces DEUX notions, qui s'appliquent à DEUX personnes différentes : le Père et l'Esprit. Le Fils fait procéder de lui, l'Esprit - et est engendré du Père.

C'est une argumentation « taillée sur mesure » pour permettre la procession « ab utroque »: comme il y a plus de notions que de personnes trinitaires, il est naturel que l'une d'entre ces notions s'appliquent à deux personnes. Et comme par hasard, c'est la spiration qui, de la part de l'Esprit, s'applique à la fois au Père et au Fils. Quelle merveilleuse coïncidence ! La scolastique fait bien les choses...

Pourquoi nous opposons-nous à ce type de conception, qui paraît bien ésotérique ?

S'il ne s'agissait que d'arguties de théologiens, on pourrait passer par-dessus. Mais toute cette problématique recouvre un enjeu qui est d'une extrême importance : c'est la protection et la sauvegarde du mystère de la vie divine.

Nous devons nous en tenir à ce que nous dit la révélation à propos de l'Esprit Saint- c'est-à-dire qu'il procède du Père - sans ajouter d'autres éléments de notre cru, pour ne pas introduire une création de notre esprit rationnel dans l'intimité de la vie trinitaire.

Nous ne connaissons pas l'essence divine, et nous ne la connaîtrons jamais, ni ici-bas, ni dans l'au-delà. Même les Anges se voilent la face devant ce profond mystère. Éternellement, le glaive de feu se dressera devant notre raison, afin qu'elle ne pénètre pas dans le jardin secret de la vie divine. Il y a une limite stricte au domaine de notre réflexion rationnelle. Il est particulièrement nécessaire de maintenir cette limite, surtout à notre époque, en un temps où la pensée rationnelle tente d'absorber la totalité des énergies humaines.

Chacun d'entre nous, en tant qu'être humain, nous sommes une personne. Nous garderons toujours un aspect « inconnaissable » pour ceux qui nous entourent ; de même, chacun de nos amis et connaissance gardera un « jardin secret » qui restera pour nous toujours scellé. C'est d'ailleurs ce qui fait le charme, le caractère imprévisible et la richesse d'une personnalité. Nous sommes créés à l'image de Dieu. Dieu lui-même est constitué d'une uni-diversité de personnes... Elles aussi, elles garderont leur « jardin secret » à notre égard, face à nos capacités de connaissances.

La personne est le lieu de l'inconnaissance. La définition même de la personne réside dans le fait que nous ne pouvons que partiellement la connaître…

Si l'essence de Dieu nous demeurera à jamais inconnaissable, la Trinité nous illumine de ses Énergies. Elles aussi, elles sont à la fois Une et diverses. Il n'y a qu'une seule action trinitaire, mais celle-ci trouve son origine du Père, nous est donnée par le Fils, et nous la vivons en l'Esprit.

L'unique action trinitaire prend contact avec nous par les « hypostases manifestatrices » que sont le Fils et l'Esprit - véritable « Mains du Père ». Le Fils nous donne l'Esprit ; l'Esprit nourrit et fait croître notre vie intérieure, afin que nous puissions comprendre et mettre en pratique le message du Fils. Il existe une véritable « réciprocité de service et de manifestation » entre le Fils et l'Esprit.

Assurément, l'Esprit est l'Esprit du fils, et c'est par le Christ que nous recevons l'Esprit. Mais nos court-circuitons ce subtil équilibre, en prétendant effrontément décrire la vie intime de la Trinité, et en affirmant que la façon dont les Énergies trinitaires nous parviennent, reflète exactement ce qui se passe au sein de la Trinité.

Bien souvent, la science humaine prétend connaître bien davantage que ce qu'elle connaît en réalité, au moment où elle parle. Et c'est précisément ce qui se passe dans la question du « filioque » : on affirme que l'Esprit procède du fils, sans avoir la permission de le faire, de la part de Dieu - et sans avoir la qualité de le faire. L'esprit humain a beau affirmer l'existence d'un tel concept, rien ne permet de vérifier que la réalité corresponde à ce qu'affirme imprudemment une prétendue rationalité de la construction théologique.

Si nous avouons humblement notre inconnaissance vis-à-vis de l'intimité de la vie trinitaire, la reconnaissance de notre part des limites de nos facultés de connaissance sera beaucoup plus féconde que de prétendre connaître ce qui nous est, en fait, interdit de contempler.

