Les réflexions et commentaires que nous nous sommes permis d'ajouter au texte du P. Léonide Chrol, pour une
meilleure compréhension de ce texte, figurent en BLEU.
Les sous-titres sont ajoutés par le rédacteur, car ils n'existent pas dans le texte original.
Dans les lignes qui suivent, il peut paraître paradoxal de voir le père Léonide Chrol mesurer l'ensemble des confessions chrétiennes
à l'aune du « christianisme œcuménique intégral » dont, de prime abord, il semble être l'unique protagoniste.
Une telle compréhension de son texte est erronée. En réalité, le « christianisme œcuménique intégral » du père Léonide doit être
compris comme étant le « christianisme en tant que tel », indépendant des divisions particularistes et culturelles.
La démarche du père Léonide, en ce sixième livre, consiste en le fait de sonder les différentes confessions chrétiennes existantes,
face au christianisme tel qu'il doit exister, du moins aux yeux de l'auteur. Nous laissons ici la parole au Père Léonide.
1) Un christianisme qui n'est pas le monopole d'une confession particulière.
Tel est le contenu intérieur de la doctrine catholique-orthodoxe. Que maintenant les membres des diverses
confessions chrétiennes la comparent avec celle de leurs confessions. Ayant fait nous-mêmes la comparaison, au moment où nous n'étions
point partisan de l'Orthodoxie catholique, nous sommes tranquille sur le résultat de toute comparaison attentive et impartiale.
Le fait est là, dans sa netteté impitoyable : le christianisme intégral ne constitue point l’apanage exclusif de telle ou telle confession
chrétienne prise séparément. Historiquement distinct de toutes ces confessions, il les embrasse méta-historiquement dans leurs diverses variantes ;
il existe en toutes les confessions, nonobstant leur antagonisme historique. Le christianisme intégral reconnaît - avons-nous vu -
la pleine valeur des aspects religieux extérieurs, semblables et analogues à ceux des Églises romaine et gréco-slave. Le christianisme
intégral ne manque de rien dans sa vie historique, mystique et liturgique.
D'autre part, il n'est pas douteux que le protestantisme soit son frère cadet, beaucoup plus rapproché de lui que le christianisme intégral
ne l'est du romanisme son ancêtre ; tous les principes justes du protestantisme - une fois vérifiés - ont existé dans l'Orthodoxie
catholique depuis l'âge apostolique. C'est pourquoi - si pour comprendre certains problèmes ou questions il faut vraiment
devenir catholique-orthodoxe - les points principaux et suffisants peuvent être acquis en dehors de toute adhésion active et
consciente au christianisme intégral. D'ailleurs, pour cette adhésion, il ne faudra rien changer dans les habitudes théologiques,
liturgiques et spirituelles : il faut seulement commencer à pratiquer, à réaliser dans la vie quotidienne les commandements théoriques
du Christ - et ensuite devenir très large - antinomiste - dans ses opinions.
L'Orient chrétien se trouve métahistoriquement au centre et historiquement quelque peu à l'écart du christianisme intégral.
Les deux confessions occidentales qui se trouvent en opposition, sont alors deux faces du christianisme intégral, entre bien d'autres
aspects possibles. Les deux confessions occidentales trouvent à égale distance du christianisme intégral - l'une située du côté matériel,
l'autre du côté rationnel. Si on considère les deux confessions occidentales séparément, elles sont unilatérales. Toutes les
deux, elles sont acceptées dans le sein de l'Orthodoxie catholique dans leur intégrité - chacune à sa manière - sauf leurs erreurs
historiques dues à leur antagonisme mutuel.
2) L'extension de la notion d'Église hors des limites confessionnelles.
Cette coïncidence en un seul et même organisme de courants si contraires n'est pas une simple juxtaposition des doctrines, comme
nous le voyons par exemple dans l'Église anglicane avec ses trois ramifications principales. C'est une union vitale, essentielle,
organique, qui dépasse la raison et l'intelligence positives. Malgré le caractère irrationnel (ou plutôt suprarationnel)
de sa doctrine, le christianisme œcuménique n'est pas quelque chose d'indéfini, de flottant et d'inachevé. Ses incalculables richesses
spirituelles restent encore cachées de toutes les confessions chrétiennes, tant que ces dernières se limitent à n’être que des
organisations ou des institutions unilatérales et séparées, existant côte-à-côte.
La theory of branches, émise par les théologiens anglicans, est, dans ce sens, tout-à-fait inexacte : il n'y a qu'une seule
confession chrétienne, c'est l'Église du Christ elle-même. Toutes les autres confessions, orientales et occidentales, en tant que séparées,
n'ont aucune valeur devant Dieu et doivent être traitées ou bien comme inexistantes, ou bien comme appartenant - ne serait-ce qu'inconsciemment
encore - au seul et même tronc de l'Orthodoxie catholique.
Cette extension de la notion d'Église hors des limites confessionnelles semble ouvrir devant nous des perspectives nouvelles,
mais en réalité il s’agit de la restitution de l'ancien état orthodoxe des choses, oublié par l'univers chrétien depuis la
séparation. Il est donc temps d’en finir une fois pour toutes avec l'expression « église telle » (grecque, latine, orientale,
occidentale, romaine, slave, anglicane, protestante, etc), de même qu'avec toutes sortes d'autres divisions plus modernes,
d'après lesquelles il faudrait distinguer entre l'Église « charnelle », « nominale », et l'Église « spirituelle », « invisible ».
Une seule et même Église se manifeste dans l'histoire et la métahistoire : il s’agit donc de l’un en deux et du deux en un - et
non point d’une dualité séparée ou antagoniste. Que signifient toutes nos divisions confessionnelles ici-bas, toutes nos folles prétentions,
devant ce « mystère étrange et glorieux » (expression liturgique orientale) de l'Orthodoxie catholique ? Une seule excuse subsiste :
cette division était, en quelque sorte, voulue ou admise par Dieu ; Il en souffre l'existence, de même que celle du mal.
Car cette séparation,
servant de leçon éternelle, a permis de conserver l'Église à l'abri de toute tache (Ap 12, 6-14) et a donné à l'expérience spirituelle
la possibilité de se développer en de multiples sens. Bien entendu, toutes ces pauvres cloisons confessionnelles qui nous séparent
actuellement seront détruites tôt ou tard - mais il serait infiniment plus digne de les faire disparaître tout de suite par nos
propres efforts, pour éviter la honte brûlante de voir Dieu les détruire Lui-même, sans difficulté.
3) L'origine historique des confessions chrétiennes.
Jetons maintenant un regard d'ensemble sur l'origine de toutes ces confessions, origine qui est souvent présentée sous une forme
qui n'a rien de commun avec la vérité historique.
Le noyau primitif de l'Église chrétienne (Ac 4, 32) fut composé d'une certaine quantité de Juifs qui ont cru en Jésus. À ce petit
groupe vinrent se joindre, non sans difficultés, les païens (Ac 10). Au cours du devenir historique, ce corps unique originel se fractionna
en une multitude d'organisations ecclésiastiques locales qui conservèrent l'unité de la foi et des mystères. Ces organisations étaient
égales entre elles, d'où l'attribution à chacune d'entre elles du terme Katholikè ekklesia, « Église catholique », c'est-à-dire
Église appartenant à un tout universel.
Vers le IIème siècle, parmi cette multiplicité, se distinguaient quelques organisations plus importantes. L’importance de ces organisations
était d'origine mondaine, civile, impériale même, et non ecclésiastique ; car l'organisation la plus normale - de ce point de vue - aurait
été une unité fédérative ayant Jérusalem pour tête, en tant que « ville du grand Roi » (Mt 5, 35). L'étroitesse nationale de la primitive
Église de Jérusalem, le judéochristianisme, était totalement inacceptable pour le reste de l'univers chrétien ; historiquement,
le christianisme prit une extention infiniment plus large.
Mais, ayant évité le piège du particularisme juif, il se trouva devant un autre : celui de l'Empire romain, qui était la réalité la plus significative
aux yeux de l'époque. Le christianisme commence et achève alors la conquête de cet organisme immense : ce fut une entreprise grandiose,
mais périlleuse ; et voici que l'Église d'Occident, succombant au charme historique de l'ancienne Rome païenne, revêtit les formes d'une
monarchie spirituelle absolue.
Ce processus qui demanda plusieurs siècles de réalisation, était peut-être inévitable ; mais il fut néanmoins
unilatéral devant la face du christianisme universel, car pour celui-là, le vrai Royaume du Christ reste toujours en dehors de ce
monde - même si ce dernier se déclare formellement chrétien. L'organisation monarchique de l'Église n'est que l'une des formes possibles de sa réalisation. Si cette organisation monarchique avait
été appliquée partout, elle aurait provoqué un appauvrissement bien regrettable et purement humain.
La vie historique de chacune des Églises locales constitue sa particularité propre. Elle ne peut que servir d'exemple. Mais elle ne peut
devenir une règle pour les autres Églises. Dans les limites de l'unique tradition catholique-orthodoxe – cette tradition multiforme qui dépasse
toute idéologie religieuse particulière, chacune des Églises locales a la liberté absolue d'organiser sa vie propre selon les besoins
du moment et du lieu. Voilà où gît la cause la plus profonde du grand schisme entre l'Orient et l'Occident chrétiens.
1) La honte des deux parties en présence.
Que peut-on penser de ce schisme, et de tout schisme en général ? Un schisme, c'est une séparation,
sans fondement suffisant, du tronc universel de l'Orthodoxie catholique. C'est de ce tronc immuable qui dépasse la faible raison humaine,
que se sont séparés des groupes plus ou moins importants et considérables. Il s’agissait des groupes qui s'éloignaient de plus en plus de
la vérité catholique - novatiens, donatistes, nestoriens, arméniens, coptes, etc - et enfin — scandale suprême ! - de l'Église-sœur la
plus importante au sein de l'Orthodoxie catholique, la « Prokatamènè tès agapès » présidant dans l’amour (selon l'expression
de saint Ignace) : l'Église latine occidentale, laissant seule l’Église de l'Orient chrétien sémito-gréco-slave.
Le schisme débuta au IXe siècle et aboutit à une séparation formelle et définitive, à la honte des deux parties, deux siècles après, en 1054.
La séparation religieuse fut stimulée et aiguisée par une différence plus ancienne, celle des races - différence qui a toujours
existé entre l'Orient et l'Occident. Cette séparation religieuse entraîna une séparation définitive de culture et d'esprit.
L'Europe occidentale, héritière de l'ancienne Rome, continue à créer une organisation chrétienne unique, l'Église romaine, qui cherche et
pense avoir finalement trouvé les justifications dogmatiques de son unité. L'Orient chrétien, héritier de l'ancienne Grèce et d'autres
cultures isolées, continue à former une multiplicité potentiellement indéfinie d'Églises locales. Plus tard, une tendance à la centralisation
se manifesta dans les anciennes capitales des diocèses romains (Alexandrie, Antioche) et dans les villes importantes, telles Constantinople et
Jérusalem. Finalement, pour l'Orient grec, cette tendance à la centralisation aboutit à la création d’un seul centre, Constantinople,
qui resta honorifique. L'Orient ne chercha pas à donner une base dogmatique à cette centralisation, dictée par des événements politiques.
Ce fut toujours l'ensemble des Églises-sœurs locales, y compris l'Église de Rome, qui constitua pour l’Orient l'unique Église du Christ.
2) Église de Rome et Réforme protestante.
Certains abus de la Rome chrétienne, issus de son vice foncier — le recours au glaive séculier — provoquèrent la grande division
occidentale du XVIème siècle. Alors prit naissance le protestantisme qui, chair de la chair et os des os de la Confession romaine, essaya
d'opposer aux exagérations de cette dernière des corrections qui, prises séparément, sont tout aussi unilatérales que leurs opposés.
Les deux confessions occidentales — si seulement le protestantisme en sa diversité peut être reconnu comme une Confession — constituent
ainsi deux antipodes. Ils représentent l'un et le multiple, l'indivisibilité et la divisibilité, l'autorité et l'individualisme, le
dogmatisme et l'antidogmatisme, le matérialisme et le rationalisme, l'objectivité et le subjectivisme.
Ayant redécouvert le grand principe catholique-orthodoxe du libre examen, certaines Églises et organisations protestantes l'exagérèrent
et tombèrent à la fois dans le criticisme outré, l'individualisme obstiné, le sectarisme étroit et l'historicisme sec, d'où surgissent
l'antagonisme incessant des écoles et de multiples essais de réformes (méthodisme, Schleiermacher, Ritzchl, Barth, etc.).
3) Deux faces d'une même monnaie.
