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- 1 - Le Néoplatonisme et la Christologie.Nous présentons ici la première partie de l'ouvrage Hérésies et factions dans l'Empire byzantin
du IVe au VIIe siècle par JACQUES JARRY, ancien élève de l'École Normale Supérieure, Agrégé de l'Université et
Pensionnaire de l'Institut Français d'Archéologie Orientale du Caire - ouvrage publié au Caire, en l'Imprimerie de
l'Institut, en 1968.
Les réflexions et commentaires de notre part, figurent en BLEU dans le texte.
La philosophie la plus répandue dans l'Empire, lorsque celui-ci se convertit officiellement
au christianisme, était indubitablement le néoplatonisme. Théologiens et philosophes s'efforcèrent au IVe siècle
de repenser le christianisme dans une perspective néoplatonicienne. Ces tentatives de synthèse furent plus ou moins
heureuses.
Des néoplatoniciens trop convaincus introduisirent sans modification le schéma néoplatonicien de la Trinité
dans la théologie chrétienne, créant ainsi l'arianisme et provoquant des dissensions religieuses qui se prolongèrent
pendant tout le ive siècle.
Finalement, les Pères cappadociens réussirent
à englober dans le christianisme les acquisitions de la philosophie néoplatonicienne, sans sacrifier pour autant,
comme l'avait fait Arius, l'originalité de la pensée chrétienne en ce qui concerne la théologie de la Trinité.
Restait la christologie.
De ce point de vue, le néoplatonisme, loin de présenter comme pour la Trinité une solution
toute préparée par des siècles de pensée païenne, aboutit à des conséquences christologiques d'une incroyable
diversité.
Une philosophie qui séparait radicalement l'âme du corps et ne les unissait que par un lien très lâche et vite rompu
par la mort, qui considérait l'union passagère de l'âme et du corps comme l'inhabitation d'une parcelle de divinité
dans un corps matériel, ne pouvait penser l'incarnation que comme l'inhabitation temporaire de la divinité dans un
corps particulièrement choisi. Point n'est besoin d'une âme humaine à côté du Logos, d'une parcelle de la divinité
à côté de la Divinité tout court.
La conséquence logique d'un néoplatonisme nicénien, qui accorde au Logos une divinité totale, ne peut-être que
l'apollinarisme, l'union relativement lâche du Logos et d'un corps. Le problème des deux natures dans ce cas ne
se pose plus. La nature du Logos-corps est une, comme est une la nature de l'homme composé d'une âme et d'un corps.
Cependant, si pour préserver la parfaite humanité du Christ on est amené à lui conserver une âme raisonnable, le
schéma précédent cesse totalement d'être valable. Un néoplatonicien se croit alors contraint de réunir à
l'intérieur d'une unité - le Christ - deux choses radicalement différentes, sans commune mesure : l'humanité et
la divinité. Toute union, toute interpénétration serait contraire aux perspectives habituelles du néoplatonisme.
Il n'est alors qu'une solution soufflée par une longue tradition de théologie antique et de divinisation impériale :
celle de l'inhabitation. Comme la divinité païenne descend et réside en des hommes choisis, de même le Logos
chrétien descend et réside en l'homme Christ, en cet homme extraordinaire choisi pour être le « temple de Dieu».
L'inhabitation présente cet avantage d'exclure l'interpénétration, la confusion. Mais elle débouche fatalement
sur l'affirmation de l'existence concomitante de deux personnages à l'intérieur du Christ : l'un humain,
l'autre divin. Nous sommes alors en plein nestorianisme.
Le néoplatonisme, monophysite tant qu'il reste
apollinariste et dénie au Christ une âme humaine et raisonnable, devient dyophysite et nestorianisant dès
qu'il est obligé de réunir à l'intérieur du Christ ces deux choses inconciliables que sont l'humanité et la divinité.
Comme on peut déjà l'entrevoir, la ligne de partage entre monophysites et chalcédoniens ne correspond pas strictement
à la ligne de démarcation entre les philosophies païennes préexistant à la conversion de l'Empire au christianisme.
La réalité est beaucoup plus complexe.
Une même direction de pensée philosophique peut aboutir à des résultats
théologiques extrêmement différents et ceci d'autant plus que par défiance envers l'héritage culturel païen
beaucoup de Pères de l'Eglise ont tendance à revenir à une interprétation stricte des évangiles, à coller aux
textes sacrés.
Compte tenu de ces influences extrêmement complexes, la pensée théologique aux IVe et siècles
a revêtu des formes extraordinairement diverses.
1) Saint Athanase et le Logos.
On distingue habituellement deux écoles : d'une part l'École alexandrine et d'autre part
l'École antiochienne ou anatolienne. Il est possible de distinguer une formule Logos-sarx d'une christologie
de la division caractérisée par un schéma Logos-homme.
La première formule, Logos-sarx, formule qui fut d'ailleurs celle des ariens mais dans un contexte théologique
différent, fut également celle du maître de l'orthodoxie alexandrine au IVe siècle, St. Athanase, dont l'influence
n'a jamais cessé de s'exercer à Alexandrie.
La christologie de St. Athanase porte d'ailleurs des traces évidentes d'influence d'Origène, de Clément d'Alexandrie
et même du stoïcisme. Cette influence stoïcienne qui a été admise par Athanase apparaît nettement dans sa volonté
de faire du Logos une force qui anime et qui meut l'ensemble du monde.
En effet, le monde a été créé dans le Logos ; il en est le modèle, il en maintient l'ordre, il en conserve la vie.
D'après Athanase, en effet, « de la même façon que l'action du Logos fait grandir les corps, fait mouvoir l'âme
raisonnable et lui accorde pensée et vie, le Logos divin d'un seul et simple clin d'oeil meut et maintient
le monde visible et les forces invisibles en les faisant participer de sa force créatrice » (ATH, Ctra gentes 42).
Le Logos en raison de sa transcendance n'est pas confondu avec la notion stoïcienne d'âme du monde, mais il remplit
néanmoins vis-à-vis du monde le rôle d'un principe vivifiant. Athanase considère plus ou moins à la manière stoïcienne
le monde comme un corps et le Logos comme l'âme de ce corps immense (ATH, De incarn. 41). L'âme humaine raisonnable est pour
lui l'image la plus parfaite du Logos à l'intérieur de la création. Elle joue vis-à-vis du corps le même rôle que le
Logos vis-à-vis du cosmos (ATH, Ctra gentes 30-34).
2) La christologie de saint Athanase.
C'est dans cette optique stoïcienne qu'Athanase aborde le problème christologique. Le Christ
qui est une incarnation du Logos organisateur du cosmos n'a nul besoin d'une âme humaine, image réduite et déformée
de ce même Logos. Peut-être Athanase croit-il pourtant à l'existence de cette âme inutile ; mais son attention reste
captivée en christologie par :
- le rapport entre le Logos et le corps du Christ, qui est analogue au :
- rapport du Logos et du cosmos
- au rapport de l'âme et du corps.
Le Logos qui est habituellement omniprésent, concentre momentanément son action dans cette parcelle de cosmos qui est
le corps du Christ (ATH, De incarn. 17). Cette concentration, qui n'exclut d'ailleurs pas la permanence de
l'omniprésence divine, permet au Logos d'être absolument présent et agissant dans le corps du Christ, afin d'assurer le
salut de ce corps corrompu (ATH, De incarn. 44).
Répétons-le : à l'intérieur du corps le Logos est le seul principe moteur et vivifiant. Il est la seule source
de vie, l'âme humaine ne jouant absolument aucun rôle (ATH, De incarn. 17). Athanase ne fait aucune
différence entre la vie naturelle et la vie supernaturelle et divine. Pour lui le Logos donne au corps du
Christ la vie naturelle, pour le conduire ensuite à une vie supernaturelle.
Le Logos implique trois significations :
1) d'une part, il s'agit de la structure fondamentale de tout élément créé. Le Logos pourrait se
comparer à l'ADN - structure fondamentale de l'être vivant. Cependant l'ADN existe que dans un être vivant,
alors que le Logos donne sa structure à tout objet créé.
2) ensuite, le Logos est la rationalité qui réside au cœur de tout objet créé. On peut prendre comme
exemple un cristal, dont la forme géométrique revêt une rationalité cachée, située dans l'agencement
invisible des atomes. La présence de cette rationalité inhérente nous permet de comprendre les objets
qui figurent dans l'Univers. Sans cette rationalité, régnerait un chaos qui serait la caractéristique d'un Univers
incompréhensible pour notre faculté d'appréhension du réel.
3) enfin, le Logos est ce que la scolastique appelle la « cause finale » de chaque élément de l'univers, et a fortiori,
de l'être humain. Le Logos confère à chaque objet sa finalité, le but pour lequel il est créé. Le Logos
est d'une première importance pour l'être humain, car il confère le but et le sens de son existence.
Le Logos est la source d'une « causalité inversée » : il s'agit d'une relation de cause à effet qui vient du futur,
et se répercute sur le passé. Le Logos est la clé de l'évolution du vivant, qui est « aspirée par le futur ». Le
Logos modèle et façonne l'évolution, de façon à ce que l'être vivant se complexifie et converge vers le but
qui lui est assigné par le Créateur.
3) La christologie athanasienne et les souffrances du Christ.
Cette christologie athanasienne s'est évidemment heurtée à une grosse difficulté : comment
expliquer les souffrances du Christ (ATH, Ctra Arianos. III, 26). Les ariens, qui partageaient en christologie
les conceptions d'Athanase, les expliquaient par l'infériorité du Fils par rapport au Père. Athanase en bon nicénien
ne pouvait en faire autant. Il aurait pu certes attribuer au corps du Christ toutes les souffrances afin de
conserver intacte la divinité du Logos. Mais il ne pouvait guère expliquer par là, des faiblesses qui n'étaient
pas corporelles comme l'ignorance, les appels à l'aide et les souffrances qui sont des phénomènes spirituels,
même s'ils sont dus indirectement au corps.
Ainsi acculé, Athanase n'a jamais recours à la mention d'une âme humaine du Christ ; il s'efforce d'atténuer
l'aspect spirituel de ces faiblesses du Christ ; l'angoisse du Christ, dit-il, n'était que feinte ; ce n'était
pas une angoisse véritable. L'ignorance n'était pas une véritable ignorance, mais une « ignorantia de jure -
ignorance de droit » propre à la nature humaine. Par ses atténuations Athanase réussit à présenter la chair du
Christ comme responsable de faiblesses qui sont en réalité spirituelles, et sauve la parfaite divinité du Logos
sans avoir recours à une âme humaine.
4) Le corps dans la christologie d'Athanase.
Pour Athanase l'âme du Christ n'apparaît pas plus lors de sa mort que de son vivant. La mort
du Seigneur est présentée comme une séparation du Logos et du corps. C'est le Logos et non l'âme humaine
qui descend aux enfers.
Le corps dans la christologie d'Athanase est considéré comme un organon, comme un instrument à la
disposition du Logos. Athanase nous dit par exemple du Logos : « Il est devenu homme ; c'est pourquoi il s'est
servi du corps comme d'un organon humain » (ATH, De incarn. 8, 44). Athanase exprime par là
deux choses : d'une part l'unité subjective du Christ, et d'autre part la diversité du sujet et de l'instrument.
En somme, le corps est ce qui permet au Logos d'exercer son action sotériologique, sans rien perdre de sa
transcendance et sans relâcher le lien qui unit le Logos à la chair.
5) L'image du Christ dans la christologie d'Athanase.
Remarquons que l'image du Christ que se fait Athanase est indubitablement centrée sur le Logos ; elle diffère profondément de toute formule christologique symétrique qui mettrait sur le même plan le Logos et l'homme pour les réunir ensuite en un composé « synthétique». Pour Athanase, l'humain dans le Christ est porté par le Logos. Le Seigneur est le Logos fait chair ; il n'est pas un homme fait Dieu. Athanase insiste constamment, dans un souci de controverse anti-arienne, sur cette primauté du Logos.
6) Le schéma Logos-homme d'Eustate d'Antioche.
En ce même début du IVe siècle, nous voyons apparaître avec Eustate d'Antioche (324-326)
un autre type de christologie. Au schéma Logos-chair, Eustate oppose pour la première fois une formule du
type Logos-homme. Ses adversaires le lui ont violemment reproché, et en ont fait un disciple de Paul de Samosate
et un précurseur de Nestorius. En réalité, comme nous allons le voir, il ne mérite ce reproche que dans une
certaine mesure.
Eustate a développé sa christologie au cours de la controverse avec les ariens qui niaient l'existence de
l'âme humaine dans le Christ et prétendaient que seule l'infériorité du Logos par rapport au Père avait pu lui
permettre de s'unir à un corps humain. Eustate au contraire reconnaît au Christ de véritables souffrances
spirituelles dont l'âme humaine du Christ constitue le principe et le sujet. L'humanité du Christ dotée ainsi
à la fois d'une âme et d'un corps devient cette fois complète.
À force d'affirmer la parfaite humanité et la parfaite divinité du Christ, Eustate en vient à les séparer
l'une de l'autre. Certes, il insiste à plusieurs reprises sur la solidité de l'unité hypostatique du Christ,
laissant ainsi présager la communicatio idiomatium chalcédonienne. Il lui arrive même de croire,
à la manière d'Origène, à une divinisation de l'âme et du corps du Christ - mais en d'autres passages
il en vient à séparer complètement le divin de l'humain.
C'est ainsi qu'il déclare en parlant du Christ :
« Le Dieu qui habitait en lui n'a pas été conduit à la mort comme un agneau ; il n'a pas été abattu
comme un mouton, car il était invisible par nature »(EUSTATH., fragm. 37 - In. P.s.92). Eustate ne permet
pas qu'on parle de la mort du Logos ou de Dieu (EUSTATH., fragm. 48 Or. Ctra arianos. Et il en
vient à donner tant d'autonomie à l'homme dans le Christ qu'il en devient presque une personne distincte.
On trouve finalement chez Eustate des formules presque nestoriennes, telle la suivante : « Ce n'est pas le Logos,
le Dieu venu du ciel et vivant dans le giron du Père ; ce n'est pas la sagesse qui enveloppe toute la création
qui a prononcé «Je suis monté auprès de mon Père», mais l'homme composé de différents membres qui a été ressuscité
des morts et n'était pas encore monté auprès du Père après la mort » (EUSTATH., fragm. 24)(5). Eustate nous dit
aussi que l'âme du Christ vit au côté du Logos (EUSTATH., fragm. 17 De anima adv. arian.). Il dit du corps
qu'il est le temple, la tente, la maison, l'enceinte où réside le Logos et qu'il utilise à la manière d'un organon.
Visiblement Eustate défend l'idée d'une habitation du Logos dans l'Homme-Christ et ne réussit pas, tout en
tentant de distinguer le Christ des Prophètes, à préserver l'unité de la personne du Christ.
7) L'arianisme modéré d'Eusèbe d'Émèse.
La tendance à une christologie de séparation du divin et de l'humain ne fait que se
renforcer à la fin du IVe siècle. Même un homoiousien comme Eusèbe d'Emèse (300-359), qui défendait une
sorte d'arianisme modéré, en vient à séparer radicalement l'humanité de la divinité dans le Christ. Sa christologie
reste une christologie du type « Logos-Chair».
Il n'accorde aucune importance à l'âme du Christ, mais pour préserver le Logos de toute participation naturelle
aux souffrances de la chair, il en vient à desserrer le lien qui unit Logos et Chair en employant des formules
typiquement antiochiennes. C'est ainsi qu'il parle d'une « habitation de la dynamis dans la chair» (la dynamis
est naturellement le Logos, c'est-à-dire l'élément actif dans le composé divin-humain) et qu'il nous dit « que la
force divine a revêtu la chair » (EUSÈBE D'EMÈSE, De arbitr. 1, 5). Le fait qu'un arien annonce le nestorianisme
dans sa formulation prouve suffisamment qu'une christologie de séparation radicale répondait à une tendance profonde
de la mentalité religieuse syrienne.
8) La christologie antiochienne de Diodore de Tarse.
On considère habituellement que la christologie antiochienne apparaît pour la première fois
sous sa forme classique à la fin du IVe siècle avec Diodore de Tarse C'est à lui, en effet, qu'on a le plus
violemment reproché d'avoir dit du Christ qu'il était « Alius et Alius» (autre et autre).
Il est évident que, pour sauvegarder la divinité du Christ, Diodore de Tarse a été amené à distinguer en celui-ci
deux sujets différents, l'un responsable des actions divines, l'autre des actions humaines. Néanmoins, Diodore
en est demeuré au schéma Logos-Chair. II néglige l'âme humaine du Christ lorsqu'il décrit la croissance
du Christ ; c'est du Logos qu'il fait le principe de cette croissance.
Certes, dit-il, c'est la chair qui a grandi en âge et en sagesse, mais elle a grandi en sagesse parce que la
Divinité n'a accordé la sagesse au corps que petit à petit, par fragments
(particulatim DIODORE, fragm. 35 et 36).
D'autre part, Diodore dans sa théorie de la crucifixion présente également, comme Athanase, une tendance très
nette à atténuer les souffrances spirituelles du Christ, à les rendre uniquement corporelles afin de préserver
la divinité du Logos.
En somme, Diodore ne représente pas la pure christologie antiochienne. Celle-ci ne s'est définitivement
constituée qu'avec Théodore de Mopsueste et Théodoret de Cyr.
9) La notion d'âme chez Théodore de Mopsueste.
Théodore de Mopsueste (392-428) abandonne définitivement le schéma Logos-Chair et
insiste à plusieurs reprises sur la présence d'une âme humaine dans le Christ et sur la parfaite humanité de celui-ci.
Cette reconnaissance du rôle éminent de l'âme humaine du Christ s'accompagne d'ailleurs d'une nouvelle conception
du salut. Théodore de Mopsueste attribue le péché à l'âme. C'est pourquoi l'âme devait être d'abord sauvée pour
que le corps pût l'être à son tour. La présence d'une âme humaine dans le Christ est la condition même du salut de
l'humanité (THÉOD. DE Mors., Hom. cat. V, 8, 11, 14, 19).
Mais du fait même qu'il reconnaît au Christ une âme humaine, Théodore de Mopsueste est obligé de renoncer à l'idée
d'une humanité qui ne serait que l'instrument d'un Logos considéré comme dynamis. C'est pourquoi il est amené
tout naturellement à l'idée d'une habitation du Logos dans l'Homme-Christ.,et à faire sienne la formule célèbre
de l'Homo Assumptus.
À vrai dire il ne mérite pas les reproches d'adoptianisme qu'on a pu
lui faire, car il a mesuré quelquefois les dangers de sa position christologique. et tenté de renforcer l'unité
de la personne du Christ. Il faut cependant reconnaître qu'il n'y a jamais réussi d'une façon satisfaisante.
Les déficiences de sa christologie s'accompagnent d'ailleurs de déficiences de son anthropologie. C'est ainsi qu'il
reconnaît à l'âme humaine une hypostase sous prétexte qu'elle est immortelle et qu'elle peut exister même séparée du corps.
La possibilité d'exister séparément est pour lui la preuve de la présence d'une hypostase. Comme les deux Natures
du Christ sont capables d'une existence séparée, il lui reconnaît deux hypostases, dans la mesure où l'on tient
compte de la diversité des Natures.
À vrai dire, il revient sur son affirmation lorsqu'il nous dit que du point de vue de l'union, les deux Natures
constituent une seule personne et hypostase - mais il ne fait que renforcer par là l'impression d'imprécision
que donne cette christologie déchirée entre des tendances nettement séparatistes et le souci de conserver
à la personne du Christ, une certaine unité.
Nous retrouvons chez le troisième grand docteur antiochien Théodoret de Cyr (393-460), des formules
analogues à celles de Théodore de Mopsueste. Nous savons que l'école théologique d'Édesse défendait et représentait
les mêmes idées. Il est donc évident qu'il existait en Syrie, à la veille du Concile de Chalcédoine, une très forte
tendance dogmatique en faveur d'une séparation très nette de l'humanité et de la divinité du Christ, qui finissaient
par devenir deux personnes séparées. L'homme complet, pourvu d'une âme réelle, qui faisait partie du Christ, n'est
pour eux qu'un temple, qu'un réceptacle qui sert de résidence au Logos.
10) Le Logos comme seul Sujet dans la théologie alexandrine.
Revenons à Alexandrie. Le schéma Logos-Chair y est également en recul à la fin du IVe siècle.
Pierre, le successeur d'Athanase, a reconnu la parfaite humanité du Christ - à Rome, où il participa au Synode
anti-apollinariste de 377 (THÉODOHET, Hist. eccl. V, 10).
Théophile, l'oncle de Cyrille, se présente dans sa 17e lettre pascale comme un défenseur énergique de la complète
humanité du Christ(THÉOPHIIE D'ALEXANDRIE, Epistula Pasch. 17). Il est vrai que peu auparavant Grégoire de
Nysse lui avait violemment reproché de se montrer trop bienveillant à l'égard des apollinaristes. Visiblement les
Pères égyptiens n'ont pas renoncé sans mal à l'antique conception d'Athanase, mais avec Cyrille, toute trace
d'apollinarisme réel disparaît définitivement de la théologie alexandrine.
Il serait cependant erroné de croire que Cyrille ait rompu définitivement avec la tradition athanasienne.
Bien au contraire ! Dans le Thesaurus et dans la plupart des textes des dialogues, il se contente de reprendre
les formules de St. Athanase. Certaines des affirmations cyrilliennes ont même un relent d'apollinarisme comme par
exemple la célèbre formule : une Nature du Dieu Logos incarnée.
Visiblement, Cyrille est tiraillé entre sa fidélité aux formules d'Athanase et la nécessité - qu'il a d'ailleurs
parfaitement comprise - de reconnaître au Christ une âme humaine. Le résultat est qu'à la différence des théologiens
antiochiens il a mis l'accent avec une particulière énergie sur l'unité de la personne du Christ.
Alors que chez les antiochiens le Christ-Homme fait apparaître un nouveau sujet à côté du Logos, dans la théologie
alexandrine le Logos, malgré la parfaite humanité du Christ, continue d'être le seul sujet. Le mérite de
Cyrille est d'avoir conservé l'idée athanasienne et apollinariste d'une forte unité substantielle sans atrophier
pour autant l'humanité du Christ. Telle était la tendance qui dominait à Alexandrie à la veille de la
querelle monophysite.
11) Le compromis d'Émésius d'Émèse.
N'opposons pas pourtant trop radicalement, comme on l'a souvent fait, une tendance antiochienne
à une tendance alexandrine.
N'oublions pas que l'arianisme et l'apollinarisme ont été puissants en Syrie. C'est pourquoi certains théologiens
orthodoxes et syriens se sont tenus en christologie à mi-chemin de la tendance antiochienne et de ces deux hérésies.
C'est le cas par exemple de Némésius, qui fut l'un des successeurs d'Eusèbe d'Emèse et écrivait vers 400. Il rejette
nettement l'apollinarisme, mais la façon dont il insiste sur l'unité de l'Homme-Dieu montre bien qu'il veut tenir le
milieu entre Apollinaire et les antiochiens.
Selon Némésius d'Émèse, l'union entre le Logos et l'homme est donc une union substantielle (kat'ousian).
L'expression est intéressante chez un adversaire de l'apollinarisme et d'une théologie Logos-Chair. Némésius
est donc d'avis que le schéma Logos-Homme peut se concilier avec une unité substantielle et essentielle.
Certes, il n'a pas su développer cette idée de façon très originale. Il a surtout polémiqué contre Eunome qui ne
voulait pas lier dans le Christ les essences divine et humaine (ousiai) mais les seules dynameis des
Natures divine et humaine. Pour Némésius la nature divine du Christ s'unit en elle-même à la nature humaine mais
sans mélange. L'union a eu lieu par une pénétration de la Nature humaine corporelle par la Nature spirituelle du Logos,
mais sans que le Logos ne subisse lui-même un mélange.
Visiblement, Némésius veut s'opposer par là aux docteurs antiochiens auxquels il fait allusion, quand il parle
de « certains hommes illustres ». Il fait de l'union des Natures une question de bonne volonté. Pour lui, c'est
la Nature qui est à la base même de l'union, car ce sont les substances qui s'unissent et non pas seulement
leurs dynameis. En fin de compte il ne s'agit ici que d'une conception néo-platonicienne de l'unité christologique.
Ce rapport des deux natures fondé sur la pénétration réciproque ne fournit pas encore le principe d'une unité solide,
réelle, principe que la philosophie grecque était d'ailleurs incapable d'offrir.
Cependant l'œuvre de Némésius témoigne de l'existence en Syrie d'un courant théologique qui éprouve la nécessité
d'une théologie qui fût à mi-chemin de l'apollinarisme et du nestonanisme - en un mot de la théologie qu'édifiera
bientôt le Concile de Chalcédoine. Ces théologiens - si, à l'exemple de Némésius, ils n'ont pas découvert eux-mêmes
une solution de synthèse - ont dû saluer avec joie les décisions de Chalcédoine, décisions qui concrétisaient
enfin le dogme dont ils rêvaient.
12) Des frontières floues entre théologie antiochienne, idées nestoriennes et prédispositions monophysites.
La situation en Syrie à la veille du Concile de Chalcédoine est donc loin d'être aussi
claire qu'on a bien voulu nous le faire croire. Si les évêques syriens ne sont pas tous antiochiens, et n'adoptent
pas tous les idées nestoriennes, ce n'est pas une raison pour s'imaginer que les idées nestoriennes ne fussent le fait
que d'une minorité intellectuelle hellénisée, et que les masses populaires de langue syriaque eussent été prédisposées
au monophysisme par leurs convictions religieuses.
Il existait des syriens nestoriens : Aphraate, qui vécut en Mésopotamie au IIe siècle à l'abri de toute
influence hellénistique, a développé dans ses écrits une théologie qui annonce déjà dans une certaine mesure
le nestorianisme. C'est ainsi qu'il distingue mal d'une part le Logos, du Saint-Esprit - d'autre part l'habitation
du Logos dans le Christ, et celle du Saint-Esprit dans les prophètes.
Le fait que le nestorianisme a connu un succès tout particulier dans les chrétientés syriaques de l'Empire perse
prouve que nestorianisme et langue araméenne n'étaient pas incompatibles. Réciproquement, le fait que ce fut
l'eunomianisme qui mordit sur les populations hellénisées de l'Asie Mineure - et l'apollinarisme sur les populations
syriennes, prouve que beaucoup de syriaques, aussi bien que de grecs, considéraient comme très étroite l'unité
de la personne du Christ et manifestaient par là, une prédisposition nette pour le monophysisme.
Enfin nous l'avons vu, certaines personnes, à l'exemple de Némésius, éprouvaient déjà le besoin d'une théologie
de synthèse, celle que leur fournira Chalcédoine.
1) Un mal qui vient d'en-haut.
