par M. Victor Langlois
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IntroductionLe personnage dont je vais essayer d'esquisser la biographie et d'analyser la correspondance, est un
des rares écrivains arméniens qui ne faisait pas partie de la caste sacerdotale. Appartenant par sa naissance à l'une des plus grandes
familles satrapales de l'Arménie, investi de fonction importantes dans l'administration, chargé à plusieurs reprises d'un grand
commandement militaire, Grégoire Magistros fut appelé à jouer un rôle assez marquant dans les affaires de sa patrie. Grâce à son
origine princière et à l'importance des charges qu'il occupa, il a eu cet avantage sur beaucoup de ses concitoyens, qui se sont
livrés comme lui à l'étude des lettres, que la plupart des événements de sa vie et les détails même les plus intimes de son existence
nous sont en grande partie connus.
L'histoire de Grégoire Magistros offre cette particularité remarquable, que bien qu'il ait été désigné de bonne heure pour la
carrière des armes, son amour très prononcé pour les lettres ne fut ni entravé ni affaibli par un séjour prolongé dans les camps,
et par les soucis et les déboires de sa carrière administrative ; il sut même mener de front et les devoirs impérieux de l'homme
d'État et les études littéraires auxquelles il consacrait tous ses loisirs.
L'époque où il vécut, les circonstances difficiles qu'il eut à traverser, les intrigues de cour contre laquelle il fut obligé de
lutter, influèrent très peu sur sa vie littéraire et scientifique ; car Grégoire Magistros, par sa persévérance, par sa patience
et par son habileté, sut toujours se tirer des mauvaises situations où il s'était trouvé souvent engagé malgré lui. Chrétiens
fervent et philosophe sincère, il se consola toujours de ses disgrâces en demandant à l'étude, au travail et à la méditation,
un soulagement contre les rigueurs du sort et les ennuis de l'exil. On est même surpris que les préoccupations continuelles
de son existence sans cesse agitée et permise à Grégoire Magistros de pouvoir consacrer aux études littéraires le peu de
loisirs que lui laissaient ses charges et ses emplois.
Vivant à une époque où la langue nationale était en pleine décadence, Grégoire Magistros s'entoura de tous les chefs-d'œuvre qui formaient
alors le fonds de la littérature de l'Arménie ; il fit plus, il apprit le grec et le syriaque, rassembla des manuscrits écrits dans
ces deux langues et traduisit en arménien, comme il nous l'apprend lui-même dans sa correspondance, plusieurs ouvrages d'une importance
capitale. Grégoire Magistros fut témoin de la chute du trône de ses souverains légitimes, les Bagratides d'Ani, arrivée vers le milieu
du XIe siècle de notre ère.
À cette époque l'Arménie, envahie de tous côtés par les musulmans, ayant à lutter contre le despotisme de la cour de Byzance,
perdait chaque jour de son caractère national. La foi religieuse était elle-même ébranlée par les sourdes menées du clergé grec
et par la propagande certains sectaires qui flattaient les passions du vulgaire, afin de le détacher plus facilement du
clergé grégorien.
La langue nationale subissait également l'influence des dominateurs étrangers et s'appropriait une foule de mots empruntés aux
idiomes, fort répandus alors dans le pays, des Grecs, des Persans et des Arabes. Aussi Grégoire, tout en essayant de relever la
langue et la littérature nationale, en fondant des écoles et en encourageant les efforts du clergé, ne put se défendre lui-même
contre les envahissements du néologisme. Ses écrits fourmillent en effet d'expressions étrangères à l'arménien et présentent une
foule de tournures bizarres qui rendent de prime abord son style fort difficile à saisir.
Grégoire composa, outre les traductions dont nous avons parlé, plusieurs ouvrages forts estimés chez les Arméniens. Il cultiva les
muses, et sa facilité à faire des vers était telle, qu'il écrivit un long poème religieux qui ne lui coûta que trois jours de travail.
Mais ce qui contribua le plus à assurer la réputation littéraire de Grégoire, c'est sa correspondance, dans laquelle il fait preuve
d'une grande érudition. Comme il avait beaucoup lu et beaucoup retenu, Grégoire répandait à grands flots dans chacune de ses lettres
les connaissances qu'il avait acquises. Connaissant à fond l'histoire sainte et profane, la mythologie grecque et orientale, la grammaire,
la philosophie, l'histoire naturelle, la médecine, les mathématiques, il se plaisait à disserter sur toutes ces sciences. Chacune
de ces lettres renferme en effet des détails curieux sur les sujets les plus divers, et l'on ne saurait mieux qualifier notre auteur
qu'en lui donnant le titre d'« encyclopédiste ».
C'est de la correspondance de Grégoire Magistros que je m'occuperai tout spécialement dans la seconde partie de ce mémoire. Je n'ai eu
à ma disposition qu'un seul exemplaire des lettres de Grégoire Magistros. C'est une copie faite sur un original collationné et complété à
l'aide d'un manuscrit d'Edchmiadzin, et appartenant à M.J.B. Emin, directeur du gymnase de Wladimir, sur la Kliazma (Russie), qui a bien
voulu me permettre de le faire transcrire. Ce manuscrit, un des plus complets connus, contient quatre-vingt-trois lettres. Pour me rendre
un compte bien exact du contenu de chacune des lettres de Grégoire Magistros, j'ai fait appel au savoir et à l'érudition des directeurs du
collège arménien Mourad de Paris, qui se sont prêtés, avec une obligeance parfaite, au pénible travail de déchiffrement de cette volumineuse
correspondance. Je dois dire aussi qu'un de leurs jeunes élèves, qui montre les meilleures dispositions pour l'étude et qui promet de devenir
un jour un savant distingué, M. Jean-Raphaël Emin, Amiens zèle très louable à copier le manuscrit de son homonyme M.J.B. Emin. La connaissance
parfaite que ce jeune homme avait acquise du contenu des lettres de l'épistolographe arménien, en se livrant ce travail, lui a permis de se
rendre un compte parfaitement exact du sens souvent énigmatique de plusieurs des épîtres de Grégoire Magistros, et ses observations
m'ont été d'un très utile secours. C'est la première fois que le recueil épistolaire du duc de la Mésopotamie aura été étudié dans
son ensemble, car jusqu'à présent on ne connaissait de cette correspondance que des extraits forts courts, publiés dans quelques
gazettes arméniennes, et qui n'étaient pas suffisants pour permettre d'en apprécier l'importance et la valeur.