Nous nous sommes posés la question suivante : pourquoi s'opposer à la théorie du « filioque », alors qu'elle semble fort difficile à comprendre pour l'immense majorité de nos contemporains ? - Maintenant, nous pouvons nous poser la question inverse : pourquoi cet acharnement à promouvoir l'addition au Credo a-t-il existé, et ce - de la part de l'Église catholique-romaine - pratiquement jusqu'au concile Vatican II ?

Toute cette problématique semble maintenant la proie de l'oubli, même si le « filioque » subsiste toujours, comme un bloc erratique, dans la version catholique ou protestante du texte du Credo. Nous pouvons noter que dans le « Book of Alternative Service of the Anglican Church of Canada » (Anglican Book Center, 1988), le symbole de foi de Nicée-Constantinople est rétabli dans sa version originale (sans filioque) : cfr. p. 189 - « The Nicene Creed ».

Il faut se méfier des généralisations abusives. Cependant, avec toutes les précautions d'usage, il est possible d'affirmer que la pensée occidentale s'est construite suivant un schéma d'opposition entre « foi » et « raison ». C'est soit la « foi », soit la «raison» : le progrès de l'une implique nécessairement la régression de l'autre.

Avec la Philosophie des Lumières, s'est installée la croyance en un progrès permanent. Cette croyance s'est édifiée par opposition à la conception du monde qui se référait aux « autorités « : une tradition ancienne qui était censée avoir toujours raison, et être par définition bien supérieure au monde contemporain…

Si la civilisation occidentale vit un progrès permanent, dans ce cas, elle est inévitablement le théâtre d'une progression constante de la raison et de la science, aux dépens d'une « foi » emprisonnée dans les ténèbres de la superstition.
C'est ainsi que s'est progressivement bâtie la dictature d'un discours rationnel et « scientifique », qui s'est étendue pratiquement à tous les domaines de la connaissance. L'activité humaine c'est réduite à l'économie quantifiée et chiffrable ; la métaphysique a été frappée d'interdit ; la poésie et la pensée mystique ont dû se résigner à devenir les « passagers clandestins » de la pensée. Désormais, on regarde un bouquet de fleurs avec suspicion ; une personne qui s'assied pour contempler un coucher de soleil se voit reprocher son manque de productivité.

Au début de cette évolution, lorsque la pensée religieuse avait encore une certaine importance - ce qui n'est certes plus le cas aujourd'hui - cette « avancée » du discours rationnel a incité les théologiens à émettre l'opinion que notre intelligence discursive soit parfaitement habilitée à pénétrer le mystère divin. L'idée d'une auto-limitation de la pensée, face à l'abîme du divin, est devenu insupportable. Les théologiens se sont mis à scruter sans scrupules les arcanes de la réalité trinitaire, comme s'ils en revenaient…

Pour cela, il leur fallait une base de réflexion. Ils ont donc émis l'idée que le processus de révélation du divin auprès de l'être humain donne immanquablement des informations exactes sur ce qui se passe au sein même de la Trinité. Cette thèse sert d'axiome à toute la suite du raisonnement. Dès lors, puisque c'est par le Christ que nous recevons l'Esprit-Saint, il a semblé logique d'en déduire que c'est par le Fils que procède l'Esprit, en plus de la procession du Père qui est nettement indiquée par le texte évangélique.

Au-delà de la problématique du « filioque », c'est toute la question de l'hégémonie de la rationalité qui se pose. On devient nécessairement filioquiste, si l'on considère que - de droit - rien ne doit échapper à l'élaboration rationnelle du savoir.
Par contre, ceux qui observent l'ancienne Tradition de l'Église, constatent la limite de leurs possibilités de connaissance, en respectant le « jardin secret » de la Trinité, qui est une réalité pluri-personnelle.


§ 6. — Deuxième réponse.

La distinction précédente suffit pour écarter le trait lancé contre la foi latine. Mais il convient de prendre l'offensive, et de démontrer au novateur la « communauté » qu'il nie, par des arguments qu'il ne puisse récuser. Photius conteste qu'il puisse y avoir quelque communauté entre deux Personnes, autre que la communauté de Nature. Eh bien! quel est l'enseignement traditionnel au sujet du Saint-Esprit ?

