Les réflexions et commentaires que nous nous sommes permis d'ajouter au texte du P. Léonide Chrol, pour une
meilleure compréhension de ce texte, figurent en BLEU.
Les sous-titres sont ajoutés par le rédacteur, car ils n'existent pas dans le texte original.
1) La question du libre-arbitre : une caractéristique de l'Occident ?
La création en elle-même, avons-nous vu, se trouve en quelque sorte en-dehors de ce
que nous avons défini comme Dieu en lui-même. Ceci nous oblige de faire de la création un problème à part,
et d’étudier la possibilité pour elle de se sentir indépendante et même de s'éloigner de son Créateur,
de tomber dans 1'erreur. Tel est aussi le problème de l'Homme comme tel — errare humanum est.
Ce qui distingue l'homme du reste de la création - y compris les anges eux-mêmes après la chute de Lucifer - c'est
le libre-arbitre, ou la liberté du vouloir. L'homme étant doué d'intelligence, de volonté et de liberté,
c'est surtout cette dernière qui le caractérise comme tel ; la liberté est et restera à jamais une qualité
propre à l'homme et à Dieu.
Le problème du libre-arbitre, avec les questions connexes de la liberté, de la grâce, de la prédestination,
de la volonté humaine et de ses fins dernières - sans parler du problème fondamental du péché originel - a beaucoup
agité l'Occident chrétien, presque dès le début du christianisme latin.
On peut même dire que le fait de formuler explicitement ce grand problème constitue à jamais un grand mérite
de l'Occident : l'Orient gréco-slave l'ignore presque, si l'on excepte quelques pensées passagères et épisodiques
chez Origène, saint Ephrem le Syrien, saint Grégoire de Nysse, saint Jean Chrysostome et saint Jean Damascène,
épigone de la théologie patristique.
En vain chercherait-on une définition quelconque dans les stipulations des sept conciles œcuméniques communs
à l'Église universelle ; toutes les définitions à ce sujet sont d'origine occidentale, n'appartiennent
qu'à des conciles locaux et finalement au concile de Trente, après le grand schisme d'Occident.
Il est possible que les actes des conciles occidentaux locaux de 413 et 418 aient été soumis à l'approbation
du concile œcuménique d'Ephèse (431) ; mais les deux canons de ce dernier, cités d'habitude comme preuve
de la condamnation de l'hérésie pélagienne, concernant la question qui nous intéresse, n'en parlent pas
expressément et ne concernent que deux personnes ayant certains points de contact avec cette unilatéralité.
Il s’agit des Conciles de Milève (416) et de Carthage (418). Les Canons 109 à 113 du Concile de Carthage condamnent l’hérésie de Pélage et de Célestius.
Le terme Autexousion - libre-arbitre est d'origine stoïcienne. Il sert de titre au traité oriental spécialement consacré à ce sujet, celui de saint Méthode d'Olympe. C’est un traité d'importance médiocre, bien qu’il soit pratiquement unique en son genre. Ce traité a été de bonne heure traduit en latin sous le titre : liberum arbitrium (Tertullien, Jérôme, Rufin).
2) Définition du libre-arbitre.
Union parfaite des notions de la liberté, de la volonté et de la raison, le libre-arbitre est le pouvoir de l'être raisonnable de se déterminer lui-même entre divers objets proposés à son choix. C’est une option spontanée de la volonté indépendante par rapport à toute contrainte interne ou externe. Le terme russe svoboda voli (liberté du vouloir) exprime parfaitement le point central de la question, compte tenu du rôle de la raison contrôlant la volonté et la liberté.
3) Libre-arbitre et prédestination :
Pour atteindre l'équilibre et le sommet du christianisme intégral, le volontarisme extrême (Duns Scot) doit
être parfaitement accordé avec le rationalisme, sans chercher quelque moyen terme qui apporterait une
solution équivoque, comme on le fait d'habitude. L’attitude antinomique de la tradition théandrique
exige qu’après avoir admis le libre-arbitre, il est nécessaire d’admettre du même mouvement la pleine valeur
de l'arbitre non-libre, de la non-liberté, de la contre-volonté.
La tradition théandrique, en commençant par sa partie fondamentale, la Sainte Écriture, nous donne carte
blanche à l'égard du libre-arbitre. D'une part, l'Écriture affirme l'existence du libre-arbitre :
Le Seigneur s’adresse à Caïn, lui disant : « si tu es bien disposé,
ne relèveras-tu la tête ? – Mais si tu n’es pas bien disposé, le péché n’est-il pas à la porte ? » (Ge 4, 7).
Si l’on est fermement décidé en son cœur, et qu’à l’abri de toute contrainte et libre de son choix… (I Co 7, 37).
D'une part, l'Écriture démontre positivement l'existence de la non-liberté et de la prédestination :
Ceux qu’Il a connus d’avance, Il les a aussi prédestinés à être conformes à l’Image de son Fils, afin que Celui-ci soit le premier-né parmi beaucoup de frères ; ceux qu’Il a prédestinés, ceux-là aussi Il les a appelés ; ceux qu’il a appelés, ceux-là aussi Il les a justifiés : ceux qu’Il a justifiés, ceux-là aussi, Il les a glorifiés (Ro 8, 29-30).
Cette attitude catholique-orthodoxe d'antinomie est décisive et évidente - surtout chez saint Paul - où les deux problèmes occupent une place prépondérante. Il les unit dans un même texte :
Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, car c'est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire (Ph 2, 12-13).
D'autre part, l'homme peut tomber esclave de la volonté mauvaise et pécheresse :
Je ne reconnais pas ce que j’accomplis : je ne fais pas ce que je voudrais faire,
mais je réalise ce que je déteste (Ro 7, 15).
Ce n’est pas moi qui accomplis cela, mais le péché qui habite en moi (Ro 7, 17).
Je constate une autre loi dans mes membres, qui lutte contre la loi de mon entendement et me fait prisonnier
de la loi du péché qui est dans mes membres ( Ro 17, 23).
L'antinomie doit être acceptée telle quelle.
4) Prédestination divine et prescience de l'activité humaine.
Propre au paganisme, la vetus lex libertatis - l’ancienne loi de liberté (saint Irénée)
n’est point une innovation chrétienne ; mais le christianisme œcuménique lui a donné un sens nouveau, infiniment plus profond.
Les Pères de l'Église l'opposaient au fatalisme astrologique, au gnosticisme et au manichéisme, ainsi qu'aux
autres unilatéralités de même genre.
Ils le faisaient parfois non sans certains abus - comme, par exemple, l’opinion d’Origène, qui semble rattacher
à l'exercice du libre-arbitre toute la différenciation des créatures raisonnables. Le champion principal de la
question, avec un fort penchant à la prédestination, fut saint Augustin — dans sa polémique contre les manichéens
d'abord et ensuite dans sa lutte comntre Pélage.
L'Orthodoxie catholique accepte à la fois l'augustinisme extrême, tel qu'il est exprimé, par exemple, par Calvin,
et le pélagianisme extrême méconnaissant toute nécessité de la grâce, la création parfaite (Dieu vit
tout ce qu’il avait fait ; cela était très bon - Ge 1, 31.) une fois réalisée.
Maintenant que nous connaissons mieux la pensée du Père Léonide, nous ne serons pas surpris de voir que deux points de vue apparemment opposés et irréconciliables sont considérés par lui comme étant des pôles antinomiques de la réalité théandrique.
Bien que la décision de la volonté humaine n'ajoute rien à la prédestination divine, la prédestination divine - quant à elle - est conditionnée par la volonté humaine. Celle-ci conserve sa pleine valeur pour le monde de la création, le monde théandrique.
La prédestination divine agit selon sa prescience de l'activité humaine libre à venir.
Aucune prédestination n'est possible là où il n'y a point de décision libre de la volonté ; cette liberté ne trouve à son tour sa raison d'être que dans la non-liberté, dans la nécessité, dans l'esclavage volontaire ou involontaire. Le degré de perfection de la liberté coïncide ainsi mathématiquement avec celui de la détermination.
5) L'accord mystique de l'être humain à la création.
Libre parfaitement, l'homme l'est parce que non-libre, parce que soumis absolument à certaines
lois d'existence, à certaines conditions à remplir ; sa création même contrarie en quelque sorte sa liberté.
Mais voici que Dieu crée l'homme non sans demander mystiquement son consentement à cette création ; en lui
prescrivant les lois, Il n'exerce aucune pression sur sa volonté, la laissant libre de créer ses propres lois
et de réagir librement aux décisions divines.
Telle est la coopération intégrale de Dieu avec l'homme ; Dieu ne se réserve que le droit d'instruire et de châtier
ceux qui dévient consciemment de la direction assignée par le Créateur. Tout acte de Dieu est puissant par lui-même
et atteint toujours son but.
La Parole qui sort de ma bouche ne Me revient pas sans résultat, sans avoir fait ce que Je voulais et accompli sa mission (Is 55, 11).
Cet acte divin suppose et exige nécessairement un contre-acte, une réaction de la part de l'homme ; entre Dieu et l'humanité il y a une sorte de pacte d'union, de caractère théandrique. Car le Seigneur se cherche non des esclaves sans volonté, mais des enfants et des amis dignes de lui ; et Il ne veut point la mort du pécheur.
6) L'être humain : à la fois esclave prédestiné, et libre absolument.
La liberté humaine, quoique limitée comme toute chose créée, est ainsi une Autexousion,
un libre-arbitre même à l'égard de la loi divine. L'homme est doué d'indépendance, et celle-ci le rend
responsable de sa fin dernière ; autrement de quel droit le jugera-t-on, à la consommation de toutes choses ?
L’être humain collabore efficacement à l'œuvre de sa divinisation et possède dans la plus large mesure
la liberté d'exercice.
Esclaves, nous sommes prédestinés par Dieu d'une manière absolue, Dieu connaissant absolument tout l'avenir et
toute futuri-bilité - et nous déterminant, en vertu de cette connaissance, au salut ou à la perdition,
ne serait-ce qu'involontairement.
Libres absolument quant à notre volonté, notre raison et nos sentiments, nous participons librement
et volontairement à l'acte même de notre détermination - car cet acte, comme tout dans l'Église, est divin
et humain à la fois.
La seule solution possible et justifiable, pratiquement et théoriquement, se trouve toujours dans le mystère
théandrique, d'après l'ancien dicton : « sans nous, Dieu ne nous sauve pas ».
1) Le libre-arbitre, face au péché et au mal.
Voici que la notion spécifiquement chrétienne du libre-arbitre se rattache à celle
du péché et du mal en général, auxquels elle est liée par opposition à la grâce. Car tous ces extrêmes du rationalisme
et du volontarisme, du pragmatisme et du déterminisme ne peuvent naître que dans le triste état de déchéance
complète dans lequel se trouve actuellement le monde entier, au lieu de jouir de l'ancienne béatitude paradisiaque.
À l'état primitif, en-dehors de son activité propre, l'homme était donc créé ni libre, ni non-libre, ni esclave,
ni non-esclave, ni mortel, ni immortel ; il était neutre, et c'est en ceci que consistait sa ressemblance
à la divinité incréée du Père céleste. Cette relativité s'explique facilement si nous nous souvenons que
la création a deux faces : divine et humaine :
- la face divine, la Sagesse, possède pleinement la connaissance des choses à venir ; elle n'a point de choix
à faire, tous les opposés étant identifiés en elle comme Absolu du relatif.
- la face humaine, par contre, a besoin de choisir, de réfléchir : toutes les choses qui sont identifiées
dans la Sagesse divine, elle les analyse, les examine l'une après l'autre ; la liberté de l'homme est une liberté
d'analyse. Cela prouve que cette liberté est conditionnée, et que les voies à choisir sont, elles aussi,
tracées d'avance.
2) L'esclavage comme choix entre deux états.
L'esclavage consiste justement dans la nécessité de choisir entre les deux états qui
s'ouvrent à la création dès l'origine. Ces deux voies sont le bien d'une part et le mal de l'autre. On a beaucoup parlé
et l’on parle toujours de ces deux entités antagonistes. On a même maintes fois essayé de se placer en dehors,
de l'autre côté des deux adversaires, considérant Adam d'avant sa chute, et l’on a fini par ne plus savoir
ce que le bien et le mal sont en réalité et quelle est leur différence - ce qui a provoqué l'amoralité et
l'immoralité si caractéristiques de la crise mondiale actuelle, religieuse, sociale et politique.
Dieu s'est anéanti pour évoquer la création du néant, c'est-à-dire de soi-même. Dans cet anéantissement, Il a
tracé au monde une voie de développement, d'évolution — du rien vers la plénitude possible de l'être, se terminant
par la divinisation de la création, dans la personne de l'homme.
C'est donc une voie normale de développement et de vie, une voie « bonne » et la seule possible pour atteindre son but.
Mais est-elle unique ? Oui, en tant que Dieu n'a point trouvé, employé ni indiqué d'autre voie. Mais l’on peut
s'imaginer une tension — ne serait-ce qu'en qualité de simple possibilité — vers la direction opposée,
qui éloignerait la créa¬tion de Dieu.
La possibilité de cette deuxième voie mauvaise est cachée dans le fait de la limitation de la création ;
celle-ci contraste avec la perfection divine qui ne nécessite, quant à elle, nul choix et qui connaît à fond
le bien et le mal. Toutes les œuvres de Dieu sont parfaites ; mais tout ce qui est créé est nécessairement limité,
donc nécessairement soumis à une évolution, c'est-à-dire au changement constant, au mouvement, de telle sorte
qu’il puisse prendre plusieurs directions.
Laquelle de ces directions serait alors une direction mauvaise, s'opposant au plan divin de la création ? Ce ne
peut être la voie de retour vers le néant, celle de la divinisation de la création, car ce Néant n’est
autre que Dieu lui-même.
Il s'agit d'une erreur de direction, dans le contexte de la Création et du plan divin qui lui assigne son but - tous deux étant le fruit de la Volonté prédéterninante du Créateur.
3) L'hésitaton ontologique et le renfoncement en soi-même.
Une telle voie mauvaise serait tout d’abord celle de l'hésitation ontologique produite
par l'affaiblissement de la conscience. Nous sommes poussés vers cet affaiblissement, par notre incapacité
de saisir toute la profondeur du splendide plan divin de la création.
Une autre voie mauvaise serait ensuite le refus de se soumettre au plan établi de l'évolution, suivi du renfoncement
en soi-même, de la considération de son « Moi » comme d'un centre précieux, de valeur absolue, selon
l'équation :
« A = A » : « A » est « A » et rien de plus, le reste n'étant que « non-A ».
C'est non seulement un arrêt du mouvement naturel de la création vers Dieu ; c'est aussi le désir que la création se
concentre sur elle-même, oubliant son Créateur dans un acte d'égoïsme étroit consistant dans le désir de ne rien voir,
ne rien servir que soi.
Ce type d’arrêt d'évolution pervertit le développement normal de la création, la faisant entrer dans l'Epokhè,
la « mauvaise infinité » consistant dans la destruction et la décomposition de ce qui fut créé par Dieu. Telle est
l'unique possibilité pour le mal de se réaliser.
4) Le mal qui n'est pas créé, qui n'appartient pas aux futuribilités et qui est sans origine.
Comme toutes les œuvres de Dieu sont bonnes et parfaites, le mal ne peut donc être que ce
qui n'a pas été créé ; c'est un fait capital sur lequel les Pères de l'Église ont toujours insisté. Le mal est ce
qui ne peut pas être créé — et d’autre part, la Création théandrique est la plénitude du créé.
Le mal n’entre pas non plus dans le domaine des futuribilités, car les potentialités du futur sont les possibilités
qui peuvent faire partie du créé - et même en font déjà partie - car le nécessaire n'existe point en dehors du possible.
Le mal est donc une absurdité, — quelque chose d'impossible et d'inimaginable, d'irréel.
Si l'on veut recourir à la méthode imparfaite des analogies, le mal est un mirage, un Fata-Morgana
(Les Croisés crurent apercevoir des châteaux fantastiques qui apparaissaient dans la brume du détroit de Messine.
Ils attribuèrent ce phénomène optique à la fée Morgane – d’où le nom « Fata Morgana » - « Fée Morgane » en Italien),
quelque chose de trompeur, une apparence sans profondeur réelle, dépendant donc dans son existence de la vérité
réelle des choses.
Mais c'est précisément cette dépendance qui rend le mal complètement indépendant, dans la mesure où les choses
peuvent être pour ainsi dire retournées à l'envers, utilisées par le mal pour contrer l’approche du divin.
L'impossibilité et l'absurdité qui caractérisent le mal en font une caricature du Très-Haut, car l’inversion
du Divin est le domaine qui lui est exclusivement propre, où il se sent roi.
Comme l'Incréé lui-même, le mal n'a pas d'origine. Comme l'Incréé lui-même, il se situe en-dehors de la création
et avant la création.
« Avant la création » ??? Cela nous paraît être une affirmation contestable.
Comme l'Incréé lui-même crée les choses, le mal s'en empare et s'en sert. Et comme l'Incréé crée la création non sans demander mystiquement son consentement à cet acte sublime d'amour, le mal lui aussi ne peut se réaliser que par la décision libre de la création, par son consentement à cette réalisation, d'où la nécessité d'une tentation. La dépendance du mal de la volonté libre de la création est son point le plus faible, à l’origine de son anéantissement définitif à venir. Car le fait simple d'imiter le Créateur montre que le mal n'est qu'une imitation, une similitude, une fausseté, un mensonge.
5) La contradiction entre le bien et le mal.
Entre le bien et le mal il n'y a point d'antinomie, mais une simple et évidente contradiction,
de nature universelle — l'unique contradiction possible et imaginable. Le bien et le mal ne sont pas deux opposés,
car l'opposition suppose toujours l'unité d'essence des deux contraires ; ils sont contradictoires, incompatibles,
étrangers l'un à l'autre. Le bien, la vie, sont un être, une essence, et le mal, la mort ne possèdent pas d'être, n'ont
point d'essence et n'existent qu'en qualités de parasites qui détruisent l'être qu'ils exploitent, et en même temps
se détruisent involontairement eux-mêmes.
Nous pouvons distinguer entre le bien positif et le bien négatif. Ce dernier, consubstantiel au premier,
n'est pas identique au mal qui ne peut avoir de communion d'essence avec le bien, n'étant pas essence lui-même.
Le mal est l'impossible, l'inexistant et l'aveugle, et c'est pourquoi, n'ayant pas d'origine, il est autonome
dans son existence ; c'est en ceci que consiste sa possibilité, son existence et sa puissance, quoique tolérées
seulement par Dieu.
1) Les diverses significations des « ténèbres » :
Tel est le domaine des « ténèbres » dont il est souvent question dans la tradition théandrique
de l'Église. Quelles sont ces ténèbres, Hè skotia - HoSeK, dont il est question pour la première fois dans
la cosmogonie biblique et, dans le Nouveau Testament, dans le prologue de l'Évangile de Jean ?
HoSeK, possède une signification équivalente à celle du terme « ténèbres » ; il signifie aussi un lieu
obscur, le Hadès des anciens,
Parlerait-on de ta miséricorde au sépulcre, de ta fidélité au lieu de perdition ? (Ps 88, 13)
...ou une prison souterraine :
Je T’ai désigné comme Lumière des nations (…) pour faire sortir de prison les captifs et du cachot ceux qui habitent les ténèbres (Is 42, 7).
Au sens métaphysique, HoSeK désigne la misère, lafortuna adversa :
Sur les habitants du sombre pays, une Lumière a resplendi (Is 9, 1).
Il peut aussi désigner la destruction :
Il n’espère pas échapper aux ténèbres et se voit désigné pour l’épée (Jb 15, 22).
...la mort :
Que l’homme se rappelle que les jours sombres sont nombreux ; tout ce qui vient est vanité (Ec 11, 8).
De même il est employé au sens moral d'ignorance :
Apprends-moi ce que nous pourrions lui dire ? – mais nous ne pourrons argumenter, à cause des ténèbres (Jb 37, 19).
...de mal :
L’intelligence te gardera pour t’éloigner (…) de ceux qui délaissent les droits sentiers et vont courir par des routes ténébreuses » Pr 2, 13.
...etc. La lumière et les ténèbres sont mélangées dans le chaos primitif neutre et informe (abîme - TeHôM) — les ténèbres couvrant l'abîme ne deviennent une force mauvaise que lorsque la lumière apparaît, les définissant comme ténèbres :
Et Dieu sépara la lumière et les ténèbres (Ge 1, 4).
Dans le plan physique de la création, la division entre la lumière et les ténèbres signifie
la concentration de la vie en un certain lieu, en une immense nébuleuse lumineuse, entourée en-dehors par
les ténèbres, par l'absence de vie.
Ces ténèbres n'ont point de réalité indépendante ; elles sont un vide sans durée, un vide qui n'a plus de sens,
qui est un non-sens après l'apparition de la lumière. Une fois la lumière apparue, les deux domaines du bien
et du mal, de la vie et de la mort deviennent séparés. De ce fait, nous entrons donc dans le domaine de la morale.
Ce domaine, si l'on veut, n'est autre que celui de la ressemblance divine, celui d'un Homme-Dieu. Le domaine de l'image,
celui du Fils, nous est donné ; le domaine de la ressemblance, celui de l'Esprit-Saint, est notre
devoir que nous devons accomplir, un problème dont nous devons trouver la solution.
2) Les deux voies.
Les deux voies et leur situation réciproque sont symbolisées dans la Bible, par l'image des deux arbres qui poussaient au milieu de la demeure du premier homme, du « Paradis » terrestre : l’arbre de la vie (la voie du bien), et celui de la connaissance du bien et du mal. La voie du mal, nous le voyons bien, n'est indiquée qu'en une dépendance étroite avec le bien. Du dernier arbre il est dit :
Le même jour que tu mangeras de ce fruit, tu mourras (Ge 2, 7).
Comme tout être animé, l'homme avait besoin de nourriture et goûtait surtout des
fruits de l'arbre de la vie. Ces fruits étaient faits spécialement pour lui donner une nourriture qui soit
suffisante et complète. Quelle était la nature de l'arbre de la connaissance du bien et du mal ? Le nom donné
à cet arbre nous découvre une vérité nouvelle : la connaissance du bien ne peut être séparée de celle du mal.
Notre monde, dans son état primitif, était neutre ; s'il est dit qu'il était « très bon » (Ge 1, 31),
c'est uniquement dans le sens de sa perfection, de sa parfaite correspondance au dessein du Créateur. Toute
chose n'est bonne que dans sa tension vers Dieu ; le troisième terme entre les deux extrêmes n'est point donné.
Tout ce qui existe est défini soit par son opposé antinomique (âme et corps, matière et esprit, l'objet et le sujet,
etc — domaine de la personnalité), soit par son opposé théandrique (fini-infini, absolu-relatif, etc — domaine
de l'existence.) ou logique (unité-multiplicité, essence-qualités, etc.), soit par contradiction, la
reductio ad absurdum (bien-mal, vérité-mensonge, etc. — domaine de la morale).