Cet examen rapide des principales tendances théologiques à la veille du Concile de
Chalcédoine nous a fait mesurer l'importance théologique des influences néoplatoniciennes. La grande majorité
des théologiens à la veille de la querelle monophysite pensait en néoplatoniciens. L'âme était pour eux divine ; le
mal provenait de la chair, de la prison corporelle qui enserrait l'âme pendant son séjour ici-bas.
C'est précisément pour briser cette domination du corps sur l'âme que les moines s'imposaient des mortifications inouïes,
s'exténuaient de jeûnes et de privations. L'ascèse corporelle, les allusions innombrables dans les écrits
de l'époque au démon de la chair ne se conçoivent que dans une perspective néoplatonicienne, caractérisée par
une défiance indicible pour le corps et pour la matière.
Cette conception simpliste et - notons le bien - légèrement dualiste, puisqu'elle oppose une matière mauvaise
à un monde sans défaut des âmes et des idées, n'était pourtant pas partagée par l'ensemble des fidèles.
Des tendances différentes se font jour, notamment le messalianisme.
Alors que chez les platoniciens le corps symbolisait la corruption d'ici-bas, la gangue dont l'âme devait se
débarrasser pour atteindre à là perfection céleste - chez les messaliens le mal n'est plus en dehors,
mais à l'intérieur de l'âme même, sous la forme d'un démon (TIMOTHÉE DE CONST., De iis qui ad ecclesiam accedunt.
De marcianistis, a' b' c').
2) Un débat spirituel ; un mouvement mystique :
Le débat qui libère l'âme et lui fait atteindre la perfection devient alors uniquement spirituel. Plus besoin de
vaincre le corps par le jeûne et l'abstinence (THÉODORE BAR KÔNI, Liber scholiorum XI): un exercice purement
spirituel, la prière, y suffit.
Avec le messalianisme nous rencontrons pour la première fois un mouvement parfaitement mystique, qui refuse
une chair qu'il veut ignorer, englobant tous ses adversaires sous une commune et péjorative dénomination,
les charnels. Le mal, pour les messaliens, ne vient plus d'en bas, du corporel, mais d'en haut, du spirituel.
Son origine remonte au monde angélique, à la chute des anges et ensuite à l'option de l'esprit humain.
Ce sont d'ailleurs là des théories qui paraîtraient tout à fait normales et orthodoxes à un théologien moderne,
mais qui suscitaient à l'époque une défiance insurmontable chez des penseurs imprégnés de néoplatonisme.
Le démon, dont la prière libérait les ascètes messaliens, n'était autre qu'une personnification symbolique
des passions. C'est pourquoi les messaliens appelaient apatheia (absence de pathè, de passions)
l'état bienheureux, le nirvana qu'ils atteignaient par l'oraison assidue (St. JEAN DAMASCÈNE, De Haeresibus
Compendium, P. G. LXXX, 16). Il s'agit pour eux d'extirper les passions.
3) Messalianisme et stoïcisme.
Avant les messaliens, déjà les stoïciens s'étaient proposé ce même but : l'extirpation
des passions. Il est tentant d'en déduire que le messalianisme s'est inspiré du stoïcisme antique. Effectivement
St. Eusèbe Hiéronyme fait remonter l'origine de la secte aux doctrines stoïcienne et péripatéticienne, dont l'une,
dit-il, prétendait que l'on peut extirper les passions, l'autre les réfréner (St. EUSÈBE HIÉRONYME, Prologue
au dialogue contre les Pélagiens. P. G. XXIII, col. 498 sqq.).
Il n'est pas impossible qu'un lien continu rattache le messalianisme à ces deux philosophies. D'autres textes
nous prouvent en effet que les messaliens chrétiens succédèrent à des messaliens païens, que leur évolution
vers le monothéisme (croyance au pantokrator) avait lentement rapprochés du christianisme(St. ÉPIPHANE,
Panarion, Haeresis, LXXX, 1 et 2). Il est donc curieux de voir les querelles des grandes écoles
philosophiques du paganisme se poursuivre au sein du christianisme.
4) Expansion du Messalianisme.
Cette tendance stoïcienne fut-elle assez puissante pour contrebalancer la prépondérance
(indéniable au IVe siècle) du néoplatonisme ? Ou, si l'on préfère poser la question d'une façon différente,
quelle fut l'extension du messalianisme ?
À une époque où nos sources ne font preuve d'aucun sens de la statistique, il est difficile d'en juger.
Il semble néanmoins qu'au début du Ve siècle, le messalianisme se soit assuré en Syrie des positions importantes.
St. Eusèbe Hiéronyme nous dit en effet des messaliens « Totius paene Syriae haereticos - les hérétiques de
presque toute la Syrie ». Nous rencontrons des messaliens depuis la Mésopotamie jusqu'à l'Asie Mineure
et l'Égypte. Au VIe siècle encore, un empereur byzantin, Maurice, est accusé de marcianisme, c'est-à-dire
du messalianisme.
Deux siècles plus tard le paulicianisme fit au messaliamsme des emprunts d'une importance considérable.
Il s'agit d'une doctrine séduisante, puisqu'elle sut convaincre des personnages aussi distingués que l'empereur
Maurice, et d'un enseignement qui connut une diffusion exceptionnelle. Pourtant beaucoup de Pères de l'Eglise
la considèrent comme une hérésie caractérisée, bien plus comme une hérésie sotte et méprisable
(St. EPIPHANE, Haeresis LXXX, 1.
Comment concilier les deux choses. Comment l'empereur Maurice pouvait-il accepter des conceptions aussi ridicules
que celles que nous rapportent Timothée de Constantinople, Épiphane de Salamine et Euthyme le Zigabène? Les Messaliens,
nous disent-ils, croyaient recracher le démon sous la forme d'un serpent qui sortait de leur bouche (TIMOTHÉE
DE CONSTANTINOPLE, loc. cit., 3). Lorsque le St. Esprit entrait en eux, ils croyaient voir un
feu visible et qui ne brûlait point s'introduire dans leur corps. Ils apercevaient les vertus sous une forme
sensible et contemplaient la Trinité avec « les yeux de la chair ». Enfin, matérialisant les démons, ils
trépignaient pour les chasser ; imitant de leurs doigts le geste du tireur à l'arc, ils les transperçaient
d'invisibles flèches. Voici de quoi se gaussaient les adversaires du messalianisme.
Ils se complaisent si bien dans l'énumération de ces détails comiques, que tant d'acharnement, tant d'outrance
surprennent le lecteur. On a l'impression qu'il s'agit d'un pamphlet de contre-propagande, destiné à détourner les
âmes simples du messalianisme, plus que d'un exposé précis de la doctrine.
Lorsqu'on étudie de près ces accusations de sottise et d'ineptie, on s'aperçoit que tout simplement l'on prend
au pied de la lettre les figures de style des mystiques messaliens. Ceux-ci, comme beaucoup de mystiques plus récents,
exprimaient leurs visions ineffables sous forme allégorique, recourant à des comparaisons matérielles pour
transmettre leur expérience ou leur message.
5) Le Messalianisme, une hérésie ?
Leurs métaphores, peut-être trop osées, mais aussi certainement méchamment déformées,
servirent à les ridiculiser.
On peut même aller plus loin dans la défense du messalianisme et lui dénier le titre d'hérésie véritable. Ils
restaient - nous disent les textes - dans la communion de l'Église, ne refusaient point les sacrements, même s'ils
leur déniaient toute valeur (TlMOTHÉE DE CoNST., loc. cit., 19 et XVII). Ils ne craignaient point de nier,
si les autorités les accusaient de messalianisme. Plus que d'une hérésie, il s'agit, semble-t-il, d'une tendance
qu'on pourrait qualifier de « philosophique » à l'intérieur de l'Eglise - d'une pensée particulière à
certains groupes d'initiés qui ne songeaient point pour autant à se séparer de l'Église, mais poursuivaient
en marge leurs spéculations personnelles.
Il s'agissait très certainement d'un mouvement très répandu, surtout chez les moines et dans les milieux cultivés
que l'Église officielle, à part quelques adversaires irréductibles, tolérait plus ou moins. Certaines tendances
extrémistes à l'intérieur du mouvement messalien ont pu prendre la forme et l'allure d'hérésies caractérisées,
mais le gros des messaliens est indubitablement resté orthodoxe. On s'expliquerait mal, s'il n'en était ainsi,
qu'un empereur ait pu lui-même adhérer au messalianisme.
6) Convictions et pratiques des messaliens.
Essayons, sans tomber dans les exagérations calomnieuses de leurs adversaires,
d'énumérer les conséquences pratiques que les messaliens tirèrent de leur affirmation d'une nature spirituelle
du mal.
Ils pratiquaient, nous l'avons vu, l'oraison assidue, déniant toute valeur à des exercices corporels tels que
la mortification. Ils refusaient pour la même raison de croire aux sacrements qu'ils recevraient sans leur accorder
d'importance, car la communion, l'absorption du pain et du vin, de même que la bénédiction du prêtre, étaient
des actes corporels. Ils n'admettaient comme hiérarchie que celles des a-pathiques, qui par l'oraison
assidue avaient atteint cet état bienheureux où le péché n'est plus possible.
Les moines messaliens - sans doute pour celte raison - manifestèrent toujours une hostilité marquée aux évêques,
à l'organisation matérielle du clergé, aux rouages de son administration (St. JEAN DAMASCÈNE, De Haeresibus
Compendium, 80). Et, autre conséquence des vertus extraordinaires qu'ils attribuaient à l'apatheia,
ils considéraient les péchés de chair comme sans importance pour quiconque l'avait atteinte (Ibid., XIV, 16).
On s'imagine facilement la publicité que firent à cette conception leurs adversaires, à une époque où le péché
de chair était considéré comme l'un des plus condamnables.
7) La christologie du Messalianisme.
Sur quelle christologie débouchait le messalianisme ? Nous ne connaissons leurs conceptions
que par de trop brèves allusions. Nous savons cependant que, pour eux, la Vierge Marie reçut en même temps la
semence et le Logos, et que l'enveloppe humaine qui reçut le Logos dut être débarrassée au préalable du démon qui l'habitait.
Ce détail nous prouve que les messaliens croyaient à la parfaite humanité du Christ. Le Christ est un homme parfait
qui subit en tant qu'homme les atteintes du péché originel. Le détail de la semence et du Logos indique que
les messaliens devaient admettre une double naissance du Christ, corporelle et humaine par la semence - spirituelle
par le Logos (Ibid., 15). Autrement dit, c'est un homme normalement conçu qui fut assumé par le Logos.
Nous nous trouvons là dans une perspective pleinement nestorienne, celle de l'homme assumé. Cette conception
de la naissance du Christ implique une autre conséquence : l'aventure du Christ est renouvelable. Entre l'ange
qui jouit par Nature de l'apatheia, l'ascète qui atteint l'apatheia par l'oraison assidue et reçoit
alors le St. Esprit, et le Christ à qui la venue du Logos a conféré l'apatheia, il n'y a qu'une différence de degré.
C'est pourquoi les « parfaits » messaliens s'appelaient eux-mêmes prophètes, anges, ou christs (St. EPIPH., op. cit.,
Haeresis LXXX, fin).
Timothée de Constantinople nous dit également que d'après les messaliens, le corps du Seigneur fut changé tantôt en esprit,
tantôt en corps : « il était en effet incirconscrit à l'instar de la nature divine » (TIMOTHÉE DE CONST., op. cit., 8.).
Comment comprendre ce passage? Il s'éclaire à la lecture d'un ouvrage, le Liber Graduum, qui servit probablement
de base aux écrits d'Eusèbe, le fondateur de la secte.
Dans le Liber Graduum, Adam est pneumatikos, c'est-à-dire spirituel, tout comme est spirituel
le fidèle messalien qui vient d'atteindre l'apatheia (Liber graduum passim ; TIMOTHÉE DE CONST., op. cit., 9).
En effet Adam, avant la chute, n'avait pas ressenti l'atteinte du péché originel sous sa forme démoniaque ; le fidèle messalien
débarrassé de son démon est comme lavé du péché originel - il se retrouve dans l'état du premier homme avant la chute.
La spiritualité est une propriété commune à tout ce qui vit dans l'apatheia, anges ou fidèles. Le Christ naturellement
est également pneumatikos. Rencontrant ce terme dans les écrits des messaliens, et les entendant parler
tantôt du corps du Christ et tantôt d'un Christ pneumatikos, leurs adversaires en ont déduit que le corps
du Seigneur se changea tantôt en esprit, tantôt en corps.
Prenant pneumatikos dans le sens habituel du terme, ils en ont déduit que le Christ, purement spirituel,
n'était humain qu'en apparence. Ce qui pour les messaliens n'est qu'une qualité de l'âme du Christ - âme débarrassée de son démon -
devient pour leurs adversaires une qualité de son être, une négation de sa corporalité.
On ne peut même pas parler à ce propos de mauvaise foi. Il s'agit seulement de l'incapacité totale de pénétrer
le système d'autrui, d'attribuer aux vocables une autre signification que celle qu'on est habitué à leur donner. On voit
mieux maintenant devant quel dilemme se trouvèrent placés les messalianisants, lorsque se posa pour eux le problème
de la nature du Christ.
S'ils considéraient le Christ comme un homme assumé par le Logos, ils ne pouvaient accorder leurs suffrages qu'à la
seule doctrine nestorienne. Telle est sans doute la raison pour laquelle les émètes, messalianisants d'origine,
défendirent avec tant d'acharnement la mémoire de Nestorius et ses idées.
Au contraire si - négligeant le corps - ils ne considèrent que l'âme du Christ, ils ne peuvent voir de différence
entre cette parcelle de divinité qu'est l'âme débarrassée de son démon, et la divinité du Logos. L'aspect nirvanique
de l'apatheia ne peut que les inciter à considérer comme unique et divine la Nature du Logos incarné, c'est-à-dire
de l'âme humaine fondue dans le Logos, et débarrassée par lui du démon qui l'habitait.
8) Saint Alexandre l'acémète.
On pourrait croire que la christologie messalienne ne présente aucun intérêt historique,
que les idées personnelles de ces petits groupes ésotériques n'ont pas influé sur le cours du grand débat sur
la Nature unique du Christ. En réalité rien n'est moins sûr.
Le messalianisme connut en effet un regain de vigueur au début du Ve siècle, à l'époque même où se déclenchait
le conflit christologique. Après avoir parcouru la Mésopotamie et la Syrie, St. Alexandre se risque à Constantinople
où sa prédication connaît un immense succès (Vie d'Alexandre, 5, 1, 14). Or St. Alexandre, s'il ne fut pas
un extrémiste que ses convictions auraient poussé jusqu'à l'hérésie caractérisée, fut indubitablement un messalien.
St. Nil est formel à ce sujet : « N'ouvrez pas - dit-il - la porte de la paresse aux disciples d'Adelphius le
mésopotamien et d'Alexandre qui, il y a peu de temps, souilla la capitale Constantinople » (Si. NIL, De voluntaria
paupertate, c. 21). Or St. Alexandre est venu à Constantinople vers 426-427, à la veille même du déclenchement
de la première phase du conflit christologique qui commença en somme avec l'arrivée de Nestorius comme patriarche
à Constantinople en 431.
D'autre part, St. Alexandre a exercé sur les moines de la capitale une influence très profonde. Ceux-ci l'ont soutenu
contre les autorités ecclésiastiques, ennemis jurés du messalianisme. C'est ainsi que les moines du couvent de Rufimanes
ont recueilli St. Alexandre et ses disciples expulsés de Constantinople ; en dépit des injonctions de l'évêque de Chalcédoine,
ils refusèrent obstinément de les livrer (CALUFUCUS, Vita Hypatii). On assiste donc à cette époque,
à propos d'un messalien - St. Alexandre - à un conflit entre le clergé régulier et le clergé séculier (Vie d'Alexandre,
19, 10 et 49, 10), conflit qui laisserait supposer chez les moines des tendances messalianisantes. Les messaliens,
en effet, nous l'avons vu, récusaient et détestaient la hiérarchie ecclésiastique. La fondation du monastère
des acémètes n'a pu que répandre et renforcer chez les moines de Constantinople les idées d'Alexandre.
9) L'influence des messaliens sur Eutychès.
Or ce conflit entre moines et évêques se poursuivit dans les années qui suivirent. Nestorius
se heurta à l'opposition généralisée des moines, qui participèrent massivement à une manifestation dirigée par
Dalmatius, du monastère de Psamathia. Peut-être n'est-ce pas un effet du hasard si Nestorius fit porter
à la même époque, le 3 Août A35, un édit contre « les messaliens et les euchites ou enthousiastes » (Cod. Theod).
Plus tard lorsqu'Eutychès déclenche la querelle monophysite, il croit pouvoir compter sur l'unanimité des moines contre
les autorités ecclésiastiques. Il envoya une circulaire à l'ensemble des couvents, où il déclarait notamment : « Si
vous ne me soutenez pas, l'évêque m'humiliera et à la fin votre tour viendra aussi ». Il est caractéristique
de voir Eutychès faire appel à une tradition d'hostilité des moines envers la hiérarchie.
À trois reprises, à propos d'Alexandre, de Nestorius et d'Eutychès, les moines étaient donc en conflit avec le patriarcat.
Dans le premier cas, ils prennent la défense d'un messalien. Dans le second, un lien semble exister entre l'édit de 435
contre les euchites et le débat entre Nestorius et les moines. Peut-on en déduire qu'Eutychès, lorsqu'il
entre en conflit à son tour avec le patriarche, défendait lui aussi des idées messaliennes ? Eutychès, qui était déjà
très âgé lors du déclenchement de la querelle monophysite (il avait plus de quatre-vingts ans), a certainement connu
St. Alexandre. A-t-il subi son influence ? À priori, d'après ce que nous connaissons de la théologie d'Eutychès,
rien ne permettrait de le supposer.
Remarquons cependant que la théologie d'Eutychès a été reconstituée d'après les procès-verbaux de l'interrogatoire
d'Eutychès à Chalcédoine. Il est bien évident qu'Eutychès - mis en quelque sorte en accusation - a minimisé la portée
de ses innovations théologiques, qu'il s'est efforcé de présenter ses conceptions sous le jour le moins choquant.
Il est difficile, d'après ces déclarations de circonstance, de se faire une idée de son système. Quelle idée
nous ferions-nous en effet du communisme, si nous ne le connaissions que par les procès-verbaux d'une commission
maccarthyste ? Or certains textes byzantins font l'équation entychianiste-messalien.
Nous savons par Théophane que l'empereur Maurice fut marcianiste, c'est-à-dire messalien. Or un texte
de Georges Codinus présente Maurice (règne 582-602) comme un disciple d'Eutychès. Il nous dit en effet : « Après
que Maurice eut été tué par le tyran Phocas, un diacre d'entre les disciples d'Eutychès voyant déconfits ceux
qui lui avaient enseigné son erreur ... ». Il s'agit bien de l'Eutychès du concile de Chalcédoine,
puisque Georges Codinus ajoute à propos du diacre : « le traître et impie Acatius en avait plus particulièrement
à Ste Euphémie, voulant la punir d'avoir déshonoré les Tomes de leur hérésie ». C'est là une allusion
certaine à une légende tenace qui voulait que la sainte, lors du concile de Chalcédoine, ait conservé à
la main le Tome de Léon, mais rejeté le Tome d'Eutychès, effectuant ainsi une sorte de jugement de Dieu.
Mais alors, si Maurice est accusé à la fois d'être un messalien et un disciple d'Eutychès, nous sommes
obligés d'admettre que les deux accusations étaient à peu près équivalentes. Eutychès aurait donc été messalien.
Le rôle historique de l'eutychianisme est rarement apprécié à sa juste valeur. Certains, prenant pour des
eutychianistes l'ensemble des monophysites, en exagèrent l'importance. Les partisans de Dioscore n'ont jamais accepté
les idées d'Eutychès, même si lors du concile de Chalcédoine, ils ont fait momentanément cause commune avec lui.
Dioscore et ses successeurs ont réservé les mêmes anathèmes aux chalcédoniens et aux eutychianistes. C'est par
pure mauvaise foi que les chroniqueurs chalcédoniens affectent de confondre leurs adversaires, mettant indistinctement
dans un même panier eutychianistes et dioscoriens.
Mais il ne faudrait pas non plus tomber dans l'erreur inverse et dénier toute importance à l'hérésie eutychianiste.
Certes la tendance dioscorienne fut la seule à se maintenir, à s'épanouir sous ses formes julianiste et sévérienne.
Ceci ne veut pas dire qu'au lendemain de Chalcédoine les eutychianistes n'aient été qu'une minorité négligeable,
comme tendraient à le faire croire les différents dictionnaires théologiques.
Les idées dioscoriennes étaient si peu répandues à Constantinople au temps de Basiliscus que, voyant arriver le
patriarche d'Alexandrie, Timothée Élure, les moines eutychianistes de Constantinople s'imaginèrent en toute bonne
foi qu'il partageait leurs idées. Ils furent horriblement déçus de se voir anathématiser par lui, au même titre
que les chalcédoniens.
Basiliscus, sur les conseils de Timothée Élure, condamna dans sa célèbre Encyclique aussi bien les eutychianistes
que les dioscoriens. Mais son épouse, l'impératrice Zénonis, elle-même eutychianiste, le fit revenir sur sa décision ;
on préparait déjà des représailles contre Timothée Élure ; il fut sauvé de justesse par Théoctistus, le maître
des offices, qui l'avertit de quitter la ville et de partir sans délai pour Alexandrie.
Il ressort de tout ceci qu'à l'époque de Basiliscus, 25 ans après le concile de Chalcédoine, les idées
monopliysites classiques, telles que nous les rencontrons plus tard chez Sévère, n'étaient ni représentées, ni même
connues à Constantinople.
Les conséquences en sont importantes. Un personnage comme Pierre le Foulon, qui quitta Constantinople avant
l'arrivée de Timothée Élure, n'a pu connaître avant son départ pour la Syrie en compagnie de Zénon, que des
eutychianistes. Lorsqu'il part pour Antioche et se sert des moines apollinaristes contre Martyrius, il est
certainement de conviction eutychianiste. Zénon, lorsqu'il était comte d'Orient, n'a donc pas accordé son
appui à un monophysite d'obédience égyptienne mais à un eutychianiste.
9) Les eutychianistes hors de la capitale.
Il y eut également des eutychianistes en province. Il y en eut en particulier au Liban.
Lorsque le dioscorien Théodose fut arrêté dans les environs de Sidon, et enfermé par des moines nestoriens
ou chalcédoniens dans une petite maison pleine de chaux vive, il reçut la visite à la fois de partisans de Nestorius
et de partisans d'Eutychès.
Il est curieux de voir les autorités byzantines traquer Théodose et laisser par contre toute liberté aux eutychianistes
qui viennent le visiter dans sa prison. Ces derniers, à en juger d'après le récit de Zacharias de Mitylène, semblent
circuler tout-à-fait librement.
Il existait également des eutychianistes en Égypte - notamment Isaias, évêque d'Hermopolis - et un prêtre d'Alexandrie
nommé Théophile. Ces deux personnages se rendirent à Constantinople « dans l'intention, de gagner de l'argent »,
nous dit Zacharias. Ils firent courir le bruit que Timothée Élure partageait leurs idées. Celui-ci les démentit
expressément dans une lettre qui nous a été conservée par Zacharias et qui est une condamnation de l'eutychianisme.
Ces eutychianistes se réclamaient-ils de la pure doctrine d'Eutychès ? On peut en douter, car Zacharias nous dit
seulement des moines de Constantinople, qu'ils professaient des idées semblables à celles d'Eutychès. Il ne
précise pas leur doctrine, mais se contente d'exposer leur façon de présenter l'incarnation. Ils envisageaient
celle-ci sous la forme d'un sceau qui laisse une empreinte (sur l'humanité naturellement) « sans rien laisser
de sa substance sur la cire ou sur l'argile ».
10) La doctrine de Jean le Rhétoricien.
Nous connaissons un peu mieux les idées d'un autre eutychianiste égyptien, Jean le Rhétoricien,
disciple de Palladius le sophiste. Celui-ci - nous dit Zacharias - était l'auteur d'un système théologique complexe
et contradictoire, fait d'emprunts à Apollinaire et à Eutychès et d'inventions personnelles.
Effectivement,
l'idée que l'âme soit enveloppée dans le corps comme le germe dans la graine - mais qu'en aucune façon elle n'est unie
au corps, est de saveur assez apollinariste. Jean refusait toute communicatio idiomatum entre le corps et le Verbe.
Si le Verbe souffre, il souffre dans sa Nature et non pas de par son union avec le corps. Le Christ n'est pas
un homme véritable, car il n'a pas été conçu par une semence humaine « C'est pourquoi - conclut-il - le Christ
n'a pas été de la Vierge, ni par la Vierge ».
Peut-être Zacharias a-t-il déformé sur ce point la pensée du Rhétoricien ? Celui-ci n'a pu refuser à la Vierge
tout rôle dans l'incarnation. En tout cas, il semble avoir réduit l'humanité du Christ à une apparence corporelle
extérieure, tout en préservant ce qui est essentiel pour la Rédemption, la passibilité du Logos.
Zacharias ajoute que Jean le Rhétoricien fit circuler ses livres sous le nom de Théodose, patriarche de Jérusalem, et
sous celui de Pierre l'Ibérien. Ces deux derniers personnages furent - semble-t-il - de tendance dioscorienne.
Il n'est pas cependant invraisemblable que Théodose et Pierre l'Ibérien entretinrent un certain temps de bonnes
relations avec Jean le Rhétoricien, à une époque où ils étaient unis par la haine commune de Chalcédoine. Ils ont
même pu collaborer à la rédaction de certains ouvrages de Jean le Rhétoricien, ouvrages qu'ils s'empressèrent de
renier dès que la rupture intervint.
Zacharias de Mitylène nous donne une certaine idée de l'expansion de la doctrine de Jean le Rhétoricien.
Pierre l'Ibérien et Théodose anathématisèrent ses écrits, non seulement à Alexandrie, mais en Palestine et en Syrie.
L'hérésie de Jean s'était donc répandue dans ces trois provinces. Or nous avons déjà noté la présence
d'eutychianistes en Égypte et au Liban. La répartition géographique est donc sensiblement la même ; les contacts
devaient être très étroits entre eutychianistes et partisans de Jean le Rhétoricien.
En tout cas, à l'eutychianisme posa pour la première fois le problème de la Nature unique - et déclencha la
querelle monophysite. La grande majorité des fidèles qui se prononcèrent pour la Nature unique ne furent pas
des eutychianistes : fidèles à la doctrine de Dioscore d'Alexandrie - à cette tendance cyrillienne et alexandrine
que nous avons étudiée plus haut - ils englobèrent dans un même anathème les chalcédoniens partisans des
deux Natures, et ces alliés de rencontre qu'étaient les eutychianistes.
1) De la divinité du Christ à l'événement de l'Incarnation.