Il est l'Esprit propre du Père - idion tou Patros. Il est l'Esprit propre du Fils - idion tou Huiou. Il appartient personnellement à la personne du Père, et personnellement à la personne du Fils, à ce point que le Père et le Fils en disposent personnellement. Deux Personnes ont cela de commun que chacune possède, comme son esprit propre, le même Esprit subsistant. Et cette communauté ne se réduit point à une simple consubstantialité. Car, en opposant la personne du Saint-Esprit aux personnes du Père et du Fils, on se place formellement dans l'ordre personnel, et par conséquent, la communauté que l'on y constate est une communauté personnelle.

Pour mettre en évidence cette communauté, les textes abondent. Je me contenterai des deux flambeaux d'Alexandrie.

Saint Athanase démontre par l'Écriture que le Saint-Esprit est aussi bien le propre du Fils, que le Fils est le propre du Père. Puis, il continue :

Chose admirable ! de même que le Fils a dit : tout ce qu'a le Père est à moi (Jean 16 ; 15), ainsi l'Esprit-Saint qui est dit l'Esprit du Fils est l'Esprit du Père.

Et après avoir cité les deux textes : qui procède du Père et l'Esprit qui est de Dieu, il conclut :

Dans toute la divine Écriture, vous trouverez que le même Esprit qui est dit l'Esprit du Fils, est dit aussi l'Esprit de Dieu. Plus haut, nous nous sommes étendus sur ce sujet.

S. Athanase, Ad Serapion., epist. III, § 1. — M. XXVI, col. 625.

Saint Cyrille explique comment le Sauveur prouve aux Juifs :

...que si quelqu'un poursuit le Fils de sa haine, par là même, il abhorre le Père dont sort le Fils. Méditez, dit-il, comment et de quelle manière. Voici, en effet, oui, voici qu'il appelle le Paraclet « esprit de vérité » c'est-à-dire son esprit à lui-même, et en même temps il dit qu'il procède du Père. Ainsi, de même que l'Esprit est physiquement le propre du Fils, qu'il existe en lui, qu'il provient de lui, il est de même l'Esprit du Père. Or ceux qui ont un esprit commun, ne peuvent en rien différer quant à la substance... C'est ainsi que le Sauveur montre l'unité de substance du Père et du Fils, en appelant le Paraclet esprit de vérité, et en disant qu'il procède du Père ; et par là, il confond clairement les ennemis du Christ en leur prouvant qu'ils sont les ennemis de Dieu.

S. Cyrille, In Joann. XV, 26, lib. X. — M. LXXIV, col. 417.

Oui, l'Esprit-Saint est « l'Esprit du Fils », car c'est par le Christ que nous recevons l'Esprit. En recevant l'Esprit-Saint, nous recevons la personne divine, et non pas un effet créé. Du fait que nous recevons Dieu, cela prouve la divinité de l'Esprit, l'unité de Nature avec le Père et le Fils. C'est cette unité de Nature que saint Cyrille veut prouver. Tout cela ne permet pas pour autant de conclure que l'Esprit-Saint procède du Fils tout aussi bien que du Père !

Que le lecteur observe comment c'est précisément par la communauté personnelle du Saint-Esprit, que saint Cyrille démontre l'unité substantielle du Père et du Fils.

Ces beaux enseignements nous fournissent la réponse à l'affirmation sententieuse de Photius : « II n'y a rien de commun à deux Personnes ».
— Vous avez raison, faut-il lui répondre ; rien n'est commun à deux Personnes, rien sinon... la personne même du Saint-Esprit. Mais cette communauté unique dans l'ordre personnel, ne peut s'allier à la subsistence personnelle du Saint-Esprit, sinon par une spiration active commune au Père et au Fils, puisque les seules distinctions d'origine opposent les Personnes divines.

Cette expression demande un bout d'explication : selon la scolastique, en Dieu, il ne peut y avoir entre les personnes d'autres relations que des relations d'opposition. Cela paraît assez étrange comme conception, mais cela peut s'expliquer philosophiquement.

Dieu étant absolu, il ne peut exister un « absolu moins quelque chose »… Dieu - soit « est quelque chose », soit il ne l'est pas. Il n'y a pas de demi-mesure. C'est la raison pour laquelle la scolastique considère que deux personnes, en Dieu, ne peuvent être simplement « différentes » : elles ne peuvent que s'opposer. C'est une incapacité de décrire la « différence », tout comme la pensée aristotélicienne échoue à décrire le mouvement.