- Le premier genre d'oppositions, l’opposé antinomique - suppose l'unité essentielle (la consubstantialité) de ce qui
est comparé ;
- le second, l’opposé théandrique - la dépendance mutuelle ;
- le troisième, l’opposé logique - la différence totale (véracité d'une part et fausseté de l'autre).
Et comme toute connaissance en général est avant tout une distinction, il n'est point possible de connaître le bien
sans connaître le mal ; le fait de savoir que tout ce qui existe est bien, suppose déjà une certaine intuition et
même une certaine expé¬rience de ce qui est mal. Il suffisait de sentir que telle ou telle chose était bonne pour
sentir en même temps la possibilité pour elle de devenir mauvaise.
3) La connaissance du bien et du mal.
Cognosco = con-gnosco, — l’acte de connaître implique la connaissance de la chose en question avec son opposé.
Toutefois, le bien ne dépend pas du mal dans son existence, mais, d’une façon totalement différente, c'est le mal
qui dépend du bien dans sa réalisation. Le bien a une origine, dépend du Créateur, tandis que le mal, avons-nous vu,
n'a pas été créé, tout comme les souffrances et la mort. La réalisation du mal ne dépend point de la volonté du Créateur,
mais uniquement, et toujours par opposition, de celle de la création.
Le mal est ce qui donne à tout un sens contradictoire à celui du bien, — c'est une possibilité vide, de non-correspondance
de l’élément créé à sa destination dans le plan divin de la création.
Le mal est un mensonge ; c’est la proclamation comme infini de ce qui est en lui-même fini, limité : « vous
serez comme des dieux » (Ge 3, 5).
Le mal est aussi une substitution du divin à l'humain, une anticroix que le serviteur du mal soulève au lieu
de la Croix du Christ. C'est la considération antichrétienne du Dieu-Homme comme homme-dieu et, réciproquement,
d'un homme-dieu comme un Dieu-Homme : c’est l'Antéchrist comme idéal.
Il n'y a donc aucune possibilité pour la création de passer de nouveau de l'autre côté du bien et du mal
une fois son choix accompli ; ce n'est que Dieu seul qui les connaît parfaitement et qui par conséquent se trouve en-dehors
de tout problème contradictoire de ce genre : en Lui il n'y a point de contradiction.
La création ne connaît pleinement ni le bien ni le mal ; elle peut seulement distinguer l'un de l'autre, réaliser
dans sa vie l'un ou l'autre ou encore pis - les deux à la fois - mélange qui fut le résultat de la chute d'Adam.
N'existant point et n'ayant pas d'être, le mal reçoit pourtant une sorte de possibilité de réalisation : car ce qui
est vraiment le bien, répétons-le, ne peut être nommé sans que cette nomination présuppose la comparaison
et, par conséquent, l'existence du mal.
Ce qui est véritablement le bien, est la vie, est l'être, c'est-à-dire une réalité évidente qui n'a aucun besoin d'être
connue par opposition au mal. Le bien occupe toutes les catégories possibles de notre activité humaine normale.
C'est pourquoi l'acte - que disons-nous ! - le désir même de distinction entre le bien et le mal - portait déjà
en lui-même un défaut, une souillure, comme étant un acte de méfiance envers Dieu qui aime la création et
lui donne avec une confiance parfaite tout ce qui est nécessaire à son existence.
Comme tout essai de définition rationnelle du mal échoue, il faut donc le sentir et lutter contre lui, plutôt
que de chercher à le définir, car il est un non-sens, une possibilité d'erreur, propre uniquement à la création.
4) La réalisation du mal.
Pratiquement, nous avons mille moyens de réaliser le mal ; le mal, immoral, ne méprise aucun moyen pour cette réalisation. C'est pourquoi l'Écriture ne nous raconte pas, au fond, comment le mal a été introduit dans le monde. Elle ne nous parle pas clairement de la chute des anges qui a dû quelque peu précéder celle de l'homme et, avec et par l'homme, de toute la création. Ce n'est que dans l'épisode du début du livre de Job que « Satan » à proprement parler paraît au cours de l'Ancien Testament, sans parler des allusions imprécises et indirectes :
Comment es-tu tombé des Cieux, Astre du matin, fils de l’aurore ? (Is 14, 11-21).
...et des mentions passagères :
Suscite contre lui le Méchant, que l’Accusateur se tienne à sa droite (Ps 108, 6).
Satan se dressa contre Israël et incita David à dénombrer les Israélites (1 Ch 21, 1).
Il me fit voir Josué, le grand-Prêtre, qui se tenait devant l’Ange du Seigneur, tandis que Satan était
debout à sa droite pour l’accuser (Za 3, 1, 2).
La chute de l'homme est le commencement véritable de l'histoire du monde déchu, qui est celle de l'oscillation constante entre la vie et la mort, de la lutte entre les forces bonnes et mauvaises. Cette lutte nécessita l'immolation d'un Agneau, par la puissance duquel la séparation entre le bien et le mal - assurant la disparition complète de ce dernier - devient de nouveau possible :
« (Celui qui vient après Jean-Baptiste) tient en sa main la pelle à vanner et va nettoyer son aire ; il recueillera son blé dans le grenier - quant aux bales, Il les consumera au feu qui ne s’éteint pas (Mt 3, 12 ; 13, 30, etc.).
L'évolution progressive du bien et les changements qu'elle provoque entraînent une évolution symétrique, inconsciente, dans le mal. Le monde se trouve à la fois en Dieu et en dehors de lui. Par cet extérieur, le monde confine au mal qui est, lui aussi, un extérieur incompatible avec Dieu. Et comme c'est le Fils qui découvre le Père ad extra, c'est donc par la chair que le bien confine au mal ; il n’y a rien d'étonnant à ce que le mal et le péché se choisissent la chair comme demeure : car ce n'est que par sa réalité objective, extérieure, que le monde peut entrer en relations avec le mal - quoique la chair en elle-même ne soit point un mal, comme l'ont superficiellement pensé les gnostiques et les spiritualistes exclusifs de toute catégorie. Il est caractéristique que la première chose à laquelle songe le mal est le domaine du sexe qui l’aide à continuer à produire les êtres faibles et soumis au péché — le démon est même parfois représenté par une figure humaine avec un second visage à l'endroit des organes sexuels.
5) Le choix des créatures.
Il est donc clair que la tâche donnée par Dieu à chacune de ses créatures est celle de la lutte,
du martyre, à l'image et à la ressemblance de l'unique martyre du Christ. Car, ne l'oublions pas, le mal est plus
puissant que le monde, ayant existé bien avant lui et se sentant ainsi en quelque sorte autocrate. Pour ne pas se soumettre
aux tentations qu'il nous offre, pour le vaincre une fois pour toutes, il faut atteindre un certain degré de perfection
ascétique : « résistez au démon, et il fuira loin de vous » (Ja 4, 37)).
Le but de la création étant de nous rendre dignes d'être nommés les amis, les fils de Dieu, Dieu ne pouvait point ne pas
donner à l'homme la possibilité de choisir entre le bien et le mal : Il ne se cherche point des esclaves automates.
Il n'a pas voulu créer l'homme sans le combler de liberté, de jugement sain et d'entière conscience de ses actes ; Il
n'a pas voulu contredire à soi-même et ne s'est pas opposé à l'entrée du mal dans le monde.
Mais Il a toutefois montré à l'homme la différence entre la vie et la mort, et l'homme est donc responsable lui-même
de son choix. Pour marquer cette responsabilité, Dieu a interdit de goûter à l'« arbre de la connaissance (de la distinction)
du bien et du mal », sans interdire, bien entendu, la science et la connaissance en général.
L'intérêt scientifique,
la curiosité philosophique et l'élan créateur, répétons-le, sont des choses absolument saintes et qui se
trouvent en-dehors de tout problème concernant le bien et le mal ; ceci nous explique pourquoi la science est au
fond incapable de distinguer par elle-même entre la vraie nature des choses et leur nature actuelle, pétrifiée par le péché. Il
était donc permis de tout connaître, mais cette connaissance devait être normalement étrangère à tout problème
contradictoire. Quant au mal, il ne pouvait être connu, car il est en lui-même inexistant.
6) Le parasitisme du mal.
Ainsi, pour se donner l'être, il ne reste au mal qu'une seule issue une fois la création réalisée : c'est de s'emparer
du bien pour se réaliser à son tour, tout moyen loyal lui étant interdit. Comme le désir de la création reste éternel
et inchangeable en Dieu, le mal se croit ainsi entièrement garanti contre toute destruction. Il commence donc à vivre
en parasite, en se réalisant par les actes de pure folie, par le mensonge, la ruse et toutes les autres qualités qui,
sans posséder d'existence propre, peuvent se réaliser elles aussi sous le masque des qualités bonnes qui les définissent
par contradiction.
Le mal est forcé d'employer la tension vers le néant en vue de la destruction de l'évolution qui se dirige vers le Tout.
C'est pourquoi il se sert du mensonge comme de son arme première et principale, sous prétexte de faire retourner
la création à son Créateur, de la lui rendre semblable — tout en s'y opposant en réalité. On aboutit ainsi - non pas
à une négation active de Dieu qui est aussi légitime que son affirmation - mais à se passer de Lui, à vivre une
vie soi-disant indépendante, donc divine, quoique cette possibilité n'est que concédée par Dieu.
1) Le péché d'Adam.
Le péché originel est l'unité et l'essence de tous les péchés particuliers possibles et
imaginables, commis pendant l'ère de la déchéance - leur fondement et leur cause, bien qu'il est en même temps
et à son tour causé par eux. Il est transmis, dans la création visible, par voie d'engendrement — les pécheurs ne
produisent que les pécheurs, une source tarée et salie ne pouvant produire une eau pure. « Tous ont péché » dit saint
Paul (Ro 5, 12) ; mais ces péchés multiples et multiformes trouvent leur raison d'être dans un seul péché général,
commis par le premier ancêtre du genre humain, car en lui tous ont péché, comme sortis d'une seule et même source.
Le péché originel est donc implicitement présent dans tous les autres péchés, tout en étant incarné dans l'unicité
d'un péché unique qui a causé la déchéance de la génération humaine.
Ce péché a été celui d'Adam - unique non seulement parce qu’il est le commencement de tous les péchés possibles,
mais aussi parce qu’il fut commis dans les conditions extraordinaires, au milieu du paradis, par un être qui
n'était point comme nous, déjà soumis aux épreuves du mal et de la souffrance. Nos péchés sont souvent involontaires,
donc parfois plus ou moins véniels ; celui d'Adam était parfaitement conscient et voulu au sens strict de ce mot,
et c'est pourquoi il était, au fond, impardonnable. On dira peut-être : pourquoi souffrons-nous alors à cause de
ce péché de nos premiers parents ? — Parce que, tirant d'eux notre origine et dans ce sens leur devant tout,
nous tous, adamites, avons en outre donné, en dehors du temps, notre consentement à ce péché.
Un enfant, avons-nous vu, n'est jamais né sans consentir mystiquement à sa naissance. Et enfin « les souffrances des
temps présents sont sans proportion avec la gloire à venir qui sera manifestée en nous » )(Ro 8, 18); la leçon
est dure, mais nécessaire et salutaire. Telle est la « théodicée » catholique-orthodoxe.
2) Le royaume millénaire.
Refusez de vivre si vous ne voulez pas traverser l'épreuve que vous-même d'ailleurs, dans votre existence
idéale avant votre apparition au monde, aviez choisie. Mais, avant de sortir de cette vie, même si vous voulez
achever votre existence terrestre au moyen d'un suicide désespéré, il vous sera montré - ne serait-ce que trop tard - au
moment de votre mort, ce qu'est la vie véritable, ce qui nous sera donné en pleine mesure vers la fin du royaume
millénaire du Christ.
Ce royaume millénaire doit être distingué du Royaume de Dieu en général - dont parle saint Paul - lorsqu’il dit :
Le Christ remettra le royaume à Dieu le Père... afin que Dieu soit tout en tous » (I Co 15, 24-28)
À l'heure où nous serons soumis à une épreuve personnelle définitive par Satan qui vers la fin de mille ans sera délié et libéré de sa prison où il sera enfermé durant cette période :
Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre (Ap 20, 7-10).
À ce moment-là, selon l'Écriture, viendra l'heure où chacun de ceux qui ne sont pas entrés au
nombre des élus sera proclamé digne de la seconde mort, et mourra à cause de son propre péché, non à cause
de celui du premier homme.
Vous ne voudrez probablement pas mourir de cette mort seconde qui suit notre épreuve personnelle,
seconde mort qui surviendra dans le cas d'une chute définitive de notre part. On peut d'ailleurs tout repousser
durant cette vie, et ne se convertir qu'au dernier moment, « à la onzième heure » de l'existence terrestre ou même
au-delà de celle-ci, comme nous le verrons encore.
3) La responsabilité divine et celle de l'être humain.
La responsabilité de Dieu ne va point au-delà de la création de nos premiers parents : il est
donc injuste de L'accuser de cruauté, même en-dehors de notre rachat par les souffrances surhumaines de son Fils. N'abdiquons
pas ce qui prouve à la fois notre déchéance et notre grandeur, car le mal démontre finalement la magnificence du plan divin,
aboutissant à la création du roi de l'univers, de ce microcosme merveilleux que nous nommons « homme ».
Soyons tout-à-fait certains que, parmi tant de possibilités qui s'ouvrent inconsciemment devant nous au moment de notre création,
nous en recevons la meilleure. Et c'est l'homme qui, comme chef, devait faire pour la création entière le choix définitif.
Il choisit la voie d'éloignement. Or le péché, et avec lui ses conséquences imminentes - la mort, la destruction, la séparation
de ce qui fut uni, puis les laideurs, les maladies, les afflictions, les passions perverses, sans parler déjà des catastrophes
dans le monde physique - envahirent le monde.
L'homme connut trop tard où était le domaine de la liberté véritable : ayant fait son choix, ayant voulu connaître le bien
et le mal en violation du sage conseil divin, il devint esclave de ce mal. Telle fut son erreur, car la vraie
liberté ne se manifeste jamais par un acte comme celui d'Adam : la liberté reste libre également après son choix.
L'homme a donc été « tenté » de l'extérieur. Mais son sort depuis lors fut néanmoins fixé : partout, dans tout domaine,
il était forcé désormais de se soumettre au mal, lui permettant de pervertir facilement tout le reste de la création.
Sa liberté, sa volonté repentie, ne pouvait plus se contrarier elle-même, car elle avait raisonné selon ses droits,
bien que faussement.
La justice devait s'accomplir. Le bien cessa d'être le bien véritable ; il commença à être défini, conditionné par le mal, —
chose anormale, car le bien est absolument indépendant de lui. Cet esclavage priva l'homme de la faculté de goûter
au bien véritable, et rien en ce monde n'était capable de le relever de cet état de déplorable déchéance.
Ce n'est d'ailleurs qu'Ève, représentante visible de l'Éternel Féminin - c'est-à-dire de la Création entière - qui devait
et pouvait introduire le péché dans le monde, et point Adam lui-même.
1) La mort : définition.
Quel est l'état de l'être plongé dans le mal ? Tout être commettant un péché éprouve un certain moment de jouissance aiguë - l'assouvissement du désir trompeur, ne serait-ce que du désir le plus mesquin de tous. Après cela, arrive toujours l'amertume de la désillusion, le sentiment que vous êtes dans l'erreur, que vous avez été ou que vous vous êtes trompé. Involontairement vous vous êtes plongé dans le mensonge, dans la fausseté ; le mirage du bonheur s'est définitivement évaporé. Au lieu de la vie, vous recevez en fin de compte la mort éternelle - mort non seulement du corps, mais aussi de l'âme :
Que sur eux fonde la mort, qu’ils descendent vivants aux Enfers, car le mal est dans leur demeure,
au milieu d’eux (Ps 55, 14).
L’âme qui pèche, c’est celle qui mourra (Ez 23, 20).
...c'est la désintégration complète de la personnalité, dans tous les sens du terme.
La mort est une permanence de l'état contraire de la vie bienheureuse, le sheol des Hébreux, le royaume
des fantômes décrit par beaucoup de légendes de tous les peuples. C'est un état probablement très proche de
celui d'un rêve affreux, d'un cauchemar dans lequel cessent toutes les fonctions normales du corps, y compris la
vie du corps elle-même - tandis que l'âme, l'opposé polaire du corps, s'enferme dans sa subjectivité, ses sensations
intérieures ne pouvant plus être transmises à l'extérieur.
Pourtant cet état, quoique antinaturel, est préférable à l'union, devenue accablante, de l'âme pécheresse
avec le corps corrompu. C'est pourquoi la mort est une délivrance.
2) La mort première : Essence, Sujet et Objet du défunt.
Quant à l'« esprit » ou essence intérieure de l'homme, il « retourne auprès de Dieu » (Ec 12, 7). La mort
n'est donc point une cessation d'existence ; ce n'est que cessation de la vie, ce qui est autre chose.
Le non-être est d'ailleurs impossible pour la création - Dieu seul le possède. L'objet de l'être mort,
son corps - dont la dépouille reste dans le monde des réalités objectives - commence une
existence nouvelle, celle des éléments de ce monde, composés d'atomes morts.
Le sujet de l'être mort rentre dans le domaine des autres sujets, devenant un fantôme sans
réalisation objective, et possédant une certaine clairvoyance dans la vraie nature de la création.
Malgré cette dissolution complète des trois parties de la personnalité créée, l'autoconscience ou l'esprit
est parfaitement conservé, et c'est dans cet anéantissement de l'union et de l'harmonie de l'être que consiste
ce qu'on appelle la torture éternelle. Chacune des trois parties de l'être individuel ne peut pas ne
pas désirer et chercher à retrouver l'état primitif de l'union ; l'autoconscience souffre de la décomposition
de son corps et du vide insensé de son âme. C’est le retour vers l'état de puissance désirant
toujours se réaliser à nouveau et qui, se souvenant de sa réalisation antérieure, est maintenant privée, pour
l'éternité et sous la contrainte, de toute nouvelle réalisation.
Le tourment augmente encore du fait que nous ne rentrons point dans l'état d'équilibre qui précédait notre naissance,
mais restons dans l'état auquel nous avons abouti au moment de notre mort. Le comble de la torture est la
conscience que, malgré toutes nos souffrances, nous n'avons même pas payé notre dette et restons ainsi
irréparablement coupables devant Dieu.
Nous ne sommes point capables désormais de recourir à lui pour implorer sa miséricorde : iustitia facta est -
justice est faite, et devant ce fait, nous nous inclinons interdits. Nous nous condamnons d'ailleurs nous-mêmes
par le verdict implacable de notre propre conscience tardivement éclairée. L'âme, tout en conservant une liaison
avec le corps en pourriture, continue désormais à sentir cette dernière comme la sienne propre, car elle
sent tout, voit tout, bien que tout cela passe en elle maintenant comme dans l'irréalité, ce qui est encore plus
douloureux.
L'âme essaie de se réveiller, mais ne peut rentrer dans l'état d'objectivation, car son objet,
le corps, est séparé d'elle d'une manière infranchissable. C'est un véritable enfer, d'où l'âme ne peut sortir.
Que faire ? Rien, puisque c'était la volonté libre de l'homme complet et parfait que d'aller à la mort,
bien que dans l'espoir de devenir un dieu.
Dans son état de compréhension éclairée, l'âme voit que la fin à laquelle a abouti son existence est parfaitement
logique, parfaitement méritée. Telle est la mort première.
3) Les deux voies de la vie et de la mort.
De même que Dieu a voulu mener la création vers son existence propre, de même il dépend de Lui de détruire à jamais
le mal et la mort. Car le problème du mal - avons-nous dit - n'est rien devant l'éternité. Ce n'est qu'un court
épisode malgré son importance - épisode qui ne nuit en rien au plan de la divinisation de la création.
Le catéchisme élémentaire des deux voies de la vie et de la mort, nous est donné dès les débuts du
christianisme historique dans la Didakhè, la « Doctrine des douze Apôtres ».
Les deux voies de la vie et de la mort sont deux égales possibilités qui se présentent à l'homme pour atteindre
un même résultat - le seul possible - celui de l'obéissance et de la confiance complète en Dieu.
La voie de la vie agit par des moyens constructifs ; la voie de la mort agit par ceux de la destruction qui,
épuisant toutes les forces de l'être pécheur, nécessitent un Rédempteur spécial, égal en tout au premier
homme, Adam. Il ne dépend point de la volonté, même involontaire, du mal de faire rentrer la création dans
l'état d'avant son commencement, car c'est la volonté de Dieu et non celle du mal qui est la substance du monde,
et toute substitution s'avère impossible.
1) Le péché originel : la doctrine du Père Léonide.
Si nous résumons ce que le Père Léonide vient de nous dire sur la question du « péché originel », nous pouvons retracer les opinions suivantes :
La théologie du péché originel est un monopole de l’Occident : « l’Orient gréco-slave
l’ignore presque, si l’on excepte quelques pensées passagères et épisodiques chez Origène… »
Le « péché originel » fut accompli par un couple initial, qui est à l’origine de l’histoire humaine :
« (le péché) d’Adam était parfaitement conscient et voulu au sens strict de ce mot, et c’est pourquoi il était,
au fond, impardonnable ».
L’humain originel était à mi-chemin entre le bien et le mal : « À l’état primitif, (…) l’homme était créé
ni libre, ni non-libre : ni esclave, ni non-esclave ; ni mortel, ni immortel ; il était neutre ».
Le mal est inévitable, et inhérent à la création : le mal provient du caractère limité de la Création : «
la possibilité de cette deuxième voie mauvaise est cachée dans le fait de la limitation de la création ».
« Tout ce qui est créé est nécessairement limité ». « Le désir même de distinction entre le bien et
le mal portait déjà en lui-même un défaut, une souillure ».
Le mal lui-même est antérieur à la création : « comme l’Incréé lui-même, n’a pas d’origine. (…) Il
se situe en-dehors de la création et avant la création ».
Enfin, nous avons donné, avant notre naissance, notre consentement à cet état de choses : « nous avons
donné, en-dehors du temps, notre consentement à ce péché ». L’être humain ne peut donc pas se plaindre !
Nous pouvons bien imaginer que cet ensemble de données est quelque peu problématique. D’ailleurs, le Père Léonide s’en aperçoit, puisqu’il se sent contraint de dire :
Refusez de vivre, si vous ne voulez pas traverser l’épreuve qui vous-même d’ailleurs, dans votre existence idéale avant votre apparition au monde, vous aviez choisie.
Lorsqu’on en vient à devoir dire : « refusez de vivre, si vous n’êtes pas d’accord avec cet état de choses » - c’est
qu’il existe quelque part un problème dans la construction théologique.
Prenons un moment pour réfléchir sur les notions que le Père Léonide vient de nous livrer.
2) Optimisme et joie des Pères grecs :
« La théologie du péché originel est un monopole de l’Occident » : Les Pères grecs
n'aurait-il rien pensé de valable, concernant la question de la rédemption ?
- Il est certain que nous ne trouvons pas dans leurs oeuvres de présentation systématique concernant la « rédemption »
en tant que telle. C'est une problématique dont le caractère juridique et artificiel leur est étranger.