Le moment est venu de définir la doctrine de ces monophysites orthodoxes, telle qu'elle
fut présentée par les grands théologiens monophysites, c'est-à-dire Dioscore, Jean de Telia, Timothée Élure,
Philoxène de Mabboug et Sévère.
Pendant longtemps, leur doctrine resta mal connue et, sur la foi des Pères chalcédoniens, on confondit dans
une même réprobation orthodoxe, eutychianistes et sévériens. Mais depuis lors, il est désormais possible de présenter
une image crédible de la véritable doctrine monophysite, et de laver ses promoteurs de tout reproche de phantasianisme
et de manichéisme.
Comme nous l'avons déjà montré, le monophysisme classique - celui de Sévère - est d'origine alexandrine. La christologie
alexandrine s'était attachée traditionnellement à la contemplation du Logos dans son éternité. L'Incarnation n'était
pour elle qu'un épisode temporaire - un accident qui ne put affecter en rien sa Nature éternelle. La préoccupation
constante des alexandrins, dans un souci de controverse antiarienne et d'affirmation de l'égalité parfaite du Fils
et du Père, est de maintenir l'identité totale du Verbe avec lui-même, avant et après l'incarnation.
Ce souci n'a fait que croître pendant la controverse antinestorienne. Contre les antiochiens qui faisaient du Christ
une réunion plus ou moins lâche de deux individus distincts, saint Cyrille développa sa doctrine à partir d'une
exégèse du Prologue du IVe Évangile : « Jésus, c'est le Verbe fait chair». Cette formule est le point de départ de
toute la christologie cyrillienne.
À la suite de Cyrille, les docteurs monophysites partiront eux aussi de l'affirmation sans équivoque de la
divinité du Logos, pour n'en venir que par la suite à l'accident de l'incarnation.
Telle est la démarche suivie par le premier grand théologien monophysite, le patriarche d'Alexandrie, Dioscore,
celui-là même dont le concile de Chalcédoine prononça la condamnation. Sans doute bien peu de fragments de ses écrits
nous ont été conservés, et ceux que nous possédons ne renferment point d'étude christologique suivie. Cependant
on reconnaît sans peine la méthode et les préoccupations alexandrines dans la lettre qu'il écrivit de Gangres
aux moines de l'Énaton.
Nous ne citerons ici qu'une phrase particulièrement caractéristique et qui dévoile avec une admirable clarté,
le souci de ne pas laisser l'humanité du Christ diminuer le Logos vis-à-vis du Père :
Nous confessons un seul et même Rédempteur et Seigneur et Dieu, bien qu'il se soit fait homme
selon l'Économie. Ceux qui ne confessent pas que Dieu le Verbe, consubstantiel au Père, est devenu,
sans changement, à la fin des temps, pour notre rédemption, conssubstantiel aux hommes dans la chair, tout
en restant ce qu'il était, ils (les saints Pères) les ont déclarés étrangers à l'espérance des Chrétiens,
de même que les autres hérétiques.
Addit. 12.156, f. 10.
Timothée Élure envisage de la même façon que son prédécesseur le problème de l'incarnation. Il écrit par exemple dans son Traité contre ceux qui disent deux Natures :
Celui qui a été envoyé au monde était absolument en-dehors du monde avant la constitution du monde ;
il possédait auprès du Père la gloire qui convient à Dieu, mais il est aussi devenu de la femme et sous la Loi, lui qui,
comme Dieu, fait la Loi, afin de devenir semblable à ses frères en tout, à l'exception du péché. Il est dans la forme
de Dieu et le caractère de l'hypostase du Père et il est reconnu comme l'Unique de Dieu, même quand « le Verbe s'est fait
chair » selon les divines Écritures.
Addit. 12.156, f. 19.
Sévère, lui aussi, part de la confession de l'unité divine et de la trinité d'hypostases consubstantielles pour poursuivre de la façon suivante :
Un donc de cette essence sublime, un de la Trinité, le Verbe, Dieu de Dieu, est descendu du ciel
et par un prodige incompréhensible pour notre salut, il est entré et il a habité dans le sein de la chair,
dans la Vierge Marie. Tout en restant parfaitement auprès de celui qui l'a engendré, il s'est parfaitement incarné
dans le sein de la Vierge et il s'est fait homme réellement et non en apparence .... Ce n'est pas un autre qui n'étant
pas, soit devenu pour lui-même et ait été connu quant à son hypostase et dans lequel ensuite celui qui était déjà
serait venu et entré et dans lequel il aurait habité ; mais celui qui était de toute éternité consubstantiel à
son Père, celui-là même est descendu librement (et s'est fait) consubstantiel à sa Mère. Il s'est fait homme lui
qui est Dieu; il est devenu ce qu'il n'était pas, sans aucun changement de ce qu'il était.
Addit. 14.582, f. 187 et s.
On pourrait multiplier les témoignages de ce genre et citer, Jean de Tella, Jacques de Saroug
et Philoxène d Mabboug. Chez tous les docteurs monophysites sans exception, la méditation christologique prend
son point de départ dans la contemplation du Logos éternel - pour n'envisager qu'ensuite le nouvel état temporaire
de l'incarnation.
Cette méthode, fidèle aux traditions alexandrines et cyriliennes, est diamétralement opposée :
- à celle des théologiens d'Antioche qui cherchent un antidote à l'Arianisme, dans une séparation radicale
de l'homme-Christ et du Logos,
- et à celle des Occidentaux qui, en christologie comme en théologie, se sont inspirés de Tertullien, pour qui le Christ
est avant tout un Médiateur, un trait d'union entre l'humanité et la divinité.
2) Les monophysites et la Maternité de Marie.
En ce qui concerne maintenant le processus de l'incarnation, les auteurs monophysites,
en bonne partie par anti-nestorianisme, se sont faits les champions de la Maternité divine la Vierge Marie
et ne négligent aucune occasion de lui attribuer titre de Théotokos que lui déniait Nestorius. Cependant
tous affirment unanimement que le Christ a pris la chair de Marie et qu'il lui est aussi véritablement
consubstantiel.
Sévère s'indigne contre ceux ceux qui nient la maternité réelle de Marie et font simplement passer le corps du
Christ par son sein comme par un canal, lui attribuant une origine céleste. Il a prononcé sur la Théotokos
une homélie spéciale où il déclare notamment :
De ses entrailles comme d'un ciel, elle a mis au monde Dieu fait Homme, qu'elle a divinement
conçu et engendré ; non qu'elle ait donné à celui qui est né d'elle la Nature divine, car celle-ci est éternelle
et plus ancienne que quoi que ce soit au monde, mais bien parce que c'est d'elle-même, par l'ineffable et
secrète descente de l'Espit-Saint, qu'elle lui a donné l'humanité.
Maï, Spicil. Roman. X, 212.
Il en découle que les monophysites, qui insistent si clairement sur la consubstanlialité
parfaite du Christ avec la Vierge et par conséquent avec l'humanité tout entière, n'ont jamais consenti à
sacrifier l'humanité du Christ. Certes la considération du Verbe est pour eux prédominanite ; néanmoins
l'humanité du Christ demeure pleine et entière, sans soufrir la moindre diminution de la condition accessoire
qui lui est faite.
Les déclarations de la permanence intacte des deux éléments de la personne du Christ abondent chez tous
les monophysites. Tous s'accordent rejeter comme hérétique la confusion, le mélange de l'humain et divin.
Dioscore fut le premier à donner l'exemple. À Chalcédoine, il répondit à ceux qui l'accusaient d'introduire
la confusion par l'affirmation de la Nature unique :
Nous ne disons ni confusion, ni division, changement. Anathème à qui dit confusion, changement
ou mélange.
Mansi, Concil. VI, 676.
Eustlathe de Béryte, dans un plaidoyer d'inspiration cyrillienne en faveur de la Nature unique, expliquait la formule de la façon suivante :
Que celui qui dit mia phusis - une Nature pour faire disparaître la chair du Christ consubstantielle à nous,
soit anathème,
- et que celui qui dit duo phuseis - deux Natures pour diviniser le Fils de Dieu, soit anathème.
MANSI, Concilia, VI, 677.
Même Timothée Élure songe à préserver l'intégrité de la Nature humaine :
De l'humanité commune - dit-il - c'est-à-dire (de) la Nature ou substance des hommes,
s'est incarné, sans changement, sans confusion, le Verbe de Dieu et il s'est fait homme selon l'Économie.
C'est pourquoi il est aussi appelé créature et congénère (parent) et consubstantiel aux hommes et leur frère
dans la chair.
Addit. 12.156, f. 19 r° C.
Philoxène termine lui aussi son Tractatus par l'exclusion formelle du mélange et de la confusion :
De même, quant à ces expressions : « il s'est uni à la chair, il s'est fait homme de nous (ex nobis)»,
il faut comprendre que c'est sans confusion et sans mélange que l'union s'est opérée. Car le Verbe ne fut pas
changé en la chair, quand il prit d'elle un corps, et la chair ne fut pas convertie en la Nature du Verbe,
quand elle lui fut unie. Les Natures n'ont pas été mélangées entre elles comme l'eau et le vin qui, par leur mélange,
perdent leurs natures, ou comme les couleurs et les médicaments qui, une fois mélangés entre eux, perdent (chacun)
la détermination et la qualité qu'ils possèdent par nature.
Tract., p. 113 s.
Sévère d'Antioche parle lui aussi de :
- la divinité et l'humanité desquelles, sans mélange et sans diminution (altération) le
Christ est (formé).
P. G. LXXXVI, col. 1848 B.
Il ajoute :
Autre est, selon sa Nature propre, la chair en comparaison du Verbe engendré de Dieu le Père ; autre est aussi, selon la raison propre de sa Nature, l'Unique (Fils). Cependant connaître n'est pas partager la Nature (unique) après l'union.
Il est inutile de multiplier les témoignages. Tous démontrent clairement la permanence
de l'humanité dans la christologie monophysite.
Ne nous laissons pas abuser par certaines dénégations qui paraîtraient donner un démenti formel à ces affirmations
énergiques. Ils parlent fréquemment de mixture et de mélange, affirmant que la divinité a été mêlée à l'humanité,
que le Verbe s'est mêlé à la chair. Mais le terme de mélange est une habitude d'écriture et n'implique
nullement sous leur plume l'altération réciproque des constituants.
3) Les monophysites et l'âme du Christ.
À vrai dire - et c'est là une autre difficulté - l'humanité du Christ est souvent baptisée
du nom de chair ; il ne s'agit pas d'un retour à l'apollinarisme, mais d'un souvenir du texte johannique
qui termine abruptement le récit du mystère au « caro factura est - Il s'est fait chair ».
Il est hors de doute que les docteurs monophysites ont attribué au Christ une âme intelligente et raisonnable.
Dioscore ne l'a jamais nié. Timothée Élure insiste constamment sur la perfection de l'humanité du Christ et propose
la synonymie absolue des termes chair et homme. Philoxène exclut également de l'incarnation toute
conception apollinariste. Sévère donne lui aussi au Christ une âme raisonnable.
Certes il y eut collaboration, au temps de Pierre le Foulon, entre le monophysisme et certains représentants attardés de
l'apollinarisme. Le langage des docteurs monophysites, et notamment l'emploi du mot chair (sarx) et
du mot corps (sôma) pour désigner l'humanité du Christ, témoignent de l'influence de la littérature
pseudépigraphique apollinariste sur la terminologie monophysite.
Mais cette manière de parler ne suppose nullement l'acceptation des idées d'Apollinaire. Le monophysisme reste
totalement étranger à l'hérésie de la chair préexistante. Il manifeste pour cette erreur qui sent son nestorianisme,
une répugnance toute particulière. Dans la Synodique de Théodose, Sévère affirme par exemple que :
- le Verbe s'est uni hypostatiquement à la chair, sans qu'elle ait existé auparavant et sans que l'existence de la chair soit même perçue par l'esprit antérieurement à l'union au Verbe.
4) Les monophysites et la Rédemption.
Remarquons enfin que les monophysites donnent une importance sotériologique toute
particulière à l'incarnation. Le but de l'incarnation est en effet le salut, la régénération de l'humanité.
Les auteurs monophysites associent de façon indissoluble l'incarnation et la rédemption, rédemption qu'ils
conçoivent de façon surtout physique comme un triomphe, plus que sur le péché lui-même, sur la mort qui
est une conséquence du péché.
Philoxène s'imagine même que le Christ n'aurait jamais pris existence, si nous n'avions point péché
et si nous n'avions pas eu besoin de Salut.
L'incarnation aboutit donc à une humanisation parfaite et totale du Logos, humanisation indispensable au Salut
de l'humanité, mais elle n'altère en rien l'immutabilité du Logos.
5) La kénose du Christ :
Comment le monophysisme conçoit-il cette opération compliquée ? Par la notion
d'anéantissement, de kenôsis, notion empruntée aux épîtres de St. Paul.
Celui qui remplit tout sans que rien le puisse contenir a habité
dans le sein de la Vierge, qui a pu le recevoir ; il a été enfermé en Marie, bien qu'étant infini et circonscrit en elle,
bien qu'étant présent partout : un sein étroit l'a reçu, parce qu'il l'a voulu, bien que le sein immense
qui est constitué par la création tout entière ne puisse le contenir en tant qu'infini.
Il est circonscrit, bien qu'il soit infini et, quoiqu'illimité, il est renfermé dans des bornes. C'est ainsi
qu'il accomplit par sa volonté des actes qui ne conviennent pas à sa Nature ; et de ce chef, au dire de l'Apôtre,
il s'anéantit.
Mais - répétons-le - cet anéantissement si nettement défini ne constitue jamais une diminution ou une
altération de la divinité du Logos. Celle-ci reste absolument intacte ; le Verbe conserve son immensité,
même alors qu'il accepte de se renfermer dans le sein étroit de la Vierge.
Cet anéantissement est rendu nécessaire par la conception monophysite qui fait de l'incarnation un « fieri»,
- il s'est fait chair - formule empruntée au prologue johannique. Un monophysite n'acceptera jamais la conception nestorianisante
de l'inhabitation dans la chair - conception qui n'exigeait l'anéantissement que dans une mesure - dirait-on -
spatio-temporelle, comme une limitation relative de l'ubiquité du Logos.
Pour le monophysite, le Verbe n'habite point la chair : il est réellement fait chair, d'une façon prodigieuse et mystérieuse à la fois.
Pas plus que l'anéantissement, ce « fieri » ne comporte un changement qualitatif du Logos
immuable, car il se distingue à la fois du « fieri » de la création et de celui de la transformation.
Le souci d'éviter toute apparence d'inhabitation dans la chair empêche le monophysite de concevoir
dans Marie une chair sans le Verbe, ou une chair qui ne soit pas celle du Verbe.
Toute séparation même instantanée, de la chair et du Verbe, toute origine autre que divine de la chair
du Christ sont formellement rejetées. La descente du Verbe, c'est-à-dire la kenôsis, et la conception
de la chair sont absolument concomitantes.
6) Deux stades de l'incarnation : assumation du corps humain, et infusion de l'âme.
Nous employons ici bien sûr le terme de chair dans le sens monophysite d'humanité.
Cependant l'usage de ce terme inexact est justifié par une particularité de la doctrine de Philoxène. D'après
Denys Bar Salibi, il enseignait en effet que l'âme du Christ ne fut créée et unie à sa chair que quarante jours
après la conception, à l'exemple de ce qui se passe dans les autres générations.
Philoxène, appliquant en cela à l'incarnation du Verbe la conception contemporaine de la génération humaine,
admet deux stades successifs dans l'accomplissement du mystère :
- 1) l'incarnation proprement dite au sens
littéral du terme,
- 2) et l'inhumanation par infusion d'une âme raisonnable.
Sévère qui prétend que, pour défendre l'opinion que le Logos a passé par le sein de la Vierge comme un canal,
il fallait notamment perdre de vue « que le Christ est d'abord un germe, puis un homme, puis un effet » semble
concevoir lui aussi des stades successifs de l'incarnation.
En tout cas, cette théorie de l'ncarnation par degrés permet à Philoxène d'opposer à la formule nestorienne
« assumpsit hominem - il assuma un homme » - corrélative de l'inhabitation dans la chair, la formule - à son avis
plus orthodoxe, de « l'assumptio corporis humani - l'assumation d'un corps humain ».
Certes, on peut parler d'assumptio - assumation, tant qu'il s'agit du seul corps humain. Mais l'infusion
d'une âme raisonnable dépasse la simple assumation ; elle exige l'opération mystérieuse que suppose le « fieri »,
le devenir-homme du Logos.
Tous les monophysites ne manquent point d'insister sur cet aspect mystérieux du « fieri », aspect mystérieux
qu'ils traduisent par la notion d'Économie. L'Économie est le mode de l'incarnation, mode volontaire,
où rien n'est forcé, rien n'est nécessaire, où tout s'accomplit par la libre volonté du Logos, dont aucune
contrainte n'exige le sacrifice nécessaire à notre salut. Cet ordre de l'Économie, ordre - pourrait-on dire - des
fantaisies du Logos, est irréductiblement différent de l'ordre de Nature, où se situent, de par l'effet
d'une nécessité essentielle, la génération éternelle et l'ensemble des perfections et des actions divines du Logos.
Timothée Élure dit notamment du Verbe :
Il est devenu, selon l'Économie et non pas selon la raison de Nature, homme pour nous et pour notre Salut.
Justinien lui reproche dans le même ordre d'idées d'avoir écrit la phrase suivante :
L'incarnation de Dieu le Verbe n'a pas la raison de Nature, mais (celle) d'une Économie accomplie par Dieu au-dessus de la Nature.
Cette manière de parler, qui consiste à écarter la génération temporelle du Logos
de l'ordre de Nature, pour en faire le principe et le commencement d'un ordre nouveau - celui de l'Économie - offrit
aux monophysiles un moyen commode de répondre aux objections de leurs adversaires.
La double génération, la double naissance et la double consubstantialité, prouvaient d'après les chalcédoniens
l'existence de deux Natures. Philoxène leur répondit en développant justement la distinction entre l'ordre
de Nature et l'ordre de l'Économie, qu'il appelle également ordre de volonté.
L'incarnation se place dans l'ordre de volonté ; c'est une génération humaine, mais qui diffère de la manière
ordinaire dont s'effectue cette génération. C'est pourquoi elle est à la fois naturelle et surnaturelle :
Naturelle, car c'est une chair humaine qui est conçue et elle est conçue d'une femme, ce qui est conforme à l'ordre établi ; surnaturelle, parce que cette femme engendre Dieu, et que Vierge avant de concevoir, elle reste encore vierge dans et après l'enfantement - ce qui sort de l'ordinaire, et devient par là, surnaturel. Par conséquent, l'humanité du Christ n'est pas de l'ordre de la Nature, et ce n'est pas une Nature au sens habituel du terme.
Ne croyons pas pour autant que les théologiens monophysites se soient efforcés
d'approfondir cet ordre mystérieux de l'Économie. Résultant d'une disposition volontaire du Logos, il est
pour eux inconnaissable aux humains. Il s'agit d'un domaine inaccessible à la science, et nous devons nous
contenter de ce qui en a été révélé.
Le credo monophysite se résume de la façon suivante : le Verbe est devenu (factum est) ; il s'est fait
chair de la Vierge, et il est resté unique et identique à lui-même en se faisant homme.
Incarnation, union, unité résument la foi monophysite : le reste n'est point accessible à la science ; il
est même impie de se livrer à des spéculations en matière christologique.
Cependant, il ne s'agit là que d'une position extrême dont le représentant le plus intransigeant fut Philoxène
de Mabboug, qui enveloppait le mode d'union dans l'impénétrabilité et l'inviolabilité du mystère et renonçait
à le déterminer autrement que par des négations.
Par la suite, dans un souci de préciser la position monophysite vis-à-vis de l'hérésie eutychianiste, Sévère
se vit contraint de développer une doctrine originale de la permanence de l'humanité dans le Christ, sur
laquelle nous reviendrons à propos de la différence qui sépare le monophysisme sévérien du chalcédonisme
de Léonce de Byzance.
7) Terminologie monophysite : Nature, hypostase et personne :
Auparavant s'impose un examen rapide de la terminologie monophysite. Celle-ci est
particulièrement importante à une époque où le conflit christologique est porté devant les masses ;
où chaque parti condense sa doctrine en une formule concise susceptible de frapper l'imagination des foules.
Il est bien évident que lorsque chalcédoniens et sévériens parlaient de nature et d'hypostase, ils n'entendaient
point la même chose et qu'un désaccord sur les mots, dans la guerre de propagande que se livraient les deux adversaires,
prenait la forme et l'importance d'un désaccord sur le fond. C'est pourquoi il est nécessaire de retrouver
ce qu'un monophysite de l'époque mettait de signification derrière ses concepts philosophiques et ses formules.
Les trois concepts les plus importants sont sans contredit : nature (phusis) hypostase, (hupostasis)
et personne (prosopon).
Or ces trois termes sont employés comme équivalents. De fréquentes énumérations les réunissent tous les trois
en des accumulations verbales dont le caractère pléonastique est évident. Sévère d'Antioche propose nettement
la synonymie des termes en parlant des phuseis ègoun hupostaseis - natures, c'est-à-dire les hypostases.
Jean de Telia est également catégorique dans son affirmation de l'identité des deux termes:
Les hérétiques divisent en deux formes celui qui est un sans changement et ils placent deux natures, qui sont pourtant évidemment deux hypostases, en celui qui ne reçoit absolument pas le nombre.
Il ne s'agit pas seulement d'une correspondance purement verbale. Les monophysites sont conscients du fait que les réalités que désignent ces trois termes correspondent parfaitement entre elles. Philoxène a démontré qu'il était impossible à la nature et à l'hypostase d'exister dans des conditions différentes. C'est ainsi qu'il écrit :
Si la nature ne se sépare pas de son hypostase, comment les hypostases et les natures ont-elles
été unies (d'après les adversaires) ? Car il est impossible de séparer les natures et les hypostases,
et il est inconcevable que les natures soient éloignées de leurs hypostases.
contre ceux qui reconnaissent dans le Christ une seule hypostase et deux natures. Troisième chapitre.
Philoxène accuse les chalcédoniens de se contredire eux-mêmes en nommant une hypostase et deux natures après l'union, car, dit-il :
Il n'y a pas de nature qui ne soit hypostase, ni d'hypostase qui ne soit nature ; s'il y a
deux natures, il y a deux hypostases et deux fils ; et s'il n'y a qu'une hypostase, la nature est unique
comme l'hypostase.
Chapitre XI du Contra Nestorianos.
8) Pourquoi employer ces termes ?
Il est inutile de rassembler des preuves supplémentaires. Mais alors - dira-t-on - si
les monophysites considéraient comme équivalents les trois termes en question, pourquoi continuaient-ils à
les employer tous les trois au lieu d'en choisir un privilégié ?
Une première cause est sans doute que les monophysites se trouvèrent dans l'obligation de reprendre, afin de la réfuter,
la terminologie de leurs adversaires. La seconde est la familiarité des théologiens de l'époque avec une terminologie
héritée de la querelle trinitaire, et fixée au siècle précédent dans un souci de controverse anti-arien.
Pour Sévère, ce sont des termes différents dans leur signification quant à la doctrine trinitaire, mais qui subissent
une modification dans leur importance et leur valeur en passant d'un domaine théologique à un autre.
Sévère admet fort bien que nature et hypostase signifient des choses différentes, quand il s'agit de la Trinité
une dans sa nature et triple dans son hypostase. Mais lorsqu'on parle de l'Économie - ajoute-t-il - nature et hypostase
deviennent synonymes. Il s'appuie fort adroitement d'ailleurs sur un texte de Saint Grégoire de Nazianze où celui-ci
prétend que « la nouveauté en mystère a innové les natures». Sévère en déduit que le terme même de nature a pris par
là une signification nouvelle.
9) La conception aristotélicienne de l'hypostase et de la nature.
Peut-être faut-il chercher pourtant une légère différence entre nature et hypostase
dans une conception aristotélicienne de l'individu.
Le problème de l'influence de l'aristotélisme sur la christologie monophysite dépasse le cadre de cette étude.
Néanmoins l'aristotélisme déclaré du grand philosophe du monophysisme, Jean Philoponos, laisse supposer
que cette influence ne fut pas minime.
Dans une perspective aristotélicienne, si :
- l'hypostase est en quelque sorte l'affirmation de la personnalité de l'individu,
- la nature est l'énumération et la collection des caractères qui font de cet individu ce qu'il est.
- L'hypostase est de l'ordre de l'existence ;
- la nature de celui de la description.
C'est la « conception de la « tarte aux framboises » - un morceau de la tarte n'est jamais qu'un morceau.
Toutes les caractéristiques : les framboises, la crème et le reste, appartiennent à la tarte.
Appliquée à la doctrine trinitaire, cela aboutit à la « doctrine de la personne vide » : l'ensemble des caractéristiques
de la divinité appartiennent à la nature divine ; la personne elle-même n'a pas de caractéristique propre, autre
que son ipséité.
En appliquant aux hypostases trinitaires cette « doctrine de la personne vide » et en y ajoutant la notion de kénose,
on aboutit à cette vision de la Trinité qui montre la personne du Père qui se vide sacrificiellement en le Fils - le Fils,
quant à Lui, qui se vide sacrificiellement en le Père - et l'Esprit-Saint qui sert de lien d'amour entre les deux.
Dans cette perspective, se révèle la vacuité de ces deux personnes du Père et du fils : la personne est vide ; elle se
dépossède elle-même et n'a pas d'autre contenu que cette dépossession. Son Moi est un Autre. La personne
est pur jaillissement. C'est une aséité de valeur.
En soi, le Père et le Fils ne sont RIEN, ils ne sont que Don.
L'Esprit-Saint, quant à Lui, n'est rien par lui-même : il est uniquement Relation. C'est une Trinité où les Trois sont Rien,
et où - par le fait même - toutes les caractéristiques de la divinité sont contenues dans la nature divine.
C'est parfaitement aristotélicien.
Bien sûr, toute hypostase unique suppose une seule nature, une seule description,
une seule approche intellectuelle de sa réalité. Néanmoins, le point de vue reste légèrement différent.
Une nature unique peut correspondre à différentes hypostases lorsqu'il s'agit d'une nature spécifique, distinctive
d'une ESPÈCE représentée concrètement par différents individus qui participent également à cette nature commune.
C'est dans cette perspective que les trithéistes monophysites ont pu parler d'une seule nature divine, commune
au « genre divin », à l'espèce divine représentée par les trois personnes de la Trinité.
En théologie trinitaire, une seule nature correspond à trois hypostases. Dans le cas du Christ, unique dans son apparition,
indissoluble dans son individualité, la nature ne peut-être qu'unique et correspond à l'hypostase unique, dont elle
devient à peu de chose près le synonyme.