Grégoire, surnommé Magistros, issu de la race de Souren-Bahlav, descendait des Arsacides de la Perse. Il naquit vraisemblablement
à la fin du Xe, ou peut-être dans les premières années du XIe siècle de notre ère. Son père, Vasag, dit « le Martyr », seigneur de
Pedchni, comptait parmi ses ancêtres maternels saint Grégoire l'Illuminateur, apôtre de l'Arménie, et le catholicos saint Sahag.
Grégoire fut destiné, de sa jeunesse, au métier des armes, et il eut plusieurs fois l'occasion de signaler sa valeur sur les champs
de bataille. Il était parvenu, grâce à sa naissance et à sa bravoure, à occuper un rang élevé dans l'armée arménienne, à l'époque où
Constantin Monomaque était assis sur le trône de Constantinople et où Kakig II, prince bagratide d'Arménie, possédait le royaume d'Ani.
Vasag, père de Grégoire, ayant été assassiné, celui-ci lui succéda comme seigneur du château de Pedchni. Grégoire, en sa qualité
de grand feudataire de la couronne des Bagratides, fut l'un des satrapes qui contribuèrent à l'élection de Kakig II comme roi
d'Arménie, quand le trône devint vacant à la mort du roi Jean Sempad. Malgré les services qu'il avait rendus à Kakig, Grégoire
ne tarda pas tomber en disgrâce. Un satrape arménien, Vest-Sarkis, prince de Siounie, qui haïssait Grégoire, parce que celui-ci
l'avait empêché d'usurper le trône d'Ani, à la mort du roi Jean Sempad, calomnia le seigneur de Pedchni auprès du prince bagratide
dont la jeunesse excusait l'inexpérience, en l'accusant d'avoir appelé Aboulsévar en Arménie, et il décida Karig a éloigner
Grégoire des affaires et à le priver de ses charges.
Grégoire, complètement étranger à la trahison qui avait ouvert les frontières du royaume d'Ani aux Arabes, supporte sa disgrâce
avec beaucoup de résignation. Il partit pour le canton de Daron, où se trouvaient ces domaines, et là il chercha à adoucir les
rigueurs de l'exil, en se livrant à l'étude des lettres, pour lesquelles il avait une grande prédilection. Il avait payé de ses
deniers les constructions du couvent de Saint-Jean « Garabed » (le Précurseur), et il annexa à ce monastère, qui lui devait sa
fondation, une école dans laquelle il entretenait des disciples choisis, qu'il faisait travailler sous sa direction.
Les intrigues que Vest-Sarkis ne cessait d'ourdir contre Grégoire, à la cour d'Ani, eurent pour résultat de tirer le seigneur
de Pedchni de sa retraite ; mais cette fois il fut obligé de quitter le pays et d'aller chercher un asile à Constantinople.
Grégoire confia à un de ses confidents dévoués, Hraad, l'intendance des établissements qu'il avait fondés, et prit la route
de Grèce, non sans laisser d'amers regrets parmi ses disciples et ses serviteurs. Dans une de ses lettres, où il se plaint de
l'ingratitude du roi et des vexations auxquelles il est en butte, Grégoire nous apprend qu'il recueillit sur sa route des
témoignages de sympathie, et notamment un évêque, avec lequel il entretint plus tard des relations épistolaires, lui offrit
une cordiale hospitalité.
Dès son arrivée à Constantinople (1044), Grégoire fut accueilli avec une grande faveur. Sa réputation d'homme de guerre,
de négociateur - car il avait rempli plusieurs missions délicates - de savants et de philosophes, l'avait précédé dans la
capitale des Césars byzantins ; aussi se trouva-t-il bientôt en rapport avec les plus illustres personnages de la cour et du
clergé. Sa renommée ne se fit que s'accroître, lorsqu'il eut l'occasion de disserter publiquement, dans la chaire de
Sainte-Sophie, avec des philosophes grecs, qui ne tardèrent pas à le considérer comme l'un des plus illustres docteurs
de l'Arménie. Ce fut à Constantinople que Grégoire fit la connaissance de deux « omras » arabes, Manoutché et Ibrahim,
qui avait fixé le résident dans cette ville. Manoutché était un fervent musulman, qui ne pardonnait pas aux évangélistes
d'avoir rédigé en prose le Nouveau Testament et qui s'étonnait qu'un livre réputé divin par les chrétiens, ne fut pas écrit
en vers. Grégoire, pour complaire à l'émirat arabe, s'engagea à faire un poème de mille strophes sur l'Ancien Testament,
en ayant soin de rappeler les principaux épisodes de la Bible, à partir de la création du monde jusqu'à la venue de Jésus-Christ.
Manoutché promis à Grégoire d'embrasser la foi chrétienne s'il réalisait sa promesse en trois jours. Ceci se passait en 1049.
Grégoire, s'étant mis à l'œuvre, termina son poème dans le délai fixé, le lut à Manoutché, qui en fut émerveillé et se fit
baptiser. Un autre émir arabe, Ibrahim, qui était arménien de la race de Sissag, par sa mère, écrivit vers le même temps à
Grégoire, pour lui soumettre ses doutes sur les vérités de la foi chrétienne. Grégoire répondit à l'émir pour dissiper ces
préjugés, mais on ignore quelles furent les résultats de cette correspondance, car l'histoire nous a transmis aucun détail
sur la vie de cet Ibrahim, qui n'est connue que par la correspondance de Grégoire Magistros.
Pendant tout le temps de son séjour à Constantinople, Grégoire s'était acquis les bonnes grâces de Constantin Monomaque.
L'épreuve d'attachement, de dévouement et peut-être même les engagements secrets qu'il avait pris envers l'empereur de la
cession de l'Arménie à la couronne de Byzance, lui firent octroyer par le monarque grec le titre de « Magistros ». En apprenant
la faveur dont Grégoire jouissait à la cour de l'empereur grec, Kakig conçut des craintes sérieuses sur la fidélité de son
ancien général ; il n'hésita pas à le soupçonner de haute trahison et lui adressa une lettre pleine d'amers reproches.
Grégoire répondit à cette lettre en protestant de son innocence, et chercha à prouver au roi que, si l'on devait accuser
quelqu'un de trahison, c'était Vest-Sarkis.