Lorsque nous parlons de « rédemption », cela équivaut au fait de nous poser la question : « en quoi consiste
le Salut en Christ ? » et : « de quoi le Christ nous sauve-t-il ? ». Lorsqu'on affirme que le Christ nous sauve,
s'agit-il de mots creux, d'allégories poétiques - ou nous trouvons-nous en face d'une réalité concrète ?
Il est certain que les Pères grecs n’ont pas manqué de réfléchir profondément sur une question aussi fondamentale,
même s'il n'y ont pas apposé formellement le mot de « rédemption ».
Partout dans les oeuvres patristiques, partout dans les textes liturgiques, nous trouvons l'affirmation maintes
fois répétée du fait que le Christ nous apporte la Vie, et qu'il nous délivre de la mort par sa Résurrection :
Seigneur ami des hommes, dans ta Lumière nous verrons la Lumière, car Tu es ressuscité des morts,
accordant le Salut au genre humain pour que la création entière Te glorifie ; Toi, le seul sans péché,
aie pitié de nous.
Troisième stichère des Laudes, le Mardi radieux, à Matines.
3) Platonisme pratique et survie de l'âme :
Ces joyeuses affirmations patristiques et théologiques se heurtent à la conviction
intime de la plupart des gens. Cet axiome qui sous-tend la vision du monde de la plupart des gens, et le fait
que la mort est une réalité universelle, qui ne saurait connaître d'exception.
Au maximum, accepte-t-on de croire qu'après la destruction du corps, il y a une survie de l'âme : le corps matériel
s'en va, mais notre intellect survit dans un autre univers.
Ce « platonisme » qui considère le corps comme un vêtement dont on se libère à l'issue de cette vie terrestre,
n'a pas besoin de la religion chrétienne pour pénétrer les esprits : il suffit d'adhérer à une philosophie
ou à une gnose. Il n'est pas besoin d'une Révélation pour avoir conscience d'une survie de l'âme ; pour cela,
une réflexion philosophique suffit.
Cette conception platonisante imprégne tellement les esprits, qu'une grande majorité des chrétiens ne voit
guère à quoi pourrait bien servir une éventuelle « résurrection des corps », dans une optique ou seule importe
une spiritualité désincarnée.
4) Opinion théologique et comportement religieux :
Toute option théologique – même si l’on n’a pas conscience que l’on fait de la théologie !
- entraîne un certain type d’attitude et de comportement religieux. Si l’on estime que la matière n’a pas d’importance -
ou même qu’elle est un inconvénient, un obstacle dans la vie spirituelle, on ne voit plus en quoi la présence
de la matière dans les sacrements (le pain et le vin dans l’Eucharistie, l’eau du baptême, l’huile de l’onction,
l’eau bénite…) pourrait-elle avoir une quelconque importance.
Ces signes matériels sont gardés par habitude, par coutume, par tradition. Et généralement ils sont minimisés :
une hostie diaphane servira pour l’Eucharistie ; l’usage du vin pour la communion des fidèles sera supprimé ;
une ou deux gouttes d’eau suffiront pour le baptême, qui désormais se fera par aspersion et non plus par immersion :
l’onction d’huile disparaîtra pratiquement de l’usage liturgique, et lors des rares fois où le célébrant
devra bénir un objet ou un lieu, il agitera en l’air une minuscule éprouvette d’où sortiront trois goutte
d’eau bénite, dont aucune ne rentrera en contact avec l’objet à bénir…
Cette négation de la matière s’attaque aux vêtements liturgiques, qui en Occident se sont constamment réduits :
par exemple, l’ample chasuble ancienne est devenue l’étroite « chasuble-violon », et l’usage même de la chasuble
est fréquemment supprimé, dans l’Église romaine. Le rite, la prière liturgique, qui inclut un certain
environnement matériel, est vu comme une « spiritualité de deuxième ordre », par rapport à la méditation, purement
mentale. Finalement, l’aboutissement de la négation de la matière est le comportement religieux des Quakers,
pour lesquels il n’existe plus ni rite, ni objet liturgique, ni quoique ce soit d’autre que des murs nus
et que l’inspiration individuelle.
Il est évident que la négation de la matière s’attaque prioritairement à l’icône, car l’icône témoigne de
la possibilité pour la matière d’être pénétrée des Énergies divines. L’icône montre que la matière, lorsqu’elle
participe à la dynamique de la Transfiguration, devient un prisme qui réfracte adéquatement la Présence du Prototype :
Le Christ ou les Saints – ces derniers en tant que « très-ressemblants » (prepadobny) au Christ.
5) La fausse évidence de la mortalité.
Le fait que le Christ nous apporte la Vie, et qu'il nous délivre de la mort par sa
Résurrection est absolument essentiel ; ce fait mérite que nous nous y attardions. Il existe aux yeux de tous ce
que l’on peut appeler une fausse évidence de la mortalité : visiblement, la mort biologique règne sans
partage depuis l’aube des temps.
Il n’a apparemment jamais existé, dans l’Histoire de notre planète Terre, un moment qui n’ait pas été régi
par la mort et l’entre-dévorement des créatures vivantes. La « fausse évidence de la mortalité » nous persuade
qu’il est impossible qu’existe un monde autre que celui que nous connaissons. C’est la conviction
que partout et toujours, si l’on se jette par la fenêtre du cinquième étage d’un immeuble, l’on ne peut manquer
de se tuer sur le trottoir en ciment, face à l’entrée de cet immeuble… Il n’est pas d’exception à la loi de la gravité.
Ceci dit en passant, cette affirmation désabusée contredit immédiatement ce que le Diable dit au Christ,
sur le faîte du Temple, lors de la Tentation :
À ses Anges Il (le Père) ordonne à ton sujet (au Christ) de Te garder en toutes tes voies :
sur leurs mains ils Te porteront, pour qu’à la pierre ton pied ne heurte.
(Mt. 4, 6 – citation du Ps. 91 (LXX : 90), 11-12.
Ceci n’est certes pas un argument, car il faut se méfier du Diable lorsqu’il cite les Écritures…
6) Pourquoi se réjouir de la résurrection ?
Lorsque la « fausse évidence de la mortalité » pénètre entièrement tous les esprits,
plus personne ne peut ressentir de la joie, à l’annonce de la Résurrection du Christ. Pourquoi me réjouirais-je,
puisque je meurs physiquement de toute façon, et que seule mon âme subsiste ? Aurais-je une raison de me réjouir,
puisque, lorsque je serai réanimé, je serai confronté à un Dieu-comptable qui va énumérer tous mes péchés ?
À ce jugement, je serai nécessairement perdant…
Curieusement, ce qui me sera reproché, ce sera principalement mes plaisirs – le sexe surtout – qui semblent
avoir le don de mécontenter la Divinité… Ce qui Lui plaît, ce sont les jeûnes, les nuits sans sommeil, l’ardente
culpabilité, les macérations, les insultes subies passivement, les agonies, les plaies purulentes… Aujourd’hui,
bien des gens préfèrent se débarrasser de l’épouvantail d’un tel Dieu, afin de pouvoir tout simplement vivre en
harmonie avec eux-mêmes.
Le baromètre exact de l’invasion de la « fausse évidence de la mortalité », la mesure précise de cette perversion
du Christianisme, est donnée par le niveau de désaffectation de la fête de Pâques - par l’invasion dans les esprits,
de l’indifférence septique envers la Résurrection du Christ.
L’Occident se sépara du Christianisme des Apôtres lorsque la fête de Pâques perdit sa centralité dans la Liturgie
de l’Église, au profit du Vendredi-Saint. Le Christianime ne fut plus l’annonce de la Vie nouvelle, mais se présenta
comme une réponse à la souffrance humaine, comme l’est le Bouddhisme.
7) La question de la souffrance humaine.
L’homme souffre, lors de sa vie terrestre. Quelle en est la cause ? À cette question, il peut y avoir
deux réponses : la première affirme que la souffrance de chaque être humain résulte des imperfections d’une vie antérieure.
Chaque homme est absolument seul dans un Univers indifférent, et doit composer avec cet implacable équilibre cosmique.
D’où vient cet équilibre cosmique, qui l’a établi ? Nul ne le sait : c’est un axiome indémontrable.
L’autre réponse affirme qu’il existe un Dieu personnel, et qu’Il est venu parmi nous partager nos souffrances.
Chaque fois qu’Il souffre, Il neutralise l’une de nos souffrances. Sa souffrance est rédemptrice, c’est-à-dire
qu’elle possède la miraculeuse capacité de neutraliser la souffrance correspondante de l’être humain.
Pourquoi ? Là aussi, personne ne le sait : la souffrance rédemptrice est un axiome indémontrable sur lequel
se fonde tout ce système.
Le Christianisme des Apôtres avait une flamme, une lumineuse intensité, qui explique le témoignage joyeux des martyrs.
Cette flamme était faite de la joie de la Résurrection et de l’attente de la Seconde Venue du Christ.
Les deux aspects étaient liés.
L’Église primitive ne s’est imposée que par sa joie eschatologique, sa conviction, exempte de tout
doute, qu’elle avait l’expérience du Royaume venu en force, par la sensation, la vision de l’aube du jour à venir.
Alexandre Schmemann. Journal (1973-1983) Éd. Des Syrtes 2009, p. 188.
Cette joie s’éteint dès le moment où l’on ne parvient plus à voir quelle Vie peut bien apporter le Christ, dès le moment où l’on n’est si bien établi ici-bas que l’on a définitivement cessé d’attendre sa Venue ; dès le moment où le terme « Apocalypse » me veut plus dire « Révélation » mais ne suscite en le cœur de chacun, que de la crainte et de l’angoisse.
8) Le Salut comme rémission des péchés.
La fausse évidence de la mortalité, qui – disons-le en passant, ne laisse aucune place à
la Résurrection du Christ – nous amène à nous poser cette question : « si le Salut que nous apporte le Christ
n’est pas la Résurrection, ou du moins si cette Résurrection n’a pas d’autre signification que de nous informer
de la survie de l’âme en l’au-delà, en quoi consiste le Salut en Christ. Qu’est-ce que le Christ nous apporte au juste ?
La réponse évidente à cette question est la rémission des péchés. Lorsque l’Ange apparut à Joseph, il lui dit :
(Marie) enfantera un fils, auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est Lui qui sauvera son peuple de ses péchés - amartiôn (Mt. 1, 21).
Saint Paul nous dit :
En Lui (le Christ), nous avons la Rédemption - apolutrôsin - par son Sang, la rémission des fautes - paratrômatôn - selon la richesse de sa grâce (Eph. 1, 7).
Le Christ pardonne les péchés, et transmet ce pouvoir à ses Disciples. C’est en tant que Dieu que le Christ pardonne les péchés – ce qui scandalise les scribes et les pharisiens :
Jésus, voyant leur Foi, dit au paralytique : courage, mon enfant, tes péchés sont pardonnés. Quelques scribes dirent en eux-mêmes : Celui-ci blasphème (Mt 9, 3).
La difficulté de cette problématique, c’est que la réponse que l’on donne habituellement,
c’est-à-dire la rémission des péchés, n’est pas fausse – certes non ! Elle contient une grande part de vérité.
Mais elle ne contient pas toute la vérité. En fait, cette réponse est unilatérale. Car elle pose
autant de questions qu’elle n’en résoud.
Le péché n’existe qu’envers Dieu - s’il n’y a pas de Dieu, il n’existe pas davantage de péché :
Si Je n’étais pas venu, si Je ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché (Jn. 15, 22).
Un Dieu qui vient nous sauver du péché - qui n’existe que par rapport à Lui - est semblable à un homme qui construit un tribunal, qui en installe les meubles, y compris la barre de l’accusé, puis qui y fait comparaître son serviteur et enfin prononce l’acquittement ! Il semble qu’il serait plus simple de couper court à toute cette comédie. Il est préférable de ne pas construire ce tribunal…
9) Un Dieu injuste ?
Mais est-ce possible pour Dieu ? Il est juste, et sa justice absolue et souveraine ne peut tolérer de passe-droit :
Dieu ne fait pas acception de personne (Dt. 10, 17). Dieu peut-il se permettre d’être injuste, ou du moins
de faire preuve d’une justice qui soit au-delà de la justice répressive telle que nous la connaissons dansla société
humaine ?
Les exemples d’une bénéfique injustice exercée par Dieu, abondent dans le Nouveau Testament. L’exemple le plus frappant et
incontestable est celui de la guérison du paralytique de Capharnaüm : d’autorité, le Christ lui remet ses péchés – sans
nullement lui demander son avis ! – et remet le malade sur ses jambes (Mt. 9, 6). Pendant tout cet épisode, le paralytique
n’a pas eu le temps de dire un mot…
On peut dire évidemment que le Christ aurait lu dans ses pensées, et aurait vu que le paralytique était dans
des conditions favorables au repentir. Mais une telle interprétation moralise ce texte, et en obscurcit
la signification.
En vérité, le Créateur possède la liberté de remettre arbitrairement les péchés à sa créature – et cela
n’empiète en rien sur la liberté de la créature humaine, car il ne s’agit pas d’autre chose que de la tirer
de sa captivité. C’est un point essentiel du Nouveau Testament : Dieu n’est pas prisonnier d’une justice
distributive. En aucun cas, le Christ n’est venu pour racheter une « offense » faite par l’être humain,
face au Père céleste, en vertu de quelque justice absolue, à laquelle Dieu ne pourrait se soustraire.
Ce genre de « monstruosité juridique » n’existe pas.
Adam ayant péché, Dieu aurait très bien pu lui pardonner le péché accompli, et ne pas laisser bouleverser le plan
de sa création, sans pour autant attenter à la liberté de sa créature. Pourquoi Dieu ne l’a-t-il pas fait ?
On peut assurément objecter ceci : « voilà bien une question irréaliste! Le monde est tel que nous le connaissons.
À quoi peut-il bien servir de se poser une telle interrogation ? » Eh bien, cette question est de grande et
primordiale importance.
10) La légende d'un dieu-investisseur.
La question se pose en ces termes :
Soit Dieu est bon, soit Il est tout-puissant :
- s’il est bon, il ne peut être tout-puissant ;
- s’Il est tout-puissant, assurément nous ne pouvons pas L’appeler « Bon ».
S’Il est tout-puissant, Il aurait très bien pu créer un Univers où ne règnent ni la mort, telle que nous la
connaissons – un déchirement intime de notre être – ni la souffrance.
S’il n’a pas voulu le créer – ou le choisir, parmi tous les Univers possibles - c’est qu’il a estimé que l’Univers
tel qu’il existe, avec son immense charge de souffrances et d’atrocités, est « rentable » : les louanges et
l’adoration qu’Il reçoit pèsent plus lourd que toutes les souffrances humaines, que les hommes malades ou torturés,
que les enfants maltraités et violés.
Qui voudrait d’un tel Dieu ?
Cette vision des choses qui décrit un Dieu investisseur, pour qui les souffrances de l’être humain sont rentables,
est à notre avis, l’une des grandes causes de l’incroyance – ou pour mieux dire, de la malcroyance contemporaine.
Pour éviter ce genre de caricature de Dieu, il arrive fréquemment que l’on décrive Dieu comme fondamentalement « bon » :
Il est le premier à souffrir ; par sa souffrance, Il précède la souffrance de chaque être humain ; lorsqu’un enfant
est écrasé par la chute d’un bloc de béton, lors d’un tremblement de terre, c’est Lui qui souffre, par
les yeux de cet enfant.
Bien sûr, ce n’est pas faux… mais ce n’est pas exact non plus : dans ce cas, la toute-puissance divine est niée,
afin de sauvegarder la bonté de Dieu. C’est très honorable, mais cela ne résiste pas à l’analyse.
11) Le consentement mystique de l'être humain à sa propre création ?
Pour sortir de ce « marécage conceptuel », il est nécessaire de considérer l’ensemble de la question de la Rédemption sous un tout autre point de vue. Le Père Léonide va nous y aider. Il affirme :
Voici que Dieu crée l’homme non sans demander mystiquement son consentement à cette création.
Voilà une affirmation originale ! - En fait, nous ne trouvons rien, dans la Révélation chrétienne,
qui vienne soutenir cette opinion. Mais il nous faut faire confiance à l’intuition du Père Léonide : il pressentait
qu’une décision capitale a été prise en-dehors de notre Univers – décision qui conditionne entièrement l’existence
qui est la nôtre.
Mais le Père Léonide réfléchissait dans les catégories de son temps, qui lui faisaient considérer l’existence d’une
seule dimension d’espace-temps : le nôtre. Si « quelque chose » s’est passée ailleurs, elle n’a pu se passer
qu’avant, puisqu’il n’existerait qu’une seule temporalité… La science physique contemporaine nous a habitués
à considérer qu’il existe plusieurs dimensions de la réalité.
12) Plusieurs univers, et plusieurs ensembles de coordonnées d'espace-temps.
La réalité dans laquelle nous vivons est caractérisée par quatre dimensions : les trois dimensions de l'espace, et
la dimension du temps. Nous pouvons nous figurer des univers qui ont MOINS de dimensions que le nôtre : un univers
qui comprendrait les trois dimensions de l'espace, mais qui serait dépourvu de la dimension du temps, serait une réalité
analogue à la nôtre, mais totalement figée. Un univers qui comprendrait seulement deux dimensions de l'espace, pourrait
être semblable à une feuille de papier ; un univers qui n'aurait qu'une seule dimension se reduirait à un simple point.
Par contre, il nous est absolument impossible de nous représenter un ou des univers qui ont une ou plusieurs dimensions
de PLUS que le nôtre : ce sont des abstractions mathématiques, pour lesquelles nous n'avons ni mots ni concepts.
La « théorie des cordes » prévoit un univers qui n'a pas moins de onze dimensions ! Il est inutile de dire
qu'il est largement au-delà de nos capacités de représentation. Si cette théorie se vérifie, nous pourrons y voir
une ironie divine - Dieu nous dirait : « oui certes, Je vous laisserai comprendre la totalité de la réalité,
mais jamais vous ne pourrez vous la représenter ».
13) Savoir que l'on ne peut pas savoir.
De plus en plus, la science sait qu'elle ne peut point savoir, et pourquoi elle ne le peut pas... C'est le
cas de la « théorie du chaos » (mal nommée, puisqu'elle n'a rien à voir avec le « chaos » proprement dit) qui affirme
que lorsqu'on se trouve en présence de trois interactions ou davantage, la plus petite variation dans les
conditions initiales - après un certain nombre d'interactions - produit une situation qu'il est scientifiquement
impossible de prévoir. C'est ainsi que l'on s'est aperçu que les phases lunaires, à long terme, échappent à
toute prévision, car notre satellite subit les nombreuses interactions de l'attraction gravitationnelle du soleil
et des planètes.
Cette « théorie du chaos » s'applique partout, et explique la prodigieuse variété du vivant sur notre terre,
dont le caractère multiforme ne s'explique pas toujours par des avantages évolutifs, comme le pensait Darwin.
14) Le principe anthropique.
L'évolution de l'univers est déterminée par les conditions initiales (...) et par une quinzaine de
nombres appelés constantes physiques (...). Une des constatations les plus surprenantes de la cosmologie moderne
est le réglage extrêmement précis de ces conditions initiales et de ses constantes physiques, concourant à ce
qu'un observateur apparaisse dans notre univers. Cette cause est appelée « principe anthropique" (...). Changez
un tant soit peu les conditions initiales et les constantes physiques, de ce se fait l'univers serait vide et stérile ;
nous ne serions plus là pour en parler. Cette précision de réglage se révèle époustouflante : par exemple,
le taux d'expansion initial a dû être réglé avec une précision comparable à celle d'un archer désireux de
planter une flèche dans une cible d'un centimètre carré placé de l'autre côté de l'univers, à 15 milliards d'années-lumière !
Trinh Xuan Thuan. Le Chaos et l’Harmonie. Gallimard 1998. p. 382-383.
L'idée que ces constantes cosmologiques auraient été réglées avec une telle précision par une Volonté supérieure désireuse de susciter un Univers qui soit propice à l'éclosion d'un organisme qui soit doté de conscience, de sorte que ce dernier soit capable d'entreprendre librement la découverte de l'existence de cette Volonté première - cette idée n'est pas du domaine de la science. Mais personne ne peut nous interdire de tirer cette conclusion...
15) La divergence par rapport à la pensée déterministe.
La physique contemporaine devient de plus en plus « théologique » ; elle est même davantage
« théologique » que bien des théologiens... Nous avons désormais une certitude : l'Univers qui est le nôtre n'est ni infini,
ni cyclique, ni éternel. Il a un début (le big-bang) ; il existe une « fin » de la matière (les « trous noirs », où
règne l'entropie la plus totale) ; sa masse est insuffisante pour que la gravité puisse le faire revenir à son
point de départ. La description de l'Univers que nous donne la science contemporaine est bien davantage
compatible avec le Christianisme - qui postule un Univers créé, et qui prévoit une fin abrupte de celui-ci - que
ne l'était était la « matière éternelle » d'Aristote.
Nous nous éloignons à grands pas de la pensée déterministe, qui considérait que l’Univers était complètement
compréhensible, dès lors que l’on serait parvenu à découvrir l’ensemble des lois simples qui sont sensées le gouverner.
La science d’aujourd’hui dépasse notre imagination la plus débridée, en nous décrivant le bouillonnement des
particules élémentaires, et nous déconcerte en décrivant des Univers parallèles qui frôlent notre réalité concrète,
tout en y échappant (presque) totalement…
Et c’est bien ce que dit le Christianisme. Nous pouvons même affirmer qu'il était extrêmement difficile de
cerner le message du Christianisme, en ce qui concerne la Rédemption, tant et aussi longtemps que la pensée
était contrainte à se mouvoir dans un seul et unique espace-temps. De toute manière, il était impossible de
penser de façon cohérente la présence angélique, si l'on considère qu'il ne peut exister qu'un seul Univers
possible : celui de la matière.
16) L'univers angélique.
Nous savons que la création du monde angélique est antérieure à la nôtre, puisque le Serpent,
l'Ange déchu, était d'ores et déjà présent dans le Paradis.
Cela permet de comprendre l’affirmation du Père Léonide,
qui dit que le mal se situe « en-dehors de la création (comprise comme notre monde) et avant la création ».
Par contre, nous ne pouvons le suivre lorsqu’il affirme que le mal est inévitable dans la création, du fait du caractère
limité de celle-ci.
Nous savons également que l'Univers angélique a été construit sur des bases différentes du nôtre : il s'agit d'un
Univers sans matière ; les mouvements, les déplacements, ainsi que le processus de réflexion sont instantanés.
Les Anges se déplacent de façon instantanée, ne prennent pas garde aux portes ni aux murs, et leur réflexion est prodigieusement
plus rapide que la nôtre : elle n'est pas ralentie par les processus d'échanges électrochimiques qui ont lieu en notre
cerveau et dans notre système nerveux.