Nous retrouvons par ce biais l'idée de Sévère d'une relation différente des deux termes, lorsque l'on passe de la
théologie trinitaire à la théologie christologique. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de revenir sur ces problèmes,
lorsque nous effectuerons un parallèle entre la christologie de Léonce de Byzance et celle de Jean Philoponos.
10) La nature décrit concrètement l'hypostase :
Insistons sur un dernier point. Même lorsque Sévère ou Philoxène parlent de nature humaine ou de nature divine, ils ne
l'entendent jamais au sens de nature spécifique abstraite. Jamais le terme de nature ne prend un sens général et abstrait.
Il s'agit de la nature individuelle, description de l'hypostase, inséparable de cette hypostase.
Le Verbe et le corps animé, dont le Christ est composé, sont deux choses bien réelles :
- la première, l'unique hypostase du Verbe,
- et l'autre, l'unique chair animée d'âme raisonnable.
Il ne s'agit nullement d'une participation à une nature divine abstraite ou à une nature humaine spécifique.
Ce ne sont pas simplement des formes et des essences.
C'est ainsi que Sévère d'Antioche fit remarquer à Serge le Grammairien qu'il est insensé de prétendre que
l'Emmanuel est composé de deux propriétés et de deux opérations. L'homme en effet n'est pas composé de la
faculté de penser (propriété de l'âme) et de blancheur ou de noirceur (propriété du corps) ; mais l'homme est
formé de nature, c'est-à-dire du corps et de l'âme dont font partie ces propriétés.
Les deux natures dont (ex ôn) le Christ est formé ne sont pas non plus des essences qui marquent ce qui est
universel et se retrouvent en une multitude d'hypostases ; ce sont deux natures individuelles et concrètes. Néanmoins il ne
reste qu'une nature après l'incarnation, car le Christ est un être unique quoique composé. La différence et la permanence de
l'humanité et du divin ne sont point de l'ordre de la nature, mais de celui de l'essence et des qualités
spécifiques (donc abstraites).
11) La « nature unique », selon Sévère et Philoxène.
D'autre part il est aisé de discerner une légère différence entre la conception philoxénienne et la conception sévérienne de la nature unique.
Une nature unique, après la métamorphose des deux natures initiales, en simples qualités :
Pour Sévère, la nature du Christ est unique en vertu de sa conception même concrète et individuelle de la nature. La nature est unique, parce que le Christ est unique. Les deux natures initiales, dont le Christ est formé, disparaissent en tant que natures à l'instant de l'union pour être reléguées au rang de deux ensembles de QUALITÉS spécifiques.
Une nature, PLUS l'adjonction d'une humanité :
Pour Philoxène, dès l'origine il n'y a qu'une nature, qui est la nature divine. L'adjonction humaine n'est pas une nature,
puisqu'elle est surnaturelle, puisqu'elle appartient non à l'ordre de la nature mais à celui de l'Économie. Le monophysisme de
Philoxène est le résultat de l'affirmation forcenée de l'intangibilité de la nature divine.
Le monophysisme de Sévère est la conséquence philosophique de l'affirmation de l'unité personnelle du Christ.
12) Le refus du nombre ou de la dualité dans la personne du Christ.
Pour en revenir à cette confusion pratique entre les termes de nature et d'hypostase, elle
présente une conséquence importante, celle de ramener tout diophysisme au nestorianisme pur et simple.
Pour un monophysite qui identifie hypostase et nature, un chalcédonien, en admettant deux natures, admet automatiquement
deux hypostases. Le texte suivant de Philoxène est très explicite à cet égard : Celui qui soutient la doctrine
des deux natures, dit-il,
..rejette l'inhumanation, brise l'union et la remplace, soit par la conjonction, soit par
l'inhabitation dans l'homme pris par le Verbe. C'est là aussi ce qu'a pensé Nestorius : quiconque, en effet,
dit que celui qui est né est de deux natures, doit nécessairement penser que deux se sont incarnés : un
homme corporel par sa nature, et Dieu incorporel qui s'est fait corps.
Et s'il n'est pas permis
de penser de la sorte ; et si Jésus n'est pas deux à cause de la génération (temporelle), on ne peut admettre
qu'une hypostase et nature incarnée. Quiconque voit deux natures dans l'incarnation ignore ce qu'il dit,
ou - s'il le sait - il pèche volontairement et s'expose à une condamnation plus terrible.
Timothée Élure est plus catégorique encore lorsqu'il écrit dans sa Réfutation du concile de Chalcédoine :
Il n'y a pas de nature qui ne soit hypostase ; ni d'hypostase qui ne soit personne.
S'il y a deux natures, il y a absolument deux personnes et, s'il y a deux personnes, il y a aussi deux Christs,
ainsi que les nouveaux docteurs le proclament.
Il résulte de cette insistance sur l'unité hypostatique - et donc physique - que les
monophysites refusent toute expression de nombre et de dualité dans la description du Christ.
Une expression de l'enôsis -unité qui laisse place au nombre ne peut signifier qu'une union mensongère
et une unité d'apparence. Lorsque saint Léon écrit :
Bien que, dans le Seigneur Jésus Christ, UNE soit la personne de Dieu et de l'homme, AUTRE est ce qui procure aux deux l'humiliation commune, AUTRE ce qui procure la gloire commune.
Timothée Élure estime qu'il se contredit :
Il dit que la personne est une - écrit-il pour réfuter l'assertion du pape - et, semblable à un homme qui oublie ses propres paroles, il recommence à dire qu'il (le Christ) est « autre et autre ». Comment donc, dis-moi, ce (terme) UN est-il devenu AUTRE et AUTRE ? On ne peut comprendre que un et deux soient la même chose ! La raison de l'union est incompatible avec AUTRE et AUTRE.
Finalement Timothée termine en accusant Léon de n'admettre dans le Christ qu'une
adhésion par participation (sunapheia), une union d'apparence, tout comme « ceux qui divisent », c'est-à-dire
comme les nesto-riens.
Philoxène se montre également catégorique dans le passage suivant :
Nous ne pouvons en aucune façon voir deux (choses, êtres, natures) dans l'union ; de même, en effet, qu'il n'y avait pas union avant que la mixtion s'opérât - de même il n'y a pas de séparation après que l'union s'est accomplie par la mixtion. Si l'on va détruire l'union en introduisant le nombre, il faut admettre dans le Christ une moitié divine et une moitié humaine, car de même que c'est par un que l'union est reconnue, de même par deux, c'est la dualité qui est établie.
Dans le même passage, Philoxène déclare ne pas trouver de véritable union dans
la doctrine qui admet dans le Christ « un autre et un autre» c'est-à-dire deux natures, malgré la
prétention des dyophysites à confesser l'union.
Sévère, tout en maintenant la différence et la propriété des éléments en qualité naturelle,
s'est énergiquement défendu de tomber par là dans l'affirmation du nombre :
Nous disons ce qui est, sans disputer : la dualité est la division et la séparation. Si l'union est véritable, il n'y a plus en aucune façon « deux natures » mais le Christ est réputé UN de deux.
Résumons-nous : l'union (enôsis) signifie très exactement pour un monophysite
réduction à l'unité ou unification.
Cette unification exclut toute affirmation numérique.
Seule l'énumération des qualités - qui ne fait pas nombre et ne sont que description extérieure de la réalité - peut
être autorisée à un monophysite conséquent.
13) Une nature du Dieu Verbe incarné :
Ne nous attardons pas ici sur les formules de propagande monophysite, et notamment sur l'interprétation théorique de la fameuse phrase :
Mia phusis tou theou logou sesarkômenè - une nature du Dieu Verbe incarnée (la nature).
Nous ne ferions qu'y retrouver ce qui a été dit plus haut du dogme monophysite.
Nous nous contenterons ici d'étudier une variante du troisième terme.
Certains monophysites ont présenté la
formule sous la forme sesarkômenou (au masculin, se rapportant au Verbe), au lieu de sesarkômenè
(au masculin, se rapportant au Verbe) - attribuant le qualificatif à la nature du Verbe et non au Verbe lui-même :
Mia phusis tou theou logou sesarkômenou - une nature du Dieu Verbe incarné (le Verbe).
14) Deux approches différentes, entre Philoxène de Mabboug et Sévère d'Antioche :
Il est bien évident qu'il faut renoncer à attribuer spécialement la première formule au Patriarche Cyrille, pour l'opposer à la seconde qui serait propre à Sévère. Il faudrait rapprocher plutôt cette différence à celle que nous avons notée entre Philoxène de Mabboug et Sévère.
Une nature, PLUS l'adjonction d'une humanité :
Philoxène, qui affirme essentiellement la nature divine et considère l'humanité comme étant une adjonction surnaturelle, adopterait plutôt la formule mia phusis tou theou logou sesarkômenè - une nature du Dieu Verbe incarnée (la nature).
Une nature unique, après la métamorphose des deux natures initiales, en simples qualités :
Sévère, qui déduit l'unité naturelle de l'unité hypostatique du Christ, après la
composition ex duo phuseôn - DE deux natures, devrait en toute logique (et il l'a fait dans une
certaine mesure) accorder ses faveurs à la variante sesarkômenou (au masculin, se rapportant au Verbe).
Cette dernière formule est d'ailleurs supposée par une autre formule qui se rencontre très fréquemment chez
Sévère :
Mia phusis sunthetos - une nature composée.
On objectera que la formule mia phusis sunthetos
se comprend même dans une perspective philoxénienne. Même dans cette expression, bien sûr, phusis peut
se rapporter à la nature immuable du Logos et non à une nature modifiée, c'est-à-dire enrichie
par l'incarnation, et résultat de cette incarnation.
Il est facile d'expliquer de la même façon la formule mia phusis tou theou logou sesarkômenou - une nature du Dieu
Verbe incarné (le Verbe). Ces deux formules trop simples prêtent évidemment à tous les artifices d'exégèse.
Il reste néanmoins que chez Sévère et chez Philoxène, sans qu'il se présente de différence fondamentale,
l'accent n'est pas mis sur les mêmes réalités. L'opposition de sesarkômenou (doublé du logos sunthetos - Verbe composé)
à sesarkômenè reflète assez bien cette nuance de désaccord.
Sévère a donc tendance à mettre sur le même plan humanité et divinité. Non seulement il emploie la formule
de phusis sunthetos- nature composée, annonçant en cela la phusis dittè - nature double des futurs
jacobites, non seulement il répète dans ses ouvrages que le Christ fut de deux natures ex duo phuseôn, mais
il admet la permanence de deux natures en son sein avec cependant cette restriction de taille en theôria - par une vue de l'esprit.
Nous sommes loin ici de Philoxène et de son refus d'user du terme de nature à propos de l'adjonction humaine.
Comment préciser cette formulation qui devait paraître scandaleuse à certains monophysites intransigeants ?
Il est facile en tout cas de se rendre compte comment Sévère fut amené à se servir de cette expression dyophysite.
Il s'agit d'échapper à l'accusation d'eutychianisme, de montrer qu'il « reçoit la différence des éléments » et qu'il
admet « la différence entre le Verbe et la Chair », « la différence essentielle entre la divinité et l'humanité ».
Il s'agit également d'échapper à l'accusation de Jean le Grammairien, qui veut le mettre en contradiction
avec Saint Cyrille « qui ne refuse pas de nommer deux natures, parce qu'autre est la nature du Verbe et autre
la nature de la Chair animée et raisonnable ».
15) L'évocation de deux natures : une fiction intellectuelle.
En admettant les deux natures, Sévère évite à la fois de donner prise au reproche d'eutychianisme et de contredire le témoignage du plus vénéré des Pères, St. Cyrille. Mais il semble tomber par là, dans l'hérésie chalcédonienne. Aussi s'empresse-t-il d'ajouter :
Voir deux (natures) n'est permis que par l'imagination de l'esprit, qui prononce la différence (des éléments) comme en qualité naturelle.
Il multiplie les correctifs lorsqu'il lui arrive d'employer la formule redoutable.
On peut concevoir, les deux natures après l'union, les contempler, les apercevoir seulement par l'esprit, par une imagination de l'intelligence, les saisir par la pensée, les séparer par une pure contemplation, percevoir la dualité imaginée par la pensée.
Toutes ces restrictions ont pour effet commun de replacer la dualité dans le domaine de la
considération intellectuelle, dans l'ordre purement logique.
En réalité cette dualité n'existe pas dans l'objet, elle est tout entière une création de l'esprit ; les deux natures
n'existent que dans la pensée, dans l'imagination de celui qui considère intellectuellement la personne du Christ. Essayons
de voir ce que Sévère entend par la différence des éléments comme en qualité naturelle - en poiotèti phusikè.
Sévère a d'ailleurs explicité sa théorie dans le passage suivant :
Celui qui est formé par la composition et qui est un des deux» (car c'est l'unique nature du Verbe incarné)
n'est donc divisé que par la contemplation en theôria monè - uniquement par une vue de l'esprit et de telle sorte
que nous connaissions la diversité (des éléments) qui ont été groupés en Un ; car l'un est incréé et l'autre créé ; l'un
est la divinité et l'autre l'humanité, et la séparation « d'un autre et d'un autre » (ne) va (que) jusqu'à la qualité essentielle.
La divinité en effet et l'humanité ne sont pas identiques par l'essence.
Cesse donc, ô grammairien, de diviser l'unique qui
existe dans la composition, pour (arriver à) la diversité qui divise les natures complètement et certainement et
qui les met à part ; (cesse) de vouloir montrer deux natures subsistantes et de blasphémer avec ceux qui combattaient
autrefois contre St. Cyrille en disant : « comment ne concède-t-il pas deux natures subsistantes après
l'union indivisible ? »
Tu luttes contre ceux qui disent une nature du Fils incarnée. En effet, c'est dans la composition, sans altération,
ni confusion, qu'ont été constituées les natures dont est formée l'unique (nature) et non pas dans les propriétés
de leur existence singulière, (comme il le faudrait) pour que nous disions deux natures subsistantes.
Il en va de même pour l'homme semblable à nous : — il y a une (seule) nature et hypostase (formée) de l'âme et du corps,
selon la parole du Docteur. Lorsque nous séparons par de pures pensées, par des spéculations subtiles et des
imaginations de l'intelligence, nous concevons aussi à son sujet deux natures (l'une qui est celle
de l'âme et l'autre celle du corps) dont un (seul homme) est formé.
C'est pourquoi il (Cyrille) a dit que
nous concevons (dans le Christ) deux natures et nous ne disons pas que deux natures existent : car chacune
des natures n'existe pas d'une existence propre, et il n'y a qu'une nature et hypostase - de deux (ek duo).
Lorsque par la séparation logique nous percevons la différence, et que nous observons que les deux éléments
maintenant réunis diffèrent de genre (genos) et ne sont pas identiques en essence (ousia), nous
arrêtons là, la diversité.
Sans doute, les éléments dont est formé cet (être) unique sont autre et autre par l'essence,
mais l'être n'est pas pour cela divisé en hypostases et natures différentes. Il n'y a qu'une nature et hypostase
du Verbe incarnée, qui est de deux. C'est ce que les paroles du Docteur crient manifestement à ceux qui ne se
bouchent pas volontairement les oreilles.
Remarquons à ce propos que Sévère reprend exactement dans ce passage la tradition cyrillienne.
Parfois, on a essayé d'opposer Cyrille à Sévère :
- Cyrille aurait conservé la réalité des natures après l'union, avec cette restriction qu'il fallait une opération
de l'intelligence pour distinguer ces deux natures que l'union avait si étroitement groupées.
- Au contraire, pour Sévère, les natures ne se distinguent plus entre elles après l'union ; l'intelligence seule
crée entre les deux une différence purement imaginaire.
En réalité, le terme de nature recouvrait celui d'hypostase aussi bien chez Cyrille que chez Sévère : les deux
formulations sont parfaitement équivalentes. Ce qui prouve que Sévère est simplement retourné aux sources
d'un monophysisme plus modéré.
Remarquons également que, même lorsque Sévère a recours à la formule de deux natures - ek duo phuseôn, il
ne considère pas la nature humaine comme un ensemble abstrait de propriétés de qualités et de prédicats qui
serait venu s'ajouter à la nature divine et se grouper autour du foyer central de l'hypostase du Logos, dont
elle aurait constitué un enrichissement.
Cette réduction de l'humanité du Christ à une abstraction philosophique met en danger pour un monophysite
la valeur sotériologique de l'incarnation toute entière. Si ce n'est pas un homme concret, réel, qui a bien subi
l'union ineffable, l'humanité tout entière n'a point été sauvée.
Sévère emploie concurremment avec la formule de deux natures - ek duo phuseôn, la formule
de deux hypostases - ek duo hupostaseôn, pour bien marquer par là qu'il s'agit de l'union de deux personnes
concrètes.
Le Christ est composé de l'unique hypostase du Verbe et de la Chair consubstantielle à la nôtre, animée d'âme raisonnable et intelligente.
Il ne s'agit nullement d'un complexe d'accidents, d'un groupement de propriétés perdant leur foyer propre et indépendant, pour n'avoir plus qu'un même centre et un même principe d'unité avec les propriétés divines.
16) Le refus, de la part de Sévère,
de toute réduction de l'humanité du Christ à une abstraction
philosophique :
La discussion que Sévère soutint à ce propos avec l'eutychianiste Serge le Grammairien est particulièrement
intéressante, dans la mesure où elle montre concrètement ce qu'entendaient par phusis, les deux adversaires :
- pour Serge, la phusis n'est autre que l'essence - ousia, c'est-à-dire l'essence abstraite spécifique
(deutera ousia - essence seconde), par opposition aux essences particulières - merikai ousiai dont il parle
un peu plus loin.
- Pour Sévère, la nature, c'est également l'ensemble des propriétés naturelles - mais en tant qu'elles sont inséparables de l'hypostase,
en tant qu'elles sont le résultat de la considération intellectuelle et de la description de cette hypostase.
Autrement dit, c'est l'essence particulière - merikè ousia, mais inséparable de l'hypostase à laquelle elle
est fortement rattachée.
Nous retrouverons des considérations analogues, en effectuant un parallèle entre la doctrine de Jean Philoponos et celle de
Léonce de Byzance.
Citons, en attendant, le texte suivant de Sévère, caractéristique de son refus total de toute composition abstraite du Christ :
Mais ce que je sais d'évidence, dit-il, c'est qu'aucun de ceux qui pensent que l'âme humaine est intelligente,
raisonnable et immortelle n'a dit qu'elle est, avec le corps mortel et sensible, une essence (ousia et une qualité (poiotès),
ou que l'homme est composé de cela (d'essence et de qualités).
Nous l'affirmons encore beaucoup plus fortement au sujet de l'Emmanuel : aucun homme sensé n'a dit que la nature
du Verbe Dieu et la Chair animée et douée d'intelligence, qui lui a été unie hypostatiquement, sont
devenues d'une essence et qualité - mias ousias kai poiotètos.
Je ne parviens pas non plus à voir comment tu sépares les natures des qualités, ni comment tu dis que la
qualité - poiotès du Verbe a participé à la qualité du corps. Qui as-tu vu, parmi les Pères théologiens, qui
ait jamais proféré dans l'Église une parole si insensée ?
Tous en effet admettent l'union des natures - enôsis tôn phuseôn, dans lesquelles apparaissent absolument
sans être séparées les qualités réelles. C'est pourquoi, quand tu demandes de quoi (est-il composé) ? - j'ai répondu :
En disant que l'Emmanuel est de deux natures - ek duô phuseôn, nous devons confesser également deux propriétés ;
j'ai dit que cela était capital et j'ai prouvé longuement et sans animosité ce qui a été dit.
17) L'existence d'une période avant l'union : une fiction intellectuelle.
Ne croyons pas pour autant que Sévère admettait l'existence avant l'union d'une hypostase
humaine à laquelle le Logos se serait uni. Sévère n'a jamais approuvé l'erreur de la chair préexistante.
En réalité la conception d'une période avant l'union, où l'humanité parfaite et le divin Logos se seraient trouvés séparés,
est une pure conception de l'esprit : c'est l'esprit qui fait abstraction de l'union, « seul état réel où la Chair se
voit trouvée depuis son entrée dans l'existence ». Lorsque la pensée de l'union se présente à l'esprit - qui l'avait
jusqu'alors intentionnellement écartée - même la dualité purement imaginaire des natures s'évanouit.
L'affirmation de duo phuseis - deux natures dans le Christ est impossible pour quiconque prête attention à l'union accomplie - enôsis phusikè ; la formule ek duo phuseôn - de deux natures est admise parce qu'elle reporte l'esprit à un état idéal de la divinité et de l'humanité en-dehors de l'union, et en quelque sorte à un moment idéal antérieur à l'union.
Le pro tès enôseôs - avant l'union n'est jamais un instant réel où la nature humaine (ou l'hypostase humaine) existe réellement à part ; ce n'est qu'un moment idéal, arbitrairement conçu par l'intelligence humaine.
18) La persistance des propriétés divines et humaines - dans l'Économie - en dépit de l'unique nature en Christ.
Reste à examiner un des points les plus controversés de la doctrine de Sévère,
la permanence de la nature dans la propriété
naturelle - en idiotèti tè kata phusin. Cette formulation est d'ailleurs contredite par certains autres monophysites.
Philoxène par exemple anathématise la séparation et la division des propriétés de même que leur répartition entre deux natures
comme telles. Timothée Elure se refuse également à admettre la permanence des propriétés après l'union.
À vrai dire Sévère lui aussi - pour éviter le reproche de chalcédonisme - exclut, par la communication des idiomes,
la répartition des attributs entre la divinité et l'humanité considérées comme deux natures ; il refuse de reconnaître
ces attributs après l'union, pour les rapporter tous à l'unique Verbe incarné.
Comme pour tous les autres monophysites, la distinction et la répartition des propriétés ne vont pas pour lui
sans la séparation des natures, c'est-à-dire pour eux des individus.
Le terme de propriété, au sens large du terme, indique pour lui des attributs, qualités, paroles
ou actions, qui conviennent exclusivement à l'une ou l'autre des natures, c'est-à-dire à Dieu et à l'homme.
19) L'essence spécifique du divin et l'essence spécifique de l'humain préservées dans l'unique nature en Christ :
Cependant, pour réfuter les théories eutychianistes d'un certain Serge le Grammairien, qui tenait pour une absolue et totale unification du Verbe incarné, Sévère estime qu'il faut - même après l'union - reconnaître une certaine propriété dite propriété comme en qualité naturelle - en idiotèti tè kata phusin à chacune des deux natures dont est formé le Christ.
Pour sauvegarder l'intégrité substantielle des éléments dans l'union, j'ai dit, en reprenant les paroles du sage Cyrille écrites dans la 3e lettre à Serge, qu'il fallait absolument et de toute façon que nous confessions les propriétés des natures dont est formé l'Emmanuel, j'entends les propriétés comme en qualité naturelle, et non en tant que les natures existeraient à part, divisées et éloignées l'une de l'autre. En effet « quiconque ne confesse pas cela en vient à l'opinion de ceux qui mélangent les essences ».
Remarquons que Sévère s'abrite derrière l'autorité de St. Cyrille qui emploie une expression analogue dans la 2e lettre à Succensus :
Bien que nous disions qu'il est le Fils unique de Dieu, incarné et fait homme, il n'est pas pour cela mélangé comme il leur semble ; la nature du Verbe n'a pas été changée en la nature de la chair, ni celle de la chair en celle du Verbe, mais chacune d'elle demeurant et étant conçue dans la propriété naturelle en qualité naturelle - en idiotèti tè kata phusin, selon la manière que nous venons de dire - l'union inénarrable et ineffable nous montre l'unique nature du Fils, comme je l'ai dit, incarnée.
20) La « manière d'être » de l'humain et du divin en Christ :
Mais comment définir cette propriété, même en qualité naturelle ? et comment
la distinguer - pour reprendre l'expression de Sévère - « de celle qui ferait que chacune des natures serait
constituée à part et d'une façon indépendante » ?
La réponse, Sévère la déduit de la façon suivante du commentaire d'un passage du deuxième livre de Cyrille contre
les blasphèmes de Nestorius :
Ce qui a été rapporté établit manifestement que la qualité naturelle est ce qui exprime la manière d'être - ho logos tou pôs einai. En effet, le Docteur dit que selon la raison du comment, les choses nommées (la divinité et l'humanité du Christ) apparaissent différentes et ne sont nullement semblables entre elles. Nous confessons donc 1) la différence 2) et la propriété 3) et la diversité des natures - dont est formé le Christ.
Cette manière d'être n'est autre que la qualité naturelle ou ce que nous
appellerions aujourd'hui l'essence spécifique. Dire la différence et la diversité des éléments,
et affirmer la propriété quant à la qualité naturelle - revient exactement au même.
La différence et la propriété ne seraient détruites que par la confusion : l'union se faisant
sans confusion, elles ne peuvent que persister dans l'économie en dépit de l'unique nature.
L'affirmation du maintien de la différence comme en qualité naturelle est donc la conséquence immédiate de la
position médiane, qu'adopte le sévérianisme entre le chalcédonisme et l'eutychianisme : refus de la différence
des natures, mais aussi refus de la confusion.
Ce refus de la confusion a été quelquefois mené très loin. Poussant à l'extrême les idées de Sévère en la
permanence comme en qualité naturelle, certains de ses adeptes, à la suite d'un certain Themistius, ont distingué
deux qualités naturelles dans la science du Christ : une qualité divine, qui est omniscience et toute
compréhension - et une science humaine, avec ce que cet adjectif comporte d'ignorance et d'imperfection.
Le problème de l'ignorance du Christ est directement lié à celui de la date du Jugement dernier. On lit en effet dans l'évangile selon St. Marc ces paroles du Christ :
Quant à ce jour ou à cette heure, nul ne sait rien, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, si ce n'est le Père seul (Mc 13, 32).
1) Un Christ réellement ignorant ?
Comment interpréter le refus que le Christ opposait à la curiosité des Apôtres ? Est-ce que Jésus Christ a voulu prendre sur lui toutes nos misères sauf le péché, en sorte que son ignorance du jour du jugement a été involontaire et réelle ? Cette thèse antijulianiste (puisqu'elle suppose à l'enveloppe humaine du Seigneur des faiblesses qui, pour Julien, sont le résultat de la corruption) fut celle de St. Cyrille d'Alexandrie.
2) Un Christ qui faisait semblant de ne pas savoir ?
Mais il existe une autre interprétation, à savoir que Jésus connaissait le jour du jugement mais ne pouvait ni ne voulait le faire connaître à ses disciples. La deuxième explication triomphe définitivement vers le VIe siècle, à partir de l'instant où, sous le nom d'agnoétisme, la théorie de l'ignorance réelle se confond avec cette tendance extrémiste de sévérianisme dont nous venons de parler.
3) Un Christ qui n'est pas astreint à l'ignorance.