Cependant l'empereur de Constantinople, qui cherchait tous les moyens d'annexer la partie de l'Arménie possédée par les
Bagratides à son empire, et qui poursuivait la politique de l'empereur Michel, conçut le projet d'engager Kakig à se rendre
à Constantinople, afin de lui enlever Ani par surprise. Vest-Sarkis, qui avait ourdi cette trame de concert avec le monarque
byzantin, pressait le roi de se rendre à l'invitation de Constantin, et Kakig, confiant dans la parole de l'empereur, se décida
à partir. Aussitôt des traîtres qui faisaient partie du complot avec Vest-Sarkis, envoyer à l'empereur les quarante clés d'Ani,
et une lettre par laquelle ils lui offraient la possession de la capitale de l'Arménie et de tout l'Orient. Kakig, en apprenant
ces faits, essaya de s'opposer à cette cession, qui lui enlevait ses États et le privaient de sa couronne. Il résista même
pendant l'espace d'un mois ; mais voyant que tout espoir de rentrer dans sa capitale était perdu, il dut se résigner à accepter,
en échange du trône d'Arménie, la seigneurie des deux villes de Galoubeghad et de Bizou.
En 1044, Constantin Monomaque envoya une armée pour revendiquer la possession d'Ani que Kakig avait été contraint de lui
abandonner. L'« accubiteur », qui commandait l'expédition, vint camper sous les murs de la ville ; une bataille fut livrée
et les Grecs furent battus. Cependant les Arméniens, voyant que leur roi ne leur serait pas rendu, firent leur soumission,
et l'armée impériale entra dans la ville. L'histoire ne mentionne pas le nom de Grégoire parmi ceux des Arméniens qui
défendirent Ani, et qui prirent part au combat livré aux Grecs commandés par l'« accubiteur » ; toutefois on doit supposer
que, pour récit et de se disculper complètement de l'accusation de trahison qui pesait sur lui, Grégoire combattit pour
l'indépendance de sa patrie.
Après l'occupation d'Ani par les Grecs, nous voyons Grégoire quitter brusquement l'Arménie, courir à Constantinople, afin
de plaider la cause de Kakig, et d'essayer de lui faire rendre ses États. Mais sa négociation échoua complètement, et
lui-même, convaincu de la possibilité de relever le trône d'Ani, abandonna aux Grecs Pedchni, Gaïan et Gaïdzon, châteaux
forts qui constituaient son fief paternel, en échange desquels il reçut des villes et des villages dans la Mésopotamie
où il fixa sa résidence. La correspondance de Grégoire nous apprend qu'en cédant aux Grecs c'est demain du canton de Daron,
il n'avait pas cessé d'en avoir l'administration, car il en confia le commandement à son ami Thornig le Mamigonien,
lorsque l'empereur lui investit avec l'octroi de l'anneau d'or du gouvernement général du Vasbouragan et de Daron,
avec le titre de duc de la Mésopotamie.
Pendant que Grégoire était chargé du gouvernement d'une des provinces grecques de l'Asie, située aux frontières orientales
de l'empire, il dut prendre part, par ordre de l'empereur, à une expédition envoyée contre Ibrahim et Koutoulmich, lieutenants
de Thogrul-Bey, qui avaient fait une invasion en Arménie. Constantin Monomaque avait confié le commandement de ses troupes
à Catacalon Vestès, dit « le brûler », qui avait pour auxiliaires Grégoire Magistros et Liparit. Les Grecs, arrivé en Arménie,
campèrent près du fort de Gaboudrou, dans la plaine de Passen, au district d'Archovid, qui faisait alors partie de la province
d'Ararat. Une bataille fut livrée ; les Grecs furent battus, et Grégoire revint dans son gouvernement.
Débarrassé des inquiétudes que lui avait causée cette malheureuse expédition militaire, Grégoire dut commencer une campagne d'un
autre genre, contre des sectaires assez nombreux qui menaçaient de causer les plus grands troubles au sein de l'Église chrétienne.
Ces sectaires, connus sous le nom de « Thonthraciens », parce qu'ils avaient prient naissance dans le village de Thonthrag, dans le
district d'Abahouni, essayèrent de s'établir dans les pays du gouvernement de Grégoire Magistros, et tentèrent même de se faire passer
aux yeux du patriarche syrien pour des chrétiens orthodoxes. Le duc de la Mésopotamie, craignant de voir cette secte se propager,
fut obligé de sévir contre ses adhérents, et il détruisit leurs temples et leurs lieux de réunion, sur l'emplacement desquels il
éleva une église sous l'invocation de Saint Georges.
Grégoire Magistros, bien qu'investi d'une charge importante, qui ne lui laissait que des loisirs forts restreints, n'abandonna
pas pour cela les études littéraires auxquelles il s'était livré pendant toute sa vie. Sa correspondance nous prouve qu'étant
dans son gouvernement, il travailla avec la même ardeur à ces traductions, et bien qu'il soit impossible, faute de données
suffisantes, d'établir sur une base solide la liste chronologique de ses ouvrages, cependant on ne saurait douter que plusieurs
des grands travaux qu'il entreprit furent poursuivis par lui, alors qu'il était gouverneur de la Mésopotamie pour les Grecs.
Grégoire Magistros mourut en 1058, dans un âge avancé, et son corps fut porté au couvent de la Mère de Dieu, près de Garin (Erzeroum),
qu'on appelle vulgairement le monastère de Passen. On dit que son tombeau existe encore à présent dans ce monastère. Grégoire eut
plusieurs enfants : son fils aîné s'appelait Vahram ; d'abord engagé dans la carrière des armes, comme son aïeul et son père, il
succéda à celui-ci dans son gouvernement de la Mésopotamie, mais, est entré dans les ordres, il devint plus tard catholicos de
l'Arménie, sous le nom de Grégoire II « Vegaïaser » (ami des martyrs), surnom qui lui fut donné pour avoir coopéré à la traduction
en arménien des martyrologes grec et syriaque. Grégoire eut encore trois autres fils : Vasag, duc d'Antioche, Basile, Philippé,
et deux filles, dont les noms ne nous sont pas connus. Grégoire perdit un de ses fils pendant qu'il était gouverneur de la
Mésopotamie, et l'on doit croire que ce fut pour Basile ou Philippé, car les deux aînées moururent après leur père. Vahram
ou Grégoire II, en 1105, et Basile, qui tomba sous le poignard de deux hastaires Grecs, en 1077.