Le péché du chef équivaut au péché des autres membres ; les deux confessions occidentales, prises séparément, constituent chacune une variante
de la vérité intégrale. Chacune des deux confessions occidentales est unilatérale, face au jugement de l'Église chrétienne universelle.
De plus, ces deux confessions n’existent que l’une par l’autre, et même l'une dans l'autre, au sein du christianisme intégral.
D'autre part, l'Orthodoxie orientale, tout en conservant intacte la doctrine de l'ancienne Église chrétienne indivise, fut affaiblie historiquement
par tous ces schismes. Comme il lui manquait toujours la clarté et la puissance juridique de l'Occident romain, l’histoire de l’Orthodoxie
devint peu à peu liée à celle des puissances orientales - d'abord chrétiennes, comme Byzance, les États balkaniques et la Russie - puis
non-chrétiennes, comme l'empire (et dernièrement la république) ottoman et l'U.R.S.S. Ce joug des « infidèles » et des États dits « orthodoxes »
la priva de la liberté extérieure, à un tel point que ce n'est qu'à l'époque actuelle qu'elle peut réapparaître sur l'arène de l'histoire mondiale.
Telle fut l'irrégularité de l'Orthodoxie orientale à l'égard de l'Orthodoxie catholique.
De ce qui précède, on voit clairement que la séparation des Églises ne peut pas être mise au compte de telle ou telle des confessions
chrétiennes historiques. La séparation des Églises ne peut être en aucun cas considérée, par exemple, sous l'angle d’un « schisme grec »
ou bien d’un « schisme protestant » comme le fait unilatéralement l'Église romaine, à laquelle appartient en tous cas la participation
au schisme. Bien que les erreurs soient différentes, tous sont responsables de la division ; tous les chrétiens collaborent et participent
à ce scandale, — ceux qui ont vécu, ceux qui vivent et ceux qui vivront encore en schisme. Mais comme en même temps ces mêmes chrétiens
collaborent avec le Christ, chacun de sa manière — les uns positivement, les autres négativement — on doit sentir une nécessité absolue
de réconciliation.
Rappelons-nous du fait que ce texte fut publié en 1967.
Considérons maintenant la situation théologique actuelle de l'Occident. Cette situation roule rapidement
ers une impasse. Les deux confessions occidentales ont déjà presque atteint leur limite naturelle : encore quelques formules nouvelles
pour la dogmatique catholique romaine - et du côté du protestantisme, encore une cristallisation toujours plus nette de l'historicisme
et d’un biblisme étroit - et le travail des théologiens sera achevé : toutes les questions possibles seront posées, tous les
problèmes sembleront résolus d'avance.
Déjà depuis longtemps, on est forcé de se répéter. La tâche d'un théologien moderne consiste en un choix habile de matériaux contenus
dans des dizaines de livres, pour tâcher de les réduire en un seul. La théologie officielle déforme ainsi la vérité vivante,
l'interprétant au moyen de formules mortes. On se répète mutuellement avec une monotonie fatigante, utilisant toujours pour les
mêmes questions les mêmes textes tirés de l'Ecriture sainte, des écrits des Pères, des auteurs païens, ou de la philosophie et
des sciences modernes. Dans le domaine théologique, tous les sentiers sont à un tel point battus que, par exemple, deux auteurs
indépendants l'un de l'autre, traitent le même sujet en des expressions presque identiques. On étouffe dans cette atmosphère d'encre
et de papier d'où l'esprit et la vie ont fui, et où la culture religieuse est devenue une sorte de métier.
Il n’est rien d'étonnant donc à ce que l’on constate parfois les irruptions d'un air plus frais ; même le retour vers les choses
anciennes paraît être une nouveauté intéressante.
- Prenez, par exemple, le courant inauguré depuis quelque temps au sein du protestantisme calviniste par Karl Barth : ce n'est
autre chose que la rénovation de l'« Institution chrétienne » de Calvin, avec une tendance très forte à souligner
la transcendance absolue de Dieu.
- Prenez, d'autre part, le modernisme romain, ou bien le gallicanisme sous toutes ses formes en France, qui dans certaines de leurs
idées semblent être un retour vers l'ancien christianisme indivis.
- Prenez aussi un mouvement comme celui des « groupes d'entr'aide spirituelle » dans l'anglicanisme (Oxford Groups), qui a essayé
de rappeler à la vie l'expérience religieuse vivante, depuis longtemps affaiblie dans le christianisme historique.
- Prenez le renouveau actuel du catharisme en France.
- Prenez enfin le mouvement inauguré par les « Étudiants de la Bible » et ses deux rejetons — la « Société philanthropique des Amis de l'Homme »
et les actuels « Témoins de Jéhovah » qui ont cherché et cherchent toujours à « baisser le ciel » et établir le Royaume de Dieu
sur la terre... et les Mormons...
Nous vivons au milieu d'une crise religieuse intense, provoquée par une surproduction de livres de piété et d'explications apologétiques
d'un côté, et par une sorte d'oubli de la foi vivante de l'autre. Cette crise religieuse se déroule en même temps qu’une crise mondiale
qui est de nature économique, politique et parfois même militaire. C’est la fin évidente d'une grande époque, « Untergang des Abendlandes ».
Partout, dans tous les domaines de la vie moderne, on sent le besoin, la nécessité urgente d'une issue vers quelque chose de frais,
de vivant et d'éternel. Tous sont épuisés par la folle allure de la vie moderne, où il n'y a point de repos, d'arrêt, de conscience :
tout est devenu machine, la liberté s'est transformée en esclavage...
Voici que, comme au temps d'avant Jésus-Christ, les regards de l'Occident recommencent à se tourner vers l'Orient, et même l’Extrême-Orient
(la théosophie, l’anthroposophie, etc) dans l'attente du lever d'un soleil nouveau : c'est d'ailleurs le privilège naturel de l'Orient.
Plusieurs signes nous permettent de voir que cette fois-ci apparaîtra devant nos yeux le Soleil éternel, qui ne connaît point de soir,
le Christ glorifié lui-même, et la lumière resplendissante du grand Royaume de Dieu brillera à jamais.
1) Orient et Occident.
En général, l'Orient est un mélange extraordinaire de lumière et d'ombre, où barbarie et vandalisme
coexistent parfaitement avec une extrême finesse de perception et de goût, et avec une force de résistance toute particulière, dans la
construction culturelle. La « civilisation » au sens spenglérien reste toujours étrangère à l'Orient. Quoi qu'il en soit de la civilisation,
l’Orient possède en abondance une grande culture intérieure, unie à une pénétrante intuition et à un profond sentiment de vérité, qui,
une fois acquis, sont gardés précieusement. Pareil à l'océan agité d'Héraclite, l'Orient cache dans son sein des trésors inappréciables,
indestructibles, dont il vit.
Il suffit de rappeler les services immenses que l'Orient a rendus à l'Occident, lui donnant une religion que ce dernier a faite sienne,
et en le sauvant une fois de plus à l'époque des croisades. Celles-ci ouvrirent à l'Occident médiéval assoiffé et obscurci, les richesses
de la culture antique qui causèrent sa Renaissance et préparèrent la Réforme ultérieure. Toutes ces qualités permettent à l'Orient,
malgré tout le désordre de sa vie historique, de conserver intacte à travers les siècles la vérité religieuse, quelles qu'aient été
les persécutions subies (le peuple hébreu ; le génie grec ; les chrétiens sous le joug musulman et la persécution religieuse en U.R.S.S.).
L'extérieur change, les hommes meurent, mais le fond des choses reste toujours identique à lui-même.
Cette ténacité de conservation a mérité à l'Orient les reproches de somnolence, d'immobilité, de « traditions et formes mortes » ; quelle
profonde erreur et ingratitude ! Indiquons en passant que l'Orthodoxie orientale, par l'intermédiaire de la Russie, embrasse aussi tout
ce qui est juste dans les religions de l'Extrême-Orient : le bouddhisme, le brahmanisme, etc. Et c'est dans le Proche-Orient, plus
précisément en Mésopotamie - berceau de l'humanité - qu'a été situé, selon les traditions antiques, le paradis perdu. Actuellement
le Proche-Orient, c'est-à-dire les contrées qui composaient l'ancien Empire byzantin, est occupé par les quatre Patriarcats d'Orient,
Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem, et par des petites Églises locales, comme celle de Chypre, ou bien la communauté
autocéphale du Mont-Sinaï. C'est dans ces Églises-sœurs, constituant avec les Églises orthodoxes slaves et l'Église roumaine
une seule Église Orthodoxe d'Orient, que s'est conservé métahistoriquement l'esprit du christianisme antique indivis, esprit
qui embrasse à la fois la confession romaine et le protestantisme.
Il existe encore une nécessité pour ainsi dire mystique de l'union — la voici. Les notions mêmes d'Orient et d'Occident se définissent
l'une par l'autre : il n'y a point d'Occident là d'où est absent l'Orient, et tout Orient est impossible sans Occident.
L'Orient commence le jour du christianisme par une aurore magnifique ; l'Occident l'achève par un crépuscule splendide, dans l'espoir
qu'à l'heure de la béatitude, désirée par la création entière (Rom 8, 20-21) un nouveau jour, éternel celui-là, brillera. Il ne peut
vraiment avoir de commencement sans une fin qui l'explique et qui, à son tour, est expliquée par lui : le Christ n'est pas seulement
Alpha, le commencement, ou Oméga, la fin, mais nécessairement « Alpha et Oméga, le commencement et la fin, le premier
et le dernier » (Ap 23, 13). Une définition qui se contenterait de l'Alpha ou de l'Oméga seul, détruirait tout le christianisme.
2) Césaropapisme et papocésarisme.
Un schéma permet de distinguer clairement ce qui dans l'histoire chrétienne est dû à l'Orient et ce qui revient à l'Occident (il s'agit
de la distinction entre césaropapisme et papocésarisme. Cfr. infra). Ce schéma, bien que purement théorique et
très approximatif, est néanmoins très utile : il permet de mettre à jour les abus provoqués dans l'histoire de l'Église par des
déviations de l'une et de l'autre moitié du monde chrétien hors de leur destination normale, du fait de leur infidélité commune
à l'esprit intérieur du christianisme. Car ce sont justement ces abus qui nous séparent, et non les différences qui appartiennent
à la lettre morte, dogmatique ou canonique, et qui n'en sont qu'une expression extérieure et officielle du christianisme.
Les voies historiques des deux moitiés de l'univers chrétien sont diamétralement opposées : tandis que l'Occident, une fois le schisme accompli,
continuait à construire l'édifice du papocésarisme, rejeté par la Réforme, l'Orient suivait la voie opposée de césaropapisme,
en se soumettant extérieurement à la protection de l'État gouverné par les « Césars oints de Dieu ». Les abus de l'Orient concernent
donc l'extérieur historique du christianisme, d'où le terme même du césaropapisme ; par contre, les abus de l'Occident ont rapport
à l'intérieur métahistorique du christianisme, d'où son papocésarisme.
Remarquons que ces exagérations évidentes de part et d'autre, sont deux formes, deux variantes – qui sont également possibles et légitimes - des
formes que peut revêtir l'État chrétien, avant l'avènement du Royaume de Dieu. C'est la puissance du mal régnant dans l'histoire de
l'humanité déchue, qui a empêché la construction de cet État chrétien - construction qui aurait eu en elle-même sa beauté.
L'Orient possède toujours un privilège foncier, celui d'avoir été au commencement du christianisme — c’est le grand privilège
de la Pentecôte. C'est d'Orient que le Soleil éternel a brillé ; et quoiqu'il y fut crucifié, II y ressuscita également, et ce fut
de là qu'Il envoya son Saint-Esprit à ses disciples. En vertu de ces privilèges, l'Orient possède presque ex professa une activité
dogmatique, qui est comme un l’essai d'exprimer avec la faible langue humaine, ce qui est ouvert à la vision spirituelle intérieure.
1) Une pensée juridique et normative.
L'Occident, au contraire, est la fin : une organisation définitive, une systématisation, une accumulation
des richesses issues d'Orient ; c'est lui qui leur donne une organisation juridique et normative. L'extase, le flottement de
l'Orient devient raisonnable, conscient et stable en Occident, ce monde de pondération. C'est là une très grande grâce accordée à
l'Occident, grâce extérieurement modeste, mais de grande valeur intérieure. On peut même dire davantage : l'existence historique
du christianisme serait impossible sans l'Occident, région des lois fixes et stables.