Malgré l'autorité de Cyrille, toute l'Eglise officielle, sans tomber dans le julianisme, se ralliera à une solution de synthèse, celle de St. Augustin qui prétend que :
Si le Christ s'est chargé des défauts humains qui sont la conséquence du péché, il possède dans son âme la perfection de la science et de la grâce ; s'il se soumet aux conséquences du péché que constituent les souffrances et la mort, il n'est pas astreint à l'ignorance, car c'est lui qui est notre science et notre sagesse.
Cependant, à l'intérieur du sévérianisme, le mouvement agnoète devait demeurer vivace jusqu'à une époque très tardive. On rencontre encore des agnoètes en Égypte jusqu'au IXe s.
1) Jean Philoponos ou Jean le Grammairien.
Tel se présentait donc le monophysisme orthodoxe, celui de Dioscore et de Sévère, celui qui
survit actuellement dans l'Eglise syrienne orthodoxe et dans l'Eglise copte.
Nous avons cependant noté une légère divergence entre :
- la tendance originelle, celle de Dioscore, puis de Philoxène, tendance caractérisée par :
a) l'affirmation forcenée de l'intangibilité de la nature divine,
b) et par le refus de considérer comme naturelle l'adjonction humaine qui fut de l'ordre de l'Économie ;
- et la tendance sévérienne qui part d'une définition philosophique de la nature, pour n'accorder qu'une nature
à l'hypostase unique du Christ qui est DE deux natures - ek duo phuseôn.
Or ces innovations sévériennes sont en partie d'inspiration aristotélicienne. Des formules
analogues ont été défendues - d'une façon plus documentée et plus philosophique il est vrai - par un autre
grand théologien monophysite, Jean Philoponos. Celui-ci se réclame ouvertement d'Aristote, auquel il
fait des emprunts multiples dans ses conceptions comme dans ses formules.
2) La théologie aristotélicienne de Léonce de Byzance.
Mais les théologiens monophysites ne furent pas les seuls à repenser leur théologie
dans une perspective aristotélicienne. L'aristotélisme connut un regain de vogue au VIe siècle, et des
théologiens chalcédoniens, comme Léonce de Byzance, furent amenés à construire eux aussi une
christologie aristotélicienne, mais cette fois-ci de tendance duophysite. Ils furent évidemment amenés
à se rapprocher des positions sévériennes.
Une analyse précise des œuvres de Philoponos et de Léonce de Byzance nous permettra de nous rendre compte
de l'importance de ce rapprochement, et de la façon dont les mêmes concepts philosophiques servirent en
fin de compte à justifier deux christologies, dans la lettre radicalement différentes.
3) La vie de Philoponos.
Philoponos a dû naître vers 490. Il fut l'élève d'Ammonius, puis devint grammairien,
d'où l'épithète qui lui resta de Jean le Grammairien. Il se convertit au christianisme vers 520.
Il publia toute une série d'œuvres philosophiques, grammaticales et théologiques. Il s'efforça dans ces
dernières de réconcilier le christianisme avec l'aristotélisme, dont il défendait les idées depuis son
lointain apprentissage à Alexandrie.
On peut dire sans crainte de Philoponos qu'il fut un disciple d'Aristote. Il se réfère en effet constamment
aux œuvres du maître et en a même commenté un certain nombre. N'exagérons pas cependant. Il s'est écarté
de l'aristotélisme sur certains points. C'est ainsi qu'il a nié l'éternité du monde dans le :
« De aeternitate mundi ». D'autre part il n'a jamais rejeté Platon, qu'il qualifie de fleur de la philosophie.
4) De la philosophie à la christologie : deux sortes de natures.
Essayons maintenant de comprendre de quelle manière Jean Philoponos est passé de ses
conceptions philosophiques à ses conceptions christologiques.
Tout d'abord il admet deux sortes de phusis :
- une phusis sur le plan de l'eidos, de l'espèce,
- et une phusis sur le plan des atoma, des individus.
a) Dans le premier cas il s'agit d'une phusis koinè, d'une nature commune ;
b) dans le deuxième cas d'une phusis merikôtatè, d'une nature particulière.
La phusis koinè, la nature commune est un concept général qui englobe tout ce qui participe à
une même ousia et fait partie d'un même eidos. Elle est le facteur commun de l'espèce
commune, koinon eidos. Elle est multipliée dans les hupokeimena, c'est-à-dire dans les sujets,
dans les individus, et elle apparaît entière et sans séparation dans chaque hupokeimenon.
Quant à la phusis merikôtatè, elle représente l'ensemble des caractères de l'individu et ne
diffère de la phusis koinè que par certaines idiotètes, certaines particularités qu'elle lui ajoute.
Pour Philoponos, aucune nature n'existe en dehors des individus. Pour la phusis merikôtatè, la nature particulière,
c'est absolument évident, puisqu'elle n'est que description et énumération des caractères de l'individu.
La nature commune - phusis koinè n'existe pas non plus en-dehors des hupokeimena et des atoma, puisqu'elle
n'est que leur facteur commun. Une idée, un caractère n'existe pas sans l'individu, ce n'est qu'un logos ôrismenos,
un son de voix. Seul l'individu concret existe.
Ces affirmations sont caractéristiques de la démarche de Philoponos, comme de son maître Aristote. Il part de la contemplation
concrète des individus pour en arriver par la pensée à ces abstractions sans existence personnelle que sont les phuseis.
Jamais il ne poserait comme Platon des idées pures primordiales qui subsisteraient par elles-mêmes, et dont les êtres
concrets ne seraient qu'une imitation déformée.
5) Confusion de la nature et de l'hypostase :
Cette conception a chez Philoponos une conséquence grave. Il en arrive à confondre la phusis
et l'hypostase. Il écrit quelque part : « la phusis est l'huparxis - existence de l'objet comme l'hupostasis ».
Il est en effet évident que la nature - c'est-à-dire les caractères de l'hypostase - constitue cette hypostase elle-même.
Philoponos, en bon grammairien, explique étymologiquement cette assimilation de la façon suivante : C'est une seule et même chose
qu'être créé (comme phusis) pephutai - et exister (comme hupostasis) huphestèke.
De la même façon l'ousia est l'équivalent de la nature commune. Elle est par là, de l'ordre de l'existence ;
seuls certains détails partiels de l'individu - détails qui ne constituent pas une espèce - sont de l'ordre de
la catégorie.
Ces détails nous amènent à considérer les différentes qualités - idiotètes de la nature.
La nature, qui est inséparable de l'hypostase, représente autre chose que la somme et l'addition des idiotètes.
C'est pourquoi une idiotès ne représente pas une nature. Il n'y a nature que lorsqu'un certain
nombre d'idiotètes ou de diaphorai (différences) interviennent en commun à l'intérieur d'un même
individu existant.
6) La notion d'« union » chez Philoponos.
Par ce biais de l'enôsis des idiotètes à l'intérieur de la nature, nous abordons le problème général de l'enôsis, de l'union chez Philoponos, problème d'un intérêt tout particulier, en raison de ses implications cbristologiques. Pour Philoponos il y a différentes sortes d'enôsis.
a) L'union verbale :
L'enôsis peut n'être qu'une abstraction, une enôsis kat'eidos - union formelle :
« Leur union ne repose que sur
la simple schesis - manière d'être, car visiblement nous nous trouvons en présence de diaphorai
phuseis - natures différentes » (Cf. In. Phys. 56, 9 sqq).
Deux choses de même espèce peuvent être groupées sous un même vocable, un sunônumon, un nom commun.
Quelquefois même un homonumon constitue à lui seul toute l'enôsis qui devient alors purement verbale.
C'est le cas par exemple de deux personnes qui portent le même nom, sans manifester aucune ressemblance.
Mais en cas d'enôsis kat'eidos, l'individu reste dans son hypostase ; le nombre des objets ou des personnes
n'est pas modifié. Il n'y a au fond que parathesis - harmonie qui laisse à l'individu son existence propre.
b) L'union d'interpénétration :
Jean Philoponos distingue ensuite une autre unité plus tenace, celle par exemple des quatre éléments de la
création qui s'interpénétrent pour constituer des composés stables - ou encore celle de l'âme et du corps qui
s'unissent pour constituer l'individu.
Cette fois, les composants par leur interaction réciproque ont perdu toute individualité réelle ; les quatre
éléments par exemple ne se trouvent plus qu'en puissance (dunamei) dans les corps, et, comme leurs ousiai
se conditionnent mutuellement, leur nombre primitif n'est plus. Il n'y a pas seulement cette fois unité verbale mais
unité réelle : totalité.
c) L'union des contraires :
Philoponos fait alors une nouvelle distinction. Lorsque l'union s'effectue entre des contraires, comme par
exemple le blanc et le noir, on assiste à la formation d'un tertium quid et il est impossible
de revenir à l'état antérieur.
Pour revenir à l'exemple précédent, l'union du noir et du blanc donne le gris, et il est impossible à partir
du gris de retrouver les composants primitifs.
d) L'union dont la totalité est PLUS que la somme des parties :
Mais il peut s'agir aussi de parties véritables qui subsistent intégralement sans modification.
Ces parties n'existent pas seulement en puissance à l'intérieur de la totalité, qui ne constitue pas alors
une totalité véritable, mais une possibilité de totalité.
Elles existent aussi en energeia - actualisées (« en acte »), et la totalité existera alors elle
aussi en énergie. Cette totalité représentera ainsi autre chose que la somme des parties :
ce n'est que dans ce dernier cas qu'il s'agira d'une totalité réelle et non pas d'une totalité fictive.
Par exemple : l'union de l'âme et du corps appartient à cette catégorie ; l'âme et le corps constituent en
effet une monas - unité ou monotès - unification qui est PLUS que leur juxtaposition. Il ne peut être
question de les énumérer, sinon par la pensée, par la theôria, mais, lorsque la mort intervient, l'âme et
le corps retrouvent leur individualité antérieure.
L'eidos - espèce par contre ne constitue pas à proprement parler une totalité. Les individus de l'eidos - espèce
ne sont PAS ses parties.
Par contre, la forme et la matière de l'eidos - espèce - forme et matière qui constituent dans l'eidos
une union tenace, sont à mettre sur le même plan que les stoicheia - éléments qui composent un objet.
7) L'unité hypostatique.
De la totalité ainsi définie, Jean Philoponos passe à l'unité hypostatique.
En effet, l'hypostase est pour lui sunethemenè - totalisée ; autrement dit, c'est une totalité et par là,
la sunthesis - union exclut la division et l'énumération de ses parties et de ses éléments.
La ténacité de l'union des parties dans la sunthesis s'explique par l'actualisation (passage
de ce qui est « en puissance », à ce qui est « en acte »).
Il y a en effet pour chacune des parties actualisation, passage de la dunamis - puissance
à l'energeia - énergie : existence en acte. et à la teleiotès - achèvenent, c'est-à-dire
à l'activité et à l'accomplissement. Citons J. Philoponos :
La dunamis - existence potentielle de la luminosité de l'air s'accomplit lors de l'intervention de la lumière et devient energeia - existence en acte de la lumière. De même qu'on peut dire d'un homme qu'il participe à l'intelligence, mais qu'il reçoit en energeia - dans la réalité concrète une partie des choses de la culture et conduit à la teleiotès - accomplissement et à l'energeia - la réalité concrète ce qui n'était que dunamis - potentiel.
8) La nature unique.
Suivant ces principes l'union hypostatique de deux phuseis haplai - natures simples
aboutit à une phusis sunthetos - nature unique. Il ne peut subsister deux natures à l'intérieur de
cette phusis sunthetos - nature unique, car il y aurait alors dualité et division. L'enôsis - unité comporte
une réduction en nombre ; le résultat ne peut en être qu'une nature unique.
Par conséquent, toute diairesis - différence et énumération des natures qui ne tiendrait aucun compte
de l'étroitesse de l'union dans la sunthesis, union fondée sur l'actualisation des dunameis,
des natures originelles, n'est que théorique et artificielle.
La division n'est que vue de l'esprit et ne correspond à rien dans la réalité, ce qui ne veut pas dire que
les deux natures composantes subissent de par leur contact une transformation tropè, metabolè, alloiôsis,
phurmos susceptible d'empêcher le retour à l'état antérieur. Dès qu'intervient une diairesis - division,
les deux ou plusieurs natures composantes retrouvent automatiquement et sans modification leur existence préalable.
Les différences des phuseis - natures subsistent donc dans l'union mais ne constituent pas de nombre,
parce que le qualitatif, nous l'avons vu, n'engendre pas le quantitatif. S'il y avait nombre, il n'y aurait ni
totalité ni sunthesis, mais collection de singularités séparées.
Mais alors, si qualificatif et quantitatif
sont deux choses totalement différentes, l'unité d'un objet ne peut supprimer la multiplicité des diaphorai -
distinctions et idia - caractéristiques propres., diaphorai et idia qui, nous l'avons vu,
ne sont pas des objets et ne sauraient accéder à l'existence ; réciproquement, la multiplicité de ces derniers
ne peut entraîner la multiplicité d'objets.
Nous avons employé indistinctement jusqu'ici les termes d'idiotès - particularités et de diaphorai - différences.
Pour Philoponos ces deux expressions sont à peu près équivalentes ; la seule différence est une différence de perspective ;
lorsqu'il emploie le terme diaphorai - différences, il compare la phusis - nature envisagée avec d'autres natures ; lorsqu'il
parle d'idiotès - particularités, il n'envisage qu'une seule et unique phusis - nature.
Les idiotès - particularités,
répétons-le, ne sont pas des phuseis ; elles sont les dèlôtika des phuseis - les caractères
des natures. En cas d'union des phuseis - natures, les idiotètes - particularités ne disparaissent
pas, mais leur multiplicité n'altère en rien l'unité de la phusis sunthetos - nature unifiée ainsi obtenue.
Pour Philoponos, le Christ est une nature ousia - phusis - hupostasis, termes pratiquement identiques à ses yeux - qui, lors de son Incarnation, acquiert une particularité, qui est l'humanité. Cependant, une particularité n'est pas pour autant une nature. Le Christ incarné conserve donc sa nature unique.
Philoponos insiste particulièrement sur l'importance de la qualité dans l'ousia - nature. La qualité,
la poiotès - qui est l'équivalent de l'idiotès - est liée à l'ousia. Si elle vient à disparaître,
l'ousia se trouve détruite. C'est pourquoi la qualité, la poiotès, doit subsister même après
l'union.
Au contraire, le quantitatif n'est pas lié étroitement à l'ousia. Le quantitatif se modifie
lors de la sunthesis - union, car celle-ci supprime la multiplicité. Le qualitatif et le quantitatif
subissent lors de la sunthesis deux sorts radicalement différents.
9) Philosophie et christologie chez Philoponos.
Les conceptions christologiques de Jean Philoponos découlent directement de ses conceptions
philosophiques. Philoponos s'est attaqué lui aussi au problème de la nature du Christ. Comme le Christ est un
individu unique, particulier, qu'il n'y a pas d'espèce-Christ, il ne peut s'agir à son sujet que d'une
phusis merikôtatè - nature particulière. Le Christ étant une hypostase, il ne peut avoir qu'une phusis.
C'est pour cette raison - en complet accord avec ses théories philosophiques - que Philoponos est resté
obstinément monophysite.
Il ne rejette pourtant pas l'idée d'une nature humaine avant l'union. Certes, la nature humaine du Christ
n'avait pas d'existence avant l'union avec la nature divine, mais elle a disposé pourtant d'un être particulier
doté de ses caractéristiques essentielles ; le Christ a été un homme véritable, une phusis merikè huparxeôs - nature
particulière appartenant à l'humanité, la seule que le Logos se soit uni. Rien n'a manqué au Christ de
l'humanité parfaite, même pas le noûs.
De la même façon, il ne s'agit pas pour la divinité du Christ de la divinité en général, mais du Logos,
d'une hypostase de la divinité, sinon le Père et le Saint Esprit se seraient également unis à l'hypostase
humaine.
Nous voyons poindre ici le trithéisme de Jean Philoponos : il sépare radicalement les trois hypostases divines,
qui ne sont plus liées entre elles que par la commune appartenance à l'eidos divin (espèce divine).
Écoutons à ce sujet Jean Philoponos en personne dans une de ses lettres à l'Empereur Justinien :
Nous avons déjà montré que ce n'est ni la phusis koinè - nature commune des hommes, ni la divinité en général qui viennent à s'unir ; votre Altesse Eternelle a déjà enseigné dans l'Orthodoxie que ce qui n'est pas délimité est sans hypostase. Il en est ainsi de ce qui est koinon - commun. C'est pourquoi la phusis - nature de la chair animée - qui fut prise de la Théotokos - s'unit avec Dieu, le Logos, bien qu'elle n'existât pas avant son enôsis - union avec Lui.
Pour mieux faire comprendre le rôle que joue la nature humaine dans le Christ,
Philoponos fait appel à des comparaisons caractéristiques. Il la compare notamment à la couleur blanche
d'un récipient ou à la forme d'un métal ; la nature humaine fait partie du Christ, comme la couleur blanche
fait partie du récipient ou la forme fait partie de l'objet de métal. C'est à des comparaisons de ce genre
que Philoponos avait fait appel pour faire comprendre ce qu'il entendait par totalité ou par sunthesis - réunion.
Elles annoncent déjà sa conception de l'unicité de la nature du Christ.
En effet, bien que la nature humaine et l'hypostase divine se rencontrent - suntrechein - la nature du Christ
n'est pas deux mais une, car elle est sunthetos - réunie. On peut parler de deux en théorie, en pensée,
mais dans la réalité elle est une phusis, hupostasis ou prosopon - nature, hypostase ou personne.
10) L'opinion de Philoponos, concernant la christologie chalcédonienne.
Philoponos envisage ensuite le chalcédonisme à la lumière de ses propres conceptions philosophiques. Pour lui,
les chalcédoniens - puisqu'ils ne suppriment pas le nombre des natures - n'admettent entre les deux natures
qu'une schesis psilè - un lien ténu, tel le rapport qui unit les membres d'un chœur de musique,
ceux d'une même famille ou les habitants d'une même ville.
Puisque le Christ n'est plus totalité, mais une simple collection de natures, le mot même de « Christ » n'est
plus qu'un nom qui s'applique aux deux natures comme homônumon ou comme sunônumon, comme homonyme
ou comme synonyme. Ce n'est qu'un simple accident qui ne correspond à rien à l'intérieur de l'ousia ;
l'incarnation du Christ est vidée de toute sa signification.
Pour Philoponos, l'erreur des chalcédoniens vient de ce qu'ils ont confondu le domaine de la réalité et celui de
la raison discursive, qui procède à des distinctions artificielles. On peut très bien, dit-il, donner plusieurs
noms à un même objet, sans que cet objet ait pour cela plusieurs natures ; l'objet reste seul et unique,
même si ces différentes appellations s'appliquent à lui ; il n'est soumis à la multiplicité qu'extérieurement
par le pouvoir de dissection de la pensée ; dans la réalité, dans l'existence il reste un.
Pour Philoponos, lorsque deux natures s'unissent dans une sunthesis, le suntethemenon - ce qui est réuni
ne peut être une hypostase que si celle-ci répond à une nature, sinon la phusis - nature deviendrait une qualité
ou une quantité, seule chose qui doit être multiple dans une hypostase.
En réalité, qualité et quantité ne peuvent constituer une phusis ; elles peuvent tout au plus contribuer
à la constituer. L'union de l'humanité et de la divinité dans le Christ est analogue à celle de l'âme et du corps
dans l'homme. Si l'on séparait l'âme et le corps - nous dit Philoponos - comme les chalcédoniens séparent
l'humain du divin dans le Christ, il faudrait lui reconnaître trois natures, la divinité, l'âme et le corps.
11) L'humanité et la divinité en le Christ.
Philoponos s'attaque enfin à un problème crucial du monophysisme, celui de l'importance
relative de l'humanité et de la divinité dans le Christ - problème crucial puisque le monophysisme fut constamment
accusé de trop rabaisser l'humanité au point de la faire pratiquement disparaître.
Pour Philoponos, la divinité constitue chez le Christ l'exaireton - un constituant, de la même façon que l'âme constitue
dans l'homme l'exaireton - un constituant du composé humain. Comme l'âme dirige le corps et en fait son organon,
son instrument ; de la même façon, la divinité du Logos dirige l'âme et le corps par l'intermédiaire de celle-ci (l'âme) :
tous les deux (l'âme et le corps) servent d'organon au Logos. Tout se passe d'ailleurs en une seule energeia - action :
une division en trois moments est exclue par le fait qu'il existe une teleiotès - une complétude. En raison de cette
unité et de la prépondérance naturelle du divin, il est possible de considérer le tout comme divin.
Cette comparaison entre le rôle de l'âme dans l'homme et celui du Logos dans le Christ pèche néanmoins par un détail.
En effet, certaines choses se passent dans notre corps dont l'âme ne réussit pas à être totalement maîtresse.
Au contraire dans le Christ, le côté humain n'est pas en état d'influencer le Logos divin.
Pour Philoponos, l'humanité et la divinité subsistent dans le Christ, dans les idiotès - caractéristiques qui
correspondent aux poiotètes phusikès - qualités naturelles de Sévère. Les idiotès - caractéristiques de
chacune des deux natures initiales du Christ ne sont en rien modifiées et ne subissent aucune transformation ; elles subsistent
intégralement, mais leur multiplicité n'altère en rien l'unité de la phusis sunthetos - nature unifiée.
Cette unité est renforcée par le fait que l'union de l'humanité et de la divinité a réalisé en énergie (en acte) une
potentialité (ce qui fut préalablement en puissance), ce qui ne veut pas dire que la divinité ait eu
besoin d'un complément quelconque, dans le sens où la partie constituante d'une totalité est atelès - incomplète.
Ce qui est vrai de l'humanité, qui se réalise pleinement dans son union avec la divinité, n'est pas vrai de la
divinité qui est très au-dessus de la teleiôsis - complétude, et ne se laisse comparer à rien. La dignité
de la divinité ne peut donc être affectée par le fait qu'elle n'est que partie dans le Christ, et qu'elle ne
constitue pas la totalité.
1) Natures, genres et différences spécifiques.
Envisageons maintenant la théologie de Léonce de Byzance. L'être - selon lui - est rassemblé en grandes divisions par les caractères communs de la généralité. Cependant, on revient à l'individu en suivant une classification descendante qui sépare, à l'aide des différences spécifiques.
Genres et qualités spécifiques :
On peut distinguer dans l'ousia plusieurs genè - genres ; par exemple : l'homme fait partie du genos
animal, c'est-à-dire le genre animal.
En dessous des genè, des genres, interviennent les sortes :
les eidè - formes. Celles-ci apparaissent quand au genos s'ajoutent les eidopoioi diaphorai,
c'est-à-dire les différences spécifiques.
Par « différences spécifiques » Aristote comprenait les poiotètes - qualités qui ne sont pas accidentelles,
qui sont indispensables à l'individu pour rester ce qu'il est, et qui contribuent à constituer l'être.
Nous trouvons chez Léonce de Byzance la même notion ; il considère les eidopoioi diaphorai - différences
spécifiques comme des poiotètes ousiôdeis - qualités substantielles ou bien comme des
poiotètes ousiôdeis - kat'autôn (c'est-à-dire : kata tôn ousiôn) - katègoroumenai - qualités
naturelles, ou relatives à leur nature.
A tout eidos - manière d'être, correspond une phusis - nature ou une ousia ; cette
phusis - nature est donc caractérisée par les caractéristiques du genos - genre auxquelles
s'ajoutent les eidopoioi diaphorai - différences spécifiques.
C'est pourquoi Léonce de Byzance dit qu'elles sont sustatikai tès ousias - propres à donner de la consistance
à la nature et ousiopoioi isiotètes tès phusin tou hupokeimenou dèlountes - caractéristiques naturelles qui
établissent le fondement de celle-ci.
Par exemple la phusis ou ousia - nature de l'homme est
caractérisée par le fait qu'il est un animal : zôon einai — ce qui est une koinotès, une propriété commune
du genos zôon - genre animal - et par le fait qu'il est logique et mortel, logikon kai thnèton einai,
différences spécifiques qui distinguent l'espèce humaine d'autres espèces du genos zôon - genre animal.
2) Différences spécifiques, espèces et individus.
Les différences spécifiques conduisent aux espèces. On arrive des espèces aux individus de la même façon qu'on descend des genres aux espèces. Aux diaphorai eidopoioi - différences spécifiques correspondent ici les idiômata aphoristika - caractéristiques distinctes. Léonce de Byzance les appelle également, tout comme Aristote, sumbebèkota - accidentelles, car leur présence ou absence ne modifie pas l'ousia - nature des individus, propriété générale qui les fait appartenir à l'eidos - manière d'être et les rend homoousioi - semblables.
3) Les particularités accidentelles aliénables et inaliénables.
Léonce de Byzance ajoute une autre distinction entre sumbebèkota khôrista et akhôrista - particularités
accidentelles aliénables ou inaliénables. Les sumbebèkota akhôrista - particularités accidentelles inaliénables
sont des particularités durables de l'individu qui ne sont pas essentielles à la phusis - nature et sont
par là sumbebèkota - accidentelles, mais qui distinguent constamment un individu des autres individus
de la même sorte, comme par exemple nez retroussé, yeux gris, etc....
Au contraire, les sumbebèkota khôrista - particularités accidentelles inaliénables sont des qualités temporaires
qui n'apparaissent que provisoirement pour disparaître ensuite - telles que la maladie et la santé.
Nous avons vu quels rapports Léonce de Byzance établissait entre l'eidos - manière d'être caractérisé par la
phusis - nature ou ousia, et l'atomon - "indivisible", individu caractérisé, en plus de l'ousia, par
les sumbebèkota - particularités accidentelles.
4) Hypostase et personne / ousia et nature :
Le rapport entre la phusis et l'hupostasis, c'est-à-dire entre la nature et l'hypostase est
pour lui le même qu'entre l'eidos - manière d'être, différences spécifiques et l'atomon - individu.
Remarquons que la nature n'est pour Léonce de Byzance qu'une participation à l'eidos. Parler de la nature humaine d'un
individu signifie simplement que cet individu fait partie de la race humaine et en présente les caractères spécifiques.
Les deux natures : hypostase et personne / nature et ousia :
Les conceptions théologiques de Léonce de Byzance sont étroitement liées à sa conception de l'ousia - nature. En effet,
la question de l'hypostase, qui ne se distingue pas du prosôpon - personne - et la question de l'ousia, qui ne se
distingue pas de la nature, constitue pour lui l'essentiel du débat christologique : c'est ainsi qu'il appelle
la querelle des deux natures.
Pour lui, la nature est inséparable de l'hypostase. Elle ne peut exister sans hypostase ; il n'y a pas de nature anhypostatique.
5) La Nature comme ensemble des caractères communs d'une espèce.
Ce refus de l'antériorité du concept et de l'existence autonome de l'idée nous replonge en plein aristotélisme. Le général,
pour Léonce de Byzance, n'existe que dans les individus. Mais à partir d'ici, sa pensée prend une direction chalcédonienne.