Grégoire Magistros, malgré le vague soupçon de trahison qui plane sur sa mémoire, a été de la part de ses compatriotes l'objet
d'une grande et profonde admiration. Tous ceux qui ont parlé de lui en font le plus brillant éloge. Saint Nersès le Gracieux,
dans son « Histoire rimée », dit qu'il était rempli de la grâce divine, doué d'une sagesse éclatante et d'un esprit très cultivé ;
qu'il faisait des vers comme Homère et qu'il parlait comme Platon. Sa charité envers les églises, les couvents, les veuves,
les orphelins et les pauvres étaient inépuisables. Quant à son savoir, s'il faut en croire les historiens, il était immense.
Grégoire était également versé dans les sciences profanes et sacrées. Saint Nercès le Gracieux, le biographe anonyme de ce
patriarche, Arisdaguès Lastiverdzi, Matthieu d'Édesse et d'autres encore, lui décernent des plus grands éloges et le considèrent
comme un des savants les plus illustres qu'ait produit l'Arménie. Au surplus, on doit le reconnaître, Grégoire Magistros était,
pour son temps, un homme vraiment extraordinaire. Alors que le clergé était l'unique dépositaire de la science, et que la noblesse
et le peuple étaient plongés dans une ignorance profonde, Grégoire Magistros chercha à s'initier à toutes les parties de ce que
l'on appelait alors la philosophie ; il étudia les langues, commenta les grammairiens, traduisit les livres grecs et syriaque ;
il apprit l'histoire sacrée et profane, la mythologie, l'histoire naturelle, la médecine, les mathématiques ; il chercha même à
s'initier aux secrets de l'astrologie ; bref, il ne voulut rester étranger à aucune des branches de la science, et ses
correspondants, qui lui adressaient des questions sur les sujets les plus divers, ne purent le prendre au dépourvu, car il avait
réponse à tout. Certes, je ne prétends pas dire que toutes les explications que Grégoire livra à la méditation de ses correspondants,
et que les dissertations qu'il écrivit sur la philosophie, l'histoire, la mythologie, etc. si admirées par ses contemporains, méritent
les éloges qu'ils lui ont prodigués avec tant de complaisance ; assurément non ! Mais cependant on doit savoir gré à Grégoire
Magistros d'avoir donné une impulsion très sensible aux études littéraires dans sa patrie, et d'avoir contribué à élever le niveau
de la science, en formant des élèves qui continuèrent et développèrent les traditions de leur maître.
Grégoire Magistros était un travailleur passionné ; son zèle ne connaissait pas de bornes. On se rappelle qu'il mit trois jours à
composer un poème de mille strophes. Lui-même nous apprend que le travail incessant auquel il se livrait l'avait épuisé et que
sa santé en était fort ébranlée. Dans une lettre adressée à l'émir Ibrahim, il dit : « ayant lu tous les livres possibles, je
n'ignore pas les fausses histoires des Chaldéens, des Hellènes, des Cappadociens, des Éthiopiens, des Perses et d'autres encore,
mais il m'est impossible de vous faire savoir tout cela. On le voit, Grégoire Magistros avait une vaste érudition, une mémoire
bien cultivée, l'esprit ouvert et délié, le travail très facile ; et s'il eût vécu cinq siècles plus tôt, c'est-à-dire à
l'époque de l'âge d'or de la littérature arménienne, il eût été sans contredit l'un des plus grands et des plus illustres
écrivains de sa patrie.
Les écrits de Grégoire Magistros sont de deux sortes ; il s'exerça dans les deux genres, en vers et en prose.
Ses ouvrages en vers sont moins importants que ses autres compositions, et nous nous contenterons seulement d'en donner les titres.
La plus capitale de ses œuvres poétiques est un grand poème sur les principaux événements de l'Ancien du Nouveau Testament, à
commencer de la création du monde jusqu'au second avènement de Jésus-Christ. Cet ouvrage a pour titre : « Poème des mille strophes »,
et il fut écrit, comme nous l'avons dit, en trois jours, en l'année 1049. Le premier vers de chaque strophe est de sept pieds et le
second vers de huit. Le monastère de Saint-Lazare de Venise possède quatre exemplaires manuscrits de ce poème qui est inédit, comme
le sont, du reste, presque tous les ouvrages du duc de la Mésopotamie.
Les autres poésies de Grégoire Magistros se composent de quelques épîtres adressées à un anonyme, d'un discours rimé sur la
Croix et d'une poésie dédiée au catholicos Pierre Ier Kédatards, pour accompagner l'envoi d'un bâton pastoral crucifère.
Ces deux derniers ouvrages existent également manuscrits au monastère de Saint-Lazare, où on les a publiés en 1868.
Les œuvres en prose de Grégoire Magistros sont : des commentaires détaillés sur la grammaire - rédigés à la demande de son fils
aîné Vahram (Grégoire II Vegaïaser). Ces commentaires furent longtemps en usage chez les Arméniens, et Jean d'Erzinga, auteur
lui-même d'une grammaire estimée, en parle en ces termes dans son ouvrage : « Le grand prince Magistros, fils de Vasag le Martyr,
et père du patriarche Grigoris, dit le Seigneur Vahram, avait fait un recueil de commentaires sur la grammaire, et jusqu'à nos
jours nos docteurs faisaient étudier cet ouvrage à leurs élèves. Le monastère de Saint-Lazare possède deux copies des commentaires
sur la grammaire de Grégoire Magistros.
En-dehors de ces ouvrages et d'un nombre assez considérable de lettres, sur lesquels je reviendrai tout à l'heure, Grégoire
Magistros s'était adonné au pénible labeur des traductions des principaux ouvrages grecs et syriaques qui formaient alors le
fonds de la littérature classique du Moyen Âge oriental. Dans une de ses lettres, adressée à Sarkis, abbé de Sévan, Grégoire
raconte qu'il n'a jamais cessé de traduire beaucoup de livres qui n'a pas trouvés en arménien, comme le Phédon et le Timée de
Platon, les écrits d'autres philosophes, enfin la géométrie d'Euclide. Malheureusement toutes ces traductions entreprises par
Grégoire Magistros ne nous sont point parvenues, et on ne connaît qu'un très court fragment d'Euclide, qui est conservé en
manuscrit dans la bibliothèque du couvent de Saint-Lazare.