Lorsque l'Orient et l'Occident déviaient de leur destination naturelle, ils donnaient naissance à des erreurs historiques et dogmatiques
dont les conséquences étaient dangereuses et qui, s'accumulant au cours des siècles, ont peu à peu créé une mésentente. En Orient,
la faute en incombe au mépris pour l'activité juridique et historique, d'où l'esprit anarchique, puis l’envahissement humiliant de l’étatisation,
et le désordre de la vie historique de l'Église. A cause de cela l'Orient, durant toute son histoire et jusqu'à nos jours,
a été déchiré par des schismes suivis d'interdictions et d'anathèmes réciproques.
Et tout cela parce que l'Orient a repoussé ce que l'Occident lui a offert, au lieu de le recevoir avec joie et reconnaissance. Ce mépris
pour l'esprit positif, trop terre à terre de l'Occident (coeperunt Graeci abominari Latinos - les Grecs se mirent à détester les Latins
- ainsi s'exprime le IVe concile du Latran, en 1215), a naturellement créé le mécontentement de ce dernier - qui à son tour n'était pas
irréprochable.
Sans pratiquement rien comprendre aux luttes dogmatiques incessantes qui déchiraient l'Orient, et tombant souvent dans les situations
tristes et ridicules même pour ses pontifes romains (cfr. l'erreur du pape Libère, l'histoire des moines scytes auprès d'Hormisdas,
l'histoire du pape Vigile 1er, et surtout d'Honorius Ier, anathématisé par le VIe concile oecuménique), l'Occident dirigea surtout son
attention vers la construction juridique et historique du christianisme, en insistant tout particulièrement sur la visibilité de
l'organisation ecclésiastique.
2) L'esprit de conquête envers l'Orient.
Cette construction, parfois, ne rentrait pas dans les limites des décisions dogmatiques déjà prises et établies par les conciles œcuméniques,
et même entrait en contradiction formelle avec elles du point de vue de l'Orient. Telle est la question du pouvoir papal et,
à l'époque contemporaine, de son infaillibilité ; dans le domaine théologique proprement dit, il s’agit des problématiques du Filioque
et de l'Immaculée Conception. La clarté juridique, si chère à l'Occident et constituant le réel mérite de ce dernier, a fait naître en
lui le sentiment de sa supériorité devant le sombre Orient, toujours déchiré par des schismes intérieurs. De plus, ce sentiment a poussé
l'Occident vers une sorte de Drang nach Osten, dans le but d'une conquête spirituelle et matérielle de l'Orient. Ce mouvement bien
naturel, ne provoqua en réponse qu'une haine d'abord tacite (à l'époque comprise entre saint Photius et Michel Cérulaire), puis
déclarée (depuis la séparation définitive).
Le comble de ce mouvement de conquête de l’Orient fut atteint lors de la création, par des moyens barbares, atroces et incompatibles
avec le christianisme, de l'Empire latin de Byzance au XIIIe siècle, et lors de la fameuse Union de triste mémoire, en Russie
occidentale et la Pologne.
3) La primauté d'honneur du Siège romain.
L'Orient n'a jamais reconnu la primauté papale dans son sens dogmatique, comme l'exige l'Église romaine ; il
ne pouvait être question pour lui que d'une primauté d'honneur et d'une primauté juridique. Cette primauté, sans revêtir de caractère
divin ou dogmatique, faisait partie de l'héritage païen, du charme historique de l'ancienne Rome.
On comprend facilement que lorsque l'Occident essaya de trouver des fondements dogmatiques à l'idée de la primauté papale, ses décisions,
prises sans le consentement de l'Orient, constituaient en quelque sorte l'hérésie de l'omégisme, qui aida l’alphisme oriental
à se cristalliser définitivement. Cette séparation, préparée pendant deux siècles, était la tour de Babel du Nouveau Testament.
S'étant approprié le privilège naturel de l'Orient - celui de dogmatiser, l'Occident, comme il est naturel à l'esprit concret des Latins,
sentit aussitôt le besoin de placer à côté du Christ, Chef invisible de l'Église, un chef visible, le pape, « successeur de saint Pierre »
et plus tard : « vicaire du Fils de Dieu ».
4) Le sceau de matérialité de la dogmatique romaine.
Le même sceau de matérialité a marqué toutes les autres particularités de la dogmatique romaine :
sa doctrine de la grâce, des indulgences, du purgatoire. Ce sceau de matérialité a atteint surtout son anthropologie (notamment dans la
question du donum superadditum). Cette concrétisation est le résultat de la rupture avec l'Orient, gardien fidèle des vérités
de la foi. Car, il faut l'avouer franchement, la foi universelle, catholique, est définie par l'Orient ; l'Occident n'a donné
que de rares définitions, à titre exceptionnel et sans la précision dogmatique nécessaire (cfr. l'activité de Jules Ier, et le TOMOS christologique
du pape Léon Ier, que son imprécision permit à Nestorius même de signer : le terme homoousios - consubstantiel étant proposé par
latins, avait chez eux un sens purement juridique qui ne suffisait pas pour exprimer la plénitude du dogme trinitairee. Jusqu'ici
tous les termes importants, à partir des notions fondamentales (comme les termes : Église, catholique, évêque, théologie, oecuménisme, etc.),
restent des termes grecs.
Bien sûr, l'Orient aussi s'est occupé des questions canoniques, de même que l'Occident a émis son avis dans les questions dogmatiques ;
mais il est intéressant de noter qu'aucune règle pratique locale de l'Orient n'a eu de reconnaissance universelle, tandis
que les règles pratiques locales romaines (nous pensons à la question pascqle, au baptême des hérétiques, etc.) devinrent œcuméniques.
D'autre part, aucune des définitions dogmatiques de l'Occident, en commençant par la doctrine du libre arbitre et en finissant par
le Filioque et la primauté papale - sans parler déjà des définitions ultérieures - n'a eu de portée vraiment universelle.
Le glaive de division a pénétré si profondément dans les deux moitiés de l'univers chrétien que leur union n’a pas pu se réaliser jusqu'à présent,
bien qu'on en parle assez souvent. Jusqu'ici, l'Orient et l'Occident tiennent des langages divers, sans trouver celui qui leur soit commun.
Il n’existe pas de frontière absolue qui soit tracée entre les deux antagonistes ; mais malheureusement les régions intermédiaires
(Illyrie, etc) - objet de convoitises de la part des deux adversaires - sont demeurées historiquement stériles et incapables de les concilier.
1) La nécessité d'un intermédiaire.
En quoi doit consister l'union des Églises, toujours désirable et nécessaire — pour l'Orient avec ses vicissitudes
historiques, et pour l'Occident avec son antagonisme romano-protestant ?
Quels qu’en puissent être les détails, la réponse est simple. L'Occident doit réformer la vie historique de l'Orient, aidant à vaincre le
désordre de cette dernière du point de vue organisationnel, tandis que l'Orient doit se charger de la réforme métahistorique de l'Occident,
en l’aidant à corriger ses unilatéralités dogmatiques.
Comme l'Orient et l'Occident ne peuvent s'entendre à cause de leur animosité réciproque, il leur faut un intermédiaire qui faciliterait
l'entente mutuelle. Ce milieu eurasiatique, cet empire médian, proche à la fois de l'Orient par les conditions historiques, géographiques
et ethnographiques, et de l'Occident dont il s'est approprié la civilisation en un peu plus d'un siècle, est la Russie (nous parlons de
la Russie éternelle, et non de ses formes politiques temporelles), avec sa capitale « Moscou-troisième Rome ». Celle-ci peut servir
d'intermédiaire entre l'Europe chrétienne et le christianisme oriental et - dans le domaine de la vie politique - entre l'Europe occidentale
et l'Extrême-Orient.
2) L'existence d'un peuple théophore.
L'esprit de fidélité à l'Orthodoxie catholique est et reste toujours la particularité vraiment frappante de ce pays et de son peuple.
Celui-ci reste théophore, malgré l'athéisme officiel qui règne actuellement en Russie (note : le Père Léonide n'a pas connu la chute du
régime soviétique).
C'est la Russie, ou l'Eurasie proprement dite, qui est le point de rencontre et de concentration organique de l'Orient et de l'Occident.
C'est en Russie que tous les courants de la philosophie occidentale moderne se développaient librement, côte-à-côte avec une foi vivante ;
auprès de cette foi subsistaient encore quelques vestiges des anciens cultes païens, souvent très proches des religions de l'Extrême-Orient.
Ces contrastes, en apparence incompatibles, n'étaient pas la caractéristique exclusive de telle ou telle classe de la société :
ils survivaient dans tous les milieux et en de nombreuses personnalités.
Cette aptitude à unir les deux abîmes, du divin jusqu'au plus profond de l’humain, constitue une particularité propre à l'âme russe :
par un de ses côtés, elle est très proche de l'âme occidentale et, par l'autre, elle s'apparente intimement à l'Orient, d'où elle a
reçu la lumière de la foi chrétienne.
Ce caractère médian de la Russie lui permet de devenir un trait d'union entre les deux grandes puissances : l'Occident aux valeurs positives,
royaume de la civilisation, et l'Orient, domaine de la foi et de la culture. La rencontre de ces puissances et leur union antinomique
ouvriront à l'humanité des perspectives nouvelles et donneront la possibilité de sortir de la lourde crise spirituelle et l'indifférentisme
religieux qui règnent actuellement dans l'univers.
3) Le devoir sacré du christianisme intégral.
Nous avons donc identifié un tertium quid. Il est naturel que l'intérêt religieux envers lui aille croissant. En ce qui concerne
le rapprochement des Églises, on a obtenu ces derniers temps quelques résultats avec l'Église anglicane, qui présente elle-même
une situation médiane entre les deux confessions occidentales. Certaines Églises (mais non point l'Église russe) ont eu tendance à
reconnaître la validité des ordinations de l’Église anglicane. Pourtant, le vrai but à atteindre, c'est l'union de l'Église romaine
et du protestantisme, avec les Églises-sœurs orthodoxes. C'est le devoir sacré du christianisme intégral. Celui-ci, dans l'accomplissement
de ce devoir sacré, ne cherche nullement à violer la volonté libre de chacun : il n'admet en sa communion que ceux qui, gardiens fidèles
de leurs vérités particulières, viennent volontairement à lui pour s'enrichir encore davantage.
La méthode catholique-orthodoxe de rapprochement complète l'unilatéralité de la conception romaine. L'Église romaine considère
l'union des Églises sous la forme d’une soumission de toutes les Églises locales et de toutes les confessions chrétiennes au Pasteur unique,
le Souverain Pontife de Rome. C’est irréalisable, de prime abord. Il faut avouer franchement que tant que la première des Églises songera,
en guise d'union, à une soumission universelle à son autorité, aucune union des Églises ne sera possible. D'ailleurs toutes tentatives
d'une pareille union artificielle ont échoué historiquement, aussi bien dans les deux essais d'union avec Byzance (1274 et 1439),
que dans les tentatives uniates en Russie occidentale et en Galicie. L'union y fut introduite par le feu et le glaive et
a finalement suscité la haine acharnée entre deux peuples frères — les Russes et les Polonais.
Toutes tentatives d'union de ce genre,
de même que la méthode d'union par adaptation, dont l'expression fut la création du « rite oriental », doivent donc être abandonnées.
Seule reste possible une collaboration fraternelle, en dehors de toute passion confessionnelle et politique, dans un esprit de charité
et d'amour chrétien et surtout de sincérité absolue, car la sincérité est une conditio sine qua non de l'union véritable.
Les pourparlers ne peuvent donc être engagés qu'à condition d'une promesse formelle de soumission, de la part de toutes les Églises
et les communautés sans exception, à la décision vraiment catholique et œcuménique de toute la chrétienté. Telle est l'autre
condition indispensable de la vraie union.
1) Un Corps hiérarchique :
Abordons maintenant la question qui est sans doute la plus brûlante pour les trois parties du christianisme historique :
celle de la structure hiérarchique de l'Église.
La pratique chrétienne comprend - en dehors des formes individuelles qui ne peuvent être catégorisées – un nombre pratiquement
indéfini de grâces intermédiaires qui se situent entre l'unité et la multiplicité de la grâce unique ; il existe aussi des
échelons intermédiaires, entre le croyant individuel et l'Église considérée dans son ensemble : ce sont les diverses classes
hiérarchiques, dont la hiérarchie sacramentelle et aussi la hiérarchie administrative ne constituent qu'une partie. La hiérarchie
sacramentelle veille à l'accomplissement des mystères et du culte. Ces hiérarchies sont le squelette intérieur de l'Église, par lequel
cet organisme catholique est lié en une unité parfaite.
Au premier regard, ces hiérarchies ne forment pas un tout organique, mais semblent subsister côte-à-côte, indépendamment.