Comme le général n'existe que dans le particulier - dit-il - la nature humaine du Christ n'a pu exister avant
l'incarnation. II est donc impossible de prétendre à la manière des monophysites qu'il y a eu deux natures
avant l'union et que seule celle-ci a fait cesser la dualité.
En effet, si, comme l'admettent les monophysites, le Christ a été d'une part thnètos - mortel ; pathètos - passible
et phthartos - corruptible, c'est-à-dire s'il a possédé les différences spécifiques de la nature humaine - et s'il a
été d'autre part aphthartos - incorruptible et athanatos - immortel, particularités qui sont
caractéristiques de la divinité, pourquoi ne pas lui reconnaître deux natures ?
Nous pénétrons ici le fond de la pensée de Léonce de Byzance : pour lui nature n'est rien de plus qu'un ensemble
de différences spécifiques. Elle n'est pas un concept a priori ; elle n'est que l'ensemble de caractères
communs d'une espèce. Néanmoins, elle est partout où se présente cet ensemble de caractère commun à l'intérieur d'un
individu, même si celui-ci présente en outre les caractères communs caractéristiques d'une autre espèce.
6) Le concept de « Nature unique » s'applique-t-il au Christ ?
Léonce de Byzance réfute par la suite l'argument que tiraient les monophysites de l'unité
indiscutée de la nature humaine, quand l'homme se composait d'une âme et d'un corps.
L'homme se compose aussi - dit-il - de deux natures non mélangées, et si nous parlons pourtant d'une nature de l'homme,
c'est parce que nous affirmons par là de l'individu quelque chose qui vaut pour toute l'espèce.
On peut dire de
l'espèce homme qu'elle est une nature, parce qu'elle ne contient rien de heteroousion - d'essence différente,
parce que chaque individu humain est homoousios - de même essence à l'homme en général. En somme, en parlant
d'une nature humaine, on exprime l'appartenance de l'individu à l'espèce humaine.
Mais peut-on parler d'une
espèce du Christ, puisque le Christ est seul de son espèce ? Il est donc inutile de parler à cette occasion
d'une nature du Christ.
En général - nous dit Léonce de Byzance - on ne peut parler d'une mia phusis - d'une seule nature, que dans
les trois cas suivants :
1°) pour parler de l'espèce ;
2°) pour indiquer que l'individu fait partie de l'espèce et qu'il en porte le nom ;
3°) lors du mélange de deux parties inégales, quand on voit apparaître un tertium quid qui est autre chose
que ses composants - ex heteroeidôn heteroeidès apotelestai). Aucun de ces cas ne s'applique au Christ.
7) Le concept de l'en-hypostaton.
Reste à éviter l'écueil que constitue le nestorianisme pour tous les dyophysites.
Léonce de Byzance le fait de la façon suivante : il se réfère à la théorie cyrillienne de l'enhypostasie
de la nature humaine du Christ. La nature humaine dans le Christ n'est pas anhupostatos - a-hypostatique ; elle
n'est pas elle-même hypostase, mais elle est enhupostatos - en-hypostasiée ; c'est-à-dire qu'elle a
son hupostènai - hypostasisation dans le Logos.
Que signifie cet enhupostatos - en-hypostasie ? Quel genre de rapport représente-t-il entre le Logos,
qui était déjà hypostase avant l'incarnation, et la nature humaine ?
Il est possible de répondre à cette question, car Léonce de Byzance ne considère pas l'enhupostasis - en-hypostasie
de la nature humaine du Christ comme quelque chose de totalement isolé. Il existe d'autres cas d'en-hypostase.
L'en-hypostaton concerne les qualités qui, sans être des qualités essentielles, sont « aptes à compléter la nature ».
Léonce nous explique que l'enhy-postase se réalise en ce qui concerne pasan ai poiotètes - toutes les qualités -
ai te ousiôdeis kai epiousiôdeis kaloumenai - appelées naturelles et au-dessus de la nature parce qu'elles ne sont pas
des sumbebèkota - particularités accidentelles au sens que nous avons vu plus haut, ni des pragma huphestôta - éléments
inférieurs, mais qu'elles ont la « communauté d'être » avec l'ousia à laquelle elles appartiennent en tant
que sumplèrôtika tès ousias - propres à compléter la nature.
Évidemment on ne peut assimiler totalement la nature du Christ à une qualité essentielle. En effet, les qualités
ne peuvent exister isolément, alors que la nature humaine existe en-dehors du Christ chez tous les hommes.
Cependant les qualités et la nature humaine du Christ présentent la même sorte d'être, celui de l'en-hypostase.
D'ailleurs le Christ n'est qu'un cas particulier de composition.
8) La composition.
Léonce de Byzance définit alors la composition :
La composition se produit lorsque différentes natures sont unies par l'identité de leur hypostase.
On ne peut parler de composition, lorsqu'il y a formation d'un tertium quid qui ne ressemble à aucun de
ses composants.
Particularité pour chaque nature / distinction pour les caractéristiques :
Il n'y a composition que lorsque chaque nature conserve ton idion huparxeôs logon - la raison même de son existence,
autrement dit la nature qui correspond à son espèce. Il y a néanmoins constitution d'une unité numérique. C'est le cas de
l'homme qui se compose d'une âme et d'un corps et, pour prendre un exemple dans le monde matériel, c'est le cas
d'une torche enflammée.
Dans ce dernier cas, il se produit une opposition des caractéristiques - antidosis tôn idiômatôn ; cependant
chaque phusis - nature reste dans sa particularité, dans son idiotès.
L'en-hypostasie se produit donc en cas de composition. — Léonce de Byzance néglige seulement de nous dire lequel
des deux composants est en-hupostatos - en-hypostasié ; lequel absorbe dans son hypostase la nature de l'homme.
En Christ, c'est la nature humaine qui est en-hypostasiée dans l'unique deuxième personne de la Trinité. La nature humaine du Christ ne correspond pas à une éventuelle hypostase humaine, mais bien à l'unique hypostase divine du Logos : une seule personne en deux natures.
D'ailleurs, il n'y a pas une analogie totale entre le cas du Christ et les deux exemples cités
plus haut, Léonce de Byzance avoue lui-même qu'ils n'ont qu'une valeur d'exemple, et qu'ils ne les a présentés que pour
mieux faire comprendre ce que pouvait être l'en-hypostasie de la nature humaine du Christ.
En fait, la nature en-hypostatique n'est qu'un attribut d'une nature ou d'une ousia indépendante.
Cette conception
est-elle compatible avec l'aristotélisme ? À vrai dire cette notion d'en-hupostatos ousia - substance attribut, est un
non-sens pour la terminologie aristotélicienne, car par définition, l'ousia ne peut être attribut.
9) L'emploi, par Léonce de Byzance, de la terminologie aristotélicienne.
Léonce de Byzance a pu trouver un point de départ dans Aristote. Aristote parle une fois des
espèces eidès comme de deuterai ousiai - substances secondes, et explique que ces substances secondes
peuvent être dites des prôtai ousiai - substances premières des substances individuelles : par exemple ho anthrôpos
hath'hupokeimenou legetai tou tinos anthrôpou - l'« homme en général » peut être dit de tel homme. Il s'agit d'ailleurs
ici chez Aristote d'une influence platonicienne.
Léonce de Byzance a repris les concepts aristotéliciens tout en modifiant la terminologie : au concept de phusis ou ousia,
chez Léonce, correspond celui de deutera ousia - substance seconde chez Aristote - à la prôtè ousia - substance
première aristotélicienne correspond le concept de l'hypostase chez Léonce.« Hypostase » pour Léonce - « substance première » chez Aristote.
« Nature » pour Léonce - « substance seconde » chez Aristote.
De même que chez Aristote le genre et les différences spécifiques qui constituent la deutera ousia - substance seconde, sont individualisés par leur être dans l'ousia - chez Léonce de Byzance, la nature humaine du Christ est individualisée, en ce qu'elle est dans l'hypostase du Logos, par son hupostènai - hypostasisation dans le Logos.
La « substance seconde » s'individualise dans l'« ousia » chez Aristote.
La « nature humaine du Christ » s'individualise par son en-hypostasisation dans le Logos.
Nous voici arrivés au terme de notre exposé des christologies de Léonce de Byzance et de
Jean Philoponos.
Voyons sur quel point porte le désaccord.
10) La définition de la « nature » chez Léonce de Byzance et Jean Philoponos.
Le désaccord entre Léonce de Byzance et Jean Philoponos porte d'abord sur la définition
même de la nature.
Pour Léonce de Byzance la nature n'est que l'ensemble des caractères communs aux individus d'une même espèce -
ce qui distingue l'espèce des autres espèces. On peut parler de nature d'un individu, mais on exprime
simplement par là que cet individu présente les caractères qui en font un membre de l'espèce.
Définition floue de la nature, ches Philoponos :
Au contraire, chez Philoponos, « nature » peut avoir deux sens :
1) il peut s'agir de la nature commune aux individus d'une espèce ;
Cette phusis koinè - nature commune est identique à la définition de la nature chez Léonce de Byzance.
2) Il peut s'agir aussi de la nature de l'individu, c'est-à-dire de l'ensemble des caractères que présente cet individu
et qui en font un individu distinct de tous les autres.
La nature - dans la seconde acception du terme - est l'équivalent de l'hypostase ; comme l'hypostase, elle
exprime l'individualité de l'individu. Elle n'est que la description et l'émunération de ce qui fait cette
individualité.
Toutes les différences de doctrine que nous avons pu noter découlent de cette différence fondamentale de terminologie.
À partir du moment où Philoponos considère comme inséparables l'hypostase et la nature, il ne peut admettre
deux natures du Christ, puisqu'il tient autant que Léonce à préserver l'unité de la personne du Christ.
Léonce de Byzance au contraire considère que l'appartenance concomitante à l'espèce humaine et à l'espèce divine autorise
l'emploi à propos du Christ, des termes de nature humaine et de nature divine.
11) Un même point de vue, chez Léonce de Byzance et Jean Philoponos.
Par delà cette différence de surface, nous rencontrons chez les deux théologiens les mêmes
soucis fondamentaux :
- ils tiennent tous les deux à préserver l'unité du Christ dans un souci de polémique anti-nestorienne ;
- ils affirment tous les deux l'unité de l'hypostase ;
- ils tiennent également tous les deux à affirmer la permanence de la perfection de l'humanité et de la divinité dans le Christ.
Léonce de Byzance le fait en laissant intangible les qualités spécifiques humaines et divines, qualités dont la
multiplicité ne fait pas nombre et ne nuit pas à l'unité de la personne du Christ.
Léonce de Byzance le fait en maintenant les deux natures à l'intérieur de l'unique hypostase du Christ.
Maintenant, si nous examinons les définitions des deux théologiens, nous nous apercevons que l'ensemble de qualités
spécifiques humaines dont parle Philoponos, sa phusis koinè - nature commune, correspond exactement à la nature
de Léonce de Byzance. Il n'y a donc sur ce point qu'une différence de terminologie.
D'autre part, s'il y avait eu plusieurs Christs, Léonce de Byzance aurait admis volontiers qu'on parlât
d'une seule nature du Christ composée de deux natures, divine et humaine, de la même façon qu'on parle
d'une seule nature humaine composée de deux natures, l'âme et le corps.
Puisque, pour Léonce de Byzance, la nature n'est rien de plus qu'un ensemble de différences spécifiques - avec cette difficulté - typique de la pensée aristotélicienne, de donner une réalité à une idée générale.
Ici encore, même du point de vue terminologique, les deux théologiens sont très
proches l'un de l'autre.
Nous possédons enfin une dernière preuve de l'équivalence entre la nature de Léonce et les qualités
spécifiques de Philoponos. Léonce de Byzance assimile l'en-hypostasie de la nature humaine dans le Christ
à l'en-hypostasie des qualités spécifiques dans un individu. Ce qui prouve bien que pour lui la nature
est un concept qui n'a rien de personnel et qui se trouve sur le même plan que la qualité.
Philoponos eût fort bien admis la coexistence, au sein de la nature unique du Christ, des natures « léontiennes».
Ces natures, pour lui, n'auraient été que des qualités dont la dualité, nous l'avons vu, ne
pouvait faire nombre.
12) Deux fiers aristotéliciens.
En somme, les deux théologiens ont les mêmes soucis qui ne sont séparés
que par un emploi différent du mot nature.
À part cette différence lourde de conséquences, ils observent les mêmes démarches ; ils sont tous les deux des
aristotéliciens et ne se font pas faute de s'en enorgueillir.
Tous les deux partent d'une classification des êtres en genre et en espèce suivant leur caractère
généraux et spécifiques, ce qui est hien une démarche de naturaliste plus que d'idéaliste.
Tous les deux font une différence très nette entre le fait concret qu'est l'individu, et la multiplicité de
¸concepts artificiels que peut en tirer la raison discursive.
Tous les deux se refusent à considérer ce monde ici-bas comme la projection déformée d'un monde d'idées
plus réel que lui - et à faire passer l'idée, pour eux construction de l'esprit, avant la réalité tangible.
Ils se distinguent en cela de Platon qui partait du monde céleste des idées pour descendre jusqu'à la réalité concrète ;
leur philosophie part de l'observation, de ce fait primordial qu'est l'existence d'êtres individuels ; ils en
arrivent à appliquer même au mystère de l'incarnation les concepts qu'ils ont pu tirer de cette observation
philosophique.
La ressemblance de leurs démarches et la proximité de leurs points de vue, que ne sépare en somme qu'une querelle
de terminologie, explique les efforts qu'a pu faire Justinien - qui partageait les idées de Léonce de Byzance -
pour rallier des sévériens qu'il sentait très proches de ses positions théologiques, dans la mesure où ils
partageaient les idées de Jean Philoponos.
1) L'opposition eutychianiste et dioscorienne.
Nous avons vu que certains des monophysites syriens au lendemain du Concile de Chalcédoine,
n'étaient pas des défenseurs de l'orthodoxie monophysite telle quelle fut présentée par la suite par Sévère,
mais des partisans d'Eutychès, avec tout ce que cela peut comporter sur le plan théologique.
Pierre le Foulon notamment semble appartenir à cette dernière catégorie, bien qu'il ait effectué un ralliement tardif
aux idées de l'épiscopat égyptien.
Nous avons mis en évidence la présence à l'intérieur de l'opposition au Concile de Chalcédoine de deux
courants de pensées totalement différents : l'un eutychianiste et l'autre dioscorien dont l'opposition,
nous le verrons, semble correspondre à celle des deux grands partis politiques de l'époque, les Bleus et les Verts.
Plus tard, l'opposition des Bleus et des Verts correspondra à celle des julianistes et des sévériens. C'est pourquoi
il serait intéressant de se demander comment on a pu passer, au sein de la faction des Verts, de l'eutychianisme
au julianisme.
Le julianisme est apparu au sein de la faction dioscorienne. Mais il n'a fait que cristalliser au sein de cette
même faction des oppositions latentes. N'y-a-t-il pas eu dans les rangs des dioscoriens, même avant Julien,
des défenseurs inconscients de sa doctrine ? Telle est la première question que nous nous poserons,
avant d'examiner comment le julianisme a pu rallier au sein de la faction des Verts, les anciens tenants
de l'eutychianisme.
2) Philoxène de Mabboug.
Tel est le cas, semble-t-il, de Philoxène de Mabboug (mort après 522).
Philoxène certes n'est pas un eutychianiste, mais il semble avoir glissé vers l'aphthartodocétisme en admettant
que les souffrances de la Passion relevaient de la volonté du Seigneur, et non pas de la constitution naturelle
de son corps.
Les julianistes se recommandaient de la doctrine de Philoxène. C'est ce que prouve l'auteur des « Chapitres
contre les Julianistes » lorsqu'il déclare :
Surtout, il n'aurait pas consenti à laisser sur ce discours le nom de Mar Ephrem, s'il est vrai -
ainsi que le pensent les Julianistes - que (Philoxène) lui aussi confessait que la chair de l'Emmanuel avait
été incorruptible, impassible et immortelle dès l'union.
Chapitres contre les Julianistes. Part. III, chap. 3, sect. 2.
Cette indication n'est pas dénuée de valeur. L'enseignement de Philoxène présente en effet des points de contact nombreux et caractéristiques avec celui de l'évêque d'Halicarnasse. Il est facile de relever dans l'ensemble bien conservé des œuvres de l'évêque de Mabboug, ce qui concerne le péché de nature. Pour Philoxène, ce n'est pas un homme comme l'un de nous qui est mort sur la croix :
Ce n'est pas un mortel comme l'un de nous qui supportait la mort pour nous ; autrement la puissance de la mort sur les mortels n'eût pas été détruite (Lettre aux moines de Tell'Adda).
Il ajoute plus loin :
C'est un immortel qui a été crucifié pour nous (Lettre à Zénon).
Que signifie mortalité pour Philoxène ?
Visiblement, il rattache - comme Julien - au mode de la génération naturelle, la nécessité de mourir qui frappe le mortel.
Jusqu'au Christ, parce que le péché était vivant, la mort elle aussi exerçait sa puissance,
et la nature se transmettait suivant son état ancien par le flux de l'union charnelle, et dès lors quiconque
entrait dans le monde par la voie du mariage était naturellement mortel.
La mort prend son cours dans la nature, du fait de l'union charnelle (Lettre aux moines de Tell'Adda).
Il dit ailleurs qu'elle se mêle à l'union des sexes :
C'est parce que nous sommes engendrés naturellement dans le mariage que notre mort est
dite naturelle, car c'est à la suite de l'union des sexes et du flux naturel que la mort, elle aussi, prend cours,
c'est-à-dire que la mort se mêle à l'union charnelle.
De Uno ex Trinitate VII, Add. 12.164, 65 b. Cf. Lettre aux moines de Tell'Adda, éd. Guidi, p. 15, col. 1-2.
Le mortel doit donc mourir non pas à cause de ses péchés personnels uniquement, mais à
cause de la sentence divine portée à l'origine contre le genre humain tout entier. — Philoxène déduit du fait
que les apôtres sont morts - bien qu'ils aient reçu l'Esprit Saint et aient été lavés par là de leurs péchés
personnels - que le péché actuel n'a rien à voir avec la nécessité de mourir, et que celle-ci s'explique
entièrement par la sentence originelle.
Dans la lettre aux moines de Tell'Adda, après avoir envisagé le cas des apôtres, il poursuit de la
façon suivante :
Mais si c'est le fait de ne point pécher qui explique qu'on ne meure point, et si c'est
celui-là qui a péché qui est soumis à la mort, voici qu'il en est beaucoup qui, aussitôt qu'ils ont été
baptisés et purifiés de leurs fautes par le saint baptême, (et) sont devenus saints, purs, spirituels,
membres du Christ, lavés et purifiés de toute souillure, aussitôt qu'ils montent des eaux (du baptistère),
meurent à l'instant, alors qu'ils ne devraient pas mourir puisqu'ils sont purs de péché, si, suivant ta parole,
quiconque est sans péché ne meurt point.
— Mais il n'en va pas comme tu penses. En effet, c'est à cause de la transgression première que la mort
a acquis de l'empire et que la mort, ainsi que la concupiscence, se sont mêlées à la nature ; et depuis lors,
quiconque entre dans le monde par le mariage est naturellement engendré mortel ; qu'il pèche ou non, qu'il
pèche peu ou beaucoup, il est, de toute façon, soumis à la mort, parce que la mort est mêlée à sa nature.
Lettre aux moines de Tell'Adda, éd. Guidi, p. 15, col. 1-2.
3) Selon Philoxène de Mabboug, concupiscence et péché sont semés naturellement dans l'individu.
Toutefois, la mort n'est pas la seule à se mêler dès la naissance à la nature humaine ; la concupiscence et le péché s'y mêlent aussi. Philoxène nous dit par exemple :
Quiconque entre dans ce monde par la voie du mariage est naturellement mortel, et la concupiscence est mêlée à sa nature (Ibid., p. 17, col. 1).
Ailleurs il parle de la concupiscence « semée naturellement dans l'individu par l'union charnelle » (De Uno ex Trinitate IV, Add. 12.164, 38 b-c.). Le péché s'ajoute chez Philoxène à la concupiscence :
Du fait de la transgression, dit-il, le péché a été mêlé à la vie humaine.
Lettre aux moines de Tell'Adda, éd. Guidi, p. 43, col. 2.
Il ne distingue guère d'ailleurs le péché de la concupiscence. Pour lui comme pour Julien,
le péché est la concupiscence et il se transmet par la génération accomplie sous l'impulsion de la
concupiscence des parents.
Philoxène - toujours comme Julien - insiste aussi sur le fait que si le Verbe dans l'incarnation est devenu
un homme parfait, doué d'une âme aussi bien que d'un corps, il n'a pas pris le péché qui n'est d'ailleurs,
dit-il :
...ni l'homme, ni la nature, ni la créature du Verbe.
De Trinitate et Incarnatione, éd. Vaschalde, p. 55, I. 8; p. 99, I. 17.
Autrement dit, le péché fut joint extérieurement à la nature à l'état sain. Si le Christ a pu naître d'une manière non corrompue et libre du péché, c'est - comme chez Julien - parce qu'il est né d'une Vierge et n'a pas fait appel à la concupiscence.
Le Christ s'est fait corps d'une façon non corrompue ; c'est pourquoi il est écrit à son sujet
qu'il n'a pas vu la corruption.
De Uno ex Trinitate VIII, Add. 12.164, 79 a, cf. Act. II, 31.
4) Le Christ ne fut pas un « homme naturel » :
Dieu s'est fait corps d'une façon non corrompue, sans le mouvement naturel et sans le flux provenant de la concupiscence.
Ibid., Add. 12.164, 78 f.
Né en dehors de la concupiscence, le Christ ne fut pas un « homme naturel» (Lettre aux moines
de Senun, Add. 14.597, 55 a.) ; tout ce qui le concerne a eu lieu « d'une façon qui dépasse la nature ».
Philoxène,
par exemple, a fait grief à l'un de ses adversaires d'avoir placé « toute l'économie du commencement à la fin
sous la nécessité de la nature» (De Uno ex Trinitate Add. 12.164, 64 e). Pour lui, « chez le Christ tout
fut en dehors de l'ordinaire, supérieur à la nature » (Ibid., Add. 12.164, 656).
Ces affirmations méritent une explication. — Nous la trouvons dans d'autres passages de Philoxène, où il nous dit
que les nécessités humaines n'avaient pas sur le Christ le pouvoir tyrannique qu'elles exercent sur nous.
Par son incorporation, le Verbe prit un corps avec toutes les nécessités humaines, hormis
les mouvements du péché et la contrainte des nécessités, et il devint homme comme nous».
De Uno ex Trinitate V, Add. 12.164, 44 f.
Philoxène veut dire par là que les nécessités, c'est-à-dire les souffrances du Christ, relevèrent « de sa volonté et
non d'une contrainte de la nature » (Ibid., V, Add. 12.164, 48 a). Philoxène revendique donc pour le Christ
une liberté pleine et entière dans les souffrances.
Citons encore, pour ne pas laisser le moindre doute au sujet de la doctrine de l'évêque de Mabboug, un long
passage de « la lettre aux moines de Tell'Adda :
Du fait de la transgression originelle, la mort a régné, et la mort et la concupiscence
se sont mêlées à la nature ; et désormais quiconque entre dans le monde par le mariage naît mortel naturellement,
et qu'il pèche ou non, qu'il pèche peu ou beaucoup, de toute façon il est soumis à la mort, parce que la mort
est mêlée à la nature.
Mais Dieu, lorsqu'il voulut devenir homme de la Vierge, pour nous créer par son devenir d'une manière nouvelle,
ne prit pas corps et ne naquit pas du mariage à la façon ancienne, afin d'être supérieur à la mort dans son
incorporation même, c'est-à-dire, supérieur à la concupiscence, parce que c'est par l'union des sexes
que toutes deux prennent cours dans la nature.
Or, on ne lui attribue aucune des deux, parce que c'est sans recourir à l'union charnelle qu'il a été conçu
et est né, et (parce que) l'Esprit-Saint est venu sur la Vierge, pour que ce fût saintement que se fît d'elle
l'incorporation du Verbe.
5) Un immortel a été crucifié pour nous :
Voici donc que le Dieu immortel, lorsqu'il voulut se faire homme de la femme, devint homme par une incorporation
qui n'est pas non plus celle d'un mortel, parce que c'est sans recourir à l'union charnelle qu'il prit la
forme corporelle dans laquelle il prit corps ; et de même que dans sa nature il est immortel, ainsi aussi
dans son devenir, il resta immortel ; c'est dès lors à bon droit qu'on dit : « Un immortel est mort pour nous».
Immortel en effet, ce n'est pas du fait d'une justification (qu'il l'est), ainsi que ceux-là le disent,
mais par nature, — parce qu'il est né du Père immortel, — et du chef de sa corporéité il est resté
le même, parce que c'est sans (recourir à) l'union des sexes qu'il a pris corps, et, quant à l'un et l'autre,
(la formule) est juste : « Un immortel a été crucifié pour nous ».
En effet, ce n'est pas seulement des œuvres du péché que Jésus était indemne, mais encore des mouvements du péché,
et dès lors, il était également supérieur à la mort naturellement ; son incorporation s'étant faite saintement,
en-dehors de l'union des sexes, du désir du péché, et de la mort. Et puisque rien de tout cela ne se trouvait
en lui, le combat qu'il engagea contre toutes les autres faiblesses ne fut pas sien ou pour lui-même,
mais c'est par sa volonté qu'il les a accomplies en sa personne, pour nous.
En effet, s'il y eût été soumis naturellement, c'est par contrainte qu'elles se fussent passées en lui comme
n tout homme, et dès lors, sa victoire sur elles eût été pour lui et non pas pour nous. C'est donc par sa
volonté qu'il fut soumis à toutes, et non pas comme le grand nombre, et non pas comme un (homme) qui avait
besoin (de les subir), non pas par contrainte, non pas comme un (homme) né par le mouvement de la concupiscence,
non pas comme un passible ou un mortel par nature, mais, en (homme qui est) supérieur par nature à toutes
ces nécessités, il s'abaissa et les accomplit toutes par sa volonté, remporta la victoire sur tout pouvoir hostile,
vainquit le monde et sa puissance.
Lettre aux moines de Tell'Adda, éd. Guidi, p. 15, col. 1 - p. 16, col. 2.
La doctrine de Philoxène est ici parfaitement claire. La mort du Christ fut réelle, mais elle ne fut pas naturelle. En effet, une mort naturelle ne peut être provoquée que par une naissance survenue dans l'union des sexes. La mort du Christ ne fut pas non plus nécessaire. Si elle avait été naturelle et nécessaire, elle aurait été dénuée de toute efficacité rédemptrice.