Grégoire Magistros eut de nombreux disciples, dont les plus distingués furent Élisée et Basile. Le premier fut nommé évêque de
Sébaste par le patriarche Pierre Ier, et c'est à lui que Grégoire adressa une lettre de félicitations sur son élévation et des
conseils sur la conduite à tenir dans ses nouvelles fonctions.
La correspondance de Grégoire Magistros se compose de quatre-vingt-trois lettres, dont deux seulement sont écrites en vers.
Toutes les lettres du duc de la Mésopotamie ont trait à une foule de sujets les plus variés, dans lequel l'auteur se montre
tout à tour philosophe, théologien, mythologue, historien, naturaliste, etc. Son style, qui se ressent de la barbarie du temps
où il vécut, laisse beaucoup à désirer ; le temps déclamatoire et prétentieux de l'épistolographe arménien jette une grande
confusion dans les pensées, qui se font jour assez difficilement à travers un fatras d'érudition scolastique et pédantesque.
L'influence de la langue et de la littérature grecque percent pour ainsi dire dans chacune des lignes de la correspondance de
Grégoire, et la syntaxe arménienne est obligée de subir d'incroyables flexions, preuve manifeste de l'envahissement des idiomes
étrangers dans le langage national.
Les lettres de Grégoire peuvent se diviser en trois catégories : premièrement : lettres dogmatiques ; deuxièmement : lettres
philosophiques ; troisièmement : lettres familières. C'est du moins le système que le savant auteur de l'« Histoire de la littérature
arménienne », le vardabed Karékin Zarbhanalian, aussi appelé Djesmédjian, a adopté dans son ouvrage, bien qu'on puisse à la rigueur
introduire un plus grand nombre de divisions. De toutes les lettres dogmatiques écrites par Grégoire, la plus curieuse est celle
qu'il adressa au patriarche syrien, alors qu'il était gouverneur du Vasbouragan et de Daron. Elle traite spécialement de la secte
des Thonthraciens. La réponse que Grégoire fit à l'émir Ibrahim, qui lui demandait de l'éclairer sur les vérités du christianisme
et de lui expliquer les mystères de la foi, est également fort remarquable. Notre épistolographe a fait preuve, dans cette réponse,
d'une connaissance très approfondie de la philosophie et de la théologie. Les lettres philosophiques de Grégoire sont moins
intéressantes que celles contenues dans sa correspondance dogmatique. Il profite notamment d'envoi de grenades ou de poissons
qui lui sont faits, pour raisonner sur les fruits et les poissons en général, pour jouer sur les mots, et il rend par cela même
son style souvent inintelligible. La lettre qu'il écrit à Vahram, l'un de ses disciples, auquel il reproche sa paresse, et rempli
de mots étrangers dans le sens nous échappe : celle dans laquelle il joue sur son nom, et où chaque phrase débute par une des
lettres qui entrent dans la composition de son appellation, est en tout point absurde. Au contraire, ses lettres familières,
dans lequelles il vise moins à l'esprit, sont souvent très intéressantes. C'est dans sa correspondance intime que le caractère
de Grégoire se révèle tout entier. Là, il nous initie à une foule de particularités curieuses sur lui-même, sur les événements
de sa vie et sur les membres de sa famille. Parmi ces dernières, il faut citer la lettre adressée au catholicos Pierre Ier
Kédatardz, qui lui avait annoncé les mauvaises intentions du roi Kakig à son égard ; une autre, écrites à Sarkis, abbé de Sévan,
au moment où il était en butte aux persécutions du roi d'Arménie ; enfin la réponse qu'il adressa à Jean, évêque de Siounie, qui
lui avait écrit une lettre de condoléances sur la mort de son oncle, le Patrice Vahram, dit « le Martyr ». Dans cette réponse,
Grégoire fait une apologie de cet homme illustre, dans des termes très émouvants, et sa plainte s'élève quelquefois jusqu'à l'éloquence.
On sent que la fibre poétique vibrait chez lui en intime harmonie avec l'amertume de ses regrets, car en se rappelant les tendres
caresses que le Patrice lui prodiguait lorsqu'il était encore enfant, son cœur se gonfle, et il donne un libre cours à ses larmes.
Tel est, en résumé, la correspondance du duc de la Mésopotamie.
Ensuite, l'auteur nous donne l'analyse des 83 lettres de Grégoire Magistros. Parmi celles-ci, nous présentons ici celles qui traitent de la lutte de Grégoire contre les Thonthraciens :
Cette lettre, qui ouvre le recueil épistolaire de Grégoire Magistros, est une réponse à celle que lui avait écrite le patriarche
des Syriens, à l'époque où notre auteur fut investi du gouvernement du Vasbouragan et de Daron, avec le titre de duc de la Mésopotamie
que lui avait décerné l'empereur de Constantinople. Pendant son administration, Grégoire avait dû sévir contre les Thonthraciens,
secte issue des Manichéens, qui était venus à Amid pour s'y établir, et qui cherchaient à tromper le patriarche syrien, auquel ils
essayaient de persuader que leurs croyances n'avaient rien de contraire à la foi orthodoxe. Le patriarche, embarrassé, s'adressa
à Grégoire dont il appréciait la pureté de la foi et la vaste érudition.
Grégoire Magistros fait savoir au patriarche qu'il a reçu sa lettre, et s'étend longuement sur les malheurs qui sont arrivés à
ce prélat. Il lui cite à ce sujet des passages des psaumes de David et des épîtres de saint Paul, pour l'engager à prendre patience
et à imiter la constance de Jésus-Christ. « Tout homme, dit-il, qui accepte de célébrer le sacrifice non semblant (l'eucharistie),
doit se résigner à tout. Il ne faut pas avoir beaucoup de tranquillité corporelle, afin de ne pas se laisser aller à la mollesse.
Ne savons-nous pas que Dieu n'épargne pas les châtiments ? Mais néanmoins, comme vous le me le demandez, je ne cesserai de prier
notre roi (l'empereur des Grecs), monarques et conquérants couronnés par le Christ, Dieu et miséricordieux, avec de grandes
instances, pour que vous soyez appelé de nouveau à exercer votre ministère ».
