Orthodoxie en Abitibi

P. Théodore de Régnon : Études de Théologie Positive XXVII

P. Th. de Régnon - Études de Théologie positive - XXVII -

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Vérités dogmatiques
Théorie scolastique
Théorie de Petau
Vérités théologiques
Explications théoriques

- Étude XXVII -
Saint-Esprit - sa Mission.

- CHAPITRE I -
GÉNÉRALITÉS


§ 1. — Objet de cette Étude.

'objet de cette Étude est de discuter la célèbre théorie de Petau sur l'union du Saint-Esprit avec l'âme juste, et de la comparer à l'explication classique de la sanctification par la grâce sanctifiante. Cette comparaison exige que nous prenions une idée très claire de la théorie enseignée habituellement et de celle qu'on veut lui substituer. D'où le devoir d'étudier chacune d'elles séparément.

Le travail est délicat, parce que chaque théorie cherche à enchaîner les propositions dogmatiques dans le lien rationnel d'un même système, et la difficulté est de distinguer entre la part véritablement dogmatique et, par conséquent, incontestable, et la part du système plus ou moins discutable.

Je me suis efforcé de maintenir cette distinction dans tout le cours de l'ouvrage qui se termine enfin. Le premier volume (Études I à VII) a été consacré tout entier à l'exposition du dogme, considéré dans sa réalité objective. Sans doute, nous avons rencontré chez les Grecs et les Latins des formules différentes , parce qu'elles provenaient de visées différentes relatives à la même vérité de foi. Mais nous avons constaté sous cette variété de langage l'identité la plus parfaite de croyance dogmatique.

Il n'en a plus été de même lorsqu'il s'est agi des théories rationnelles du mystère. Précisément parce que les docteurs reconnaissaient son impénétrabilité, et qu'ils ne prétendaient qu'à l'expliquer par voie d'analogie, toute liberté leur était laissée pour choisir leur point de départ philosophique, leur direction déductive et leur diagramme imaginatif. Et c'est ainsi que nous avons trouvé trois systèmes différents, deux pour les Scolastiques, un pour les Grecs : systèmes qui sont absolument d'accord pour les vérités dogmatiques, mais dont les liaisons rationnelles sont toutes différentes. Leur comparaison n'exige donc pas qu'on en adopte un seul pour rejeter tous les autres. Chacun de nous est libre de préférer celui qui répond à sa tournure d'esprit ou à son éducation. Pour moi, je les accepte tous avec le même empressement, comme on aime à réunir les tableaux de maîtres qui représentent le même sujet sous des points de vue différents.

Ces réflexions nous tracent la marche à suivre dans cette dernière Étude. Déterminons d'abord quelles sont les vérités dogmatiques que l'on doit sauvegarder dans toutes les théories. Nous pourrons ensuite examiner à cette lumière par quels liens rationnels on a cherché à réunir ensemble ces données de la tradition catholique.


§ 2. — Vérités dogmatiques.

Pour plus de simplicité, je prendrai dans la théologie latine le résumé des vérités dogmatiques relatives à la question qui nous occupe. Car nous sommes certains que l'enseignement patronné par l'Église ne peut avoir négligé aucune des vérités qui font partie du dépôt traditionnel.

Il est permis d'être sceptique devant l'affirmation que la théologie latine ait conservé l'intégralité du dépôt traditionnel de la foi apostolique. De nombreuses réformes et innovations ont altéré le contenu de la Révélation, alors que celle-ci est transmise et exprimée avec fidélité par les Pères Grecs et la Tradition théologique de l'Église orthodoxe.

C'est là une remarque préjudicielle qui est fâcheuse pour Petau, lorsqu'il prétend avoir découvert chez les anciens Grecs quelque vérité inconnue des théologiens modernes.

Quoi qu'il en soit, les propositions à sauvegarder sont les suivantes :

Ordre surnaturel. — Dieu, par un bienfait absolument gratuit, a élevé l'homme à un degré qui surpasse toute Nature créée, et qui lui donne pour fin dernière la possession même de Dieu dans la vision intuitive.

Justification. — Pour atteindre cette fin, l'homme doit être justifié par une application absolument gratuite des mérites de Jésus-Christ.

Grâce habituelle. — Cette justification n'est pas une simple imputabilité toute morale des mérites de Jésus-Christ. Elle consiste dans un état nouveau et réel, en vertu duquel l'homme est formellement juste. Cet état s'appelle l'état de grâce habituelle.

Habitation de la Trinité. - Les trois Personnes de la sainte Trinité habitent dans l'âme juste, conformément à la parole du Sauveur : nous viendrons à lui et ferons chez lui notre demeure (Jn. 14 ; 23).

Mission du Saint-Esprit. — La personne du Saint-Esprit est envoyée dans le juste par une mission spéciale, en vertu de laquelle le titre de « Don » est vraiment un de ses titres personnels.

Telles sont les vérités à relier ensemble par un enchaînement logique.


- CHAPITRE II -
THÉORIE SCOLASTIQUE


§ 1. — Grâce habituelle.

Saint Thomas a sur la grâce un enseignement magistral (S. Thomas, I, II, q. 110), que je me contenterai de résumer.

Le mot « grâce » - dit-il - a plusieurs sens dérivant du sens primitif qui est « dilection ». Mais la dilection pousse à donner, et le don lui-même s'appelle une grâce. Certes, tous les biens que Dieu disperse sur les créatures sont les dons de sa bonté. Mais, dans le langage ecclésiastique, le nom de grâce est réservé justement à l'effet de la dilection suprême par laquelle Dieu veut à la créature le Bien éternel qui est Dieu.

Ainsi donc, quand nous disons que l’homme a la grâce de Dieu, cela signifie qu'une réalité surnaturelle lui est communiquée par Dieu.

S. Thomas, I, II, q. 110. Art. 1.

En quoi consiste ce don, cette grâce donnée ? Dieu - dit saint Thomas - pourvoit avec plus d'amour et d'abondance aux biens surnaturels qu'aux biens naturels.

Or il a déposé dans chaque nature certaines formes ou vertus intérieures qui sont les principes de ses actes et qui l'inclinent vers sa fin naturelle. Il convenait donc qu'il plaçât, dans l'âme élevée à une fin surnaturelle, quelque forme ou « qualité » surnaturelle qui lui permit de tendre vers le bien éternel et de produire des actes de même ordre que la fin à obtenir. « Et c'est ainsi que le don de la grâce est une qualité » (Art. 2).

Et cette qualité, où se trouve-t-elle ? Ici commence à intervenir la philosophie d'Aristote. L'école péripatéticienne distinguait quatre choses :
— la substance de l'âme,
— ses puissances,
— les vertus ou dispositions de ces puissances,
— et les actes.

- De la substance surgissent les puissances ou facultés,
- et de ces puissances procèdent les actes sous l'influence des vertus qui y disposent.

— Étant donnée cette analyse, une question se pose au sujet de la grâce sanctifiante. Elle est reçue dans l'âme ; mais quel est son siège formel ? réside-t-elle dans les puissances, comme la foi réside dans l'intelligence et la charité dans la volonté ? Pierre Lombard, paraît-il, penchait vers cette opinion.

Mais saint Thomas, se laissant davantage guider par les lumières de la Révélation, remarqua que le résultat de la grâce sanctifiante nous est représenté par l'Écriture sous les noms de « régénération » et de nouvelles création » (Art. 3). Or le terme d'une génération est une Nature, le terme d'une création est une substance. Il faut en conclure que la grâce pénètre plus avant que les facultés de connaître et de vouloir, qu'elle atteint le plus intime de la Nature, qu'elle est une qualité résidant au plus intime de l'âme, dans son essence et, c'est au fond même de sa substance que cette âme subit une influence qui la surnaturalise et lui communique la ressemblance avec la Nature divine.

De même, que dans son intelligence l'homme participe à la connaissance divine par la vertu de la foi, et que dans sa volonté il participe à l'amour divin par la vertu de charité ; de même dans la nature même de son âme, il participe, suivant une certaine similitude, à la Nature divine par une sorte de régénération ou de création nouvelle.

S. Thomas, I, II, q. 110. Art. 4.

De cette substance régénérée, de cette Nature surnaturalisée, part une sève nouvelle qui remplit les facultés enracinées dans l'âme.

De même que de l'essence de l'âme découlent ses puissances qui sont les principes des actes ; de même de la grâce elle-même découlent les vertus surnaturelles dans les puissances de l'âme, pour les mouvoir « à des actes » de même ordre.

S. Thomas, I, II, q. 110. Art. 4 ad 1um.

Telle est la belle doctrine de saint Thomas sur la grâce habituelle.


§ 2. — De l'inhabitation de la Trinité dans le juste - texte de saint Thomas.

Saint Thomas traite cette inhabitation en même temps qu'il traite des missions divines. Je crois utile de séparer ces deux questions, tout en laissant intacts les textes du grand docteur.

Il faut, selon lui, distinguer deux sortes d'in-existence de la divinité dans la créature.

Il y a, en effet, un mode commun, suivant lequel Dieu est dans toutes les créatures, par son essence, sa puissance et sa présence, comme la cause est dans tous les effets qui participent sa bonté.

Mais, au-dessus de ce mode commun, il en est un spécial qui convient à la Nature raisonnable, car il y a lieu de dire que Dieu est dans cette Nature, comme le connu dans le connaissant et l'aimé dans l'aimant.

Et parce que dans cette connaissance et cet amour, la créature atteint par sa propre opération Dieu lui-même - attingit ad Deum ipsum, il y a lieu de dire suivant ce mode spécial, non seulement que Dieu est dans la créature raisonnable, mais encore qu'il y habite comme dans son temple. En conséquence, aucun autre effet ne peut être la raison pour laquelle une divine personne peut exister d'une nouvelle manière dans la créature raisonnable, sinon la grâce sanctifiante. Donc c'est seulement suivant la grâce sanctifiante qu'une personne divine est envoyée et qu'elle procède temporellement.

De même on ne peut dire que nous possédons une chose, sinon lorsque nous pouvons en user ou en jouir. Or nous n'avons le pouvoir de jouir d'une divine personne que suivant la grâce sanctifiante. Cependant, dans le don même de la grâce sanctifiante le Saint-Esprit est possédé et habite l'homme. Par conséquent le Saint-Esprit lui-même est donné et envoyé.

S. Thomas, I, q. 43. Art. 3.


§ 3. — Interprétation de ce texte.

À première vue, il semblerait que saint Thomas réduise l'habitation divine dans l'homme à une simple présence «intentionnelle»; car il rapporte cette habitation à la présence du connu dans le connaissant et de l'aimé dans l'aimant. Or, l'homme, par ses propres forces naturelles, est capable d'une certaine connaissance naturelle de Dieu, d'un certain amour naturel de Dieu. N'en résulte-t-il pas une certaine « habitation » de Dieu dans l'âme du philosophe ? et si le sage comprend ses devoirs de créature envers son créateur, s'il adore et prie le Dieu dont il porte la pensée et l'amour, son âme ne devient-elle pas une sorte de temple ? — D'où vient donc que saint Thomas requiert ici la grâce habituelle ?

La réponse à cette difficulté est renfermée dans trois mots de notre texte : attingit ad ipsum Deum - la créature atteint par sa propre opération Dieu lui-même. Tâchons d'en comprendre la portée.

Notre amour naturel de Dieu est nécessairement de même ordre que notre connaissance naturelle de Dieu. Or celle-ci est purement « abstractive », puisque nous ne connaissons Dieu que par les créatures. Notre âme n'atteint donc pas Dieu lui-même, ni par notre connaissance ni par notre amour. À parler rigoureusement, ce qui habite en nous, c'est l'idée de Dieu, et non Dieu lui-même.

Mais voici que par la grâce habituelle, notre âme est saisie par le fond même de sa substance, et surélevée au-dessus de toute nature créée, jusqu'à entrer en une participation de la Nature incréée. Par là-même, les puissances intellective et appétitive de notre âme sont pénétrées d'une force nouvelle qui leur permet de participer à la connaissance divine et à l'amour divin eux-mêmes. Alors le juste « atteint Dieu lui-même » par ses opérations surnaturelles. Son intelligence ne contient plus seulement quelques espèces abstraites, quelque image de la divinité. Elle contient Dieu en substance, et, par conséquent, on peut dire alors, et alors seulement, que Dieu « habite » dans l'âme comme dans son temple.

Il en est de même de la « possession ». On ne possède une chose, dit saint Thomas, que lorsqu'on peut en user et en jouir en toute liberté. Sans doute, l'homme possède d'une certaine manière l'objet de sa pensée et de son amour. Il peut à son gré le ramener à son esprit et à son cœur, y réfléchir quand il lui plaît, et s'y attacher dans des actes d'affection ; en un mot, en user et en jouir en toute liberté. Mais, encore une fois, l'objet n'est là que par son image abstraite. À parler exactement, c'est uniquement cette image que l'âme possède, dont elle use, dont elle jouit.

Tout autre est l'union que la grâce sanctifiante établit entre l'âme et Dieu. Nous possédons, non plus simplement une idée quelconque de Dieu , mais sa propre substance ; non plus simplement l'idée d'une personne divine, mais cette personne elle-même, et nous en usons et jouissons dans nos opérations surnaturelles.


§ 4. — Connexion de la grâce et de l'inhabitation.

Cette doctrine explique l'absolue connexion entre la grâce sanctifiante et l'inhabitation divine. Saint Thomas consacre deux articles à établir leur inséparabilité. L'inhabitation - dit-il - n'a lieu que suivant la grâce habituelle (S. Thomas, I, q. 43, art. 3). Et réciproquement, la grâce habituelle entraîne toujours l'inhabitation de la divinité (Ibid., art. 6).

C'est qu'en effet, la grâce nous fait participer à la Nature divine, telle qu'elle est en soi. Elle apporte donc avec elle et en elle ce qui subsiste dans cette Nature. La lumière de la raison, dit saint Thomas, éclaire les opérations naturelles et ces deux lumières par cette formule elliptique : tandis que la lumière de la raison ne nous fournit que l'abstrait de Dieu, la lumière de la grâce nous en apporte le concret.

Lorsqu'on a bien compris cette connexion entre la grâce et l'inhabitation, on admire l'exactitude du langage de saint Thomas.

On ne peut - dit-il - jouir de la grâce sanctifiante que suivant la grâce habituelle. Mais cependant, dans le don même de la grâce habituelle - in ipso dono - le Saint-Esprit est possédé, et habite l'homme.

Ibid., I, q. 43, art. 3, in corp.

Mais, lui dit-on, la grâce n'est qu'un don créé ; elle n'est pas la personne même du Saint-Esprit.
— C'est vrai, répond-il ; mais :

Par le don de la grâce sanctifiante, la créature raisonnable est élevée à ce degré de perfection que, non seulement elle peut user du don créé, mais encore jouir de la personne divine. Aussi il est également vrai que la mission invisible a lieu suivant la grâce habituelle, et que la personne même est donnée.

Ibid., I, q. 43, art. 3, ad 1um.

J'ai souligné le mot suivant, qu'adopte saint Thomas. C'est un terme un peu vague, et notre docteur comprend qu'il doit être expliqué. Il se propose donc une objection à cet égard. Ce mot est mal choisi, lui dit-on, car il semble exprimer une influence causative. Or, à moins de cercle vicieux, un don causé par le Saint-Esprit ne peut causer le don du Saint-Esprit. Et saint Thomas répond :

La grâce habituelle dispose l'âme - disponit animam - à posséder la personne divine ; et voilà ce que signifie la phrase : le Saint-Esprit est donné suivant le don de la grâce - Spiritus sanctus datur secundum donum gratiae.

S. Thomas, I, q. 43, art. 3, ad 2um.

Cette réponse revient à distinguer deux façons de parler, suivant qu'on se place dans l'ordre de la causalité efficiente ou dans l'ordre de la causalité finale. La grâce, étant une qualité de l'âme, est une réalité produite en-dehors de Dieu.