Cet a-priori philosophique a des conséquences importantes : Il est impossible, pour la scolastique, d'affirmer que l'engendrement du Fils et la procession de l'Esprit soient « différents ». Ils ne peuvent que s'opposer. Et comme l'opposition, en cette matière, est impossible - car on ne peut diviser la personne de l'Esprit - il faut se résoudre à ne parler que d'une seule procession active, commune à deux personnes : le Père et le Fils.

Par là-même que le terme de la spiration est commun au Père et au Fils, le principe de cette spiration leur est aussi commun. Donc le Saint-Esprit procède ab utroque unica processione - des deux, par une procession unique.

L'Esprit - disait au concile de Florence un Grec catholique - en tant qu'Esprit, se rapporte à celui qui le souffle. Or, l'Écriture enseigne qu'il est l'Esprit du Père et qu'il est l'Esprit du Fils. Donc et le Père et le Fils le soufflent.

Cité par Hergenrœther, III, 11.


§ 7. — Autre forme de l'argument de Photius.

L'habile novateur [sic], s'appuyant sur le principe : cujus est esse, ejus est agere - tel être, telle action, a donné une autre forme à son objection, en transportant la question sur le terrain des « actes notionnels ».

Saint Thomas nous apprend ce qu'il faut entendre par ces mots.

Entre les divines Personnes - dit-il - la distinction n'a lieu que suivant l'origine ; or une origine ne peut être signifiée que par certains actes. Afin donc de signifier l'ordre d'origine entre les diverses Personnes, il a été nécessaire d'attribuer aux Personnes des actes notionnels.

S. Thomas, I, q. 41, a. 1.

Ces actes sont en même nombre que les processions ; savoir, la génération et la spiration active.

Voici maintenant comment on peut présenter l'argument de Photius :

Dieu est le principe des créatures, en vertu de sa Nature divine ; et voilà pourquoi les opérations extérieures de Dieu procèdent à la fois des trois Personnes consubstantielles. L'opération est commune, parce que le principe opératif est commun. Au contraire, lorsqu'il s'agit des actes notionnels, le principe est une personne, puisque le terme est une personne, et l'acte notionnel est un acte, non de Nature, mais de personne. Or une personne, en tant que personne, est incommunicable. Donc, aussi son acte personnel est incommunicable, et deux personnes ne peuvent être le même principe personnel d'une troisième.

Le Père, dit Photius, est principe des Personnes qui procèdent de lui, non en raison de sa Nature, mais en raison de son hypostase. Or jamais, jusqu'ici, personne n'a osé englober l'hypostase du Fils dans la raison de l'hypostase paternelle (pas même Sabellius qui a inventé la monstrueuse Filio-paternité). Donc, le Fils ne saurait être d'aucune manière le principe d'une personne de la Trinité.

Photius, Mystagogie, § 15.


§ 8. — Première réponse.

Cet argument, dont les photiens ont toujours fait grand cas, a été l'objet de longues et de subtiles discussions au concile de Florence. On peut le réduire à cette forme scolastique :

Le Père est principe des autres Personnes, non en tant que Dieu, mais en tant que Père.
Or la paternité est incommunicable.
Donc aussi le caractère de principe d'une personne.

Les catholiques ont réfuté ce syllogisme, en montrant que, malgré son apparence captieuse, la majeure prête à une double équivoque.

Et d'abord, elle semble séparer l'hypostase et la Nature comme deux choses réellement distinctes. Une telle séparation répugne. Une hypostase ne peut opérer que par sa Nature, et réciproquement une Nature ne peut exister sinon dans une hypostase. Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, des créatures plus ou moins composées, l'identité la plus absolue réunit l'hypostase et la Nature dans l'Être infiniment simple, et la distinction que nous en faisons est purement de « raison raisonnée ». On ne peut donc séparer le Père et le Dieu. — Le Père engendre : Dieu engendre. — Le Père spire ; Dieu spire.

S'il en est ainsi, la disjonctive de Photius doit être écartée comme fallacieuse. Un acte notionnel, tout en ayant une hypostase pour principe formel est en même temps un acte de Nature, et c'est par ce dernier élément que peut s'introduire la communauté de deux personnes à un même acte notionnel.