Les aspects qui en résultent sont intéressants et complexes ; nous nous trouvons en présence d'une sorte de kaléidoscope où tout
se modifie sans cesse, tout en conservant la même structure intérieure. Comme partout dans l'Église, le changement est fondé
sur un ordre immuable, qu'il s'agit de saisir à travers un grand nombre d’aspects distincts. Ces hiérarchies comprennent :
1) la hiérarchie céleste, celle des puissances invisibles qu'on appelle « anges » ;
2) la hiérarchie terrestre, celle des sept jours de la création ;
3) la hiérarchie de la sainteté, ayant à son sommet la Vierge-Mère ;
4) la hiérarchie sacerdotale, celle des évêques, prêtres et diacres avec les ordres mineurs ;
5) la hiérarchie ecclésiastique administrative ;
6) la hiérarchie charismatique des apôtres, prophètes, guides spirituels et startsy russes, etc.
Toutes ces hiérarchies ont quelque chose de commun, — la négation de tout principe d'égalité indifférente entre les égaux. Car le
corps glorieux du Christ, avant sa manifestation complète en sa gloire ultime, est lui-même hiérarchique - en ce sens que chacun
de ses membres y occupe sa propre place, accomplit sa propre fonction qui est nécessaire pour la prospérité de l'organisme tout entier.
Les hiérarchies diverses de l'Église historique tirent leur origine du collège des apôtres dont diverses fonctions se trouvèrent plus
tard partagées entre diverses institutions ecclésiastiques, créées chacune dans un but déterminé.
2) Les apôtres :
Historiquement, la première fut la hiérarchie charismatique des apôtres, prophètes et maîtres (didaskaloi, magistri,
d'où l'établissement d'un magistère dans l'Église romaine), dont nous parle ce qui est probablement le plus ancien des documents
du christianisme historique, la « Doctrine des Douze Apôtres ».
La hiérarchie sacerdotale (évêques, prêtres, diacres) fut établie ultérieurement, vers la fin de la vie des Apôtres du Christ. L'évêque
n'est successeur des apôtres qu'en tant qu'administrateur, inspecteur proprement dit (episkopos de epi + skeptô,
inspecter).
Outre la lignée sacerdotale dont la validité est justement mesurée par la succession apostolique, les apôtres eurent historiquement pour
successeurs les martyrs, continuateurs de la ligne de sainteté, après lesquels vinrent les confesseurs, Homologhetai.
Le devoir principal des apôtres était d'annoncer la bonne nouvelle au monde : « Dieu m'a envoyé non pour baptiser, mais pour évangéliser »,
disait saint Paul aux Corinthiens (I Co. 1, 17). Ce témoignage apostolique fut continué après leur mort justement par les martyrs (souvenons-nous
que martys, veut dire « témoin») qui, à défaut d'autre argument, ont offert ce qu'ils avaient de plus précieux — leur vie. Comme
les apôtres eux-mêmes, les martyrs sont saints ex professa.
Mais ils n'ont hérité que d'une partie de l'activité apostolique, car l'autre fonction apostolique, celle qu'on désigne sous le nom
caractéristique de service de la parole, fut aussi accomplie par les prophètes errants qui profitaient des dons intenses du
Saint-Esprit, aux premiers siècles de l'ère chrétienne. Ces dons du Saint-Esprit étaient accordés aux prophètes errants d'une manière
toute autre qu’ils ne l’étaient aux martyrs : ils exprimaient ce que l'Esprit leur révélait par des messages qui étaient parfois
xprimés de façon extatique, ou par le don des langues, Glossolalia, qui consistait à tenter de pénétrer au-delà de la tour de
Babel et à faire planer l'unité du sens, au-dessus de la multiplicité de langues.
On peut dire que la haute vocation de l'apostolat - qui persista plus tard dans l'Église à proportion de son utilité - se divisa ensuite
en plusieurs branches. Celles-ci donnèrent naissance aux diverses hiérarchies citées plus haut. La haute vocation de l’apostolat
implique à la fois la sainteté personnelle de son bénéficiaire, souvent le caractère sacerdotal, et même le don prophétique, qui
est indispensable pour un apôtre. C'est pourquoi celui-ci reste en quelque sorte en dehors de toute hiérarchie : selon les paroles du Christ,
tous les apôtres seront assis sur des trônes de gloire et jugeront, avec les saints, l'univers entier, en commençant par les anges
(Mt 19, 28 ; Lc 13, 30 ; I Co 6, 2-5).
3) L’épiscopat :
Il y a un abîme entre la tâche des apôtres et celle des évêques. Saint Ignace, évêque-martyr d'Antioche,
fut le premier à souligner avec force cette différence. Quoique les évêques soient les successeurs des apôtres, héritiers de tous leurs droits,
ils sont infiniment moins que les apôtres eux-mêmes. Toutefois le collège des apôtres, malgré toute son importance et en vertu
de cette importance, forme dans l'Église une institution exceptionnelle et par conséquent temporaire.
Apostolos, du verbe Apostellô, veut dire envoyé, messager direct de Dieu. Certes, après les apôtres du Christ proprement dits, les
apôtres ultérieurs rentrent dans les cadres de la vie ecclésiastique de leur siècle, et sont soumis hiérarchiquement au pouvoir
administratif de l'Église, bien que restant tout-à-fait libres dans le domaine de la prédication.
L'Église elle-même a ressenti le besoin, à mesure que les dons extraordinaires du Saint-Esprit devenaient moins abondants qu'aux
premiers temps, de soumettre les prophètes errants et les didascales à une hiérarchie qui est destinée, par sa
structure spécifique, à demeurer toujours dans l'Église historique.
4) Le sacerdoce :
Il s’agit de la hiérarchie sacerdotale, dispensatrice des dons réguliers du Saint-Esprit qui sont nécessaires à la vie de l'organisme ecclésiastique tout entier et de chacun de ses membres en particulier. La mission de cette hiérarchie est de « paître le troupeau de Dieu » (I Pe 5, 2). Là où il y a un troupeau, il y a et il y aura toujours des pasteurs, bien que, dans l'Orthodoxie catholique, tous forment le sacerdoce royal. La notion des laïcs n'existe au fond que pour l'Église romaine. « Nonne et laid sacerdotes sumus ? » « nous laïcs ne sommes-nous pas prêtres ? » dit Tertullien, — car, rappelons-nous, en dehors des dons réguliers – ecclésiastiques - du Saint-Esprit, il existe aussi des dons individuels du même Esprit, dons qui ne peuvent être réglementés.
5) La hiérarchie de la sainteté :
Les titulaires de ces derniers dons peuvent être considérés comme des hiérarques existant à part et
en-dehors de la hiérarchie sacrée ordinaire — confesseurs, guides spirituels, « startsy », etc. Dans l'Église métahistorique, ces
diverses hiérarchies s'agglomèrent en une seule, qui est celle de la sainteté.
Son activité toute particulière sauve l'Église chaque fois que l'intrusion des « loups » (I Pe 5, 2) provoque la déchéance temporelle -
toujours possible - de la hiérarchie sacerdotale. La hiérarchie de la sainteté est celle de l'ascèse, d'une vie menée dignement,
rigoureusement, avec l'aide des grâces divines que Dieu envoie toujours à l'appui des efforts sincères de l'homme ; c'est une hiérarchie
des individualités parfaitement développées - tandis que la hiérarchie sacrée dont le Christ, le Summus Pontifex, est l'unité,
est collective et même corporative ; la grâce du sacerdoce n'est pas donnée en tant que de grâce individuelle, quoique elle soit
accordée uniquement aux individus. Remarquons d'ailleurs que la hiérarchie sacerdotale ne possède point le caractère de l'Église
enseignante et ne forme point un sacrement de l'Église ; le christianisme intégral n'a jamais connu et évite soigneusement
tout cléricalisme.
Le protestantisme, en rejetant l'importance prépondérante que s'est assignée la hiérarchie romaine, s’est rapproché en cette matière
du catholicisme orthodoxe. Mais d'autre part, la hiérarchie sacerdotale, tout en étant uniquement au service de l’Église, revêt
un caractère absolu : nulla sit ecclesia sine episcopo - il n'est pas d'Église sans évêque. On peut dire avec les protestants
que l'Église est un organisme uni, dirigé par un Chef unique et infaillible, le Christ, qui ne peut avoir aucun vicaire.
Toutefois, comme chacune des cellules de notre corps fait partie intégrante de tel ou tel membre de ce dernier, et comme à leur tour
tous ces membres sont dirigés par un système nerveux qui les unit à la tête, de même l'organisme de l'Église est dirigé,
dans sa vie historique, par une hiérarchie qui constitue son système nerveux. Celui-ci administre diverses organisations
ecclésiastiques locales dont chacune possède son but spécifique — « les Églises ». Sans ce mystère, la vie de l’Église,
sa réalisation historique est impossible.
6) La communauté locale.
Chaque église locale, développée au départ de l'ancienne Paroikia (« paroisse »), reproduit dans sa vie propre
la vie de toute l'Église. Elle devient ainsi véritablement une « Église catholique siégeant en tel lieu... ». Son chef, l'évêque local,
est pour elle l'image visible et véritable du Christ. Comme le Christ lui-même est accompagné par l'Église qui Le complète, de même
l'évêque n'est que le serviteur de son troupeau, esclave de chacune des brebis dont il est chargé, — servus servorum Dei - serviteur de ceux
qui servent Dieu. Il est pour ainsi dire défini par son troupeau, guidé par lui dans sa vie intérieure.
En-dehors de leur troupeau, les évêques ne représentent aucune organisation ecclésiastique, mais agissent comme des personnes privées ;
leurs convictions et leurs goûts personnels n'engagent alors qu'eux-mêmes, y compris dans les cas où il s'agit de leur pouvoir
ecclésiastique administratif, qui est distinct de leur pouvoir « e jure divino » - de droit divin.
7) Un pouvoir épiscopal théandrique :
Les fidèles, servis par leur évêque, sont serviteurs obéissants de ce dernier, de même que les évêques
et les apôtres sont ceux du Verbe. Toutefois, cela ne gêne en rien leur liberté intérieure par laquelle, en union avec la communauté
tout entière, ils atteignent le salut. En réalité, le pouvoir que possède l'évêque lui est assigné théandriquement : d'une part, par
la volonté divine et, d'autre part, par la partie des brebis du Christ qui régulièrement doit l'élire.
Comme le Christ lui-même, il dispense les grâces et divers dons ; il possède dans l'assemblée des prêtres et diacres de son éparchie
(eparkhia, union des paroisses presbytérales soumises à l'évêque du lieu) ses délégués, ses envoyés (apostoloï « apôtres »),
ses disciples, auxquels un honneur apostolique est dû et auxquels il confie, comme le Christ aux apôtres, le droit de
célébrer les mystères.
8) L'ordre des presbytres et la « hiérarchie supplémentaire ».
Primitivement, l'ordre des prêtres n'existait sans doute pas indépendamment de celui des évêques ; il ne
s'est imposé que plus tard, sous l'empire d'une nécessité urgente : l'augmentation du nombre des fidèles. Auparavant, l'évêque
seul était prêtre – Presbyteros - à proprement parler, c'est-à-dire l'Ancien de l'Église. Normalement, au-dessus
de l'évêque, il n'y a personne d'autre que le Christ.
Les besoins pratiques de la vie quotidienne de l'Église ont créé, jure ecclesiastico, toute une hiérarchie supplémentaire
et administrative. Celle-ci n'est pas d'origine divine mais n'est qu'une contribution purement humaine à l'œuvre de Dieu, contribution
souvent plus nuisible qu'utile. Cette hiérarchie administrative est celle des titres honorifiques pour les trois degrés de l'ordre ; certains
d'entre ces titres ont perdu tout leur vrai sens et sont souvent distribués en qualité de simples récompenses ou distinctions. Ces
inventions ou distinctions humaines, de même que toutes sortes de décorations ecclésiastiques, n'ont rien à faire avec la vie propre de
l'organisme de l’Église.
Des titres honorifiques furent accordés aux évêques des villes ayant une grande importance pour l'empire romain — ainsi Jérusalem,
Constantinople et Rome. Ce côté humain de la hiérarchie sacerdotale n'appartient donc qu'à l'extérieur historique de la vie de l'Église, — à
la période de la fuite de l'Église dans le désert (Ap. 12, 6). Ce désert est le domaine de la vie spirituelle intérieure, ésotérique,
qui brille toujours à travers la boue et les souillures de la vie exotérique, historique.