Elle a donc pour cause efficiente la Trinité tout entière, et, par conséquent, le Saint-Esprit. Mais, si l'on considère pourquoi l'âme est gratifiée de cette qualité, on doit dire que c'est afin de la disposer à recevoir les personnes divines, et c'est là le sens de cette phrase : la mission n'a lieu que suivant le don de la grâce.

On peut distinguer deux étapes successives :
- Le « don de la grâce » dispose à recevoir les personnes divines ; il s'agit de la grâce habituelle ;
- La « mission » est le fait de recevoir la personne même du Saint-Esprit ; il s'agit de la grâce sanctifiante.


§ 5. — Comparaison.

On pourrait, ce me semble, présenter toute cette doctrine sous la comparaison suivante :

Un pauvre, n'ayant sur la terre qu'une petite masure octroyée par un riche seigneur, ne vit que des aumônes que lui envoie son bienfaiteur. Ce pauvre, s'il est reconnaissant, peut se rapprocher par la pensée et par le cœur de celui à qui il doit tout et dont il ne peut aborder le palais. Il crayonne donc, à l'aide d'un charbon, l'esquisse de son maître, tel qu'il a pu se le représenter d'après ses dons et d'après les ouï-dire. Il place ce grossier portrait dans l'endroit le plus propre de son réduit ; il le regarde, lui parle, lui exprime sa reconnaissance et son amour. À certains égards il peut dire : J'ai chez moi mon maître, j'en use et j'en jouis à mon gré.

Mais voici qu'un jour la libéralité du roi fait agrandir l'entrée de cette chétive demeure, nettoyer ce réduit, cacher ses murs sous les tapisseries de la cour, y transporter le trône royal. Et quand tout est magnifiquement disposé, le roi entre en personne, et dit à son protégé :

« Nous venons habiter chez toi - veniemus et mansionem faciemus. Nous demeurerons chez toi à la place de ce portrait grossier. C'est nous-même, en personne, en substance, que tu verras à ton aise, à qui tu parleras à ton gré, dont tu pourras baiser les pieds et les mains. Nous nous donnons à toi. Use et jouis de nous, comme tu pouvais user et jouir de notre image».

Cette comparaison ne suffit pas encore pour exprimer la libéralité divine. Il faudrait ajouter que le roi a dû se charger de disposer lui-même la masure en imitation de la salle du conseil que nul œil profane n'a entrevue, et de porter lui-même un trône auquel nulle main esclave n'a touché. Il faudrait ajouter enfin que, par là même que le trône royal est apporté dans la masure, le roi s'y assied ; car c'est le siège où il règne.


§ 6. — Inhabitation de toute la Trinité.

Ce Roi, qui vient siéger dans l'âme, c'est toute l'adorable Trinité. Les trois personnes divines, le Père, le Fils, le Saint-Esprit, habitent ensemble dans le juste, suivant la parole : Nous viendrons à lui et ferons chez lui notre demeure (Jn. 14 ; 23). La théorie scolastique rend très bien compte de cette vérité ; car la raison qu'elle donne de l'inhabitation est identiquement la même pour chaque Personne, et l'on peut mettre en lumière cette conséquence par deux voies différentes, en considérant soit le principe soit le terme de la grâce sanctifiante.

Et d'abord, dans le principe de la grâce, nous devons reconnaître Dieu agissant per modum unius - de façon unitaire, puisque la grâce est quelque chose de produit en dehors de Dieu.

Or le caractère d'un effet correspond au caractère de sa causalité. On doit donc conclure que la grâce dispose l'âme à recevoir également, identiquement et à la fois, les trois Personnes divines. La grâce est une participation de la Nature divine ; donc toutes les Personnes viennent dans l'âme vi naturae - en vertu de la de Nature, et, par conséquent, inséparablement.

On parvient à la même conclusion en considérant le terme de la grâce, c'est-à-dire, l'inhabitation elle-même. Saint Thomas nous dit que Dieu habite l'âme, « comme le connu dans le connaissant et comme l'aimé dans l'aimant ». C'est assigner pour sièges formels de l'habitation les puissances intellective et appétitive. Or l'intelligence et la volonté du fidèle doivent s'adresser également aux trois Personnes comme objets de la foi et de l'amour.

Donc les trois Personnes habitent dans l'âme inséparablement et per modum unius - de façon unitaire.


§ 7. — Des Missions divines.

La méthode scolastique de passer par la Nature pour parvenir à la personne rend bien compte de l'inséparabilité des trois Personnes dans l'œuvre de la sanctification.

Mais elle est moins claire, lorsqu'il s'agit de distinguer les rôles de chaque Personne dans cette œuvre. Or l'Évangile nous apprend que le Père a « envoyé » le Fils, et que le Saint-Esprit a été « envoyé » soit par le Père soit par le Fils.

Saint Augustin, compulsant l'Écriture, a écrit « Pater solus nusquam legitur missus - le Père seul n'est jamais décrit comme étant envoyé » (S. Augustin, De Trinitate, lib. VIII, § 19). Il y a donc lieu, par rapport à la grâce sanctiflante, de distinguer entre l'inhabitation et la mission.

Saint Augustin explique la raison de cette distinction dans un passage qui est très important, parce que, discutant contre les Ariens, le docteur évite les considérations philosophiques pour s'en tenir aux arguments traditionnels. Je cite ce passage d'autant plus volontiers qu'il possède je ne sais quelle saveur primitive :

Le Père seul, dans l'Écriture, n'est pas envoyé, parce que seul il n'a pas de principe - auctorem - de qui il soit engendré ou dont il procède. Et conséquemment cette absence exclusive de mission attribuée au Père ne vient point d'une différence de Nature qui n'existe pas dans la Trinité, mais de sa qualité même de Principe : comme l'éclat ou la chaleur n'envoie point le feu, tandis que le feu envoie et l'éclat et la chaleur.

S. Augustin, Contre la Doctrine des Ariens., ch. 4.

Le lecteur a reconnu saint Hilaire dans le mot : « auctoritas », et les Grecs dans la comparaison «du feu et de la splendeur». En outre, on trouve ici la distinction entre l'habitation et la mission.

Les trois Personnes habitent dans le juste ; deux seulement sont envoyées, parce que deux seulement procèdent.

Saint Thomas a mis cet enseignement sous une forme didactique :

La mission - dit-il - suppose un envoi, et un envoi est une sorte de procession, tantôt de commandement, comme un maître envoie son serviteur, tantôt de conseil comme un conseiller envoie le roi combattre, tantôt d'origine , comme un arbre envoie sa fleur. Il ne peut donc y avoir dans la Trinité une personne « envoyée » à moins qu'elle ne procède (S. Thomas, I, q. 43, a. 1). Et voilà pourquoi, l'habitation du Père dans l'âme ne peut être appelée une « mission », parce que le Père ne procède d'aucun autre.

Si donner veut dire communiquer librement quelque chose, alors le Père se donne ainsi lui-même, puisqu’il se communique libéralement à la créature pour qu’elle jouisse de lui.
Mais si donner veut évoquer une autorité du donateur sur ce qui est donné, alors en Dieu ne peut être donnée, et pareillement envoyée, que la Personne qui procède d’une autre.

S. Thomas, I, q. 43, a. 4, ad 1um.

Voici donc la mission rattachée à la procession.


§ 8. — La Mission résultant de la procession.

Une nouvelle question se présente. Étant admis qu'une Personne ne peut être envoyée à moins qu'elle ne soit procédante, on doit se demander si elle est envoyée en vertu de sa procession, vi processionis. Saint Thomas l'affirme implicitement lorsqu'il enseigne que la mission contenant un rapport au principe et un rapport au terme - le rapport au principe est unique, mais le terme peut être double : terme éternel qui est la Personne procédante ; terme temporel qui est l'âme à laquelle cette Personne est envoyée.

Le mot mission n’évoque pas seulement la procession à partir du principe : il assigne en outre à cette procession un terme temporel. Il n’y a donc mission que dans le temps. Ou bien disons que le mot mission inclut dans son concept la procession éternelle et y ajoute un effet temporel ; car le rapport de la Personne divine à son principe ne peut être qu’éternel. Et si l’on parle d’une double procession, éternelle et temporelle, ce n’est pas qu’il y ait double rapport au principe ; ce qui est double, c’est le terme, éternel et temporel.

S. Thomas, I, q. 43, a. 2, ad 3um.

Cette doctrine est très belle, et il faut y tenir autant que possible contre les Grecs schismatiques. Car nous invoquons l'envoi temporel du Saint-Esprit par le Fils, pour en déduire la relation d'origine éternelle.

Effectivement, si l'on est adepte du « filioque », on affirme que dans la Trinité, l'Esprit-Saint procède du Père et du Fils. Hors de la Trinité, l'Esprit-Saint est envoyé par le Christ aux Disciples - comme on le lit dans l'Évangile - et cela doit nécessairement signifier que l'Esprit-Saint est envoyé « du Père et du Fils, comme d'un même Principe » aux Disciples et à tout croyant. L'envoi de l'Esprit aux croyants se fait, suivant ce raisonnement, selon le même schéma que ce qui se passe dans la vie trinitaire. - L'Église orthodoxe a toujours dit qu'en adoptant de point de vue, l'on ajoute des données nouvelles à la révélation, telle qu'elle est transmise depuis le Christianisme apostolique.

Cependant un gros nuage vient obscurcir la netteté de cette explication. Saint Augustin, rencontrant dans Isaïe le texte : Et maintenant, le Seigneur Dieu m'envoie, avec son Esprit (Isaïe 48 ; 16), en conclut que le Fils avait été envoyé par le Père et par le Saint-Esprit. Poursuivant cette voie, il enseigna que le Saint-Esprit est envoyé par soi-même, aussi bien que par le Père et le Fils.

le Fils n’a pu être envoyé que là où il était déjà. Car où n’est pas Celui qui a dit: « Je remplis le ciel et la terre» ? Voulez-vous rapporter cette parole au Père ? J’y consens ; mais où le Père peut-il être sans son Verbe ; et sans cette sagesse qui « atteint d’une extrémité à l’autre avec force, et dispose toutes choses avec douceur »(Sagesse 8 ; 1) ? Bien plus, où peut-il être sans son Esprit ? Aussi l’Esprit-Saint lui-même a-t-il été envoyé là où il était. C’est ce que nous fait comprendre le psalmiste, lorsque, voulant exprimer que Dieu est présent en tous lieux, et qu’il ne pouvait se dérober à ses regards, il nommait tout d’abord l’Esprit-Saint, et s’écriait : « Seigneur, où irai-je de devant ton Esprit ? Où fuir devant ta face ? Si je monte vers les cieux, tu y es. Si je descends au fond des enfers, te voilà "" (Ps. 138).

Mais puisque le Fils et l’Esprit-Saint sont envoyés là où ils étaient déjà, il ne nous reste plus qu’à expliquer le mode de cette mission du Fils et du Saint-Esprit : car, pour le Père, nous ne lisons nulle part qu’il soit envoyé. Et d’abord je transcris, relativement au Fils, ce passage de l’Apôtre : « Lorsque les temps furent accomplis, Dieu envoya son Fils, formé d’une femme et assujetti à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous sa loi » (Galates 4 ; 4). Cette expression, « formé d’une femme », signifie pour tout catholique, non que Marie perdit alors sa virginité, mais seulement, et selon une façon de parler qui est ordinaire aux Hébreux, qu’elle devint mère. Lors donc que l’Apôtre dit « que Dieu envoya son Fils formé d’une femme », il indique évidemment que Dieu l’envoya là où il devait se faire homme. Car, en tant qu’il est né de Dieu, le Fils était déjà dans le monde ; mais en tant qu’il est né de la Vierge Marie, il fut envoyé, et il vint dans le monde.
Au reste, il a été envoyé conjointement par le Père et l’Esprit-Saint. Et, en effet, on ne saurait tout d’abord comprendre que la naissance humaine du Verbe ait pu avoir lieu sans le concours de l’Esprit-Saint ; et puis l’Évangile nous l’affirme ouvertement. La Vierge Marie dit à l’ange : « Comment cela se fera-t-il ? » et l’ange lui répondit : « L’Esprit-Saint surviendra en toi, et la vertu du Très-Haut te couvrira de son ombre ». Aussi saint Matthieu dit-il qu’« elle se trouva avoir conçu du Saint-Esprit (Luc, 1 ; 34, 35 ; Matt. 1 ; 18) ». Enfin, c’est de son futur avènement en la chair que Jésus-Christ lui-même a dit par la bouche d’Isaïe : « Le Seigneur et son Esprit m’ont envoyé » (Isaïe 48 ; 16).

S. Augustin, De Trinitate, lib. II, c. V.

Cet enseignement suscita dans la scolastique la question que saint Thomas pose en ces termes : « Si une personne divine est envoyée, elle ne peut l'être que de celle dont elle procède éternellement » (S. Thomas, I, q. 43, a. 8). Saint Thomas se tire de cette difficulté, en distinguant dans la mission son principe et son effet.

Si le mot envoyant - dit-il - désigne le principe de la personne envoyée, alors on doit dire qu'une personne n'envoie que celle dont est le principe. Et c'est ainsi que le Fils n'est envoyé que par le Père, et que le Saint-Esprit n'est envoyé que par le Père et le Fils [sic].
Mais si par le mot envoyant, on entend le principe de l'effet de la mission, alors toute la Trinité envoie la personne envoyée.


§ 9. — De l'inhabitation et de la Mission.

L'explication précédente repose sur ce principe que, la grâce habituelle étant produite dans l'âme hors de Dieu, elle est un effet de la toute-puissance qui est identiquement la même dans les trois Personnes. Mais il en résulte qu'on éprouve quelque embarras à distinguer entre l'inhabitation et la mission.

Saint Thomas se préoccupe de cette difficulté qu'il expose dans l'objection suivante :

Il y a mission de la Personne divine, quand il y a habitation de grâce. Mais par la grâce, c’est la Trinité entière qui habite en nous, selon cette parole en S. Jean (14 : 23) : « Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure ». Chacune des Personnes divines est donc envoyée.

Il répond :

L’effet de grâce provient aussi du Père qui, par cette grâce, habite l’âme au même titre que le Fils et le Saint-Esprit ; mais on ne dit pas qu’il est envoyé, parce qu’il ne procède pas d’un autre. C’est l’explication qu’en donne S. Augustin (De Trinitate IV, § 28) : « Quand le Père est connu de quelqu’un dans le temps, on ne dit pas qu’il est envoyé ; car il n’a personne de qui venir ou procéder ».

S. Thomas, I, q. 43, a. 4, ad 2um.

Si l'on serre d'un peu près cette réponse, il semble qu'elle n'ait trait qu'à une correction de langage. Les trois Personnes « viennent » et « habitent » dans l'âme, ensemble et de la même manière. Mais s'il est exact de dire que le Père vient et habite, il ne serait pas exact de dire qu'il est « envoyé », parce que ce dernier mot emporte avec soi l'idée d'une influence ou dépendance originelle : « mission implique procession à partir d’un autre ; et en Dieu, procession d’origine » (Ibid.). Ainsi, tout se réduit à une queslion de définition. Si l'Écriture exprime l'inhabitation d'une Personne par le mot mission c'est uniquement pour nous rappeler que cette Personne procède d'une autre. On peut comparer ceci avec la distinction de saint Thomas entre persona dicens - personne disante et persona dicta - personne dite :

Pris au sens propre, le mot « dire », comme celui de « verbe », s’emploie en Dieu comme terme personnel, et non pas essentiel. Autrement dit, de même que Verbum n’est pas un attribut commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit, de même il n’est pas vrai que le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient un même et unique Dicens (Disant).