Par contre, tout comme nous, les Anges sont incapables de connaître l'avenir - domaine réservé à Dieu seul, qui n'est
pas soumis à quelque espace-temps que ce soit. Les Anges peuvent conjecturer l'avenir bien mieux que nous ne le
pouvons faire avec notre lente faculté de raisonnement. Cela peut donner l'impression qu’ils connaissent en grande partie
l'avenir, ce qui n'est pourtant pas le cas.
On le voit bien dans l'épisode du « Massacre des Innocents » (Mt. 2, 16-18) - crime commis par Hérode. L'être humain se laisse fréquemment
influencer par des Puissances qui le dépassent, s'il ne fait pas preuve de vigilance. Ici, Hérode et ses sbires se
laissèrent inspirer par les Puissances des ténèbres, en leur dessein criminel, qui était de tuer dans l’œuf le processus
de Salut du genre humain. Mais ils ne pouvaient que frapper au hasard, car l'emplacement même de l'Enfant-Dieu
leur demeurait caché. On peut comparer cela à quelqu'un qui, les yeux bandés, frappe à coups de bâton, au jugé, sur une cible
dont il ne peut qu'estimer grossièrement la position. Si les Anges, et partant les Puissances des ténèbres, avait
eu une intelligence absolue, la cible de ces derniers ne leur aurait assurément pas échappé.
17) La question du Dieu-Créateur.
Comme nous le dit à de nombreuses reprises le Père Léonide, Dieu est fondamentalement Créateur.
Un Dieu « non-créant » est inconcevable. Sa Création culmine dans le surgissement d'une créature qui est à son image,
qui est consciente d'elle-même et qui a la capacité de répondre librement à son Amour.
Dieu a créé les Êtres incorporels, et Il leur a posé cette question :
Voulez-vous collaborer à mon oeuvre créatrice ; voulez-vous être le prisme par où passeront les Énergies divines qui illumineront l'ensemble des créatures non-conscientes, afin qu'ultimement la Création tout entière soit récapitulée en Moi ?
Du fait que les Anges sont immatériels, leur réponse fut instantanée : certains d'entre
eux répondirent « oui », et ils sont les Anges resplendissants que nous connaissons. D'autres s'opposèrent
au projet divin, et devinrent les Puissances des ténèbres.
Dieu créa ensuite, dans un autre espace-temps, un être que nous appellerons un « humain global », qui résume
et contient en lui l’ensemble de l’humanité.
Quand le texte dit que « Dieu créa l'homme », le caractère indéterminé de la formule désigne
l'ensemble du genre humain (...). L'homme qui vient d'être créé (...) est désigné du terme général qui s'applique
à son espèce. Cette appellation générale, qui englobe toute l'humanité, nous amène à concevoir que par la puissance
de la prescience divine, c'est l'ensemble de l'humanité qui est comprise dans sa création du premier homme. (...)
La plénitude de l'humanité et comme contenue dans un seul corps.
Grégoire de Nysse. La création de l’homme. Ch. XVI in fine Coll. « Les Pères dans la Foi » DDB 1982 p. 100.
Ce que crée la toute-puissance de Dieu, ce n’est pas une partie du tout, mais en bloc, la plénitude entière de la Nature humaine.
Ibid. p. 120. Ch. 22.
18) L'apport de saint Grégoire de Nysse.
Le carectère initiatique du texte de la Genèse.
Nous trouvons de nombreuses réflexions à la fois profondes et subtiles, dans les deux œuvres de
saint Grégoire de Nysse : «La Catéchèse de la Foi» et « La Création de l'homme ».
La profondeur et l’acuité de point de vue de saint Grégoire de Nysse est d'autant plus remarquable qu'à son époque,
il était parfaitement possible de se contenter d'une lecture littérale des premiers chapitres de la Genèse - comme
l'a fait saint Basile dans ses Homélies sur l’Hexaéméron. La description du monde que dessinait la science
de l'époque ne venait sans doute pas contredire immédiatement le récit biblique.
Saint Grégoire de Nysse a fait preuve d'un discernement théologique suffisant pour ne pas se contenter d'une
telle réponse dans le domaine de la Cosmologie. Il s'est douté des problèmes que cela ne manquerait pas de
susciter, et a scruté plus profondément le donné de la Révélation.
À propos, il est permis de se demander comment se fait-il que les premiers chapitres de la Genèse soient si
propices à de fausses interprétations ?
Il semblerait que l’auteur (ou les auteurs) qui ont voulu faire passer une information d’une importance aussi
fondamentale, concernant le Projet original du Créateur envers l'être humain, aurait pu l'exprimer en
un texte dont la compréhension aurait été aisée, et qui n'aurait pas prêté à l'élaboration d'aussi malencontreuses
caricatures concernant la Divinité.
Une lecture superficielle des premiers chapitres de la Genèse porterait en effet à croire que la Divinité
userait d'une autorité absolue et arbitraire, envers une créature dont la chute aurait été inévitable.
Il faut tenir compte que ce texte est « initiatique » : il est semblable à ces pyramides d'Égypte qui comportent
de nombreux couloirs trompeurs, afin d'égarer les pillards qui immanquablement s’efforceront de dévaliser
les trésors sacrés de la chambre funéraire. Les premiers chapitres du texte de la Genèse donnent délibérément
accès à de nombreuses interprétations trompeuses, qui égarent ceux qui lisent ce texte en-dehors de la lumière
de la Tradition théologique orthodoxe.
19) L'être global - à la fois un et multiple.
Cet humain global était composé à l'Image de son Créateur, c’est-à-dire à la fois un et multiple -
fait comme Dieu d'une Nature en plusieurs Personnes. Le livre de la Genèse nous désigne deux Personnes
(Adam et Eve), ce qui suffit pour désigner la pluralité hypostatique.
À ces Personnes, le Créateur posa la même question que celle qu’Il avait adressée aux Anges :
Voulez-vous collaborer à mon oeuvre créatrice ; voulez-vous être le prisme par où passeront les Énergies divines qui illumineront l'ensemble des créatures non-conscientes, afin qu'ultimement la Création tout entière soit récapitulée en Moi ?
C'est la question que Dieu pose à tout être conscient, dans chaque Univers
où vit une créature libre.
Rien ne s'oppose en principe à l'existence d'êtres conscients sur des exo-planètes - mais nous pouvons être certains
qu'ils se sont trouvés en face de la question fondatrice posée par leur Créateur - Celui qui a voulu - et continue
de vouloir - leur existence. Bien sûr, cette question fondatrice leur est parvenue suivant les modalités de leur culture et
de leur langage.
Il est important de signaler que l'être humain global pouvait parfaitement répondre « Oui » à cette question,
et se maintenir fermement dans une position de collaboration avec son Créateur, dans la suite des temps.
Car il ne s'était pas mis en contact avec l'Arbre de la connaissance du bien et du mal, c'est-à-dire qu'il n'était pas
en contact avec la problématique du choix, ce qui aurait supposé que le mal soit au coeur même du projet
divin pour la création - ce qui contredit la bonté essentielle de Dieu.
L'être humain global pouvait parfaitement répondre « oui » à la question fondatrice du Créateur, car sa liberté
était en réalité une liberté de croissance. La liberté d'un arbre n'est pas de choisir entre vivre et mourir,
mais consiste bien davantage en la possibilité de croître et de se développer, afin de devenir un arbre magnifique
qui accueille les êtres vivants sous son ombrage.
La créature humaine, après avoir acquiescé la proposition de son Créateur, aurait réalisé sa liberté en accueillant
les Énergies divines et en les faisant rejaillir sur l'ensemble du Cosmos.
À aucun moment, il n'aurait été question de revenir en arrière :
Si les êtres qui connaissent le beau en soi aspirent à y participer, dès lors que celui-ci est infini,
nécessairement le désir de celui qui cherche à y participer sera coextensif à l'infini et ne connaîtra pas le repos.
Grégoire de Nysse. Vie de Moïse. Préface 7. S.C. # 1 p. 51. Cerf 1968.
Après avoir choisi de collaborer avec l'oeuvre divine, l'« être global » aurait été établi fermement et
définitivement dans le bien. Le projet divin était donc totalement viable.
D'ailleurs, quel serait ce Dieu qui aurait mis sa créature dans une situation telle que la faute aurait été, tôt
ou tard, inévitable ? Si « l'être humain global » avait pu céder à la tentation à tout instant de sa très longue vie,
cela veut dire que la Chute n'aurait été qu'une question de temps... Par conséquent, Dieu aurait été entièrement
responsable de cette situation, du fait que l'être humain n'avait pratiquement aucune possibilité d'y échapper.
La confusion entre « liberté de croissance » et « liberté de choix » fait peser sur Dieu toute la responsabilité de la
Chute de l'être humain. Dans ce cas, il est impossible de dire que Dieu est bon.
Illustrons ceci par un exemple : des parents laissent jouer leur jeune enfant à proximité d'un câble électrique chargé
de courant à haute tension - tout en lui disant : « je t'interdis de toucher à ce câble ! » Il est tout-à-fait
évident que l'enfant, tôt ou tard, touchera à ce câble, avec des conséquences tragiques... Est-ce le comportement de
parents aimants, que de laisser un enfant dans cette dangereuse situation ? Le véritable amour, serait - soit de protéger
l'enfant contre ce danger - soit bien sûr de le faire jouer ailleurs ; plutôt que de reprocher à l’enfant d’avoir désobéi
à l’ordre donné ! Nous pouvons en inférer que, de la part du Créateur, le véritable amour se serait exprimé par le fait
de ne pas mettre sa créature immature en contact avec le fruit de la Connaissance du bien et du mal.
20) L'existence d'autres espace-temps.
Avec la Création angélique, nous avons déjà un Univers parallèle, qui se déploie selon un
espace-temps très différent du nôtre. Cet Univers, bien qu’étranger au nôtre, a croisé notre espace-temps en différents
points ; il a eu et a toujours une influence appréciable sur notre devenir.
Il existe certainement d'autres Univers parallèles. Une immense majorité d’entre eux nous resteront à jamais inconnus,
car ils n’ont pas – et n’auront pas – l’occasion d’interagir avec notre espace-temps. Il y a deux exceptions : la Création
d'avant la Chute, et la Jérusalem céleste.
Nous constatons que la Création d'avant la Chute était régie par des lois bien différentes de celles qui règnent
dans notre Univers. La mort physique n'y existait pas, tout comme n'existait pas l'ensemble des limitations auxquelles
nous sommes astreints.
21) Un espace-temps limité ET parfait.
Une fois arrivés à ce stade notre réflexion, il est essentiel de signaler
que l'espace-temps paradisiaque est à la fois limité
ET parfait. Nous avons peine à imaginer cela, car dans l'Univers où nous vivons, le mal constitue comme la chaîne d'un
tissu ou chaque fil de la trame est l'une de nos limitations. Limitations et « mal » sont étroitement entrelacées.
Nous vivons dans un monde limité ; nous sommes nous-mêmes des créatures étroitement limitées, et nous percevons la
souffrance, la maladie et la mort comme autant de limitations qui nous sont imposées. Or il est important
d'affirmer que le mal n'est pas coextensif à la création, du fait qu'elle soit limitée. De très nombreux auteurs
affirment le mal est inévitable, car il serait « l'ombre » du caractère limité de la créature.
Dans ce cas, Dieu ne pouvait faire autrement que de susciter une création pénétrée de ce mal cosmique. Suivant cette
perspective, Dieu serait impuissant à créer un monde limité qui soit parfait, entièrement positif - Dieu serait impuissant
à susciter une création entièrement bonne. Il convient de distinguer la notion de « limitation » du « mal en soi »,
même si toute notre expérience de vie dans le monde qui nous entoure, nous dit le contraire !
22) L'étrange comportement du Créateur.
Dieu est totalement, absolument et ontologiquement étranger au mal : le mal ne figure pas
dans son projet de création, même à l'état de potentialité.
C'est d'ailleurs un fait très remarquable : il nous est difficile de comprendre le « comportement » divin,
car nous fonctionnons d'une façon toute différente. Généralement, nous tenons compte des informations dont
nous disposons : si nous savons qu'un ennemi a creusé un trou sur notre chemin, nous ferons tout notre possible
pour éviter d’y tomber.
Dieu agit différemment : il sait parfaitement bien que l'ennemi a creusé un trou sur le chemin, mais paradoxalement,
il n'en tient pas compte ! Consciemment, il tombe dans ce trou, afin de respecter la liberté de celui qui
voulait lui nuire. Jésus savait très bien ce que Juda tramait contre lui ; il l'a laissé faire, car il reconnaissait
que Juda était libre.
Dieu SAIT, mais il ne PEUT pas - ou pour mieux dire, Il ne veut pas pouvoir. Il ne laisse pas entrer le
mal dans sa perspective. Il possède bien sûr toute la puissance nécessaire pour anéantir le mal, et anéantir
toute possibilité ou toute intention de mal à son égard. Mais il « laisse faire », car Il assume toutes les
conséquences de la liberté de sa créature.
23) Les deux séries antinomiques de prophéties.
C'est un comportement radicalement différent de celui de l'humain - et nous avons bien de
la difficulté à le comprendre !
Cela explique pourquoi nous trouvons dans l'Ancien Testament un mélange indissociable de prophéties annonçant
la réalisation d'une réalité idéale, et de prophéties annonçant la réalisation beaucoup plus consternante de
notre réalité actuelle.
Ces prophéties qui annoncent la réalisation d'une réalité idéale, où l'agneau paît avec le lion, et où le petit enfant
met la main sur le nid de la vipère, ne sont pas des visions irréalistes, mais reflète la perspective même
de Dieu qui n'admet pas le mal dans sa vision de l'univers.
D'autres prophéties apparaissent dans les textes, décrivant de façon amère et réaliste les malheurs qui se sont
réalisés dans l'histoire humaine.
Il nous faut toujours rester conscient de la nécessité de maintenir une vision antinomique : Dieu est
assurément omniscient, mais Il ne tient pas compte de la réalisation du mal, dans son souci permanent
de respecter de façon absolue la liberté humaine.
24) L'antitype du Jardin des Oliviers.
Que s'est-il passé lors de la Chute ? Nous pouvons en avoir une idée, car nous avons un antitype
dans le Nouveau Testament : le Jardin des Oliviers. Le Jardin du Paradis trouve son reflet inversé dans le Jardin
de la Trahison :
- Là, le Christ se promenait à la brise du soir ;
- ici, le Christ entre avec ses Disciples, en cet endroit où il avait coutume de venir.
- Là, Adam était saisi d'un profond sommeil pendant que de son côté était tiré Ève, la mère de la vie ;
- ici, les disciples sont saisis d'un sommeil irrépressible, peu avant que du côté du Christ, jaillissent le sang
de l'Eucharistie et l'eau du Baptême, qui constituent l'Église, mère de notre vie spirituelle.
- Là, la trahison s'opère par une morsure dans le fruit de l'Arbre de la Connaissance ;
- ici, c'est par un baiser que Judas trahit le Christ. Celui-ci va être suspendu au bois, et guérira de la morsure
du serpent ceux qui Le contempleront - comme le dit Moïse.
- Là, Adam se cache en entendant les pas du Seigneur qui s'approche ;
- ici, le Seigneur affronte sans peur la milice qui vient dans la nuit.
- Là, le glaive enflammé du chérubin défend désormais l'accès du paradis ;
- ici, l'épée tranche l'oreille du serviteur de ceux qui restent sourds à la Bonne Nouvelle apportée par le Christ.
- Là, Ève (qui fait partie de l'être humain global) écoute la parole du Serpent et apporte sa collaboration
active à la Chute ;
- ici, Marie se présente comme anti-Ève : elle écoute la parole de l'Archange et dit « Oui » au nouveau Projet divin,
qui est l'Incarnation du Fils de Dieu.
25) Les actes dont la portée concerne l'ensemble de l'humanité :
Ève fait partie de l'être humain global, et à ce titre influence la destinée de
l'ensemble de l'humanité, dans l'espace-temps paradisiaque.
Qu'est ce qui permet au « oui » de Marie d'avoir une portée qui concerne l'humanité tout entière, plutôt que
de se limiter à n'être que l'avis d'un individu ?
C'est ici que nous retrouvons une notion typique de la théologie du père Léonide : selon lui, Marie est
« l'Essence de la Création ». C'est à titre d'« Essence de la Création » qu'une décision ontologique
comme le « Oui » de Marie à l'Archange, concerne et engage l'humanité tout entière.
Nous pouvons nous poser la même question en ce qui concerne la Personne du Christ, c'est-à-dire : en quoi
les actions du Christ concernent-t-elles l'humanité entière, et ne se limitent-t-elles pas à n'être
que les agissements d'un individu ?
À cette question, la théologie avait déjà trouvé une réponse appropriée : le Christ est homme et Dieu,
c'est-à-dire constitué de deux Natures : divine et humaine. Le Christ est une seule Personne, la
deuxième Personne de la Trinité ; sa Personne est donc divine.
Ce qui est humain en lui, c'est sa NATURE humaine, et non pas sa Personne. Les actions du Christ concernent
donc la Nature humaine tout entière, et ne sont pas limitées à un simple individu.
Lorsqu'Il s'élève lors de l'Ascension et siège à la Droite du Père, ce n'est pas un individu qui s'installe en cet
endroit, mais bien la Nature humaine intégrale, qui est ainsi divinisée.
La théologie avait donc déjà réfléchi sur la portée des actions du Christ. Il restait à réfléchir sur la portée
des actes de la Mère de Dieu. C'est ce que fit le père Léonide, en la déclarant « Essence de la Création ».
La création trouve son objectivité dans les « Logoï » - les « raisons essentielles » qui sous-tendent et permettent
l'existence de chaque créature ; la création se réalise subjectivement, en construisant son intériorité,
dans l'Église.
Enfin, la création trouve son essence, son auto-conscience - la réalisation de la conscience de soi, en son
modèle de vie spirituelle qu'est la Mère de Dieu.
26) Division et réunification.
En séparant le Fruit mystique de l'Arbre de la Connaissance, Adam a introduit la division
dans la Création. Cette division s'est introduite partout - précisément comme l’impact d’un projectile sur une vitre
de verre trempé la réduit instantanément en une multitude de débris. La division se fait sentir dans tous les
domaines de la réalité, commençant par l'hostilité générale de la création envers l'être humain, et finissant
par le meurtre, le sang d'Abel répandu par Caïn.
Inversement, le Christ opère une oeuvre de réunification : il nous appelle à nous greffer, nous les sarments,
sur le véritable cep. Ultimement, il réunifie tous les « éons » de la création, partant du niveau le plus
inférieur, l'Hadès - puis s'élevant en passant devant les multiples angéliques, et culminant à la Droite du Père.
27) Le processus de la Chute.
Le père Léonide nous décrit bien le processus de la Chute : « c'est le désir que la création
se concentre sur elle-même, oubliant son Créateur dans un acte d'égoïsme étroit consistant dans le désir de
ne rien voir, ne rien servir que soi. Ce type d'arrêt d'évolution pervertit le développement normal de la
création, la faisant entrer dans l'Epokhè, la « mauvaise infinité » consistant dans la destruction
et la décomposition de ce qui fut créé par Dieu. Tel est l'unique possibilité pour le mal de se réaliser ».
Il poursuit : « La Chute de l'homme est le commencement véritable de l'histoire du monde déchu, qui est
celle de l’oscillation constante entre la vie et la mort, de la lutte entre les forces bonnes et mauvaises ».
La chute de « l'être global » se produisit exactement la de la même façon que la trahison de Judas, lors de la
dernière Cène : il fut expulsé du paradis - ou plutôt il s'en expulsa lui-même, comme Judas quitta la lumière
du Christ pour s'enfoncer dans la nuit : « prenant donc la bouchée, celui-là sortit aussitôt. Or il faisait
nuit » (Jean 13, 30).
À peine l'être humain initial se fut-il emparé du Fruit de l'Arbre de la Connaissance, que se produisit
instantanément autour de lui – et en lui - une mutation totale de son Univers : l'espace-temps paradisiaque disparut,
se fragmenta en mille miettes, et fit place à un Univers totalement différent. Lui-même perdit son statut de
Personne solidaire de l'ensemble de l'humanité, et devint un individu muré dans son ipséité. Il perdit le caractère
androgyne de « l'être global » qu'il était, et devint mâle ou femelle, moitié nécessairement incomplète.
Son être personnel changea totalement, suite à la Chute. Il perdit la Ressemblance, mais garda l'Image divine
au plus profond de son être.
28) L'indice donné par l'icône de la Résurrection.
Pour comprendre réellement ce qui s'est passé, nous avons un indice, que nous trouvons dans une
icône - et un concept, que nous devons à saint Irénée.
Voyons notre indice : lorsque nous regardons l'icône de la Résurrection, l’icône de la remontée du Christ de
l'Hadès, nous Le voyons debout sur les portes brisées des Enfers, tirant du tombeau Adam et Ève, les saisissant
par la main. C'est une chose étonnante : nous ne sommes certes pas capables de serrer la main de Charlemagne
par exemple, car de nombreux siècles nous en séparent. L'espace-temps où nous vivons nous l'interdit.
Le temps n'est pas réversible !
Ne répondons pas trop rapidement à cette question, en disant tout simplement que le Christ comme Dieu est au-delà
des limitations du temps - ce qui est vrai. Prenons le temps de nous étonner…
Cette icône nous dit une vérité
fondamentale : un acte absolu se situe au-delà des limites de l'espace-temps. Le Christ peut parfaitement
bien saisir la main d'Adam, car à ce moment précis, il renouvelle complètement l'espace-temps de la création.
En fait, il le récapitule. Littéralement, il recommence la création à partir du début. Ce recommencement
s'appelle la RÉCAPITULATION. Et cette récapitulation survient lorsque se passe un acte absolu.
29) Les trois espaces-temps.
Qu'est-ce qu'un acte absolu ? Il il y en a trois, dans l'Histoire de l'Univers : il
s'agit de la Création, de la Chute et de la Résurrection du Christ qui aboutit à son Second Avènement.
À trois reprises, l'Univers est récapitulé, c'est-à-dire recommence depuis le début, sur base d'un
nouvel espace-temps.
Dans l'Histoire de l'Univers, en ce qui concerne l'être humain, nous sommes en présence de trois espaces-temps :
- tout d’abord l'espace-temps paradisiaque ;
- puis la Création recommence en notre l'espace-temps marqué par la mortalité, l'entropie et la finitude ;
- et la création recommence littéralement avec le Baptême du Christ, où l'Esprit plane à nouveau au-dessus
des eaux primordiales.
Il s’agit de l'espace-temps du Royaume, annoncé et inauguré par le Christ. C’est authentiquement une
nouvelle Création, qui se réalise pleinement et finalement dans la Jérusalem céleste.
30) Destruction ou Récapitulation.
Pour « créer à nouveau », deux possibilités se présentent : la première est de détruire ce qui
existe et de recommencer sur de nouvelles bases.