Dans la majeure de Photius, il y a une seconde équivoque, à l'égard du mot Père. En effet, ce mot peut être pris dans deux acceptions distinctes. Dans certains cas, on l'emploie comme nom propre de la première Personne, et alors, il englobe toutes les notions de cette Personne. On dit : Dieu le Père, comme on dit : Tobie le père. Dans ce sens, on dit : Le Père spire le Saint-Esprit, comme on dit : Tobie le père observait la loi.
— Dans d'autres cas, on emploie le mot Père, pour signifier la relation formelle de la première Personne à la seconde, et alors ce mot ne rappelle que la seule notion de paternité. Dans ce sens, on dit : la première Personne est Père, comme on dit : David est père de Salomon.

Appliquant cette distinction à la majeure de Photius : « Le Père est principe des autres Personnes en tant que Père », on lui répondra comme il suit :
— Si ces mots « en tant que Père » signifient : « en tant que la première hypostase est formellement père », votre proposition est fausse ; car la spiration n'est pas un acte de la paternité ».
— Si ces mots « en tant que Père » signifient : « en tant que Père est le nom de la première hypostase », votre proposition est vraie. Mais l'argument ne conclut pas ; car les deux hypostases du Père et du Fils, identiques à une seule et même Nature, ne s'opposent que par les relations de paternité et de filiation, et d'autres caractères personnels peuvent être communs.

L'Esprit-Saint - dit saint Thomas - procède du Père et du Fils, en tant qu'ils sont un dans la vertu spirative, qui signifie d'une certaine manière la Nature divine et une propriété personnelle. Car il ne répugne aucunement qu'une même propriété coexiste dans deux suppôts dont la Nature est la même.

S. Thomas, I, q. 36, a. 4, ad 1um.

Il faut dire que nous, les âmes simples, nous n'avons pas compris grand-chose à cette argumentation...

Grâce à cette analyse, à la fois très savante et très exacte, les catholiques ont fait écrouler le fameux argument de Photius, qui était fondé sur une majeure équivoque.


§ 9. — Remarque sur cette réponse.

Telles sont les admirables explications, au moyen desquelles les grands théologiens ont soutenu le dogme victorieusement au concile de Florence. Non seulement, ils ont défendu l'honneur de la foi latine contre les sophismes des photiens, mais ils ont amené les Grecs de bonne volonté à confesser le dogme catholique [!]. Cependant on me permettra d'observer que l'argumentation, dont je n'ai tracé que les grandes lignes, est bien subtile pour les simples.

On rencontre dans la théorie augustinienne une objection devant laquelle saint Anselme se déclare impuissant : Pourquoi le terme subsistant de l'intelligence divine ne procède-t-il que d'une seule Personne ? Pourquoi le terme subsistant de la volonté divine ne procède-t-il pas des trois Personnes ? Ce ne sont là que des difficultés contre un système, et l'on doit s'attendre que tout système relatif à un dogme vienne se heurter à un obstacle infranchissable.

Mais l'inconvénient devient plus grave, lorsqu'on rencontre difficulté, non plus simplement dans l'explication, mais dans l'établissement même du dogme. Or on ne peut guère disconvenir que ce cas s'est présenté dans la discussion qui nous occupe. Par la force d'une éducation acquise à l'école de saint Augustin et de saint Anselme, nos docteurs latins accordaient une grande part à la Nature dans les actes notionnels. Par suite, ils offraient leur flanc à l'attaque des photiens, et se mettaient dans la nécessité de répondre à cette question : comment un acte dont la Nature est le principe productif, peut-il être commun à deux Personnes, sans être commun à toutes les trois ?

Sans doute, dans les solennelles assises de Florence, les Latins, et les Grecs qui les ont soutenus, ont démontré que l'objection ne prévalait point contre le dogme. Mais à combien de distinctions et de sous-distinctions ont-ils dû recourir, pour empêcher la pensée de glisser à chaque pas dans l'erreur ! On peut lire le résumé qu'en a donné Hergenrœther.

Dans les actes notionnels, on distingue d'abord le principium quod qui est la personne, et le principium quo qui est l'essence. Puis, ce dernier principe est lui-même sous-distingué en principium quo remotissimum, en principium quo remotum, et en principium quo proximum ; et, enfin, ce dernier principe se distingue encore en principium productivum et en principium communicativum.