Il a toujours été difficile de trouver pour l'Église historique les formes d'organisation digne d'être appelée chrétienne. La voie
historique de l'Église est une voie d'expériences continuelles. Celles-ci sont presque toujours pénibles et douloureuses. C’est un vrai
calvaire qui continue et complète celui du Christ, d'abord au cours des persécutions souvent sanglantes, puis sous le lourd despotisme
de la hiérarchie et des institutions médiévales, sous la non moins lourde protection de l'État, et enfin sous le régime de la
séparation et de l'ignorance mutuelle entre l'Église et l'Etat.
1) Une infaillibilité existant par le consensus de toute l'Église :
Ce qui importe dans l'histoire de l'Église, c'est l'union étroite entre l'évêque et son troupeau. C’est une
forme éternelle, qui est sous-jacente à toutes ces expériences historiques.
De leur côté, les évêques d'une province ecclésiastique peuvent former une sorte de concile provincial dont le président permanent,
élu par cette assemblée, est nommé de droit archevêque.
S'il réside dans la capitale civile de la province en question, il est
aussi appelé - en qualité d'évêque de cette ville spécitique - archevêque métropolitain, évêque de la Meter polis.
Au-dessus
des métropolites ou archevêques qui forment eux aussi un concile local, se trouve, en qualité du président permanent, le patriarche,
qui cumule de titre avec celui d’archevêque métropolitain.
On peut ainsi aboutir à l'idée d'un archipatriarche de toute l’Église,
qui peut s'approprier le titre de pape (signifiant père), ou bien celui de Pontifex Maximus, Souverain Pontife. Sa juridiction
universelle ne violerait et ne léserait en rien les droits des évêques dans leurs diocèses ou éparchies, ni ceux du peuple croyant ; il
serait lui-même l’évêque de son éparchie, et reste en ce sens égal aux autres évêques. Comme pape, il aurait toutefois certains droits
spéciaux distinctifs : il aurait le droit de visiter les éparchies non seulement patriarcales, mais aussi les diocèses du monde entier ; il
aurait aussi le droit (non l'initiative entière) de convoquer les conciles œcuméniques et celui de confirmer l'authenticité de leurs
actes par sa signature papale, etc. Il pourrait aussi être reconnu infaillible ; voici sous quelle forme : le sujet de l'infaillibilité
est l’Église en son entier, et point l’un de ses membres, fût-il le plus grand ; donc si un membre quelconque de la hiérarchie
sacerdotale, ou bien cette même hiérarchie dans son ensemble peut être reconnue comme infaillible, c'est uniquement en fonction
de la délégation de cette faculté par l'organisme ecclésiastique lui-même, qui est porteur du Saint-Esprit.
Un fait est donc capital : l'infaillibilité ne peut être reconnue à un évêque que ex consensu totius Ecclesiœ – par le consensus de toute
l’Église ; le pape devient alors infaillible non ex sese - par lui-même - comme l'enseigne unilatéralement la théologie romaine,
mais uniquement par la décision théandrique de l'Église tout entière. C’est logique, car un Summus Pontifex, élu par ses subordonnés,
comme cela a lieu dans l'Église romaine, et se trouvant par la suite au-dessus de l'Église entière comme une valeur en soi est une contradictio
in adjecto – contradiction dans les termes - car celui qui est élu ne peut pas ne pas être soumis à l'assemblée des électeurs
qui ont eu le droit de l'élire.
2) Une infaillibilité irréalisable, hors celle du Christ.
D'autre part, l'infaillibilité, une fois admise, doit être reconnue également à tous les évêques dans les limites de leur juridiction,
car il n'y a point de différence de grâce entre un évêque, un patriarche ou un pape. L'Église elle-même n'a pas le droit de transformer
la hiérarchie administrative en une hiérarchie de grâce, sans un ordre direct du Saint-Esprit. La possibilité de transférer l'infaillibilité
de l'Église entière sur ses membres ayant la dignité épiscopale se base sur le fait que, si un évêque quelconque se trouve dans une
disposition d'esprit convenable et s'il parle ex cathedra, remplaçant réellement le Christ et les apôtres dans le service de la
parole toujours agissant dans l'Église, pourquoi ne peut-on pas alors le considérer théoriquement et pratiquement infaillible (et non
« impeccable » comme on le pense parfois) en matière de foi et des mœurs ? Mais... cet ordre logique des choses, cet idéal de
l'organisation historique de l'Église ne se réalisera probablement jamais.
Et comme le Christ est le seul Chef suprême et vraiment infaillible de l'Église, hors duquel nous n'en connaissons pas d'autre, il est donc
superflu de chercher à baser l'infaillibilité du chef visible – et non nécessaire - de l'Église sur d'autres fondements, que l'on veut
parfois ériger en dogmes ou même en articles de foi, telle la primauté de saint Pierre.
3) La mutuelle égalité des apôtres.
Tous les apôtres sont égaux entre eux sans uniformité, et chacun d'eux a été absolument individuel et indépendant
des autres dans la prédication. Les uns ont prêché davantage, les autres moins ; saint Paul, dont l'activité prédicatrice fut probablement
la plus étendue et la plus intense, n'était pas même un des Douze. Il est vrai que certaines distinctions entre divers apôtres se sont
produites dans la pratique liturgique et la conscience théologique de l'Église.
C'est ainsi que dans l'office oriental du 6 août, les trois apôtres-témoins de la transfiguration de Jésus sont appelés les meilleurs
disciples du Seigneur, coryphées des disciples. Mais c'est surtout le zèle personnel qui établit les distinctions parmi les égaux. C'est
ainsi que saint Pierre et saint Paul, nommés premiers parmi les apôtres (non du point de vue juridique, qui ne s'applique ni aux
événements évangéliques, ni à ceux de l'âge apostolique), sont inséparables l'un de l'autre ; une fête commune (29 juin) leur est consacrée.
L'Orthodoxie catholique place tout à fait à part saint Jean le Théologien, ce disciple bien-aimé qu'elle chérit tout particulièrement.
Saint Jean a dans l'Église une mission spéciale, distincte de celle de saint Pierre (Jn 21, 21-23). Il existe même une tentative de représenter
saint Jean comme l'Orthodoxie orientale, saint Pierre comme le catholicisme romain et saint Paul comme le protestantisme (selon V. Soloviev).
C’est une pensée qui en rappelle une autre selon laquelle les confessions chrétiennes se rattacheraient chacune à une des trois
hypostases de la Trinité divine : le protestantisme au Père, le romanisme au Fils, l'Orthodoxie orientale au Saint-Esprit. Ce ne sont
que des hypothèses qui sont irresponsables du point de vue dogmatique.
4) L'apôtre Pierre.
Ce qui appauvrit tout particulièrement la vraie pensée du Christ et la tradition théandrique universelle,
c'est l'idée du primatum jurisdictionis – de la primauté de juridiction - dans le collège apostolique, idée que saint
Pierre lui-même n'aurait jamais admise.
Princeps apostolorum, major sancti Pauli (?) et Vicarius (??) Christi; fundamentum et même caput (???). Ecclesiae — tous ces termes
que l'on applique à saint Pierre correspondent peu à la vérité évangélique et à la tradition théandrique de l'Orthodoxie catholique.
Cette dernière n'éprouve aucun besoin d'un principium unitatis visibile – principe visible d’unité. Tous les faits évangéliques
concernant saint Pierre doivent être compris bien plus profondément. Pierre, à cause des traits spécifiques de son caractère et de sa foi,
a joué un rôle à part dans l'Église naissante, au sein de laquelle ses mérites personnels sont vraiment exceptionnels.
PIERRE de la pierre angulaire (Ac 4, 11 ; Eph 2, 20 ; I pe 2, 46), en vertu de ces mérites, il a et aura encore d'importantes
fonctions spécifiques dans le Royaume de Dieu à venir, ceci à côté d'autres saints, et notamment à côté de saint Jean Baptiste,
l’« ami de l'Epoux » (Jn 3, 29) et « le plus grand parmi ceux qui ont été engendrés par les femmes » (Mt 11, 11). Il est certain que
Pierre tient les clefs du royaume ; mais les autres apôtres les tiennent également (Mt 18, 18). Pierre n’a jamais été évêque de Rome,
la dignité épiscopale étant infiniment au-dessous de l'apostolat. Il est nécessaire de corriger le principe de la primauté juridique, et
de compléter les autres unilatéralités qui concernent les successeurs romains du premier évêque de Rome, qui ne fut point saint Pierre.
De tels propos ne plaisaient pas nécessairement aux catholiques-romains, lorsque ceux-ci les entendaient lors de réunions oecuméniques... C'était particulièrement le cas, en ce qui concernait Mgr. Jacques de Saint-Blanquat, qui était évêque catholique-romain de Montauban, du temps du Père Léonide. Dans ses Mémoires, nous trouvons un écho de ses rencontres avec le Père Léonide :
Pour le pope (sic) la question oecuménique était simple : l'unité des chrétiens serait réalisée quand l'ensemble des
Chrétiens aurait rallié l'Orthodoxie. Immédiatement après des déclarations plutôt intransigeantes, il s'abîmait en humilité...
Évêque, tout simplement. Jacques de Saint-Blanquat, évêque émérite de Montauban - interrogé par François Bécheau, sj. éd. Apostolat
de la prière / Source de Vie. p. 107.
Tel est le point le plus important qui sépare l'Église romaine du christianisme intégral et tel est le principal effort de correction que le catholicisme romain devra assumer en vue de l'union. Le pape de Rome ne pourra être reconnu par la catholicité intégrale comme immédiate a Christo institutus – institué immédiatement par le Christ - et encore moins comme radix unitatis Ecclesiae – racine de l’unité de l’Église - que sous condition d'appliquer ces mêmes termes à chaque évêque dans le domaine de sa compétence. Sinon ce serait la substitution à la fois injustifiée et impossible d'une petite partie au tout, d'autant plus que chacun de nous est absolument nécessaire pour la vie de l'organisme ecclésiastique tout entier — comprenons-le bien.
1) Le concile œcuménique est-il une autorité suprême dans l'Église ?
Quelle serait alors l'autorité suprême dans l'Église historique ? En Orient, on assigna souvent cette autorité
à un concile œcuménique — l'Église Orthodoxe orientale est parfois même nommée « Église des sept conciles œcuméniques ». Cette dénomination,
comme beaucoup d'autres choses, tire son origine de la polémique acharnée des Grecs avec les Latins, et par conséquent a peu de valeur.
Un concile œcuménique ne peut d'aucune manière être considéré comme quelque chose d'obligatoire, de normatif, de nécessaire.
Le dernier concile de ce genre, commun à la chrétienté entière, eut lieu en 787.
On ne peut non plus considérer un concile œcuménique comme une autorité suprême : la plupart des décisions de ces conciles ne sont que
des confirmations de pratiques déjà existantes. Le traitement des questions par les conciles présente une tout autre signification.
Aucune organisation existant dans les limites de l'espace et du temps - sans parler des individus - ne saurait détenir la compétence
nécessaire pour expliquer la totalité de la vérité. Une assemblée des chrétiens comprendra quelque chose de plus qu'un quelconque
individu humain ; un concile local ou national — encore plus, et un concile dit œcuménique — encore davantage et parfois même
dépassera son époque. C'est le maximum qui puisse survenir dans les conditions actuelles de la vie sur la terre.
L'Église ne connaît donc point dans l'histoire - à de rares exceptions près - de définition infaillible, bien que le fait de
l'infaillibilité de l'Église-même est hors de doute, étant donné le fait qu’elle soit animée par l’Esprit-Saint. Le sujet de cette
infaillibilité est donc l'Église en son intégralité, sans que personne ne soit placé au-dessus d'elle sine consensu ejus - sans
que quiconque puisse prétendre pouvoir se passer de son consentement, comme un oracle semblable aux oracles païens. Il en
découle l'impossibilité d’existence - pour le christianisme intégral - d'un Pontifex Maximus infaillible ex sese – par lui-même,
dans le sens romain.
2) Qu'est-ce qu'un concile œcuménique ?
Un concile œcuménique est donc en lui-même un substitut de l'assemblée de tous les chrétiens, de tous les
fidèles de l'Église.
Un concile vraiment œcuménique est l’assemblée théandrique de tous ceux qui appartiennent, ont appartenu,
appartiendront et même auraient appartenu à l'Église au cours de son histoire métahistorique.
Dans sa manifestation historique, la
vérité catholique peut être comparée à une progression géométrique infiniment croissante, dont ni le terme, ni la somme ne peuvent
être atteints d'une manière discursive.
La méthode qui consiste à régler les questions par les conciles est très loin de la perfection, et rappelle en quelque sorte celle
qui cherche à atteindre la circonférence par le dédoublement indéfini d'un polygone régulier inscrit : la solution obtenue peut être
menée au degré d'une très grande approximation, sans toutefois jamais atteindre l'exactitude absolue. Les conciles œcuméniques ne
sont l'expression infaillible de la vérité — expression adéquate et divine — que dans les termes et les idées de leurs époques.