Mais Dieu n’anéantit pas ce qu’Il a créé : se serait Se renier Lui-même. C’est tout le sens de l’épisode du Déluge :
avec l’Alliance noachique, nous savons désormais que, quelles que soient les iniquités accomplies par l’être humain,
quel que soit l’aveuglement et le manque d’intelligence de celui-ci, ce n’est pas pour cela que Dieu fera survenir
la Fin des Temps. La bêtise humaine ne saurait être la cause de la décision divine.
La Fin des Temps surviendra quand le nombre des Justes qu’aura produite l’Histoire humaine, sera venu occuper
les rangs laissés vacants par les Anges déchus. C’est d’ailleurs davantage une question de qualité spirituelle
que de nombre mathématique !
– S’il n’est pas question de détruire le Cosmos, il est nécessaire de reprendre les choses dès le début, tout
comme on dénoue les brins d’un nœud qui a été mal fait, car on ne désire pas le couper :
Ce qui a été lié ne peut être délié que si l'on refait en sens inverse les boucles du noeud,
en sorte que les premières boucles soient défaites grâce à des secondes – et qu'inversement le second libère
les premières : il se trouve de la sorte qu'un premier lien est dénoué par un second, et que le second
tient lieu de dénouement à l'égard du premier.
C'est pourquoi le Seigneur disait que les premiers seraient les derniers, et les derniers, les premiers (Mt. 19 ; 30, 20 ; 16).
Le prophète, de son côté, indique la même chose, en disant : « au lieu de pères qu'ils étaient, ils sont devenus
tes fils » (Ps. 44 ; 17).
Car le Seigneur, en devenant le Premier-Né des morts (Col. 1 ; 18) et en recevant dans son sein les anciens Pères,
les a fait renaître à la vie de Dieu, devenant Lui-même le Principe des Vivants, parce qu'Adam était devenu
le principe des morts.
Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 22, 4. Cerf 1984, p. 386.
Il s’agit bien du concept de « Récapitulation », que nous trouvons également dans les œuvres de saint Irénée :
Le Christ, récapitulant en Lui l'homme tout entier du commencement à la fin, a récapitulé aussi sa mort.
Il est donc clair que le Seigneur a souffert la mort par obéissance à son Père, le jour même où Adam mourut
pour avoir désobéi à Dieu.
Ibid. V, 23, 2. p. 637.
Le Seigneur est Celui qui a récapitulé en Lui-même toutes les nations dispersées à partir d'Adam, toutes
les langues et générations des hommes, y compris Adam lui-même.
Ibid. III, 22, 4. p. 385.
Après la Chute, la Création est récapitulée, selon un espace-temps déterminé par
l’entropie et la mort.
La mort biologique n’a pas de conséquence morale, lorsqu’il s’agit de la cessation d’existence des végétaux
et animaux, qui ne sont pas porteurs de l’Image divine. Ce sont des individus, membres d’une espèce,
mais non point des Personnes. En ce qui les concerne, ce qui a une conséquence négative, c’est la disparition
de l’espèce - disparition qui appauvrit la Création, reflet de la Sagesse divine. Nous le voyons bien aujourd’hui,
où l’inconséquence de l’homme est cause d’un nombre inquiétant d’extinction d’espèces animales et végétales.
31) La tragédie n'est pas la mort,
c'est que la plupart des hommes
puisse passer la totalité de leur vie
sans avoir la moindre idée
de l'infini du dedans.
Ce qui est tragique dans la Chute, ce n’est pas la mort biologique qui détermine la destinée des êtres vivants dans cet espace-temps, depuis les origines de la vie organique – mais c’est que l’homme fait à l’Image de Dieu, est contaminé par la mort, pour laquelle il n’est pas destiné.
L'êtree humain est une créature divine, à la recherche de Dieu et de l'éternité.
De toutes ses fibres, l’homme sent qu’il n’est pas fait pour la mort. Il est un être destiné à l’immortalité. Mais la contagion de la mort l’a atteint. Comme dit le psaume 49 :
L’homme, quand il était dans l’honneur (dans l’espace-temps paradisiaque), n’a pas compris ; il s’est mis au rang des animaux sans raison, et il leur est devenu semblable.
Dieu n’a pas voulu la mort pour l’homme. Mais celui-ci s’est laissé contaminer
par ce à quoi il n’était pas destiné.
Dans l’Histoire contemporaine, nous avons des exemples de ces microbes qui concouraient à l’équilibre des espèces – mais
après une malencontreuse intrusion humaine, se sont propagés à l’être humain, et y font des ravages d’autant
plus grand que l’espèce humaine n’y était pas préparée.
Cela permet d’expliquer pourquoi Dieu n’a aucune responsabilité dans la mort qui afflige l’être humain, et pourquoi
l’être humain a la pleine responsabilité de la présence de la mortalité, alors même que celle-ci règne dans notre
espace-temps depuis l’origine des siècles – responsabilité humaine qui s’étend avant même que l’homme ne
soit apparu sur terre… C’est un défi au bon sens, mais c’est la réalité : la décision ontologique a été prise
dans une autre dimension que la nôtre.
32) Le Christ, Artisan divin de la Nouvelle Création.
Le Christ vient parmi nous et Se fait l’un d’entre nous, ce qui est la seule façon pour Dieu
de communiquer avec l’être humain sans écraser sa liberté de créature.
Le Christ apporte le Salut en récapitulant la Création marquée par la mort, afin de la refaçonner
en la pénétrant de la Vie absolue et inépuisable que donne le Père.
Le Christ est authentiquement l’Artisan divin de la Nouvelle Création : sa Mission commence dans les
Eaux primordiales ombragées par l’Esprit, à la Théophanie.
Lorsqu’il guérit l’aveugle de naissance, il fait de la boue et la pose sur ses yeux : il refaçonne l’être
humain avec de l’argile, comme aux origines.
Il marche sur les eaux du lac, et fait accoster la barque de ses Disciples sur l’autre rive, car Il
est authentiquement le Nouveau Moïse qui mène son peuple en traversant la mer, abordant non plus seulement
en terre promise - mais sur la rive de la Résurrection, de la Vie sans fin.
Le peuple des Élus échappe, non plus seulement à la servitude des Égyptiens, mais à l’impasse de la mort.
Le Salut en Christ est la Nouvelle Création, le passage de la mort à la Vie.
Le Salut se réalise dans le nouvel espace-temps qu’est le Royaume.
33) L'irruption du Royaume dans notre réalité.
Les gens d’Église déplorent (sans oser le dire) que le Christ ait parlé aussi souvent du Royaume,
alors qu’il n’a parlé qu’une seule fois de « l’Église ».
Le Royaume, c’est le nouvel espace-temps créé par le Christ, espace-temps dont l’instant de création est la
Théophanie - espace-temps qui est un Univers qui existe parallèlement au nôtre, mais tout proche… Minuscule
semence à sa création, il deviendra un grand arbre, où une multitude trouvera abri. Invisible aux yeux de chair,
il est une perle cachée qui vaut de vendre tout ce que l’on a. Si l’on comprend le Royaume comme étant cette
nouvelle Dimension du réel, l’ensemble des « paraboles du Royaume » deviennent claires et compréhensibles.
Nous comprenons également l’importance primordiale de cette notion, indispensable pour saisir les enjeux
du Projet divin qui vise à nous libérer de la mort.
Cette dimension du Royaume perce notre espace-temps entropique en divers endroits, comme les « trous de ver »
entre Univers différents – de la physique contemporaine. Ce surgissement d’un autre Univers survient
dans les Sacrements, dans la prière, lors de l’Office divin, lorsque nous accédons à des moments d’éternité :
Un pas, et vous êtes dans un tout autre monde : c’est ce contraste qui a déterminé de l’intérieur
mon expérience religieuse, cette intuition qui au fond, ne m’a plus jamais quitté : la coexistence de deux mondes
différents, la « présence » dans ce monde de quelque chose de totalement autre, d’absloument autre,
mais par lequel ensuite tout brille d’une manière ou de l’autre, et auquel tout, d’une manière ou de
l’autre, se rapporte : intuition de l’Église comme Royaume de Dieu « au milieu » ou « à l’intérieur » de nous.
P. Alexandre Schmemann. Journal (1973-1983) Éd. Des Syrtes 2009, p. 72.
L’irruption de la dimension du Royaume dans notre réalité, grâce aux Sacrements de l’Église,
permet de comprendre pourquoi ceux-ci ne sont pas seulement le « rappel » de l’une ou l’autre action qui fut
accomplie par le Christ, deux millénaires auparavant.
C'est le Royaume qui surgit en notre monde ; c'est l'apparition ici et maintenant de la totalité de la réalité
transfigurée. En faisant maintenant partie du Royaume par le Baptême, nous sommes d'ores et déjà sauvés et nous
nous situons au-delà du Jugement, comme le dit l'Évangéliste Jean (5,24).
Nous pouvons authentiquement nous réjouir de la Résurrection, car nous nous y trouvons déjà : nous faisons partie
de cette dynamique. C'était réalité antinomique, qui est à la fois déjà réalisée dans le Royaume - et encore à
faire dans notre vie sur cette terre.
34) Concevoir le message du Christ : le privilège contemporain.
La description du monde que nous présente la science contemporaine a entraîné notre esprit à
concevoir plusieurs dimensions de l'Être, plusieurs mondes parallèles qui chacun possèdent leur espace-temps spécifique.
Et nous nous apercevons que c'est une aide considérable pour avoir une conception plus claire de ce que veut
nous signifier la Révélation chrétienne.
Il était très difficile de concevoir de façon cohérente le message du Christ, lorsque l'on croyait que la totalité
de la réalité était contenue sur une seule et unique ligne du temps, qui débouchait sur une éternité indéfinie
et parfois même désespérante...
Le père Léonide nous donne de nombreuses réflexions extrêmement intéressantes sur le processus de la Rédemption.
Mais il était prisonnier des conceptions de son temps, qui le menaient à concevoir une faute accomplie par un
couple originel, à l'origine de l'Histoire humaine. Ainsi, des aborigènes auraient eu l'écrasante responsabilité
de prendre une décision fondamentale qui a engagé la totalité du devenir humain. C'est hautement invraisemblable.
Le Père Léonide nous affirme que cette faute « est transmise dans la création visible, par voie d'engendrement » - ce
qui est assurément une conception fausse inventée par Augustin d'Hippone, conception qui jette un voile de suspicion
sur la sexualité humaine.
Mais tout cela ne diminuera en rien l'admiration qui va nous saisir lorsque nous lirons, plus loin dans le texte,
les magnifiques paroles du Père Léonide concernant notre auto-rédemption - notre participation à la Rédemption
effectuée par le Christ, par des actes de vertu, de compassion, et d'amour désintéressé.
Nous abordons donc un problème d'une importance primordiale, celui de la Rédemption. Les morts restent-ils à jamais en état de dissolution ? Et, dans la négative, pourquoi doivent-ils reprendre la vie sous telle ou telle forme ? Si la création a opté pour la voie de la mort, n'est-il pas logique qu'elle la suive dans l'éternité, usque ad finem ? — Oui, certes. Et tel a été en réalité le désir de l'adversaire ; impuissant à priver les créatures de ce monde de leur existence, il voulait les priver au moins de leur bonheur, de l'évolution vers l'infinité bienheureuse. Et vraiment cet engagement sur la voie de la mort pouvait être sans aucun espoir de retour à la vie. Cependant avec sa liberté - exprimée par cette décision folle mais légitime - coexistait la non-liberté de l'homme qui, revendiquant à son tour ses droits de cité, préserva l'homme de la perdition définitive.
- D'une part, la volonté libre de l'Être global, qui a pris la décision folle - mais légitime - de
s'opposer au projet divin ;
- d'autre part, la non-liberté de la prescience du Créateur, qui connaît de toute éternité le résultat de la libre
décision humaine, et ses conséquences.
Celui qui est proprement l'Objet, le Verbe de Dieu, responsable envers toute
la réalité objective, Lui dont l'Énergie créa cette dernière, le Verbe de Dieu assuma la tâche de délivrer
l'homme - et par lui la création toute entière - de son état de déchéance, sans toutefois contraindre en
rien sa liberté et son libre choix.
Ainsi s'explique la longanimité divine devant tant de désastres que la grande contradiction du bien et du mal
a introduits dans le monde. Car Dieu la paie largement : Il souffre réellement lui-même par la souffrance de
son Fils bien-aimé. Telle est l'unique solution du problème de la souffrance, qui a tellement hanté
l'esprit des plus grands génies de l'humanité déchue. La possibilité de l'intervention divine pour mettre fin
au règne du mal réside donc avant tout dans le fait que la création, voulue par son Auteur, a droit elle aussi,
à l'existence qui lui a été accordée.
1) La nécessité d'être en tout, semblable à l'être humain.
Mais alors comment le Fils de Dieu devenu homme peut-Il satisfaire pleinement aux conditions
nécessaires pour notre rédemption ? Car, pour corriger le péché du premier homme, seule la victoire sur le péché
d'un homme en tout semblable au premier, pourrait satisfaire et remplir de nouveau l'abîme entre Dieu et
la création, qui résulta de la chute de cette dernière en la personne d'Adam.
Tout être qui ne serait pas seulement homme, et en plus : homme commençant par lui la même génération humaine,
ne pourrait donc accomplir une tâche semblable. Donc le Christ au moment de sa mort devait être un simple homme et rien
de plus. Comment alors concilier ce fait avec celui qu'il n'était pas seulement homme ou Homme, — Il n'était
non plus aussi Dieu seul, mais Dieu-Homme ?
2) Première condition : la séparation de la moïté créée du Verbe, du Logos divin.
Nous nous trouvons ici devant le problème de la kénose (kénosis - évacuation). La kénose
implique tout d’abord la séparation du contenu créé du Logos de son contenu divin, et ensuite
le consentement de cette moïté créée à accepter l'extérieur servile et toutes les tares liées avec
l'état de servitude et de déchéance - sans compter déjà la nécessité de les surmonter par le surhumain effort
de la Rédemption.
La séparation du contenu créé du Logos est la première condition de la rédemption. Cette séparation est
possible, tout en étant à la fois impossible : les deux faces du Logos, éternellement unies, le sont notamment
parce qu’elles sont séparées éternellement ; cette séparation est l'incarnation, l'hypostatisationdu
contenu créé du Logos dans les limites de la durée.
Cette séparation entraîne comme sa conditio sine qua non la ré-union future, l'« ascension » après la résurrection.
Cette séparation est même nécessaire pour que la plénitude d'un Dieu-Homme se réalise dans le Logos : le Logos
s'achève dans la création créée, en se créant lui-même.
3) La réalisation progressive de l'union hypostatique du Logos divin et du Logos créé.
Ceci veut dire que !e Christ, au moment de sa naissance, est, en vertu de la « kénose », un Psilos anthropos - simplement homme, selon Paul de Samosate, l’« homme Jésus-Christ.
Il y a un seul Dieu, un seul Médiateur entre Dieu et les humains, un humain anthrôpos Christ Jésus (I Tim 2, 5).
Sans diminuer la plénitude du dogme catholique-orthodoxe qui nous dit que le Logos incarné
n'était point simplement homme, mais Homme, l'Humanité entière, on pourrait dire que l'union ou plutôt la ré-union hypostatique
du Logos divin et du Logos créé se réalise progressivement ; ceci met en relief l'idée de l'énorme effort personnel
que fournit Jésus-homme pour arriver à vaincre les obstacles que le mal posa à chaque pas sur la voie de la vraie
perfection et de la vraie connaissance.
Du premier moment de sa conception dans le sein de sa Mère, tous les actes de Jésus sont théandriques - dans le sens
de leur absolue conformité aux volontés du Logos lui-même, Dieu-Homme avant son incarnation. Car le contenu créé du
Logos qui s’est trouvé une moi-ïté dans la personne de Jésus, a nécessairement choisi une hypostase absolument digne
de soi ; tous les actes de Jésus, étant libres, coïncidaient parfaitement avec les actes du Logos divin lui-même.
L'« homme Jésus » est donc une manifestation parfaite du Logos dans les conditions de la vie d'ici-bas.
Tout organisme conscient nécessite un certain délai d'autodéveloppement. Nous pouvons donc insister sur la croissance
incessante de la réunion hypostatique de l'Homme Jésus avec le Logos, réunion hypostatique qui s'acheva au moment
de la résurrection, lorsque Jésus - de Psilos anthropos est devenu un second homme, Seigneur du ciel,
à la fois Dieu-Homme et Homme-Dieu.
Remarquons toutefois que cet abandon de Jésus par le Logos et par son Père :
À la neuvième heure Jésus cria d’une voix forte : Eloï, Eloï, léma sabachthani ? Ce qui est traduit methermèneuomenon : mon Dieu, mon Dieu, pourquoi M’as tu abandonné ? (Mc 15, 34).
...abandon voulu et nécessaire pour notre salut - ne pouvait être que temporaire, à titre d'épreuve, pour lui donner la possibilité de descendre ensuite dans le temps et aux profondeurs de l'enfer où tomba Adam et, avec lui, l'humanité toute entière.
4) Deuxième condition : la participation du Rédempteur à la génération adamite.
La première condition de la Rédemption est donc la séparation du contenu créé du Logos
de son contenu divin.
Une deuxième condition est nécessaire à la Rédemption : la participation du Rédempteur à une génération humaine
donnée : celle d'Adam. C'est au fond la question de la participation de la Mère de Dieu à l'œuvre rédemptrice
de son Fils.
Car l'homme pur destiné à remplacer Adam devait néanmoins provenir de celui-ci, en conservant avec lui les
liens de la parenté la plus étroite. La promesse précieuse fut donnée à Ève :
La semence de la femme brisera la tête du serpent (Ge 3, 15).
Comment donc le pur pouvait-il provenir de l'impur ? - Par le même fait de l'intervention
divine, de la même façon qu'Adam lui-même avait été formé directement par Dieu ; c'est pourquoi Jésus est aussi
nommé fils de Dieu dans la généalogie de l'Évangile de Luc.
Dans le processus de la corruption, l'esprit de l'homme, son essence intérieure, n'est point atteint par le mal.
Le mal désintègre l'homme en deux parties : le complexe animo-charnel qui devient pécheur, et son
esprit qui finalement se détache de l'homme intégral et cause la mort de ce dernier.
Les pécheurs - avons-nous vu - sont des êtres déjà essentiellement « psychiques, qui n'ont pas d'esprit » (Ju 19). La
restitution du complexe déchu nécessite d'une part l’incarnation du Verbe divin et, de l'autre,
la descente animatrice du Saint-Esprit.
Pour que le Fils s'incarne et pour que l'animation de la création se produise, il est également nécessaire
que l'essence du monde, la Sagesse-Énergie divine, Mère universelle, trouve aussi une réalisation
parfaite dans les limites de la durée.
Aussi, [dans la relation Trinite créatrice / Trinité créée], la Sagesse-Énergie divine s'unit-elle hypostatiquement à Marie la Vierge,
qui fait naître le Christ Dieu-Homme et par lui fait ensuite procéder de son sein l'Église-Esprit, Dieu-Femme :
Rappelons ces notions fondamentales :
1) Père, Fils et Saint-Esprit : la Trinité incréée :
L'Unité divine est réalisée par l'essence neutre : le Père.
- Le Fils présente un caractère positif ;
- L'Esprit-Saint présente un caractère négatif.
2) Dans la Trinité théandrique, c'est la Trinité créatrice,
c'est-à
dire le PLAN DIVIN, suivant lequel est réalisée la création :
L'essence est la Sagesse-Mère (Sophia) ;
- Le Verbe présente un caractère positif (LOGOS);
- L'Église présente un caractère négatif (âme universelle).
3) Dans la Trinité théandrique, c'est la Trinité créée,
c'est-à-dire, la TRINITÉ RÉALISÉE EN LA CRÉATION :
L'essence est la personne de la Mère de Dieu (reflet hypostatique de la Sagesse-Mère);
- Le Christ incarné présente un caractère positif ( DIEU-HOMME );
- L'Église - Esprit présente un caractère négatif ( DIEU-FEMME ).
Cela peut se figurer également comme ceci :
Trinité incréée
Essence
Sophia - Sagesse-Mère
Objet - Logos ------------------------ Sujet - Esprit
Corps du Christ ------------------------ Âme universelle
« masculin » ( + ) ------------------------ « féminin » ( - )
Trinité créée
Essence
Sagesse - Énergie divine
Objet - Verbe ------------------------ Sujet - Esprit / Église
Dieu - Homme ------------------------ Dieu - Femme
« masculin » ( + ) ------------------------ « féminin » ( - )
C'est ainsi que la Mère de Dieu, unie hypostatiquement avec la Sagesse divine,
à laquelle Elle donne une hypostase digne d'une telle profondeur, devient — l'expression est assez
défectueuse — la co-rédemptrice du genre humain (cette expression est en effet inadéquate : le Christ
est le seul Rédempteur du genre humain). Car c'est Elle, et Elle seule qui fournit les conditions indispensables
et nécessaires du salut ; c'est Elle qui est une condition sine qua non de la Rédemption.
C'est grâce à Elle seule que se réalise la rencontre décisive de la création avec son Dieu, sans que les forces
du mal puissent cette fois s'y opposer. Être remarquable par sa pureté, Vierge avant et après l'enfantement,
toujours Vierge, soumise au joug du péché originel, en vertu de son appartenance à la postérité d'Adam, elle
n'a - avons-nous vu - jamais commis de péché personnel ; elle est l’inverse d'Ève.
L'intervention divine dans la naissance de Jésus, dont le premier moment est la conception virginale du Christ,
était nécessaire pour notre rachat. Ce rachat ne pouvait aucunement être effectué par un homme engendré selon
les lois ordinaires de la nature humaine, même s’il serait supposé parfait et exempt de tout péché originel
et personnel ; car nul homme n'aurait pu, dans les conditions d'après la chute, ne pas commettre de péché,
et une telle expérience n'aurait abouti à rien.
Le second Adam, tout comme le premier, devait avoir la même origine, c'est-à-dire sortir directement des mains
créatrices de Dieu. Cela constitue une autre raison pour l'intervention divine dans la naissance du Rédempteur
et pour la virginité perpétuelle de Marie. Le Sauveur est né du seul Père avant les siècles ; dans l’univers
soumis au temps, le Sauveur devait être né aussi de la seule Mère, devenant ainsi l'Humanité de l'humanité.
Nous nous approchons de la troisième condition de la Rédemption.
5) Troisième condition : l'éternité du dessein de l'Incarnation.
Cette troisième condition de la rédemption est le caractère éternel du projet divin de
l’Incarnation. La possibilité du rachat est déterminée par le fait que le Christ aurait dû s'incarner,
même si le péché n'avait point été commis.
L'incarnation du Verbe est une condition nécessaire de la création, en-dehors de la question de la rédemption et
de notre réconciliation avec Dieu ; car c'est uniquement l'incarnation qui nous ouvre le chemin vers la divinisation,
qui est le seul but possible, le seul but pensable de la création.
Cela ne diminue point le rôle principal que l'incarnation du Fils de Dieu joue dans la rédemption de la création déchue ;
mais, rachetés par lui et le suivant, lui Dieu-Homme, nous ne pouvons pas ne pas devenir participants, nous aussi,
de la divinité.