Je le répète, de peur qu'on ne fausse ma pensée : ces distinctions sont légitimes et font honneur à la science des théologiens. J'ajoute qu'elles sont suffisantes pour une argumentation entre honnêtes gens, déjà en parfaite communion de foi. Mais on m'accordera que ce sont là des armes bien délicates pour combattre un hérétique obstiné. Ce sont subtilités si fines que le sophiste peut les obscurcir par bien des obscurités. En tout cas, si le zèle pousse à la conversion de nos frères grecs, il serait peu pratique de les engager dans ce dédale, même en leur donnant le fil conducteur. Il en est de la lumière de la raison comme de la lumière du soleil. Elle s'obscurcit à proportion des détours qu'on l'oblige à faire.

La raison est comme l'œil ; elle aime le rayon droit. Il ne me semble donc pas inutile d'opposer à l'argument de Photius une réponse moins savante, mais mieux appuyée sur le génie grec.


§ 10. — Retour sur la personne et sur la Nature.

Rappelons d'abord quelques principes sur lesquels j'ai souvent appelé l'attention du lecteur. Dans la réalité des choses, Nature et personne vont toujours ensemble. Il n'existe point une personne dépourvue de Nature, et toute Nature raisonnable existe dans une personne. C'est ainsi que dans l'ordre géométrique, il n'existe pas de ligne droite qui n'ait une longueur et une direction. Mais, d'autre part, les raisons formelles de personne et de Nature sont aussi distinctes que les raisons de longueur et de direction, et j'ajoute aussi irréductibles l'une à l'autre.

En effet, pour nous servir d'expressions que nous avons rencontrées chez nos scolastiques, la personne est « celui qui possède », quis habens, et la Nature est « ce qui est possédé », quid habitum. Cette définition suffit pour montrer l'irréductibilité dont je parle. Car, à compter et à recompter un trésor, je n'apprendrai jamais à qui il appartient ; pas plus qu'à mesurer une droite, je n'obtiendrai sa direction.

La Nature EST — la personne A. Et les deux verbes : « être » et « avoir » répondent à des concepts différents et primitifs, par conséquent irréductibles.
— La Nature EST, et tout ce qui rapporte à la perfection ou qualité d'être, se rapporte à la Nature et appartient à l'ordre que j'appellerai « ordre naturel ».
— La personne A, et tout ce qui se rapporte à la perfection ou au mode d'avoir, de posséder, se rapporte à la personne et appartient à l'ordre que j'appellerai « ordre personnel »; par exemple, avoir de soi, ou avoir d'un autre.

Voilà la Nature et la personne considérées en elles-mêmes.
Considérons-les maintenant dans leur expansion hors d'elles-mêmes.

Dans l'ordre naturel, nous rencontrons les catégories de l'action et de la passion.
- L'action a son « origine » dans une Nature qui « agit », produit, cause.
- Et l'action a son « terme » dans une autre Nature qui « pâtit » , devient ou change.

— Mais en quoi consistera l'expansion d'une personne ? Quelles peuvent être les actions d'ordre personnel ? Sans aucun doute, il faut les chercher dans une expansion de l'« avoir », c'est-à-dire, dans une dation, une donation, un transfert ou une communication de possession.

Ainsi, à l'action naturelle par voie de causation, répond l'acte personnel par voie de dation.

Par conséquent aussi, à la passion naturelle corrélative de l'action, répond dans l'ordre personnel, la réception corrélative de la dation.


§ 11. — Des actes notionnels.

Saint Thomas nous a appris « qu'on ne peut exprimer l'ordre d'origine entre les différentes personnes qu'en leur attribuant des actes notionnels ». Mais c'est ici le cas de rappeler que plus nous distinguerons la personne de la Nature, mieux nous parlerons des processions divines, puisque la triplicité n'a trait qu'aux personnes et n'atteint pas la Nature.

Le propre d'une personne divine est d'avoir la divinité. Le docteur scolastique des Grecs, saint Damascène insiste sur ce caractère :

Tout ce qu'ont le Fils et l'Esprit, dit-il, ils l'ont du Père, ainsi que l'être même. Si le Père n'était pas, ne seraient ni le Fils ni l'Esprit. Si le Père n'avait pas une chose, ne l'auraient ni le Fils ni l'Esprit. Par le Père, c'est-à-dire, parce que le Père existe, existent et le Fils, et l'Esprit. C'est par le Père que le Fils et l'Esprit ont tout ce qu'ils ont c'est-à-dire, parce que le Père l'a, sauf l'innascibilité, la génération et la procession.

Ce passage de saint Jean Damascène est remarquable, car il montre clairement que - le Christ étant Dieu - il reçoit sa divinité du Père, en tant qu'engendré, et que - l'Esprit étant Dieu - il reçoit sa divinité du Père, en tant que procédant.