Selon S. Augustin, « dire - c’est-à-dire émettre le Verbe éternel - n’est pas le fait de chacun des Trois en Dieu ». Mais «dici» (être dit) convient à chaque Personne : il n’y a pas que le Verbe à « être dit » : c’est vrai aussi de la chose saisie ou signifiée dans le verbe.

Donc une seule Personne « est dite » à titre de verbe, mais chaque personne « est dite » à titre d’objet saisi dans le Verbe. En effet, c’est en se connaissant lui-même, ainsi que le Fils et le Saint-Esprit et tous les autres objets compris dans sa science, que le Père conçoit son Verbe : si bien que, dans le Verbe, c’est la Trinité entière qui « est dite », et même toute créature. Ainsi l’intellect humain se dit à lui-même la pierre dans le verbe qu’il conçoit en pensant « la pierre ». (...)

« Dire » se rapporte d’abord au verbe conçu, puisque dire c’est émettre un verbe ; mais par l’intermédiaire du verbe, il se rapporte encore à la chose connue, manifestée au sujet par ce verbe qu’il émet. Ainsi donc, la seule Personne qui « dit » en Dieu est celle qui profère le Verbe, bien que chacune des Personnes connaisse et soit connue et par suite « soit dite » dans le Verbe.

S. Thomas, I, q. 34, a. 1, ad 3um.


§ 10. — Mission du Fils et Mission du Saint-Esprit.

À mesure que la théorie scolastique des missions divines se développe, elle marche vers une identification réelle des choses exprimées par des mots différents.

Cette tendance se manifeste dans la manière suivant laquelle on distingue les missions du Fils et du Saint-Esprit. Pourquoi deux missions, puisque la grâce est une ? Saint Thomas se pose cette objection sous la forme suivante :

C’est en raison des dons de la grâce que l’on considère la mission invisible d’une Personne divine. Or tous les dons de grâce ressortissent au Saint-Esprit, selon la parole de S. Paul (I Co 12 ; 11) : « Ils sont tous l’œuvre du même et unique Esprit ». Il n’y a donc de mission invisible que du Saint-Esprit.

Et il répond :

Il est vrai que tous les dons, à titre de dons, sont appropriés au Saint-Esprit, parce que celui-ci, en tant qu’Amour, a le caractère du premier don, nous l’avons dit. Cependant, certains dons, considérés selon leur teneur en propre et spécifique, sont attribués par appropriation au Fils : tous ceux précisément qui se rattachent à l’intellect. Et selon ces dons il y a une mission du Fils. S. Augustin dit ainsi (S. Aug. De Trinit., lib. IV, § 28): « Le Fils est invisiblement envoyé à chacun, lorsqu’on le connaît et perçoit ».

S. Thom., I, q. 43, a. 5, ad 1um.

La pensée de saint Thomas se dégage et se précise encore davantage, s'il est possible, dans sa réponse à une autre objection.

Voici d'abord cette objection :

La mission d’une Personne divine, disions-nous, est une procession. Mais la procession du Fils et celle du Saint-Esprit sont deux processions distinctes. Donc, si ces deux Personnes sont envoyées, cela fera aussi deux missions distinctes. Et alors la seconde serait superflue, car une seule suffit à sanctifier la créature.

On doit le reconnaître, toute la force de l'objection consiste à prendre le mot « procession » dans le même sens, qu'il s'agisse de la mission temporelle ou de la relation éternelle.

Voici maintenant la réponse :

Nous l’avons dit, la mission comporte un double aspect : origine de la Personne envoyée, et habitation par la Grâce. Si, en parlant de mission, nous considérons l’origine, alors la mission du Fils est distincte de celle du Saint-Esprit, comme la génération de l’un est distincte de la procession de l’autre. Mais, si nous considérons l’effet de la grâce, les deux missions ont une racine commune, la grâce, tout en se distinguant dans les effets de cette grâce, qui sont l’illumination de l’intellect et l’embrasement de l’affection. On voit par là qu’une mission ne va pas sans l’autre, puisque aucune des deux ne s’accomplit sans la grâce sanctifiante, et qu’une Personne ne se sépare pas de l’autre.

S. Thom., I, q. 43, a. 5, ad 3um.

Il me semble qu'on peut paraphraser cette réponse de la manière suivante :

Ne confondez pas les deux sens du mot « procession ». Sans doute, ce mot convient à une mission, en tant que la mission suppose l'envoi par quelqu'un, et voilà pourquoi les missions de Personnes divines rappellent à l'esprit, les relations éternelles d'origine. Sous ce rapport les missions du Fils et du Saint-Esprit sont distinctes. Mais, au fond et en réalité, elles s'entraînent mutuellement, puisque toutes deux ont une même racine. Car par la grâce, effet de toute la Trinité, toute la Trinité habite dans l'âme sans qu'on puisse séparer une Personne de l'autre.

En résumé, l'inhabitation est commune et la même pour les trois Personnes. On réserve le nom de mission à l'inhabitation d'une Personne procédante. On distingue les missions de deux façons : soit en rappelant le lien entre la mission temporelle et la procession éternelle, soit en attribuant par appropriation au Fils ou au Saint-Esprit les divers effets d'une même grâce.


§ 11. — Lien rationnel de la théorie scolastique.

En suivant avec moi cette théorie des missions divines, le lecteur a dû reconnaître qu'elle découlait du système augustinien relatif à la Trinité.

Dans ce système, les processions sont expliquées par les opérations vitales et intimes de la Nature divine et se distinguent comme la pensée et l'amour. D'ailleurs, la foi nous apprend que les termes de ces opérations sont des personnes subsistantes. Quant aux opérations extérieures, elles ont pour principe formel la toute-puissance une et identique à elle-même dans les trois Personnes. Elles ne peuvent donc être attribuées spécialement à l'une d'elles que par appropriation.

Il en serait de même de la grâce, qualité produite par Dieu hors de lui-même, si la foi ne nous obligeait à croire que par le don de la grâce la Trinité elle-même vient habiter dans l'âme sanctifiée. Comment une qualité finie, comme tout effet de la puissance divine, peut-elle élever l'âme à l'ordre surnaturel qui atteint la substance même de Dieu : c'est là une difficulté qui fait le tourment des théologiens. Mais une fois admis ce mystère et cette habitation surnaturelle de Dieu dans le juste, on en explique les détails en recourant à la méthode accommodatice. Cette méthode est pratique, vu qu'elle débarrasse des difficultés par un mot facile à retenir. Aussi bien, à mesure que l'enseignement de la scolastique s'est éloigné de ses sources, il a usé de ce procédé avec une confiance qu'on ne trouve ni dans saint Augustin, ni dans saint Thomas.

Petau a donc bien résumé la théorie vulgaire de l'inhabitation divine, lorsqu'après avoir présenté toute une série d'arguments classiques, il conclut, à propos de l'habitation du Saint-Esprit :

Pour ces raisons, d'ordinaire les théologiens procèdent par accomodation en assignant à l'Esprit-Saint cette enôsin - union et inhabitation dans les Justes, alors qu'en réalité, cela s'accorde avec toutes les personnes, comme sont attribuées la puissance au Père, la sagesse au Fils, la sainteté et la charité à l'Esprit, tout ceci étant appliqué sans distinction aux trois personnes.

Petau, De Trinit., lib. VIII, c. VI, § 5.


- CHAPITRE III -
THÉORIE DE PETAU


§ 1. — Exposé de cette théorie.

Le restaurateur de la théologie positive ne reconnut point dans les interprétations précédentes la pensée des Pères dont il avait manié les œuvres avec une érudition inconnue avant lui. Écoutons-le s'expliquer lui-même.

Les témoignages des Pères - dit-il - emportent quelque chose de plus. Ils semblent attribuer au Saint-Esprit je ne sais quel mode spécial, en vertu duquel il habite, non par la commune raison de son immensité, mais par une raison propre et qui n'a pas encore été assez éclaircie. Cela ressort des témoignages imposants fournis par les Écritures et par les Pères, bien que cependant ces témoignages ne nous apprennent point clairement et ouvertement la forme et la condition de cet état du Saint-Esprit. Il faut donc procéder par conjecture et interprétation, mais avec une grande prudence et circonspection, pour ne point renfermer un si grand bienfait dans des pensées trop étroites, et pour ne point dépasser la mesure par des exagérations. Voilà pourquoi je ne dis point quelle est mon opinion privée à cet égard, ou du moins, je ne le dis pas ici. Mais voici ce qui semble résulter de tant de témoignages de l'Antiquité que j'ai réunis dans les chapitres précédents :

La conjonction du Saint-Esprit avec les âmes des justes, c'est-à-dire, l'état de filiation adoptive, procède, à la vérité, de la divinité commune aux trois Personnes, mais en tant que cette divinité subsiste dans l'hypostase ou la personne du Saint-Esprit ; à ce point qu'il existe une certaine raison suivant laquelle la personne du Saint-Esprit s'applique aux âmes des saints et des justes, et qui ne convient pas aux autres Personnes de la même manière.

Petau, De Deo Trino, lib. VIII, c. VI, § 6.

Petau a mis tout son zèle à établir patristiquement cette thèse qui avait captivé et enflammé son cœur. « Je garde en mémoire ce qui m'a à un tel point réjoui sans satiété, et qui m'a charmé avec une telle suavité » (Ibid., c. V, § 8.). Il sait bien à quels obstacles il se heurte, et combien il lui sera difficile de faire prévaloir une proposition qui semble nouvelle contre une opinion incrustée dans l'enseignement classique. En conséquence, il apporte un faisceau énorme de témoignages, et il discute longuement chacun d'eux pour en établir et le sens exact et la portée dogmatique. Les preuves les plus fortes de sa thèse sont tirées de deux faits patristiques. Le premier est l'importance que les Anciens attachent au titre de Don, comme à un nom propre de la troisième Personne ; car ce titre personnel signifie que le Saint-Esprit est personnellement donné dans sa propre subsistence.

Le second fait est l'accord des Pères les plus illustres à considérer la propriété sanctificatrice comme la caractéristique personnelle du Saint-Esprit ; car cette notion personnelle atteste que le Saint-Esprit opère, lui-même et en tant qu'il est personne subsistante, la sanctification des justes (Ibid., c. VI, §§ 6 et seqq.).

Petau formule donc ainsi sa conclusion :

Dans l'homme juste les trois Personnes habitent. Mais seul le Saint-Esprit est comme la forme sanctifiante, et c'est lui seul qui par la communication de soi-même rend l'homme fils adoptif.

Ibid., § 8.

Cette conclusion paraîtra nouvelle, audacieuse, Petau le sait bien. Aussi termine-t-il, en adjurant les théologiens de faire trêve aux arguments pointilleux, et de relire avec simplicité et docilité les témoignages patristiques et scripturaux qu'il a réunis avec tant de labeur.

Qu'on relise - dit-il - tous les témoignages des anciens Pères, que nous avons réunis ci-dessus : et ce qui est mieux encore, qu'on repasse les textes de l'Écriture, où il est enseigné que les justes deviennent l'habitation, soit simplement de Dieu, soit du Fils. On constatera que pour la plupart ces textes témoignent que cette habitation a lieu par le Saint-Esprit, comme s'il en était la cause la plus prochaine, et, si je puis dire, la cause formelle. Inutile de répéter ici ces textes, chacun peut les lire plus haut.

Ibid., § 8.


§ 2. — Accueil fait à cette théorie.

Les efforts de Petau ont été en pure perte, et sa thèse n'a pu se faire accepter par la théologie classique. Sans doute, on la salue comme une poétique et pieuse conception, qui peut fournir aux prédicateurs d'éloquents mouvements et aux ascètes de mystiques élévations. Mais on l'a rejetée au nom de la froide raison qui ne peut se contenter d'expressions vagues telles que celles-ci: « comme une forme sanctifiante ; pour ainsi dire : une cause formelle ». Quant aux textes auxquels Petau fait appel, on les a lus, mais avec un œil plus habitué aux écrits des scolastiques qu'aux documents de l'érudition grecque. D'ailleurs, on connaît l'art de se débarrasser des textes par une distinction. Les anciens enseignaient le dogme oratorio modo - par manière de piété, et les textes scripturaux doivent s'entendre souvent dans le sens accommodatice. Petau lui-même n'en agit-il pas ainsi, lorsqu'à propos des noms du Fils « Sagesse et Puissance », il taxe le langage grec d'incorrection, et ramène ces titres à de pures appropriations ?

D'ailleurs, il est facile de signaler des points où la thèse prête par elle-même le flanc à l'attaque ; il y a des défauts dans cette cuirasse.


§ 3. — Première critique. Du mot ousiôdès.

Lorsqu'on prétend établir une thèse sur la doctrine des Pères, il n'est pas adroit de la formuler par un mot qui n'est point patristique. Or Petau a commis cette faute, dont ses adversaires ont habilement triomphé. Pour affirmer que la personne même du Saint-Esprit s'unit à l'âme du juste, il dit que c'est là une union substantielle - ousiôdès - et cette expression grecque revient sans cesse sous sa plume, comme s'il l'avait trouvée souvent chez les docteurs orientaux. Or il ne peut citer à cet égard qu'un seul texte de saint Grégoire de Nazianze ; et qui plus est, dans ce passage qui a trait à l'apparition de la Pentecôte, le mot ousiôdôs répond uniquement à la substance du feu sous laquelle le Saint-Esprit a apparu, et saint Grégoire identifie lui-même ce terme au terme sômatikôs - corporellement (S. Grégoire de Nazianze, In Pentecosten, orat. XLI, § 11). Petau cherche à écarter cette interprétation ; mais il s'égare dans des considérations qui n'ont rien à voir au texte en question (Petau, De Trinit., lib. VIII, c. IV, § 7).

Mais voici quelque chose de plus grave. Dans son traité de l'Incarnation, Petau démontre que la lutte entre saint Cyrille et Nestorius au sujet de l'union du Verbe et de son humanité se concentrait sur le mot qui devait caractériser cette union. Saint Cyrille soutenait que cette union doit être appelée - ousiôdès - et Nestorius prétendait qu'elle était seulement - schesei - c'est-à-dire, relative et accidentelle (Petau, De Incarnat., lib. VI, c. II, §§ 7 et seqq.). Or, je le demande, n'y a-t-il pas danger d'appliquer à l'union du juste avec le Saint-Esprit une expression que les Pères ont considérée comme caractéristique de l'union hypostatique ? Aussi bien, Petau se trouve-t-il assez embarrassé par un passage de saint Cyrille, où ce docteur oppose l'union substantielle et naturelle du Fils et du Père - ousiôdè te kai phusikè tèn henôsin, à la sanctification de l'humanité du Christ, qui est le modèle et le principe de la nôtre et qui nous unit au Père schetikôs dèlonoti kai ou phusikôs - de façon manifestement relative et non selon la Nature (Petau, De Incarnat., lib. XI, c. VII, §§ 9 et 10).

Nulle part plus qu'en théologie, l'exactitude des mots n'est requise. L'expression « union - ousiôdès » est donc mal choisie pour exprimer l'habitation du Saint-Esprit dans l'âme juste. Cette imprudence du grand théologien a beaucoup nui à sa belle théorie.


§ 4. — Seconde critique. Rapprochement avec l'union hypostatique.

On comprendra mieux le vice de l'expression adoptée par Petau, en remarquant qu'elle entraîne à comparer l'union personnelle du Saint-Esprit avec le juste à l'union hypostatique du Verbe et de son humanité. Et de fait, on rencontre quelquefois ce rapprochement dans certains auteurs qui ont cherché à vulgariser la théorie de Petau. C'est là une exagération bien faite pour inspirer la suspicion des esprits graves, et pour leur faire rejeter une thèse qui semble glisser d'elle-même vers l'erreur.

Petau a clairement aperçu ce danger, et il a fait tous ses efforts pour en garantir sa théorie.