Si la mort qui a détruit la mort était une mort naturelle, qu'on dise donc que la mort a été
détruite par tous ceux qui sont morts depuis l'origine des temps jusqu'au Christ...
De Uno ex Trinitate. Add. 12.164, 62 a.
Si quelqu'un par sa mort paie sa propre dette, succombe à la sentence qui le frappe lui-même, comment sa
sentence et sa mort pourraient-elles servir à notre rédemption ?
Lettre aux moines de Tell'Adda, éd. Guidi, p. 27, col. 1.
C'est donc pour sauvegarder la valeur de la rédemption que Philoxène affirme avec tant d'insistance que la mort du Christ fut surnaturelle et volontaire.
Ou bien, déclare que sa naissance s'est passée comme celle des autres hommes, qu'il a été
conçu et est né comme tout le monde du fait d'une union charnelle, ou bien crois que le mystère de sa mort
est supérieur à (la mort) des autres hommes, et que, comme son devenir et sa naissance, sa mort aussi s'est
passée d'une manière unique, comme il l'est lui-même.
Lettre aux moines de Tell'Adda, éd. Guidi, p. 28, col. 2.
6) Le Christ : mort par un acte de volonté.
Pour exprimer cette situation unique faite au Christ dans la mort, Philoxène a repris
de façon originale l'addition monophysite au trisagion, « l'immortel qui a été crucifié pour nous ». Elle signifie
pour lui d'une part qu'en vertu de la communication des idiomes, Dieu immortel par nature est mort, d'autre
part que le Christ mort sur la croix n'était pas un mortel au sens courant du mot. « Ce n'est pas un simple
homme (Ibid., p. 27, col. 1), un homme qui n'était qu'un homme, un homme comme nous (De Uno ex
Trinitate (64 b), un mortel par nature (Lettre aux moines de Tell'Adda, éd. Guidi, p. 16, col. 2.
Lettre aux moines de Tell'Adda, éd. Vaschalde, p. 138.), un mortel (Ibid., éd. Vaschalde, p. 138) »
qui est mort pour notre salut; c'est « un non-mortel, un immortel », « Il n'est mort que par un acte de volonté ».
Comme on le voit, Philoxène donne ici une interprétation très originale, très particulière de la célèbre
addition monophysite.
Signalons enfin que Philoxène parle, dans la Lettre aux moines de Senun, des « souffrances
impassibles du Christ ». Visiblement Philoxène veut exprimer par cette formule, que le Christ n'a pas souffert
à la manière d'un homme ordinaire, passible par nature.
7) Philoxène de Mabboug et Julien d'Halicarnasse.
Le parallélisme est très net entre le système christologique de Julien d'Halicarnasse et celui de Philoxène :
Des deux côtés, la doctrine du péché de nature a eu un contrecoup analogue en christologie ;
préoccupés d'expliquer la possibilité de la rédemption, les deux auteurs recourent à des prémisses identiques,
à savoir, aux souffrances pleinement volontaires d'un homme qui n'était pas soumis au péché de nature,
parce qu'il était né d'une Vierge.
Dans une certaine mesure, il est vrai, ces éléments doctrinaux sont traditionnels ; encore est-il vrai
que Julien et Philoxène les combinent de la même façon et en leur donnant le même relief. Ce qui est plus
significatif, c'est que les deux auteurs emploient les mêmes formules caractéristiques. Ils affirment tous
deux, par exemple, qu'il n'y avait rien de « naturel » dans le Christ, et par là, ils veulent éviter de
soumettre le Sauveur au « nécessaire» ; ils s'accordent à appeler « non naturelles mais volontaires »
les souffrances du Rédempteur ; ils admettent tous deux que le Christ était impassible et immortel
au temps de la passion, non seulement comme Dieu, mais encore comme homme.
Les divergences doctrinales qui les séparent se réduisent à des nuances, et les différences de leur
terminologie sont accidentelles. Moins que Julien, semble-t-il, Philoxène discernait une véritable
culpabilité dans la concupiscence-péché que l'homme naturel reçoit avec la nature ; pareillement
l'évêque de Mabboug ne paraît pas avoir utilisé le thème de la « corruption » pour exposer l'état de
la nature déchue. Mais ces différences sont minimes, et elles n'empêchent pas le système christologique
des deux auteurs d'obéir à une inspiration identique.
R. Draguet. Julien d'Halicarnasse et sa controverse avec Sévère d'Antioche sur l'incorruptibilité du corps
du Christ.
Il n'est d'ailleurs pas impossible qu'il y ait eu une influence de Philoxène
sur Julien d'Halicarnasse. Julien a pu connaître indirectement, par voie de traduction, les écrits dogmatiques
de l'évêque de Mabboug et il a fort bien pu rencontrer personnellement Philoxène à Constantinople vers 510.
On pourrait se demander pourquoi le patriarche Sévère, qui attaqua si fougueusement Julien d'Halicarnasse,
s'est abstenu de toute critique vis-à-vis de Philoxène de Mabboug qui défendait pourtant un système analogue.
Il faut chercher la réponse dans les qualités diplomatiques que n'a jamais cessé de manifester le patriarche
d'Antioche. Philoxène était une personnalité beaucoup trop considérable et beaucoup trop vénérable pour
que Sévère, beaucoup moins âgé, osât s'attaquer à lui. N'oublions pas non plus que Philoxène était le
protégé d'Anastase et qu'il s'est attiré en tant que tel les foudres du chroniqueur Théophane. Sévère,
qui bénéficiait lui-même de la protection impériale, était peu soucieux de la perdre en
s'attaquant au favori d'Anastase.
En tout cas, les idées de Philoxène furent reprises et développées par Julien d'Halicarnasse. Les partisans
de celui-ci, violemment attaqués par Sévère, finirent par constituer à côté de l'Eglise sévérienne, une seconde
Église monophysite - aussi importante, sinon plus, que la première. Quelle était la théologie de cette Église
julianiste ? En quoi se distinguait-elle de la théologie sévérienne ? C'est ce que nous allons voir maintenant.
1) Corruption et concupiscence chez Julien d'Halicarnasse.
Partons de la définition de la corruption - phthora - chez Julien d'Halicarnasse.
Pour Julien la corruption est d'abord un péché qui atteint quiconque devient homme dans les conditions ordinaires.
Il faut admettre en nous l'existence d'un péché, qui n'est pas une faute que nous aurions commise personnellement
à l'exemple d'Adam, mais un péché que nous recevons dès la naissance au même titre que l'âme et le corps avec
notre substance humaine, bien qu'il ne fasse pas partie de la nature à l'état sain.
Nous sommes ici bien loin de Sévère qui, lui, n'admet qu'un rapport intrinsèque entre l'homme et le péché
d'Adam, et se garde bien d'appeler l'homme « pécheur » du simple fait de sa naissance.
Pour Julien, cette corruption et cette culpabilité ne ressemblent nullement à celles qui résulteraient d'une
faute commise personnellement ; il s'agirait plutôt d'une « souillure affectant la nature en tant que telle ;
déposée en elle à la façon d'une propriété physique et communiquée de ce chef à tous ceux qui participent à la
nature ».
Remarquons aussi, pour distinguer le julianisme du néoplatonisme et du messalianisme, que ce péché
souille à la fois l'âme et le corps ; la chair est également souillée par le péché d'Adam. Une phrase
de Julien dans le Tome nous prouve que, pour lui, c'était le corps infecté du péché à la suite de la
transgression d'Adam qui soumettait l'âme à l'empire du démon.
Mais nous touchons ici à un deuxième aspect de la corruption ; elle est aussi la concupiscence et l'ensemble
des tendances qui nous portent au mal. Le péché, qui nous est transmis avec le corps et l'âme par la génération,
n'est pas totalement distinct de la concupiscence. C'est d'ailleurs la concupiscence des parents qui transmet
le péché aux enfants en même temps que la nature ; la concupiscence est à la fois l'agent actif de la
transmission du péché et le péché lui-même.
2) La nécessité de nature de la souffrance et de la mort.
Enfin, étant infecté par le péché, l'homme subit les souffrances et la mort en vertu d'une nécessité physique : c'est ici la troisième manière dont s'affirme en lui l'activité de la corruption. L'homme se trouve devant la souffrance et la mort :
...comme le condamné devant un châtiment inévitable, et le débiteur devant un inexorable créancier.
Julien caractérise cette nécessité comme une nécessité de nature, qui pèse sur le genre humain tout
entier et qui accable les individus du fait même de leur participation à cette nature. « Une domination violente -
écrit-il - tyrannise la chair ; une nécessité physique soumet nos corps à la violence que leur font la souffrance
et la mort ; en un mot c'est malgré nous que nous souffrons ».
Nous saisissant à la naissance, cette nécessité ne cesse pas avec la mort, qui pourtant nous détruit déjà
comme composés d'une âme et d'un corps ; abolissant l'union de ces deux éléments, elle nous poursuit jusque
dans le tombeau pour ramener nos corps aux principes matériels dont ils ont été formés - nous retrouvons
ici la corruption au sens habituel et courant du terme.
Les souffrances et la mort conservent les caractères d'un châtiment. Mais il ne s'agit point d'une participation
au châtiment du péché personnel commis par Adam ; elles ne sont pas non plus le châtiment de péchés personnels.
Ce qu'elles châtient, c'est le péché qui souille la nature et c'est en tant que l'individu participe avec la
nature au péché qui la souille qu'il a nécessairement part au péché qui la punit.
3) La notion de « non-corruption » chez Julien d'Halicarnasse.
En résumé :
- la corruption est d'abord un péché personnel à chaque individu, mais indépendant de sa volonté.
- En second lieu, c'est la concupiscence en tant que telle qui incite au péché ;
- ce sont enfin les souffrances et la mort subies dans certaines conditions, à savoir en vertu d'une nécessité physique.
Par conséquent, Julien ne prend point le mot corruption - comme le font ses adversaires - dans le sens habituel et courant
de décomposition de substances organiques et de désordre moral. C'est pourquoi l'on ne peut pas traduire chez lui
le mot aphtharsia par incorruptibilité ; il s'agit d'un état actuel de non-corruption tant dans l'ordre moral
(péché et concupiscence) que dans l'ordre physique (souffrance et mort, décomposition dans le tombeau). C'est
dans ce dernier sens que Julien d'Halicarnasse a pu parler de l'aphtharsia du Christ.
4) La notion d'incorruptibilité, selon Sévère.
Il est bien évident que Sévère et ses partisans rejetaient en bloc la terminologie
de leur adversaire et donnaient aux termes que nous avons rencontrés des significations totalement différentes.
Sévère par exemple distingue nettement la corruption physique de la corruption morale ; il ne niait pas que
la première fût une conséquence du péché d'Adam - mais comme ce n'était, à son avis, qu'une conséquence accidentelle,
il en faisait totalement abstraction. Pour lui aphtharsia ne peut signifier que impassibilité et immortalité ;
c'est pourquoi, dit-il, il fut absurde de dire - à la manière de Julien - que dans le corps du Christ même,
quand il souffrait, existait l'aphtharsia, c'est-à-dire l'impassibilité et l'immortalité.
D'ailleurs, si Sévère refuse d'adopter les distinctions admises par Julien, c'est parce qu'il considère uniquement
l'aspect physique des souffrances et de la mort, et refuse de leur reconnaître une relation intrinsèque
avec le péché.
Tu confesses la chair de notre Sauveur apathès - impassible et athanatos - immortel depuis l'union, disait-il à Julien ; comme si celui qui est pathètos - passible et thnètos - mortel était souillé et non pas pur de péché.
5) La transgression d'Adam, chez Julien d'Halicarnasse.
Julien présente également une théorie originale de la transgression d'Adam.
À cause du péché, la corruption nous est survenue après la transgression ;
notre nature est terrestre et tombée tout entière sous la corruption, à cause de la transgression d'Adam.
Pour Julien, le péché d'Adam constitue donc l'introduction dans la nature humaine
d'un régime nouveau, d'une économie nouvelle. Adam, par son péché n'a pas nui qu'à lui seul ; en lui, la corruption
a atteint la nature qu'il allait transmettre à ses fils. Désormais, l'individu en sera complètement pénétré
dans son corps et dans son âme.
Cette corruption domine l'existence tout entière : elle préside à la conception dans l'union des sexes ; elle provoque
la mort, la décomposition dans le tombeau, et ne cesse de dominer l'homme jusque au terme de sa vie. Julien
semble même personnifier la corruption : c'est une puissance active et mauvaise qui, de par le péché originel,
s'est acquis sur l'humanité un pouvoir tyrannique.
Quels sont les rapports de cet état de corruption et de la nature humaine ? Pour Julien la corruption est mêlée
à la nature ; mais, qu'on l'entende du péché de la concupiscence ou bien des souffrances et de la mort,
elle n'est pas conforme à la nature : elle est au contraire en dehors de la nature.
Nous ne dirons pas qu'avant la transgression, la mort et la corruption existaient selon la nature, car ce n'est pas Dieu qui a fait la mort ; mais qu'elle nous est survenue en-dehors de la nature à cause du péché après la transgression.
Julien combat constamment l'opinion que le corps était phtharton - corruptible
suivant sa nature avant le péché. Il ne veut pas qu'on dise que notre chair est phthartè - corruptible selon
ses principes naturels et indépendamment du péché ; il dit encore que l'homme n'est pas mortel selon la nature,
et définit la corruption de la façon suivante : l'altération de ce qui existait suivant la nature.
Par conséquent, ce n'est pas Dieu qui a fait la mort ; celle-ci s'est introduite du dehors, appelée par le péché ;
Dieu avait établi la nature humaine hors des souffrances et de la mort, que l'état primitif avant la transgression
ignorait totalement.
6) Différences entre Julien et Sévère, en ce qui concerne l'action de la corruption physique dans la nature.
Pour bien montrer la différence entre la doctrine de Julien et celle de Sévère, citons à ce propos un texte polémique de ce dernier où il expose sa théorie du péché originel :
Le péché de ceux qui nous ont engendrés - à savoir (le péché) d'Adam et d'Ève - n'est pas mêlé naturellement (kata phusin) à notre substance (ousia), — comme le tient l'opinion mauvaise et impie des Messaliens, autrement dit Manichéens, — mais c'est parce qu'ils avaient perdu la grâce de l'immortalité, à cause du péché et de la transgression, que le jugement et la sentence s'étendent jusqu'à nous, lorsque, suivant une disposition naturelle, nous naissons mortels en tant que (nous naissons) de parents mortels, mais non pas pécheurs en tant que (nous naissons) de parents pécheurs. Il n'est pas vrai, en effet, que le péché soit une réalité (phusis) et qu'il passe naturellement des parents à leurs enfants.
Sévère et Julien partent tous les deux d'un fonds de doctrine commun. L'homme
est composé de corps et d'âme ; la nature humaine est susceptible de se dissoudre dans la mort jusqu'à
la résolution du corps lui-même en ses éléments organiques par la décomposition.
La transgression d'Adam est responsable de cette corruption que la nature n'aurait pas subie si le péché originel
n'avait pas eu lieu. Sur ce point les deux adversaires sont d'accord.
Toutefois de profondes divergences les séparent dans la façon de se représenter l'action de la corruption
physique dans la nature et les conditions suivant lesquelles s'exerce son œuvre de destruction.
- Pour Sévère, la corruption n'a qu'un caractère purement MATÉRIEL.
- Pour Julien au contraire la corruption physique présente un caractère MORAL.
- Autrement dit, pour Sévère, les souffrances et la mort ne sont qu'une simple conséquence matérielle du péché
commis autrefois par Adam.
- Pour Julien, elles sont toujours liées au péché immanent à la nature comme le châtiment est lié à la faute.
- C'est pourquoi pour Sévère, corrompu d'une part, mortel et souffrant d'autre part, sont des termes
absolument équivalents.
- Pour Julien phthartos - corruptible, nécessairement lié à l'idée de péché, n'exprime qu'une des
deux manières d'être mortel et souffrant à savoir :
= celle qui consiste à subir les souffrances et la mort, comme le châtiment du péché immanent à la nature (selon Julien),
= par opposition à celle qui consiste à les prendre spontanément sur soi sans avoir rien à expier (selon Sévère).
7) Différences entre Julien et Sévère, en ce qui concerne l'Économie historique de la nature humaine.
Julien et Sévère diffèrent également dans leur conception même de l'Économie historique
de la nature humaine.
Pour Sévère, l'immortalité et l'impassibilité n'étaient chez Adam que le résultat de la grâce divine. Le péché
survint qui supprima la grâce, mais la nature resta entière et identique à ce qu'elle était.
De plus, comme Sévère n'admet pas que la culpabilité ait passé en Adam de la personne à la nature, les souffrances
et la mort - suites matérielles du péché d'Adam - ne sont pas le résultat immédiat de l'action d'un péché de
nature existant et se développant en nous.
Une fois perdue la grâce de l'immortalité et de l'impassibilité, le simple jeu des éléments constitutifs de
la nature laissée à elle-même suffit à produire les souffrances et la mort kata phusin ; pour le patriarche,
aucun caractère moral ne vient se greffer sur ce phénomène physique.
Pour Julien au contraire, la nature humaine authentique « à l'état sain », c'est la nature telle qu'elle
a été constituée par Dieu à l'origine - nature soustraite aux souffrances et à la mort. L'évêque d'Halicarnasse
ne se demande d'ailleurs pas ce qui dans cet état bienheureux relevait strictement de la nature ou au contraire
de la grâce divine.
En tout cas, il considère le péché comme une altération de la nature humaine, comme un principe actif qui
s'introduit dans la nature et amène à sa suite les souffrances et la mort, qui constituent une seconde altération
de la nature authentique.
Comme depuis Adam la nature n'existe plus qu'à l'état corrompu, on peut d'ailleurs appeler naturelle la
corruption, bien qu'elle soit en réalité en-dehors de la nature.
8) La christologie de Julien d'Halicarnasse.
La christologie de Julien d'Halicarnasse découle de sa conception de l'Économie humaine.
Le Christ, dit-il, est véritablement homme, car il a participé comme nous à la nature humaine ; toutefois sa
condition d'homme et de ressortissant à la nature est supérieure à la nôtre. Le Verbe incarné de la
nature corrompue l'a fait apparaître en lui dans sa condition primitive et exempte de la corruption. Le type
de l'humanité du Christ doit être cherché dans l'état originel de celle-ci, au moment où Dieu l'avait créée.
Par conséquent, la chair du Christ est soustraite tant au péché de nature qu'au mouvement de la concupiscence ;
le Christ est donc libre de toutes les suggestions qui dérivent chez les autres de la présence de la souillure
originelle dans leur chair ; sa liberté s'affirmera surtout dans la façon dont il supportera
les souffrances et la mort.
En somme, c'est en raison de l'incarnation du Logos que la chair du Christ est aphthartos - incorruptible.
Julien précise même le moyen physique dont le Verbe s'est servi pour devenir homme, sans avoir part
à la corruption.
Le péché de nature se propageant par voie de génération naturelle, Dieu, dont l'absolue sainteté est incompatible
avec le péché, n'a pu naître selon la chair sous le régime de la concupiscence ; c'est pourquoi il est né
d'une Vierge.
Comme on le voit, Julien incorpore cette naissance virginale dans sa systématisation théologique,
d'une manière tout à fait originale. C'est par la conception virginale que le Christ a pu prendre de la nature
corrompue, un corps non corrompu - d'une manière qui était non corrompue.
9) La vérité de l'incarnation.
Dès le début des polémiques soulevées en Égypte par sa doctrine, Julien s'est vu qualifié d'eutychien ; c'est pourquoi il a pris bien soin de ne laisser planer aucun doute sur ses positions dogmatiques à cet égard.
Le Dieu Verbe, consubstantiel au Père, s'est vraiment fait chair et fait homme.
Il a affirmé que la Passion du Christ avait pour condition nécessaire une incarnation véritable.
Il n'eût pu souffrir et mourir sans se faire homme en toute vérité.
Dès sa seconde lettre à Sévère, il protestait déjà contre toute interprétation de sa doctrine dans le sens contraire :
Je pense bien avoir confessé en tout l'inhumanation véritable et en nous.
D'autre part à plusieurs reprises Julien déclare que le Christ nous est parfaitement consubstantiel ; il se montre particulièrement catégorique dans l'Apologie, et il y déclare dans son premier anathème :
Si quelqu'un ne confesse pas que le Dieu Verbe, consubstantiel au Père, nous est parfaitement consubstantiel par une incarnation et inhumanation véritable, homme en fait et en titre, hormis le péché et la corruption, l'Église l'anathématise.
Julien n'a point, comme on l'a prétendu, réduit le temps de la consubstantialité du Christ avec nous, à un moment fugitif ; il n'a jamais défendu la glorification du corps du Seigneur ; pour lui, le corps du Christ n'a aucune des propriétés merveilleuses qui conviennent aux esprits plutôt qu'à la chair : il est circonscrit dans l'espace ; c'est son contact matériel qui guérit l'hémorroïsse ; comme le nôtre, il ne se sustente que par le boire et le manger. Julien utilise même cette infirmité naturelle pour établir que le Christ se fit homme et le resta :
Il participa à la nature par l'incarnation et prouva qu'il s'était fait homme en assurant la subsistance de son corps par des moyens semblables à ceux qui nous sont coutumiers à nous-mêmes, en le sustentant par le boire et par le manger.
Ces quelques citations prouvent suffisamment que l'évêque d'Halicarnasse n'est jamais tombé dans l'hérésie eutychienne ; le corps du Christ n'a jamais été pour lui un corps glorieux, transformé dans sa substance au contact de la divinité ; ce corps est peut-être incorruptible, mais c'est parce qu'il répond à un état de la nature humaine antérieur au péché originel, et non pas parce qu'il a été glorifié.
10) La Passion et la Résurrection du Christ coexistent en le Christ impassible et immortel.
En ce qui concerne la Passion et la Résurrection du Christ, Julien affirme constamment
que la mort et les souffrances ont coexisté dans le Christ avec l'impassibilité et l'immortalité. Le Christ
a souffert bien qu'impassible ; il est mort bien qu'immortel, en vertu d'un acte d'entière liberté. Il avait
le pouvoir de souffrir et de ne pas souffrir, de mourir et de ne pas mourir ; c'est pourquoi dans la mort même, il
a exercé sa domination sur la mort et la souffrance ; c'est pourquoi, survenant dans le Shéol où la mort
exerçait son empire sur tous ceux que lui avait livrés le péché d'Adam, le Christ a parlé en dominateur, et
libéré des captifs de la mort et des ténèbres. C'est parce que les souffrances et la mort du Christ présentent
un caractère volontaire et spontané que son sacrifice prend tout son sens.
Le sacrifice du Christ est d'autant plus grand, que ce sacrifice est totalement libre et non pas impliqué déjà
par l'incarnation dans une humanité qu'attendait inévitablement la mort ; c'est parce que le Christ ne devait
ses souffrances qu'à lui-même, qu'il n'y était pas contraint par son humanité, qu'il a pu les offrir
pour le rachat de ses frères ; complètement maître du fruit de sa Passion, le Sauveur a pu en disposer
pour les autres.
11) Julien d'Halicarnasse, auteur d'une théorie originale du péché de nature.
Telles sont les grandes lignes du système de Julien ; il n'y est pas question
d'eutychianisme, ni de négation de la consubstantialité du Christ avec nous. Le monophysisme n'y intervient
que comme un élément de fait, non essentiel à la doctrine, pour exprimer le dogme de l'unité de sujet dans le Christ.
L'intérêt du système réside essentiellement dans une doctrine originale du péché de nature, dont le contrecoup
s'est fait sentir en christologie. C'est uniquement par là, ainsi que par une terminologie agressive, que les
julianistes se sont distingués de leurs adversaires sévériens.
Ne croyons pourtant pas que tous les julianistes soient restés fidèles à la pure doctrine de Julien d'Halicarnasse.
Le julianisme dans sa diffusion est un phénomène extrêmement complexe, et qui rassembla sans doute les éléments
de bien des hérésies diverses. Les attaques dirigées par les sévériens contre les julianistes sont des calomnies
vis-à-vis de Julien ; elles ne le sont peut-être pas toujours, vis-à-vis des héritiers de son enseignement.
On considère habituellement les gaïanites comme des julianistes orthodoxes. Le patriarche
Gaïanus, qui fut intronisé en 535 à la place du sévérien Théodose, était en effet un sectateur de Julien.
Julien d'Halicarnasse en personne fut l'un des trois évêques qui participèrent à son intronisation. Tout tendrait
donc à faire croire que Gaïanus et ses ouailles sont restés des disciples orthodoxes et fidèles du théologien
d'Halicarnasse.
Cette hypothèse est pourtant contredite par un passage de Michel le Syrien qui nous dit (à une date postérieure
à 860 des Grecs = 548-549 de notre ère) :
Ensuite les Phantasiastes s'unirent aux Gayanites d'Alexandrie et ils se firent ordonner par un des évêques (de ces derniers) un patriarche illégitime.
Les gaïanites n'étaient donc pas des phantasiastes (c'est-à-dire des julianistes) orthodoxes ? S'ils se sont unis aux julianistes, ils constituaient donc une hérésie différente. Cette idée semble confirmée par les détails que fournit Michel le Syrien sur le gaïanisme.
Il y eut à Alexandrie une hérésie, sous le nom de Gayana, qui fut une grave erreur. Des laïcs offraient le pain au nom de Gayana et ils venaient le prendre comme une oblation qui avait été sanctifiée par lui. Au lieu du nom du Christ, ils se laissaient séduire par le nom de cet homme. On surprit même des femmes qui baptisaient elles-mêmes leurs enfants dans la mer au nom de ce Gayana.
Résumons les reproches de Michel le Syrien : les gaïanites, dit-il, laissent des laïcs
et, qui plus est, des femmes, assumer des fonctions (administration de la communion et baptême) qui sont
des fonctions d'ecclésiastiques ; autrement dit, ils ne font pas de distinction tranchée entre les laïcs
et le clergé ; d'autre part les hérétiques semblent considérer Gayana comme un second Christ au point
d'offrir en son nom le sacrifice de la messe. Or ces deux reproches sont des reproches adressés habituellement
à l'hérésie messalienne qui récusait toute hiérarchie religieuse et dont les a-pathiques se considéraient
comme des seconds christs.
Nous voyons fréquemment des hérésiarques reprocher aux messaliens de laisser les femmes usurper des fonctions
ecclésiastiques. Les gaïanites auraient-ils été des messalianisants ? On serait tenté de le croire, quand
on voit de quelle façon Michel le Syrien nous présente les croyances d'une secte issue du gaïanisme,
celle d'Ammonius :
Les uns (suivaient) un certain Ammonius qui disait que "le corps de Notre Seigneur n'a été ni créé, ni limité, ni perceptible ; de sorte que lorsqu'il était dans le sein de la Vierge, c'était quelque chose d'incréé, d'indéfini, d'insaisissable".