Or, si le caractère de la personne est d'avoir, les actes de l'ordre personnel sont de même ordre, c'est-à-dire sont des dations, auxquelles correspondent des réceptions.

Si, en tant que personne, on "A" quelque chose, on peut donner cette chose, afin qu'elle soit reçue par une autre personne.

— Chose remarquable ! C'est le langage de l'Écriture. Le plus souvent, c'est par l'avoir, le donner, le recevoir que l'Évangile nous fait connaître les processions. « Comme le Père en effet dispose de la vie, ainsi a-t-il donné au Fils d'en disposer lui aussi » (Jean 5 ; 26); « tout m'a été remis par mon Père (Luc 10 ; 22); « tout ce qui est à moi est à toi » (Jean 17 ; 10) ; voilà pour le Fils. — « l'Esprit de Vérité ne parlera pas de lui-même, mais tout ce qu'il entendra, il le dira ... c'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part » (Jean 16 ; 13-15); voilà pour le Saint-Esprit.

Prenons garde au glissement de sens : « c'est par l'avoir, le donner, le recevoir que l'Évangile nous fait connaître les processions » - en fait, l'Évangile ne nous fait pas connaître « les processions » en Dieu, mais bien le don de la vie et de la sanctification par le Fils et dans l'Esprit, pour les Disciples - c'est-à-dire l'action de la Trinité auprès des êtres humains faits à l'Image de Dieu.

Saint Athanase a merveilleusement tiré parti de ces expressions contre les ariens (S. Athanase, Contr. Arianos, orat. III, §§ 35 et 36 - cité dans l'Étude VI, ch. II, § 2).
— À son tour, saint Cyrille de Jérusalem les fait valoir à l'égard du Saint-Esprit, dans un passage où se manifeste le diagramme en ligne droite :

Le Père - dit-il - donne au Fils, et le Fils fait part au Saint-Esprit. En effet, ce n'est pas moi, c'est Jésus lui-même qui a dit : « tout m'a été remis par mon Père », et, à propos du Saint-Esprit : « quand viendra l'Esprit de vérité, etc., il me glorifiera, car c'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part ».

S. Cyrille de Jérusalem Catéchèse, XVI, § 24.

Une fois de plus, il s'agit du don des Énergies divines aux Disciples et aux croyants, et non pas des processions intra-trinitaires.


§ 12. — Deuxième réponse à Photius.

Cette distinction entre les actes de nature et les actes de personne permet de répondre à Photius dans des termes qu'il ne peut récuser.

La sentence sur laquelle il s'appuie est la suivante :

Le Père est le principe des Personnes procédantes, non en raison de sa Nature, mais en raison de son hypostase.

J'admets cette sentence, et j'en conclus qu'il faut aller chercher les processions non dans des actes de Nature, mais dans des actes de personne. Or l'activité de la personne, en tant que personne, se réduit à donner, ou à recevoir : seuls actes qui répondent à la possession, à l'avoir.

Pour distinguer les trois Personnes, on n'a donc que deux actes à distribuer. Quelle solution possible, sinon celle que Richard de Saint-Victor a résumée dans ces termes : « donner sans recevoir, recevoir et donner, recevoir sans donner ? » — Le Père donne tout au Fils, même le pouvoir de donner ; le Saint-Esprit reçoit tout du Père et du Fils à la fois.

Que s'il est inopportun de faire intervenir un Latin dans cette discussion, tenons-nous en à des témoins irrécusables.

Le Seigneur nous apprend que tout ce que possède le Père, le Fils le possède : « tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi ». Puis, le même Seigneur nous dit du Saint-Esprit : « il recevra de mon bien ». Une partie seulement de mon bien ?
— Non, certes ; mais tout mon bien.
— Mais pourquoi alors ne pas dire : il recevra mon bien ? que signifie cette tournure : de mon bien ?
— II recevra le bien en tant que ce bien est à moi ; et puisque ce bien est à moi, nul ne peut le recevoir, à moins que je ne lui donne. Il recevra de mon bien, c'est-à-dire, il recevra le bien que je lui donne.