Ils nécessitent souvent une traduction en un langage plus moderne.
Il faut toutefois faire exception pour tous les cas où pourrait se produire une intervention directe du Saint-Esprit. Jusqu'à présent,
cette intervention ne s'est produite que deux fois : à Nicée (en 325) et à Chalcédoine (en 451). Ces jugements directs de l'Esprit
doivent alors être acceptés absolument, et ne peuvent point ne pas l'être par tous ceux qui atteignent le salut.
3) Les conciles œcuméniques et l'étatisation de l'Église.
Les conciles œcuméniques ne sont devenus possibles qu'après l'étatisation de l'Église (en 313. Peut-être est-ce
le seul mérite de cette étatisation) ; mais l'idée même du concile est purement ecclésiastique. Tout concile doit représenter dans la
plus grande mesure possible la totalité de telle ou telle Église locale, en vertu de l'unité du Corps glorieux du Christ (Eph 1, 22, 23 ;
Ro 2, 4-5 ; I Co 12, 20) et de la diversité des dons de l'Esprit dont l'Église est comblée (I Co 12, 4-7). Ceci nous définit a priori
son caractère.
Tout concile doit être composé non seulement d'évêques diocésains, mais aussi du clergé inférieur et des laïcs. La première assemblée des
Apôtres avant la Pentecôte (qui décida de l'élection de Mathias) eut lieu en présence de la « multitude » (okhlos) ; c'est la multitude
des disciples (to plethos tôn mathetôn) qui élut les sept diacres (Ac 6, 2) ; les décisions du concile apostolique de l'an 51
furent prises par les Apôtres, les « anciens » et toute l'Église (Ac 15, 23). Le même esprit pénètre les épîtres de saint Ignace
et de saint Cyprien. Le concile d'Antioche condamnant Paul de Samosate fut composé à la fois de prêtres et de laïcs, de même que
le concile occidental d'Elvire (en 309). Et même après l'étatisation de 313, les conciles restèrent mixtes (Rome 461, 465, 487). Le prêtre Malchion siégea
à ce concile, et y polémiqua contre Paul de Samosate.
La lettre synodale d'Antioche mentionne non seulement les évêques, mais les diacres et même les simples fidèles.
L'Église y apparaît dans son unité. Les Ordres hiérarchiques n'y forment pas une Église investie d'autorité ; les fidèles ne formant avec
les Ministres qu'une même Église, à laquelle de dépôt de la foi est confié.
Wladimir Guettée - Histoire de l'Église, Tome II, p. 228. Fischbacher 1869.
Souvenons-nous du rôle exceptionnel qu'a joué au premier concile œcuménique de Nicée saint Athanase le Grand, à l'époque diacre seulement... L'augmentation du nombre des évêques - ces délégués naturels des Églises locales – suscita l'idée que les conciles ne devaient être composés que d'évêques.
4) Les miracles espérés :
Espérons donc que la chrétienté verra enfin les miracles suivants :
- du côté de l'Orient, le premier miracle serait l'abolition de l'anathème lancé contre Rome par Michel Cérulaire.
Ce « premier miracle » s'est réalisé : l'anathème fut levé par le Patriarche Athénagoras, le 7 décembre 1965, la veille de la clôture du concile Vatican II de l'Église romaine.
Cette abolition de l'anathème donnerait au Pape de Rome la possibilité de présider le dernier concile de l'univers chrétien, concile convoqué en vue de la réunion de tous les chrétiens.
Premièrement, il serait nécessaire que ne subsiste plus d'écart doctrinal entre l'Église orthodoxe et l'Église romaine. Et en deuxième lieu, l'échec désastreux du Concile de Crète (juin 2016), dont les conséquences aboutirent au schisme entre l'Église russe et le Patriarcat oecuménique, montre l'impossibilité de réunir un concile oecuménique, à notre époque. Il n'existe plus d'autorité impériale pour faire appliquer les décisions d'un tel concile, et les dissentions sont telles - entre des Églises orthodoxes intoxiquées par le nationalisme ethnique - qu'il est désormais impossible d'obtenir une décision consensuelle. Nous ne sommes plus au temps des conciles.
- du côté de l'Occident, le deuxième miracle serait le consentement volontaire et conscient à la révision
conciliaire des nouveautés dogmatiques qui furent introduites, après la séparation des Églises, par l'Église latine et le protestantisme.
C'est ainsi que l'évêque de Rome, possédant la juridiction universelle ex consensu Ecclesiae, deviendrait le centre visible,
le Chef de la chrétienté historique tout entière. Mais si cet évêque exerce ses fonctions avec partialité, le droit d'oecuménisme
peut être transféré par décision du concile, à un autre siège patriarcal, donec Roma corrigatur. Notons en passant qu'il n'existe,
en général, aucune nécessité théologique ou ecclésiastique de fixer le centre du christianisme où que ce soit. Cette habitude,
de même que toutes les autres questions en litige n'ont aucun rapport avec notre salut.
1) Le Protestantisme, relativement au Christianisme intégral.
En ce qui concerne le protestantisme - les protestants nient pour la plupart les affirmations de la théologie
dogmatique romaine. Par conséquent, ils nient en partie les affirmations de la théologie catholique-orthodoxe universelle comme étant
incompatibles avec l'Écriture Sainte et contraires à l'esprit du christianisme primitif.
Les protestants moins orthodoxes vont jusqu'à rejeter le caractère inspiré des Écritures mêmes, sans parler déjà de la négation
de l'autorité de la tradition chrétienne non-inspirée (les livres deutéro-canoniques de la Bible, c'est-à-dire ceux qui ne furent
pas rédigés, à l'origine, en Hébreu), négation commune à tous les protestants. Parfois, ils conçoivent l'évolution religieuse
d'Israël d'une manière qui renverse totalement toute opinion traditionnelle.
Si ces affirmations ou ces négations sont actives et sont suivies de la négation absolue de tout le reste du trésor de l'Église,
leurs auteurs se rangent eux-mêmes automatiquement hors du christianisme intégral, comme approuvant de cette façon la position
des chrétiens hérétiques, c’est-à-dire unilatéraux. Par contre, si l'on s'arrête aux opinions elles-mêmes, elles ne renferment - tout
comme les additions romaines - rien d'anti-orthodoxe.
La pensée théologique du Père Léonide intègre tout et comprend toutes les opinions particulières, si étranges et extrêmes soient-elles, comme des parties de l'antinomie qui - à ses yeux - est seule vraie.
Seulement, il faut bien les comprendre et leur donner la place qui leur est due, parmi une multitude d'opinions et d'hypothèses particulières possibles — ce qu'on n'a pas toujours l'habitude de faire.
2) Le Protestantisme, vis-à-vis du mouvement réformateur initial.
Notons ici que le protestantisme actuel est très éloigné de l'esprit primitif du mouvement réformateur du XVIème siècle. Cet esprit
réformateur initial aurait pu devenir tout à fait catholique-orthodoxe - mais, ayant perdu le soutien du tronc universel de l'Église,
il a naturellement dévié en plusieurs directions. Il s'est finalement attaché à l'Écriture comme au seul critère de certitude ; de plus,
il a inévitablement commencé à créer sa propre tradition, s'étant volontairement interdit tout le reste.
Les protestants pourraient être facilement admis dans la communion de l'Orthodoxie catholique s'ils faisaient le sincère effort – effort
analogue à celui qui est espéré de la part de l’Église romaine - de ne pas nier ce qu'il y a dans le christianisme intégral. Ce qu’il y a
dans le christianisme intégral n'existe pas encore chez eux, mais la valeur de ces éléments de la tradition sera comprise plus tard,
après un certain délai de communion fraternelle qui corrigera et complètera tout individualisme isolé de la vie chrétienne.
3) L'opportunité de la restauration du Christianisme apostolique.
Il n'y a rien d'illégitime dans leur désir de restaurer, de faire revivre l'âge apostolique, car cet âge, en vertu du caractère
méta-historique de l'Église, demeure toujours en pleine vigueur dans l'Orthodoxie catholique. Néanmoins, il faudrait qu'ils puissent
restaurer cet âge exactement. Or tous les essais de ce genre ont complètement échoué jusqu'ici, car non seulement nous possédons trop
peu de documents historiques concernant le premier siècle de notre ère, mais, hélas ! Combien d'entre-nous connaissent-ils ce qu'est
la vraie vie dans l'Esprit-Saint dont fut comblée l'Église primitive, et en dehors de laquelle nous ne comprendrons jamais
rien de façon valable ? En outre, il est assez inutile de revenir en arrière en niant toute l'expérience ultérieure de l'Église ; cette
purification rétrospective de la foi chrétienne ne nous aurait aidé en rien.
Historiquement, l'Église a désapprouvé, avec le montanisme et ses héritiers modernes, l'idée d'un tel retour comme spirituellement stérile,
chaque époque ayant son propre rôle spirituel à jouer. D'ailleurs, la pureté primitive de l'Église ancienne n'a jamais existé que
dans les cerveaux des amateurs d'illusions : toujours pure méta-historiquement, l'Église chrétienne fut historiquement composée d'hommes
qui ne sont partout et en tous temps que des humains... Nous connaissons par saint Paul toutes sortes d'intrigues et de dissensions
qui se sont déroulées au sein de la première Église chrétienne ; dès la plus haute antiquité nous avons, dans ce sens, des témoignages
bien tristes sous certains égards... Même si les protestants parvenaient enfin à accomplir leur désir, on pourrait espérer qu'ils
subiraient la même évolution historique que l'Église entière, et parviendraient ainsi à s'unir totalement à elle.
1) Les préjugés de la critique historique.
Disons maintenant quelques mots au sujet de la critique historique et l'historicisme en général, qui sont propres au protestantisme moderne.
De nombreuses caractéristiques que le Père Léonide attribue aux « Protestants » s'appliquent au Catholicisme romain d'après le Concile Vatican II.
La critique historique est pour le protestantisme, la conditio sine qua non de l'activité vraiment « scientifique ».
Au fond, cet attachement à un aspect prétendument « scientifique » de la pensée théologique, constitue l’une des conséquences logiques
de l'individualisme qui est propre aux protestants. Cet individualisme s’oppose à l'autoritarisme romain ; les deux côtés nous sont
les deux extrémités de la synthèse antinomique qu’est la sobornost (conciliarité) catholique-orthodoxe.
Souvenons-nous du fait que les protestants ne continuent à protester que contre des exagérations romaines évidentes, en leur opposant
leurs propres unilatéralités. Or les deux opposés ne sont valides que dans leur ensemble suprarationnel et antinomique : il ne
peut exister de protestants sans catholiques romains - ni ces derniers sans les premiers, ne l'oublions pas! La nécessité de la
critique historique est loin d'être abolie dans la plénitude de l'activité chrétienne ; mais une fois exagéré, ce criticisme devient
aussi despotique et exclusif que toute autre activité unilatérale.
Car la critique historique possède ses propres préjugés – et tout
préjugé est basé sur la foi ou la confiance en des présupposés erronés ou insuffisants. Les préjugés sont pour la plupart des
suppositions souvent dépourvues de toute démonstration rationnelle, si désirée et exigée par ailleurs. Les préjugés changent
souvent, et leur influence, très grande par moments, n'est que passagère, locale, accidentelle.
2) La subjectivité de la critique historique.
En lui-même, le point de vue de la critique moderne possède néanmoins d’indiscutables avantages. Comme tel, le point de vue de la
critique moderne peut être pleinement reçu dans l'Église ; mais il n'est point objectif et décisif comme il prétend l'être,
car il dépend trop du moment historique, des idées qui sont partagées par la majorité des gens, et enfin de la personnalité même
de l'historien. Les matériaux dont dispose ce dernier ne lui sont donnés qu'extérieurement ; souvent, leur collecte dépend d'un
heureux hasard plutôt que d'une recherche consciente.
L'Histoire reste jusqu'ici une science synthétique, sans lois, car toute loi scientifiquement établie doit être formulée avec la
précision propre aux sciences mathématiques. Peut-être dans l'avenir l'Histoire atteindra-t-elle une telle précision. Alors seulement
l'Église pourra fonder sur elle ses conclusions - et ceci sous certaines réserves… À supposer même que l’on aboutisse à cette précision
mathématique de l’Histoire, l’état de cette science ne coïncidera jamais avec celui d’une science absolue, qui serait la reproduction
immédiate de ce dont elle parle, sans qu’on puisse distinguer l’original de la reproduction historique.