Que disons-nous! - nous serions divinisés même si la divinisation ne s'accomplissait que pour le Christ seul.
La personne humaine du Christ, dès sa conception au sein de la Vierge, n'a pour ainsi dire pas un seul instant
existé comme une personnalité humaine individuelle, séparée du Verbe : Humanité, Il était en même temps humanité entière.
C'est un cas unique dans l'histoire du monde. C’est aussi un fait d'ordre métahistorique, et c'est sans doute la raison
pour laquelle nous sommes absolument incapables de fixer la date de la naissance de Jésus.
L'union hypostatique de Dieu avec la création, nécessaire pour l'existence bienheureuse de celle-ci,
devait donc avoir lieu - même si l'homme avait choisi la voie de la vie.
L'incarnation est une récapitulation, Anakèphalaiosis, un couronnement naturel de la création,
une union désirée de part et d'autre entre Dieu et le monde.
Cela met en lumière la perspective de devenir un dieu semblable au Créateur lui-même – perspective qui devait
être proposée à l’homme.
C'est pourquoi l'homme fut tenté justement dans ce domaine. L'adversaire atteignit finement le point le plus
sensible, le plus insatiable de la nature humaine, ce désir qui ne pouvait être détruit par aucun mal,
car aucun être ne pourra – du moins c’est ce qu’espère l'Église - refuser la béatitude que Dieu nous
offre et dont nous comprendrons tôt ou tard la valeur, même outre-tombe, même dans les profondeurs de l'enfer,
même après la résurrection, avant le jugement dernier : à l'époque du millénium.
1) Possibilité de chute - et possibilité de se relever.
Quel est le miracle de la Rédemption, d'où vient-il ? Logiquement, s'il y a une entrée
dans le domaine de la mort, il existe une sortie, de même que dans le domaine de la vie. Tout comme l'existence
de ce monde ne dépend que de la liberté de la volonté divine, c'est à Dieu qu'il appartient de donner, d'octroyer
cette sortie du domaine de la mort. Ainsi la sortie de la mort est-elle opposée par son caractère à l'entrée
dans la mort.
C'est ici que nous entrons dans le domaine propre de la religion chrétienne, celui de la délivrance de
la mort causée par le péché - délivrance à laquelle aspiraient les meilleures âmes de l'humanité et toutes
les religions de cette humanité.
La rédemption est rendue possible et obligatoire en quelque sorte, du fait de la possibilité même du péché.
Étant donné que la création est désignée pour l'éternité, la possibilité de chute est inséparable, dans
cette création, de l’existence de la possibilité de se relever. Par quels moyens, c'est là une autre question,
quoiqu'on sache à priori que ces moyens sont en contradiction avec ceux qui ont mené la création à la déchéance.
2) Le salut : un acte théandrique.
Tout acte humain a pour contre-partie un acte divin ; le salut est donc un acte théandrique,
contrairement à l'abandon de Dieu dans l'acte de transgression. Le premier homme tombe dans le péché et y entraîne
tous ceux qui procèdent de lui par voie de génération. Le retour à la vie est diamétralement opposé : le second Adam,
le Christ, qui prend la place d'Adam dans la nouvelle création comme le premier des ressuscités, combat le
péché par sa propre arme : Il détruit la mort par la mort, Lui pour qui la mort est anti-naturelle. La mort
d'un être qui ne doit point mourir est le seul moyen de délivrance qui soit compatible avec la justice divine
aussi bien qu’avec la justice humaine.
À la première Ève succède la seconde Ève, expression parfaite de la Sagesse divine. Cette seconde Ève est
première hypostase de la Trinité créatrice ; elle entraîne avec elle, vers la vie, l'Ève multiple
mue par l'Esprit de Dieu qui vivifie l'Église-Épouse.
De la sorte, si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature (2 Co 5, 16-17).
Cette création nouvelle est vraiment nouvelle en tant qu'elle répète, sur un plan surélevé et définitif, l'état de choses d'avant la déchéance : le Christ devient pour la génération humaine la source - non seulement de la vie naturelle que nous obtenons de nouveau - mais aussi et surtout de la vie divinisée, ceci du fait même que le Christ est le vrai et l'unique Chef de l'humanité.
3) La rédemption : un acte juridique ?
Nous pourrions nous interroger sur les bases juridiques de la Rédemption, comme le font très bien les théologiens romains.
Or le droit n'est qu'une invention purement humaine, qui est applicable uniquement aux êtres humains.
L'idée que le Christ souffre la persécution et la mort pour satisfaire la justice divine et réparer l'affront
fait à son Père par la transgression de son commandement dans le péché – cette idée est unilatérale pour le christianisme
intégral. Cette idée n’est, par son côté formel, qu'une transposition du droit romain ou plutôt féodal, dans le
domaine religieux.
C'est pourquoi il nous faut la compléter par le point de vue opposé, souligné surtout en l’Orient chrétien
(nous pouvons citer à cet égard Mgr Antoine Chrapovitsky, l’Archiprêtre Svétlov et Mgr Serge Starogorodsky,
mort Patriarche de Moscou). En effet, le supplice de Notre-Seigneur ne peut en rien satisfaire à la
justice divine ; cette dernière dépasse la justice humaine en vertu du fait qu'elle s'identifie pleinement
avec la miséricorde et l'amour divins. Dieu nous punit parce qu'il nous aime :
Celui qu’aime le Seigneur, Il le corrige et Il châtie tout fils qu’Il agrée (He 12, 6).
De tous les moyens possibles Il a choisi le meilleur, le seul efficace, pour nous
ramener à Lui. Car Il « a tellement aimé le monde » qu'au lieu de lui demander justice, Il « lui a donné son
Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16).
Il est clair que, pour sauver le genre humain, il nous faut un acte qui contredit celui par lequel le péché
est entré dans le monde : si la chute a été provoquée par la ruse, le mensonge et l'égoïsme - « la convoitise
de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie » (I Jn 12, 16), l'acte contradictoire sera dicté
par l'amour, la vérité, le don de soi. Dieu est essentiellement AMOUR :
Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour (1 Jn 4, 8).
Peut-Il agir autrement ? Cette espérance messianique était innée dans toute la création, chez tous les hommes, même parmi ceux qui n'avaient jamais participé à la préparation de la venue du Messie.
1) L'infinie compassion du Christ.
La création ayant souffert à cause du péché, Celui qui en est en quelque sorte responsable,
étant Création idéale, doit aussi souffrir, et non seulement souffrir, mais dépasser par sa souffrance
celle du monde entier, car pour racheter - c'est ici que la théorie juridique trouve sa vraie place - il faut
apporter une contre-partie au moins égale à l'acte qu'il s'agit de réparer.
Nous nous trouvons ici en présence du problème infiniment profond de la souffrance du Christ à Gethsémani,
la veille de la crucifixion. Ce problème d'une importance primordiale fut l'objet de grandes discussions en
Orient chrétien. Comment, dans le domaine sotériologique, la passion et la mort du Christ deviennent-elles
salutaires pour nous ? Comment la possibilité même de la résurrection nous est-elle donnée ? À ces questions,
seul le christianisme intégral peut donner une réponse complète.
C'est par la compassion infinie, l'amour compatissant allant jusqu'au sacrifice de soi-même, le consentement
à payer pour l'autre - que chacun de nous essaie seulement de faire quelque chose dans ce domaine ! - que nous
sommes sauvés. Car le Christ :
Dans les jours de sa chair, ayant présenté avec de grands cris et avec larmes des prières et des supplications à Celui qui pouvait Le sauver de la mort, et ayant été exaucé à cause de sa piété, a appris, bien qu'il fût Fils, l'obéissance par les choses qu'il a souffertes, et qui, après avoir été élevé à la perfection, est devenu pour tous ceux qui à leur tour lui obéissent, l'auteur d'un salut éternel (He 5, 7-9).
Tel fut Gethsémani, le début de l'acte rédempteur poursuivi et parachevé au Golgotha - acte exceptionnel lui aussi, car ce n'est que la toute-puissance divine qui peut faire mourir un être sans péché !
2) L'auto-rédemption.
Ceci n'est que la première moitié de ce grand problème; en voici l'autre aspect. Le péché originel,
unité de la multiplicité des péchés personnels de tous les hommes, ne détruit point cette pluralité.
Il s'ensuit que la Rédemption une et unique, ne reste pas non plus un acte isolé - bien que cet acte soit universel,
réalisé pour tous.
Outre l'unique Rédemption en la personne de Notre-Seigneur, il existe aussi des rédemptions particulières, à l'aide
desquelles nous nous rachetons nous-mêmes, les uns les autres, par le Christ Ces rédemptions particulières qui forment
dans leur pluralité indéfinie, la multiplicité de l'unique Rédemption - multiplicité en dehors de laquelle
l'unité elle-même ne saurait exister.
Nous avons connu l'amour, en ce qu'il a donné sa vie pour nous ; nous aussi, nous devons
donner notre vie pour les frères (I Jn 3, 16)
Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15, 23).
Nous sommes donc sauvés aussi par notre auto-rédemption. Celle-ci est fondée et rendue possible par la Rédemption qui nous est ouverte grâce à l'Incarnation du Fils de Dieu « pour notre salut » - suivant l’expression du Symbole de Nicée.
3) La réalité concrète et vécue de la rédemption.
Dans le christianisme universel, la Rédemption ne reste donc point une vérité uniquement
abstraite et unilatérale, mais devient aussi et surtout une vérité concrète, vécue. C’est le cas de toute
vérité catholique-orthodoxe, car l'Orthodoxie catholique est uniquement basée sur l'expérience religieuse
positive, vitale, sur l'esprit de chasteté, d'humilité, de patience, de persévérance et surtout de sacrifice
des uns pour les autres, en vertu de l'unique Sacrifice du Christ.
C'est vraiment au moyen de ces vertus merveilleuses, actives et transfigurantes, reflets de celles de Dieu,
que le Christ nous rachète, ou plutôt qu'il a la possibilité de nous racheter. En d'autres termes, l’acte de
la Rédemption est accompli par le Christ ; mais la Rédemption ne devient pour nous un fait que dans les cas
lorsque nous suivons la même voie que le Christ, dans la mesure du possible.
C’est le fondement ultime de l'intercession pour nous des Saints de Dieu. Cette intercession est toujours
possible et toujours utile, car, avons-nous vu, ils sont déjà « passés de la mort à la vie ». Telle est
la claire et calme conscience de l'Orthodoxie catholique. Celle-ci prit la forme, dans l’Occident romain,
d’une compréhension unilatérale des mérites surabondants du Christ et des saints, d'où les
célèbres « indulgences » etc.
4) La miséricorde et la compassion de la Mère de Dieu.
C'est surtout et avant tout — nous y revenons toujours — sur le miracle central
de la Mère universelle, Vierge-Mère de Dieu conçue comme Mère compatissante, que se base la mise en œuvre de
la Rédemption du Christ et des rédemptions particulières, de notre auto-rédemption.
L'idéal de la mère, la Mère des mères, peut-elle agir autrement que par miséri¬corde et compassion, elle dont
la vie terrestre toute entière a été une ascension ininterrompue au Calvaire ? Le glaive du sacrifice transperça
en effet son âme durant toute sa vie, comme le dit la prophétie de Syméon :
Un glaive te transpercera l’âme, afin que se révèlent les réflexions - dialogismoi - de beaucoup (Luc 2, 35).
Son Fils avait une Mission d'en-haut à laquelle elle se vit bientôt obligée de le sacrifier, et son cœur maternel - quoiqu'éclairé par l'Esprit-Saint descendu sur elle - fut sans cesse dans l'angoisse. C'est pourquoi la Vierge, ayant elle-même tant souffert, est souvent désignée, dans la plénitude de ce mot, comme Consolatrice et Joie des souffrants et des affligés.
5) L'exemple de la Mère de Dieu et des Saints.
Et c'est à son exemple et sur celui des autres saints que nous aussi, nous
nous rachetons les uns les autres.
C'est le domaine de notre devoir de chaque jour, notre vrai pain quotidien. Car celui qui ne suit pas le
Christ dans la voie qu'Il nous a tracée, ne profitera point des bienfaits de l'Esprit-Saint que
le Christ a fait jaillir pour nous, par sa résurrection et sa rédemption du genre humain.
Tout homme ne peut se sauver que s'il mène une vie vraiment chrétienne - si non seulement il aime Dieu et
son prochain (tout le monde peut le dire), mais surtout s'il agit en conséquence, s'il est vraiment pauvre en
esprit, s'il pleure ses péchés et s'en repent, s'il est doux et humble de cœur, s'il aime ceux qui
le haïssent, etc. - en d'autres termes, s'il réalise dans sa vie la promesse de la métanie
(metanoia, littéralement « changement de pensée », d'où « repentance ») qu'il donne en se
convertissant au Christ, dans la mesure du possible bien entendu - Dieu nous accordera le reste :
Qui peut être sauvé ? – Jésus répondit : ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu (Luc 18, 26-27).
6) L'aspect divin et humain de la Rédemption.
Tel est le grand miracle de la Rédemption sous ses deux aspects, divin et humain.
Il est à la portée de chacun, car tout acte juste, si petit soit-il, suppose déjà existante la foi en Christ -
ne serait-ce qu'inconsciemment. Tout acte juste est implicitement une participation - ouverte à tous les hommes - à
l'œuvre salvatrice du Christ et au Christ lui-même - même en-dehors de la religion chrétienne proprement dite.
Cette participation à l’œuvre salvatrice du Christ se fait par la grâce de l'Esprit. Faites sincèrement - sans
ombre d'hypocrisie - le moindre acte de l'amour chrétien, et vous verrez le Christ, et vous irez à Lui,
car ce n'est plus seulement vous qui agissez, mais c'est l'Esprit de Dieu, l'Esprit-Saint, le Rédempteur
subjectif, le Non-Rédempteur qui agit en vous, pour vous et avec vous.
L’Esprit vient au secours de notre faiblesse (…) Il intercède pour nous en gémissements ineffables (Ro 8, 26).
7) L'oeuvre de l'Esprit dans la rédemption.
Le devoir de la troisième hypostase de la Trinité théandrique dans l'œuvre de la rédemption consiste donc à transformer le mal en le bien, moyennant sa grâce - non-grâce - dont l'Église est porteuse ex professa. L'Église historique, manifestation de l’Église métahistorique, devient militante dans ses destinées historiques soumises à la grande contradiction, qui constitue l'objet du présent chapitre.
La contradiction dont il est question ici est celle de l’acte rédempteur qui contredit l’acte par lequel le péché est entré dans le monde : la chute a été provoquée par la ruse, le mensonge et l'égoïsme - l'acte contradictoire est dicté par l'amour, la vérité, le don de soi et l’amour
L'histoire de l'Église — celle du monde en général — est donc l'histoire de la transfiguration du monde entier. Ce devoir de l’Esprit-Saint s'effectue moyennant les mystères de la grâce divine, qui peut être conférée individuellement ou communautairement, ecclésiastiquement. C’est cette transmission communautaire de la grâce divine qui est appelé mystère dans la pratique chrétienne. C'est par les mystères que nous devenons participants de la nature divine, que nous devenons des hommes-dieux.
1) Le terme « Mystère ».
Qu'est-ce qu'un mystère ? Quel est le sens de ce mot ? Pourquoi est-il réservé en Occident
aux vérités dogmatiques, à l'exclusion des mystères de la vie de l'Église qu'on y nomme « sacrements » ?
Ces deux termes diffèrent non seulement par leurs racines, mais par leur sens intérieur : le mot latin sacramentum
ne peut point remplacer le mot grec Mystérion, en usage commun de l'Église primitive. La lacune causée
en traduisant mystêrion par « sacramentum » est si considérable, que certains auteurs ont préféré de
laisser le terme original grec sans traduction, sous forme latinisée de « mystérium ».
Dans l'antiquité grecque païenne, ce terme servait à désigner certains rites et pratiques occultes qui avaient
pour but de vaincre le désaccord et les souffrances provoqués dans ce monde par l'activité du mal ; tels étaient,
par exemple, les mystères connus sous le nom des « mystères d'Éleusis », célébrés aux environs d'Athènes
en honneur de la Terre-Mère.
Le langage mystique du Nouveau Testament a beaucoup d'affinités avec celui des mystères païens (Cf. les termes
tels qu'« illumination », « délivrance », etc.). Les mystères païens ont été les précurseurs évidents
des mystères chrétiens, bien qu’ils ne forment certes eux-mêmes qu'une faible partie de ce que nous désignons
actuellement par ce nom.
Sans entrer dans une analyse philologique détaillée des deux termes en question, voici ce qu’il faut savoir :
le mot mystêrion a la même racine que Mystês « initié », du verbe Myein, fermer (p. ex.
la bouche, d'où le latin mutus, muet) ; au sens figuré myein veut dire « être indifférent », « ne pas
faire attention ». Mystêrion désigne donc une chose « cachée » ou « secrète », une réalité voilée à
notre connaissance positive.
Dans le domaine religieux, ce terme désigne une doctrine ou un rite qui est ou qui devient révélé aux
initiés uniquement. L'initiation est nécessaire, car tout mystère contient toujours quelque chose
d'incompréhensible, d'insaisissable, bien qu'il soit susceptible d'être atteint par ce que les chrétiens
nomment généralement la Foi. Encore inexploré, tout mystère recelait pour les novices des choses redoutables,
un danger physique ou spirituel nécessitant un médiateur.
2) Le terme « Sacrement ».
Le terme sacramentum, commun à toutes les langues de l'Europe occidentale
sous des formes locales, a été également très usité dans l'antiquité païenne, notamment dans le langage
juridique ou militaire, où il désignait certaines pratiques légales.
Ce terme est d'une élasticité toute particulière. Il tire son origine du verbe sacrare, « consacrer ».
Sacer, sacré (hiéros) appartient toujours, dans l'ordre religieux, au langage du culte légal,
et sert à désigner les personnes et les choses ayant une relation étroite avec ce culte légal.
En cela consiste sa distinction d'avec le terme sanctus, saint (Haghios), qui désigne les
personnes et les choses en tant qu'elles appartiennent ou qu'elles touchent par tel ou tel côté de leur être,
aux réalités d'un ordre supérieur.
Le terme « sacramentum », lorsqu’il est employé pour désigner les mystères chrétiens, fait de ceux-ci des actes
séparés, mis à part, sacrés, cultuels au sens large de ce mot. Ces actes ne sont pas nécessairement
ceux qui cachent ou voilent une réalité supérieure, comme le suppose le terme mystêrion ; pour faire
des sacramenta des mysteria, une explication supplémentaire est nécessaire.
3) Complémentarité des termes « Mystère » et « Sacrement ».
Il est indispensable que la notion orientale du « mystère » soit complétée par la
notion occidentale de « sacrement », car une réalité d'un ordre supérieur n'est connue que par une expression
extérieure, — symbolique d'une part et légale, reçue de l'autre.
Le tertium comparationis - troisième terme de comparaison entre nos deux termes est donc la
reconnaissance du fait que chaque mystère chrétien est un acte ou une entité théandrique, acte dans lequel
la réalité cachée - dans notre cas la grâce - inaccessible par nature, s'unit mystiquement à l'acte sacré. Cet
acte sacré est exprimé par le terme de « sacrement ».
4) Définition du « Mystère ».
Ce qui constitue le mystère comme tel, ce n'est point son côté divin ; ce n'est pas non plus son côté humain, mais c'est l'union des deux aspects. Cette union crée le miracle central du mystère nous aidant à vaincre les obstacles sur la voie de la divinisation -obstacles que le mal nous oppose à chaque instant de notre vie.
L'union spécifique de l'incompréhensible avec le compréhensible, du ciel avec la terre,
de Dieu avec la création,
tel est le sens spécifiquement religieux et orthodoxe du mystère.
5) Réduction unilatérale des mystères aux sacrements.
Il est à regretter que l'Occident chrétien ait choisi une autre voie - inévitablement
unilatérale - en séparant les dogmes proprement dits des mystères conçus comme sacrements :
la transcription latine du terme grec originaire, le mysterium, y a pris le sens d'une vérité abstraite et,
en quelque sorte, transcendante par rapport à nous.
C'est dans ce sens-là que l'on dit « mysteria vitae Christi - les mystères de la vie du Christ » ou encore : « le
mystère de la Trinité, de l'Incarnation, de la Rédemption », etc. À cause de l’emploi étroit et injustifié
de ce mot, on sépare indûment les dogmes de la vie, les paroles de l'acte.
Pourtant, le christianisme intégral affirme nettement que chaque dogme est un mystère, comme les autres mystères
auxquels nous participons ; il appelle proprement mystère ce qui se trouve en relation étroite avec ce
monde en même temps qu'avec l'autre, et qui unit les deux dimensions. Le mystère peut et doit être
pour ainsi dire tâté comme le corps glorieux du Christ par Thomas.
6) Le sens théandrique du mystère.
Tout est mystère, tout est miracle dans l'Orthodoxie catholique - non point, répétons-le,
dans le sens de subjectivité ou de ce qui s'oppose à la logique et à la connaissance positive, mais dans le sens
théandrique de ces termes.
Le but de tous les mystères est la fin du monde actuel, et par conséquent la réalisation du Mystère des
mystères cosmiques, de la Trinité théandrique en état de devenir, empreinte parfaite de la Trinité incréée,
clé des mystères, l’Hypermystêrion. « Caché de tout temps en Dieu » (Eph 3, 9), le mystère de la Trinité
théandrique est « révélé maintenant aux saints » (Col 1, 26). « Que Ton règne vienne » — voici à quoi doivent
aspirer tous les vrais chrétiens qui se réunissent pour célébrer solennellement la Sainte Cène ; cette pensée
est encore mieux exprimée dans la « Doctrine des douze Apôtres » :
Que vienne la grâce et que ce monde passe.
7) Mystère et avenir eschatologique.
Ce moment eschatologique joue un rôle très important dans l'Orthodoxie catholique.
Ainsi s'explique le désintéressement de celle-ci à l'égard de ce qui se passe dans le monde ; l'Église n'oublie
pas la tâche chrétienne à accomplir sur la terre, mais elle l'accomplit invisiblement, sans que sa main gauche
sache ce que fait sa droite. Cet avenir eschatologique auquel aspire toute l'Église — « j'attends la résurrection
des morts et la vie du siècle à venir » (symbole de Nicée-Constantinople) — n'est autre chose que la
participation à la Nature divine et par ce fait même la divinisation.
C'est donc par les mystères que s'opère cette divinisation. Le but définitif de ces mystères est
justement celui de transfigurer, de déifier notre vie toute entière, en faisant de nous des hommes-dieux.
C'est dans la pénétration et l'appropriation du mystère théandrique que consiste notre Sotêria, notre salut
(terme emprunté lui aussi aux mystères païens) - salut qui, consommé pour nous par le Christ, devient nôtre,
en nous, par l'Église.
8) Le nombre des Mystères.