Après cela, Grégoire répond au patriarche qu'il a
lu la supplique les hérétiques avaient adressée au patriarche Pierre, et ils lui reprochent de n'avoir pas sévi contre eux. Il
l'engage à lire l'ouvrage d'Anania et la lettre écrite au sujet des hérétiques par un personnage du nom de Jean. Il lui rappelle
que, dans cette lettre, il a raconté les infamies d'un certain Sempad, qui vivait autant de Jean et de Sempad le Bagratide. Ce
Sempad avait été initié à la secte des Thonthraciens par un mage perse, appelé Medchoucig. Il vint du canton de Dzaghgodn, du
village de Zaréhavan, habiter à Thonthrag, dans le canton d'Abahouni, et commença à enseigner les doctrines les plus mauvaises,
disant que la prêtrise est chose superflue. Il siégeait comme un archevêque, mais sans oser exercer publiquement son ministère.
Afin d'entraîner des gens dans sa secte et de les enlever à leurs évêques, il ordonnait pendant la nuit de prétendus prêtres et
consacrait l'huile sainte qu'il tournait en dérision. Ces sectaires tenaient leur doctrine très cachée, et ressemblaient en cela,
dit Magistros, à Pythagore et à Théon, qui aimèrent mieux se laisser mourir de faim que de dévoiler leurs croyances.
Magistros
nomme ensuite les principaux chefs Thonthraciens, Théodoros ou Thoros, Ananès, Arka, Sarkis, Cyrille, Joseph, Jéhu ou Jésu, et
Lazare, que les patriarches d'Arménie et de Géorgi ont anathématisés. « J'ai interrogé, dites-vous, les gens qui habitent près
de ses hérétiques, et ils m'ont répondu que leur doctrine ne différait en rien du christianisme. Eh bien ! Je vais vous faire
connaître leurs subterfuges. Les Thonthraciens disent que c'est par jalousie qu'on les persécute ; mais demandez aux Géorgiens,
aux Nestoriens, qui n'appartiennent pas à notre communion, et vous verrez ce qu'ils en pensent. Si vous pénétrez dans la pensée
intime de ses hérétiques, vous découvrirez qu'ils croient être depuis longtemps déjà les précurseurs de Satan. Plusieurs d'entre
eux, qui n'ignorent point que nous connaissons les Livres saints, professeur devant les évêques et le peuple des blasphèmes que
nous n'avons jamais trouvés dans l'Écriture, ni entendus dans aucune langue. Ils prétendent par exemple qu'ils sont chrétiens et
qu'ils n'adorent pas la matière, qu'ils n'acceptent que les idées représentées par la croix, l'Église, les vêtements sacerdotaux et
l'eucharistie. Mais le fait est qu'ils ne croient à rien : ils appellent fables et niaiseries les saints mystères et prétendent que le
Christ n'a rien avancé de semblable. Un de leurs prêtres, qui est en même temps leur chef, a pris du levain et l'a trempé dans du
vin, puis il les a jetés en disant : « voilà la tromperie des chrétiens », et il s'est ensuite répandu en blasphèmes contre la Vierge.
Cependant ils nient ces hérésies et prétendent qu'on les calomnie. Un autre de leur chef, Lazare, a fait endurer bien d'autres
calamités à notre Église ».
Magistros raconte ensuite que, lors de son arrivée en Mésopotamie, il détruisit cette secte qui avait
causé les plus grands ravages dans le troupeau du Christ. « J'ai cherché, dit-il, à découvrir la source du mal, et je l'ai trouvé
et j'ai même découvert le pyrée des Thonthraciens, où était caché le levain des Sadducéens, et où brûlait la lampe de l'impiété.
Par les prières de notre saint père illuminateur et premier patriarche, au temps du saint roi couronné par le Christ, Constantin,
j'ai anéanti cette secte. Ils vinrent confesser toutes leurs fautes, et la tromperie de leurs chefs jaillit au-dehors. Alors nos
saints évêques, parmi lesquels se trouvaient Éphrem, évêque de Pedchni, ordonnèrent d'élever une cuve baptismale et de les rendre
digne de recevoir l'Esprit Saint. Ceux qui reçurent le baptême se comptaient par milliers. Leur conversion fut amenée par celle
de deux de leurs prêtres, qui confessait à leur impiété et avouer qu'ils enseignaient qu'il n'y avait ni paradis, ni Dieu, à
l'exemple des Épicuriens. Quelques-uns disaient qu'ils étaient Manichéens, cependant ils ne font rien comme eux ».
Grégoire
invite ensuite le patriarche à défendre à ces hérétiques de s'approcher de ses fidèles, et à les empêcher de se faire baptiser
et de recevoir les autres sacrements ; il ajoute qu'il a reçu deux une longues lettres où il cherchait à se disculper des fautes
qu'on leur impute, en invoquant les témoignages de Sainte Épiphane dans son « Anchora », et les autres Pères arméniens. Mais,
reprend notre hauteur, le bienheureux Jean et le docteur Anania écrivirent sur leurs impiété, et on reconnaît que ces hérétiques
sont complètement en dehors de l'Ancien et du Nouveau Testament. « De même, dit-il, que les abeilles qui recueillent le suc des
plus belles fleurs pour le transformer en miel, de même que les médecins qui préparent les meilleurs remèdes pour que le malade
auquel on les administre revienne promptement à la santé, de même leur secte est composée, non pas de quelques hérésies, mais de
toute les impiété. Il n'admet aucune différence entre les femmes et les hommes, ni entre les familles. Ils n'adorent ni ce qui est
divin, ni ce qui est créé. Ils tournent en plaisanterie l'Ancien et le Nouveau Testament ; et si on leur reproche ces faits, ils
disent qu'on ne comprend pas leur doctrine ».
Grégoire met ensuite en parallèle les Thonthraciens et les Pauliciens, issus de Paul
de Samosate. Ceux-ci sont des chrétiens qui ont sans cesse à la bouche l'Évangile et les livres apostoliques ; mais leur hérésie
consiste seulement dans la négation du baptême ; ils maudissent Pierre et avancent que Moïse ne vit pas Dieu, mais le démon ;
qu'enfin c'est le démon qui est le créateur du ciel, de la terre, de toutes les races d'hommes et de toutes les créatures, et
cependant ils se disent chrétiens. Quelques-uns de ces sectaires sont des mages perses issus du mage Zoroastre. Des gens qui
descendent ces mages adorent le soleil et sont appelés « fils du soleil » ; ils se disent chrétiens, mais nous connaissons
l'impiété de leur manière de vivre.