Philologiquement, Historia n'est que le récit d'un Histor, témoin oculaire véridique, et ne signifie point autre chose
que le moment même de l'observation, moment purement subjectif dans le sens courant de ce terme ; son but principal est
donc de tenir le langage des témoins. Mais combien d'erreurs, de subjectivités et de partialité dans les témoignages des divers
témoins oculaires d’un même fait rencontrons-nous à chaque pas, à partir des récits des quatre évangélistes !
3) L'authenticité des textes prophétiques et apostoliques.
Voici enfin d'autres difficultés : nous ne possédons pas les originaux des textes prophétiques et apostoliques de la Sainte-Ecriture ; nous n'en avons que des copies plus ou moins dignes de foi, copies d'ailleurs assez tardives et probablement inexactes, ne remontant pas au-delà du IVème siècle de notre ère pour le Nouveau Testament, et au-delà du VIIIème pour l'Ancien.
Des fragments de papyrus datant du IIIème siècle ont été découverts, et même un fragment datant du IIème siècle, comprenant quelques mots de l'Évangile de Jean.
Maintes additions, déformations et soustractions y ont eu lieu au cours de l'Histoire.
Nous pouvons penser au contraire que nous avons en main un texte fiable du Nouveau Testament, qui fut conservé avec soin au fur des générations. Les variantes figurent dans l'apparat critique du Nouveau Testament ; ce sont des éléments qui sont bien connus.
Par exemple, dans le cas du Nouveau Testament, certains exégètes ont voulu y voir, un moment du moins, trois groupes principaux de manuscrits représentant trois « traditions » diverses de valeur inégale.
Il faut bien plus de foi pour croire aux travaux des exégètes, que pour croire aux textes du Nouveau Testament eux-mêmes. les hypothèses exégétiques se succèdent et se contredisent au gré des modes et des courants de pensée ; il est difficile d'y découvrir une constante ou un progrès réel dans la connaissance.
Le texte vraiment prophétique ou apostolique serait donc ainsi pratiquement perdu pour toujours. Les originaux
des œuvres des Pères de l'Église, les actes de certains conciles et plusieurs autres documents officiels n’ont pas été transmis
jusqu’à nous.
On discute sur telle ou telle particularité de ces écrits, sans jamais atteindre le fond de la question, au sujet duquel on n'émet
que des hypothèses plus ou moins vraisemblables quoique totalement impossibles à prouver. Ces hypothèses, paradoxalement, ne font
qu'enrichir la tradition théandrique que l'on cherche à nier.
Que voyons-nous enfin en nous adressant à la Sainte Écriture comme à un livre ordinaire ? Une langue très incorrecte, indécise et flottante ;
aucun style, aucun goût littéraire (la plume est, elle aussi, un moyen bien faible de collaborer avec Dieu) ; une chronologie inexacte ;
une absence de logique ; des sujets qui semblent parfois futiles ; une abondance de répétitions ; des contradictions ; les anciens
textes sont parfois interprétés avec une liberté ou une partialité qui semblent en déformer le sens immédiat ; si l’on ajoute à cela
d'autres détails touchant la « coopération » des hommes avec Dieu, on arrive à des conclusions déplorables.
Si maintenant nous allons prendre en considération la profonde dépravation et l’abaissement qui furent provoqués par la chute du
genre humain et par sa soumission volontaire au mal, où arriverons-nous dans la question de la conservation de la révélation divine
parmi tous les obstacles de ce genre ? Au miracle. En fait, nous sommes donc toujours sur le terrain des probabilités, et en présence
de connaissances uniquement descriptives. Toute violation de ces limites serait illégitime. Toute construction limitative tombe immédiatement
dans l'exclusivisme exagéré : telle est, par exemple, la théorie de la dépendance historique de la Bible de certains documents assyriens,
babyloniens, etc. (Delitzsch et les autres). Il est inutile de dire que cette théorie, dans son exclusivisme et son étroitesse,
est tout-à-fait inexacte, bien que très attrayante par sa méthode de comparaison et d'analogies. Ces dernières sont très profondes,
car la vérité chrétienne a été maintes fois pressentie avant l'épanouissement historique de la religion révélée dans la
révélation naturelle.
4) Le « pourquoi » de la foi.
Devant toutes ces unilatéralités, que reste-t-il à faire pour un protestant croyant ? Recourir à l'idée, d'ailleurs totalement
impossible à prouver, de l'« inaltération substantielle » des textes sacrés ? Ou bien admettre l'histoire de l'évolution religieuse d'Israël,
telle qu'elle est conçue dans diverses écoles historiques radicales du protestantisme progressiste et des savants laïcs, — c'est l'expérience
de l'Église anglicane — ou bien affirmer que les livres sacrés sont le produit d'une fusion plus ou moins tardive et imparfaite de divers
documents anciens, d'origine plus ou moins « nationale » (uniquement humaine), cela ne détruisant nullement la valeur religieuse
des livres sacrés, et ne portant atteinte qu'à l'emploi de la Bible comme source historique objective ? Ou bien recourir à l'ancien
critère de canonicité montaniste, repris par Calvin et renouvelé par quelques sectes modernes (Armée du Salut et autres)
critère de canonicité qui consiste en l’action immédiate de l'Esprit-Saint pendant la lecture même de la Bible ?
Tout ceci n'est-il pas trop subjectif pour être suffisant, trop unilatéral et étroit pour convenir au christianisme intégral ? La
connaissance - même parfaite - de la lettre morte de la Bible nous découvre-t-elle la compréhension complète de son contenu intérieur ?
Le triste phénomène du grand nombre de sectes chrétiennes d'origine protestante, dont la prétention s’élève souvent en proportion inverse
de leur petitesse, nous semble plutôt prouver le contraire. Prenez, par exemple, les vicissitudes du mouvement « adventiste », à partir de Miller
jusqu'aux Étudiants de la Bible, de la « Société philanthropique des Amis de l'Homme » et des « Témoins de Jéhovah » actuels...
Quel est enfin le pourquoi de certains détails dans la Bible, où en trouver l'« explication rationnelle » raisonnable, si recherchée
par ailleurs ? Quel est le pourquoi de la foi, des œuvres, du baptême, de l'Eucharistie, de l'Église, et enfin de l'Esprit-Saint
lui-même ? Certaines sectes interdisent d'adresser au Christ les prières ; pourquoi, puisqu'il est vivant auprès de son Père ?
La prière elle-même, qu'est-elle ? pourquoi est-elle nécessaire ? Le christianisme intégral reste, devant tous ces problèmes,
toujours fidèle à lui-même.
Pour le christianisme intégral, l'Écriture Sainte reste à jamais la partie fondamentale de la tradition chrétienne ;
elle surpasse les autres documents de cette tradition, dans la même mesure que la dignité prophétique et apostolique surpasse l'autorité des
autres docteurs et maîtres de l'Église. Le christianisme intégral affirme positivement que les apôtres furent les auteurs des livres
du Nouveau Testament et que les prophètes, leurs équivalents à l'époque pré-chrétienne, écrivirent ceux de l'Ancien Testament - comme
d'ailleurs nous l'affirme également la tradition juive, dont l'authenticité nous est garantie par la tradition chrétienne.
Nous constatons là une différence subtile entre l'Orthodoxie catholique et la conception particulière de l'Église romaine : cette
dernière possède - d'après sa propre décision - le canon des livres saints, opinion qui est contraire à la tradition juive. Mais
le christianisme intégral est en même temps divinement large : il ne possède aucune définition officielle concernant la dimension
et l'étendue du canon des livres saints, les noms des auteurs sacrés ou l'utilisation des diverses versions de la Bible - toutes
les définitions de ce genre possédant en même temps leur pleine valeur dans la tradition intégrale de l'Église du Christ.
Par contre, l'Orthodoxie reconnaît comme « canonique » la Bible des Septante, pour les textes vétéro-testamentaires - et bien sûr, l'orogonal grec, en ce qui concerne les textes néo-testamentaires.
Car c'est toujours la vie, la seule vie dans l'Esprit-Saint qui nous découvre la valeur et la vraie signification des récits bibliques.
1) La non-réussite de l'État chrétien.
Dans l'exercice de son infaillibilité, l'Église est indépendante de toute organisation terrestre, civile et mondaine.
Cette indépendance possède, elle aussi, ses degrés et variantes. Dans son être méta-historique, l'Église est absolument indépendante
de quoi que ce soit, sauf Dieu lui-même ; mais, dans la vie historique, elle entre en relations avec toutes sortes de sociétés humaines,
avant tout avec l'État et le pouvoir civil. Les membres de l'Église ne doivent point mépriser et négliger ce pouvoir, selon saint Paul (Ro 13).
Ce qui est à César, doit lui être rendu, — c'est un ordre direct et immuable de Notre-Seigneur.
L'Église admet deux formes de relations entre ses membres et le pouvoir civil : une attitude de neutralité intérieure, accompagnée
de l’accomplissement de son devoir civil extérieur, sans hypocrisie et lâcheté ; et une attitude de collaboration tout-à-fait consciente
et active. L'Église cherche souvent à transformer, à ennoblir spirituellement l'État. C'est même son devoir immédiat, car l'Église
aspire à un Royaume de Dieu qui est non seulement céleste, mais aussi terrestre : les Royaumes célestes et terrestres doivent être
à jamais réunis dans un organisme universel, théandrique.
Avant l'avènement définitif de ce Royaume (ce Royaume universel et théandrique est le cinquième dans le pentagramme des royaumes,
décrit dans la prophétie de Daniel. Da 2, 37-45), l'Église possède donc son idéal de l'État chrétien. Elle a essayé de réaliser
historiquement cet idéal, et l’on peut dire maintenant qu'elle a fait tout son possible dans ce domaine de son activité. Au fond,
la longue période des relations - parfois les plus intimes - avec les puissances de ce monde, n'a pas donné de résultats positifs.
Voici qu'à l'exemple du Christ, l'Église dit aux États : « Voici, votre maison vous reste vide » (Mt 23, 38). Pourtant, l'idéal
lui-même sera néanmoins réalisé, car l'Église est aussi un État de Dieu en devenir, — l'État des États, le Royaume des royaumes,
gouverné par le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs (Ap 20, 16).
La non-réussite de l'État chrétien justifie l'intervention divine immédiate « en son temps » (Luc 12, 42 ; Mt 13, 52). À ce moment-là
se réalisera ce que l'Église romaine veut assigner dès maintenant : l'autorité infaillible de l'Église-Royaume s'étendra au-dessus des
princes et des rois, des nations et de la vie publique, de la vie de famille et de la vie individuelle, tout en conservant intact
ce qui est juste et précieux dans toutes ces institutions. Mais ceux qui le veulent, peuvent dès maintenant délaisser tous les biens
temporels et s'adonner à travailler pour préparer l'avènement du Royaume de Dieu — c'est toujours une question de bonne volonté.
Les mutations des gouvernements ne doivent point intéresser l'Église ; mais elle doit lutter, jusqu'au sang au besoin, contre toute
oppression violatrice de sa liberté. Elle peut et elle doit élever sa voix dans les cas de déviation et de dépravation morale
des gouvernements. Car en réalité c'est le Christ seul qui possède tout pouvoir sur la terre (Mt 28, 18), et c'est Lui qui se sert
des divers pouvoirs - tantôt pour protéger les peuples, tantôt pour les châtier. Dans ce sens-là, tout pouvoir, indépendamment
de son caractère, est établi par Dieu (Ro 13, 1).
En collaborant parfois étroitement avec les divers États, l'Église ne devrait jamais prétendre à la non-séparation d’avec l'État
et ne devrait jamais se servir du bras séculier dans l'accomplissement de sa tâche sacrée ; tous les abus dans ce domaine n'ont
causé que des désastres. L'Église ne peut jamais s'occuper de politique et d'intérêts séculiers, bien qu'elle ne l'interdit pas à
ses membres, du fait que ces derniers sont citoyens de tel ou tel État. D'autre part l'État peut, s'il le veut, servir l'Église,
et l'Église est libre d'accepter ses services. L'Église et l'État sont deux voisins qui, pour le profit mutuel et la paix du monde
entier, doivent vivre en bons termes, sans se confondre.
2) Les « Églises nationales » n'existent pas :
L'État n'a cependant aucun droit qui lui permettrait de prétendre avoir une Église nationale existant sous forme d'une
organisation ecclésiastique autocéphale sur son territoire ; l’État n'a pas le droit d'exiger ce particularisme par raison de
pure politique, sans que l'Église elle-même ait la conscience claire de pouvoir former dans cet État une Église locale autonome
en son administration, comme les autres Églises-sœurs. Nous touchons au problème ethnophilétiste, source de tant de malheurs
pour l'Orthodoxie orientale. Cette question, pour certains milieux orthodoxes orientaux, revêt souvent une trop grande acuité
et les empêche de voir clairement la position de l'Église universelle.