Les mystères constituent l'activité propre du Saint-Esprit dans la création, sa contribution
à cette dernière. Étant donné que tout ce qui a lieu dans l'Église est mystère, le nombre des mystères
est donc pratiquement infini. Car dès le moment de notre rencontre avec Dieu, après laquelle - soit nous acceptons
le don de la divinisation - soit nous nous détournons consciemment et définitivement de lui ; la grâce offerte
une fois acceptée, chacun de nos actes devient un acte théandrique, un mystère.
Nous ne voyons donc aucune raison de limiter les mystères ecclésiastiques au nombre traditionnel de 7, bien
que ce nombre soit celui de la plénitude biblique et corresponde, par exemple, à l’énumération classique des sept
dons de l'Esprit-Saint, à la nature septuple de l'homme futur, et possède un fondement certain dans la
tradition chrétienne universelle.
Voici ce fondement. L'unique mystère de la Trinité théandrique s'exprime d'une part par l'unicité d'un Dieu-Homme,
le Christ - et d'autre part par la multiplicité des mystères individuels qui font de chacun de nous un homme-dieu,
incorporé au Christ dans son Épouse, l'Église.
La Trinité théandrique, identité et solution parfaite
de l'unité et de la multiplicité, possède aussi des formes intermédiaires ou plutôt communautaires, ecclésiastiques.
Celles-ci sont appropriées à tous mais conférées individuellement à chacun, dans le but de réunir toute la création
dans l'unique corps glorieux du grand Androgyne du Christ-Église.
1) Les moments de la vie humaine, et leur relation avec les mystères médiateurs.
Le nombre de ces mystères communs et médiateurs peut être réduit de façon suivante :
dans la vie de chaque être humain, il y a certains moments qui d'une part, déterminent et conditionnent sa vie - et
d'autre part, lui sont communs avec les autres individus humains. Ce sont :
1) la conception ;
2) la naissance ;
3) la maturité ;
4) le choix entre le mariage et le célibat ou la profession monastique ;
5) la maladie, possible à toute période et circonstance de la vie ;
6) la profession permettant de gagner le pain quotidien ou de servir l'humanité sous telle ou telle forme d’activité ;
7) la mort.
Tous ces moments de la vie ont leur reflet, leur fondement et leur justification sur le plan spirituel.
Ces moments de la vie se réalisent parallèlement au développement et à l'accomplissement du mystère central
de la Trinité théandrique. Ils aboutissent, par notre participation active, à la voie de la rédemption ouverte
par le Christ, et à notre divinisation par et dans l'Esprit.
2) Le Baptême.
1° À la conception correspond le mystère du baptême, mystère de la promesse solennelle, devant l'Église entière, de changer sa vie et de lutter contre le péché. C’est un mystère où nous recevons en réponse la grâce qui nous fait entrer dans l'Église ; il s’agit d’une sorte de contrat nuptial avec elle.
3) La Chrismation.
2° À la naissance qui, même selon la chair, reste un mystère évident,
jusqu'ici indéchiffrable par la science positive (sans avoir un caractère spécifiquement chrétien, ce phénomène ne
reçoit son plein sens que dans le christianisme, les parents collaborant à augmenter quantitativement et
qualitativement le corps glorieux du Christ et de l'Église), correspond, sur le plan spirituel, le mystère
de la chrismation, appelé parfois « confirmation » (c'est, si l'on veut, plutôt un simple rappel des
promesses données, car il n'y a encore rien à confirmer).
Ce mystère est la figure de la glorieuse seconde naissance de chacun de nous dans l'Esprit-Saint.
Dans ce mystère, l'Esprit-Saint descend sur nous et forme en chacun de nous une sorte de semence spirituelle ;
celle-ci, après le rejet symbolique du péché originel dans le baptême, doit détruire ce corps de péché en
le transfigurant en un corps spirituel, semblable à celui du Christ après sa résurrection.
Ce mystère nous rend aptes à être incorporés en Christ ; nous sommes alors admis à participer à la Sainte Cène,
au festin eucharistique, — ceci « objectivement » ; en même temps le don du Saint-Esprit continue à grandir
en nous « subjectivement », en faisant de nous les hommes-dieux. Car, si nous menons désormais une vie
vraiment chrétienne - qui en elle-même constitue déjà un mystère à part - ce don finit par s'unir à nous
indissolublement.
4) La Pénitence.
3° À la maturité, heure de décision définitive sur l'orientation de la vie, correspond s'il y a lieu, le mystère de la pénitence (actuellement, la pénitence est renouvelable ; celle-ci était considérée dans l'antiquité chrétienne comme un acte unique en son genre et définitif — cf He 6, 6) ; nous avons déjà vu que Métanoia, terme grec pour désigner ce mystère, signifie avant tout, philologiquement, « changement de pensée », la « rentrée en soi-même » après tant d'égarements volontaires et involontaires (Luc 15, 17). C’est un moment d'une importance toute particulière, qui engage notre volonté redevenue libre.
5) Mariage et Profession monastique.
4° Au choix entre la vie célibataire ou familiale correspondent à la fois le mystère du mariage et celui de la profession monastique. Le mystère du mariage, comme celui de l'Ordre, n'est pas obligatoire pour tous, mais il faut toujours choisir entre les deux états du célibat et du mariage. D'une certaine manière, la profession monastique indique le seul état possible du célibat et forme donc un mystère à part.
6) L'Onction des malades.
5° À la guérison des maladies de l'âme et du corps correspondent, pour l'âme, la pénitence, pour le corps ensemble avec l'âme, l'extrême onction. Elle est la dernière dans l'ordre des onctions et n’est point administrée in extremis seulement.
L’Église orthodoxe ne connaît pas d’« extrême onction », mais uniquement l’onction des malades, fidèle en cela à la Tradition ancienne de l’Église.
7) L'Enterrement.
7° À la mort, outre le sacrement de l'enterrement qui n'entre pas dans le nombre traditionnel, mais n'en constitue pas moins un mystère – ce que confirment certains auteurs anciens - se rattachent trois mystères : le baptême, qui signifie mort au péché originel ; la profession monastique, surtout pour l'état de réclusion (le « grand ordre angélique » de l'Orient chrétien) ; enfin d'une certaine manière le mystère de l'ordre, — les deux derniers mystères peuvent et doivent être considérés comme la véritable mort au œuvres de ce monde. Nous voici rapprochés du sixième point.
8) L'Ordre.
6° Le mystère de l'Ordre correspond en effet le mieux à ce point. Cela s'explique par
le fait que les mystères que nous avons appelés communs ou médiateurs, c'est-à-dire obligatoires
pour tous les membres de l'Église, ne peuvent être accomplis validement que par les délégués de la part
du Christ et de l'Église, délégués devant être désignés et marqués d'une grâce spéciale.
Il est évident que tous les fidèles ne peuvent être prêtres, bien qu'ils forment tous ensemble le
« sacerdoce royal » (1 Pe 2, 9 ; Ap 1, 6). Si les fidèles étaient tous prêtres, cela détruirait le principe même de la
catholicité, de même que celui de la conciliarité, car il n'y a point de prêtre sans fidèles. Ceux qui pensent
autrement et se croient capables de se passer d'intercesseurs terrestres, qu'ils refusent aussi - et ils le
refusent en réalité - l'intercession du Christ qui constitue l'unité de l’Église.
Comme dispensateur des mystères, tout membre de la hiérarchie sacerdotale demeure dans l'Église une personne à part,
une personne sacrée. Pour devenir une telle personne sacrée, un acte spécial est indispensable,
acte célébré en présence de toute l'Église, comme cela a toujours eu lieu à partir de l'époque apostolique.
Ce rite, comme tout autre rite en général, est un acte théandrique (Ac 7, 17) et par conséquent magique
(n'abusons pas de ce terme) qui, une fois administré d'une manière valide, subsiste désormais comme la propriété
exclusive de la personne consacrée, Cet acte théandrique n'implique point la sainteté personnelle de la personne
consacrée ; il la rend digne d'administrer les divers dons de la grâce régulière du Saint-Esprit.
C'est sur cette base qu'a été proclamée en Occident romain l'idée d'infaillibilité papale ex cathedra.
Cette idée est par conséquent appliquable à tout membre de la hiérarchie sacrée, dans les limites de sa compétence.
Car tout membre de la hiérarchie sacerdotale peut ne point réaliser dans sa vie les dons personnels de la grâce
que reçoit chacun de nous ; il peut, après son ordination, rester pécheur et indigne. C'est en ceci que consiste
la différence entre la hiérarchie sacerdotale, sacrée, et la hiérarchie des saints.
La sainteté est acquise nécessairement par l'effort personnel, par la réalisation du don individuel de la grâce ;
elle peut toujours être perdue en cas de la chute morale et spirituelle. Mais toute personne sacrée n'est porteuse
que des dons ecclésiastiques de la grâce - qui ne sont pas ses dons personnels ; il peut parfaitement recevoir
ces dons personnels de la même manière que les autres saints. Toute personne sacrée est donc un mage - Magos :
de cette manière l'Église sanctifie le magisme des religions païennes.
La « déposition » de la prêtrise, tolérée dans l'Orthodoxie orientale, ne détruit point le character indelebilis
de la prêtrise, car elle n'est pratiquée que dans les cas d'apostasie, de perte de foi ou d'éloignement conscient
et voulu de Dieu, semblable à la chute de Satan et à l'apostasie de Judas.
9) L'Eucharistie.
7° Ce mystère de l’ordre est intimement lié au dernier, le plus grand de tous,
celui de l'Eucharistie qui ne saurait être célébré pleinement que par un prêtre. Comme toute profession humaine
n'a, au fond, qu'une seule tâche modeste — abstraction faite des autres côtés, parfois sublimes, de cette profession — celle
de nous procurer une nourriture convenable, notre pain quotidien, voici qu'apparaît également la nécessité
d'une nourriture spirituelle qui nous est accordée surtout par l'absorption du véritable Corps et du véritable
Sang du Christ dans le mystère eucharistique.
Au fond, nous recevons ce mystère pour mourir dignement et chrétiennement au monde, dans l'attente de la résurrection
glorieuse, au lieu de nous situer dans cette vie seulement. L'Eucharistie est une greffe de la vie éternelle,
greffe qui nécessite la mort de ce qui est vieux et corrompu, greffe qui nous incorpore au Christ Dieu-Homme
et nous rend concorporels avec lui. C'est en même temps une nourriture intégrale pour l'organisme
théandrique - cette question seule mériterait un traité à part.
Centre des mystères médiateurs, l'Eucharistie présuppose un nombre indéfini d'autres mystères qui
correspondent aux divers actes de la vie terrestre du Christ. Tels sont les mystères de notre rédemption,
de notre justification (en tant que notre sanctification et renouvellement intérieur) et ensuite de notre mort.
Si notre mort est chrétienne, elle est bienheureuse et constitue le premier pas vers le point culminant
de notre existence, notre résurrection, dans laquelle nous devenons définitivement des fils de Dieu.
Le mystère de la résurrection s'accomplira peut-être en plusieurs étapes au cours du royaume millénaire du
Christ sur la terre, désigné généralement sous le nom de « jour de jugement ». Ce jugement constitue la dernière
étape avant notre entrée définitive dans l'éternité. Pour ceux d'entre nous qui seront reconnus dignes
de participer à la Nature divine, cette entrée dans l’éternité s'effectuera par notre ascension au ciel - multiplicité
du mystère de l'unique Ascension du Christ. C'est ainsi que nous revivons progressivement ce qu'on appelle
dans la théologie scolastique mysteria vitae Christi, les mystères de la vie du Christ, qui constituent
notre participation réelle à l'œuvre salvatrice du Sauveur. Telle est l'unique profession que nous
devons chercher dans notre vie, comme le dit profondément le Psalmiste :
Je demande au Seigneur une seule chose, ardemment désirée : d’habiter tous les jours de ma vie dans la maison du Seigneur (Ps 27, 4).
10) Les Offices votifs.
Ainsi donc, le nombre traditionnel de sept mystères ne correspond-il point à la réalité.
En-dehors des sept mystères principaux, il en existe un grand nombre. L'Église romaine les nomme sacramentalia —
les rites se rapprochant des mystères, sans revêtir ce que la théologie romaine appelle le character indelebilis
et les autres caractéristiques qui font des mystères ecclésiastiques des actes obligatoires pour chaque chrétien.
Les sacramentalia, d'après l'expression romaine, imitent les mystères et peuvent conférer une
certaine grâce ; ce sont, par exemple, les consécrations, les bénédictions (entre autres la grande Haghiasma,
bénédiction des eaux le jour de l'Épiphanie) constitutives ou invocatives (celles dont l'efficacité est
réservée à Dieu lui-même ; elles sont formulées par l'optatif grec ou le conjonctif-conditionnel latin),
les exorcismes, etc.
La pratique liturgique russe les désigne par le terme « besoins » (trèby) qui sont administrés par
les membres du clergé, du fait qu'ils ont un caractère médiateur ou ont lieu pendant les offices publics.
Mais certains des sacramentaux, appelés actes symboliques, peuvent et doivent être accomplis par les
fidèles eux-mêmes, par exemple la prière personnelle et particulière, et même le baptême s'il est
administré in extremis en l'absence du prêtre. Ainsi, il n’y a point de distinction de principe
entre les mystères et les sacramentaux ; tout dans l'Église est mystère ; la moindre des choses en elle possède
une double nature et nécessite la participation de tous les fidèles aux actes sacrés.
11) Le côté divin du Mystère.
Le côté divin et divinisant du mystère, qui est l’œuvre personnelle de l'Esprit-Saint dans la création, se manifeste ad nos - vers nous par l’appel, l’invocation de ce même Esprit, et c'est ce moment-là qui rend le mystère efficace. C'est pourquoi, en Orient chrétien, toute liturgie eucharistique ne peut se passer de l’épiclèse - invocation spéciale de l'Esprit précédant l'acte mystique accompli par le célébrant. Cet acte mystique marque le changement (terme théologiquement exact, qui complète l'unilatéralité du terme « transsubstantiation ) des éléments offerts au moment de l'union théandrique du pain et du vin eucharistiques avec le Corps et le Sang du Christ. Dans l'Orthodoxie catholique, la simple répétition des paroles institutrices du Christ a seulement une valeur commémorative seulement, comme dans le culte protestant.
Dans l’Église othodoxe, on ne peut soutenir cette affirmation. L’Eucharitie culmine
lorsque l’Épiclèse est dite ; à ce moment, l’Eucharistie parvient à sa plénitude – mais cela ne veut pas dire
pour autant que tout ce qui a précédé soit sans signification, sur le plan de la Présence divine. Les Paroles
de l’Institution n’ont pas seulement valeur commémorative, « comme dans le culte protestant » ; elles concourent
à l’élaboration de la Présence divine, comme le fait l’ensemble des paroles et des rites qui ont précédé.
À cet égard, la pensée orthodoxe est davantage antinomique que ce que nous décrit le Père Léonide : selon
la Tradition orthodoxe, les Paroles de l’Institution n’opèrent pas ex opere operato (c’est-à-dire du simple
fait d’être prononcées) la Présence du Christ sur l’Autel – tout en n’étant pas d’autre part, « inopérantes »
pour construire et élaborer cette Présence. La foi en le fait de la Présence du Christ en les Saints Dons
n’implique pas ipso facto le fait de considérer tout ce qui précède comme étant purement verbal et
ne portant d’autre signification que morale ou historique.
Il est unilatéral d’être « réaliste » en ce qui concerne la Présence Réelle, tout en étant « nominaliste »
en ce qui concerne l’environnement liturgique et spirituel de l’Épiclèse. L’antinomisme théologique bien compris
ne consiste pas en un mélange de certaines données empruntées à la théologie romaine, avec d’autres concepts
pris à la pensée protestante.
La vraie communion est surtout la participation réelle, en-dehors de la durée, à l'événement même que l'on commémore. La vraie communion complète l’événement commémoré par la multiplicité,
Peut-être pourrait-on dire : « actualise dans l’espace-temps l’événement commémoré » ?
...et se l'approprie en vertu de cette dernière.
12) Le côté humain du Mystère.
Le côté humain de chaque mystère, lui aussi nécessaire pour son efficacité, consiste
dans l'appropriation de ces mystères par ce que l'Église romaine appelle virtutes ou « vertus théologales » :
L’amour trouve son fondement antinomique en Dieu qui est Amour, et dans l'amour de Dieu pour le monde.
La foi constitue avec la science positive dégagée des liens du péché, le mystère de la gnose
théandrique qui nous accorde la vie éternelle. La foi est, de la part de la création, sa véritable participation
à l'acte créateur de Dieu, sans parler déjà de notre consentement à être créés.
L’espérance nous guide et nous soutient dans toutes les péripéties et dans tous les dangers de la vie terrestre.
Ces trois mystères ou vertus qui ne forment qu'un seul, comme nous l'avons vu, constituent une conditio sine qua non
de l'efficacité pratique, vitale, de chaque mystère, même sacramental, même validement administré. Ceci nous
mène vers le dernier point de la conception catholique-orthodoxe du mystère.
1) Le mystère : valeur objective et conditions subjectives.
En vertu de leur caractère théandrique, les mystères ne sauraient revêtir, dans le christianisme intégral, le caractère de « valeurs en soi », indépendamment de leur acceptation par la création. En ceci, l'Orthodoxie catholique unit organiquement les conceptions unilatérales de l'Église romaine et du protestantisme. Tout mystère, même obligatoire, n'est efficace (ne « rapporte des fruits ») qu'à condition de la participation active des fidèles.
Un mystère « obligatoire », paraît être une expression paradoxale. Ici, l'adjectif obligatoire doit être compris dans le sens d'un mystère dont la célébration est indispensable pour la croissance et l'épanouissement de notre vie spirituelle.
Tout mystère public est un acte théandrique, accompli à la fois par Dieu et par
les fidèles, en la personne de l'officiant.
Tout mystère particulier est de même un acte théandrique accompli par Dieu et le croyant.
Cela signifie que rien dans l'Église ne se fait mécaniquement et sans but. Rien ne se fait dans l’Église
uniquement ex opere operato (c’est-à-dire par la simple réalisation du rite) mais aussi et
nécessairement ex opere operato simul cum acceptatione operantis fideliumque (c’est-à-dire par la célébration
elle-même et avec la collaboration des fidèles concélébrants).
Un mystère n'aurait pas de valeur mystique, sacramentelle, s'il s'accomplissait tout seul sans participation
active de la part des membres du Corps glorieux du Christ et sans les efforts constants et persévérants de notre
bonne volonté. Cela ne veut point dire que ce qu'on nomme mystère ou sacrement n'ait point de valeur
objective au sens habituel de ce mot. Cela ne veut pas dire non plus que ces mystères ne soient que des
symboles extérieurs plus ou moins neutres et inutiles, comme le pensent parfois certains protestants.
Un mystère reste toujours tel objectivement ; mais sa valeur objective ne se vérifie que lorsque
sont présentes les conditions subjectives de sa validité, et réciproquement.
Un mystère reçu d'une manière indigne, non seulement demeure inactif et n'apporte aucun profit à celui qui le reçoit,
mais lui devient nettement nuisible. En effet, restant parfaitement valide comme mystère, il sert maintenant
non pour le salut mais, comme dit saint Paul, « pour la condamnation » de la personne qui n'a pas su profiter
du don de la grâce divine - don présent dans chaque mystère ; une telle personne « crucifie » de nouveau
le Christ en elle-même (He 6, 6). C'est en ceci que consiste le character indelebilis du mystère chrétien,
ce qui complète l'unilatéralité de la conception analogue dans la théologie romaine.
2) L'indelebilis dans le delebilis.
Il n'y a rien d'« indélébile » en dehors de ce qui serait parfaitement « délébile » (delebilis : « destructible »,
effaçable ). L’indelebilis dans le delebilis — voici le vrai caractère du mystère théandrique.
La place nous manque pour traiter sous cet angle chaque mystère en particulier. Nous nous bornons donc à déclarer
que le côté divin de chaque mystère est à jamais indelebilis ; sa validité ne dépend point de la
volonté personnelle de celui qui l'administre.
Mais le côté humain, assombri par le mal et le péché, peut annihiler pratiquement le don divin, — telle est,
avons-nous vu, l'activité du pseudomystère du mal accompagné de celui du péché originel, constituant
ensemble le grand « mystère de l'iniquité » (2 Th 2, 7). L'efficacité de la synthèse antinomique du divin et de
l'humain, que nous nommons mystère, n'est atteinte qu'à la condition indispensable d'y être préparé
avec soin et d'avoir une conscience claire de sa haute dignité humaine et de son devoir sublime : il faut se
sentir parent du Seigneur, un membre vivant de sa maison.
3) La collaboration de l'Esprit-Saint avec la volonté humaine.
N'oublions pas qu’en toutes choses, le Saint-Esprit vise à établir une collaboration
avec la libre volonté humaine. Cette collaboration est également à l'œuvre lors de la consommation définitive
des choses, de leur divinisation. [À l’origine,] la divinisation intégrale de l'homme n'était pas obligatoire
pour tous les hommes de l'univers, mais notamment pour ceux d'entre eux qui avaient le désir désintéressé
de l'atteindre. Car l'homme, comme toute la création, était parfait en son genre n'avait ni défaut ni
besoin de rien. D'autre part la voie de la divinisation présentait certaines conditions difficiles à exécuter.
Plongés actuellement dans le péché, nous avons perdu cette clairvoyance des choses, et le séjour de l'homme
primitif dans le paradis était peut-être trop court pour poser ce problème en son entier. Le christianisme intégral
ne nie point la possibilité d'une Apokatastasis, du retour des choses à leur état primitif d'avant la chute,
tenant compte toutefois du principe « non posse mori ».
Ceux que le Christ nomme son « petit troupeau » (les 144 000), de même que ceux que l'Apocalypse désigne
sous le nom de la « grande multitude » auront un sort meilleur : la participation - sous telle ou telle forme - à
la nature supérieure, angélique et enfin divine.
Disons maintenant quelques mots au sujet d'autres moyens théandriques nous permettant
la pénétration encore plus complète dans l'au-delà. La catholicité de l'Église exige la communion de ses membres
entre eux. Tout en accomplissant chacun son Salut - personne ne peut être débarrassé de cette tâche - nous ne
le faisons qu’avec les autres, en participant ainsi à l’unique salut qui nous est donné par Jésus-Christ.
Tel est le dogme-mystère de la communion des saints dans son double sens :
- la communion avec les saints, de l'Église visible avec l'Église invisible,
- et la communion des saints mystères ou sacrements : « ce qui est saint aux saints », annonce le célébrant avant
de communier, dans la Liturgie eucharistique orientale.
Cette communion des saints exige non seulement des prières particulières, mais aussi des prières communes,
publiques. En d'autres termes, cette communion des saints nécessite un culte, un rite. Il n'existe point
de prière particulière sans prière en commun, non seulement de tel ou tel groupe de croyants, mais de l'Église entière.
C'est surtout en cette prière que se réalise en pleine mesure la communion des saints et, en même temps,
celle des vivants avec les morts. C'est le culte, extérieur et intérieur à la fois, qui constitue la
seule expression authentique de l'organisme catholique en son entier.