Cette interprétation de la parole du Christ rapportée par l'Évangile de Jean : « c'est de mon bien qu'il (l'Esprit-Saint) prendra pour vous en faire part » (Jn. 16 ; 14) est erronée. Cette compréhension traduit le sens vulgaire, comme si le Christ avait voulu dire : » ceci est à moi, et pas aux autres ! » - ce qui est absurde. « De mon bien » signifie qu'il ne s'agit pas de la Divinité, mais bien des Énergies divines. L'Esprit-Saint reçoit du Christ les Énergies divines et nous les transmet, afin de nous faire participer à la divinité. Mais nous ne devenons pas Dieu par Nature ! C'est cette importante distinction qui ext exprimée par la parole de Jésus, qui disait bien davantage que : « ceci est à moi »...

Et pour finir cette réfutation de Photius par une sentence du docteur qui fait loi dans l'Orient :

Le Verbe lui-même - dit saint Athanase - donne à l'Esprit, comme il a été dit, et tout ce qu'a l'Esprit il l'a par le Fils.

S. Alhanase, Contr. Arianos, orat. III, § 24.

Comme toujours, il est bon de prendre connaissance du contexte de la citation, plutôt que de n'en avoir qu'une seule phrase. Voici le texte :

Le bienheureux Jean, avec son épître, en peu de mots et bien plus parfaitement que nous, fera connaître le sens de cette parole de l'Ecriture : tout en réfutant la pensée des impies, il nous enseignera comment nous pouvons être en Dieu et Dieu en nous, comment encore nous devenons un en lui et combien, néanmoins, le Fils diffère de nous en Nature ; et il mettra un terme à la prétention des Ariens d'être comme le Fils, pour qu'eux-mêmes n'entendent pas la parole : « Pour toi, tu es homme et non pas Dieu » (Ez 28,2), et : « Toi qui es pauvre, ne te compare pas au riche » (Pr 23,4).

Voici donc ce qu'écrit Jean : « En ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous, en ce qu'il nous a donné de son Esprit » (I Jn 4,13). C'est donc par la grâce de l'Esprit qui nous est donnée que nous sommes en lui et lui en nous ; puisque l'Esprit est l'Esprit de Dieu, par le fait même qu'il vient en nous on pense à bon droit que, possédant cet Esprit, nous sommes en Dieu. Et c'est de cette manière que Dieu est en nous.

Ce n'est donc pas comme le Fils est dans le Père que nous sommes nous aussi dans le Père. Car le Fils n'a pas à participer à l'Esprit pour être dans le Père, et il ne reçoit pas l'Esprit, mais bien plutôt c'est lui qui le dispense à tous. Et ce n'est pas l'Esprit qui joint le Verbe au Père, mais plutôt c'est l'Esprit qui reçoit du Verbe.

Et le Fils est dans le Père comme son propre Verbe et son Rayonnement, tandis que nous, sans l'Esprit, nous sommes étrangers à Dieu et loin de Dieu, mais, par la participation de l'Esprit, nous sommes conjoints à la divinité.

De la sorte, le fait que nous soyons dans le Père n'est pas notre œuvre mais celle de l'Esprit qui est en nous et qui demeure en nous aussi longtemps que nous le gardons en nous par la confession de la foi, comme le dit encore Jean : « Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui et lui en Dieu » (I Jn 4,15).

Quelle ressemblance donc et quelle égalité y a-t-il de nous au Fils ? Comment les Ariens ne seraient-ils pas convaincus de partout, et surtout par Jean, que le Fils est dans le Père d'une autre manière que celle dont nous sommes dans ce même Père, et que ni nous-mêmes ne serons jamais comme lui ni le Verbe n'est comme nous ? À moins peut-être que, comme toujours, ils n'aient l'audace, maintenant encore, de prétendre que c'est par la participation de l'Esprit et l'amélioration due aux œuvres que le Fils lui aussi est dans le Père. Mais c'est là encore une fois une impiété dépassant tout, lors même que l'on ne ferait qu'en concevoir la simple pensée : car c'est lui, comme il a été dit, qui donne à l'Esprit, et tout ce qu'a l'Esprit, il le tient du Verbe.

Athanase d'Alexandrie. Les trois discours contre les Ariens. éd. Lessius 2004.p. 259-260.

Très clairement, Athanase nous enseigne « comment nous pouvons être en Dieu et Dieu en nous », c'est-à-dire notre mode de relation avec les personnes divines. Son enseignement ne porte pas sur la vie intra-trinitaire ni les processions des personnes divines, mais bien sur les relations existant entre Dieu et nous.


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