Parlant de la filiation produite en nous par le Saint-Esprit :

Il ne s'agit point ici - dit-il - de cette propriété nécessaire et naturelle du Fils, qui ne peut être communiquée que par l'application et la conjonction de la personne même du Fils. Il s'agit d'une propriété adoptive et volontaire. Mais tout le fruit de cette bonté et largesse volontaire est rapporté à l'Esprit, qui procède de la volonté et qui est appelé la charité substantielle.

Petau, De Deo Trino, lib. VIII, c. VI, § 8.

J'avoue que cette explication ne suffit point à me rassurer. Que la conjonction du Saint-Esprit avec l'âme ne soit pas «naturelle» mais « volontaire », personne n'en doute.
Mais la question est celle-ci :
— Peut-on dire que, dans la justification, la personne seule du Saint-Esprit est unie par elle-même à l'âme,
comme on doit dire que, dans l'incarnation, la personne seule du Fils est unie à son humanité ?

Or la réponse à cette question me semble ambiguë. « Cette application de Dieu à l'âme, dit Petau, est rapportée au Saint-Esprit. Mais comment entendre l'expression : est rapportée ?

— Doit-elle être prise dans le sens d'une attribution et simple appropriation ? - alors toute la thèse croule.

— Faut-il l'entendre dans le sens rigoureux, ainsi que la preuve qu'on en donne ? - C'est enseigner que le Saint-Esprit procède formellement de la volonté divine. Mais c'est établir une vérité que l'on prétend dogmatique sur un simple système ; et, qui pis est, c'est expliquer des témoignages empruntés aux Grecs par une théorie latine peu connue en Orient.

Aussi bien, Petau revient un peu plus loin sur cette difficulté (Ibid., cap. VI, §§ 12 et 13). Les mots ousiôdôs et schetikôs reviennent et sont pris dans des sens un peu différents. L'explication qu'il en donne peut satisfaire les partisans de sa thèse ; mais elle est trop subtile pour entraîner la conviction des adversaires.


§ 5. — Troisième critique. Explication de l'inhabitation de la Trinité.

L'objection la plus grave contre la thèse que nous discutons est tirée d'une proposition véritablement dogmatique. Saint Thomas la formule en disant : « c’est toute la Trinité qui habite l’âme » (S. Thomas, I, q. 43, a. 5), et Petau la présente à l'état d'objection :

On dit des deux autres Personnes, aussi bien que du Saint-Esprit qu'elles habitent dans le juste.

Qui le nie ? Mais la question actuelle concerne le mode d'habitation. Il n'est pas nécessairement le même dans tous les cas. Par exemple, le Père et le Saint-Esprit n'habitent pas moins que le Verbe dans l'Homme-Christ. Mais le mode d'in-existence est différent. Car, outre le mode qui lui est commun avec les autres Personnes, le Verbe a un autre mode spécial, en vertu duquel il est comme une forme qui rend Dieu cet homme... Eh bien ! de même, dans l'homme juste les trois Personnes habitent. Mais seul le Saint-Esprit est comme la forme sanctifiante qui par la communication de soi-même fait le fils adoptif.

Petau, lib. VIII, c. VI, § 8.

Avant de discuter cette réponse, observons que la comparaison entre la sanctification et l'incarnation n'est pas heureuse. Car elle incline la pensée à considérer la première comme une sorte d'union hypostatique avec le Saint-Esprit ; et une telle opinion répugne au sens chrétien et suffit pour discréditer une théorie.

Que si l'on pénètre la suite de la pensée de Petau, il semble qu'on puisse l'exprimer de la manière suivante. Le Saint-Esprit est la seule personne qui soit personnellement unie à l'âme juste. Mais, par là même, il y a union entre l'âme et la divinité qui est identiquement le Saint-Esprit. D'ailleurs, la divinité est commune aux trois Personnes. Donc, enfin, la présence «formelle» du Saint-Esprit entraîne la présence des deux autres Personnes « par voie d'identité » ou, si l'on veut, « par concomitance », à peu près comme il en est pour le Christ tout entier sous chaque espèce eucharistique.

Eh bien ! j'ose dire que cette théorie contient une confusion des concepts grec et latin relatifs à la personnalité. De la personne du Saint-Esprit, on passe à la Nature divine ; puis, de la Nature divine on repasse aux deux autres Personnes. Or, nous le savons, les anciens Grecs et même les anciens Latins, visaient toujours les personnes in recto. Pour eux, l'inhabitation des Personnes n'est point le résultat de la présence de la Nature divine ; mais tout au contraire, la présence de la divinité dans le juste est le résultat de l'arrivée d'une Personne divine, comme on pourrait dire : « l'homme [en tant que Nature humaine] est dans cette chambre, puisque Pierre [en tant que personne humaine] y habite ».

Ce mélange des concepts grec et latin, assez fréquent chez Petau, explique les embarras qu'il éprouve dans l'exposition de son système. Il en parle toujours, comme d'une théorie que les Pères ont admise sans doute, mais qu'ils auraient voilée sous je ne sais quelles obscurités de langage. C'est donc le lieu de répéter que les Pères combattaient les hérétiques à tête découverte, et que leur enseignement n'avait rien d'énigmatique pour les fidèles auxquels ils s'adressaient.


§ 6. — La théorie de Petau contient des vérités importantes.

Les critiques précédentes ont suffi aux théologiens classiques pour écarter la théorie de Petau comme une pieuse rêverie. C'est à regretter ; car ce dédain a détourné les regards des trésors accumulés par une érudition incomparable. Que Petau n'ait pas toujours été heureux dans l'interprétation des témoignages patristiques, ces vénérables documents ne doivent pas moins être pris pour les phares de la haute théologie, et souvent Petau en a compris toute la portée. Il y a donc lieu de procéder à une revision de sa théorie, pour en enlever les scories et en conserver le métal précieux. Je ne me flatte point d'y réussir ; mais du moins, j'ouvrirai la voie à de plus experts que moi. Avant tout, un mot sur la méthode que je compte employer.


§ 7. — Distinction entre les vérités théologiques et leur explication systématique.

Je pense qu'à la fin de ces Études, je n'ai plus besoin d'insister sur la différence essentielle entre l'affirmation d'une vérité «dogmatique», et son explication rationnelle. Toujours et partout, l'Église a professé le dogme de la Trinité. Sans doute, le langage différait quelque peu, à cause des diversités de temps, de lieu, et de visées philosophiques. Mais il a été facile de montrer sous ces divergences de formules le parfait accord de pensée dans l'ordre de la foi. Quant aux théories rationnelles, nous avons constaté qu'elles étaient multiples, suivant les multiples images du mystère auxquelles la raison s'adressait.

Or le domaine de la théologie ne se renferme point dans les vérités « dogmatiques » , c'est-à-dire, dans les dogmes formellement imposés à la foi des fidèles. Ce domaine s'étend encore à un certain nombre de vérités liées plus ou moins immédiatement au dogme lui-même, et qui, par conséquent, ont leur appui sur le dogme beaucoup plus que sur une donnée philosophique. Je les appelle vérités « théologiques ». On les reconnaît à ce caractère qu'elles ont été admises par l'universalité au moins morale des docteurs. Sans doute, on les rencontre présentées de diverses manières, et souvent même comme engagées dans des théories rationnelles. La difficulté consiste alors à les distinguer de leurs explications systématiques. Mais, lorsque l'on constate qu'une proposition est affirmée sur la foi d'un texte scriptural ou de la tradition, c'est-à-dire, est prouvée par un « moyen » strictement théologique ; surtout lorsque cette même proposition est employée à démontrer un dogme de foi ; alors on peut sans crainte affirmer qu'on est en présence d'une vérité théologique.

Ces considérations vont nous guider dans la recherche des vérités relatives aux missions divines. Ici, je m'attacherai plus que jamais à m'exprimer avec précision, et en prenant les mots dans leur acception formelle. Remarque utile : car l'inconvénient des appropriations est d'établir dans certaines questions je ne sais quel vague et quelle indécision qui permettent d'énoncer également des propositions presque contradictoires.


- CHAPITRE IV -
VÉRITÉS THÉOLOGIQUES


§ 1. — L'ordre surnaturel et la Trinité.

Tant qu'il ne s'agit que de l'ordre naturel de la création, il est permis de faire abstraction des Personnes divines pour considérer uniquement la sagesse et toute puissance de la Nature divine. D'où la formule : la Cause créatrice est Dieu ut unus - en tant que UN.

Mais lorsqu'on s'élève à l'ordre surnaturel de la grâce, on doit nécessairement reconnaître que les Personnes divines interviennent suivant des rôles différents ; et l'on est contraint de viser les Personnes in recto, suivant la méthode grecque. C'est là une conséquence nécessaire du mystère de l'Incarnation.

Lorsque je professe que Dieu s'est incarné, que Dieu est mort, que Dieu est ressuscité, je parle uniquement de Dieu le Fils, à l'exclusion des deux autres Personnes. Sans doute, la Trinité tout entière a coopéré à la formation du corps de Jésus, à tous ses miracles et à tout ce qui s'est produit dans son humanité ; mais il n'en reste pas moins, que dans les mystères de l'Incarnation et de la Rédemption, la seconde Personne joue un rôle personnel qui lui est propre. C'est là une vérité « dogmatique ».

Cette intervention personnelle du Verbe dans notre justification établit, entre l'homme justifié et la Trinité, certaines relations surnaturelles, qui se distinguent suivant les trois Personnes :
— Nous devenons frères de Dieu, c'est-à-dire, frères du Fils, et uniquement du Fils.
— Nous devenons fils adoptifs de Dieu, c'est-à-dire, de Dieu le Père, et ce ne serait que par un abus contraire à la tradition, qu'on dirait du juste qu'il est fils du Saint-Esprit, ou bien qu'il est fils de la Trinité.

En généralisant cette vérité « dogmatique », on comprend combien l'ordre surnaturel élève l'homme au-dessus de toute création.

Les personnes de la Trinité interviennent directement, formellement, personnellement, par des influences distinctes, dans l'œuvre de la sanctification.

Sans doute, l'effet est le résultat d'une triple coopération ; car les trois influences s'accompagnent toujours ; mais il n'est plus permis de distinguer ces trois influences par de simples appropriations, comme lorsqu'il s'agit de la création.

En résumé : je considère comme une vérité « théologique », c'est-à-dire, comme une vérité qui s'appuie sur le dogme et qui est contenue dans toute la Tradition, la proposition suivante :

Dans l'ordre surnaturel, chaque personne divine intervient personnellement par un rôle qui lui est propre et caractéristique.

Que si l'on rapproche cette proposition d'une autre vérité également théologique, qui est la coopération des trois Personnes à toute œuvre extérieure, on en déduira une conséquence d'une grande importance pratique :

Partout où se manifeste dans l'œuvre surnaturelle le rôle personnel d'une Personne divine, on doit affirmer que les deux autres Personnes interviennent aussi personnellement, chacune dans un rôle qui lui est spécial.

L'incarnation nous fournit encore un bel exemple de cette vérité. C'est le Fils seul qui est fait chair ; mais les deux autres Personnes interviennent personnellement. Le Père engendre personnellement le Fils de l'homme, qui est conçu par l'opération personnelle du Saint-Esprit.


§ 2. — Application à la discussion de la théorie de Petau.

Je le répète :

le caractère personnel de chaque influence surnaturelle et l'union des trois rôles divins sont des vérités théologiques qui dominent toute la théologie de notre sanctification.

Elles vont éclairer merveilleusement notre discussion du système de Petau.

Ce théologien, traitant de l'inhabitation, oppose sa théorie à la théorie qu'il combat, au moyen de la disjonctive suivante :
- ou bien, la présence personnelle du Saint-Esprit, de telle sorte que lui seul habite dans l'âme en sa propre subsistence ;
- ou bien l'habitation de la substance divine, n'entraînant la présence des trois Personnes que par voie d'identité personnelle (Petau, lib. VIII, c. VI, § 5).

— Les arguments que Petau rapporte en faveur de cette dernière hypothèse, prouvent qu'il renferme bien toute la question dans cette disjonctive.

Mais notre théologien n'a pas aperçu qu'il y a une troisième opinion possible, qui est la suivante :

Chacune des trois Personnes habite formellement dans l'âme du juste, chacune en sa propre subsistence. Mais dans cette triple habitation qui entraîne la présence commune de la substance divine, chaque Personne est là avec le caractère de sa procession éternelle et joue le rôle personnel qui lui convient.

C'est ainsi que, pour parler le langage grec, nous pourrions dire :

Les trois Personnes habitent personnellement dans le juste : le Père comme source de la sanctification, le Fils comme sanctificateur, le Saint-Esprit, comme puissance et action sanctificatrice.

Saint Thomas fait allusion à ce langage, tout en y mêlant une idée latine, lorsqu'on parlant des missions visibles du Fils et du Saint-Esprit pour manifester leurs missions invisibles, il écrit :

Les missions invisibles des Personnes divines sont manifestées par quelques créatures visibles. Avec une différence, d’ailleurs, selon qu’il s’agit du Fils ou du Saint-Esprit. Puisque le Saint-Esprit procède comme l’Amour, il lui appartient d’être le don de la sanctification ; le Fils étant principe du Saint-Esprit [ce qui est la doctrine du filioque], il lui appartient d’être l’auteur de cette sanctification. Le Fils est donc visiblement envoyé comme auteur de la sanctification, tandis que le Saint-Esprit l’est comme signe de la sanctification.

S. Thomas, I, q. 43, a. 7.

Tel est, si je ne m'abuse, le point de vue auquel il faut se placer pour juger la théorie de Petau.

Partout où il affirme l'influence personnelle et la présence subsistante du Saint-Esprit, il est dans le vrai, et son argumentation patristique est puissante.

Mais lorsqu'il borne au Saint-Esprit l'œuvre formelle de notre sanctification, il rétrécit la doctrine des anciens docteurs, et prête le flanc à de sérieuses objections.

Pour rendre sa théorie inattaquable, il suffit donc de l'élargir. C'est ce que nous allons tenter.


§ 3. — La personne du Saint-Esprit habite dans le juste.

Saint Thomas range parmi les « erreurs » des Grecs cette opinion que dans la grâce, le juste ne reçoit pas la personne divine du Saint-Esprit, mais simplement ses dons. Aussi affirme-t-il à plusieurs reprises : La Personne même est donnée, ipsa Persona divina datur (S. Thomas, I, q. 43, a. 3).

C'est là une proposition de foi, ou, du moins, voisine de la foi, qui a été mise en pleine lumière dans les discussions relatives à la procession du Saint-Esprit. En effet, les photiens se sont obstinés à séparer la personne et les dons du Saint-Esprit, dans le but d'énerver un argument des catholiques.

Le Saint-Esprit - disaient ceux-ci - est donné par le Fils, donc il en procède.

Nous retrouvons le raisonnement suivant : « Les Disciples reçoivent du Christ l'Esprit-Saint, lorsque Jésus souffle sur eux - or le Christ est engendré du Père - donc le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ». Ce disant, on oublie que la génération du Fils et la procession de l'Esprit-Saint se situent au sein de la vie trinitaire - tandis que l'envoi du Saint-Esprit par le Christ, se situe dans l'action de la Trinité auprès des créatures. La théologie latine répond à cette objection en affirmant que l'action de la Trinité dans la création suit le même schéma que les processions divines. De son côté, la tradition théologique orthodoxe montre que la vie intra-trinitaire dépasse notre entendement, et que nous ne disposons à ce sujet que de deux informations révélées : l'engendrement du Fils et la procession de l'Esprit. « Nous ne pouvons inférer, ni à partir des créatures, mi à partir du mode de la manifestation trinitaire vers celles-ci, quoi que ce soit sur le mode d'existence de Dieu de toute éternité ». (Métropolite Amphiloque. Le mystère de la sainte Trinité selon saint Grégoire Palamas. Cerf 2012. p. 206)

— Non pas, répondaient les photiens, le Fils n'envoie pas le Saint-Esprit lui-même ; il ne donne que les grâces - charismata. Si l'Écriture parle de ces dons, comme s'il s'agissait du Saint-Esprit, on doit entendre ces textes dans le sens appropriatif.