Grégoire fait ensuite une distinction parmi les Thonthraciens. « Parmi eux, dit-il, et s'en trouve quelques-uns qu'on appelle Gatchezik,
et ce sont eux qui sont la racine du mal, car il ne manquent pas de blasphémer le Christ. Les Thonthraciens qui sont à Khnoun écrivent
que le Christ fut circoncis, mais les Tchoulaïletzik (?) le rejettent, et n'admettent pas de Dieu circoncis ».
Grégoire raconte ensuite les prêtres hérétiques qui se sont convertis et reçurent le baptême s'appellent Polycarpe et Nicanor.
Ces deux néophytes racontaient à Grégoire que les lettres écrites de chaque canton à leur chef Jéhu étaient conservées à
Schnavank, avec des dénonciations et des plaintes contre lui. Grégoire fit chercher ces documents, qui étaient cachés dans la
maison de quelques sectaires, dont les chefs portaient le costume de moines et vivaient en compagnie de prostituées :
« nous leur avons ordonné de démolir la maison, d'y mettre le feu, et je les ai chassés hors de nos frontières, sans les
contraindre aucunement par corps, bien que les lois ordonnent qu'ils endurent les derniers supplices, car, avant nous,
beaucoup de généraux et de chefs les massacraient sans pitié, sans épargner ni les vieillards, ni les enfants. Nos évêques
mêmes ordonnèrent qu'ils eussent le visage brûlé, et qu'on y appliquât le « sceau du renard » (c'est le sceau qu'on imprimait,
comme marque d'infamie, au front des criminels et des sectaires) ».
Grégoire parle l'ensuite patriarche syrien de l'union qui
doit exister entre les deux communions arménienne et syrienne. Il lui rappelle que les deux patriarches Zacharie et Christophore
ont signé un pacte d'union, et que la seule différence qui existe entre les deux communions ne consiste qu'en des questions de
rite : « je sais que vos mérites sont irréprochables, mais il s'est introduit cependant dans votre Église des abus que je n'ai
pas voulu rappeler dans cette lettre, mais dont j'ai entretenu votre prêtre. Il s'agit de l'incorruptibilité du mystère que nous
reçûmes du Seigneur, lorsqu'il fut trahi pendant la nuit, et qu'on nous a enseigné et que nous avons gardé durant de longues
années, c'est-à-dire le pain vivifiant qui put donner la vie au saint homme qui nous fait sortir d'Égypte, etc. ensuite de garder
le calice toujours pur et le sang sans mélange, de célébrer les fêtes ensemble, comme nous l'ont enseigné les bienheureux
Jacques et Cyrille.
Après nous avoir donné un bref résumé de chacune des lettres de Grégoire Magistros, Victor Langlois termine son étude par ces mots :
La correspondance de Grégoire Magistros est un des monuments les plus curieux de la littérature arménienne pendant le XIe siècle, et il serait à désirer que l'Académie de Saint Lazare de Venise imprimât cet important recueil épistolaire dans la Collection des auteurs nationaux dont elle a entreprit la publication.
La figure de Grégoire Magistros apparaît également dans l'« Épopée byzantine » de Gustave Schlumberger (Troisième partie, Hachette 1905. p. 483-488). Voici ce texte, qui illustre le contexte politique dans lequel s'est déroulée la vie de Grégoire Magistros :
(Il s'agit d'un) haut baron d'Arménie, seigneur très considérable, très connu dans l'histoire de son pays, à cause du titre élevé qu'il
tenait de la cour de Byzance, sous le nom de Grégoire Magistros. C'est certai¬nement la personnalité la plus marquante des annales
arméniennes à cette époque. Aussi célèbre par le rôle politique qu'il joua dans son pays dans cette période si malheureuse de son
histoire, que par sa vaste érudition, ses aptitudes si variées, presque encyclopédiques, ses nombreuses traductions d'auteurs anciens,
ses poèmes en vers, la grammaire arménienne commentée qu'il composa, et son immense et profuse correspondance dont une faible
portion nous a été conservée, il était issu de souche illustre, de la race royale des Arsacides de Perse, dite Souren Pakhlav. Il était
né aux environs de l'an 1000.
Destiné par sa naissance au métier des armes, il avait succédé à son père, l'illustre généralissime Vaçag, dit « le Martyr », seigneur
de Pèdschni, fort château du canton de Nik dans la province d'Ararad. En sa qualité de grand feudataire de la couronne des Pagratides,
il avait été, on l'a vu, en compagnie de son oncle, également généralissime, Vakhram, un des « satrapes » ou hauts barons qui avaient
le plus puissamment contribué à l'élection de Kakig comme successeur de son oncle Jean Sempad au trône d'Arménie. Mais les intrigues
du « vestis » Sarkis, prince de Siounik', « l'infâme Sarkis », qui le haïssait parce qu'il l'avait empêché d'usurper le trône d'Ani,
le firent à ce moment tomber en disgrâce auprès du jeune roi sous l'accusation d'avoir contribué à attirer sur l'Arménie l'invasion
d'Abou'l Séwar. C'était une affreuse calomnie. Krikorikos n'en fut pas moins destitué de ses charges et forcé d'abord de se retirer
dans ses vastes domaines du Darôn où il chercha à se consoler en se livrant à l'étude et même à l'enseignement des lettres, puis dans
le courant de l'an 1044, de se réfugier à Constantinople où il avait fait ses études dans sa jeunesse et où sa réputation dès longtemps
établie d'homme de guerre, de négociateur, de savant et de philosophe, lui valut le plus flatteur accueil du basileus Monomaque, de la
cour et de tout ce qu'il y avait d'illustre dans cette ville.
Il profita de son inaction forcée pour traduire en arménien beaucoup d'ouvrages grecs et disserta publiquement avec une éloquence
entraînante et persuasive dans la chaire de Sainte-Sophie avec les philosophes grecs qui l'honorèrent de leur admiration. Il fit
aussi à Constantinople la connaissance de deux émirs, ou « omras » arabes, fort lettrés, Manoutché et Ibrahim, qui avaient fixé leur
résidence dans cette ville, il se lia d'amitié avec eux et chercha à les convertir à la foi chrétienne. Monomaque le combla de ses
faveurs. C'est à ce moment qu'il fut élevé par lui à la haute dignité de magistros. Peut-être avait-il pris avec ce monarque des
engagements secrets pour la cession tant désirée de l'Arménie à l'Empire.