L'Église est essentiellement une et unique. En vertu de cette unité et unicité, elle est aussi et nécessairement multiple,
du fait qu’elle est composée de plusieurs membres, de beaucoup d'individus ayant chacun un rôle important à jouer ; sans ces membres
qui sont parfois indignes de l’Église, elle n'existerait point. Entre l’unité et la multiplicité de l’Église, il existe des
états intermédiaires. Il s’agit des Églises locales, des Églises-sœurs. Ce sont des unités qui se divisent à leur tour en
unités moins grandes, des diocèses et des paroisses. Chacune de ces unités, selon l'ancien usage, est digne du titre de « catholique ».
Mais toutes ces Églises locales ne sont point nationales par principe.
Les Églises nationales n'existent pas : il existe simplement des Églises qui forment ensemble une seule et même Église universelle.
Cette Église dans sa plénitude théandrique est la véritable Église surnationale qui rassemble tous les peuples, toutes
les générations. Elle est la vraie patrie de nous tous, cette patrie dont nous sommes tous citoyens (Eph 2, 19). C'est donc à l'Église,
et non point à notre patrie terrestre que nous appartenons en premier lieu. Telle est la calme et claire conscience de
tout chrétien véritable.
3) Le véritable cosmopolitisme :
Le christianisme intégral renverse totalement l'idole du nationalisme étroit et aveugle, et bannit tout chauvinisme de la vie du
vrai chrétien. Car nous aspirons tous à cette patrie toujours présente et toujours à venir : la Nouvelle Jérusalem, Cité glorieuse
de Dieu. D’un autre côté, vivant dans les limites de la durée, nous ne devons point rester absolument passifs à l'égard de notre
patrie terrestre — bien au contraire ! L'essentiel est de ne pas en faire un autre Dieu. Le nationalisme immodéré est une
honte pour tout chrétien ; l'appartenance à l’Église constitue l'unique vrai cosmopolitisme, en-dehors de toutes les « internationales »
athées, imposées par force. Nous sommes avant tout les fils de Dieu, auquel nous invoquons par l'Esprit-Saint :
« Abba, Père!» (Ro 8, 15).
Cette subordination de l'État à l'Église doit être rigoureusement observée dans la vie pratique du chrétien. Cette vie pratique
du chrétien, hélas ! est indûment divisée, à cause de tous ces pauvres confessionnalismes avec leurs abus et leurs prétentions,
dans la vie intellectuelle et surtout dans la vie spirituelle. L'Orthodoxie catholique cherche à transfigurer le monde,
et non seulement à aider à l'amélioration des conditions d'existence ici-bas : elle n'a point de tâche uniquement sociale
à accomplir. Ceci n'exclut pas le sacrifice éventuel de sa vie pour le bien de ses proches et de toute l'humanité.
Bien au contraire, cela confirme cette possibilité, comme étant le devoir direct du chrétien. Mais le modus percipiendi
de ce sacrifice diffère de celui des sociologues et des socialistes actifs ; c'est uniquement le sentiment d'amour et non
celui de la « solidarité » ou d'une nécessité violant la liberté des hommes, qui doit dicter tous les actes de l'activité humaine.
4) L'excès du juridisme.
La cohabitation historique de l'Église avec les États a créé peu à peu en elle une atmosphère juridique. Cette atmosphère, poussée
à son apogée, devient inévitablement unilatérale et par conséquent étrangère à sa vie théandrique. L'Occident chrétien
assigna à l'Église toutes sortes d'activités — potestas legislationis, judicandi, coactionis, - le pouvoir législatif,
judiciaire, de perception des impôts etc, et l'on est même allé jusqu'à proclamer que la probité de ceux qui étaient
bénéficiaires de ces charges n’était pas susceptible d’être l’objet d’un questionnement ou d’une remise en question. Cette
question mérite une attention toute particulière, car, dans l'Église romaine, elle a pénétré dans le domaine théologique (en
ce qui concerne la question de la rédemption et d'autres problématiques) et a contribué à exagérer l'importance accordée
au Droit Canonique.
Certes, les serviteurs indignes du culte ne rendent point ce culte invalide, car c'est une tâche ecclésiastique et point personnelle
qu'ils accomplissent à ces moments-là. Et comme chaque homme possède le libre exercice de sa haute vocation, il ne doit point
délaisser sa vie spirituelle et son propre salut sous l’influence des péchés des autres, que ce soit ceux des laïcs ou ceux du clergé ;
ceci est susceptible d’abaisser la haute dignité humaine. Tout homme doit mener une vie sainte indépendamment de tout
guide spirituel, bien qu’il ait parfaitement droit de recourir à l'autorité de ceux qu'il estime tout particulièrement
à cause de leurs grandes vertus.
1) L'Église ne juge personne.
En ce qui concerne le « droit » canonique, l'Église prie, implore, mais ne punit et ne juge personne, tout comme le fit le Christ dans sa vie terrestre – cette vie terrestre que l'Église imite. L’archange Michel lui-même ne jugea pas Satan, lors de sa rencontre avec lui.
L'Archange Gabriel, lorsqu'il plaidait contre le diable et discutait au sujet du corps de Moïse, n'osa pas
porter contre lui (le diable) un jugement outrageant, mais dit : « que le Seigneur te condamne ».
Épître de saint Jude, verset 9.
Telle est aussi l'attitude de saint Pierre.
Les Anciens qui sont parmi vous, je les exhorte, moi, co-ancien - sumpresbuteros et témoin du Christ (...)
paissez le troupeau de Dieu, qui vous est confié, le surveillant - episkopountes, non par contrainte, mais de bon
gré, selon Dieu.
Première épître de Pierre, chapitre 5, versets 1 et 2.
Les excommunications et diverses épitémies (de épitimia - pénitence) ne sont dans l'Église que les moyens pédagogiques qui ont pour but - non pas la préservation de l'Église des mauvaises influences (l'Église - troisième hypostase de la Trinité théandrique, est toujours immaculée et sans tache, et vit sans nulle crainte) - mais la vraie correction et le salut de ceux qui ont été châtiés.
2) Le Droit Canonique.
Le Droit Canonique n'existe dans l'Orthodoxie catholique qu'en qualité du recueil des règles qui ont une fonction exemplative,
du fait que ces règles ont porté des bons fruits dans le passé. C’est un examen strictement individuel qui doit influer sur
telle ou telle décision, dans tel ou tel cas particulier ; tout formalisme hypocrite et extérieur doit être banni à jamais de
l'administration ecclésiastique. Les questions de juridiction n'appartiennent donc point à la doctrine chrétienne, mais uniquement à
l'administration de l'Église.
Voilà pourquoi le christianisme intégral éprouve une sorte de mépris à l'égard de toute jurisprudence aride, de toute lettre canonique morte,
ne serait-ce que comme fardeau d'un esclavage historique extérieur (un chrétien peut parfaitement être esclave, mais il ne doit jamais être
possesseur des serfs, disait Khomiakov). Il est vrai que le jus humanum - le droit humain, dans l'Église, est nécessairement en
même temps jus divinum - droit divin, en vertu du théandrisme universel.
3) La vérité canonique.
De ce dernier point de vue, en quoi consiste alors la fameuse « vérité canonique » ? Elle consiste avant tout dans l'accomplissement des
préceptes évangéliques, dans le devoir d'aimer Dieu et son prochain comme soi-même, de donner sa vie pour ses frères, etc. Un canon,
c'est donc une règle dirigée vers le bien de l'Église, une règle destinée à l'utilité et au salut de ses membres ; cette règle peut
toujours être changée lorsque la vie elle-même l'exige, car c'est uniquement la vie elle-même qui crée le canon.
La seule garantie de l'impeccabilité canonique est donc la vie chrétienne elle-même, menée dans une sincérité absolue. Cette vie
constitue, dans le christianisme intégral, son codex juris canonici - code de droit canonique vivant. Ce qui n'est pas
catholique-orthodoxe dans toute discussion purement canonique, c'est notamment la différence qu'on établit entre les canons et la vie ;
car l'Orthodoxie catholique - avons-nous vu – ne fait une distinction entre la théorie et la pratique qu’autnt que soit établie
une union, une synthèse analytique parfaite.
L'Église seule porte en elle les normes et les règles de sa vie ; pour satisfaire à ces normes, il suffit de vivre en union avec
la communauté ecclésiastique dont on fait partie, et dont le chef est pour les siens l'image du Christ. Par l'intermédiaire de cette
« Église catholique locale » on est en communion parfaite avec l'Église universelle. Car il n'existe point de christianisme
grec, ou romain, ou russe, ou anglican, ou luthérien : « je crois en l'Église une, sainte, catholique (universelle) et apostolique »,
manifestée historiquement dans la pluralité indéfinie des Églises locales, toutes en communion fraternelle les unes avec les autres.
4) La perspective de l'union des Églises.
Quant au reste, il serait difficile et même superflu d'essayer de décrire d'avance en détail les divers points pratiques de l'union des
Églises. Ces points de détail devront être élaborés soigneusement par le futur concile œcuménique qui rassemblera la catholicité tout entière.
L’accord, sauf diverses pratiques locales, doit être complet et unanime quant aux choses essentielles et importantes pour chaque chrétien.
Retenons seulement ceci : aucune des questions disputées ne peut servir d'obstacle à l'union future. Laissons donc ces différences
confessionnelles exister jusqu'au « temps favorable » (Ps 69, 14). Les catholiques romains laïcs communient sous une seule espèce,
ce qui est malheureux ceux qui ne reçoivent pas aussi le Sang du Christ ; tous les sophismes de la scolastique (comme celui-ci : « là où
il y a corps, il y a nécessairement sang » pour justifier la communion sous une seule espèce) sont insuffisants pour justifier
cette privation qui est absolument contraire à la pratique universelle du christianisme avant la séparation.
L’Église-Mère espère toujours parvenir à faire comprendre la nécessité naturelle de la communion sous les deux espèces. Par contre, les
protestants font la Cène avec le pain et le vin, mais sans reconnaître que ce pain et ce vin peuvent et doivent être changés en le
Corps et le Sang même du Christ ; c’est malheureux pour ceux qui se privent eux-mêmes de l'union la plus intime avec leur Sauveur ;
ils se relèguent volontairement au rang des catéchumènes, ne pouvant prétendre qu'à l'état d'une communion incomplète, sans
la communion du calice, aussi longtemps qu'ils n'admettront pas ce changement.
L'Orthodoxie catholique connaît les formes parfaites de la vie chrétienne ; mais elle ne contraint la bonne volonté de personne,
suivant en ceci Dieu lui-même : « que celui qui désire, prenne de l'eau de la vie gratuitement » (Ap 22, 17) ; « venez, goûtez
et voyez que le Seigneur est bon » (Ps 33, 9). Car si vous êtes absolument sincères dans vos recherches — vous ne pouvez tromper Dieu ! — vous
recevrez tout ce qui est nécessaire pour le salut. Frappez, et l'on vous ouvrira ; priez, et l'on vous donnera ! Tout acte qui
se fait dans la vraie Église du Christ, vivifiée par le Saint-Esprit, est toujours d'une double nature, divine et humaine à la fois.
5) « Frappez, et l'on vous ouvrira ».
Mais... frappe-t-on vraiment ? prie-t-on sincèrement ? — toute la question est là... Car il faut que toutes les Églises viennent de bonne volonté à la source unique et seule possible de l'Orthodoxie catholique et apostolique. Celle-ci attend patiemment le retour des enfants prodigues qu'elle recevra avec bienveillance et tendresse maternelle. C'est le vœu de l'auteur de ce modeste ouvrage. Approchons-nous donc volontairement, consciemment et sincèrement les uns aux autres ; formons des centres de rapprochement et d'études partout où cela est possible ; organisons des rencontres avec conférences ; participons activement les uns aux services religieux des autres dans la mesure du possible (l'auteur a eu, dans ce sens, des contacts particulièrement profonds et instructifs pour tous les assistants - rencontres allant jusqu'aux larmes de joie...).
Que Dieu nous donne à tous, nonobstant des fautes anciennes,
de connaître les voies de sa sagesse et de sa grâce,
et que cette grâce nous recouvre à jamais
dans l'unique Corps de gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
notre Souverain Pontife, notre seul Maître, Précepteur et Pasteur,
Lui qui est à la fois le Premier et le Dernier,
le Commencement et la Fin :
L'ALPHA ET L'OMEGA.