C'est l'idée qu'il n'y a qu'un seul « agir » de la Trinité. L'action de la Trinité est UNE, comme l'est sa Nature divine. Et comme l'est sa Nature, l'Énergie trinitaire est incréée : « Il n'y a qu'une seule lumière, une seule puissance, une seule Énergie commune qui manifeste le Père, le Fils et le Saint-Esprit » (Ibid. p. 105). « l'Énergie trinitaire commune témoigne de l'égalité et de la communauté de puissance, et par là du caractère consubstantiel de la sainte Trinité. L'Énergie est commune au Père, au Fils et au Saint-Esprit, tout autant que leur Essence (Ibid. p. 168). Ainsi donc, « pour le Saint athonite (Grégoire Palamas), les paroles du Seigneur : recevez l'Esprit-Saint (Jn. 20 ; 22) et les autres du même genre - sur lesquelles les Latins appuient le filioque, ne signifient pas le don de l'Essence - ou de l'hypostase de l'Esprit, mais de son Énergie» (Ibid. p. 219). « L'hypostase de l'esprit ne peut être reçue par personne » (St. Grégoire Palamas, Traité apodictique. II, 10).

— Mais quoi ! reprenait Bessarion, pouvez-vous prendre le même mot dans la même phrase, tantôt dans le sens formel, tantôt dans le sens accommodatice. Le Sauveur a dit : Quand viendra le Paraclet que je vous enverrai d'auprès du Père, l'Esprit de Vérité, qui procède du Père (Jn. 15 ; 26). Ce qui procède du Père, c'est formellement la personne du Saint-Esprit. Donc c'est aussi formellement cette personne que le Fils envoie.

Voir la citation dans Petau, lib. VIII, c. V, § 19.

Voilà donc une première vérité bien établie. La personne même du Saint-Esprit habite dans le juste. Cependant Petau reproche aux théologiens de n'être pas assez fermes sur ce point véritablement capital, et d'en fournir des explications qui avoisinent le sens accommodatice. En effet, il est assez de mode de se débarrasser de tous les textes les plus formels, en s'appuyant sur la phrase de saint Fulgence : « Les dons de la grâce spirituelle sont parfois appelés du nom d'Esprit-Saint ». Mais Petau a raison de dire que les Pères les plus célèbres, saint Athanase en tète, se sont employés tout entiers à montrer que dans l'Écriture les mots : pneuma hagion ou to pneuma doivent s'entendre formellement de la Personne divine (S. Ath. Ad Serap., I, §§ 4 et seqq.).


§ 4. — Les trois personnes habitent dans le juste.

Toute la Trinité habite l'âme, dit saint Thomas, tota Trinitas inhabitat mentem.

Par la grâce sanctifiante, c’est toute la Trinité qui habite l’âme, selon ce qui est écrit en S. Jean (14, 23) : « Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure ». Or, dire qu’une Personne divine est envoyée à quelqu’un par la grâce invisible, c’est signifier un mode nouveau d’habitation de cette Personne, et l’origine qu’elle tient d’une autre. Puisque ces deux conditions : habiter l’âme par la grâce, et procéder d’un autre, conviennent également au Fils et au Saint-Esprit, concluons qu’il convient à tous deux d’être envoyés invisiblement. Quant au Père, il lui appartient sans doute d’habiter l’âme par la grâce, mais non pas d’être d’un autre, ni par suite d’être envoyé.

S. Thomas, 1, q. 43, a. 5.

Tous les théologiens enseignent cette vérité ; reste à voir comment ils l'entendent.

Une première explication se présente, bien conforme à la méthode scolastique de viser la personne dans la Nature. Cette explication revient à dire que :
1) c'est formellement la substance divine qui réside dans l'âme,
2) cette résidence entraîne par voie d'identité la présence des personnes.

Petau s'insurge à bon droit contre cette explication. Il démontre par une foule de témoignages que le Saint-Esprit vient dans l'âme, en tant qu'il est une personne distincte, et que son mode d'habitation ne convient qu'à sa seule personne.

Il a raison en cela, mais là où il se trompe, c'est sur ces deux points :
1) il restreint au Saint-Esprit l'habitation d'ordre personnel,
2) il explique la présence du Père et du Fils par leur identité substantielle avec le Saint-Esprit.

Je l'ai déjà dit, c'est là une explication mixte, qui fait intervenir des conceptions scolastiques dans l'interprétation de témoignages antiques.

La vérité est que les Pères, qui visaient toujours la personne in recto, et qui la considéraient comme le contenant de la Nature, ont parlé dans ce même sens à propos de l'inhabitation des trois Personnes. Pour eux, chaque Personne vient dans l'âme comme Personne divine, et y joue un rôle personnel.

Citons quelques témoignages.

Voici d'abord saint Épiphane qui, pour démontrer la divinité du Saint-Esprit, compare et va jusqu'à identifier les rôles du Fils et du Saint-Esprit.

C'est ainsi qu'à propos des missions divines, il écrit :

— Le Christ est envoyé par le Père, le Saint-Esprit est envoyé ;
— le Christ parle dans les saints, le Saint-Esprit parle ;
— le Christ guérit, le Saint-Esprit guérit ;
— le Christ sanctifie, le Saint-Esprit sanctifie ;
— le Christ baptise en son nom, le Saint-Esprit baptise.
Ainsi parlent les Écritures.

S. Épiphane, Ancoratus, § 68.

Puis, viennent à l'appui un grand nombre de témoignages scripturaux parallèles. Je relève ceux-ci en particulier :

L'Esprit de Dieu habite en vous (I Cor. 3 ; 16) est semblable à dire : Le Christ tel que vous l'avez reçu : Jésus le Seigneur, c'est en lui qu'il vous fait marcher. (Col. 2 ; 6).
L'Esprit du Seigneur s'est exprimé par moi, et sa Parole est sur ma bouche (II Samuel 23 ; 2).
Nous possédons les prémices de l'Esprit (Rom. 8 ; 23) semblable à dire : En tête, le christ, come prémices (I Cor. 15 ; 23).
Or nous n'avons pas reçu, nous, l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu (I Cor. 2 ; 12) est semblable à dire : Que chacun s'éprouve donc soi-même, pour voir si le Christ est en vous (II Cor.13 ; 5.
Vous êtes le Temple de Dieu et l'Esprit de Dieu habite en vous (I Cor. 3 ; 16) est semblable à dire : J'habiterai au milieu d'eux et j'y marcherai ; Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple (II Cor. 6 ; 16).
— De plus l'Écriture dit que la justice et la grâce proviennent de tous les deux.

S. Épiphane, Ancoratus, Ibid..

On voit par là combien saint Épiphane tient à identifier les rôles du Fils et du Saint-Esprit. Aussi, à propos du texte L'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous (Rom. 8 ; 11), il prononce :

Les deux, je pense, habitent dans l'homme juste, savoir le Christ et son Esprit.

S. Épiphane, Ancoratus, § 66 à la fin.

Auparavant, à propos du texte « Saint, Saint, Saint », il avait affirmé l'inhabitation des trois Personnes sans distinguer leur rôle :

Un seul Dieu, le Père dans le Fils, et le Fils dans le Père avec le Saint-Esprit. C'est pourquoi dans les Saints se repose le Saint, le Père vrai et subsistant, et le Fils vrai et subsistant, et le Saint-Esprit vrai et subsistant, trois subsistences, une seule divinité, une seule substance, une seule doxologie, un seul Dieu.

S. Épiphane, Ancoratus, § 10.

Le lecteur aura compris sans doute la marche logique de l'argumentation précédente. Notre docteur vise immédiatement deux Personnes, comparant leurs présences personnelles dans l'âme, et il conclut à l'identité de Nature et de substance. Il va de la Personne à la Nature ; d'où il ressort qu'il admet que chacune des deux inhabitations est du même ordre formellement personnel.

Petau n'a point rapporté ce passage, parce qu'il cadrait mal avec sa thèse. En revanche il invoque le témoignage de Didyme. Il cite les passages de cet Alexandrin où il est expliqué que le Saint-Esprit n'est pas un participant, mais un participable, et que par conséquent il peut remplir notre âme, ce qui est le propre du créateur.

Mais il convient de remarquer quel est le but que se propose Didyme. Ce n'est pas de démontrer une opération singulière du Saint-Esprit dans le juste ; tout au contraire, c'est de prouver que le Saint-Esprit est de même Nature que le Père et le Fils, puisqu'il possède comme eux le caractère de participable. Citons un passage :

Tout être qui est participant du bien d'un autre (capax boni alieni), est substantiellement séparé de lui. Ainsi en va-t-il de toutes les créatures. Mais Dieu, parce qu'il est bon, est la source et le principe de tous les biens. Il rend donc bons les êtres à qui il se communique, bon lui-même non du fait d'un autre mais substantiellement. Aussi est-il participable (capabilis) sans être participant (non capax).

Le Père et le Fils sont possédés, ils ne possèdent pas, tandis que la créature possède et n'est pas possédée. Revenons à l'Esprit Saint : s'il est saint lui aussi par la participation à une sainteté étrangère, qu'on le compte au nombre des créatures ; mais si, au contraire, il procure la sainteté à ceux qui participent à lui-même, qu'on le place alors avec le Père et le Fils.

Didyme. De Spiritu Sancto § 5. / S.C. 386. § 16 - 19. p. 157 - 161.

Les mots capabilis et capax sont la traduction des mots methekton - à quoi l'on participe, ce que l'on partage et metechon - avoir part à, qu'on rencontre si souvent sous la plume des Alexandrins, et que nous traduisons par les mots : participable et participant.

Saint Athanase, s'appuyant sur le texte : devenus participants à l'Esprit-Saint (Hébreux 6 ; 4), écrit : On voit donc le Saint-Esprit hôs methekton esti, kai ou metechon - comme participable, et non participant ( ad Serapion., epist. I, § 27). [L'Esprit-Saint est participable ; les créatures humaines sont participantes]

Or on remarquera que Didyme applique la première de ces expressions [participable] aux Personnes divines elles-mêmes, au Père, au Fils, et au Saint-Esprit, et nous enseigne que chacune de ces Personnes est par elle-même un « participable ».

Cette remarque nous permet d'élargir la théorie de Petau. Ce théologien a démontré que la participation du Saint-Esprit par l'âme était l'habitation substantielle de la personne même du Saint-Esprit.

Or Didyme déclare que les trois Personnes sont également participables.

D'où il faut conclure que les trois Personnes viennent habiter dans l'âme, en tant qu'elles sont des personnes distinctes, et que l'union dont parle Petau entre l'âme et la personne même du Saint-Esprit doit s'entendre également de chacune des deux autres Personnes.

C'est là, en effet, la conception admise par l'Antiquité, et on peut l'opposer à la conception que Petau a combattue, en citant les comparaisons suivantes :

— Supposez l'entrée dans une enceinte d'un char qui contient trois princes ; on pourra dire que les trois princes font leur entrée : ainsi en est-il, suivant certains auteurs, de l'habitation dans l'âme des trois Personnes divines par le fait que leur commune substance y est présente.

— Supposez que chaque prince vienne individuellement et en personne à un même rendez-vous ; ils y seront nécessairement tous les trois, parce qu'ils ne se quittent jamais : ainsi en est-il, suivant les Anciens, de la présence dans l'âme de la divinité tout entière, parce que chaque Personne l'apporte en soi-même, et que toutes les trois vont toujours ensemble dans toute œuvre de libéralité.

Mais dans cette habitation commune, chaque Personne conserve son caractère propre et coopère à l'œuvre commune d'une façon qui lui est propre. C'est ce rôle personnel que nous devons étudier maintenant.

Mais, de grâce, évitons de compromettre un si beau mystère par des écarts de langage. En n'attribuant qu'à une seule personne divine l'union personnelle avec le juste, Petau a donné l'occasion de comparer le rôle du Saint-Esprit dans la justification au rôle du Verbe dans l'incarnation, et certains malencontreux disciples ont osé parler « d'une sorte d'union hypostatique ».

Bannissons avec horreur une exagération dont l'apparence est blasphématoire ; car le mot « union hypostatique » est un terme sacré, réservé à l'unique mystère de deux Natures dans une seule Personne divine.

La Nature divine du Christ et la Nature humaine qu'Il a assumée, sont unies en une seule Personne divine. C'est uniquement en ce sens que l'on peut parler d'union hypostatique.

Or la justification laisse intactes et la Nature et la personne humaines. Concevez-les aussi jointes que vous pourrez à la Nature divine et à chaque Personne divine ; la Nature et la personne humaines demeurent toujours ce qu'elles sont par essence, Nature finie, personne créée.

De deux natures - dit saint Damascène - on ne peut faire une seule Nature, ni de deux personnes une seule personne.

S. Damascène, Dialectique, ch. LXVI. — M. XCIV, col. 669.

Respectons donc le langage de l'Écriture et de la tradition. La Trinité habite dans le juste. Ce mot « habite » affirme une présence substantielle et personnelle, et maintient la différence de l'habitant et de sa demeure.


§ 5. — Le Saint-Esprit vient dans l'âme en vertu de sa procession éternelle.

Si les photiens ont soutenu avec tant d'opiniâtreté que le Fils ne donnait pas la personne du Saint-Esprit, mais simplement les grâces du Saint-Esprit, c'est parce qu'ils ont compris que la « mission » d'une Personne divine dérivait de sa «procession» conformément à cette sentence de saint Hilaire : « Celui qui envoie, montre sa puissance en Celui qu'il a envoyé ».

Je renvoie sur ce sujet à la belle discussion dans laquelle il démontre par la mission du Saint-Esprit qu'il procède du Fils.

Voici le texte :

Le Seigneur déclare : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter actuellement. Lorsque viendra cet Esprit de vérité, il vous guidera vers toute la vérité. Car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il aura entendu et vous annoncera les réalités à venir. C'est lui qui me rendra gloire, car il recevra de mon bien pour vous le communiquer. Tout ce qu'a le Père est à moi. Voilà pourquoi j'ai dit : Il recevra de mon bien pour vous le communiquer » (Jn 16 ; 12 - 15).

L'Esprit, envoyé par le Fils, reçoit donc également du Fils, et il procède du Père. Et je te le demande : Serait-ce la même chose : recevoir du Fils et procéder du Père ? Si l'on voit une différence entre recevoir du Fils et procéder du Père, du moins on n'hésitera pas à croire que recevoir du Fils et recevoir du Père sont une seule et même chose. Le Seigneur lui-même le précise : « Il recevra de mon bien pour vous le communiquer. Tout ce qu'a le Père est à moi. Voilà pourquoi j'ai dit : Il recevra de mon bien pour vous le communiquer ».

Le Fils nous en donne ici l'assurance : c'est de lui que l'Esprit reçoit tout ce qu'il reçoit : puissance, perfection, doctrine. Et plus haut, il nous avait laissé entendre que tout cela, il l'avait reçu de son Père. Aussi nous dit-il que tout ce qu'a le Père est à lui, et c'est pourquoi il affirme que l'Esprit recevra de son bien. Il nous enseigne en outre, que ce qui est reçu de son Père est reçu pourtant de lui, car tout ce qu'a son Père est son bien.

Aucune divergence dans cette unité : ce qui est donné par le Père n'est pas différent de ce qui est reçu du Fils, et doit être considéré comme donné par le Fils. Allons-nous entendre parler ici encore d'une « unité de volonté » ? Tout ce qu'a le Père est au Fils, et tout ce qu'a le Fils est au Père. Et c'est le Fils lui-même qui nous en donne l'assurance : « Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi » (Jn 17 ;10).