Quoi qu'il en soit, Kakig, apprenant la faveur dont Krikorikos jouissait à la cour de Byzance, conçut des craintes sérieuses sur la
fidélité de son ancien général et n'hésita pas à lui adresser une lettre pleine d'amers reproches. Krikorikos répondit en protestant
de son innocence, et chercha à prouver à son jeune et inexpérimenté souverain que si l'on devait accuser quelqu'un de trahison,
c'était non lui, mais bien le « vestis » Sarkis.
Sur ces entrefaites, les armées impériales avaient envahi une fois de plus le territoire d'Ani. Il y eut alors toute une longue,
subtile et ténébreuse intrigue dans ce malheureux pays ravagé par les factions féodales, intrigue nouée entre les mandataires du
basileus d'une part, de l'autre le « vestis » Sarkis et sa faction, appuyés par le catholicos d'Arménie, Bédros, pour s'efforcer
d'amener le pauvre roi Kakig qui se sentait incapable de résister plus longtemps à d'aussi formidables attaques, à se rendre lui
aussi à Constantinople auprès du basileus et à lui faire à cette occasion cession définitive de son royaume.
Kakig, sourd aux conseils du généralissime Vakhram et des autres nobles qui l'avaient fait roi, confiant, au contraire, dans les
serments extraordinaires du basileus, serments accompagnés de l'envoi solennel du Bois de la Vraie Croix et d'autres reliques
d'une valeur inestimable, prêtant surtout l'oreille aux suggestions perfides de Sarkis, se décida enfin, sur les instances de
tous ces traîtres, à quitter sa capitale et à se rendre dans la Ville gardée de Dieu. Hélas! il ne devait jamais revenir dans
sa patrie : « semblable au poisson accroché à l'hameçon ou à l'oiseau pris dans le piège ! »
Il retrouva à Constantinople son fidèle Magistros Grégoire. Il avait au préalable, par une convention entourée des engagements les
plus solennels, confié les clefs de sa chère cité d'Ani au patriarche Bédros avec le soin de l'administration générale et remis le
gouvernement effectif de la ville à son conseiller favori Apirat avec le commandement suprême de toutes les forces militaires arméniennes.
Le palais royal était laissé à la garde suspecte de Sarkis. Suivant Mathieu d'Édesse, cette convention entre le roi Kakig et ses grands
fut signée « avec une plume trempée dans le mystère sacré du corps et du sang du Fils de Dieu ». Tous ces traîtres à leur roi, Sarkis
en tête, le patriarche aussi, apposèrent à ce document leur signature impie.
« Constantin Monomaque, en voyant arriver ainsi l'infortuné roi Kakig, dit Arisdaguès de Lasdiverd, oublia ses serments solennels et ne
se ressouvint plus de la Très Sainte Croix, de l'intervention de laquelle il s'était servi. » Il reçut en grande pompe le malheureux
souverain. Toute la Ville s'était transportée à sa rencontre, mais il le retint auprès de lui dans une captivité dorée, lui disant :
« Donne-moi Ani, je te donnerai en échange la ville de Malatya, avec les districts environnants. » Kakig refusa énergiquement de se
prêter à cette dépossession. Alors Monomaque, traître à la parole donnée, n'hésita pas à envoyer le pauvre prince en exil, « dans une île »,
probablement dans un des monastères de Pinkipo.
Monomaque, raconte encore Arisdaguès de Lasdiverd, prolongeant ses instances, le magistros Krikorikos, fils du brave Vaçag, alla lui aussi
trouver le basileus. Comprenant vite que les Grecs ne renverraient point Kakig dans son pays, il se présenta devant Constantin à qui il
remit les clefs de sa forterese de Pèdschni.
« Cependant, poursuit notre chroniqueur, les notables d'Ani voyant que le roi Kakig ne revenait point à Ani, mais qu'il était prisonnier
chez les Grecs, conçurent le projet de donner leur ville soit à Davith, soit à l'émir Abou'l Séwar de Tovin, qui avait épousé la sœur de
ce dernier, soit à Pakarat, le roi des Aphkhases. Le remuant catholicos Bedros, de son côté, instruit de ce dessein et se rendant bien
compte que, n'importe à qui Ani appartiendrait désormais, c'en était fait de cette glorieuse cité, expédia au gouverneur byzantin des
marches orientales en résidence à ce moment à Samosate, une lettre conçue en ces termes : « informe le basileus que s'il consent à
nous donner quelque chose en retour, je lui livrerai Ani avec les autres forteresses du royaume. » Le basileus accueillit favorablement
ces propositions et récompensa de suite le catholicos par de fortes sommes d'argent et la confirmation du gouvernement de la ville
d'Ani et de son territoire. « C'est de la sorte, s'écrie le chroniqueur national, que les Grecs devinrent maîtres d'Ani et de tout
le district de Chirag ! »
D'autres historiens racontent simplement que les hauts barons du royaume et les chefs de la cité d'Ani, divisés en factions
rivales, se livrèrent à merci au basileus. Au nombre de quarante, ils lui envoyèrent, à l'instigation surtout de Sarkis, les clefs de
leur ville en signe de soumission. « La ville d'Ani, mandaient-ils à Monomaque, est désormais tienne avec tout le territoire qui
s'étend à l'orient. »
Nous ne possédons de ces événements que des récits, hélas, aussi brefs que confus, souvent contradictoires. Cependant toutes les sources
sont d'accord pour affirmer que ceux qui eurent la plus grande part à la conclusion de l'accord définitif entre le basileus et le roi
dépossédé, furent le Magistros Grégoire Krikorikos, figure sympathique et honorable entre toutes, le « vestis » Sarkis, constamment
traître à son pays, enfin le catholicos d'Arménie Bédros. Ce furent eux qui signèrent le traité avec le parakimomène Nikolaos, lequel
avait pris ses quartiers d'hiver à Oucktick'. Ce fut la fin dernière de l'antique et glorieuse dynastie des Bagratides d'Ani.