Nous retrouvons ici la croyance messalienne que le « corps du Christ était incirconscrit à l'instar de la nature divine ». L'idée d'Ammonius que :
(le corps du Christ) se trouve dans le sein de toutes les femmes, d'une manière imperceptible et indéfinie ; que, en même temps qu'il était dans le sein, le corps était aussi dans les cieux ; qu'il était au ciel, tandis qu'il élait suspendu à la croix...
- rappelle étrangement le stoïcisme. Ce corps, ou plutôt cette hypostase omniprésente,
n'est autre que l'âme du monde stoïcienne et - lorsqu'on sait l'influence que le stoïcisme exerça sur
le messalianisme - on est obligé de discerner également dans ce passage une influence messalienne.
Le gaïanisme, malheureusement si mal connu malgré son importance, ne fut donc pas un julianisme orthodoxe.
Il recueillit sans doute en son sein tous les débris des hérésies antérieures, eutychianiste et messalienne.
Rassemblant, nous le verrons plus loin, les païens fraîchement convertis de la faction verte, il ne
pouvait leur imposer une dogmatique rigoureuse. D'où - signalées par Michel le Syrien - les aberrations
doctrinales dans l'organisation ecclésiastique, le culte de Gaïanus et cette indéniable anarchie.
1) L'expansion géographique du julianisme.
Le julianisme présenta-t-il hors d'Égypte les mêmes caractères d'éparpillement doctrinal
et de diversité dans le recrutement ? Nous n'en savons malheureusement rien, aucun document, aucune inscription
julianiste, ne nous étant parvenu jusqu'à ce jour. Nous savons seulement par Michel le Syrien que le julianisme
constitua en Syrie une hérésie très importante, rivale souvent heureuse de l'hérésie sévérienne. Au IXe siècle,
lorsqu'on songe à l'union des Églises sévériennes et julianistes, les deux Églises rivales discutent sur un
pied d'égalité. Des deux patriarches en exercice, le survivant deviendra l'unique patriarche. L'Église julianiste
à cette époque tardive était aussi puissante, sinon plus, que sa rivale sévérienne.
Nous connaissons par Michel le Syrien et différentes autres sources son expansion géographique. Nous savons
par exemple que l'évêque de Rhosos (Paxros) en Cilicie seconde, Romanos, se rangea au parti de Julien. En
effet, dans une lettre à Serge de Cyr et à Manon de Soura, écrite entre 522 et 527, Sévère se plaint des « lions
enragés qui avaient suivi Romanos l'insensé et Julien l'endurci » et qui répandaient des calomnies sur son compte.
Nous ignorons malheureusement l'origine des deux autres julianistes, un certain Marinos que, d'après Suidas,
Julien envoya en Orient répandre sa doctrine et un «falsificateur» du nom de Felicissimus.
Enfin le fait
que Justinien fut converti à l'aphthartodocétisme par l'évêque de Joppé (Hippos en Palestine IIe) laisse supposer
que cette région devait être en partie julianiste, bien que l'évêque en question ait dû faire partie
de ces chalcédoniens aphtharto-docètes, amis d'Ephrem, qui s'attirèrent les foudres de Léonce de Byzance.
2) L'activité missionnaire des julianistes.
Nous sommes mieux renseignés sur l'activité missionnaires des julianistes. Les chroniqueurs syriaques racontent qu'après la mort de Procope, sept prêtres consacrèrent même son successeur, un moine du nom d'Eutrope, en lui imposant la main d'un évêque mort; mais cette histoire, visiblement, est forgée d'après la prétendue nekrocheirotonia - ordination par un mort de l'arménien Isaïe.Les Phantasiastes, dit-il dans un chapitre déjà cité, s'unirent aux Gayanites d'Alexandrie et ils se firent ordonner par un des évêques (de ces derniers) un patriarche illégitime. Celui-ci créa aussi de nombreux évêques qu'il envoya dans toute la contrée d'Egypte et de Kûs... Deux de leurs évêques étaient emprisonnés à Nisibe. Quand l'ambassadeur des Romains arriva, il demanda à Kosrau de les mettre en liberté ; et ils sortirent au bout de sept années (de captivité). L'un s'appelait Joseph. Lorsqu'il fut libéré, il s'en alla habiter dans le désert, louant le Seigneur qui l'avait délivré. L'autre, nommé Dada, qui était captivé davantage par l'erreur de Julianus le Phantasiaste, à l'instar d'une bête féroce qui sort de ses verrous, se dirigea aussitôt vers le Nord et gagna l'Arzanène et l'Arménie. Il demandait aux évêques d'anathématiser Sévère, comme ayant attribué la corruption au corps de notre Seigneur.
Les évêques d'Arménie écrivirent à Constantinople au patriarche Théodose pour savoir si Dada « pensait juste ou non ». Michel le Syrien ajoute :
Comme les réponses tardèrent et que le temps normal était écoulé, il pervertit ce pays et 72 évêques se laissèrent entraîner dans l'erreur. Ces lettres étant arrivées après la mort du Pape Théodosius, il y eut un doute à leur sujet et elles ne servirent à rien.
Pendant longtemps, l'Église arménienne resta obstinément julianiste. On la convainquit
plus tard d'anathématiser Julien, mais elle n'en revint pas pour autant à la communion des sévériens.
Signalons enfin - à propos de la récupération par le Julianisme d'éléments manichéens et messaliens - qu'elle
est indirectement confirmée par un passage de Sévère, où il nous dit de Julien d'Halicarnasse :
Son opinion rencontre celle des manichéens et des messaliens qui affirment avec une sotte impiété que le mal et ses passions naissent avec l'homme et lui sont naturels.
Pour ce qui est des gaïanites d'Egypte, nous verrons que leur résistance acharnée
à la conquête arabe attira sur eux les persécutions des gouverneurs musulmans. C'est pour cette raison
sans doute qu'ils reculèrent plus rapidement devant les campagnes de conversion que leurs coreligionnaires
sévériens. Ils se maintinrent néanmoins pendant très longtemps.
À la fin du VIIe siècle, sous le patriarche jacobite Simon (mort en 700), l'évêque des gaïanites alexandrins
se nommait Théodore. Il tenta d'envoyer aux Indes un évêque de sa secte à l'insu de l'Émir d'Egypte. — Mais
l'Émir l'apprit et l'en empêcha. Plus tard le patriarche jacobite Alexandre convertit un grand nombre
de gaïanites, notamment dans la vallée de Habib située dans le diocèse de Nikiou. Il n'en termina pourtant
pas avec l'hérésie gaïanite, car il existait encore des gaïanites à Alexandrie au temps du patriarche Jacob,
au début du IXe siècle.
3) La chrétienté julianiste arabe.
Signalons enfin la chrétienté julianiste arabe. Michel le Syrien nous dit qu'à la mort de l'évêque julianiste Procopius d'Éphèse, sept prêtres s'assemblèrent et firent ordonner évêque par le cadavre un certain moine Eutropius :
Le malheureux Eutropius ordonna dix évêques ; il les envoya de tous côtés pour être les avocats de l'hérésie. L'un d'eux descendit à Hirta de Beit Na'man, et dans le pays des Himyarites. Il s'appelait Sergius. Il avait été un ascète et avait reçu la tonsure ; il devint un vase inutile ; il induisit en erreur et pervertit ces contrées. Il ordonna des prêtres, et après avoir passé trois ans dans le pays des Himyarites, il établit à sa place comme évêque un certain Moïse ; lui-même mourut, dans le pays des Himyarites.
Un autre évêque ordonné par Sergius, Théodore, périt en Arabie au cours d'un
tremblement de terre. La chrétienté de Nedjran qui fut décimée au VIe siècle par les persécutions des rois
juifs du Yémen subit certainement l'influence des idées julianistes. N'oublions pas qu'elle fut sauvée par une
expédition éthiopienne, à une époque où l'Église éthiopienne était sous l'influence d'un clergé égyptien
en bonne partie julianiste. N'oublions pas non plus que les missionnaires julianistes - d'après Michel le Syrien -
s'aventurèrent également dans le pays de Kûs, c'est-à-dire en Ethiopie (en 580 encore, Longin trouva en
Abyssinie des Axumites qu'il sauva de la phantasia de Julien. Michel le Syrien, II). Par conséquent,
les idées julianistes ont pu parvenir en Arabie non seulement par l'intermédiaire de Sergius, mais aussi
par le canal des envahisseurs éthiopiens.
Les chrétiens du Nedjran passèrent un traité avec le prophète Mahomet ; ils lui envoyèrent en effet une ambassade,
et un colloque entre chrétiens et musulmans aboutit à la promulgation d'un édit de tolérance en faveur de la communauté
chrétienne. Par la suite le Calife Omar, qui décida de purger la Péninsule Arabique des juifs et des chrétiens, expulsa
les nedjranites, sans tenir compte du privilège accordé par le prophète. Ils allèrent s'établir en Mésopotamie
près de Kufa, au lieu qui prit par la suite le nom de Nag'rân de Kufa. C'est alors que le catholicos nestorien
Timothée (780-823) les fit convertir au nestorianisme. Il les trouva infectés de l'hérésie de Julien,
les instruisit dans la doctrine nestorienne et leur donna même un évêque du nom de Hadbesabba (Kyriakos).
4) Un passage particulier du Coran.
Voici le texte des versets 157 et 158 de la Sourate IV du Coran :
Ils disent : "Nous avons vraiment tué le Christ, Jésus, fils de Marie, le Messager de Dieu... Or, ils ne l'ont ni tué ni crucifié ; ils furent l'objet d'une illusion. Et ceux qui ont discuté sur son sujet sont vraiment dans l'incertitude : ils n'en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures et ils ne l'ont certainement pas tué. Dieu l'a élevé vers Lui. Et Dieu est Puissant et Sage.
En les paroles : « ils furent l'objet d'une illusion », Mahomet fait certainement
allusion à un docétisme quelconque. Reste à savoir s'il s'agit bien des julianistes du Nedjran. Rn réalité,
Julien ne fut fantasiaste que dans les calomnies de son adversaire.
Si les chrétiens du Nedjran furent des julianistes stricts, ce n'est pas à eux que s'adressa Mahomet. Évidemment,
comme les gaïanites d'Égypte, ils ont pu subir l'influence d'eutychianistes locaux et adopter des théories
proches du docétisme.
Cependant, il ne faut pas oublier non plus que les commerçants arabes se sont faits à une certaine époque
les propagandistes du manichéisme, que le manichéisme était encore vivace en Perse, en Arabie et même dans
l'Empire byzantin. C'est aux manichéens peut-être que Mahomet a cru devoir faire des avances. Peut-être aussi - et
c'est là notre dernière hypothèse - a-t-il connu d'autres docètes, messaliens ceux-là. Les messaliens
étaient en effet des docètes, puisqu'ils considéraient le corps du Christ comme incirconscrit, et sa crucifixion
comme irréelle.
D'autre part, le mouvement messalien partit de Mésopotamie ; plus tard le messalianisant Alexandre procéda à
une tournée de conversion sur le limes arabe, et enfin ces perpétuels nomades qu'étaient les missionnaires
messaliens, n'ont certainement pas manqué de s'aventurer jusque dans les profondeurs de l'Arabie. Mahomet a
donc fort bien pu entrer en contact avec eux, et faire la connaissance de quelque moine messalien.
Enfin une inscription de Bosra témoigne de l'existence d'une communauté de marcionites qui, eux aussi, se trouvaient
être phantasiastes.
Finalement, l'allusion de la sourate IV est beaucoup trop brève et trop restreinte
pour qu'on puisse dire avec certitude s'il s'agit d'une allusion à un julianisme dégénéré, au manichéisme,
au messahamsme ou à une survivance du marcionisme.
1) Proximité des monophysites sévériens et des néo-chalcédoniens.
Nous avons déjà vu combien les positions théologiques des monophysites sévériens
d'inspiration aristotélienne - et celles des néo-chalcédoniens aristotélisants du type de Léonce de Byzance,
étaient proches les unes des autres.
Les tentatives de rapprochement du début du règne de Justinien (527-565) et du règne de Justin II (565-578) s'expliquent par
cette seule ressemblance idéologique. Mais il existait entre les deux camps - le monophysite et le chalcédonien -
d'autres points de contact, différents des premiers. Si les néo-chalcédoniens étaient les alliés naturels des
sévériens, les julianistes avaient eux aussi dans le champ chalcédonien des gens qui, dans une certaine mesure,
partageaient leurs opinions.
2) Éphrem d'Amida.
Tel est par exemple le cas d'Éphrem d'Amida qui, comme comte d'Orient, réprima les excès des Bleus à Antioche, témoignant par là de sa sympathie pour les Verts - et qui plus tard, comme Patriarche d'Antioche, refusa de signer le décret de Justinien contre les Trois Chapitres, témoignant par là de son opposition au néo-chalcédonisme scytho-origéniste de l'Empereur.
3) La corruption et l'immortalité, selon Éphrem d'Amida.
Si curieux que cela puisse paraître, Ephrem d'Amida, dans sa conception du péché originel,
n'est pas tellement loin de Julien d'Halicarnasse. Il prétend lui aussi qu'Adam, immortel avant le péché,
nous était consubstantiel et que la corruption de son corps était une maladie provoquée par la chute.
L'immortalité est l'état normal d'Adam (Éphrem dit plus exactement qu'elle est la santé d'Adam) voulu par Dieu.
Ce n'est qu'après la chute qu'Adam est devenu mortel et souffrant. Éphrem est ici très loin de la théologie
officielle de son temps - notamment de Léonce de Byzance - qui prétendait qu'Adam était mortel de par sa création
et qu'il aurait dû manger du fruit de l'arbre de vie pour devenir immortel.
4) Le témoignage de Photius.
Les conceptions d'Éphrem d'Amida en matière de péché originel nous ont été conservées par Photius, dans deux passages de sa Bibliothèque. Le premier est le suivant :
Il (Éphrem) en (écrit ensuite une autre) au moine Eunoïus ; dans cette lettre il prétend que les saints Pères ne se contredisent point eux-mêmes, ni les uns les autres, lorsqu'ils dissertent de la corruption et de l'incorruptibilité. Il dit que l'incorruptibilité est une santé (état sain) et non pas la suppression de notre nature, mais qu'au contraire la corruption est une maladie. C'est pourquoi Adam eut une chair incorruptible avant la chute et nous fut semblable en tout. Il termine sa lettre en s'appuyant à ce sujet sur les témoignages des Pères et en ajoutant à sa lettre un grand nombre d'autres détails utiles à la piété.
Voici maintenant le second passage :
Seul Dieu est simple et incirconscrit. Tout ce qui est circonscrit n'est pas simple,
tout est composé, sauf Dieu. Les anges et l'âme témoignent qu'un composé peut demeurer immortel, et un témoignage
meilleur encore en est la résurrection, où l'homme composé ressuscite à l'immortalité - ressuscite absolument
comme il était auparavant, avec l'âme et le corps. Il faut que ce qui est mortel revête l'immortalité, et que
ce qui est corrompu revête l'incorruptibilité.
Qu'on ne dise pas que le corps se transforme et devient analogue à l'âme ; s'il devient plus léger et plus transparent,
il conserve néanmoins la forme du corps et est un homme, avec les caractéristiques de l'homme. C'est ce dont
témoignent dans la légende, Énoch, Élie et Jean, fils du tonnerre, qui circulent encore corporellement ; en
les soustrayant en tant que prémices à la masse des humains que nous sommes, le Créateur a montré à tous que,
si Adam n'avait point péché, il circulerait encore dans son corps. Si ce n'est que pendant cette longue existence,
ils goûteront un jour la mort, ne fût-ce que l'espace d'un instant.
Vois donc quelle fut leur foi et comment on les a choisis dans trois générations : Énoch avant que la Loi fut donnée ;
Élie après la loi, et l'illustration des disciples à l'époque de la grâce. C'est pourquoi, si Adam n'avait point péché,
il vivrait incorruptible avec eux.
Il est donc caractéristique de voir l'un des porte-paroles de l'opposition chalcédonienne à la politique de Justinien, prendre des positions théologiques proches de celles des julianistes.
5) Les chalcédoniens aphthartodocètes.
Les œuvres de Léonce de Byzance témoignent de l'existence - à l'intérieur du chalcédonisme - de partisans de
l'incorruptibilité du corps du Christ. Léonce de Byzance n'a-t-il pas écrit un livre dirigé à la fois contre
les nestoriens et les eutychiens, c'est-à-dire dans son esprit, contre les chalcédoniens extrémistes et les
julianistes ? C'est le célèbre « Contra Nestorianos et Eutychianos ».
Le fait que ces deux catégories d'opposants soient unis dans une même réprobation, prouve qu'il existait
entre eux certains liens. D'ailleurs il existait encore des chalcédoniens aphthartodocètes à la fin du VIe siècle.
Photius dans sa Bibliothèque nous dit en effet qu'il y avait à cette époque à Rome un moine aphthartodocète
du nom d'André, faussaire renommé qui - par l'une de ses falsifications - donna l'occasion à Eusèbe de Thessalonique
de le réfuter dans un ouvrage divisé en dix livres.
6) Un doute à propos de la promulgation de l'édit aphthartodocète de Justinien.
L'existence de personnalités favorables au julianisme à l'intérieur du chalcédonisme nous
amène à reposer un problème particulièrement discuté, celui de l'édit aphthartodocète de Justinien.
Un article a été consacré par le Le Père Martin Jugie (1878-1954), dans le tome 21 des Échos d'Orient, à l'existence de cet édit. Nous allons
en résumer rapidement les principales conclusions.
L'article est dirigé contre un appendice ajouté à la troisième édition de l'ouvrage du Père PARGOIRE, L'Eglise
Byzantine de 527 à 867. Cet appendice qui met en doute la promulgation de l'édit est assez important
pour que nous le reproduisions in extenso :
La question est au moins douteuse, comme l'a montré W. HUTTON (The Church ofthe Sixth
Century, Londres, 1897, p. 303-309), contrairement à l'opinion de Bury (The Guardian, mars 1896-janvier
1897). Malheureusement, les récits de Procope et d'Agathias s'arrêtent avant la mort de Justinien, et ce sont
des chroniques postérieures, celles de Théophane et de Nicéphore (IXe s.), de Michel Glykas (XIIe s.) qui affirment
que Justinien avait adopté l'aphthartodocétisme - qui admettait que, même pendant la Passion, le corps du
Christ était resté inaccessible à la souffrance et à la corruption, doctrine qui conduit à celle des monophysites.
M. Hutton n'a pas eu de peine à tirer des propos écrits de Justinien la preuve qu'il a toute sa vie repoussé
une pareille doctrine. Les seuls témoignages contemporains qui dénoncent l'hérésie impériale sont :
1)la Vie d'Eutychius, patriarche de Constantinople, qui, d'après son biographe, aurait été déposé pour avoir
dénoncé les erreurs impériales. Mais, d'après Saint Grégoire le Grand et Jean d'Ephèse, Eutychius aurait été, au contraire,
déposé pour avoir soutenu l'origénisme.
2) Une lettre de Saint Nicétius, évêque de Trêves - lettre dont les termes vagues ne permettent pas d'affirmer qu'elle
ait été adressée à Justinien.
3) Reste un passage de l'Histoire ecclésiastique d'Evagrius (né en 536), d'après lequel Justinien se disposait
à publier un édit aphthartodocète, quand il mourut.
Toujours est-il que la publication n'a pas eu lieu.
7) La Chronique de Jean de Nikiou.
Bien plus, un passage important de La Chronique de Jean de Nikiou (trad. Zotenberg, p. 518) - un monophysite pourtant -
contredit formellement le témoignage d'Evagrius et affirme que ce fut, au contraire, le patriarche Eutychius,
monophysite de cœur, qui soutint l'aphthartodocétisme contrairement à l'empereur, ce qui lui valut la déposition et
l'exil.
D'ailleurs, les Papes et les conciles ont toujours regardé Justinien comme un champion de l'Orthodoxie.
Le Père Jugie reproche d'abord à ce plaidoyer en faveur de Justinien d'avoir déformé
la doctrine julianiste, qui n'admettait nullement que « le corps du Christ était resté inaccessible à la souffrance ». Julien
d'Halicarnasse avait au contraire affirmé que Jésus avait réellement souffert mais, par miracle, en dérogeant à
l'état normal de son humanité.
Jugie fait ensuite remarquer qu'il est absurde de citer les Chroniques tardives de Théophane de Nicéphore et
de Michel Glykas, avant de signaler les témoignages contemporains d'Eustathe et d'Evagre, sources d'où Théophane
et les deux autres ont vraisemblablement tiré leurs renseignements.
D'autre part, le patriarche Eutychius n'a pas été déposé pour avoir soutenu l'origénisme. Son origénisme est
de beaucoup postérieur à la mort de Justinien, et date de son second patriarcat (577-582).
Jugie cite ensuite la lettre qu'Anastase d'Antioche et son concile adressèrent à l'empereur en réponse à son édit,
qui fut par conséquent bel et bien promulgué, et envoyé à tous les patriarches. Cette lettre a été insérée dans
l'Histoire ecclésiastique de Jean d'Ephèse et reproduite par Michel le Syrien.
Enfin Jugie récuse le témoignage de Jean de Nikiou qu'il considère « comme un tissu de mensonges et de fables ». Il en
conclut que l'édit aphthartodocète a été bel et bien promulgué, et qu'il ne s'agit pas d'une légende.
— II est bien évident que Jugie a raison. Il se débarrasse cependant avec trop de désinvolture du témoignage
de Jean de Nikiou. Celui-ci semble avoir été mal compris par l'auteur de l'appendice. Jean de Nikiou nous dit
en effet, qu'à propos des troubles qui eurent lieu à Alexandrie entre les partisans de Théodose et ceux de
Gaïanus au sujet de la doctrine des phantasiastes, Justinien fit demander l'avis d'Eutychius, patriarche de
Constantinople.
Effectivement, la réponse d'Eutychius est reproduite par Jean de Nikiou d'une manière assez ambiguë. Elle
n'autorise pas cependant l'interprétation tendancieuse de l'auteur de l'appendice. En tout cas, nous dit Jean de
Nikiou - qui retrouve ici l'exactitude historique - « la réponse d'Eutychius n'ayant pas satisfait l'empereur,
celui-ci exila le patriarche et le remplaça par Jean de la ville de Sirimis, lequel promit de souscrire à
son édit sur la foi et de publier une lettre synodale ».
Visiblement, le témoignage de Jean de Nikiou ne contredit pas les témoignages précédents ; seule la réponse
d'Eutychius a dû être déformée par les traductions successives.
8) la lettre de Saint Nizier, évêque de Trêves, à l'empereur Justinien.
Jugie prétend également que la lettre de Saint Nizier, évêque de Trêves, à l'empereur Justinien,
ne se rapporte pas à l'édit aphthartodocète.
De quoi s'agit-il exactement ?
Trompé par des syriens « monophysites », venus en Gaule sans doute pour faire du commerce, Nizier crut
que Justinien professait l'hérésie de Nestorius et d'Eutychès, suivant laquelle Jésus Christ n'aurait été
qu'un simple homme. C'est pourquoi il écrivit au Basileus pour l'engager à abandonner ces erreurs et ne
plus persécuter les saints moines.
Ce document a été considéré par Mgr. Duchesne, à la fois comme une preuve de la sénilité de Saint Nizier qui était
alors chargé d'ans, et comme une preuve de l'ignorance des théologiens francs.
En réalité, cette double accusation de nestorianisme et d'eutychianismc est tout-à-fait dans la ligne des
reproches que faisait Léonce de Byzance à ses adversaires.
Visiblement, cette accusation s'adresse à ces chalcédoniens nestorianisants qui, comme Ephrem d'Antioche, professaient,
à l'occasion, des idées aphthartodocètes (on taxait facilement les aphthartodocètes d'eutychianisme), et s'appuyaient
même parfois sur les julianistes.
En promulguant l'édit aphthartodocète, Justinien s'était rangé in extremis du côté des adversaires de
Léonce de Byzance.
Il est tout-à-fait normal que le conseiller syrien de Saint Nizier ait repris contre Justinien les accusations
que Léonce de Byzance portait contre les partisans d'Éphrem d'Antioche. Ce conseiller syrien n'était pas
forcément monophysite. Il a pu fort bien faire partie de ces milieux origénistes et théopaschites qui s'agitaient
à l'époque en Palestine et en Syrie.
Il n'y a par conséquent dans la lettre du conseiller de Saint Nizier ni stupidité ni gâtisme. L'évêque de Trêves
était peut-être diminué par l'âge ; ce n'est pas une raison pour supposer que son conseiller syrien l'était aussi.
D'autre part la lettre de Saint Nizier se rapporte bel et bien - quoi qu'en dise Mgr. Duchesne - à l'édit
aphthartodocète.
On pourrait cependant s'étonner de voir St. Nizier attribuer à Eutychès ou plutôt derrière Eutychès, à Julien -
l'affirmation que « Jésus Christ n'aurait été qu'un pur homme ». Certes, ni les julianistes ni les eutychianistes
n'ont affirmé la pure humanité du Christ. Seuls les nestoriens distinguaient radicalement dans le Christ,
le Dieu - de l'homme, et voyaient en somme, en Jésus, un homme pur et simple où résidait un Dieu.
Mais pourquoi St. Nizier parlerait-il à la fois de Nestorius et d'Eutychès ? Tout simplement, parce qu'il ne fait
pas allusion à une caractéristique commune de Nestorius et d'Eutychès, mais aux opinions d'une certaine
catégorie de chalcédoniens qui cumulaient les deux hérésies.
9) La portée de l'édit aphthartodocète de Justinien.
Quelle fut la portée de cet édit ? Remarquons que Justinien fut converti à l'incorruptibilité
du corps du Christ, par un évêque de Joppé en Palestine (aujourd'hui Jaffa). Il s'agit sans doute d'un membre
de cette opposition nestorianisante qui se regroupait autrefois autour de Saint Sabas.
D'autre part, l'édit aphthartodocète n'a pas signifié une conversion totale de Justimen au juliamsme - y compris
l'aspect monophysite de la doctrine de l'évêque d'Halicarnasse. En effet, il s'empressa de faire déporter
à Constantinople le patriarche que les gaïanites encouragés venaient d'élire à Alexandrie. Le texte de Jean
de Nikiou cité plus haut montre néanmoins que les troubles qui se produisirent en 565 à Alexandrie entre
julianistes et sévériens, sont à mettre en rapport avec la promulgation de l'édit aphthartodocète.
Justinien est donc resté chalcédonien ; il est devenu l'un de ces chalcédoniens aphthartodocètes auxquels
s'attaquait Léonce de Byzance. Maintenant quelle fut la raison de cette conversion imprévue in articulo mortis ?
Les insurrections de la faction des Verts avaient été nombreuses dans les dernières années du règne.
Devant cette opposition croissante, Justinien a peut-être voulu donner un gage à ses vieux ennemis.