Ce n'est point ici le lieu de montrer la raison de cette affirmation : « Il recevra de mon bien ». Ce texte se réfère à un temps futur, et l'on nous indique qu'en ce temps-là, l'Esprit devra recevoir. Pour le moment, le Christ souligne que si l'Esprit recevra de lui, c'est parce que tout ce qu'a le Père est à lui.

Si tu t'en sens capable, mets en pièces l'unité de cette Nature ! Introduis je ne sais quelle dissemblance nécessaire, selon laquelle le Fils ne serait pas dans l'unité de la Nature divine. Car l'Esprit de vérité procède du Père, soit ! Mais il est envoyé du Père par le Fils. Tout ce qu'a le Père, est au Fils : c'est pourquoi l'Esprit qui doit être envoyé, recevra tout du Fils, parce que tout ce qui est au Fils, est au Père. La Nature suit donc en toutes choses sa propre loi, et, puisqu'ils sont deux à être un, la même Nature divine est exprimée comme existant dans l'un et l'autre par génération et par naissance : le Fils affirme que lui a été donné par le Père, tout ce que l'Esprit de vérité reçoit du Père.

Hilaire de Poitiers. La Trinité. Livre 8, § 20. Cerf 1981. T. II. p. 136 - 137.

Saint Hilaire de Poitiers veut, dans ce texte, montrer que l'Esprit-Saint est Dieu. Saint Hilaire montre que le Fils est Dieu, parce que tout ce qu'il a, Il le reçoit du Père, qui est Dieu. Ce que le Christ a, comme Dieu, Il le donne à l'Esprit. Pour recevoir la puissance, la perfection, la doctrine du Christ, l'Esprit-Saint est nécessairement Dieu. Et ce que l'Esprit possède, Il le communique aux disciples. L'Esprit reçoit tout cu Christ, et par conséquent, Il est Dieu. C'est cela que veut dire saint Hilaire. Le premier but dans ce texte, pour saint Hilaire, n'est pas de spéculer à propos des processions divines. Le Père engendrant le fils - qui est Dieu - ainsi que la procession du Père, de l'Esprit-Saint - qui est Dieu, tout cela se passe au sein même de la Trinité. Par contre, le Don de l'Esprit aux Disciples et à tout croyant, cela se passe en-dehors de la Trinité, auprès des créatures faites à l'Image de Dieu. Qu'un processus extra-trinitaire nous donne des informations sur ce qui se passe au sein de la Trinité, c'est une pure spéculation théologique, qui franchit les bornes de notre connaissance.

- Le P.Théodore de Régnon poursuit :

Et remarquez que dans les témoignages patristiques qu'on apporte, on doit reconnaître l'affirmation d'une connexion formelle entre la mission et la procession ; car de pures appropriations seraient insuffisantes à un argument rigoureux. Je renvoie aussi à l'Étude dans laquelle j'ai traité le titre : Don car j'y ai réuni les textes les plus probants.

Je me contente ici d'en rappeler quelques-uns.

Parlant des noms du Saint-Esprit, saint Grégoire de Nazianze explique qu'il soit dit « envoyé et donné », « à cause de ses rapports à son principe, et pour montrer de qui il procède.

Voici également le texte :

Ceux qui disent cela, qui l'enseignent et qui, de plus, l'appellent « autre Paraclet » (Jn. 14 ; 16)— pour ainsi dire, autre Dieu —, ceux qui savent que le blasphème contre lui est seul irrémissible (Mt. 12 ; 31), ceux qui marquèrent d'une si redoutable flétrissure Ananie et Saphire pour avoir menti à l'Esprit-Saint, c'est-à-dire menti à Dieu et non pas à un homme, ceux-là proclament-ils, à ton avis, que l'Esprit-Saint est Dieu ou bien quelque autre chose ? À quel point es-tu vraiment tout à fait épais et loin de l'Esprit, si tu as une difficulté là-dessus et si tu as besoin de quelqu'un pour t'instruire ! Les termes sont aussi nombreux que cela et aussi vivants. Pourquoi faut-il donc placer devant toi mot-à-mot ces témoignages ? - Et tout ce que l'Écriture dit aussi de plus humble : être donné (Lc. 11 ; 13), être envoyé (Jn. 16 ; 17), être distribué (Hb. 2 ; 4); le don spirituel (I Co. 12 ; 30), la donation (Act. 2 ; 38), l'insufflation (Jn. 20 ; 22), la promesse (Gal. 3 ; 14), l'intercession (Rm. 8 ; 26) ou tout autre mot de même sorte — pour ne pas les énumérer un par un —, il faut les rapporter à la Cause première, afin de montrer de qui (il vient) et de ne pas montrer à côté l'un de l'autre trois principes divisés avec pluralité de dieux. Car, en fait d'impiété, c'est chose égale de confondre comme Sabellius et de séparer comme Arius, dans un cas pour ce qui est de la personne, dans l'autre pour ce qui est des Natures.

Grégoire de Nazianze. Discours théologiques. 30, § 30. S.C. 250. p. 337 - 339.

Ici aussi, nous sommes en présence d'une argumentation visant à prouver la divinité de l'Esprit-Saint. L'Esprit est « envoyé, donné, distribué » aux Disciples - ces termes doivent être rapportés à la Cause première, c'est-à-dire au Père dont l'Esprit-Saint procède, pour montrer de Qui l'Esprit vient. Juste avant le texte cité, saint Grégoire affirme que l'Esprit-Saint « fait de nous ses Temples, nous divinise et nous conduit à la perfection » (§ 29. S.C. 250. p. 335).

Saint Athanase enseigne que le Saint-Esprit est « une action et donation vivante qui est dite procéder du Père - ek Patros ekporeuesthai - parce qu'elle est dardée , envoyée, donnée - eklampei kai apostelletai kai didotai - par le Fils qui surgit du Père » (S. Athanase, À Sérapion, lett. I, § 20). Cette phrase ne satisfait aux lois de la logique que si l'on admet que la mission par le Fils et la procession par le Père sont de même ordre trinitaire, et de même mouvement vital. Ce qui revient à dire que le Saint-Esprit est envoyé en vertu de sa procession.

Il serait plus exact de dire : « au sein de la vie trinitaire, l'Esprit-Saint procède du Père ; dans le rayonnement divin auprès des créatures humaines, l'Esprit-Saint est envoyé par le Fils qui surgit du Père ».

Le rôle de la mission du Saint-Esprit est donc conforme à son mode de procession. Aussi bien, les Pères, lorsqu'ils parlent de cette mission, aiment à employer les appellations propres au Saint-Esprit. C'est ainsi qu'après avoir cité dans les termes suivants un passage de saint Paul : Dieu notre Sauveur, poussé par sa seule miséricorde, nous a sauvés par le bain de la régénération et de la rénovation en l'Esprit-Saint. Et cet Esprit, Il l'a répandu sur nous à profusion, par Jésus notre Sauveur (Tite 3 ; 5 - 6), Didyme ajoute :

Et quand l'a-t-il répandu ? C'est lorsque le Christ, insufflant sur ses apôtres, leur a dit : Recevez l'Esprit-Saint. L'expression de saint Paul est bien choisie : il est « répandu » - execheen - comme une eau qui jaillit de Dieu consubstantiellement et comme une myrrhe divine.

Didyme, De Trinitate, lib. II, c. II — M. XXXIX, col. 456.

Cette liaison entre les missions et les processions est le fond même de la doctrine des Anciens. Et voilà pourquoi ils considèrent les noms propres des Personnes, non seulement Don, mais Logos, comme exprimant les caractères manifestateurs du Saint-Esprit et du Fils, c'est-à-dire, leurs missions dans l'ordre de la grâce. Aussi, lorsqu'ils rencontrent dans l'Évangile quelque expression qui rappelle une mission du Fils par le Saint-Esprit, ils l'entendent d'une influence sur l'humanité du Christ.

Seul, saint Augustin a hésité devant le texte d'Isaïe : Et maintenant, le Seigneur Dieu m'envoie, avec son Esprit (Isaïe 48 ; 16), qu'il entend de la venue même du Verbe par l'Incarnation.

Le Christ a été envoyé conjointement par le Père et l’Esprit-Saint. Et, en effet, on ne saurait tout d’abord comprendre que la naissance humaine du Verbe ait pu avoir lieu sans le concours de l’Esprit-Saint ; et puis l’Évangile nous l’affirme ouvertement. La Vierge Marie dit à l’Ange : « Comment cela se fera-t-il ? » et l’ange lui répondit : « L’Esprit-Saint surviendra en toi, et la vertu du Très-Haut te couvrira de son ombre ». Aussi saint Matthieu dit-il qu’« elle se trouva avoir conçu du Saint-Esprit » (Luc, 1 ; 34, 35 ; Matt. 1 ; 18). Enfin, c’est de son futur avènement en la chair que Jésus-Christ lui-même a dit par la bouche d’Isaïe : « Le Seigneur et son Esprit m’ont envoyé ».

S. Augustin, De Trinitate, lib. II, c. V.

Cette hésitation s'est communiquée aux disciples de saint Augustin et à la scolastique. De là cette question de saint Thomas: « Une Personne divine peut-elle être envoyée par celle de qui elle ne procède pas éternellement ? » (S. Thomas, I, q. 43, a. 7).

On s'est cru obligé de répondre affirmativement, et les explications ne laissent pas que d'être obscures, et d'énerver l'argumentation contre les photiens.

Mais il me semble qu'en s'aidant de saint Augustin - dans le passage cité ci-dessus, on peut donner une solution du texte d'Isaïe, qui laisse intact le grand principe de la subordination de la mission à la procession.

Sans prétendre traduire exactement la pensée de saint Augustin, on peut, ce me semble, s'en aider pour la considération suivante.

Sans doute, le Saint-Esprit a coopéré à la production de l'humanité sainte, puisque c'est là une action créatrice commune à toute la Trinité. Mais dans l'Incarnation du Verbe , le Saint-Esprit a joué un rôle spécial, par son influence sur Marie. L'Évangile nous en révèle l'existence, et le prophète nous le désigne comme un envoi de la personne même du Fils dans les entrailles de la Vierge.

Voici donc comment on analysera le mystère. Lorsque le Père voulut « envoyer » son Fils, le Père et le Fils « envoyèrent » le Saint-Esprit dans la Vierge d'Israël. Ce divin Esprit, agissant sur elle par sa présence substantielle l'éleva à un tel degré de sainteté divine, lui octroya une telle communication de la vie divine, qu'il fallait nécessairement qu'elle devînt Mère de Dieu. À ce moment, le Fils était, pour ainsi parler, saisi par deux forces concordantes. Il était poussé par le Père, vers une Mère, en vertu même de sa procession éternelle. Mais de plus, il était attiré hors du Père par celle à qui le Saint-Esprit donnait les droits de la Maternité divine. Et cette réaction du Saint-Esprit sur le Fils par l'intermédiaire de Marie est la mission du Fils par le Saint-Esprit, complément de la mission du Fils par le Père : Et maintenant, le Seigneur Dieu m'envoie, avec son Esprit.

Ô Marie ! Quelle est donc votre suréminence, puisque le Saint-Esprit a trouvé en vous un point d'appui pour faire sortir du Père Celui sur lequel il n'a aucune « autorité » de principe !


§ 6. — Rôle des procession dans l'inhabitation de la Trinité.

Élargissons maintenant la thèse de Petau, en appliquant aux trois Personnes la proposition qu'il a établie au regard d'une seule.

Le Saint-Esprit - dit-il - habite dans l'âme en vertu de sa procession. Ajoutons que dans l'âme où habite toute la Trinité, chaque Personne vient avec son caractère spécial et personnel.

— Le Père y vient, mais sans être envoyé, parce qu'il est l'« Innascible ».
— Le Fils y vient, mais envoyé par le Père, parce qu'il est l'« Engendré ».
— Le Saint-Esprit y vient, mais envoyé par le Père et le Fils, parce qu'il est leur « Don ».

Et dans l'effet commun de la sanctification, chaque Personne conserve son rôle.
— Le Père nous « adopte » non point par une simple fiction juridique, mais en nous « adaptant » réellement à son Fils.
— Le Fils, en s'adaptant à notre humanité, nous adapte à sa divinité.
— Le Saint-Esprit opère en nous cette ineffable régénération et divinisation.

C'est ainsi que notre sanctification, bien que produite par toute la Trinité, établit cependant entre nous et les personnes divines des relations distinctes qu'on désigne par des dénominations différentes.
— Nous sommes les fils adoptifs du Père ;
— nous sommes les frères du Fils ;
— nous sommes des spirituels dans le Saint-Esprit.

Tout cela doit se prendre à la lettre. Rien d'appropriatif ou d'accommodatice dans ces titres du chrétien. Cette thèse de l'influence personnelle et distincte de chaque Personne divine dans l'ordre surnaturel de notre sanctification, cette thèse - dis-je - doit être acceptée dans le sens naturel des mots. De même que c'est le Fils, non le Père ou le Saint-Esprit, qui nous a rachetés; de même, chaque Personne, habitant le juste, y exerce une influence propre à sa Personne, de telle sorte que dans l'unique état surnaturel, qui provient tout entier de chaque Personne, nous acquérons des relations réelles et réellement distinctes avec les trois Personnes réellement distinctes de l'unique Dieu.


§ 7. — Le don de la personne du Saint-Esprit précède logiquement le don de la grâce.

Le concile de Trente a défini contre les protestants que la justification n'est pas une simple imputation de la justice du Christ, mais que l'homme devient formellement juste. Depuis longtemps, saint Thomas avait enseigné ce dogme catholique, en montrant que la grâce est une « qualité » qui informe l'essence même de l'âme. Le prince de la scolastique n'avait fait, d'ailleurs, que reproduire la doctrine de toute l'antiquité patristique qui a professé le dogme de la grâce informant réellement l'âme sainte.

De plus, la théologie a toujours distingué entre le Saint-Esprit, don substantiel et subsistant, et les qualités ou vertus, dons accidentels et inhérents à la substance ou aux puissances de l'âme sanctifiée.

Mais voici une intéressante question à débattre.

La qualité qui rend l'âme formellement juste est-elle produite antécédemment à l'habitation du Saint-Esprit, de sorte qu'elle soit comme une prédisposition requise ? Pour employer une comparaison prise dans le sujet, le temple est-il construit, digne de Dieu, avant que Dieu vienne y habiter ?

Cette opinion peut sembler être de saint Thomas, lorsqu'il dit : La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder la Personne divine (S. Thomas, I, q. 43, a. 3, ad 2um). En tout cas, on la rencontre dans beaucoup de théologiens classiques.

Disons de suite que ce sentiment se heurte à une difficulté considérable. L'état de grâce est un état surnaturel qui rend participants de la Nature divine, et qui joint l'homme à Dieu. C'est l'homme lui-même qui est joint à Dieu (Ibid., q. 43, a. l). Or une « qualité » produite est de l'ordre naturel des créatures, puisqu'elle émane de l'action efficiente de Dieu hors de lui-même. Comment le créé peut-il unir à l'incréé ou même prédisposer à cette union ? Comment une modification finie peut-elle élever la créature au-dessus de toute création possible ? Cette difficulté fait le tourment des théologiens qui ne se paient point de distinctions verbales ; et, chose qui doit donner à réfléchir, nous n'apercevons pas que jamais les saints Pères s'en soient préoccupés, ou seulement l'aient entrevue. Ne serait-ce pas la preuve que leur pensée marchait par un chemin sur lequel ne se dressait pas cet obstacle ?

Je me trompe. Les saints Pères ont connu l'abîme qui sépare l'ordre surnaturel de la grâce et l'ordre naturel de la création.