Le culte catholique-orthodoxe peut être ainsi richement développé. Nous ne pouvons pas décrire ici son caractère,
car ceci nécessiterait un livre à part ; l'essentiel qu’il convient de retenir, c'est toujours le même fait :
le culte chrétien intégral unit organiquement en lui-même les caractères distinctifs des cultes romain, protestant et
orthodoxe oriental. Étant d'une part, commémoratif comme le culte protestant, il est d'autre part plein
d'actes sacrés théandriques conférant chacun sa grâce spéciale, comme ceci a souvent lieu dans le culte romain.
Ce n'est assurément plus le cas aujourd'hui dans l'Église catholique-romaine, après la simplification extrême de la liturgie, suite au concile Vatican II.
C'est l'éternisation et la participation réelle et active des croyants vivant dans
les diverses époques historiques, aux événements de l'Histoire sacrée de l'univers entier - commençant par la création
du monde et finissant par la résurrection des morts et la transfiguration finale du monde.
Le cycle annuel du culte embrasse chaque saint en particulier et nous fait participer dans la plus haute mesure
possible aux événements primordiaux de l'Histoire mondiale — la Nativité de Notre Seigneur et celle de sa Mère,
la Conception de Jésus (l'Annonciation) et surtout sa Passion et sa Résurrection ; cette dernière fête est à
la fois sommet et centre du culte catholique-orthodoxe. Ensuite sont célébrés l’Ascension du Christ, la fête
de la Pentecôte (descente du Saint-Esprit, début de la divinisation), la Transfiguration de Notre Seigneur
(pressentiment de l'illumination finale de l'univers entier), la Dormition et l'ascension de la Vierge,
l'Exaltation de la Croix vivifiante (croix de la théandrie), la Théophanie (conception universelle de tous dans
le Christ et la bénédiction des eaux), l'Entrée de Jésus à Jérusalem (pressentiment de la victoire finale
du bien sur le mal), etc. Toutes ces fêtes sont, elles aussi, des vrais mystères de la vie ecclésiastique,
nous faisant participer réellement aux événements correspondants.
Pourquoi vénère-t-on les saints ? Ne serait-ce point une anthropolâtrie ou même simplement une idolâtrie, étant donné l'usage liturgique d'icônes et même des statues sacrées (l'Orthodoxie orientale n'admet pas de statues) ? C’est une question naïve bien entendu, car jamais aucun chrétien conscient ne vénère les saints au même titre que Dieu. C'est pourquoi la vraie anthropolâtrie et la vraie idolâtrie sont des choses parfaitement légitimes.
C’est une expression paradoxale… Il serait préférable de dire qu’il existe une façon juste et équilibrée de vénérer la mémoire des saints et d’adorer Dieu. Le mieux serait d’employer le terme de « dulie » - « culte », en parlant de dulie légitime.
Le christianisme intégral refuse simplement de ne vivre que dans le présent : l'Église
est un organisme théandrique vivant et existant avant même la création du monde. Le passé, le présent, l'avenir
et les futuribilités sont parfaitement identiques pour elle.
D'autre part, il n'y a devant l'éternité ni mort, ni corruption, mais seule la vie éternelle. Nos morts même,
et non seulement les saints, vivent encore, vivent toujours, parce qu'ils ont déjà vécu et parce qu'ils vivront
encore dans l'infini. La seule différence entre les saints et les morts ordinaires consiste en ceci que les
saints ont déjà passé de la mort à la vie ; nous avons par conséquent une possibilité parfaite d'entrer en communion
avec eux par la prière et les autres gestes que nous employons même entre nous, dans la vie quotidienne.
La prière est l'expression parfaite du fait que ceux auxquels nous nous adressons sont vivants pour nous.
Nous les vénérons en tant qu'ils nous sont déjà supérieurs, ayant atteint leur salut, et ceci même avant la
Rédemption, pour les justes d'avant le Christ :
Abraham, votre père, a tressailli de joie de ce qu'il verrait mon jour : il l’a vu , et il s'est réjoui (Jn 8, 56).
Nous vénérons leurs reliques : nous nous servons d'eux comme des moyens supplémentaires du salut.
Élisée mourut et on l’enterra. Des bandes de Moabites faisaient incursion dans le pays chaque année. Il arriva que des gens qui portaient un homme en terre virent la bande ; ils jetèrent l’homme dans la tombe d’Élisée et partirent. L’homme toucha les ossements d’Élisée : il reprit vie et se dressa sur ses pieds (2 Rois 13, 21).
Ces moyens supplémentaires du salut penvent nous aider dans la lutte quotidienne
avec les mauvais penchants de notre caractère. Et même les restes des endormis sont vivants chez Dieu, qui est le
Dieu non des morts, mais des vivants.
Nous pouvons poser la question autrement : la communion des saints est-elle nécessaire pour notre salut ? — Nécessaire, non ;
utile, oui. Quant aux icônes ou statues des saints formant la multiplicité de l'unité de chacun d'eux
(au même titre que la multiplicité des fidèles portant leur nom), leur culte est la seule forme possible d’idolâtrie
qui trouve ainsi sa place légitime dans le christianisme intégral.
Nous avons expliqué plus haut pourquoi nous préférons le terme de « dulie ». La plume provocatrice du Père Léonide emploie ici une expression qui nous paraît particulièrement mal venue.
Selon la définition canonique du VIIème concile œcuménique ( la définition dogmatique n'en a
jamais été donnée), c’est la vénération et non l’adoration qui est due aux icônes (Timikê proskynêsis,
et non Latreia).
Ceci ne contrarie toutefois pas ce que nous venons de dire, d'autant plus que la vraie idolâtrie était,
en tout temps, bien autre chose que « l'adoration des métaux et du bois », comme on le pense naïvement d'habitude.
La « vraie idolâtrie » est une expression qui nous écorche l’oreille… On a vraiment l’impression
que le Père Léonide éprouve un malin plaisir à réfuter les décisions des Conciles œcuméniques, qui sont les fondements
de la Foi orthodoxe. Ici par exemple, à propos du VIIème Concile œcuménique, il affirme que la décision du
Concile est canonique, mais non dogmatique, ce qui demanderait une explication… La décision du Concile
de Nicée II est frappée du sceau de la plus haute sagesse : elle interdit l’adoration (latrie) des icônes,
et en ordonne la vénération (dulie), en précisant que la vénération de l’icône ne s’adresse pas à celle-ci,
mais remonte au prototype – à la personne représentée. Cela évite tout dérapage vers l’idolâtrie, qui reste
bien sûr strictement interdite.
L’« interdiction » de quelque chose est étrangère à la pensée du Père Léonide, pensée qui est totalement inclusive.
Sa théologie n’exclut rien, absolument rien ( !), car aux yeux du Père Léonide, des concepts apparemment opposés
ne sont autre chose que les deux pôles d’une antinomie.
La consécration de l'icône, marquée par l'aspersion, la fait correspondre à sa destination et lui assigne son caractère théandrique. Sans nier l'usage des icônes, on peut pratiquement s'en passer. Mais le fait de s’en passer signifie un réel appauvrissement, un réel aveuglement : certaines icônes anciennes ont une composition tellement géniale, que le christianisme intégral pourrait facilement enrichir sa science théologique d'une nouvelle branche : la théologie iconographique — ceci sans parler du fait des icônes miraculeuses, ainsi que des miracles en général. Il en sera question dans le livre que nous préparons...
Le mystère de la divinisation du monde n’est autre que celui du Royaume de Dieu, qui est appelé
à s'établir « sur la terre comme au ciel ». Il ne sera toutefois pas établi ici-bas sans un certain délai de
préparation et de purification que l'on nomme d'habitude le jugement dernier et qui, au fond, n'est autre
chose que le royaume millénaire du Christ - que l'on ne doit en aucun cas confondre avec le Royaume de Dieu en
général. La question du Millennium est une des plus discutées dans le christianisme intégral.
Comment ceux qui n'ont jamais ouï parler du Christ et qui meurent sans avoir attendu l'appel au salut, peuvent-ils
se sauver ? Il est difficile d'expliquer cela autrement qu'en admettant l'existence du royaume millénaire (qui, en
tous cas, est toujours à venir et n'a jamais été réalisé jusqu'ici), du Millenium. Car nul ne se sauve
par l'ignorance ; la vie éternelle consiste justement dans la connaissance de Dieu et du Christ (Jn 17, 3).
En-dehors de la possibilité du Millenium, il existe, il est vrai, deux autres possibilités pour trancher
la même question :
1 ° celle des incarnations successives, dont la fin serait une incarnation dans le monde chrétien ;
2° la possibilité de la conversion outre-tombe : le Christ, descendu réellement aux enfers, y est - dans un sens
particulier - toujours présent, délivrant tous ceux qui se convertissent à lui (voir à ce sujet les chants liturgiques
orientaux du Samedi-Saint). Souvenons-nous enfin du « bon larron », qui, à en croire le sens littéral de la
réponse du Christ, vit le paradis le jour même de sa mort.
Mais toutes ces possibilités sont parfaitement insuffisantes et unilatérales face à l'explication millénariste
qui est si merveilleusement attestée par l'Apocalypse et certains ouvrages patristiques. L'ère du royaume millénaire
sera l'ère de la résurrection des morts, résurrection successive ou bien simultanée. Le labeur de ce siècle béni
est représenté avec une force toute particulière dans le chapitre 37 du livre d'Ezéchiel. Les âmes des morts
seront de nouveau réunies avec leurs corps redevenus parfaits, et l'esprit de vie couronnera de nouveau l'être humain.
Rendu à la vie, chaque individu humain sera instruit dans la vérité par le Christ et ses saints eux-mêmes, et
aura de nouveau le droit de choisir librement entre la vie et la mort — tout comme Adam d'avant la chute.
Pendant toute la durée de cette instruction, Satan sera lié aux enfers et n'aura plus de pouvoir de nuire à
la création, et le mal disparaîtra peu à peu de ce monde. Ceci nous explique la presque complète indifférence
du christianisme intégral à l'égard des problèmes sociaux ; il sait d'avance que seul le Christ pourra établir
l'ordre juste, normal, dans l'univers déchu.
Toutefois, comme toute construction nécessite une épreuve afin de prouver sa conformité absolue au but tracé par le Créateur,
Satan sera, à la fin du Millenium, libéré de sa prison « pour un court délai » (3 ans et demi ? Ap 20, 2-3, 7-10), et chaque
être humain sera soumis à l'épreuve, tout comme le Christ lui-même après son séjour dans le désert de Juda (Mt 4, 1-11).
Cette épreuve sera définitive, et celui qui ne voudra pas se soumettre cette fois aux lois du Christ par la décision
ferme et définitive de sa volonté redevenue libre, mourra d'une mort non plus provisoire, mais éternelle,
de la « mort seconde » (Ap 20, 14), sans résurrection possible. Espérons que nul ne vivra une telle destinée !
1) Mort première et mort seconde.
Il est certain que plusieurs d'entre nous, ayant reçu la connaissance exacte des choses,
vont abandonner le mal - et cette fois définitivement. Toutefois on peut et on doit admettre l'état d'un être
qui, dans son aveuglement et son obstination, doué de nouveau d'une volonté libre, refuse absolument de se soumettre
à Dieu et à ses volontés, bien qu'il les juge bonnes.
La possibilité d'existence de ces insensés ne doit point être exclue, et l'asynonymie parfaite de l'amour
compatissant et de la justice implacable doit être admise telle quelle. C'est sur cette éventualité qu'est basée
la possibilité de l'enfer qui, comme la douleur, la mort et le mal lui-même, n'a pas été créé, mais constitue
exclusivement le produit de la création déchue.
Parallèlement à la vie bienheureuse, il existe ainsi une mort redoutable, sans espoir, bien distincte de
l'anéantissement complet — mort par rapport à laquelle la mort première, physique, n'est que le premier pas,
la naissance à l'inexistence. Car l'existence infernale sera en elle-même inexistante, dans ce sens qu'il
n'y a rien de réel en-dehors de la vie, de la vraie vie bienheureuse. L’existence infernale n'est que la mort,
la mort éternelle.
L’existence infernale n’est point l’enfer tel que le montrent les représentations théologiques habituelles ;
l’existence infernale renferme en elle-même toutes les notions propres à la conception de l’enfer tel que les
divers peuples de la terre se le figurent : le « purgatoire » romain, le S(e)'oL des Hébreux et le
Hadès des Hellènes.
L'éternité ne pouvant appartenir qu'à la seule divinité, voici la suprême consolation de l'Apocalypse :
La mort et l'enfer furent jetés dans l'étang du feu (Ap. 20, 14).
Ce verset doit être compris dans le même sens que le passage célèbre de saint Paul :
Si l'ouvrage de quelqu'un est consumé, il perdra sa récompense ; lui-même pourtant sera sauvé, mais comme au-travers du feu (I Co 3, 15).
CLe feu soutient la vie d'une part, et d’autre part la détruit ; dans ce dernier sens,
la mort seconde ne sera donc qu'une cessation complète de la vie, quoique possédant sa durée indurable
quelque part en-dehors de toute réalité imaginable. Le péché sera anéanti, mais le pécheur sera sauvé au moyen
du « feu purificateur ». Rappelons-nous le témoignage de Jean le Baptiste : le Christ « vous baptisera dans
l'Esprit-Saint et dans le feu » (Mt 3, 11).
Dans sa divine largeur l'Orthodoxie catholique admet toutes les interprétations de l'activité de ce feu qui
d'ailleurs existe peut-être réellement à une certaine profondeur de la terre, de même qu'à l'intérieur
de chaque atome de l'univers. Le résultat définitif de la consommation et de restitution de toutes choses
ne dépend théandriquement que de la justice et de l'amour divin d'une part, et de la bonne volonté de
la création de l'autre. C'est ici que nous trouvons la profonde justification de la coutume de prier pour
les morts. De leur côté, les morts intercèdent auprès de Dieu pour les vivants - lorsqu'ils ont
la possibilité de le faire.
2) Le Baptême générique.
Avant de conclure, faisons une courte remarque au sujet des non-baptisés que l'Église romaine considère comme n'appartenant point au corps de l'Église. Sans recourir à la notion scolastique de l'âme de l'Église, ou bien à celle du baptême de désir (ces conceptions sont unilatérales mais parfaitement valides), le christianisme intégral, tout en conservant un penchant vers la doctrine romaine, n'interdit point les prières pour les non-baptisés — souvenons-nous du baptême de sang des martyrs — de même que pour les malheureux suicidés. Rien ne peut ne pas se trouver dans l'Église.
Cette sentence du Père Léonide : « Rien ne peut ne pas se trouver dans l’Église » est une excellente synthèse de sa théologie. La double négation est importante : il est impossible de trouver quelque chose, quelque notion que ce soit, qui ne figure pas dans l’Église.
Ne pourrait-on point envisager - ceci nonobstant l'application strictement individuelle
de chaque sacrement - la possibilité pour les baptisés n'engendrer que les baptisés, ne serait-ce que d'un
baptême commun, générique, en vertu de l'unique baptême du Christ Dieu-Homme, qui est l’Humanité entière ?
Dans l'acte d'engendrement individuel, ce sont non seulement toutes les parties du complexe humain individuel
avec toutes leurs facultés naturelles et acquises qui y prennant part, mais aussi l'humanité tout entière,
car chaque atome est une absolue nécessité pour tout le reste de l'univers.
Comme l'hérédité a aussi une lignée ascendante, nous pouvons conclure que le baptême d'une seule personne
suffirait pour considérer tous les hommes comme étant baptisés. Tel fut le baptême du Christ, qui fut
nécessaire au Christ lui-même [en tant qu’individu faisant partie de l’humanité sauvée]. Certes, le salut
personnel [sans le baptême individuel] ne saurait être alors garanti que dans le cas où tous les hommes
arriveraient au salut ; le baptême individuel reste absolument nécessaire au cas où le nouveau-né franchit
les risques de mortalité infantile.
Quelques doutes sont parfois émis au sujet du baptême des enfants, surtout en bas-âge. Mais le consentement
mystique à sa naissance que tout enfant donne avant de paraître dans ce monde implique également
le consentement à son baptême, comme à bien d'autres choses d'ailleurs durant sa période d'enfance.
Pourquoi ne pas baptiser l'enfant inconscient puisqu'il est né inconsciemment aussi ? Enfin et surtout :
Laissez les enfants et ne leur empêchez pas de venir à Moi, car à leurs semblables est le Royaume des cieux (Mt 19, 14).
3) La recherche consciente de l'Union à Dieu.
Nous voici arrivés au terme de notre exposé. Pour profiter des fruits de la grâce,
il faut y être préparé intérieurement et activement, quoique tout à fait librement. De là, découle la nécessité
d'un enseignement, d'une préparation inductive, d'une initiation ascétique plus ou moins rigoureuse qui, toutefois,
ne doit pas dépasser les limites de la saine raison.
L'ascèse, cette âme de l'Orthodoxie catholique, revêt des formes générales et communes - et aussi d’innombrables
formes individuelles. Mais le but en est toujours le même : la purification du cœur et la recherche consciente de
la ré-union intime avec Dieu. Tel est le problème primordial pour chaque chrétien, son devoir ressortissant
directement de sa foi en Christ. Si l'on vit d'après l'Évangile, sous l'égide de l'Esprit de Dieu, on devient
ipso facto un chrétien orthodoxe, c'est-à-dire vrai chrétien ; mais en-dehors de cette vie chrétienne, tous nos
efforts resteront vains.
Prenons donc bien garde de ne pas rester « en dehors » (Ap 22, 15), comme les vierges folles dans la célèbre
parabole du Christ (Mt 25). Car l'appartenance nominale à l'Église ne sauve personne : les chrétiens qui haïssent
leurs frères ne sont point dignes de leur vocation, et périront avec les autres « fils de perdition » ; par le simple
fait de l'absence dans leur vie de toute activité vraiment chrétienne, ils se trouvent pour ainsi dire automatiquement
rejetés du sein de l'Église, à laquelle ils n'ont que formellement appartenu.
Le simple fait de notre foi dans le Christ peut nous justifier formellement (Rom. 3, 28 ; Ga 2, 15), mais ne nous sauve
pas encore définitivement (Jacques 2, 17-24). Cette activité chrétienne, c'est la recherche, par chacun des fidèles,
d'une perle précieuse à l'achat de laquelle il faut tout sacrifier (Mt 13, 45-46).
Et comme nous cherchons toujours quelque chose, nous n'avons qu'à commencer à chercher ce qui est utile pour
notre salut : ce n'est point une tâche difficile, un « fardeau pesant » (Mt 23, 4), mais quelque chose d'absolument,
divinement simple, joyeux et ouvert pour tous sans exception : « les commandements de Dieu ne sont pas pénibles » dit
simplement l'Écriture (I Jn 5, 3). Nous espérons pouvoir donner plus tard, dans un volume spécial, la description
intégrale détaillée de cette unique voie à suivre.
Une fois de plus, représentons graphiquement les résultats obtenus.
La croix de la théandrie se représente ainsi :
- Au sommet de la croix théandrique, nous voyons figurée la Personne du Père, dont nous savons
qu'elle est l'essence neutre de la divinité, avec son signe : « plus ET moins ».
- Le Christ apparaît à gauche de la croix théandrique, associée au signe « plus », de nature objective.
- L'Esprit-Saint, ainsi que l'Église, figurent à droite de la croix théandrique, assortis du signe « moins »,
appartenant à tous deux au domaine subjectif.
La Sagesse-Mère, « essence » de la Trinité créatrice, se situe dans la partie inférieure de la croix théandrique,
associée au signe neutre : « plus ET moins ».
Tout ceci est conforme à ce que nous savons déjà à propos
de la Trinité incréée, et de la Trinité théandrique.
Ce qui est nouveau, c'est d'associer le signe « plus » (objectif) à la fois au Christ, et à la Sagesse-Mère.
Ce qui est nouveau également, c'est d'associer le signe « moins » (subjectif ), à la fois à la personne du Père,
et à l'Esprit-Église.
Comme le dira ci-dessous le Père Léonide, le fait d'associer la « neutralité » au « subjectif » d'une part - et à
l'« objectif », scelle l'unité / diversité totale du divin et de l'humain.
La sortie, l'extériorisation de la création, la Création à proprement parler - basée sur le Fils - se représentera de la façon suivante :
Pour réaliser le schéma de l'extériorisation de la création, le Père Léonide reprend celui
qu'il nous avait présenté au Livre III, chapitre 56 : « La dissymétrie des chaînons de la Création » - au paragraphe 3 :
« Interaction du sujet et de l'objet ».
Cependant, le Père Léonide ajoute un signe positif « + » (signalé par un trait rouge) à chacun des éléments
de ce schéma.
- Sur la ligne 1, nous reconnaissons la symbolique de la figure du Père, avec le signe neutre.
- Sur la ligne 2, nous reconnaissons les personnes du Fils et de l'Esprit, associées avec leur signe respectivement
positif et négatif.
- La ligne 3 désigne ce que le Père Léonide nous a montré dans son Livre III, chapitre 44 : «Le relatif fini
et le relatif infini» - au paragraphe 3 : « le schéma complet ».
Il s'agit du « corps charnel » (cc) ; du
« corps spirituel » (cs) ; de l'« âme corporelle » (ac), et de l'« âme spirituelle » (as). Nous avons mis ces
quatre éléments composant l'être humain, en relation avec ce que nous pouvons appeler : le corps, le psychisme,
l'âme et l'esprit.
- Enfin, la ligne 4 nous montre l'infinie diversité des créatures, qui chacune se distingue par un « dosage »
différent et spécifique, du sujet et de l'objet. Chacun de ces symboles est précédé du signe « + »
désignant l'extériorisation de la création.
La divinisation de la création se représentera alors ainsi, étant l'œuvre du Saint-Esprit :
Dans ce schéma de la divinisation, nous retrouvons précisément la même structure que celle
de l'extériorisation la création - structure disposée en sens inverse.
Ici, chacun des éléments de cet ensemble est assorti du signe « - » (signalé par un trait vert), spécifique du domaine subjectif.
Effectivement, la divinisation se fait sous l'égide de l'Esprit-Saint, désigné dans la pensée du Père Léonide,
par le signe négatif.
Tel est le résultat merveilleux
de l'activité créatrice de l'amour divin.
À lui gloire dans les siècles des siècles.
Faisons une dernière observation :
Dans la croix de la théandrie, le « + » caractérise
surtout le Christ-Fils avec sa Mère.
Le « — » est surtout l'apanage du Père et de l'Esprit.
Que faut-il en déduire ?
L'égalité absolue de Dieu et de l'Homme.
Il n'y a point de Dieu là où il n'y a point d'Homme.
Il n'y a point d'Homme là où Dieu est absent.
Telle est la parenté absolue de Dieu et de la création.
Dieu est fou de l'Homme.
- Comme le dit Pascal.
L'Homme est fou de Dieu.
L'Homme EST Dieu.
L'homme parvenu à l'ultime divinisation.
Et Dieu EST l'Homme.
L' Homme » par excellence : le Christ.
Au Dieu-Homme
et à l'Homme-Dieu
gloire
aux siècles des siècles.