Pour prouver la divinité du Saint-Esprit, ils n'ont pas d'argument plus fort et plus familier que celui qui s'appuie sur l'impossibilité que rien de créé suffise à notre sanctification.

On ne peut - affirme saint Cyrille - participer dans la créature, ce qui est au-dessus de la création.

S. Cyrille d'Alexand., De Trinitate, dialog. VII.

Souffre l'audace de mon langage, ô Trinité ! - s'écrie Grégoire le Théologien - pardonne mon insolence, mais il s'agit d'un danger pour mon âme. Je suis moi-même l'image de Dieu, je suis d'une dignité céleste, bien que gisant ici-bas. Je n'accepterai pas que je sois sauvé par mon égal. Si donc le Saint-Esprit n'est pas Dieu, qu'il soit fait Dieu d'abord, et qu'ensuite il me divinise, moi son égal.

S. Grégoire de Nazianze, orat. XXXIV, § 12. — M. XXXVI, col. 252.

Le point vif de la question est le suivant : La modification produite dans l'âme, c'est-à-dire, la grâce sanctifiante, précède-t-elle ou suit-elle cette présence substantielle du Saint-Esprit ? Est-elle une prédisposition qui attire la Personne divine, ou bien est-elle l'effet immédiat de cette présence, comme la forme imprimée dans la cire est le résultat immédiat de la pénétration du cachet ? En d'autres termes : la présence du Saint-Esprit est-elle logiquement antécédente à la grâce d'adoption ? Cette dernière proposition est enseignée expressément par Didyme, qui, après un long développement à l'appui, écrit cette phrase :

Personne ne peut recevoir les bénédictions spirituelles de Dieu sans que l'Esprit-Saint ne les aient précédées. En effet celui qui recevra l'Esprit possèdera par voie de conséquence les bénédictions, c'est-à-dire la sagesse, l'intelligence, etc... selon ce que dit l'Apôtre.

Didyme, De Spiritu Sancto, lib. I, § 10. / S.C. 386. p. 183.


§ 8. — La venue de toute la Trinité précède logiquement l'état de grâce.

Il ne nous reste plus qu'à élargir la proposition de Petau, et à étendre à toute la Trinité ce qu'il dit exclusivement du Saint-Esprit.

J'avais donc tort de comparer l'âme à une misérable masure que le roi fait orner avant d'y faire son entrée, et je propose une nouvelle comparaison qui convient mieux, d'ailleurs, à la dignité naturelle de notre âme.

Supposez une salle construite pour y donner un festin. On l'a tendue de draperies aux plus riches couleurs ; on a recouvert ses murs de larges glaces du cristal le plus pur ; on y a prodigué l'or, l'argent, et les douze pierres précieuses. Mais il n'y a nulle fenêtre, parce que cette salle est destinée à être éclairée au dedans, et la nuit la plus obscure règne encore dans cette enceinte. Or on a déposé dans cette salle un homme endormi. Il se réveille et s'étonne. Le voilà qui cherche à se reconnaître dans ce qui lui semble une prison. Il palpe les tentures dont il ne comprend pas les plis. Il palpe les glaces dont il n'apprécie que le froid et le poli. Sa curiosité lui rend plus vif le sentiment de sa misère et de son isolement.

— Tout à coup un immense flambeau se montre entouré de sa radieuse splendeur, dispersant par toute la salle son éblouissante illumination. Aussitôt les draperies se parent des plus riches couleurs; l'or, l'argent, les gemmes se renvoient les éclats qu'ils reçoivent ; les glaces deviennent des miroirs qui contiennent l'image du flambeau qui les illumine ; la prison ténébreuse est devenue un temple de gloire.

Cette parabole est d'interprétation facile. Dieu a créé l'homme parmi les merveilles de ce monde ; mais, le destinant à une patrie plus belle, il l'a construit capable de recevoir une lumière incréée. Le péché d'origine, entravant ce dessein de la Toute-Bonté, nous fait naître dans une obscurité tellement profonde, que nous ne pouvons que palper les choses par notre raison, sans même nous douter que nous sommes faits pour une lumière surnaturelle. Mais, lorsque la miséricorde divine a fait sonner l'heure de notre justification, la Trinité tout entière entre substantiellement dans notre âme, et tout ce qui en nous a été fait pour la lumière devient lumineux par une participation de la lumière incréée. Et la « qualité » que l'on nomme la grâce sanctifiante est cet éclat qui rejaillit de nous, cette couleur qui s'imprime en nous, cette image qui reflète la Réalité inhabitante.


§ 9. — Observation sur les thèses précédentes.

Petau a puisé sa doctrine presque uniquement dans les témoignages orientaux, et cette remarque fait surgir une grosse difficulté contre la certitude des thèses précédentes.

On sait que les Grecs avaient l'habitude de viser la personne in recto et la Nature in obliqua. Leur pensée tombait immédiatement sur la personne, comme sur la réalité première subsistant par elle-même et concevable en elle-même avant toute analyse de l'esprit. Aussi bien ne s'imaginaient-ils pas les trois personnalités divines, comme des modalités incrustées, pour ainsi parler, dans un même fond, et emportées dans le mouvement d'une substance commune. Tout au contraire, suivant les Grecs, les personnes vont, viennent, agissent, chacune avec toute l'autonomie d'une hypostase parfaite qui use de sa Nature comme d'un bien propre. Si leur action est inséparable, et si l'effet produit est commun, c'est parce que la Nature active est identiquement la même dans trois personnes consubstantielles ; ce qui n'empêche pas que, dans l'usage commun de cette unique Nature, chaque personne ne conserve son caractère propre et ne le manifeste par un rôle spécial. Rien donc d'étonnant, si les Grecs font intervenir individuellement les trois personnes divines dans l'œuvre surnaturelle de la justification, puisqu'ils en jugent de même relativement à l'œuvre naturelle de la création. Mais, après tout, ce n'est là qu'une ingénieuse systématisation fondée sur un postulat philosophique. Et rien n'oblige à faire passer cette doctrine dans un enseignement dont les bases rationnelles sont toutes différentes.

Telle est l'objection. Avouons-le franchement : elle est assez sérieuse, pour enlever aux thèses précédentes une valeur proprement « dogmatique », malgré leur caractère traditionnel. Cependant, je persiste à les considérer comme des vérités « théologiques », en ce sens qu'elles dérivent logiquement de vérités dogmatiques, comme il en est des notions personnelles.

En effet, il est de foi que, par la grâce, nous sommes élevés au-dessus de tout ordre créé, pour être introduits dans l'ordre trinitaire. Nous sommes en relations, non plus simplement avec Dieu considéré ut unus - en tant que UN, mais avec Dieu considéré ut trinus - en tant que trinitaire. Le dogme nous contraint à reconnaître un rôle personnel du Verbe dans la rédemption et la communion. Toute théologie doit enseigner que toute la Trinité habite l'âme, et que le Saint-Esprit est formellement et personnellement donné. Et d'où vient cette uniformité de doctrine, sinon du respect pour la tradition ecclésiastique ? Mais, alors, pourquoi choisir ce qu'on accepte et ce qu'on rejette dans le langage patristique ? L'Évangile, la liturgie, les docteurs primitifs, tout ce qui est l'autorité enseignante, nous parle constamment des rôles personnels et distincts qu'exercent les divines personnes dans l'œuvre surnaturelle de notre salut. De quel droit apporterions-nous des correctifs à ce langage ? La théologie sera d'autant plus belle et utile qu'elle se conformera davantage au langage que l'Église parle aux fidèles. Elle doit donc s'habituer à viser immédiatement chaque personne divine, lorsque ce langage la désigne nommément. Cette visée n'est plus une question simplement philosophique, c'est une obligation théologique.

Est-ce à dire que l'introduction des thèses précédentes dans l'enseignement produise un trouble dans les théories scolastiques ? Non, certes ; et nous allons voir comment elles ne servent qu'à les embellir.


- CHAPITRE V -
EXPLICATIONS THÉORIQUES


§ 1. — Diverses théories des Missions.

Pour mettre en évidence le caractère véritablement théologique des propositions précédentes, il a fallu les isoler de toute explication contestable, afin de les étudier dans la seule lumière de la tradition. De fait, les docteurs les enseignèrent au milieu de développements conformes à leurs génies. Il est bon actuellement de les replacer dans leurs cadres. Mais, puisque, d'une part, les théories rationnelles des processions divines ont été différentes en Orient et en Occident, et que, d'autre part, les missions sont corrélatives des processions, on doit s'attendre à rencontrer les mêmes vérités théologiques exposées sous des formes différentes. Il en est, d'ailleurs, de ces explications comme des théories sur lesquelles elles s'appuient. Toutes sont bonnes, toutes sont belles, toutes sont dignes de respect et d'admiration, comme les fleurs diverses sorties d'une même terre.


§ 2. — Théorie de saint Thomas.

Saint Thomas nous commande de fouiller jusqu'au fond de notre substance pour y trouver le nœud qui unit le chrétien à Dieu. La grâce sanctifiante - dit-il - est une qualité qui affecte la substance même de l'âme. Mais entendez cette doctrine conformément à l'enseignement patristique. Comprenez que cette qualité, qui informe l'âme, est le résultat immédiat de la venue de la Trinité , comme la couleur d'une fleur est le résultat de la présence de la lumière. Alors les difficultés s'évanouiront d'elles-mêmes et l'œuvre surnaturelle apparaîtra dans sa divine splendeur.

Vous n'aurez plus, en effet, à vous demander comment une qualité finie peut unir le créé à l'Incréé, puisque c'est l'Incréé qui, lui-même et par lui-même, s'unit au créé, puisque c'est Dieu qui vient substantiellement dans ce qu'il a créé d'un mot, afin de soulever et surnaturaliser cette Nature. Alors vous n'aurez plus à craindre qu'on réduise l'inhabitation divine à une simple représentation objective, telle qu'un philosophe peut l'établir dans ses facultés naturelles.

Ce n'est pas le juste qui, en vertu d'une qualité prédisposante, s'élève jusqu'à Dieu et l'attire en soi, comme il en serait d'un homme qui attire en son intelligence et sa volonté l'objet de sa pensée et de son amour. Tout au contraire, Dieu nous prévient et venant habiter substantiellement dans la substance de l'âme qui accepte librement cette venue, il la fait participer à sa vie divine, pour nous rendre « consorts de la nature divine », comme nous l'apprend saint Pierre.

Et maintenant, faites intervenir la théorie augustinienne de la Trinité. Qu'est une Nature divine, sinon une nature absolument spirituelle ? Qu'est la vie d'une Nature spirituelle, sinon une activité d'intelligence et de vouloir ? Quelles sont donc les processions divines, termes de cette activité, sinon un Verbe et un Amour ? Et voilà tout ce que Dieu nous apporte en venant habiter en nous. Il touche notre substance de sa propre substance et par ce contact il nous fait participer à sa vie, il nous donne le pouvoir de penser sa propre pensée et de vouloir son propre vouloir.

Ceci compris, on se rend compte de la distinction entre l'inhabitation et la mission.

De même - dit saint Thomas - que de l'essence de l'âme découlent les puissances qui sont les principes d'opérations ; de même de la grâce même découlent les vertus dans les puissances de l'âme, pour les mouvoir vers leurs actes surnaturels.

S. Thomas, I, q. 110, a. 4, ad 1um.

C'est qu'en effet, Dieu, habitant la substance de l'âme, continue à y vivre sa vie, à engendrer son Fils, à projeter son Saint-Esprit, et il les envoie vivifier les puissances de l'âme, comme le cœur envoie dans tout le corps son sang et sa chaleur. Et ces deux missions, bien qu'inséparables, sont distinctes dans leurs origines et dans leurs points d'arrivée. Car la procession de pensée est pour être reçue dans une intelligence, et la procession d'amour est pour être donnée à une volonté.


§ 3. — Rôle du Saint-Esprit.

Le Maître des Sentences [Pierre Lombard] avait soulevé une haute question : « La charité est-elle le Saint-Esprit » ? Saint Thomas l'a résolue avec son habituelle sagesse, en montrant que notre volonté n'est pas un simple canal au travers duquel passe une action étrangère, mais que l'acte d'amour sort de notre volonté comme d'une puissance disposée à ses actes (S. Thomas, II, II, q. 23, a. 2). Or il faut retenir que cette disposition active, qu'on appelle la « charité habituelle », est le résultat immédiat de la présence personnelle du Saint-Esprit. Que, dans un bassin rempli d'une eau froide et immobile, vous plongiez un fer rouge ; l'eau s'échauffe à ce contact, s'agite, bouillonne. Ce bouillonnement résulte d'une chaleur interne, et cette chaleur est une participation du feu introduit. Aussi en est-il de l'acte surnaturel d'amour divin. Il sort de la volonté rendue aimante par le contact efficace de l'Amour éternel.

Par là se manifeste le rôle sanctificateur du Saint-Esprit. L'acte qui nous rend saints est l'acte d'amitié qui nous unit à Dieu. Et voilà pourquoi la vertu de charité est la « forme » de toutes les vertus (S. Thomas, II, II, q. 23, a. 8). Or cette amitié part de Dieu qui le premier nous donne le Don par excellence, et c'est grâce à ce Don que nous pouvons aimer Dieu à noire tour. C'est par ce Don et dans ce Don que nous nous donnons nous-mêmes à Dieu ; c'est par l'Amour et dans l'Amour qui nous est donné personnellement, que nous crions : Abba Père.


§ 4. — Texte de saint Augustin.

Sans doute, on trouve ces explications développées avec piété dans les livres ascétiques, ou affirmées avec éloquence dans les prédications oratoires. Mais les rencontre-t-on exposées didactiquement, avec précision et rigueur, dans les cours de théologie ? N'est-il pas fréquent, au contraire, que l'étudiant n'ait à rabattre des hautes pensées qu'il avait conçues avant de s'asseoir sur les bancs de l'école ? Quant à moi, j'accepte à la lettre le catéchisme que saint Augustin faisait à son peuple, en expliquant le texte de saint Jean : « Nos diligimus, quia prior dilexit nos ».

« Nous aimons » Qui ? Quoi ? Hommes, nous aimons Dieu ; mortels, nous aimons l'immortel ; pécheurs, le juste ; fragiles, l'immuable ; créatures, le Créateur. Nous avons aimé ; et pourquoi ? « Parce que lui-même nous a aimés le premier ». Cherche comment l'homme peut aimer Dieu ; tu ne pourras l'expliquer qu'en disant c'est que Dieu a aimé l'homme le premier. Celui que nous aimons s'est donné à nous ; il s'est donné pour que nous l'aimions. Voulez-vous apprendre plus clairement ce que Dieu nous a donné pour que nous l'aimions ? Ecoutez l'Apôtre Paul: « L'amour de Dieu, dit-il, est répandu dans nos coeurs » Par qui ? Serait-ce par nous ? Non. Par qui donc ? « Par l'Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rom. 5 ; 5).

Après un témoignage aussi digne de foi, aimons Dieu par Dieu ; oui, puisque le Saint-Esprit est Dieu, aimons Dieu par Dieu. Que puis-je dire de plus ? Aimons Dieu par Dieu. Je l'ai dit: « L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné » donc - et c'est une conséquence rigoureuse - puisque l'Esprit-Saint est Dieu et que nous ne pouvons aimer Dieu que par l'Esprit-Saint, aimons Dieu par Dieu. Encore une fois, n'est-ce pas une conséquence légitime ? Mais entendez plus explicitement Jean lui-même. « Dieu est charité ; et qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lu. » (I Jn. 8 ; 16). C'est peu de dire : La charité vient de Dieu. Qui de nous oserait faire cette autre assertion : «Dieu est charité ?» Elle vient d'un homme qui connaissait ce qu'il possédait.

S. Augustin, Sermo XXXIV, §§ 2 et 3.

Méditez ce beau passage, et prenez garde de ne voir qu'une hyperbole oratoire dans un sermon familier d'Augustin à ses ouailles.


§ 5. — De l'inhabitation selon saint Athanase.

Il est inutile de nous étendre encore ici sur les théories grecques, avec lesquelles nous sommes suffisamment familiarisés. Je me contenterai donc de rapporter deux passages où le Maître des docteurs grecs expose toute la doctrine de l'inhabitation.

Un premier passage est particulièrement intéressant, parce qu'il interprète comme Origène et Didyme un texte de saint Paul. Mais, pour le bien comprendre, retenez le but que se propose saint Athanase. Il s'agit pour lui, non de distribuer entre les Personnes divines une opération commune, mais au contraire de montrer la communauté d'une œuvre, malgré les rôles différents des Personnes. C'est toujours cette réduction de la triplicité à l'unité qui incombe à la dogmatique grecque.

Le bienheureux Paul - dit-il aux pneumatomaques - ne divise pas la Trinité, comme vous le faites, mais en écrivant aux Corinthiens sur les choses spirituelles, il enseigne l'unité de la Trinité et récapitule toutes choses dans un seul Dieu le Père. Il y a, certes, diversité de dons spirituels, mais c'est le même Esprit ; diversité de ministères, mais c'est le même Seigneur ; diversité d'opérations, mais c'est le même Dieu qui opère tout en tous (I Co. 12 ; 4 - 6).

En effet, tout ce que l'Esprit distribue à chacun, tout cela vient du Père par le Verbe. Car tout ce qui est du Père, est du Fils. Voilà pourquoi toutes les choses données par le Fils dans l'Esprit sont les grâces du Père. L'Esprit étant en nous, le Verbe qui l'a donné est en nous, et dans le Verbe est le Père, suivant qu'il est dit : Nous viendrons (Moi et le Père), et demeurerons en lui. Car où est la lumière, là est la splendeur ; et là où est la splendeur, là est son opération et sa grâce illuminante.

C'est ce qu'enseigne encore saint Paul dans sa seconde épître aux Corinthiens : La grâce du Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous (II Corinthiens 13 ; 13). En effet, comme la grâce vient du Père - ek tou Patros - et est donnée par le Fils - di'Huiou - de même il ne peut y avoir en nous communication de la donation sinon dans le Saint-Esprit - en tô Pneumati tô hagiô. C'est en participant du Saint-Esprit que nous avons la charité du Père, et la grâce du Fils, et la communication du Saint-Esprit lui-même.

De tout ceci résulte que l'opération de la Trinité est une. Car l'apôtre ne prétend pas distinguer ni diviser les dons de chaque Personne, mais enseigner que tout ce qui est donné est donné par la Trinité et provient d'un seul Dieu - ex henos Theou. Car rien qui ne provienne et ne soit opéré par le moyen du Verbe dans l'Esprit.

S. Athanase, Ad Sérapion., epist. I, §§ 30 et 31.

Il n'y a qu'un seul « agir » trinitaire, une seule Énergie trinitaire : l'opération de la Trinité est une. Cette Énergie trinitaire est distribuée ad extra, du Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit.

Dans sa troisième lettre à Sérapion, notre docteur résume et répète cette même doctrine. Je citerai ce passage qui rattache aux processions la manière dont la grâce est donnée et le mode d'habitation divine dans le fidèle.

L'Esprit n'est pas hors du Verbe, mais étant dans le Verbe, il est en Dieu par lui, de sorte que les grâces sont données dans la Trinité. Dans la division des grâces dont il est parlé dans l'épître aux Corinthiens, Celui qui opère tout en tous, c'est l'Esprit lui-même et le Seigneur lui-même et Dieu lui-même. Car le Père lui-même par le Verbe dans l'Esprit opère et donne toutes choses... Aussi, l'apôtre bénissant les Corinthiens, les bénissait dans la Trinité, en disant : La grâce du Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous (II Corinthiens 13 ; 13). Car participants de l'Esprit, nous avons la grâce du Verbe et en lui la charité du Père. De même que la grâce de la Trinité est une, ainsi est indivisible la Trinité...

L'Esprit étant dans le Verbe, il est évident que l'Esprit est en Dieu par le Verbe. Ainsi, l'Esprit venant en nous, viendront aussi et le Fils et le Père, et ils habiteront en nous. Car la Trinité est indivisible, et sa divinité est une. Un seul Dieu au-dessus de tout - et par tout - et en tous.

Id., À Sérapion, lettre III, §§ 5 et 6.

Ces beaux enseignements déroulent toute la doctrine grecque sur l'inhabitation. Dans cette doctrine, les trois Personnes n'habitent point dans l'âme en vertu d'une présence de la substance divine entraînant avec elle tout ce qui lui est réellement identique.
Elles habitent, chacune en vertu de son caractère personnel, et la substance divine est présente dans l'âme, parce que chaque Personne apporte avec soi toute la substance divine, et que chacune attire les deux autres par circumincession.

Cette explication est conforme à tout l'ensemble de la doctrine grecque sur la Trinité ; elle n'a point besoin d'une interprétation conjecturale, comme Petau le supposait. Elle est claire, et les fidèles la comprenaient sans peine.


§ 6. — Rôle du Saint-Esprit dans la justification.

Mais Petau a vu juste, lorsqu'il a signalé le rôle spécial du Saint-Esprit dans l'œuvre de la sanctification. Je me suis étendu sur ce sujet, en étudiant les deux noms de la troisième Personne : « Le Saint » et « le Don ». Je me contenterai donc ici de rappeler brièvement cette doctrine.

Nous venons d'entendre saint Athanase nous dire que le Saint-Esprit attire dans l'âme le Fils et le Père.
— C'est qu'en effet, le Saint-Esprit est le bout - telos - de la Trinité. C'est lui qui sort le premier pour atteindre l'âme.
— Mais en même temps, il est l'action sanctificatrice - energeia. C'est lui qui, s'imprimant dans l'âme comme un cachet, lui communique sa propre forme.
— Or cette forme est l'Image du Fils - eikôn.
— L'âme reçoit donc l'empreinte du Fils, dans laquelle le Fils lui-même vient habiter, entraînant le Père dont il est l'Image - eikôn.
— Ce n'est pas tout. La vie de l'âme est tellement pénétrée de la vie divine par cette action du Saint-Esprit, qu'elle participe au mouvement de retour vers le Père, pour lui crier : Abba Père.

Dans le Saint-Esprit - dit saint Athanase - le Verbe glorifie la créature et la faisant Dieu, la faisant Fils, il la conduit au Père.

À Sérapion, lettre 1, § 25.

Et cette ascension de l'âme, en vertu de sa vitalité surnaturalisée par la grâce sanctifiante, ferme le cercle de notre perfection, en nous ramenant au Principe primordial.


§ 7. — Texte de saint Basile.

Le grave saint Basile, si réservé dans son langage, s'est étendu avec complaisance sur ce rôle spécial du Saint-Esprit. Dans le passage que nous allons lire, nous retrouverons deux enseignements qu'il ne faut pas séparer, savoir : la présence personnelle du Saint-Esprit dans l'âme, et l'état qui en résulte pour l'âme.

Dissertant sur la formule : DANS le Saint-Esprit, si usitée dans la langue ecclésiastique, il écrit :

Plus je médite cette courte syllabe : dans, plus je lui trouve de sens variés, et chacun d'eux trouve son application au sujet du Saint-Esprit.

On dit que la forme est dans la matière, la puissance dans celui qui la reçoit, la disposition dans celui qui en est affecté, et ainsi du reste. Donc, en tant que le Saint-Esprit est le principe perfectionnant les êtres raisonnables, et qu'il ordonne au bien la fine pointe de l'âme, il se montre comme une forme. Car celui qui ne vit plus suivant la chair, qui a le titre de fils de Dieu, parce qu'il est devenu conforme à l'image du Fils de Dieu, celui-là est appelé « spirituel ».

— Et comme la puissance de voir est dans l'œil sain, ainsi l'action de l'Esprit est dans l'âme purifiée. Voilà pourquoi Paul souhaite aux Éphésiens que leurs yeux soient illuminés dans l'Esprit de sagesse (Ephésiens 1 ; 17 - 18).

— Et comme l'art est dans celui qui l'a appris, ainsi la grâce de l'Esprit est dans celui qui l'a reçue : toujours présente, mais non toujours agissante. En effet, l'art est toujours en puissance dans l'artiste, mais il n'est en acte que lorsque l'artiste s'en sert. Ainsi en est-il de l'Esprit : toujours présent aux saints, mais n'agissant que suivant le besoin, soit dans les prophéties, soit dans les guérisons, soit dans les autres ministères.

— Encore, comme dans le corps est la santé, ou la chaleur, ou, en général, toute saine qualité : ainsi l'Esprit existe dans l'âme de diverses manières... Et comme la parole est dans l'âme, tantôt à l'état de verbe du cœur, tantôt proférée par la langue ; ainsi en est-il du Saint-Esprit, tantôt rendant témoignage à notre esprit et criant dans nos cœurs : Abba Père ; tantôt parlant pour nous, suivant la sentence : Ce n'est pas vous qui parlerez ; c'est l'Esprit du Père qui parlera en vous (Mt. 10 ; 20).

— Bien plus, on doit considérer l'Esprit comme le tout dans les parties, en tant qu'il les conserve par ses dons. En effet, nous sommes tous les membres les uns des autres, ayant des dons différents suivant la grâce de Dieu qui nous a été donnée (Rm. 12 ; 5). C'est pourquoi, l'oeil ne peut dire à la main : je n'ai pas besoin de toi ; pas plus que la tête ne peut dire aux pieds : je n'ai pas besoin de vous (I Cor. 12 ; 21). Mais tous ensemble complètent le corps du Christ dans l'unité de l'Esprit, et ils se rendent de nécessaires secours par la mutuelle communication des dons reçus.

En effet Dieu a placé les membres dans le corps, chacun comme il lui a plu ; et cependant tous les membres ont une même sollicitude les uns pour les autres, à cause de la spirituelle communauté de sympathie qui existe en eux. Ainsi, qu'un seul membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; qu'un seul soit à l'honneur, tous les membres prennent part à sa joie (I Cor. 12 ; 26). Réciproquement, comme les membres sont dans le tout, ainsi nous sommes, tous et chacun, dans l'Esprit, puisque tous nous avons été baptisés dans un seul corps pour être dans un seul Esprit.

S. Basile, Lib. de Spiritu sancto, § 61. / S.C. 17bis, p. 467 - 471.


§ 8. — Dernier résumé de la doctrine grecque.

Sans rougir de nous répéter sans cesse sur un sujet ineffable, jetons un dernier coup d'œil d'ensemble sur la théorie grecque de notre justification. Cette théorie n'est que l'extension de la théorie de la Trinité, et celle-ci est, on peut le dire, suspendue à la fameuse formule de saint Denis d'Alexandrie :

Nous étendons, sans la diviser l'Unité dans la Trinité, et nous recueillons, sans l'amoindrir, la Trinité dans l'Unité.

Mais on doit entendre cette formule à la manière grecque, c'est-à-dire, en visant toujours la personne immédiatement.

Nous partons d'UN Père, pour aller en ligne droite, d'abord à UN Fils, et ensuite par ce Fils à UN Esprit.

Nous recueillons l'Esprit dans le Fils et par le Fils dans le Père. Tel est le double mouvement de la vie divine.

— Le Fils est l'Image du Père, l'Esprit l'Image du Fils : voilà le mouvement d'expansion.

— L'Esprit est DANS le Fils, le Fils DANS le Père : voilà le mouvement de récollection.

Éternellement la vie divine transporte et ramène, d'une extrémité à l'autre, l'unique et immobile substance divine.
Par une libéralité inexplicable, cette activité s'est déterminée à s'étendre au dehors. L'acte créateur est sorti suivant sa direction interne.

Le Père décide, le Fils exécute, l'Esprit perfectionne : voilà le mouvement d'expansion.

L'Esprit conserve l'ordre dont le Fils est la raison ; le Fils illumine les êtres pour leur faire refléter l'Être : voilà le mouvement de récollection.

À vrai dire, le mouvement créateur n'est que métaphorique, comme le mouvement d'une cause vers son effet.
Mais voici que, par un nouveau prodige qui dépasse toutes les conceptions humaines ou angéliques, ce mouvement de Dieu hors de Dieu devient réel.

Le Père, pour sanctifier la créature, envoie réellement dans le monde la propre personne de son Fils, en vertu même de sa génération éternelle.

À son tour, le Fils souffle dans l'âme du fidèle la propre personne de son Esprit en vertu même de la procession éternelle : voilà le mouvement d'expansion qui « étend, sans la diviser, l'unité dans la Trinité ».

— Or, quand le Saint-Esprit habite personnellement dans l'âme, il y attire la personne du Fils ; car là où est l'Esprit du Fils, là est le Fils.

— À son tour, lorsque le Fils habite personnellement dans l'âme, il y attire la personne du Père ; car là où est le Fils, là est le Père. Voilà un mouvement de récollection par lequel les Personnes envoyantes se retrouvent avec les Personnes envoyées, et c'est ainsi que toute la Trinité habite dans l'âme juste. Mais ce n'est pas encore la récollection définitive...

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Ici s'arrête le manuscrit du P. de Régnon. Au lieu de cette phrase : « Mais ce n'est pas encore la récollection définitive », il avait écrit d'abord ces lignes, lisibles encore sous la rature :


« Mais ce n'est pas encore la fin totale ; car ce mouvement part du Père, et il faut que finalement il revienne au Père ».


Puis, après la page qui contient ces lignes, viennent deux fragments, qu'il se proposait peut-être de retravailler pour les insérer dans sa conclusion ; c'est une comparaison, que deux fois il a essayé de développer, pour exprimer le mouvement qui part du Père et revient au Père :

«... [Ce que] les physiciens modernes appellent l'onde stable, parce que cette onde vibratoire, après réflexion, revient à son origine en se superposant à elle-même, et que cette exacte superposition maintient la stabilité indéfinie du mouvement. Le Père est l'origine motrice ; le Fils est le milieu, point d'amplitude maxime ; le Saint-Esprit est le bout - telos - nœud qui condense toute l'énergie, pour la renvoyer à l'origine. Ainsi se conserve éternellement le mouvement suprasubstantiel. — Mais voici que ce nœud s'ouvre, et que la vibration divine se poursuit au dehors. L'onde s'allonge encore en ligne droite »...

Il est impossible de restituer soit cette comparaison, soit les citations patristiques par lesquelles l'auteur aurait sans doute terminé son œuvre. On entrevoit du moins ce qu'il indiquait par ce mot de « récollection définitive ». Il vient de décrire une première récollection, celle qui a lieu dans l'ordre de la grâce ; il reste à dire que la récollection finale est réservée à Tordre de la gloire. Ceux que Dieu a justifiés, il les glorifiera. Par l'Esprit-Saint « nœud qui condense toute l'énergie pour la renvoyer à l'origine », et par le Fils, les élus seront ramenés au Père.

Saint Paul, en effet, attribue au Saint-Esprit le point de départ, pour ainsi dire, de ce retour au Père par la glorification des âmes et même des corps : « Si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous... Nous, qui avons reçu les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant l'adoption des fils de Dieu, la rédemption de notre corps » (Rm 8 ; 11, 23. cf. 17). Ainsi, les justes, intimement unis à l'Esprit du Christ, auront part à la vie triomphante du Christ lui-même ; ils ressusciteront comme lui et avec lui, frères et cohéritiers de Jésus impassible et immortels membres glorifiés d'un chef glorieux.

C'est alors que le Fils réunira avec lui-même, pour ainsi dire en lui-même, et présentera au Père l'humanité régénérée. Dans sa Nature humaine et dans les membres de son corps mystique , « le Fils même sera soumis à celui qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous » (I Cor. 15 ; 28).


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T. des Matières

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